Une preuve, c’est subjectif? Partie 5/6 : Repenser la rationalité et les débats

Cédric Stolz est professeur de philosophie. Il est l’auteur de plusieurs livres et achève actuellement la rédaction de Réponses contemporaines à dix questions philosophiques, à paraître début 2026. Sa série d’articles porte sur un thème qu’il juge essentiel mais négligé voire absent dans le milieu de l’esprit critique

Note préalable : cet article (et la série dans laquelle il s’insère) plonge dans des réflexions philosophiques plus approfondies que nos publications habituelles. Il s’adresse donc en priorité à celles et ceux qui ont déjà quelques repères dans ce domaine ou aux lecteur·trice·s en quête d’un regard philosophique sur ces questions.

Dans l’épisode précédent, j’ai présenté le constructivisme des attachements axiologiques : thèse selon laquelle les raisons d’agir et de croire sont constituées par certaines de nos attitudes psychologiques que sont les attachements axiologiques. Les attachements axiologiques sont des motivations finales généralement stables qui portent sur des états du monde que l’on estime, valorise. Ainsi, l’énoncé « il faudrait faire X » signifie « selon mon système axiologique et les faits pertinents, il y a une raison décisive de faire X ».

Dans cette partie, je vais montrer que le constructivisme des attachements axiologiques est une conception méta-normative pertinente au sens où il permet, mieux que les conceptions méta-normatives concurrentes1, de satisfaire conjointement ces quatre éléments2 :            
(1) Être ontologiquement parcimonieux : ne pas présupposer de propriétés dont l’existence est peu plausible3 et ne pas entraîner des croyances potentiellement fausses à leur propos4.   
(2) Être compatible avec nos pratiques délibératives et discursives au niveau individuel et collectif : ne pas supprimer la normativité et la rationalité5 et laisser une place pour la possibilité de se tromper6.   
(3) Être pragmatiquement pertinent : favoriser les discussions constructives.
(4) Être éclairant : rendre compte de nos attitudes et de leurs incohérences apparentes déjà existantes, notamment dans les cas de dilemmes. 

(1) Le constructivisme des attachements axiologiques est ontologiquement parcimonieux

L’épisode précédent nous a déjà permis de comprendre en quoi il est ontologiquement parcimonieux7 : il ne suppose pas l’existence de propriétés à la fois objectives et normatives, mais seulement de certaines attitudes que sont les attachements axiologiques. 

(2) Le constructivisme des attachements axiologiques est compatible avec nos pratiques délibératives et discursives

Le constructivisme des attachements axiologiques est compatible avec nos pratiques délibératives et discursives au niveau individuel et collectif. Cela est notamment rendu possible par le fait qu’il ne supprime pas complètement (a) la normativité8 et (b) la rationalité9 et qu’il (c) laisse une place pour la possibilité de se tromper10
L’article précédent nous a permis de voir qu’il (a) ne supprime pas complètement la normativité : les valeurs et les raisons sont des propriétés subjectives constituées par les attitudes que sont les attachements axiologiques.
Il nous a également permis de voir qu’il (c) laisse une place pour la possibilité de se tromper : la vérité des énoncés sur les valeurs et les raisons ne dépend pas de n’importe quelle attitude isolée du locuteur ou de la locutrice, mais de l’ensemble de ses attachements axiologiques formant son système axiologique hiérarchisé. Ainsi, il est possible qu’une personne approuve X ou désire X et que son jugement « X est bon » ou « il faut faire X » soit faux.
Je vais maintenant montrer comment il permet de (b) préserver une forme de rationalité. Dans la section suivante, j’exposerai plus en détail la manière dont les discussions restent possibles.

Le constructivisme des attachements axiologiques permet de préserver une forme de rationalité.
Dans un cadre objectiviste, la rationalité pratique renvoie à la capacité à accéder à des raisons objectives indiquant ce que l’on est censé faire indépendamment de nos attitudes subjectives, à les mettre en balance et à y adapter nos motivations pour agir. Par exemple, le fait que sortir d’un immeuble en feu a de bonnes conséquences sur mon solde plaisir/douleur à long terme, et le fait que mon solde plaisir/douleur à long terme a de la valeur objective, constituent une raison d’en sortir indépendamment de mes attitudes.
Dans le cadre subjectiviste qui est celui du constructivisme des attachements axiologiques, la rationalité renvoie plutôt à la capacité à justifier qu’une action est un bon moyen de satisfaire ses attachements axiologiques et à être motivé à faire cette action. Mais cette forme de rationalité n’est pas pour autant peu exigeante. Voyons cela de plus près.

La rationalité pratique consiste à suivre les étapes suivantes :

  1. Rationalité épistémique introspective : former des croyances épistémiquement justifiées par introspection à propos de ses attachements axiologiques. On peut par exemple identifier un attachement à son solde plaisir/douleur personnel à long terme, un autre attachement au solde plaisir/douleur général à long terme, à la vérité personnelle ou encore à la vérité générale.
  2. Rationalité épistémique : former des croyances épistémiquement justifiées à propos des faits pertinents, à savoir les effets des différentes actions possibles. Plus précisément, il faut considérer les différents états de choses pouvant résulter des actions et la probabilité que chaque état de choses en résulte11.
  3. Rationalité instrumentale : raisonner sur la base de sa croyance épistémiquement justifiée concernant ses attachements axiologiques et de ses croyances épistémiquement justifiées concernant les effets des différentes actions pour en déduire ses raisons d’agir (de faire les actions qui sont des moyens de satisfaire ses attachements axiologiques), et plus particulièrement sa raison décisive d’agir. On a alors une croyance épistémiquement justifiée concernant ce qu’on a une raison décisive de faire. Par exemple, Ernestine arrive à la conclusion que, tout bien considéré, elle ferait mieux de rentrer dormir plutôt que de rester boire encore un verre : c’est le meilleur moyen, parmi les options disponibles, de maximiser la satisfaction de ses attachements axiologiques.
  4. Être motivé·e à faire ce qu’on croit avoir une raison décisive de faire. En la reliant aux étapes précédentes, c’est le fait de traduire en acte ce qu’on croit de manière justifiée être un moyen de maximiser la satisfaction de ses attachements axiologiques, autrement dit d’être motivé à agir selon la considération rationnelle qu’une action est le meilleur moyen de parvenir aux états de choses auxquels on est axiologiquement attaché. Soit les attachements axiologiques et les croyances causent directement l’action qu’on croit avoir une raison décisive de faire, soit les attachements axiologiques et les croyances causent une décision de faire ce qu’on croit avoir une raison décisive de faire, et celle-ci cause ensuite l’action.

On peut alors distinguer quatre possibilités pour être pratiquement irrationnel :

  1. Manque de rationalité épistémique introspective : ne pas identifier ses attachements axiologiques, c’est-à-dire ne pas former de croyances épistémiquement justifiées à propos de ses attachements axiologiques. Par exemple, Bernie ne sait pas qu’il est axiologiquement attaché à son solde plaisir/douleur à long terme.     
  2. Manque de rationalité épistémique : ne pas former des croyances épistémiquement justifiées à propos des faits pertinents, à savoir les effets des différentes actions possibles12. Par exemple, Didier-Eustache a l’opinion que faire une thèse sur Hegel aura de bonnes conséquences sur son solde plaisir/douleur à long terme.
  3. Manque de rationalité instrumentale : ne pas raisonner sur la base de sa croyance épistémiquement justifiée concernant ses attachements axiologiques et de ses croyances épistémiquement justifiées concernant les effets des différentes actions pour en déduire ce qu’on a une raison décisive de faire. Par exemple, Esmeraldine ne raisonne pas sur la base de ce qu’elle croit que sont ses attachements axiologiques et de sa croyance que prendre de l’héroïne n’aura pas de bonnes conséquences sur son solde plaisir/douleur à long terme pour en déduire qu’elle n’a pas de raison décisive de prendre de l’héroïne.
  4. Acrasie : ne pas faire ce qu’on croit avoir une raison décisive de faire, c’est-à-dire accomplir une action en croyantavoir une meilleure raison d’accomplir une autre action (même si on pense avoir une raison moins forte d’accomplir l’action qu’on accomplit). Cela consiste à « céder à la tentation ». En la reliant aux étapes précédentes, c’est le fait de ne pas traduire en acte ce qu’on croit de manière justifiée être un moyen de maximiser la satisfaction de nos attachements axiologiques, c’est-à-dire d’échouer à être motivé à agir selon la considération rationnelle qu’une action est le meilleur moyen pour parvenir aux états de choses auxquels on est axiologiquement attaché·e. Cela peut s’expliquer par des désirs plus forts déconnectés de notre système axiologique (intempérance) ou par un processus psychologique qui empêche la transmission de la force motivationnelle des attachements axiologiques à l’action (paralysie mentale).
    L’acrasie est le fait de croire ou de savoir être intempérant (manque de maîtrise de soi et excès dans la poursuite de désirs déconnectés du système axiologique). Par exemple, Esmeraldine fait preuve d’acrasie si elle reconnaît qu’elle n’a pas une raison décisive de prendre de la drogue (voire qu’elle n’a pas de raison du tout de se droguer), mais succombe à un désir d’être sous l’effet de la drogue procurant du plaisir à court terme, qui cause son action de prendre de la drogue (ou qui cause sa décision de prendre de la drogue qui cause ensuite son action). De même, Jeanne-Michelle est acratique si elle reconnaît ne pas avoir une raison décisive de tuer son voisin mais a tout de même un désir de se venger qui l’amène à tuer son voisin. Dans ces cas, les agents ont généralement une motivation qu’ils préfèreraient ne pas avoir et la sensation d’agir malgré eux, d’être les esclaves ou les témoins passifs et impuissants de forces qui les traversent et qui leur sont étrangères. Le problème n’est pas d’avoir un désir inapproprié (déconnecté du système axiologique), mais le fait d’y succomber, c’est-à-dire que ce soit ce désir qui devienne effectif13.

On peut penser qu’être rationnel à toutes les étapes est le moyen le plus efficace pour faire ce que l’on a effectivement une raison décisive de faire, mais cela ne garantit pas que ce soit toujours le cas. La rationalité pratique est le fait d’agir conformément à ce qu’on croit de manière justifiée avoir une raison décisive de faire (cette croyance découle déductivement de ce qu’on croit de manière justifiée être nos attachements axiologiques et de ce qu’on croit de manière justifiée être les effets des actions possibles) et non le fait d’agir conformément à ce qu’on a effectivement une raison décisive de faire (cette raison est constituée par ce que sont effectivement nos attachements axiologiques et ce que sont effectivement les effets des actions possibles). Il est donc possible d’être rationnel à toutes les étapes sans agir conformément à sa raison décisive : on peut mal l’identifier à cause de croyances justifiées mais fausses. Par exemple, il peut être rationnel de boire un verre qui contient du poison si, compte tenu des informations disponibles, on est justifié à croire qu’il ne contient que de l’eau, que boire un verre d’eau est l’action qui satisferait le mieux nos attachements axiologiques, et donc qu’on a une raison décisive de boire ce verre.

(3) Le constructivisme des attachements axiologiques est pragmatiquement pertinent

Dans le cadre du constructivisme des attachements axiologiques, bien que les raisons normatives soient subjectives, la discussion reste possible14 :

  • On peut argumenter que quelqu’un·e a tort de faire ce qu’iel fait ou de croire ce qu’iel croit compte tenu de ses propres attachements axiologiques : une autre action ou une autre croyance permettrait davantage de satisfaire ses attachements axiologiques ; ses attachements axiologiques et les faits pertinents constituent une raison décisive de faire ou de croire autre chose.
  • On peut soutenir que quelqu’un·e a des croyances fausses à propos de ses propres attachements axiologiques ou de leur hiérarchie et aider quelqu’un à mieux identifier ses propres attachements axiologiques et leur hiérarchie.
  • On peut tenter de faire changer les attachements axiologiques (ou leur hiérarchie) de quelqu’un·e. Par exemple, à l’Antiquité on aurait pu faire prendre conscience à un·e esclave que la croyance selon laquelle l’Univers est un Cosmos hiérarchisé où chaque être a une fonction à remplir n’est pas justifiée, pour supprimer ou diminuer la force de son attachement axiologique qui porte sur le respect de l’autorité (lequel engendrait une raison d’être un bon esclave). De même, on peut me faire prendre conscience que j’ai des croyances non justifiées concernant les implications du concept de mérite et que je suis ignorant des déterminismes sociaux et génétiques afin de diminuer la force de mon attachement axiologique qui porte sur la justice sociale et pénale comme rétribution selon le mérite, le supprimer ou en changer le contenu au profit d’une autre conception de la justice sociale et pénale.

En particulier, bien que les raisons épistémiques soient subjectives, la discussion reste possible :

  • On peut argumenter que quelqu’un·e a tort de croire ce qu’iel croit compte tenu de ses propres principes épistémiques (qui constituent le contenu de son attachement axiologique épistémique).
  • On peut aider quelqu’un·e à mieux identifier ses propres principes épistémiques et leur hiérarchie (méthode de l’équilibre réfléchi, méthode introspective).
  • On peut tenter de faire changer les principes épistémiques (ou leur hiérarchie) de quelqu’un·e, c’est-à-dire le contenu de son attachement axiologique épistémique.      
  • Si quelqu’un·e affirme ne pas avoir d’attachement axiologique épistémique (ne pas être axiologiquement attaché au fait de former des croyances d’une certaine manière), on peut tenter de lui faire prendre conscience du contraire.
  • Si quelqu’un·e n’a pas d’attachement axiologique épistémique, on peut tenter de faire changer ses attachements axiologiques.
  • Si quelqu’un·e n’a pas d’attachement axiologique épistémique, on peut argumenter qu’iel a d’autres attachements axiologiques lui fournissant une raison (pratique, non épistémique) de former certaines croyances conformément à certains principes épistémiques.

    Le constructivisme des attachements axiologiques peut même, en étant utilisé en tant que postulat plus ou moins explicite et au moins dans certains cas, être pragmatiquement pertinent en favorisant les discussions constructives, c’est-à-dire :
  • Favoriser la compréhension réciproque : les participant·e·s comprennent mieux pourquoi les autres pensent ce qu’iels pensent et ce qui explique ou justifie les divergences de jugements relativement à des systèmes axiologiques différents.
  • Favoriser le changement d’avis : les participant·e·s sont plus susceptibles de se remettre en question et de faire évoluer leurs jugements du fait des marques d’intérêt et de considération apportées par les autres qui ont cherché à comprendre leurs attachements axiologiques.
  • Favoriser la conciliation : les participant·e·s parviennent davantage à des conciliations à partir de situations de désaccords raisonnables où chacun·e identifie ses propres raisons de croire et d’agir.
  • Favoriser le changement d’action : les participant·e·s sont plus susceptibles de changer leurs habitudes et d’agir différemment à la suite d’une discussion où chacun·e a argumenté à partir des attachements axiologiques des autres qui constituent pour elleux non seulement des raisons normatives mais également des états motivationnels plutôt que des faits objectifs inertes.

(4) Le constructivisme des attachements axiologiques est éclairant

Le constructivisme des attachements axiologiques permet de rendre compte de nos attitudes et de leurs incohérences apparentes déjà existantes, notamment dans les cas de dilemmes axiologiques.
Je vais illustrer cela avec le célèbre dilemme du tramway dont les différents scénarios révèlent généralement des jugements moraux asymétriques. Dans certains scénarios, on juge souhaitable de détourner le tramway pour qu’une personne soit tuée et cinq autres sauvées, mais pas dans d’autres. Plusieurs hypothèses explicatives à cette incohérence apparente ont été proposées.Par exemple, selon la doctrine du double effet, il est moralement permis de sacrifier une personne seulement si cela est un dommage collatéral non intentionnel et que le tort causé n’est pas disproportionné ; selon le déontologisme kantien, il est moralement permis de sacrifier une personne uniquement lorsqu’on ne la traite pas comme un simple moyen ; selon le conséquentialisme, il faut prendre en compte les conséquences indirectes ou suivre les procédures de décision qui garantissent en moyenne les actions ayant les meilleures conséquences à long terme ; selon la théorie des coûts d’opportunité, il faut prendre en compte les coûts d’opportunité qu’on fait payer à la personne à sacrifier (se demander dans quelle mesure cela lui nuit relativement à ce qui aurait pu lui arriver d’autre dans la situation où elle se trouve), lesquels varient selon les scénarios.
Toutes ces explications sont monistes : elles tentent de supprimer l’incohérence apparente grâce à une théorie morale unique permettant de rendre compte des différents jugements. À l’inverse, le constructivisme des attachements axiologiques suggère naturellement une hypothèse explicative pluraliste : il s’agit d’un dilemme axiologique dans la mesure où plusieurs attachements axiologiques distincts appellent des actions contraires. Par exemple, j’ai un attachement axiologique portant sur le solde plaisir/douleur général (qu’on peut appeler « le bien moral ») qui plaide en faveur du sacrifice systématique et un attachement axiologique portant sur le respect de certains principes (qu’on peut appeler « le juste ») qui plaide à l’encontre du sacrifice (au moins dans certains cas). En fonction de la hiérarchie entre ces attachements axiologiques, on peut avoir une raison décisive de sacrifier une personne dans un scénario mais pas dans un autre. Cela rend tout particulièrement compte du fait que certaines personnes refusant le sacrifice pour épargner cinq personnes acceptent le sacrifice s’il s’agit d’en sauver 10 000. Dans cette perspective, conséquentialisme, déontologisme et éthique des vertus ne sont pas nécessairement des théories morales rivales qui s’excluent mutuellement ; elles apparaissent plutôt comme des manières de rendre compte d’attachements axiologiques distincts et répandus, ou des candidates potentielles à des attachements axiologiques distincts. On les retrouve dans mon système axiologique hiérarchisé avec l’attachement n°1 (mon solde plaisir/douleur à long terme), le n°6 (la justice globale) et le n°7 (être quelqu’un de vertueux).

Et pour finir ?

À la lumière de tout ce chemin parcouru, le dernier épisode de la série sera consacré à la question suivante : pourquoi développer son esprit critique et éduquer les autres à l’esprit critique ?

Référence de l’image : Camille Pissarro, Femme au fichu vert, 1893, huile sur toile, 65,5 × 54,5 cm, Musée d’Orsay, Paris, inv. RF 1972 30. Domaine public ; source : Wikimedia Commons (photo Time3000)

Une preuve, c’est subjectif? Partie 4/6 : Le constructivisme des attachements axiologiques

Cédric Stolz est professeur de philosophie. Il est l’auteur de plusieurs livres et achève actuellement la rédaction de Réponses contemporaines à dix questions philosophiques, à paraître début 2026. Sa série d’articles porte sur un thème qu’il juge essentiel mais négligé voire absent dans le milieu de l’esprit critique

Note préalable : cet article (et la série dans laquelle il s’insère) plonge dans des réflexions philosophiques plus approfondies que nos publications habituelles. Il s’adresse donc en priorité à celles et ceux qui ont déjà quelques repères dans ce domaine ou aux lecteur·trice·s en quête d’un regard philosophique sur ces questions.

Dans les épisodes précédents, j’ai distingué quatre questions :
(A1) Question normative concernant les actions : Qu’est-ce qui a de la valeur et fournit une raison d’agir ?
(A2) Question méta-normative concernant les actions : Les valeurs et les raisons d’agir sont-elles subjectives ou objectives ? Autrement dit, le fait que quelque chose ait de la valeur et fournisse une raison d’agir dépend-il de nos attitudes (comme les émotions et désirs) à l’égard de cette chose ?   
(B1) Question normative concernant les croyances : Qu’est-ce qui engendre une raison de croire ? Qu’est-ce qui fournit une preuve ?
(B2) Question méta-normative concernant les croyances : Les raisons de croire sont-elles subjectives ou objectives ? Autrement dit, le fait que quelque chose fournisse une raison de croire dépend-il de nos attitudes (comme les émotions et désirs) à l’égard de cette chose ?   

Dans l’épisode précédent, j’ai présenté une réponse aussi déconcertante que plausible aux questions (A2) et (B2) : la théorie de l’erreur normative (thèse méta-normative) selon laquelle tous les énoncés sur les valeurs et les raisons sont faux, car ils prétendent décrire des propriétés objectives qui n’existent pas. À partir de ce constat, le révisionnisme consiste à réformer le langage normatif en changeant la signification de ces énoncés pour parler de choses qui existent. Il s’agit maintenant de terminer ma réponse aux questions (A2) et (B2) en présentant la thèse révisionniste que je propose. Cela m’amènera par la même occasion à proposer une réponse aux questions (A1) et (B1).

Deux types de motivations : les désirs et les attachements axiologiques

On considère généralement1 qu’on a besoin de deux états mentaux pour agir :
– Un désir qui nous motive en indiquant un but, un résultat à atteindre.
– Une croyance qui nous guide en indiquant l’action permettant d’atteindre le but visé.
Par exemple, je vais à la boulangerie parce que je désire manger du pain et que je crois qu’il y a du pain à la boulangerie.

Cependant, en m’inspirant des philosophes contemporains Gary Watson2 et Chandra Sripada3, je soutiens que nos motivations n’incluent pas seulement des désirs, mais également des attachements axiologiques, c’est-à-dire des motivations finales généralement stables qui portent sur des états du monde que l’on estime, que l’on valorise. C’est ce que l’on peut appeler « nos valeurs » selon une conception subjectiviste et relativiste de la valeur.
Pour faire ce que l’on veut vraiment, il ne suffit pas de suivre ses désirs. Faire ce que l’on veut vraiment, c’est agir conformément à ses attachements axiologiques. Par exemple, je fais ce que je veux vraiment quand je mange sainement conformément à mon attachement à mon solde plaisir/douleur à long terme, quand j’assiste à une conférence sur l’esprit critique conformément à mon attachement au fait d’être une personne rationnelle, quand je rends visite à un·e ami·e conformément à mon attachement au fait d’avoir des liens sociaux solides, quand je m’engage dans une association contre l’exploitation animale conformément à mon attachement au solde plaisir/douleur général à long terme, quand je dénonce la désinformation et les pratiques pseudo-scientifiques conformément à mon attachement à la vérité générale (au fait qu’il y a plus de croyances vraies et moins de croyances fausses dans le monde), etc. À l’inverse, on peut parler d’intempérance pour désigner le manque de maîtrise de soi qui se manifeste par le fait de suivre ou de succomber aux désirs qui nous traversent en étant causalement déconnectés de nos attachements axiologiques, souvent liés à la recherche de plaisirs particuliers.

L’ensemble des attachements axiologiques d’une personne compose son « système axiologique », sous-partie de l’ensemble motivationnel (constitué à la fois de désirs et d’attachements axiologiques).

Qu’est-ce qu’une valeur et une raison?

Le constructivisme des attachements axiologiques est une thèse méta-normative subjectiviste : toute valeur et toute raison normative sont subjectives, c’est-à-dire constituées par des attitudes psychologiques. Cependant, il est restreint à certaines attitudes : seuls les attachements axiologiques sont sources de valeur et constituent des raisons, par opposition aux autres attitudes (émotions, désirs). Il nous reste à détailler un peu cette réponse aux questions (A2) et (B2).

Plus précisément, une raison est une combinaison d’un attachement axiologique de la personne et de faits pertinents. Par exemple, ma raison d’aller à la salle de sport peut être constituée par les deux éléments suivants :
– Attachement axiologique : je suis axiologiquement attaché à mon solde plaisir/douleur à long terme.
– Fait pertinent : aller à la salle aura de bonnes conséquences sur mon solde plaisir/douleur à long terme.
On comprend ainsi qu’une raison dépend des faits pertinents et non de nos croyances concernant les faits pertinents : une personne a une raison de faire une action si et seulement si cette action est un moyen de satisfaire un de ses attachements axiologiques, même si elle ne sait pas que c’est effectivement le cas (parce qu’elle a des croyances fausses). On peut donc parler de semi-subjectivisme. Par exemple, j’ai une raison de ne pas boire un verre qui contient du poison si :
– Attachement axiologique : je suis axiologiquement attaché à mon solde plaisir/douleur à long terme.
– Fait pertinent : le boire aura de mauvaises conséquences sur mon solde plaisir/douleur à long terme (même si je crois qu’il contient de l’eau et donc que ce n’est pas le cas).

Le fait qu’une personne ait une raison de faire une action ne signifie pas qu’elle ait entièrement raison de la faire : on peut avoir une raison de faire une action en ayant par ailleurs d’autres et de meilleures raisons de ne pas la faire et en ayant de meilleures raisons de faire une autre action. Les différents attachements axiologiques peuvent engendrer des raisons contraires. Chaque raison est plus ou moins forte. Il découle de la mise en balance des différentes raisons une raison décisive. J’ai une raison décisive d’agir (ou de croire) si et seulement si c’est le meilleur moyen de réaliser l’ensemble des états de choses auxquels je suis axiologiquement attaché.

Je ne soutiens pas le constructivisme des attachements axiologiques en tant que thèse méta-normative directe, mais en tant que thèse révisionniste4. Dans l’épisode précédent, nous avons vu qu’à partir du constat selon lequel tous les énoncés sur les valeurs et les raisons sont faux, car ils prétendent décrire des propriétés objectives qui n’existent pas (théorie de l’erreur normative), le révisionnisme consiste à en changer la signification pour parler de choses qui existent. Autrement dit, ce n’est pas déjà le cas que nos jugements sur les valeurs et les raisons portent sur nos attachements axiologiques, mais je propose que cela devienne le cas.
Une fois effectuée la révision sémantique que je propose, nos jugements sur les valeurs et les raisons portent sur certaines de nos attitudes psychologiques que sont les attachements axiologiques. L’énoncé « X est bon » signifie « je suis axiologiquement attaché à X » (valeur finale) ou « X est un moyen de satisfaire mes attachements axiologiques » (valeur instrumentale). De même, l’énoncé « il faudrait faire X » signifie « selon mon système axiologique et les faits pertinents, il y a une raison décisive de faire X »5.

Qu’est-ce qui distingue le constructivisme des attachements axiologiques d’un relativisme simpliste?

Le constructivisme des attachements axiologiques se distingue d’un relativisme simpliste (selon lequel les énoncés sur les valeurs et les raisons prétendent décrire les attitudes du locuteur et sont vrais à cette seule condition) pour au moins deux raisons :

– La vérité d’un énoncé normatif (sur les valeurs ou les raisons) ne dépend pas de sa correspondance avec n’importe quelle attitude (émotion, désir). Elle implique une correspondance avec les attitudes les plus profondes que sont les attachements axiologiques. Ainsi, il est possible qu’une personne approuve X ou désire X mais que son jugement « X est bon » soit faux. Par exemple, il ne suffit pas qu’une personne approuve l’esclavage ou désire avoir recours à l’esclavage, pour que son jugement « l’esclavage est bon » soit vrai.

– La vérité d’un énoncé indiquant ce qu’il convient de faire ne dépend pas de sa correspondance avec une attitude isolée. La vérité d’un énoncé tel que « il faudrait faire X », qui porte sur une raison décisive, implique une correspondance avec l’ensemble des attachements axiologiques du locuteur ou de la locutrice associés aux faits pertinents. Ainsi, il ne suffit pas qu’une personne ait un attachement axiologique qui, associé aux faits pertinents, plaide en faveur du fait de soutenir l’esclavage, pour que son jugement « il faut soutenir l’esclavage » soit vrai. Encore faudrait-il que cela soit conforme à l’ensemble de son système axiologique hiérarchisé associé aux faits pertinents.

Dans le prochain épisode, j’exposerai plus largement les avantages du constructivisme des attachements axiologiques par rapport à d’autres conceptions méta-normatives.

Qu’est-ce qui fournit une raison d’agir?

Je présente à titre d’exemple ma réponse personnelle à la question (A1) : Qu’est-ce qui fournit une raison d’agir ? Voici une partie de mon système axiologique hiérarchisé (il comprend en réalité 20 attachements axiologiques, identifiés selon une méthode que je passe sous silence pour ne pas trop m’étendre) :

  • N°1 : Le solde plaisir/douleur général à long terme, qu’on peut considérer comme une conception du bien moral [non égocentré] [expérientiel]
  • N°2 : La satisfaction des attachements axiologiques égocentrés (ou le solde plaisir/douleur pour les êtres qui n’ont pas d’attachements axiologiques) à long terme de mes proches [non égocentré] [non expérientiel]
  • N°3 : Mon solde plaisir/douleur à long terme [égocentré] [expérientiel]
  • N°4 : Avoir des croyances vraies [égocentré] [non expérientiel]
  • N°5 : Former des croyances conformément aux principes épistémiques auxquels j’adhère (je les présenterai plus bas) [égocentré] [non expérientiel]
  • N°6 : La justice générale (je ne précise pas ici ce que j’entends par là, afin de ne pas encombrer mon propos) [non égocentré]  [non expérientiel]
  • N°7 : Être quelqu’un de vertueux (je ne précise pas non plus) [égocentré] [non expérientiel]
  • N°8 : La richesse symbolique générale [non égocentré] [expérientiel]
  • N°9 : La richesse de la vie sensorielle et émotionnelle générale [non égocentré] [expérientiel]
  • N°10 : La vérité générale [non égocentré] [non expérientiel]     


Le fait que chacun de ces attachements axiologiques porte sur un état de choses recherché pour lui-même (valeur finale) n’empêche pas que cet état de choses puisse également être recherché en tant que moyen (valeur instrumentale) en vue d’un autre attachement axiologique (valeur finale). Par exemple, tous les attachements axiologiques portent sur des états de choses recherchés pour eux-mêmes (valeur finale), mais la plupart de ces états de choses sont également recherchés en tant que moyens (valeur instrumentale) de satisfaire l’attachement axiologique qui porte sur mon propre solde plaisir/douleur à long terme.  
         

À côté de chaque attachement axiologique, j’ai indiqué entre crochets à quel élément des deux distinctions suivantes il renvoie6 :
– Égocentré (tourné vers moi) ou non égocentré (tourné vers le monde ou les autres). Par exemple, mon attachement n°1 au solde plaisir/douleur général à long terme est non égocentré : le plaisir et la douleur des autres m’importent indépendamment de mon propre solde plaisir/douleur. Par exemple, si on me proposait de faire un choix (en précisant que mon choix sera effacé de ma mémoire juste ensuite) entre un univers dans lequel il existe une lointaine planète inconnue sur laquelle des animaux se font torturer en permanence et un autre univers en tout point similaire sauf que cette planète n’existe pas, je ne tirerais pas à pile ou face, j’aurais une très nette préférence pour le deuxième.
– Expérientiel (qui concerne ce dont on peut faire l’expérience) ou non expérientiel (qui ne se réduit pas à ce dont on peut faire l’expérience, à ce qui peut nous affecter).
Les attachements égocentrés non expérientiels renvoient aux états du monde auxquels on est attaché·e même si on ne se rendait pas compte de leur réalisation et que cette réalisation ne changeait rien du point de vue de ce qui nous affecte, comme l’attachement au fait que les autres se souviennent de nous après notre mort. Par exemple, on peut avoir un attachement au fait d’avoir des ami·e·s et d’être respecté·e, qui ne se réduit pas au fait de faire l’expérience d’avoir des ami·e·s (sans savoir qu’en fait on n’en a pas) et de croire être respecté·e (alors qu’en fait les autres se moquent de nous dans notre dos même si cela est indétectable et n’a aucune incidence sur la manière dont il·elle·s se comportent devant nous). Si on proposait à une personne de faire le choix (qui sera ensuite effacé de sa mémoire) entre deux mondes dans lesquels ses expériences sont exactement similaires, mais dans le premier elle sera branchée à une machine de réalité virtuelle (et aura des relations d’amitié avec des IA non conscientes mais ultra-sophistiquées tout en croyant vivre dans la réalité et avoir des relations d’amitié avec des personnes réelles), elle peut préférer le deuxième.
Les attachements non égocentrés et non expérientiels renvoient aux états du monde auxquels on est attaché·e, indépendamment de ce qui peut affecter quiconque. Par exemple, mon attachement n°10 indique que, toutes choses égales par ailleurs, je préfère un monde dans lequel les gens ont des croyances vraies (qui correspondent à la réalité) à un monde dans lequel les gens ont des croyances fausses, même si cela n’a aucune conséquence. 

Parmi les attachements expérientiels, on peut également distinguer les attachements hédoniques (qui se réduisent au plaisir et à l’évitement de la douleur) et les attachements non hédoniques (qui portent sur des expériences vécues, indépendamment du plaisir ou de la douleur qui peut les accompagner). Par exemple, mon attachement n°3 à mon solde plaisir/douleur à long terme est hédonique, tandis que mon attachement n°9 à la richesse de la vie sensorielle et émotionnelle générale (on pourrait parler de phénoméno-diversité, en référence à la conscience phénoménale comme capacité à ressentir) est non hédonique. Ce dernier se comprend ainsi : toutes choses égales par ailleurs, je préfère un univers qui contient davantage de diversité dans les expériences vécues (sensations, émotions, etc.), donc qu’il existe davantage d’animaux ayant des capteurs sensoriels différents et des vies émotionnelles variées.

Qu’est-ce qui fournit une raison de croire?

Voici maintenant, à titre d’exemple, ma réponse personnelle à la question (B1) : qu’est-ce qui fournit une raison de croire ? Je présente ici les sept principes épistémiques auxquels j’adhère (sans préciser la hiérarchie)7 :

  • Principe d’observation : si quelqu’un·e semble voir X (dans de bonnes circonstances : une bonne luminosité, des organes visuels en bon état, etc.), alors iel est justifié·e de prime abord à croire que X.
  • Principe mémoriel : si quelqu’un·e semble avoir le souvenir que X, alors iel est justifié·e de prime abord à croire que X.
  • Principe d’induction : si quelqu’un·e est justifié·e à croire qu’il a été observé suffisamment souvent, dans des circonstances variées et sans contre-exemple qu’un événement de type X a la propriété A (ou est suivi par un événement de type A), alors iel est justifié·e (de prime abord) à croire que tous les événements de type X ont la propriété A (ou sont suivis par les événements de type A). Par exemple, je suis justifié à croire (par témoignage selon le principe d’abduction) qu’il a été observé jusque-là que mettre un acide acétique (CH₃COOH) avec du bicarbonate de sodium (NaHCO₃) libère du CO₂, donc je peux en induire que mettre un acide acétique avec du bicarbonate de sodium libère du CO₂. Ce principe, contrairement aux précédents, permet de passer d’un ensemble de cas particuliers à un énoncé général. Ici, on croit davantage que ce qu’on observe : on se prononce sur tous les cas, y compris ceux qu’on n’a pas observés. 
  • Principe d’intuition8 : si un énoncé X semble à quelqu’un·e intellectuellement évident, alors iel est justifié·e de prime abord à croire que X9. C’est ainsi que peuvent être justifiées certaines croyances générales (comme « aucun objet ne peut être à la fois entièrement rouge et entièrement vert »), notamment celles qui portent sur des principes logiques (comme le principe de transitivité selon lequel « si A est plus grand que B et B plus grand que C, alors A est plus grand que C », le principe du tiers exclu selon lequel « toute chose est ou n’est pas » et le principe de non-contradiction selon lequel « rien à la fois est et n’est pas ») ou des principes métaphysiques (comme le principe ontologique de non contradiction, le principe d’exclusion sortale selon lequel « deux objets distincts ne peuvent pas partager toutes leurs parties spatiales », le principe de non-multi-localisation selon lequel « tout objet ne peut pas occuper entièrement deux régions de l’espace au même moment » et le principe de raison suffisante selon lequel « tout phénomène a une cause suffisante »)10. Si l’intuition comme mode de justification vous semble étrange, je vous renvoie vers les notes et vers le dernier paragraphe de cette section pour des précisions supplémentaires (et je vous mets au défi de construire un système épistémique en vous passant du principe d’intuition).
  • Principe d’introspection : si quelqu’un·e semble observer introspectivement qu’iel a l’état mental X, alors iel est justifié·e de prime abord à croire qu’il a l’état mental X.
  • Principe d’abduction : si quelqu’un·e croit de façon justifiée X, et que W est une explication plausible11 pour X, alors iel est justifié·e de prime abord à croire W. (Une explication peut être plus ou moins plausible12). 
  • Principe de déduction : si quelqu’un·e croit de façon justifiée Y, et si on peut logiquement déduire Z à partir de Y, alors iel est justifié·e de prime abord à croire Z.


Voici deux exemples d’enchaînements de croyances sur la base de ces principes :
J’ai observé jusque-là que tous les objets lourds tombent quand on les lâche, donc (induction) je crois que tous les objets lourds tombent quand on les lâche. La théorie d’Einstein explique que tous les objets lourds tombent quand on les lâche en ayant recours à moins d’hypothèses supplémentaires par rapport à ce qu’on connaît déjà que les théories concurrentes, donc (abduction) je crois à la théorie d’Einstein. Selon la théorie d’Einstein, si l’on s’éloigne de la Terre à une vitesse proche de celle de la lumière et que l’on revient sur Terre, on aura voyagé dans le temps, donc (déduction) je crois que si l’on s’éloigne de la Terre à une vitesse proche de celle de la lumière et que l’on revient sur Terre, on aura voyagé dans le temps.
Je vois que mon ami a les yeux qui collent ce matin, donc (observation) je crois que mon ami a les yeux qui collent ce matin, donc (abduction) je crois que mon ami a mal dormi cette nuit. J’ai observé jusque-là que les gens qui ont mal dormi ont plus de chances que d’habitude d’être de mauvaise humeur, donc (induction) je crois que les gens qui ont mal dormi ont plus de chances que d’habitude d’être de mauvaise humeur. Donc (déduction) sur la base des deux croyances précédentes en italique, je crois que mon ami a plus de chances que d’habitude d’être de mauvaise humeur.                

Cette conception est compatible avec l’idée selon laquelle toutes les justifications sont faillibles et défaisables.
Toutes ces justifications sont faillibles : une justification ne garantit jamais la certitude épistémique. Autrement dit, il n’est pas impossible qu’une croyance justifiée soit fausse.
Toutes ces justifications sont défaisables : elles peuvent être annulées par des éléments qui fournissent des justifications contraires plus fortes. Autrement dit, toute justification selon un principe peut être contrebalancée par une ou plusieurs justifications selon un ou plusieurs autres principes. Par exemple, le fait d’avoir une perception d’oasis dans le désert (observation) fournit une raison de croire qu’il y a une oasis, mais cette justification est contrée par le fait que la meilleure explication à cette perception est que c’est juste un mirage (abduction). De même, la justification par intuition de certains principes métaphysiques peut être défaite à la lumière d’éléments empiriques, notamment de théories physiques justifiées par abduction. La force de chaque justification dépend à la fois du niveau du principe relatif à celui des autres dans la hiérarchie (certains principes sont plus forts que d’autres) et de la qualité de la satisfaction du principe (par exemple, toutes les abductions ne se valent pas).

Qu’est-ce qu’une preuve? Réponse finale

Ces éléments étant posés, je peux désormais préciser ma réponse aux questions (B1) et (B2) :
– (B1) Question normative concernant les croyances : Quels faits fournissent une raison épistémique de croire ? Qu’est-ce qui compte comme preuve ?
Un fait n’engendre de raison épistémique de croire pour une personne que s’il satisfait le contenu de son attachement axiologique épistémique. Par exemple, le fait que j’observe avoir deux mains fournit une raison épistémique de croire que j’ai deux mains si le contenu de mon attachement axiologique épistémique (qui concerne le fait de former des croyances d’une certaine manière) inclut le fait de former des croyances sur la base de l’observation. Dans mon cas, mon attachement axiologique épistémique (c’est mon attachement axiologique n°5) a pour contenu les sept principes épistémiques que j’ai présentés plus haut : ce qui fournit une preuve, c’est l’observation, la mémoire, l’induction, l’intuition, l’introspection, l’abduction et la déduction13.
– (B2) Question méta-normative concernant les croyances : Les raisons épistémiques de croire sont-elles subjectives ou objectives ? Les raisons épistémiques de croire qu’engendrent certains faits sont-elles des propriétés objectives ou subjectives de ces faits ?
Toute raison épistémique de croire est subjective car constituée par un attachement axiologique épistémique qui est une attitude. Autrement dit, la raison épistémique de croire qu’engendre un fait n’est pas une propriété objective de ce fait, mais une propriété subjective constituée par mon attachement axiologique au fait de former des croyances d’une certaine manière (dans mon cas, c’est l’attachement n°5). Sans cet attachement axiologique épistémique, aucun fait n’engendre de raison épistémique de croire.

L’existence d’une preuve, d’une raison épistémique de croire, est dépendante de l’existence d’un attachement axiologique épistémique (qui porte sur le fait de former des croyances d’une certaine manière) qui la constitue. Mais il convient de préciser que d’autres attachements axiologiques peuvent constituer des raisons pratiques de croire (ou au moins de faire comme si on croyait). Ainsi, dans certains cas, une personne qui n’aurait pas de raison épistémique de croire (et qui n’aurait même pas d’attachement axiologique épistémique pouvant constituer des raisons épistémiques) pourrait tout de même avoir des raisons pratiques de croire. Par exemple, si je suis coincé dans un ravin, je n’ai peut-être pas de raison épistémique de croire que je vais m’en sortir, mais j’ai sans doute une raison pratique de le croire pour augmenter mes chances de réussir et ainsi maximiser mon solde plaisir/douleur à long terme. Plus encore, dans certains cas, même si une personne a une raison épistémique de croire non-X, elle peut avoir une raison pratique plus forte de croire X. Par exemple, une personne qui a une raison épistémique de croire que le père Noël n’existe pas peut avoir une raison pratique plus forte de croire qu’il existe si cela donne sens à sa vie et lui permet de sortir de la dépression. Il s’agit alors de se demander ce qu’on a une raison décisive de croire en mettant en balance la raison épistémique et les raisons pratiques.

Et la suite?

Dans le prochain épisode, j’exposerai plus généralement les conséquences et les avantages du constructivisme des attachements axiologiques par rapport à d’autres conceptions méta-normatives (l’abolitionnisme, le conservatisme, le fictionnalisme et les autres variantes de révisionnisme). Cela m’amènera notamment à proposer une conception générale de la rationalité et à repenser la manière d’aborder nos désaccords dans les discussions.

  1. Michael Smith (1987). « The Humean Theory of Motivation ». Mind, 96(381), 36–61.
    Donald Davidson (1963). « Actions, Reasons, and Causes ». The Journal of Philosophy, 60(23), 685–700. ↩︎
  2. Gary Watson (1975). « Free Agency ». The Journal of Philosophy, 72(8), 205-220. ↩︎
  3. Chandra Sripada (2016). « Self-Expression: A Deep Self Theory of Moral Responsibility ». Philosophical Studies, 173(5), 1203-1232. ↩︎
  4. Par exemple, le constructivisme humien de Sharon Street est une thèse méta-éthique m’a en partie inspirée la thèse méta-normative du constructivisme des attachements axiologiques. Mais elle est défendue en tant que thèse directe, tandis que je propose une thèse révisionniste. Cf. Sharon Street (2008). « Constructivism about Reasons ». Oxford Studies in Metaethics, Vol. 3, pp. 207-245. ↩︎
  5. Je ne me prononce pas ici sur la signification des énoncés du type « tu devrais faire X ». Selon le contexte,  cela pourrait renvoyer aux attachements axiologiques du locuteur ou de la locutrice, ou alors à ceux que le locuteur ou la locutrice attribue à autrui. En des termes linguistiques, cela relève moins de la sémantique que de la pragmatique. Il en est sans doute de même pour les énoncés du type « on devrait faire X » qui pourraient, dans certains contextes, prendre en considération les attachements axiologiques des autres. ↩︎
  6. Cela présuppose la fausseté de la thèse descriptive qu’est l’égocentrisme psychologique selon laquelle toutes nos motivations sont ultimement tournées vers soi (et notamment l’égocentrisme expérientiel psychologique et d’autant plus l’hédonisme psychologique) au profit d’une thèse descriptive psychologique pluraliste : on peut rechercher des états de choses qui concernent la tonalité hédonique de nos expériences (attachements axiologiques égocentrés, expérientiels et hédoniques), nos expériences indépendamment de leur tonalité hédonique (attachements axiologiques égocentrés et expérientiels), nous-mêmes indépendamment de nos expériences (attachements axiologiques égocentrés non expérientiels), ainsi que le monde extérieur (attachements axiologiques non égocentrés). ↩︎
  7. Précision : certains principes indiquent comment former une croyance justifiée sur la base de quelque chose qui n’est pas elle-même une croyance (principes génératifs), d’autres indiquent comment passer de certaines croyances justifiées à d’autres croyances justifiées (principes de transmission). ↩︎
  8. Ce principe épistémique d’intuition est a priori, c’est-à-dire que certaines croyances peuvent être justifiées indépendamment de l’expérience sensorielle ou introspective (au-delà de ce qui est nécessaire pour saisir les concepts pertinents impliqués dans la proposition : l’expérience peut permettre d’acquérir les concepts nécessaires pour saisir le sens de la proposition qui est l’objet de la justification, mais l’expérience ne joue pas le rôle de justification). Peut-être que c’est par expérience au contact du monde qu’on prend conscience de la vérité des principes logiques. Par exemple, un enfant peut s’aider de billes pour prendre conscience que 2+2=4. Mais pour autant, ce n’est pas l’observation d’un cas qui le justifie à y croire, ni même l’observation de plusieurs cas par induction. L’observation ne fait qu’aider à saisir le sens de la proposition qu’il est justifié à croire du fait du sens auto-évident de la proposition, de manière a priori. Autrement dit, l’expérience peut jouer un rôle dans la genèse causale de la croyance, mais ne sert pas de justification à la croyance. Et on peut élargir ça aux autres principes logiques. En admettant que les principes logiques sont de simples tautologies qui ne décrivent pas la structure du monde (Wittgenstein), il n’y a rien d’étonnant à ce qu’ils puissent être connus a priori. Mais les principes métaphysiques prétendent décrire le monde, donc considérer qu’ils peuvent être justifiés par intuition implique une forme de rationalisme : il est possible d’avoir certaines connaissances sur le monde indépendamment de l’expérience, autrement dit la connaissance à la fois synthétique (thèse sémantique) et a priori (thèse épistémologique) est possible. ↩︎
  9. Précision technique : j’adhère à une conception exigeante de l’intuition comme évidence intellectuelle qui persiste en cas de transparence conceptuelle (quand on en comprend pleinement le sens) et je pense que les évidences métaphysiques satisfont généralement cette conception exigeante par opposition aux évidences normatives (notamment prudentielles, morales et épistémiques) qui ne persistent pas lorsqu’on sait qu’on parle de propriétés non-naturelles à la fois objectives et normatives. C’est en partie pour cela que j’adhère à la thèse ontologique nihiliste de la théorie de l’erreur normative présentée dans l’épisode 3. Je pense également que, même en admettant la justification des intuitions normatives, celles-ci peuvent être défaites. Je pense enfin que l’intuition métaphysique selon laquelle le nombre d’entités qui n’existent pas dans l’univers est plus grand que le nombre d’entités qui existent nous indique que, si nous ne sommes pas justifiés à croire en l’existence de propriétés non naturelles à la fois objectives et normatives, nous sommes justifiés à croire qu’elles n’existent pas. ↩︎
  10. Précision technique : je soutiens que les principes logiques et métaphysiques ne sont pas des principes épistémiques normatifs, mais des propositions (contenus sémantiques de croyances) descriptives sur lesquelles portent des croyances justifiées par intuition (principe épistémique normatif d’intuition) du fait de leur forte évidence psychologique. ↩︎
  11. Je parle d’« explication plausible » plutôt que de « meilleure explication », parce que je pense que le fait qu’une explication soit la meilleure n’est ni nécessaire ni suffisant pour être justifié·e à y croire. D’une part, on peut imaginer des cas où on a si peu d’éléments et tellement d’explications possibles que la meilleure explication reste très peu probable. D’autre part, on peut imaginer des cas où il paraît raisonnable de répartir notre croyance sur plusieurs explications, y compris des moins bonnes. ↩︎
  12. J’entends « plausible » relativement à deux critères épistémiques :
    (1) Elle est meilleure que les autres (critère relationnel) car elle parvient à expliquer à la fois tous les faits que les autres explications parviennent à expliquer mais aussi d’autres faits qui contredisent les autres explications (elle a un plus grand « contenu de vérité » sans que son « contenu d’erreur » ne le soit, donc a un degré plus grand de « verisimilitude » selon Popper) ou, lorsque plusieurs explications parviennent tout autant à expliquer les mêmes faits et ne sont pas contredites par des faits (ce qui pourrait être toujours le cas), elle est la plus parcimonieuse. On parle d’expérience cruciale pour désigner la recherche d’un fait observé permettant de départager plusieurs théories, mais cela n’est pas toujours possible. En réalité, comme l’a montré le physicien et philosophe des sciences Pierre Duhem, on se trouve toujours dans la situation où plusieurs explications sont compatibles avec tout ce qu’on est justifié à croire, car on peut toujours « sauver » une théorie en la rendant compatible avec tous les faits qu’on est justifié à croire. Par exemple, on pourrait sauver la théorie de Newton en soutenant qu’un complot mondial orchestré par Einstein a amené à trafiquer les satellites, expliquant ainsi tous les phénomènes observés. Mais dans ce cas, on ajoute une hypothèse supplémentaire (un complot mondial) qui rend l’ensemble moins parcimonieux. Voir : Pierre Duhem, La théorie physique : son objet, sa structure, éd. critique par Sophie Roux (Lyon : ENS Éditions, 2016).     
    (2) On peut en tirer des prédictions qui ont permis de découvrir de nouveaux faits (elle fait des prédictions fructueuses selon Lakatos).
    Par exemple, la théorie d’Einstein est bonne car : (1) elle explique tout ce que celle de Newton expliquait plus des phénomènes que celle de Newton ne pouvait pas expliquer comme la précession de Mercure et la courbure de la lumière et est plus parcimonieuse que toute théorie concurrente ; (2) elle a fait des prédictions fructueuses (comme les ondes gravitationnelles). ↩︎
  13. Précision technique 1 : mon attachement axiologique épistémique porte sur le fait de former des croyances conformément aux principes épistémiques auxquels j’adhère (ou, plus précisément, de former des croyances que je suis capable, si on me donne un moment de réflexion, de révéler être conformes aux principes épistémiques auxquels j’adhère). Compte tenu de ce que sont ces principes épistémiques, ce qui justifie mes croyances est un processus accessible par introspection (internalisme de la justification). Mais une personne pourrait avoir un attachement axiologique épistémique qui porte sur le fait de former des croyances sur la base d’un mécanisme causal fiable, même s’il n’est pas accessible par introspection et donc qu’il ne sait pas que sa croyance est justifiée (externalisme de la justification). Il s’agirait d’une divergence concernant l’internalisme et l’externalisme de la justification (à ne pas confondre avec l’internalisme/subjectivisme ou l’externalisme/objectivisme des raisons normatives). Ma conception méta-normative basée sur les attachements axiologiques implique une thèse ontologique subjectiviste des raisons normatives, mais est neutre sur la question de l’internalisme et de l’externalisme de la justification. Si une personne est attachée au fait de former des croyances qui découlent de mécanismes causaux fiables, ses croyances sont justifiées si elles découlent de mécanismes causaux fiables, et cela ne change rien au fait que la raison qu’elle aurait de former des croyances serait également ontologiquement subjective (elle dépendrait du fait qu’elle soit axiologiquement attachée au fait de former des croyances ainsi).
    Précision technique 2 : je soutiens que, dans mon cas, c’est un autre attachement axiologique, à savoir à la vérité personnelle, qui me donne une raison de former des croyances selon des mécanismes causaux fiables et donc que c’est par rapport à cet attachement axiologique que prennent avant tout sens les travaux en épistémologie sociale. Mais je soutiens que si je suis justifié à croire que des mécanismes causaux sont fiables, c’est du fait d’un processus accessible par introspection.
    Précision technique 3 : je pense que les « cas Gettier » ne posent problème que si on est axiologiquement attaché à la connaissance. Dès lors qu’on n’a pas d’attachement axiologique qui porte sur la connaissance mais un attachement axiologique qui porte sur la vérité et un autre, distinct, qui porte sur la manière de former des croyances, il n’y a plus vraiment d’enjeu à résoudre le problème conceptuel de la connaissance. Dans mon cas, si mes croyances sont vraies et justifiées tout va bien ; ce qui pose problème dans les cas Gettier est le fait d’avoir des croyances fausses (ex : la croyance que la montre fonctionne) car cela va à l’encontre de mon attachement axiologique à la vérité. ↩︎

Référence de l’image : Claude Monet, Meules au coucher du soleil, temps givré, 1891, huile sur toile, W1282 (cat. raisonné Wildenstein). Collection privée. Domaine public. Source : Wikimedia Commons.

Une preuve, c’est subjectif? Partie 3/6 : Et si les preuves n’existaient pas?

Cédric Stolz est professeur de philosophie. Il est l’auteur de plusieurs livres et achève actuellement la rédaction de Réponses contemporaines à dix questions philosophiques, à paraître début 2026. Sa série d’articles porte sur un thème qu’il juge essentiel mais négligé voire absent dans le milieu de l’esprit critique

Note préalable : cet article (et la série dans laquelle il s’insère) plonge dans des réflexions philosophiques plus approfondies que nos publications habituelles. Il s’adresse donc en priorité à celles et ceux qui ont déjà quelques repères dans ce domaine ou aux lecteur·trice·s en quête d’un regard philosophique sur ces questions.

Dans l’épisode précédent, j’ai présenté deux distinctions. La première concerne le domaine des actions, où l’on s’intéresse aux raisons d’agir (raisons normatives pratiques), et le domaine des croyances, où l’on s’intéresse aux raisons de croire (raisons normatives épistémiques). La deuxième concerne le niveau normatif, où l’on se demande « qu’est-ce qui engendre une raison ? », et le niveau méta-normatif, où l’on se demande « les raisons sont-elles objectives ou subjectives ? ».

Sur la base de cette double distinction, on a pu poser quatre questions :
(A1) Question normative concernant les actions : Qu’est-ce qui a de la valeur et fournit une raison d’agir ? (De manière rigoureuse : quelles choses ont des propriétés axiologiques et des propriétés déontiques pratiques ?)
(A2) Question méta-normative concernant les actions : Les valeurs et les raisons d’agir sont-elles subjectives ou objectives ? Autrement dit, le fait que quelque chose ait de la valeur et fournisse une raison d’agir dépend-il de nos attitudes (comme les émotions et désirs) à l’égard de cette chose ? (De manière rigoureuse : est-ce que les propriétés axiologiques et les propriétés déontiques pratiques sont constituées par nos attitudes ou est-ce que leur existence ne doit rien à nos attitudes ?)      
(B1) Question normative concernant les croyances (épistémique) : Qu’est-ce qui engendre une raison de croire ? Qu’est-ce qui peut justifier nos croyances ? Qu’est-ce qui fournit une preuve ? (De manière rigoureuse : quelles choses ont des propriétés déontiques épistémiques ?)
(B2) Question méta-normative concernant les croyances : Les raisons de croire (épistémiques) sont-elles subjectives ou objectives ? Autrement dit, le fait que quelque chose fournisse une raison de croire dépend-il de nos attitudes (comme les émotions et désirs) à l’égard de cette chose ? (De manière rigoureuse : est-ce que les propriétés déontiques épistémiques sont constituées par nos attitudes ou est-ce que leur existence ne doit rien à nos attitudes ?)

J’ai également présenté les deux grandes familles de réponses aux questions (A2) et (B2) que sont l’objectivisme et le subjectivisme. Il s’agit maintenant de présenter une dernière distinction importante qui nous permettra d’envisager une réponse aussi déconcertante que plausible aux questions (A2) et (B2).

Distinguer la signification et l’existence

Au niveau méta-normatif (où l’on se demande « les raisons sont-elles objectives ou subjectives ? »), il convient de distinguer deux types de questions. Autrement dit, chacune des questions (A2) et (B2) doit être divisée en deux :

– La question sémantique, qui porte sur la signification des énoncés : les raisons (propriétés déontiques) dont nous parlons sont-elles objectives ou subjectives ? Par exemple, quand nous disons qu’une photo satellite fournit une raison de croire que la Terre est ronde, la raison que notre énoncé prétend décrire est-elle une propriété objective de la photo satellite ou notre propre attitude (émotion ou désir) vis-à-vis de la photo ?

– La question ontologique, qui concerne l’existence : ces raisons (propriétés déontiques) existent-elles ? Par exemple, si notre énoncé prétend décrire une propriété objective de la photo satellite, est-ce que cette propriété existe ?

Dans l’épisode précédent, nous avons vu que, contrairement au subjectivisme, l’objectivisme a pour avantage de rendre compte de nos jugements quotidiens : il semble que les énoncés sur les raisons d’agir et de croire prétendent représenter des faits objectifs, indépendants de nos attitudes (émotions ou désirs). Cependant, l’objectivisme a pour inconvénient de supposer que quelque chose d’objectif pourrait nous indiquer ce qu’il faudrait faire. Or, on voit mal comment des propriétés pourraient être à la fois objectives et normatives, à moins de considérer qu’il s’agisse de propriétés objectives d’un genre particulier, dites « non-naturelles1 ». L’étrangeté2 de telles propriétés, ainsi que la difficulté à envisager un moyen de les connaître, rendent leur existence peu plausible.
Une fois la distinction effectuée entre la question sémantique (de quel type de propriétés parle-t-on ?) et la question ontologique (ces propriétés existent-elles ?), la difficulté s’évapore : nos jugements sur les raisons prétendent décrire des propriétés objectives (thèse sémantique) qui n’existent pas (thèse ontologique). Compte tenu des arguments rencontrés au cours de mes lectures sur le sujet et de ma réflexion personnelle, c’est à une telle thèse (méta-normative) que je souscris. On l’appelle la « théorie de l’erreur normative » (le terme « normatif » est général : il inclut à la fois les valeurs, c’est-à-dire les propriétés axiologiques, et les raisons, c’est-à-dire les propriétés déontiques).

La théorie de l’erreur normative

La théorie (méta-normative) de l’erreur normative3 comprend deux thèses :

– Thèse sémantique objectiviste : les énoncés sur les valeurs et les raisons expriment des croyances qui prétendent représenter des propriétés à la fois objectives et normatives. Par exemple, en disant « éviter de mourir est une raison de sortir en marchant par la porte d’entrée plutôt qu’en se jetant par la fenêtre » ou « les photos prises par satellite fournissent une preuve que la Terre est ronde », on exprime des croyances qui prétendent représenter des propriétés à la fois objectives et normatives possédées par certains faits (l’évitement de la mort et des photos satellites).

– Thèse ontologique4 nihiliste : les propriétés à la fois objectives et normatives n’existent pas. Autrement dit, le catalogue des entités qui existent dans l’univers ne contient pas ces propriétés.

En conséquence, tous les jugements sur les valeurs et les raisons sont faux5. Par exemple, le jugement « torturer les gens est mal » qui porte sur une valeur morale et le jugement « se faire torturer ou avoir un cancer est mauvais pour soi » qui porte sur une valeur d’intérêt personnel (prudentielle) sont faux, car ils présupposent l’existence de propriétés qui n’existent pas. De la même manière, les jugements « tu ferais mieux de sortir par la porte d’entrée plutôt qu’en te jetant par la fenêtre » et « c’est prouvé que la Terre est ronde » sont faux, car ils présupposent l’existence de propriétés qui n’existent pas.

Un cas particulier : la théorie de l’erreur morale

La théorie de l’erreur normative6(théorie méta-normative), qui porte sur toutes les valeurs et les raisons, inclut la théorie de l’erreur morale (théorie méta-éthique), qui concerne seulement les valeurs et les raisons morales. Pour mieux comprendre la théorie de l’erreur normative, on peut alors s’arrêter un instant sur le cas particulier de la théorie de l’erreur morale.
Voici un schéma qui reprend les principales thèses sur la valeur morale présentées par François Jaquet et Hichem Naar dans Qui peut sauver la morale ?7 On y trouve la théorie de l’erreur morale en bas à droite.

La théorie de l’erreur normative inclut la théorie de l’erreur morale concernant les valeurs et les raisons morales, mais s’étend à l’ensemble des valeurs et des raisons. Elle inclut donc notamment les raisons d’agir non morales, comme celles qui concernent l’intérêt personnel (raisons prudentielles), ainsi que les raisons de croire (raisons épistémiques).

Si les raisons d’agir et de croire n’existent pas, que faire ?

À partir du constat selon lequel tous nos jugements sur les valeurs et les raisons sont faux, que faire ?
La première possibilité est abolitionniste8 : supprimons les jugements sur les valeurs et les raisons, parce que ce qu’on entend par là n’existe pas. Autrement dit, arrêtons de dire que certaines choses sont bonnes ou mauvaises et qu’on devrait faire ou croire quoi que ce soit.
Une deuxième possibilité est conservatrice9 ou fictionnaliste10 : maintenons d’une certaine façon nos jugements sur les valeurs et les raisons, même s’ils sont faux. Autrement dit, continuons plus ou moins comme si de rien était.
La troisième possibilité est révisionniste : changeons la signification de nos jugements sur les valeurs et les raisons (effectuons une révision sémantique), afin de parler de choses qui existent (et non plus de propriétés à la fois objectives et normatives qui n’existent pas). De nombreuses thèses révisionnistes sont possibles. Quelle nouvelle signification donner à nos jugements sur les valeurs et les raisons ?

Dans le prochain épisode

Dans le prochain épisode, je terminerai ma réponse aux questions (A2) et (B2) en présentant la thèse (méta-normative) révisionniste que je propose. Cela m’amènera par la même occasion à fournir une réponse aux questions (A1) et (B1).
En soutenant la théorie de l’erreur associée à une thèse révisionniste, on pourrait me faire l’objection suivante : si les raisons d’agir (pratiques) et de croire (épistémiques) n’existent pas, je ne peux ni donner de raison de croire que les raisons n’existent pas, ni donner de raison de faire le choix de la conception révisionniste que je propose. Mais quand je dis qu’il y a des raisons d’adhérer à la théorie de l’erreur et qu’il y a des raisons d’adopter la conception révisionniste que je propose, j’emploie déjà une autre sémantique, à savoir celle de la conception révisionniste que je propose et que je vais maintenant présenter. 

  1. Est non-naturel ce qui n’est pas accessible par l’expérience ordinaire ou les sciences empiriques. ↩︎
  2. J. L. Mackie, Ethics: Inventing Right and Wrong, 1977. ↩︎
  3. Bart Streumer, Unbelievable Errors: An Error Theory About All Normative Judgements, OUP 2017. ↩︎
  4. Une thèse ontologique se prononce sur l’existence d’une entité. Quand on se demande si une chose existe, ou plus largement quelles sont les entités qui font partie du catalogue de l’univers, on se pose une question ontologique. Ainsi, de nombreux problèmes philosophiques combinent une question sémantique (ou conceptuelle) et ontologique. Par exemple, dans le débat sur le libre arbitre, on se demande ce qu’on entend par libre arbitre (est-il compatible avec le déterminisme ?), puis on se demande si cela existe ou non. ↩︎
  5. Quand je dis que « tous les énoncés sur les valeurs et les raisons sont faux », il faut entendre : toutes les attributions positives de valeur ou de raison, telles qu’on les formule ordinairement (« X est bon », « il faut faire Y », « il y a une raison de croire que Z », etc.), sont fausses. Certains énoncés négatifs ou méta-discursifs peuvent encore être vrais. Par exemple : « il n’existe pas de raisons morales objectives » ou « nos jugements moraux prétendent décrire des faits normatifs objectifs » ne sont pas automatiquement rendus faux par la théorie de l’erreur.  ↩︎
  6. Jonas Olson, Moral Error Theory: History, Critique, Defence, OUP 2014. ↩︎
  7. François Jaquet et Hichem Naar, Qui peut sauver la morale ?,Paris, Eliott, 2024. ↩︎
  8. Richard Garner et Richard Joyce (dir.), The End of Morality: Taking Moral Abolitionism Seriously, New York, Routledge, 2019. ↩︎
  9. Jaquet, François & Naar, Hichem (2016). « Moral Beliefs for the Error Theorist? », Ethical Theory and Moral Practice, 19(1), p. 193-207. ↩︎
  10. Richard Joyce, « Moral Fictionalism », in Mark Eli Kalderon (dir.), Fictionalism in Metaphysics, Oxford, Oxford University Press, 2005, p. 287-313. ↩︎

Référence de l’image : Edvard Munch, Melancholy (Melankoli), 1900–1901, huile sur toile, 110,5 × 126 cm, Munchmuseet, Oslo, inv. MM.M.00012. Domaine public (PD-Art). Source : Wikimedia Commons ; fiche œuvre : MUNCH.

Une preuve, c’est subjectif? Partie 2/6 : Les raisons d’agir et de croire sont-elles objectives ou subjectives ?

Cédric Stolz est professeur de philosophie. Il est l’auteur de plusieurs livres et achève actuellement la rédaction de Réponses contemporaines à dix questions philosophiques, à paraître début 2026. Sa série d’articles porte sur un thème qu’il juge essentiel mais négligé voire absent dans le milieu de l’esprit critique

Note préalable : cet article (et la série dans laquelle il s’insère) plonge dans des réflexions philosophiques plus approfondies que nos publications habituelles. Il s’adresse donc en priorité à celles et ceux qui ont déjà quelques repères dans ce domaine ou aux lecteur·trice·s en quête d’un regard philosophique sur ces questions.

Dans le premier épisode, j’ai défini l’esprit critique comme étant ce qui permet de décider quoi faire et quoi croire, conformément à ce que nous avons de bonnes raisons de faire et de croire. Nous avons vu que l’enjeu principal de la série d’articles est de proposer une réponse à la question suivante : les raisons d’agir et de croire sont-elles objectives ou subjectives ?
Ce deuxième épisode a pour objectif de présenter deux distinctions essentielles à la compréhension de la question. La première distinction concerne le domaine des actions, où l’on s’intéresse aux raisons d’agir (raisons normatives pratiques), et le domaine des croyances, où l’on s’intéresse aux raisons de croire (raisons normatives épistémiques1). La deuxième distinction concerne le niveau normatif, où l’on se demande « qu’est-ce qui engendre une raison ? », et le niveau méta-normatif, où l’on se demande « les raisons sont-elles objectives ou subjectives ? ». Cela nous permettra ensuite de présenter les deux familles de réponses (méta-normatives) que sont l’objectivisme et le subjectivisme.
La distinction entre (A) le domaine des actions et (B) le domaine des croyances, associée à la distinction entre (1) le niveau normatif et (2) le niveau méta-normatif, va nous permettre de distinguer quatre questions : (A1), (A2), (B1) et (B2).

(A) Le domaine des actions

Le domaine des actions (pratique) inclut la morale (la valeur morale et les raisons morales) mais aussi l’intérêt personnel (la valeur prudentielle et les raisons prudentielles). L’intérêt personnel renvoie à ce qui est prudentiellement bon et à ce qu’on a des raisons prudentielles de faire (compte tenu de ce qui est prudentiellement bon). Par exemple, quand on considère qu’une personne dans un immeuble en feu ferait mieux de sortir, ou qu’une personne ferait mieux de ne pas trop boire la veille d’un examen, on parle de raisons prudentielles : on indique ce qu’elle a une bonne raison de faire compte tenu de ce qui est dans son intérêt. Il en est de même lorsque l’on pense qu’il n’est pas souhaitable d’avoir un cancer et qu’il est souhaitable d’être en bonne santé (il reste cependant à déterminer pourquoi en se demandant ce qu’est l’intérêt personnel, c’est-à-dire ce qui a de la valeur prudentielle : le plaisir et l’absence de douleur ? la satisfaction des désirs ?).
À l’inverse, la morale renvoie plutôt à ce qui est bon et à ce qu’on a des raisons de faire quel que soit notre intérêt personnel. Par exemple, j’ai une raison de sauver un enfant de la noyade2, même si je n’ai pas envie de salir mon nouveau costume et que je suis pressé de rentrer chez moi pour visionner le film Eraserhead pour la 17e fois.

Des considérations sur les raisons d’agir (prudentielles ou morales) interviennent parfois dans nos décisions. Cela est rendu possible par le fait que nous n’agissons pas uniquement par impulsion.
D’une part, nous avons la capacité de délibérer à propos de différentes actions possibles en fonction de nos motifs. On peut par exemple se demander : « ferais-je mieux de rentrer chez moi pour être en forme demain, ou de boire un dernier verre pour passer encore du temps avec mes ami·e·s ? ».
D’autre part, nous pouvons délibérer à propos de ces motifs eux-mêmes, en nous demandant ceux qui doivent l’emporter. On se demande ainsi : « est-il vraiment important d’être en forme demain et de passer du temps avec mes ami·e·s ? ».
On peut alors en venir à délibérer à propos des différentes actions que nous envisageons à la lumière de différentes raisons pour et contre chacune d’elles : Quelle action ferais-je mieux de réaliser ? Pourquoi faire X plutôt que Y ? En systématisant notre réflexion, on peut aller plus loin et se demander :

(A1) Question normative concernant les actions (pratique) : Qu’est-ce qui a de la valeur et fournit une raison d’agir ? (De manière rigoureuse : quelles choses ont des propriétés axiologiques, c’est-à-dire ont de la valeur, et des propriétés déontiques pratiques, c’est-à-dire fournissent des raisons normatives d’agir ?)
On peut par exemple penser aux éléments suivants : mon propre plaisir ou la satisfaction de mes désirs pour ce qui est de l’intérêt personnel et le plaisir général ou la satisfaction générale des désirs pour ce qui est de la morale. Dire que ces éléments fournissent des raisons d’agir, c’est dire que j’ai des raisons de faire ce qui contribue à l’atteinte de ces éléments.

(A2) Question méta-normative concernant les actions (pratique) : Les valeurs et les raisons d’agir sont-elles subjectives ou objectives ? Autrement dit, le fait qu’une chose ait de la valeur et fournisse une raison d’agir dépend-il de nos attitudes (comme les émotions et désirs) à l’égard de cette chose ? (De manière rigoureuse : est-ce que les propriétés axiologiques et les propriétés déontiques pratiques sont constituées par nos attitudes ou est-ce que leur existence ne doit rien à nos attitudes ?) Par exemple, le fait d’avoir une raison (morale) de sauver un enfant de la noyade parce que cela diminue la douleur générale vaut-il pour tout le monde, indépendamment de nos attitudes à l’égard de la douleur générale ou à l’égard du fait d’agir pour réduire la douleur générale ? Aussi, le fait d’avoir une raison (prudentielle) de sortir d’un immeuble en feu parce que cela permet d’éviter de subir beaucoup de douleurs vaut-il pour chacun d’entre nous, indépendamment de nos attitudes à l’égard de notre propre douleur ? 

(B) Le domaine des croyances

Dans le domaine des croyances (épistémique), on peut se demander : Ai-je une bonne raison de croire ce que je crois ? Que ferais-je mieux de croire ? Pourquoi croire X plutôt que Y ? En systématisant notre réflexion, on peut aller plus loin et se demander :    

(B1) Question normative concernant les croyances
(épistémique) : Qu’est-ce qui engendre une raison de croire ? Qu’est-ce qui peut justifier nos croyances ? Qu’est-ce qui fournit une preuve ? (De manière rigoureuse : quelles choses ont des propriétés déontiques épistémiques ?) Par exemple, le fait d’avoir vu plusieurs fois que tel événement est suivi d’un autre justifie-t-il de croire que le premier est la cause du deuxième ? 

(B2) Question méta-normative concernant les croyances (épistémique) : Les raisons de croire (épistémiques) sont-elles subjectives ou objectives ? (De manière rigoureuse : est-ce que les propriétés déontiques épistémiques sont constituées par nos attitudes ou est-ce que leur existence ne doit rien à nos attitudes ?) Par exemple, le fait de percevoir que j’ai deux mains est-il une raison de croire que j’ai deux mains, quelles que soient mes attitudes à l’égard de la perception ? Une personne qui a une attitude en faveur du fait de former des croyances à propos du futur sur la base du mouvement des feuilles de thé a-t-elle une bonne raison de croire sur cette base ?3

Le subjectivisme et l’objectivisme

Il s’agit maintenant de présenter les deux grandes familles de réponses aux questions (A2) et (B2) : le subjectivisme et l’objectivisme. Pour le moment, il n’est pas question de répondre aux questions (A1) et (B1) en se demandant quelles choses (qu’elles soient objectives ou subjectives) ont de la valeur (des propriétés axiologiques) et engendrent des raisons (ont des propriétés déontiques), mais de se demander si les valeurs (propriétés axiologiques) et les raisons (propriétés déontiques) qu’ont certaines choses sont subjectives, c’est-à-dire constituées par certaines de nos attitudes (désirs, émotions, etc.) vis-à-vis de ces choses, ou au contraire objectives, c’est-à-dire existent indépendamment de nos attitudes vis-à-vis de ces choses.

Une première famille de réponses avance que les raisons sont objectives : certaines choses fournissent des raisons (ont des propriétés déontiques) qui existent indépendamment de nos attitudes.
Par exemple, dans le domaine des actions (pratique), le fait que rester dans un immeuble en feu cause beaucoup de douleur peut fournir une raison que j’ai de sortir d’un immeuble en feu, dont l’existence est indépendante de mes attitudes à l’égard de la douleur (je n’ai pas besoin de désapprouver la douleur ou de désirer l’absence de douleur). De même, si je passe à côté d’une mare dans laquelle un enfant se noie, le fait que lui venir en aide soit un moyen de maximiser le plaisir général ou la satisfaction générale des désirs peut fournir une raison de lui venir en aide, dont l’existence ne doit rien à mes attitudes.
Par exemple, dans le domaine des croyances (épistémique), les photos de la Terre par satellite peuvent fournir une raison que j’ai de croire que la Terre est ronde, dont l’existence ne doit rien à mes attitudes à l’égard du fait de former des croyances d’une quelconque manière.

L’objectivisme paraît évident, car nous semblons attribuer ce genre de raisons à autrui au quotidien.
Par exemple, dans le domaine des actions (pratique), si une personne s’amuse à rayer ma voiture et que cela correspond tout à fait à ses attitudes (il ne désapprouve pas cette action et tous ses désirs convergent vers la réalisation de cette action), je lui en veux tout de même parce que je pense qu’elle avait une raison de ne pas me le faire, dont l’existence ne dépend pas de ses attitudes. Or, l’attribution de raisons objectives aux autres nous invite à reconnaître en avoir également. La raison de ne pas rayer la voiture ne s’applique pas qu’à elle et ne concerne pas que ce qui me nuit à moi : dans cette situation, n’importe qui aurait eu une raison de ne pas rayer la voiture.
Par exemple, dans le domaine des croyances (épistémique), nous considérons qu’une personne qui refuse de reconnaître les éléments qui accompagnent la croyance selon laquelle la Terre est ronde comme des preuves a tort, quelles que soient par ailleurs ses attitudes à l’égard de ces éléments. De même, si une personne croit qu’elle va rencontrer un dragon aujourd’hui parce qu’elle en a rêvé cette nuit, on estime qu’elle a tort de croire sur cette base, quelles que soient ses attitudes à l’égard de ses rêves ou du fait de former des croyances sur la base de ses rêves.

Mais l’objectivisme n’est pas sans défaut. En effet, on voit mal comment quelque chose d’objectif (les propriétés axiologiques et déontiques considérées comme objectives) pourrait nous indiquer ce qui est bon ou ce qu’il faudrait faire. Autrement dit, on voit mal comment des propriétés pourraient être à la fois objectives et normatives (axiologiques ou déontiques), à moins de supposer qu’il s’agisse de propriétés objectives d’un genre particulier, différent du genre de propriétés objectives que nous connaissons habituellement. Par exemple, les propriétés objectives des objets que nous connaissons, comme la taille, la masse et la forme des chaises, des atomes et des suppositoires, n’ont rien de normatif. L’étrangeté4 de propriétés à la fois objectives et normatives, ainsi que la difficulté à envisager un moyen de les connaître, peuvent alors nous amener à douter de leur existence.

Selon une deuxième famille de réponses, les raisons sont constituées par nos attitudes subjectives (telles que les désirs et émotions) : les raisons (propriétés déontiques) que fournissent certaines choses sont des projections subjectives sur les choses. Pour illustrer le subjectivisme, prenons sa variante la plus simple : le relativisme du locuteur, thèse selon laquelle les énoncés sur les raisons de croire et d’agir (pratiques et épistémiques) prétendent représenter les attitudes du locuteur ou de la locutrice (de celui ou celle qui exprime ces énoncés).
Par exemple, dans le domaine des actions (pratique), c’est mon désir d’éviter la douleur qui constitue une raison de fuir. De même, c’est mon désir de maximiser le plaisir général ou la satisfaction générale des désirs, ou encore ma désapprobation du fait de ne pas venir en aide à une personne en danger, qui constitue une raison d’aider un enfant en train de se noyer.
Par exemple, dans le domaine des croyances (épistémique), le fait que les photos satellites sur lesquelles la Terre apparaît ronde fournit une raison de croire que la Terre est ronde dépend de mon attitude à l’égard de ces photos ou plus largement à l’égard du fait de former des croyances sur la base de ces éléments. De même, le fait que rêver de la rencontre avec un dragon fournisse une raison de croire que je vais rencontrer un dragon dans la journée dépend de mon attitude à l’égard de mes rêves, ou plus largement à l’égard du fait de former des croyances sur la base de rêves.
Selon cette thèse, il se pourrait que certaines raisons soient universellement valables, mais cela ne reposerait que sur le fait (contingent) que les agents ont certaines attitudes communes.

Cependant, le subjectivisme est peu plausible, en particulier la variante du relativisme du locuteur selon laquelle nos énoncés sur les valeurs et les raisons prétendent représenter les attitudes du locuteur ou de la locutrice (de celui ou celle qui exprime ces énoncés)5. Une objection forte contre le relativisme est qu’il ne rend pas compte des désaccords, dont on admet pourtant l’existence.
Dans le domaine des actions (pratique), selon le relativisme, l’énoncé « on a une raison morale de crever les yeux des enfants pour s’amuser » est vrai s’il est prononcé par un·e locut·eur·rice qui approuve cette pratique, et l’énoncé inverse « on a une raison morale de ne pas crever les yeux des enfants pour s’amuser » est vrai s’il est prononcé par un·e locut·eur·rice qui désapprouve cette pratique. Cela implique qu’il n’y a pas de désaccord entre les deux, puisqu’il·elle·s ne parlent tout simplement pas de la même chose : chacun·e ne parle que de sa propre attitude vis-à-vis de l’action et non pas de l’action elle-même. Or, nous avons pourtant bien l’impression qu’il·elle·s sont en désaccord.
Dans le domaine des croyances (épistémique), il en est de même. Si une personne dit « les photos satellites sont une preuve (au sens de raison de croire) que la Terre est ronde » et qu’une autre dit « les photos satellites ne sont pas une preuve (au sens de raison de croire) que la Terre est ronde », on a bien l’impression qu’il·elle·s ont un désaccord. Or, le relativisme ne permet pas de rendre compte de ce désaccord.
L’existence de désaccords nous indique ainsi que les jugements sur les valeurs et les raisons ne portent pas sur nos propres attitudes. Autrement dit, ce dont on parle quand on parle de ce que l’on a une raison de faire ou de croire, ce n’est pas de nos émotions ou de nos désirs. Les propriétés que sont les valeurs et les raisons ne sont pas des attitudes que chacun·e projetterait sur les choses.

Précision sur l’objectivité et la subjectivité

Je souhaite terminer cet épisode avec une précision un peu technique : quand on distingue les niveaux normatif et méta-normatif, on comprend qu’il est possible de soutenir qu’un fait subjectif a une valeur (propriété axiologique) objective et fournit une raison (propriété déontique) objective, ou qu’un fait objectif a une valeur (propriété axiologique) subjective et fournit une raison (propriété déontique) subjective. Voyons cela d’un peu plus près.
Dans le domaine des croyances (épistémique), les éléments qui fournissent des raisons de croire (propriétés déontiques épistémiques) sont généralement des faits objectifs, comme des perceptions (qui sont des états mentaux, mais pas des attitudes), des résultats d’expériences, etc. Cependant, il n’est pas impossible que les raisons (propriétés déontiques) que fournissent ces faits objectifs soient subjectives. On peut en effet essayer de soutenir que c’est seulement parce que l’on approuve ou désire former des croyances sur la base de ces faits objectifs, que ces faits fournissent des raisons de croire (propriétés déontiques épistémiques).
Dans le domaine des actions (pratique), il n’est pas impossible que des faits objectifs aient une valeur subjective et fournissent des raisons subjectives. Par exemple, en admettant la thèse normative selon laquelle le plaisir, à savoir un fait objectif (c’est un état mental, mais pas une attitude), a de la valeur et fournit des raisons, on peut, au niveau méta-normatif, soutenir que cette valeur (propriété axiologique) et ces raisons (propriétés déontiques) sont subjectives. Autrement dit, on peut soutenir que le plaisir est un fait objectif qui n’a de valeur et ne fournit de raison d’agir que parce qu’on l’approuve ou le désire. La réciproque est également possible : on peut soutenir que des faits subjectifs ont une valeur (propriété axiologique) objective et fournissent des raisons (propriétés déontiques) objectives.

Et la suite ?

Dans l’épisode suivant, nous dépasserons l’alternative entre l’objectivisme et le subjectivisme avec une thèse aussi déconcertante que plausible : la théorie de l’erreur, qui soutient que tous nos jugements sur les valeurs et les raisons sont faux.

  1. Par souci de simplicité, j’écarte pour l’instant la possibilité de raisons pratiques ou pragmatiques de croire. ↩︎
  2. Exemple inspiré du célèbre argument de Peter Singer dans « Famine, Affluence, and Morality », Philosophy & Public Affairs, vol. 1, n° 3, 1972. ↩︎
  3. Cet exemple est inspiré par l’ouvrage de Paul Boghossian, La peur du savoir. Sur le relativisme et le constructivisme de la connaissance, trad. Ophelia Deroy, Agone, 2009. ↩︎
  4. J. L. Mackie, Ethics: Inventing Right and Wrong, Harmondsworth, Penguin Books, 1977.
    Pour une présentation plus robuste, lire : Jonas Olson, Moral Error Theory: History, Critique, Defence, Oxford, Oxford University Press, 2014, 2ᵉ partie. ↩︎
  5. Pour d’autres critiques du relativisme du locuteur et des critiques adressées à d’autres variantes de subjectivisme, mais dans un cadre restreint à la morale, lire : François Jaquet et Hichem Naar, Qui peut sauver la morale ?, Paris, Eliott, 2024. ↩︎

Référence de l’image : Chaïm Soutine, Le Village [Das Dorf], v. 1923, huile sur toile, 73,5 × 92 cm, Musée de l’Orangerie (Coll. Jean Walter et Paul Guillaume), Paris, inv. RF 1963-88. Domaine public ; source : Musée de l’Orangerie / Wikimedia Commons.

Une preuve, c’est subjectif? Partie 1/6 : Introduction

Cédric Stolz est professeur de philosophie. Il est l’auteur de plusieurs livres et achève actuellement la rédaction de Réponses contemporaines à dix questions philosophiques, à paraître début 2026. Sa série d’articles porte sur un thème qu’il juge essentiel mais négligé voire absent dans le milieu de l’esprit critique

Note préalable : cet article (et la série dans laquelle il s’insère) plonge dans des réflexions philosophiques plus approfondies que nos publications habituelles. Il s’adresse donc en priorité à celles et ceux qui ont déjà quelques repères dans ce domaine ou aux lecteur·trice·s en quête d’un regard philosophique sur ces questions.

La distinction entre les faits et les opinions ne tient pas

On entend souvent dire : « C’est un fait, pas une opinion », ou encore « Il faut distinguer les faits des opinions ». Ces phrases peuvent sembler évidentes. Pourtant, quand on les examine de près, on se rend compte qu’elles manquent de rigueur. Pour y voir plus clair, prenons un moment pour poser quelques bases sur la manière dont ces notions sont analysées en philosophie de la connaissance (épistémologie).
D’abord, qu’est-ce qu’une croyance ? C’est un état mental qui consiste à penser qu’un énoncé1 est vrai. Par exemple, croire que la Terre est ronde, c’est penser que l’énoncé « la Terre est ronde » est vrai.
Ensuite, qu’est-ce que la vérité ? On la définit généralement comme une relation de correspondance entre un énoncé (auquel on croit) et les faits. Une croyance est dite vraie si l’énoncé sur lequel elle porte décrit correctement la réalité. Par exemple, si la Terre est effectivement ronde, alors la croyance que « la Terre est ronde » est vraie.
Le mot « opinion », quant à lui, peut désigner plusieurs choses. On l’emploie parfois pour parler d’une croyance non justifiée, c’est-à-dire qui n’est pas accompagnée de preuve. D’autres fois, on s’en sert pour désigner une croyance qui porte non pas sur des faits objectifs, mais sur des faits subjectifs (comme une émotion ou un désir).

Plutôt que d’opposer les faits et les opinions, il est pertinent de distinguer différents types de croyances :
– D’abord, les croyances vraies (qui correspondent aux faits) et les croyances fausses (qui n’y correspondent pas). Précisons qu’une croyance peut être vraie sans être justifiée. Par exemple, si quelqu’un·e croit que le nombre de grains de sable sur Terre est pair, sa croyance est peut-être vraie, mais par pur hasard.
– Ensuite, les croyances qui portent sur des faits objectifs, c’est-à-dire indépendants de nos attitudes, et celles qui portent sur des faits subjectifs, à savoir des attitudes telles que les émotions et les désirs. Par exemple, si je crois que des extraterrestres existent, ma croyance porte sur le monde extérieur et est donc objective. À l’inverse, si je crois que je suis en colère, ma croyance porte sur une émotion et est donc subjective. Précisons que les croyances objectives et les croyances subjectives peuvent être tout autant vraies ou fausses, selon qu’elles correspondent ou non aux faits qu’elles prétendent décrire (objectifs pour les premières et subjectifs pour les secondes).
– Enfin, les croyances justifiées et les croyances non justifiées. Certaines croyances sont accompagnées de faits qui les justifient, à savoir des preuves, d’autres non. Précisons qu’une croyance subjective peut évidemment être justifiée. Par exemple, je peux être justifié à croire que je suis en colère (sur la base de l’introspection, ou sur la base de l’observation de mon comportement et d’une inférence à la meilleure explication). Précisons également qu’il est possible d’avoir une croyance objective et injustifiée. Par exemple, si je crois sans preuve que le nombre de grains de sable sur Terre est pair, ma croyance porte bien sur le monde extérieur, mais est injustifiée. Précisons enfin qu’il n’est pas impossible d’avoir une croyance justifiée mais fausse, si l’on admet qu’une preuve n’est pas infaillible. Par exemple, pendant longtemps, les scientifiques croyaient que les ulcères gastriques étaient causés uniquement par le stress, et cette croyance était justifiée par les éléments disponibles à l’époque. Or, depuis la découverte de la bactérie Helicobacter pylori, on est désormais justifié à croire que de nombreux ulcères sont liés à cette infection bactérienne (même si le stress peut jouer un rôle de facteur aggravant). Bien qu’autrefois justifiée, la première croyance était donc fausse (du moins, on est aujourd’hui justifié à croire qu’elle était fausse).

Bref, quand on dit « c’est un fait, pas une opinion », on veut généralement dire qu’on ne prétend pas décrire un fait subjectif mais objectif, ou que cette croyance est justifiée, par exemple sur la base d’une preuve scientifique. Il serait donc plus rigoureux de dire « ce n’est pas une croyance subjective, mais objective », ou « ce n’est pas une croyance injustifiée, mais justifiée ».

Les preuves sont-elles objectives et la morale subjective ?

Par ailleurs, on entend aussi souvent dire qu’il faut distinguer les faits des valeurs. Si beaucoup a déjà été dit sur le sujet dans les milieux de l’esprit critique, on passe souvent à côté du fait que cette expression suppose parfois que la morale serait subjective par opposition aux preuves qui seraient objectives. Par exemple, dire « il est immoral de crever les yeux des enfants pour s’amuser », ce serait parler d’un fait subjectif (comme une émotion de désapprobation de cette pratique), tandis que dire « c’est prouvé que la Terre est ronde », ce serait parler d’un fait objectif. Mais cela est très contestable :
Premièrement, comme nous le verrons, un examen attentif révèle que la thèse selon laquelle la morale est subjective est beaucoup moins plausible qu’il y paraît.
Deuxièmement, si l’on accepte que ce qui relève de la morale est subjectif, alors il est plausible que ce qui relève de la preuve (qui sera ici entendue au sens de justification épistémique, elle-même comprise comme raison normative épistémique) le soit également. Les éléments qui comptent comme des preuves sont généralement des faits objectifs, mais le fait que ces faits objectifs comptent comme des preuves est-il objectif2 ? Autrement dit, la preuve est une propriété qu’ont certains faits objectifs, mais cette propriété n’est-elle pas subjective ? Par exemple, nous considérons que certaines expériences scientifiques prouvent certaines théories, tandis que certaines personnes considèrent que la bible en prouve d’autres. Dans les deux cas, on prend des faits objectifs, mais on ne leur accorde pas la même valeur de preuve. Dans ce cas, la bible n’a-t-elle pas la propriété de justifier des croyances relativement à la subjectivité des un·e·s, tout comme les résultats scientifiques ont la propriété de justifier des croyances relativement à la subjectivité des autres ?

Le programme de la série d’articles

L’esprit critique (ensemble de connaissances, de compétences cognitives et de dispositions) est ce qui permet de décider quoi croire et quoi faire3, conformément à ce que nous avons de bonnes raisons de croire et de faire.
Cette série d’articles va chercher à répondre à une question philosophique fondamentale : les raisons que nous avons de croire (raisons normatives épistémiques) et d’agir (raisons normatives pratiques) sont-elles subjectives ou objectives ? Autrement dit, le fait que certaines choses engendrent des raisons de croire ou d’agir dépend-il ou non de nos attitudes (émotions, désirs, etc.) à l’égard de ces choses ?

Voici comment cette série d’articles va se déployer :
Dans le prochain article, je commencerai par distinguer deux grands domaines : celui des croyances (domaine épistémique) et celui des actions (domaine pratique). J’y poserai aussi une distinction importante entre deux niveaux de réflexion : le niveau normatif (quels faits engendrent des raisons ?) et le niveau méta-normatif (les raisons sont-elles objectives ou subjectives ?). J’y présenterai enfin l’opposition (méta-normative) entre subjectivisme et objectivisme.
Le troisième article présentera une thèse méta-normative étonnante : l’idée que les jugements à propos des valeurs et des raisons, qu’ils concernent les croyances (domaine épistémique) ou les actions (domaine pratique), sont tous faux.
Dans un quatrième article, je compléterai cette thèse avec la présentation d’une conception (méta-normative) personnelle que j’appelle le constructivisme des attachements axiologiques (expression qu’il s’agira bien sûr d’expliciter).
Le cinquième article montrera pourquoi cette approche est pertinente et proposera une définition générale de la rationalité.
Enfin, la série se conclura par une question centrale, éclairée par tout ce chemin parcouru : Pourquoi développer notre esprit critique et pourquoi l’enseigner aux autres ?

  1. Ou plus précisément une proposition, c’est-à-dire la signification extraite d’un énoncé. Par exemple « La neige est blanche » et « The snow is white » sont deux énoncés mais constituent une seule proposition ↩︎
  2. Précision technique réservée aux initié·e·s : la question ne renvoie pas au débat sur « l’internalisme et l’externalisme de la justification » : on ne se demande pas si une croyance est justifiée sur la base d’un processus accessible par introspection (internalisme de la justification) ou d’un processus causal fiable n’étant pas nécessairement accessible par introspection (externalisme de la justification). Elle renvoie plutôt au débat sur « l’internalisme et l’externalisme des raisons » ou sur « le subjectivisme et l’objectivisme des raisons », indépendant du premier. Tandis que le premier débat porte sur ce qui engendre une justification ou raison, le second porte sur le caractère subjectif ou objectif de la justification ou de la raison engendrée (quelle que soit la réponse à la première question). ↩︎
  3. Cette définition est inspirée par celle donnée par Robert Ennis. « Critical thinking is reasonable, reflective thinking focused on deciding what to believe or do » Robert H. Ennis, « A Logical Basis for Measuring Critical Thinking Skills », Educational Leadership, octobre 1985, p. 45.
    Pour les différentes conceptions et les différents composants de l’esprit critique, voir Céline Schöpfer, Peut-on encore sauver l’esprit critique ? Tentative de réingénierie conceptuelle à partir d’un examen empirique et de ses limites, thèse de doctorat, Université de Genève, 15 septembre 2025. ↩︎

Référence de l’image : Pierre-Auguste Renoir, Waldweg [Sentier dans le bois], 1874–1877, huile sur toile, 65,5 × 54 cm, Museum Barberini (Impressionism: The Hasso Plattner Collection), Potsdam, inv. MB-Ren-03. Domaine public ; source : Museum Barberini / Wikimedia Commons.

Regard critique sur la naturopathie : conclusion

cet article (12/12) s’inscrit dans une série de douze articles sur la naturopathie rédigée avec la volonté de porter un regard détaillé et critique sur la discipline, et dont vous pourrez trouver le sommaire ici. Il ne s’agit pas de partir en quête d’une vérité absolue, mais d’alimenter des réflexions destinées à éviter de causer ou laisser perdurer des souffrances inutiles, de permettre à chacun.e de faire les meilleurs choix en termes de santé. Dans ce douzième et dernier article, il s’agira de proposer une conclusion.

Pour résumer succinctement le contenu très dense des précédents articles, nous avons évoqué les prétentions préventives et curatives de la naturopathie en terme de santé, prétentions basées sur l’usage de méthodes dites traditionnelles et de traitements dits naturels.

Dans le contexte légitime de défiance généralisée vis à vis de la médecine, la naturopathie tire son épingle du jeu et assure avoir un rôle complémentaire à celui des professionnel.les du parcours de soin conventionnel. Elle porte dans le même temps un regard excessivement critique sur la médecine et ses traitements, minimisant leurs bienfaits et exagérant leurs effets secondaires. Cependant, bien qu’iels soient très critiques des conflits d’intérêts observés dans le milieu médical, les naturopathes ne dénoncent pourtant pas avec la même énergie les innombrables conflits d’intérêt qui les lient aux laboratoires de compléments « naturels », ni même le business juteux de la formation.

Pour ce qui concerne ses effets, contrairement au causalisme affiché, la naturopathie échoue à identifier les causes réelles de maladies, pas plus qu’elle ne réussit à en faire taire les symptômes. De plus, peu d’outils employés en naturopathie ont apporté la preuve de leur efficacité (tout au plus quelques recommandations alimentaires et d’hygiène de vie basiques). Et ces rares outils éprouvés, en plus de ne pas être propres à la naturopathie, sont depuis bien longtemps déjà intégrés à la pratique quotidienne des professionnel.les de santé.

Mais si la naturopathie n’a pas apporté la preuve de son efficacité à prévenir ou guérir les maladies, elle n’est pas pour autant une discipline sans danger. Le principal risque associé à la naturopathie, c’est en effet la perte de chance d’être soigné.e, le risque de s’éloigner de la médecine et de ses traitements. On peut également citer le risque de développer des carences ou des troubles du comportement alimentaire, mais aussi les risques trop souvent sous-estimés associés à la consommation de compléments alimentaires et autres cures détox (allergie, intoxication, interaction médicamenteuse…).

Soulignons également l’essentialisme qui sous-tend les pratiques et discours de la naturopathie au féminin, qui malgré une aura de bienveillance, demeure particulièrement sexiste et défavorable aux intérêts des femmes et minorités de genre.

Tout du long de cette série d’articles, j’ai parlé de « médecines alternatives et complémentaires », pour reprendre l’expression couramment employée dans la littérature scientifique. Pourtant, la naturopathie n’est en rien complémentaire de la médecine, et encore moins une alternative valable à celle-ci. Certaines personnes parlent plutôt de « médecine douce », mais comme nous l’avons évoqué précédemment, les effets de la naturopathie n’ont parfois rien de doux ou d’innocent. D’autres personnes encore parlent de « médecine parallèle », de « médecine naturelle » ou de ou « pratique de soin non conventionnelle ». Or, je ne pense pas qu’il soit raisonnable de parler de « médecine » ou de « soin » alors que la discipline échoue à prouver son efficacité en terme de santé. Pour toutes ces raisons, je choisis le plus souvent de parler de « pseudo-médecine » ou de « fake-med ».

Car le terme « pseudo-médecine » fait référence à une pratique à visée thérapeutique qui n’a pas apportée la preuve de son efficacité au-delà de l’effet placebo, en opposition avec la médecine (parfois nommée « médecine conventionnelle » ou « médecine basée sur les faits » / « evidence-based medecine »), qui repose quant à elle sur des éléments factuels et scientifiques et dont les outils ont prouvé leur efficacité.7

Pour terminer cette série d’articles, il me semblait important d’évoquer une notion qui m’est chère, celle du consentement. Le code de déontologie médicale prévoit que le consentement des patient.es aux soins proposés doit être libre et éclairé.10 Bien que cette garantie soit imparfaite15, c’est une composante majeure du respect de l’autonomie et de la volonté des patient.es. Ce consentement doit être donné après avoir reçu préalablement du médecin une information claire, complète, compréhensible et appropriée à sa situation, notamment sur les risques et bénéfices des traitements proposés et leurs alternatives.

Les naturopathes et autres pseudo-thérapeutes ne sont pas soumis à la même obligation, ce qui pose un évident problème d’ordre éthique. Car leurs client.es ne reçoivent pour ainsi dire jamais d’information préalable sur l’absence de preuve scientifique relative à l’efficacité des méthodes proposées, sur les alternatives médicales éprouvées, ni même sur les risques d’effets secondaires les plus courants. Ainsi, les client.es des pseudo-médecines ne sont pas en mesure de fournir un consentement éclairé aux traitements « naturels » qui leur sont proposés.

Et cela m’interroge… Imaginez : si on prenait le temps d’expliquer aux personnes qui souhaitent consulter un.e naturopathe que la discipline n’a pas démontré avoir la moindre efficacité propre, mais qu’elle présente par contre plusieurs risques avérés et des conflits d’intérêts importants avec les laboratoires, ces personnes seraient-elles aussi nombreuses à franchir la porte d’un cabinet naturopathique ?…

Peut-être, peut-être pas… Mais il me semble essentiel que chacun.e puisse faire ses choix en connaissance de cause, de manière libre et éclairée.

Cependant, ne dépolitisons pas le sujet !

Nos actions principales pour minimiser les souffrances liées aux pseudo-médecines ne devraient pas se résumer à des considérations individuelles en promouvant l’enseignement de l’esprit critique. Surtout si cela s’intègre dans la tendance observée chez certaines personnes se revendiquant du scepticisme à… prendre les gens pour ces cons ! Notamment en soutenant l’idée que certaines personnes penseraient mieux que d’autres parce qu’elles ont appris la liste des sophismes, biais cognitifs et arguments fallacieux. Ce qui est à la fois erroné et politiquement discutable.16

Pour combattre les dangers de pseudo-médecines, nous devrions déjà partir du constat qu’aussi longtemps que l’on ne se donnera pas les moyens de résoudre la crise de confiance qui touche le monde médical et scientifique, les arguments scientifiques n’auront que peu de poids dans cette lutte… Il parait donc pertinent de, certes promouvoir l’esprit critique, mais surtout de militer activement :

  • Pour réformer la formation des professionnel.les de santé : les sensibiliser à la qualité de la relation thérapeutique, aux mécanismes d’oppressions, à ce qui rend les pseudo-médecines si attractives, à l’importance de susciter l’adhésion des patient.es au projet thérapeutique etc…
  • Pour assurer l’indépendance des professionnel.les de santé et de nos décideurs politiques vis à vis des laboratoires et des lobbys de l’industrie agro-alimentaire (cf. les travaux du collectif Formindep),
  • Pour combattre les déserts médicaux et les inégalités d’accès aux soins,
  • Pour prendre des mesures permettant des consultations médicales plus longues,
  • Pour faire prendre en charge par la sécurité sociale les accompagnements par les professionnel.les de la diététique et des psychothérapies éprouvées,
  • Pour faire appliquer les lois qui protègent les patient.es en sanctionnant l’exercice illégal des professions de santé réglementées (médecine, diététique, pharmacie…),
  • entre autres choses…

Pour lire les articles précédents de cette série sur la naturopathie : cliquer ici.

La naturopathie au féminin

cet article (11/12) s’inscrit dans une série de douze articles sur la naturopathie rédigée avec la volonté de porter un regard détaillé et critique sur la discipline, et dont vous pourrez trouver le sommaire ici. Il ne s’agit pas de partir en quête d’une vérité absolue, mais d’alimenter des réflexions destinées à éviter de causer ou laisser perdurer des souffrances inutiles, de permettre à chacun.e de faire les meilleurs choix en termes de santé. Dans ce onzième article, il s’agira de présenter quelques aspects de la naturopathie au féminin.

Vous aurez sûrement perçu à la lecture de ces articles la dimension spirituelle quasi-religieuse de certains aspects de la naturopathie, pour lesquels on sent clairement une influence de la morale judéo-chrétienne :

  • La dimension spirituelle prise en compte dans l’approche « holistique », au même titre que les dimensions physique, mentale, émotionnelle, psychologique ou énergétique.
  • La dimension divine du vitalisme, dans le cadre duquel certaines personnes préfèrent parler de « souffle divin » plutôt que de « force vitale ».
  • L’importance accordée à la morale dans le respect des « lois naturelles » ou « lois divines » : c’est cette influence morale qui conduit d’ailleurs Irène Grosjean, dans son livre, à prétendre, grâce à ses traitements, pouvoir faire devenir hétérosexuelles des personnes homosexuelles, stigmatisant ainsi de manière particulièrement péjorative une orientation sexuelle perçue comme « déviante ».
  • Le besoin de purification à travers la promotion de purges, de compléments détox ou de cures de « nettoyage du terrain », qui répondent manifestement plus à un besoin de purification symbolique qu’à un réel besoin physiologique.
  • La culpabilisation immense qui découle de l’affirmation que notre état de santé découlerait de nos choix individuels (ou d’une influence karmique selon certain.es, ce qui revient au même…).

Cette influence de la morale judéo-chrétienne est particulièrement présente chez les naturopathes hygiénistes, qui font régulièrement et ouvertement référence à la religion ou à des croyances en lien avec l’existence d’une divinité supérieure. Mais elle infuse également de manière plus subtile partout dans la pratique de la naturopathie. C’est tout particulièrement le cas lorsqu’il est question d’aborder les spécificités des femmes.

La naturopathie comme beaucoup d’autres médecines alternatives et complémentaires (MAC), propose en effet une vision particulièrement essentialiste et rétrograde des femmes, qui constituent pourtant la grande majorité de la clientèle des naturopathes.17

Lorsque l’on se penche sur les contenus relatifs à la naturopathie au féminin (par exemple en explorant les résultats de recherche sur internet lorsque l’on saisit « naturopathie femmes »), on trouve sans surprise la mention de la prise en charge des pathologies et troubles spécifiques aux personnes qui possèdent un appareil génital dit féminin : variations des cycles menstruels, syndrome prémenstruel (SPM), syndrome des ovaires polykystiques (SOPK), endométriose, infections vaginales, kystes ovariens, troubles associés à la ménopause…

On trouve également mention, de manière systématique, de tout ce qui a trait à la procréation, qui semble être un passage presque obligé pour les femmes… Les naturopathes proposent une aide pour optimiser la fertilité, pour booster la libido, pour mener une grossesse « naturelle » et pour allaiter (solution très largement valorisée en raison de sa dimension « naturelle », au détriment des solutions parfois plus adaptées aux souhaits des parents et à leurs contraintes). Où sont les pères dans tout ça ? Aucune idée, car apparemment, la procréation est visiblement perçue comme une affaire de femmes.

Le pendant du rôle reproducteur des femmes, c’est la contraception, également mise en avant par les naturopathes à la condition qu’elle soit naturelle. Il est en effet régulièrement fait mention de l’arrêt de la pilule contraceptive, mis en regard avec la valorisation de la symptothermie18. Pourtant, cette méthode très peu fiable s’apparente bien plus à une méthode de planification des naissances qu’à une méthode de contraception. Ce n’est pas rendre service aux femmes que d’en faire la promotion. Par ailleurs, on ne trouve que rarement des naturopathes promouvant les méthodes de contraception masculines… Là encore, il semblerait que la contraception soit envisagée comme une affaire de femmes.

La prise en charge naturopathique pour accompagner une perte de poids revient souvent aussi dans les contenus de naturopathie au féminin. Pourtant, il ne s’agit pas d’une spécificité féminine. Sauf à considérer que les femmes devraient plus que les hommes prendre garde à rester minces…

Dans la même logique, les femmes sont parfois présentées comme ayant des besoins émotionnels spécifiques, qui différeraient de ceux des hommes. Je serais curieux.se de savoir en quoi…

En plus des habituels compléments alimentaires et techniques diverses promues en naturopathie, sont mis en avant des outils spécifiques à l’accompagnement des femmes, tels que les cercles de femmes par exemple. J’ai même pu lire la recommandation de recourir à des outils de gestion du stress pour faire face à la charge mentale (plutôt que d’agir sur la cause en répartissant cette charge mentale dans une perspective féministe19 – il est passé où le causalisme là?).

Et bien évidemment, chacun des contenus de naturopathie au féminin valorise la féminité dans tout ce qu’il y a de plus essentialiste : sont mises en lumière les « qualités féminines », le « besoin naturel » que les femmes auraient de « prendre soin de leur proches », leur rôle protecteur, leur penchant « naturel » à « la recherche du mieux-être », leurs « énergies cycliques », les spécificités du « cerveau féminin » et du « terrain féminin », la « beauté de la femme »… Les femmes sont invitées à prendre conseil auprès des naturopathes pour « se reconnecter » à leur féminité, pour « apprivoiser » leur féminité, pour « célébrer le féminin » ou bien encore pour « vivre leur féminité en pleine conscience ». Nous sommes donc bien loin des revendications émancipatrices et progressistes portées par les féministes qui combattent si ardemment les stéréotypes de genre… Stéréotypes de genre il est important de rappeler qu’ils sont une des composantes majeures du sexisme.

« Les stéréotypes de genre constituent un sérieux obstacle à la réalisation d’une véritable égalité entre les femmes et les hommes et favorisent la discrimination fondée sur le genre. Ce sont des idées préconçues qui assignent arbitrairement aux femmes et aux hommes des rôles déterminés et bornés par leur sexe.

Les stéréotypes sexistes peuvent limiter le développement des talents et capacités naturels des filles et des garçons comme des femmes et des hommes, ainsi que leurs expériences vécues en milieu scolaire ou professionnel et leurs chances dans la vie en général. Les stéréotypes féminins sont à la fois le résultat et la cause d’attitudes, valeurs, normes et préjugés profondément enracinés à l’égard des femmes. Ils sont utilisés pour justifier et maintenir la domination historique des hommes sur les femmes ainsi que les comportements sexistes qui empêchent les femmes de progresser. »20

Dans cette logique de valorisation de la « féminité », les naturopathes mentionnent régulièrement le « féminin sacré », que Wikipedia définit comme « une croyance ésotérique selon laquelle les femmes posséderaient un pouvoir surnaturel particulier, activable grâce à une initiation occulte ».21 Particulièrement essentialiste, ce concept flou aux allures féministes et émancipatrices (en apparence seulement…) qui fleurit dans le milieu du développement personnel, des MAC et du New Age est également sujet à de nombreuses dérives sectaires.22

Enfin, certain.es naturopathes recommandent aux femmes la lecture d’ouvrages très discutables concernant leurs cycles menstruels ou leur sexualité. Des ouvrages aux relents psychanalytiques misogynes23 ou fabulant l’existence de pouvoirs magiques des menstruations, et dont je ne souhaite pas faire la promotion ici.

L’ensemble de ces éléments conduit à inévitablement conclure au sexisme de la vision que la plupart des naturopathes ont des femmes. Il faut cependant noter qu’il n’y a aucune intention hostile derrière tout cela. Au contraire, les intentions sont manifestement bienveillantes. Et il existe un terme approprié pour cela : on parle de sexisme bienveillant, une forme de sexisme qui passe plus souvent inaperçue et qui est socialement plus acceptée.

Une revue de la littérature à ce sujet définit le sexisme bienveillant comme :

« une attitude subjectivement positive, qui décrit les femmes comme des créatures pures, qui doivent être protégées et adorées par les hommes, et dont l’amour est nécessaire à ces derniers pour qu’ils se sentent complets. Le sexisme bienveillant est une attitude sexiste plus implicite [que le sexisme hostile], teintée de chevalerie, qui a une apparence anodine et qui semble même différencier favorablement les femmes en les décrivant comme chaleureuses et sociables. Néanmoins, en suggérant l’idée que les femmes sont fragiles et qu’elles ont besoin de la protection des hommes, le sexisme bienveillant suggère également qu’elles sont inférieures et moins capables qu’eux. »24

Cette même publication conclut que :

« les particularités du sexisme bienveillant font de celui-ci un outil puissant de maintien et de justification des inégalités sociales entre les genres. […] Le sexisme bienveillant et le sexisme hostile sont complémentaires, ils forment un duo efficace où le sexisme bienveillant récompense les femmes qui respectent les rôles traditionnels liés au genre et où le sexisme hostile punit celles qui ne respectent pas ces rôles. »

Je précise pour conclure que je n’ai jamais été confronté.e au moindre contenu naturopathique qui envisage une approche du genre au-delà de la binarité, c’est la raison pour laquelle je me suis contenté.e ici de parler d’hommes et de femmes. D’ailleurs, eu égard à la place centrale que l’appareil génital et les menstruations tiennent dans la conception de la féminité dans une approche naturopathique, il y a de quoi se questionner sur l’inclusion des personnes trans et non binaires. Mais pour le coup, cette remarque concerne aussi bien la médecine, où il est encore compliqué d’être accompagné.e convenablement en tant que personne trans ou non binaire…

A partir de ces éléments, je fais le constat que les personnes qui fuient la médecine pour trouver refuge auprès des MAC en raison du sexisme médical et des violences gynécologiques se retrouvent confrontées à une vision tout aussi essentialiste et sexiste des femmes. La naturopathie et les MAC ne sont donc pas une alternative féministe à la médecine (en plus de ne pas être une alternative valable en termes de santé…).

Pour lire les articles précédents et suivants de cette série sur la naturopathie : cliquer ici.

Les ressources partagées en note de bas de page n’indiquent pas que je suis en accord avec l’ensemble des positions des personnes à l’origine des articles, vidéos ou autres publications référencées. J’ai choisi de mentionner ces ressources car elles sont, au moment de la rédaction de ces articles, celles que j’estime les plus complètes et accessibles parmi celles dont j’ai connaissance.

Métacritique de la naturopathie

Cet article (10/12) s’inscrit dans une série de douze articles sur la naturopathie rédigée avec la volonté de porter un regard détaillé et critique sur la discipline, et dont vous pourrez trouver le sommaire ici. Il ne s’agit pas de partir en quête d’une vérité absolue, mais d’alimenter des réflexions destinées à éviter de causer ou laisser perdurer des souffrances inutiles, de permettre à chacun.e de faire les meilleurs choix en termes de santé. Dans ce dixième article, il s’agira de présenter une critique de la critique de la naturopathie.

Cela fait quelques mois que la critique de la naturopathie a le vent en poupe. Tous les médias veulent avoir leur article, leur dossier ou leur reportage sur le sujet, parce que ça fait vendre. Normal, c’est à la mode en ce moment.

Sauf que dans cette course effrénée à l’audience, beaucoup de journalistes en oublient de faire correctement leur travail… Et c’est aussi le cas de pas mal de personnes qui se revendiquent du scepticisme (ou de la zététique, ou de l’esprit critique) et qui s’essaient à la critique de la naturopathie.

Beaucoup de contenus font en effet la critique d’une caricature de naturopathie, et non pas de la naturopathie telle qu’elle est réellement pratiquée par l’immense majorité des naturopathes en exercice… Ce qui est assez énervant, car des arguments solides pour critiquer la naturopathie, il y a des tonnes, et que fabriquer des hommes de paille ne nous aide pas à lutter efficacement contre les dangers des médecines alternatives et complémentaires.

Un des travers que j’observe le plus souvent, c’est la tendance à généraliser à partir d’un cas particulier qui n’est absolument pas représentatif de l’ensemble. En l’occurrence, beaucoup de personnes pensent faire une critique pertinente de la naturopathie en dénonçant les discours des désormais très médiatiques Thierry Casanovas, Irène Grosjean ou Miguel Bathéléry. Sauf que dans la réalité, ces personnes qui appartiennent au mouvement hygiéniste (la branche la plus « extrême » de la naturopathie) ne représentent absolument pas les milliers de naturopathes qui exercent en France. De nombreux.ses naturopathes seront d’ailleurs d’accord pour critiquer aussi les postures extrêmes des naturopathes hygiénistes.

Attention, je ne dis pas qu’il ne faut pas critiquer les pratiques et discours de ces personnes et des autres hygiénistes ! D’ailleurs le collectif L’extracteur fait un travail remarquable à ce sujet. Je dis simplement qu’il ne faut pas prétendre que ces personnes sont représentatives de la naturopathie. Parce que ça, ça serait de la caricature.

Car non, les naturopathes ne sont pas toustes en train de recommander à tout de bras le crudivorisme et le végétalisme au quotidien, le jeûne à chaque saison, les purges à répétition, ou bien encore les désormais connus bains dérivatifs. Ce n’est absolument pas la norme25. Et même s’il faut bien évidemment en parler pour alerter sur les dangers de ces discours, il convient de prendre des précautions pour ne pas généraliser.

Et si vous êtes en manque d’inspiration pour argumenter au sujet de la naturopathie, n’hésitez pas à vous plonger dans les articles de cette série et piochez-y ce dont vous avez besoin. Ceci étant dit, vous vous demandez peut-être pour quelle raison vous devriez avoir plus confiance en mon analyse qu’en celle de n’importe quel.le autre vulgarisateurice sur le sujet. Je vais donc prendre le temps de me présenter brièvement et de défendre ma légitimité à prendre position à ce sujet…

Avant d’exercer la diététique, j’ai été moi-même naturopathe. Je me suis formé.e dans une école certifiée par la fédération française de naturopathie (une année à temps plein, c’est la formation la plus longue actuellement proposée en France – et la plus coûteuse aussi…). Puis, j’ai exercé la naturopathie à mon compte pendant plusieurs années : je menais des consultations individuelles bien sûr, mais aussi des séances de réflexologie plantaire et de massage, des sessions de formation à la réflexologie plantaire, ainsi que des conférences thématiques régulières en magasin bio.

J’ai progressivement remis en question les outils et les fondements de la naturopathie, jusqu’à ne plus souhaiter exercer. Attiré.e depuis de nombreuses années par la diététique, je me suis donc formé.e pour devenir professionnel.le de santé et exercer légalement la diététique sur la base de données fiables et éprouvées. En parallèle de cela, depuis trois ans, je produis des contenus de vulgarisation pour inviter le grand public à porter un regard critique sur la naturopathie et les médecines alternatives et complémentaires.

Certaines personnes pensent que je suis désormais à la solde des laboratoires pharmaceutiques. Je n’ai pourtant aucun conflit ou lien d’intérêt à déclarer : je tire mes seuls revenus de mon activité libérale de diététicien.ne, et je n’ai jamais perçu le moindre centime provenant d’une entreprise du secteur médical ou pharmaceutique, ni même de l’industrie agro-alimentaire. Enfin, sauf si un bon de réduction de 50 centimes distribué sur un stand de promotion de merguez végétales ça compte… Auquel cas j’ai un lien d’intérêt avec l’entreprise Happyvore à déclarer !

D’autres personnes encore estiment que, si je suis critique de la naturopathie aujourd’hui, c’est parce que je n’aurais pas bien compris le sujet : je n’aurais pas saisi l’essence et la subtilité des concepts naturopathiques. Étrange pourtant… car à la journée de certification de la Féna j’ai été classé.e 10ème sur environ 450 étudiant.es, et ma moyenne générale pendant mon année de formation était de 16/20. Donc bon, soit j’ai effectivement bien saisi les concepts de la naturopathie… soit j’ai réussi à berner pendant une année entière mes 11 enseignant.es, mais aussi les évaluateurs de la Féna. A vous de juger ce qui vous semble le plus probable !

Alors bien évidemment, cela ne signifie pas que je détienne la vérité absolue à ce sujet (ni sur aucun autre d’ailleurs), et je vous invite à faire preuve d’esprit critique en me lisant. Il me semble cependant que mon parcours me permet d’avoir quelques connaissances pertinentes à partager.

Pour lire les articles précédents et suivants de cette série sur la naturopathie : cliquer ici.

Naturopathie et exercices illégaux de la médecine et de la diététique

Cet article (9/12) s’inscrit dans une série de douze articles sur la naturopathie rédigée avec la volonté de porter un regard détaillé et critique sur la discipline, et dont vous pourrez trouver le sommaire ici. Il ne s’agit pas de partir en quête d’une vérité absolue, mais d’alimenter des réflexions destinées à éviter de causer ou laisser perdurer des souffrances inutiles, de permettre à chacun.e de faire les meilleurs choix en termes de santé. Dans ce neuvième article, il s’agira de présenter des éléments relatifs à l’exercice illégal de la médecine et de la diététique.

Une partie des naturopathes milite activement pour qu’une réglementation vienne encadrer leur pratique, comme ce fût le cas en son temps pour l’ostéopathie (modèle de médecine alternative et complémentaire – MAC – qui inspire bon nombre de naturopathes en quête de reconnaissance) : il s’agirait ainsi de légitimer la discipline, d’en faciliter l’insertion dans les parcours de soin médicaux, et d’en restreindre l’accès aux personnes ayant suivi un cursus de formation strictement défini.

A l’inverse, de nombreux.ses professionnel.les de santé ne souhaitent pas une telle réglementation, mais désirent que les lois actuelles destinées à protéger l’exercice de la médecine et de la diététique soient appliquées de manière plus systématique, afin de préserver la santé des patient.es.

Commençons par évoquer le délit d’ exercice illégal de la médecine, qui est encadré par les articles L4161-1 à L4161-6 du Code de la santé publique :

« Exerce illégalement la médecine :

1° Toute personne qui prend part habituellement ou par direction suivie, même en présence d’un médecin, à l’établissement d’un diagnostic ou au traitement de maladies, congénitales ou acquises, réelles ou supposées, par actes personnels, consultations verbales ou écrites ou par tous autres procédés quels qu’ils soient, ou pratique l’un des actes professionnels prévus dans une nomenclature fixée par arrêté du ministre chargé de la santé pris après avis de l’Académie nationale de médecine, sans être titulaire d’un diplôme, certificat ou autre titre mentionné à l’article L. 4131-1 et exigé pour l’exercice de la profession de médecin […] »

La plupart des naturopathes le savent : leur pratique relève bel et bien de l’exercice illégal de la médecine. Cependant, iels misent sur la difficulté à prouver le caractère répété des actes interdits pour que les juges ne les condamnent pas en cas de poursuite.

Je voudrais prendre un temps pour insister sur la notion de diagnostic, dont je rappelle la définition : le diagnostic médical est la démarche par laquelle une personne détermine l’affection dont souffre un.e patient.e. Établir un diagnostic lorsque l’on est pas médecin relève de l’exercice illégal de la médecine, comme mentionné ci-dessus. Le discours officiel de la naturopathie consiste à affirmer que les naturopathes ne sont pas concerné.es, car iels n’établiraient pas de diagnostic, mais établiraient un « bilan de santé » ou un « bilan de vitalité » : on parle alors de terrain, de forces, de faiblesses, de prédispositions, d’indices, d’hypothèses, d’énergie vitale, de tempérament, de constitution ou de diathèse…

Pourtant, en pratique, les naturopathes ne cessent de prétendre déterminer les causes réelles et profondes des maladies (cf. le causalisme et l’humorisme, piliers de la naturopathie mentionnés précédemment). En parallèle de cela, le recours à des questionnaires diagnostics est très courant en naturopathie, que ce soit pour diagnostiquer une candidose, une acidose, des « carences » en neurotransmetteurs ou bien encore une hyper-perméabilité intestinale. Les naturopathes renvoient aussi régulièrement vers divers bilans biologiques supposément pertinents pour la prise en charge qu’iels proposent : dosage de l’iode dans les urines, analyse du microbiote intestinal, dépistage de pseudo-intolérances alimentaires à IgG26, recherche d’anticorps spécifiques à la candidose etc. Mentionnons également le recours commun à l’iridologie27, cette pratique qui consiste à observer l’iris (la partie colorée des yeux) pour déterminer des prédispositions ou des troubles de santé. Il s’agirait de déterminer la présence de carences, de toxines, de marqueurs d’oxydation ou de surcharges métaboliques. Ce qui relève donc bien d’une démarche diagnostique…

Prenons également un temps pour questionner la dimension thérapeutique de la naturopathie. Les naturopathes, pensant échapper ainsi à l’exercice illégal de la médecine, prétendent souvent avoir une activité purement préventive et ne pas proposer de traitements. Pourtant, une large partie des personnes qui consultent le font dans l’idée d’améliorer leur état de santé, voire de traiter une maladie, et non pas uniquement dans une démarche préventive ou de bien-être. D’ailleurs, on retrouve cet aspect curatif dans la définition même de la naturopathie (voir le premier article de cette série), qui évoque l’objectif d’ «  optimiser la santé globale de l’individu » et de « permettre à l’organisme de s’auto-régénérer ». Et il n’y a pas besoin de creuser bien loin pour trouver d’innombrables articles, ouvrages et vidéos qui mettent en avant les prétentions thérapeutiques de la naturopathie.

La plupart des naturopathes ne sont pas dupes : iels savent que leur activité tombe sous le coup de la législation relative à l’exercice illégal de la médecine. Iels vont par contre faire en sorte que cela ne puisse pas être prouvé devant un.e juge, notamment en prenant des précautions de langage et en laissant un minimum de traces écrites, ce qui rend difficile de prouver le caractère répété des actes interdits.

Parmi les précautions de langage couramment recommandées, on pourrait citer le fait de ne pas mentionner de pathologies sur son site internet ou ses réseaux sociaux, de ne pas afficher publiquement de prétentions thérapeutiques, ou bien encore de substituer certains termes médicaux par des termes moins connotés : « bilan de santé » et non pas « diagnostic », « accompagnement holistique » et non pas « consultation », « phytologie » et non pas « phytothérapie », « consultant.e » et non pas « patient.e » etc. Or, changer l’étiquette du bocal n’en modifie pas le contenu : qu’une recommandation d’huile essentielle en raison de ses prétendues propriétés curatives soit présentée comme relevant de l’aromatologie plutôt que de l’aromathérapie n’ôte en rien sa dimension thérapeutique.

Ces recommandations consistant à jouer sur les mots sont le plus souvent faites dès la période de formation en naturopathie, et quasi-systématiquement dans un contexte privé. Pourtant, en cherchant un peu, on peut trouver des recommandations de ce genre formulées publiquement, comme par exemple dans cette vidéo récente28 où un naturopathe de renom conseille de jeunes diplômé.es en naturopathie :

« Et il est évident que tout qui se termine par « thérapie », vous l’oubliez en France – réservé aux médecins – de même que « diététique » qui est lié à un diplôme d’État […] Acupuncture : pas question de piquer – ou discrètement ! […] Les mots qui tuent, c’est des rappels pour les professionnels qui sont là […] pour éviter d’aller tout de suite en prison. […] La liste est longue, j’ai deux pages de mots. Je vais vous les donner rapidement. […] A comme « aromathérapie », oubliez hein, on croit souvent que l’aroma fait partie de nos techniques : non ! Il faut jouer sur les mots ou réfléchir et parler d’aromatologie et non pas d’aromathérapie. Tous les mots se terminant par « thérapie » en France amènent en prison. […] « Diététique » ou « diététicien », ben non. Il y a un diplôme d’État donc on peut parler de « réglages alimentaires », on peut parler d’« hygiène alimentaire », d’accord ? Si vous voulez un mot compliqué, vous utilisez le mot « bromatologie » […] « Ordonnance » bien sûr, aucune ordonnance, on ordonne rien, de quel droit ? On conseille, on accompagne… »

Ces « bons » conseils m’amènent à évoquer l’exercice illégal de la diététique. La profession de diététicien.e est définie par l’article L. 4371-1 du code de la santé publique dans les termes suivants :

« Est considérée comme exerçant la profession de diététicien toute personne qui, habituellement, dispense des conseils nutritionnels et, sur prescription médicale, participe à l’éducation et à la rééducation nutritionnelle des patients atteints de troubles du métabolisme ou de l’alimentation, par l’établissement d’un bilan diététique personnalisé et une éducation diététique adaptée. […] »

En outre, l’article L. 4371-2 du code de la santé publique énonce que :

« Seules peuvent exercer la profession de diététicien les personnes titulaires du diplôme d’Etat mentionné à l’article L. 4371-3 ou titulaires de l’autorisation prévue à l’article L. 4371-4 ou mentionnées à l’article L. 4371-7. »

Il résulte de la combinaison de ces dispositions que toute personne qui, sans être titulaire d’un diplôme de diététicien.e (ou d’un titre ou d’une autorisation spécifique), délivre des conseils nutritionnels pratique illégalement la profession de diététicien.e. Ce qui caractérise l’activité principale des naturopathes, pour lesquel.les les recommandations nutritionnelles constituent le socle de leur pratique. C’est donc en connaissance de cause qu’iels choisissent de parler de « réglages alimentaires », d’« hygiène alimentaire » ou de « bromatologie », espérant ainsi échapper à une condamnation pour exercice illégal de la diététique…

Mais les précautions qu’iels prennent à ce sujet sont moindres que celles déployées pour ne pas être jugé.es coupables d’exercice illégal de la médecine. Sûrement car leurs craintes sont moindres aussi, en l’absence d’institution ordinale protectrice de la profession de diététicien.ne.

Pour lire les articles précédents et suivants de cette série sur la naturopathie : cliquer ici.

Les principaux dangers de la naturopathie

Cet article (8/12) s’inscrit dans une série de douze articles sur la naturopathie rédigée avec la volonté de porter un regard détaillé et critique sur la discipline, et dont vous pourrez trouver le sommaire ici. Il ne s’agit pas de partir en quête d’une vérité absolue, mais d’alimenter des réflexions destinées à éviter de causer ou laisser perdurer des souffrances inutiles, de permettre à chacun.e de faire les meilleurs choix en termes de santé. Dans ce huitième article, il s’agira de détailler les principaux dangers de la naturopathie.

Certes, la naturopathie n’a pas apporté la preuve de son efficacité à prévenir ou guérir les maladies. Pour autant, certaines personnes assurent que cela ne représenterait pas un danger, que cela ne pourrait pas faire de mal. C’est d’ailleurs une des connotations de l’expression « médecine douce » : nous n’avons rien à craindre de la douceur, n’est-ce pas ?

Dans la réalité, la nuance est pourtant de mise. Car la naturopathie, au même titre que les autres médecines alternatives et complémentaires (MAC), expose à plusieurs risques importants. A commencer par un risque financier : il n’est en effet pas rare de voir certaines personnes dépenser des sommes très importantes pour être accompagnées sur la durée par des naturopathes et autres praticien.nes de MAC, sans bénéficier pour autant de cet accompagnement… Je pense également aux personnes qui, animées par de louables intentions, choisissent de se former en naturopathie et se délestent de plusieurs centaines voire milliers d’euros, au seul profit du business juteux des formations en naturopathie.

Un autre risque important, c’est le risque de développer des carences alimentaires et des troubles du comportement alimentaire en adoptant un régime restrictif sans aucune justification médicale ni encadrement adapté. Car rappelons-le : les naturopathes ne sont pas formé.es à prodiguer des recommandations diététiques fiables. Leur formation sur ce point est faible à la fois en termes de volume horaire (tout au plus quelques dizaines d’heures pour les plus formé.es), mais aussi en termes de validité scientifique. Leur formation est sans commune mesure avec celle des professionnel.les de santé que sont les diététicien.nes, qui bénéficient d’une formation de 2 à 3 années, basée sur les connaissances les plus actuelles qui se dégagent de la recherche scientifique et complétée par plusieurs mois de stages effectués en milieu hospitalier.

A ce sujet, il est également possible d’aggraver une situation pathologique en demandant des conseils diététiques à un.e naturopathe, car iels ne sont bien évidemment pas formée.es à la diététique thérapeutique (diététique spécifique à certaines pathologies comme le diabète, l’insuffisance rénale, l’hypertension artérielle, les MICI etc.). Pourtant, cette absence de compétence ne les empêche pas de prendre en charge des personnes souffrant de pathologies qui justifieraient le mise en place d’un régime adapté, et de leur recommander les habituels régimes promus en naturopathie (régime hypotoxique, diète alcalinisante, alimentation sans gluten etc.).

Pour ce qui concerne les compléments alimentaires recommandés par les naturopathes, ceux-ci exposent à d’autres risques, notamment un risque d’allergie, d’intoxication, ou d’interaction médicamenteuse. Ces risques sont souvent sous-évalués en raison du caractère « naturel » des compléments alimentaires. Or, chaque année on comptabilise des accidents graves liés à la consommation de compléments alimentaires de vitamines, plantes ou autres. Certains font l’objet de publications par l’ANSES (agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail), qui cherche à sensibiliser à ces risques. Risques qui sont par ailleurs mis en regard avec l’absence de nécessité de recourir à l’immense majorité de ces compléments.29

Pour ce qui concerne les plantes plus spécifiquement, les formations en naturopathie sont très superficielles et ne permettent pas de recommander un usage sécuritaire des différents compléments existants. Car les plantes, aussi naturelles soient-elles, ne sont pas dépourvues d’effets secondaires tout à fait comparables à ceux des médicaments lorsqu’elles contiennent des molécules très actives. Il existe un risque d’effets secondaires conséquent, mais aussi de nombreuses contre-indications (nourrissons, enfants, personnes enceintes ou allaitantes, situation pathologique), un risque d’allergie et de nombreux risques d’interactions médicamenteuses.30

Pour ne citer qu’un exemple à ce sujet, nous pouvons mentionner le risque d’hépatites liées à la consommation de compléments alimentaires contenant du curcuma31, plante très à la mode chez les naturopathes en raison de ses prétendus effets hépatoprotecteur, anticancéreux, anti-inflammatoire, anti-viral, antioxydant, anti-dépresseur, curatif de certaines pathologies neurodégénératives et des troubles de la mémoire, régulateur de la glycémie, amincissant, protecteur cardio-vasculaire, apaisant pour l’eczéma et le psoriasis, antihistaminique, antiparasitaire etc… (je m’arrête là mais vous l’avez compris : selon certain.es naturopathes, le curcuma guérirait tout sauf la mort)

Mais le risque principal de la naturopathie, c’est la perte de chance d’être soigné.e. En premier lieu car se tourner vers la naturopathie au lieu de solliciter l’accompagnement d’un.e professionnel.le de santé, c’est risquer un retard de diagnostic. Les naturopathes ne sont en effet pas formé.es à établir un diagnostic médical, ni même à détecter les signes qui doivent conduire à solliciter une prise en charge médicale rapide (voire urgente…). On peut ainsi passer des mois voire des années à être suivi.e par un.e naturopathe, en passant continuellement à côté de la cause réelle de nos souffrances.

Mais aussi car les discours naturopathiques sur le prétendu causalisme, sur l’hygiénisme, sur le vitalisme et les autres discours de défiance envers la médecine basée sur les preuves, peuvent conduire plus ou moins progressivement à un éloignement de la médecine*. En adhérant à ces croyances, on augmente en effet la probabilité de refuser ou arrêter un traitement médicamenteux, refuser la vaccination32 ou bien encore refuser ou retarder une intervention chirurgicale33. Et c’est bien là que réside le principal danger de la naturopathie : éloigner d’une prise en charge médicale efficace et éprouvée, au détriment de notre santé et de celles des personnes qui dépendent de nous.

Pour lire les articles précédents et suivants de cette série sur la naturopathie : cliquer ici.


*Focus sur l’éloignement de la médecine :

Il semblerait qu’il y ait une incompréhension à ce sujet puisque, selon certaines personnes, il suffirait de ne pas déconseiller à sa cliente de voir un médecin ou de prendre son traitement, de lui demander si elle est suivie par son médecin traitant et de s’interdire de suggérer l’arrêt d’un traitement… pour garantir que l’on est pas en train d’éloigner les gens de la médecine.

Sauf que, le plus souvent c’est beaucoup plus subtil que cela…

  • Suggérer qu’il y a pleeeeeein d’autres choses très efficaces à tester avant de prendre un traitement ou bénéficier d’une intervention chirurgicale. Par exemple de manger plus sainement, de jeûner ou de se gaver de compléments alimentaires plutôt que de prendre des antidépresseurs quand on a envie de se pendre.
  • Renforcer l’idée que seules les méthodes « naturelles » permettent d’être en bonne santé de manière durable, décrédibilisant ainsi de manière indirecte toute tentative non « naturelle » de se soigner (médicaments, vaccins, chirurgie…).
  • Évoquer sans cesse les effets secondaires indésirables des traitements médicamenteux et chirurgicaux, les exagérer, tout en minimisant les effets bénéfiques (voire carrément les nier). Ce qui encourage bien évidemment à se méfier des traitements médicaux. (à noter au passage que rares sont les naturopathes à connaître et présenter les effets indésirables parfois très graves des compléments alimentaires qu’iels recommandent à tour de bras…)
  • Émettre des doutes sur la vaccination en évoquant de possibles graves effets secondaires qui n’ont pourtant jamais été observés dans la réalité… Ce qui suscite bien évidemment des peurs qui conduisent les gens à refuser la vaccination alors qu’elle leur serait pourtant très profitable.
  • Exagérer l’influence des laboratoires sur le monde médical pour accroître la défiance généralisée envers la médecine et les professionnel.les de santé. (tout en passant sous silence l’influence des laboratoires sur les pseudo-médecines…)
  • Présenter la médecine comme ayant une approche strictement symptomatique, donc étant dans l’incapacité de guérir les causes des problèmes de santé.
  • Etc…

Autant de comportements et discours qui, de manière indirecte mais très efficace, conduisent à éloigner les gens de la médecine en développant une méfiance démesurée.