L’effet Matilda ou l’invisibilisation des femmes de science

En pensée critique, on connaisait l’effet Mathieu 1 faisant référence à la moindre recognition (notamment en science) de ceux qui parte avec un capital de départ (matériel, social ou culturel) moins élévé. On doit à Margaret Rossiter, historienne des sciences états-unienne, une variante, l’effet Matilda, un clin d’oeil à la suffragiste, libre-penseuse, abolitionniste, Matilda J. Cage, une des premières à dénoncer l’absence des femmes dans les récits historiques et scientifiques.

Parmi les sans-droits et sans-noms des oubliettes de l’histoire des sciences, une écrasante majorité a en commun d’être de genre féminin. Les femmes scientifiques sont moins reconnues de leur vivant, notamment en raison de leur statut plus précaire et subordonné. 2 Leur contribution est aussi invisibilisée dans les récits scientifiques, par paresse – on s’attarde uniquement sur les figures, principalement masculines, déjà connues -, inertie ou biais sexiste.

Margaret W. Rossiter revient sur certaines de ces figures oubliées dans son article sur l’effet Matilda 3. Une des premières connues est Trota, une médecin de l’Italie du douzième siècle, qui documenta et traita, de manière inédite, des pathologies féminines. Son nom devint connu par l’action de son époux et de son fils, tous deux médecins également. Un moine, chargé de rédiger un traité sur la médecine au Moyen-Age, décida toutefois qu’une telle contribution ne pouvait être que le fait d’un homme et donna à son nom la forme latine masculine. Une erreur qui la fit passer, en tant qu’homme, à la prospérité. Il faudra attendre le vingtième siècle pour que cette erreur soit réctifiée par l’historien de la médecine allemand Karl Sudhoff, qui, au passage, dégrada sa qualification au rang d’assistante sage-femme, un statut qui retira toute mention à ses découvertes dans les ouvrages scientifiques postérieurs.

Trota – aussi appelée Trotula – représentée dans une gravure du quatorzième siècle.

Plus proche de nous, Frieda S. Robscheit-Robbins, doctoresse en médecine allemande experte du traitement de l’anémie, fut privée du Prix Nobel en 1934 au profit de son co-auteur. L’histoire retient par contre, sa « présence »et ses coiffes toujours élégantes 4. Si les femmes non- mariées sont d’office non reconnues, les travaux et découvertes des femmes mariées à d’autres scientifiques reviennent, quasi systématiquement, à leur conjoint, même dans les cas, nombreux, où leur contribution excède celle de leur partenaire masculin.

En qualifiant cette stratégie d’invisibilisation systématique, l’effet Matilda invite à accroître notre vigilance et à considérer, au moment de se pencher sur l’histoire des découvertes scientifiques, qu’il est fort probable que derrière chaque grand homme se cache non seulement une multitude de collaborateurs oubliés mais aussi un grand nombre de femmes.

Si vous faites partie de celles et ceux qui ont contribué à réparer cette injustice en effectuant des recherches sur des femmes scientifiques oubliées? Contactez nous !

À propos du critère de réfutabilité et des hypothèses ad hoc

Le critère de réfutabilité est bien connu dans le milieu zététique : élément clé permettant de distinguer sciences et pseudosciences, il est pourtant plus difficile à manier qu’il n’y paraît. Afin d’éviter que le corps astral de Karl Popper ne se retourne dans son plan cosmique sépulcral, notre collègue Jérémy Attard nous aide à nous y retrouver, rappelant les bases de ce concept majeur d’épistémologie, puis en pointant les écueils à contourner lorsqu’il est question de le vulgariser.

Simplifier, sans déformer

Dans notre enseignement de la zététique nous avons souvent coutume de déclarer : « Une proposition irréfutable n’est pas scientifique ! » ce qui pourrait sous-entendre qu’une telle proposition ne mérite pas notre attention. Nous entendons par « proposition irréfutable » indistinctement les propositions du type « demain il va pleuvoir ou bien il ne va pas pleuvoir » comme celles du genre « oui, certes, on a des photos de la Terre vue de l’espace, mais c’est des montages de la NASA pour nous cacher que la Terre est plate ! » Le premier cas correspond à une proposition vraie indépendamment de l’expérience et donc qui n’a pas beaucoup de chance de nous apporter une quelconque information substantielle sur le monde ; le second est un cas bien connu d’immunisation contre la réfutation consistant à rajouter une hypothèse ad hoc pour sauver une thèse à laquelle on tient. Lorsque nous parlons de ce critère de réfutabilité, nous faisons évidemment référence à l’éminent philosophe des sciences Karl Popper qui l’a établi et popularisé dans les années 1930 [1]. Cependant, de même qu’il ne viendrait à l’idée de personne, a priori, de présenter l’effet placebo tel que décrit dans la première méta-analyse de Henry Beecher en 1955 sans tenir compte des travaux plus récents qui le remettent assez profondément en question, il nous semble étrange de résumer l’épistémologie, et notamment la réfutabilité, à Karl Popper sans prendre en compte ce qu’il s’est passé après lui. Il ne s’agit pas, dans un enseignement de zététique consacré aux bases épistémologiques, de faire un cours à proprement parler d’épistémologie, bien entendu. Il s’agit simplement de glisser quelques nuances, qui apporteront un peu de profondeur au problème sans pour autant nous perdre dans des considérations stratosphérico-métaphysiques désincarnées des besoins d’outils pratiques de celles et ceux venu-e-s nous écouter.

Photo et citation de Karl Popper

Il s’agit, d’abord, de réaliser une meilleure vulgarisation que celle que nous faisons. Dans toute démarche de vulgarisation, il y a un équilibre subtil à trouver entre la simplicité du propos, dans un but pédagogique de transmission, et sa solidité scientifique. Ce que l’on gagne en simplicité, on le perd très souvent en rigueur et inversement. Ce que nous proposons ici est une façon de présenter le critère de réfutabilité qui améliore cet équilibre par rapport à la façon dont il est habituellement enseigné. N’oublions pas que comprendre le critère de réfutabilité est un objectif pédagogique avant tout : donner un outil simple d’utilisation pour identifier rapidement, au moins dans un premier temps, ce qui distingue une science d’une pseudoscience. Mais une trop grande simplification, pour toute pédagogique qu’elle soit, peut se retourner contre son but initial si l’on ne transmet pas en même temps l’idée que « c’est un peu plus compliqué que ça » ainsi que des pistes pour aller chercher plus loin.

En effet, si l’on creuse un peu l’histoire des sciences d’une part, et la philosophie des sciences d’autre part, on se rend rapidement compte de deux choses : 1/ les théories les plus scientifiques sont fondées sur des propositions irréfutables ; 2/ le fait d’ajouter des hypothèses pour « sauver » une théorie constitue la majeure partie du travail des scientifiques. Une fois ces deux faits établis, et donc mis à jour le caractère un peu « léger » de notre critique usuelle de l’irréfutabilité, nous verrons comment l’améliorer sans trop d’efforts et ainsi ne plus tendre l’homme de paille1 pour nous faire battre. En effet, une personne défendant un contenu pseudoscientifique et un tant soit peu au fait de l’histoire ou de la philosophie des sciences pourrait nous rétorquer que la science, telle qu’on la présente, fonctionne en réalité de la même manière (et elle n’aurait pas tort…) C’est aussi l’occasion de donner quelques références supplémentaires en épistémologie si l’on veut aller creuser le sujet.

La théorie peut-elle réfuter l’expérience ?

C’est un fait bien accepté qu’une théorie scientifique doit pouvoir rentrer en contradiction avec l’expérience. Le raisonnement est relativement simple : une théorie scientifique prétend dire quelque chose de non trivial sur le monde, et donc tirer sa validité de l’expérience. Si une théorie est irréfutable, c’est-à-dire si elle ne produit que des énoncés tautologiques, vrais en dehors de toute expérience, sa validité ne va pas être conditionnée par celle-ci. L’expérience est pourtant in fine la seule manière que l’on a de rentrer en contact avec la réalité objective dont on prétend pouvoir obtenir une information fiable. Une théorie qui ne produit que des énoncés tautologiques ou qui est immunisée d’une manière ou d’une autre contre la réfutation ne pourra donc pas obtenir d’information non triviale sur le monde, et ainsi ne pourra pas être considérée comme scientifique. En d’autres termes, ce qui est intéressant lorsque l’on prétend dire quelque chose sur le monde, ce n’est pas simplement d’avoir raison, mais d’avoir raison alors qu’on aurait très bien pu avoir tort : c’est de ce type de validation qu’une théorie tire sa valeur scientifique.

Il faut donc que la théorie ait une possibilité de rentrer en contradiction avec l’expérience. Mais, plus précisément, qu’est-ce qui rentre en contact avec l’expérience, dans une théorie ? Prenons un exemple concret, tiré de la physique : le principe de conservation de l’énergie. Dans le cadre de la physique newtonienne, celui-ci s’énonce de la manière suivante : « L’énergie totale d’un système isolé se conserve », un système isolé étant défini comme un système qui n’échange ni énergie ni matière avec l’extérieur. En gros, l’énergie peut changer de forme au sein du système mais ne peut pas disparaître ou apparaître si le système est isolé. Posons-nous alors la question : est-ce que ce principe est réfutable par l’expérience ? On a envie de dire oui, à première vue : si l’on observe un système qu’on a de bonnes raisons de considérer comme isolé et dont l’énergie totale augmente ou diminue, alors on pourrait dire que l’on a réfuté ce principe. Pourtant, penser de cette façon est une erreur à la fois au regard de l’histoire que de la philosophie des sciences. En effet, historiquement, à chaque fois que ce principe a été remis en question, on ne l’a jamais abandonné : on l’a au contraire considéré comme vrai a priori, ce qui a poussé les physicien-ne-s à inventer de nouvelles entités ou des nouveaux phénomènes (par exemple, des formes d’énergies ou des particules inconnues jusqu’alors) pour « sauver » ce principe contre l’expérience : la théorie peut en quelque chose parfois réfuter l’expérience2.

Et cette méthode a très souvent porté ses fruits puisqu’elle a conduit à la découverte de Neptune, des forces de frottements, des neutrinos ou encore du boson de Higgs : dans chacun de ces cas précis, face à une réfutation par l’expérience, on a imaginé des hypothèses pour expliquer pourquoi l’expérience ne collait pas avec ce que l’on avait prédit, tout simplement parce que la solidité de la théorie était posée comme une certitude acquise au vu de ses nombreux succès expérimentaux précédents. On trouvera de nombreux exemples de cette façon de fonctionner en particulier dans les travaux de Thomas Kuhn. Celui-ci, dans son ouvrage majeur [2], décrit en effet l’activité « normale » du ou de la scientifique comme étant la résolution de problèmes au sein d’un paradigme donné. Les « problèmes » dont il s’agit ne sont donc absolument pas considérés, de ce point de vue, comme des réfutations de la théorie dans son ensemble, mais simplement comme des anomalies qu’une reconfiguration de la théorie doit pouvoir absorber. Les anomalies fondamentales, comme celle de l’avancée du périhélie de Mercure, ne sont considérées comme telles que rétrospectivement, et peuvent très bien être parfaitement connues de la communauté scientifique pendant des décennies sans que cela n’implique la remise en question profonde de la théorie sous-jacente.

Du point de vue philosophique, maintenant, cela n’a pas vraiment de sens de considérer qu’un principe fondamental comme celui de la conservation de l’énergie puisse être vrai ou faux : en effet, si face à une contradiction avec l’expérience, on déclare que ce principe est faux, on ne peut plus rien faire ; on n’a pas réglé le problème, on est juste sorti du cadre au sein duquel c’était un problème – ce qui n’est pas du tout la même chose. Par exemple, le problème de l’accélération de l’expansion de l’univers, en cosmologie, est fondamentalement un problème de conservation de l’énergie. Si l’on déclare qu’en fait l’énergie ne se conserve pas, que ce principe est faux, l’accélération de l’expansion n’est plus un problème – son aspect problématique n’existe qu’au sein d’un paradigme où l’énergie se conserve. L’ennui est qu’une fois considéré ce principe comme réfuté, on se retrouve démuni pour faire de nouvelles prédictions, puisque tout ce que l’on avait pour parler de ce pan de la réalité était justement le principe de conservation de l’énergie !

Les programmes de recherche

Ainsi, devant ce double constat, il est intéressant d’affiner ce critère de réfutabilité et d’emprunter à Imre Lakatos, philosophe hongrois et disciple de Karl Popper, la notion de programme de recherche [3]. Pour Lakatos, un programme de recherche est constitué d’une part d’un noyau dur formé de définitions, de principes, de propositions définissant un cadre avec lequel on va investiguer un pan du réel, et d’autre part d’une certaine quantité d’hypothèses auxiliaires desquelles on va déduire, à l’aide des règles du noyau dur, des prédictions qui pourront rentrer en contradiction avec l’expérience. Ce sont ces prédictions-là qui doivent être réfutables, et rien d’autre. Si une prédiction rentre en contradiction avec l’expérience, alors on va modifier des hypothèses auxiliaires afin de résoudre cette contradiction. Un programme de recherche génère alors une suite de théories où l’on passe de l’une à l’autre par un changement d’hypothèses auxiliaires. Le problème, bien sûr, est qu’il y a toujours beaucoup de façons de réajuster notre édifice théorique afin de faire coller une prédiction avec l’expérience3. Karl Popper en est d’ailleurs lui-même bien conscient. Comme l’écrit Lakatos :

« Popper (…) en convient : le problème est de pouvoir distinguer entre des ajustements qui sont scientifiques et d’autres qui sont pseudoscientifiques, entre des modifications rationnelles et des modifications irrationnelles de théorie. Selon Popper, sauver une théorie à l’aide d’hypothèses auxiliaires qui satisfont des conditions bien définies représente un progrès scientifique ; mais sauver une théorie à l’aide d’hypothèses auxiliaires qui n’y satisfont pas représente une dégénérescence. »4

La planète Vulcain : trajectoire calculée mais jamais observée…

Pour le falsificationnisme méthodologique dont se réclame Karl Popper, on a le droit de rajouter ou de modifier certaines hypothèses suite à une contradiction avec l’expérience si cette modification augmente le niveau de réfutabilité de la théorie, c’est-à-dire si cela nous pousse à faire de nouvelles prédictions indépendantes du fait de simplement résoudre la contradiction initiale. Si ces nouvelles prédictions, réfutables, sont validées, alors on a augmenté notre connaissance sur le monde, et c’était une bonne chose de « protéger » notre théorie de la réfutation par l’ajout d’hypothèses. L’exemple de la découverte de Neptune est parlant. Au début du dix-neuvième siècle, la planète du système solaire la plus lointaine alors connue était Uranus, et il s’est vite avéré que sa trajectoire semblait ne pas se soumettre à ce que la théorie de Newton prédisait. Plusieurs solutions s’offraient aux astronomes de l’époque, comme par exemple admettre que la théorie de Newton n’était plus valable à cette échelle. Cependant, la première explication qui fût considérée était qu’il existait une planète encore inconnue à l’époque, dont l’attraction gravitationnelle sur Uranus rendrait compte de sa trajectoire problématique. L’éminent astronome français Le Verrier5 calcula alors les caractéristiques de cette planète (en supposant qu’elle existait) à l’aide des lois de Newton, c’est-à-dire en les considérant comme valides. Neptune fut effectivement observée en 1846 à l’observatoire de Berlin, et ce qui aurait pu être une défaite de la théorie de Newton finit en réalité par en constituer une victoire de plus. Le programme de recherche, selon Lakatos, est alors dans sa phase progressive. Par contre, dès l’instant où la modification d’hypothèses ne permet pas de faire des prédictions réfutables mais simplement de résoudre la contradiction sans augmenter notre niveau de connaissance sur le monde, on se trouve alors dans une phase dégénérative, et la nécessité d’un nouveau programme de recherche, reposant sur un noyau dur différent, se fait sentir. La difficulté est évidemment qu’au pied du mur, on ne peut jamais savoir avec certitude si l’on est dans un cas où l’on peut encore modifier des hypothèses auxiliaires et augmenter notre connaissance ou bien si l’on est face à une aporie intrinsèque du programme de recherche. Ce n’est que rétrospectivement que la situation s’éclaircit. Dans la continuité de la découverte de Neptune, les astronomes de l’époque avaient aussi conjecturé l’existence d’une autre planète hypothétique, Vulcain, censée se trouvait entre le Soleil et Mercure et expliquait une anomalie, tout aussi bien connue, dans la trajectoire de cette dernière. Pour autant, cette planète ne sera jamais observée6. Il faudra attendre 1915 et la théorie de la relativité générale d’Einstein pour comprendre le mouvement apparemment inexplicable (dans le paradigme newtonien) de Mercure.

Willard Quine [4] parle aussi de ce phénomène – en allant toutefois encore plus loin dans sa critique. Il soutient la thèse du holisme de la confirmation, aussi connue sous le nom de thèse de Duhem-Quine : une proposition particulière ne fait pas face « toute seule » au tribunal de l’expérience, mais c’est l’ensemble de la théorie à laquelle elle appartient et in fine l’ensemble de notre savoir qui est testé lorsque l’on fait une expérience particulière. L’ensemble de notre savoir est un système conceptuel où il existe des connections fortes entre les différents domaines de recherche qui pourrait être pensés a priori comme indépendants. Il traduit donc autrement le fait déjà énoncé qu’il y a toujours plusieurs manières de modifier la toile d’araignée de nos connaissances pour ajuster une prédiction à l’expérience. Il énonce alors un principe de parcimonie : il est rationnel, parmi tous les ajustements possibles, de choisir en premier lieu celui qui modifie le moins de choses dans le reste de nos connaissances. Cela rejoint la métaphore de la grille de mots croisés de Susan Haack [5]. L’état d’ébriété d’un expérimentateur en neurosciences utilisant une IRM ou la fausseté de ses hypothèses seront toujours des explications plus parcimonieuses, face à une contradiction avec l’expérience, que la remise en question des lois de la mécanique quantique régissant le phénomène de résonance magnétique nucléaire sous-jacent au fonctionnement d’un dispositif d’IRM.

Irréfutabilité et méthode

Cette façon de voir les choses, pas beaucoup plus compliquée que la simple présentation du critère de réfutabilité, permet de résoudre le double problème rencontré plus haut. Les principes de bases d’une théorie sont ses règles de grammaire ; cela n’a aucun sens, ni logique, ni pratique, de penser qu’ils puissent être réfutés à l’intérieur de cette même théorie. Pour reprendre ce que dit Lakatos, cité plus haut, ce n’est pas tant une théorie qui est scientifique ou pseudoscientifique, mais plutôt la méthode avec laquelle on va la reconfigurer pour faire face à une réfutation. Plus précisément, face à une réfutation, on va modifier des hypothèses auxiliaires pour faire coller la théorie à l’expérience. La différence entre des astronomes découvrant Neptune et des platistes est alors double : 1/ face à une observation contradictoire, les astronomes « sauvent » une théorie qui est extrêmement bien corroborée par ailleurs, ce qui n’est pas le cas des platistes ; 2/ la reconfiguration de la théorie, dans le premier cas, satisfait à une exigence épistémologique contraignante de parcimonie et de prédictibilité, ce qui n’est pas le cas pour les platistes.

Comme on l’a dit, il reste indispensable, en zététique, de mettre en garde contre les propositions irréfutables en général. C’est un premier pas nécessaire, notamment pour mettre le doigt sur le fait que le propre de la science n’est pas de confirmer à tout prix ses prédictions mais d’échouer à les mettre en défaut – ce qui est impossible, ou trivial, plutôt, si l’on n’a affaire qu’à des propositions irréfutables. Pour autant, il ne semble pas non plus très coûteux de nuancer un peu ce propos, et de reconnaître que dire simplement d’une proposition isolée qu’elle est irréfutable et donc qu’elle n’est pas scientifique est un peu léger comme critique.

Lorsque la proposition en question est un principe de la théorie, sa valeur épistémique ne se juge pas par son aspect réfutable mais à l’aune de son potentiel heuristique, c’est-à-dire de sa capacité à nous faire découvrir de nouvelles entités ou des nouveaux phénomènes. Par exemple, le fait que le principe de refoulement au sein de la théorie psychanalytique soit irréfutable n’est pas un problème en soi ; le problème épistémologique de ce corpus théorique est que ses principes ne mènent à aucune prédiction validée qui aurait pu être réfutée.

S’il s’agit au contraire d’une prédiction dont la réfutation pourrait être résolue par l’ajout d’une hypothèse auxiliaire, la critique ne tient pas non plus : ce n’est pas le fait de sauver une proposition ou un noyau dur tout entier par l’ajout d’hypothèses qui est critiquable, c’est la manière avec laquelle cela est fait. Ainsi, face à toutes les observations terrestres et astronomiques que nous pouvons réaliser, on peut toujours les ajuster pour nous persuader que la Terre est plate. Cet ajustement, comme la plupart, est logiquement possible ; le problème est qu’il ne permet de faire aucune nouvelle prédiction, qu’il est hautement coûteux en hypothèses et qu’il ne tient pas face au modèle concurrent et éminemment plus parcimonieux de la Terre sphérique.

Les outils d’autodéfense intellectuelle issus de cette réflexion sont les mêmes qu’ailleurs : dans l’élaboration d’une connaissance synthétique et objective sur le monde, prédictibilité et parcimonie sont deux maîtres mots pour mener à bien cet art difficile.

Références

[1] K. Popper, La logique des découvertes scientifiques, Payot, 1973 (1934).

[2] T. Kuhn, La structure des révolutions scientifiques, Flammarion, 1972 (1962).

[3] I. Lakatos, A methodology of research programs, Cambridge, 1978.

[4] W.V. Quine, Les deux dogmes de l’empirisme, Harper, 1953

[5] Susan Haack, Le bras long du sens commun : en guise de théorie de la méthode scientifique, Philosophiques, vol. 30 , n°2, 2003, p. 295-320.

[6] W. V. Quine, On empirically equivalent Systems of the World, Erkenntnis, 3, 13–328, 1975.

Le géocentrisme comme intrusion spiritualiste dans la cosmographie moderne – dossier de Timothée Gallen

Timothée Gallen est en troisième année de licence d’histoire à l’Université de Grenoble-Alpes. Il a travaillé de conserve avec Guillaume Guidon (histoire), Richard Monvoisin (épistémologie) et Clara Egger (mouvements religieux) sur un sujet étonnant : le géocentrisme, théorie contestée au moins depuis Copernic et qui consiste à poser la Terre est au centre de l’Univers, et son retour en force dans certains travaux religieux musulmans et catholiques, et en particulier dans un documentaire intitulé The Principle.

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Timothée Gallen, en pleine réflexion

Ce travail est le fruit d’un stage court, par un jeune étudiant, sur un sujet dont les sources sont difficiles. A ce titre, nous diffusons son travail, certes non exempt de coquilles ou d’imprécisions, mais qui motivera probablement des recherches ultérieures sur cette nouvelle forme d’intrusion spiritualiste en science.

 Le dossier en pdf – Télécharger ici.

Le géocentrisme comme intrusion spiritualiste dans la cosmographie moderne.

Sous la direction de Richard Monvoisin et Clara Egger, CORTECS, Université Grenoble-Alpes.

Introduction

    Le géocentrisme est la théorisation antique selon laquelle la Terre serrait au centre de l’univers, toute autre objet céleste tournant autour d’elle. Cette représentation cosmologique fut très répandue dans l’Antiquité, cela depuis au moins le Timée (env. 360 av. EC) de Platon (428/427-348/347 av. EC) 1. Héraclide du Pont (v 388-v 310 av. EC) est la plus ancienne source dont nous disposons qui admette la rotation de la Terre autour d’elle même, suivi d’ Aristarque de Samos (env. 310-230 av. EC) qui ajoute à celui de Héraclite une rotation autour du Soleil 2. Le modèle géocentrique fut discuté plusieurs fois jusqu’à ce que, 1800 ans plus tard, Copernic (1473-1543) commence à la remettre réellement en cause dans ses travaux publiés en 1543 (« De la révolution des orbes célestes ») , puis que Galilée (1564-1642) y apporte son soutien de par ses observations. Ce n’est cependant qu’en 1727, à la suite de la publication des travaux de James Bradley sur le problème dit d’ « aberration de la lumière »3, qu’est apportée la première preuve expérimentale du mouvement de la Terre autour du Soleil, suivi en 1851 par l’expérience de Foucault et de son pendule. Aujourd’hui, l’observation pragmatique de l’univers par nos télescopes et satellites nous donne une carte relativement précise de l’univers observable. Dans le monde scientifique actuel, aucun débat n’a lieu sur le modèle cosmographique régissant notre galaxie. La science actuelle a dés-anthropocentré notre vision et compréhension du monde en changeant progressivement de paradigmes, certes, mais en abandonnant progressivement les lectures théistes, téléologiques ou concordistes. .

     Après avoir progressivement remplacé le géocentrisme chez les savants post-coperniciens, le modèle héliocentrique a continué de rencontrer chez les autorités religieuses du XVIe au XVIIIe siècle, des obstacles épistémologiques et des résistances de deux types, que nous retrouvons encore aujourd’hui dans certaines communautés religieuses fondamentalistes ayant une lecture littérale des textes :   

 – celle d’ordre théologique qui tient à celui de l’image de l’univers apporté par la Bible, la Torah ou le Coran. Les autorités catholiques condamnèrent les héliocentristes tels que Galilée ou Bruno, ainsi que leurs propos jusqu’à ce que le Pape Benoît XIV autorise en 1741 puis 1757 l’édition des œuvres de Galilée auparavant censurées et les autres travaux héliocentriques. Les théologiens protestants ayant une lecture littérale de la Bible tel que Martin Luther 4 (1483-1546) ou encore Philipp Melanchthon 5 (1497-1560) condamnèrent eux aussi de manière plus ou moins soutenu ce modèle dans leurs écrits.

– celui de l’expérience physique intuitive d’une terre immobile et d’un soleil en mouvement. Le philosophe et théoricien politique Jean Bodin (1529-1596) disait déjà des thèses de Copernic, qu’aucun homme ne pourra jamais croire au mouvement de la Terre 6.
    Il ne sera pas ici question de déconstruire les arguments pseudo-scientifiques des néo-géocentristes, ce travail ayant déjà été fait entre autres par David Palm et le Dr. Alec MacAndrew 7 sur le site www.geocentrismdebunked.org 8, mais de pointer les structures épistémologiques du géocentrisme. Une série de vidéos est aussi disponible sur youtube analysant les arguments géocentristes face aux connaissances scientifiques actuelles 9.

Qu’est ce qu’une intrusion spiritualiste en science ? Définition 

   Afin de comprendre ce qu’est une intrusion spiritualiste en science, il est important dans un premier temps, de définir ce que nous entendons par science, et par la même occasion de rappeler les fondements épistémologiques et les outils méthodologiques de cette dernière. Dans un second temps, nous verrons donc en quoi la démarche scientifique diverge du spiritualisme et de l’acte de foi.

Science :

    Pour notre propos, nous prendrons la définition de la science au tant que démarche intellectuelle contraignante visant à une compréhension rationnelle du monde naturel et social. La démarche scientifique, sous peine de se saborder, souscrit à un contrat matérialiste en méthode 10. Le matérialisme scientifique n’est pas ontologique et ne dit pas que tout est matière, mais que ce avec quoi nous pouvons travailler rationnellement est matière ou résulte d’elle-même. Le matérialisme méthodologique impose donc un contrat laïc à la science. Le scientifique ne peut donc pas ajouter sans aucune preuve ou réelle nécessitée une entité inconnue à ses travaux. Le tronc commun des méthodes scientifiques contient aussi le principe de parcimonie, aussi appelé rasoir d’Occam. Ce raisonnement nous indique qu’il est plus raisonnable, de ne pas multiplier les entités au-delà du nécessaire afin d’expliquer un phénomène. Si plusieurs hypothèses sont en compétition, notre choix doit, dans un premier lieu, préférer l’hypothèse la moins coûteuse cognitivement 11. La science nous apporte donc, dans sa démarche, mais aussi dans ses apports historiques, un message essentiel d’humilité. En effet, la science essaie de comprendre le monde qui nous entoure, malgré nos contingences matérielles et intellectuelles, et en s’imposant des contraintes rigoureuses afin de les pallier. La science ne s’est pas proclamée meilleure méthode d’investigation du réel, mais elle a été modelée, sur un temps long, pour l’être.

Spiritualisme :

    Le spiritualisme 12 quant à lui, postule des entités non matérielles, non appréhendables par la science et qui agissent sur le monde tangible. Le spiritualisme fait entrer des entités in-démontrées dans son raisonnement et ses prétentions explicatives du monde matériel.

    « Le spiritualisme nie le recours exclusif à la matière pour expliquer les phénomènes du monde réel (…) et dans ce but convoque l’Esprit » 13.
Comme le spiritualisme procède d’un acte de foi, il devient de fait incompatible avec la démarche scientifique. Notons que les croyances se veulent régionales et n’ont pas la prétention universelle de la démarche scientifique qui transcende les cultures et les idéologies. Le spiritualisme et le matérialisme méthodologique de la science sont donc deux démarches probablement compatibles dans un cerveau humain, mais incompatibles dans une démarche de description du monde, le spiritualisme niant un des fondements de la méthode scientifique. Certaines personnes ou institutions, comme la fondation John Templeton, ou l’Université Interdisciplinaire de Paris, présentent science et spiritualité/foi/religion sur le même plan, comme conciliable, en compétition, convergente. Voici comment le site www.scienceetfoi.com  présente cette convergence :
     « Loin de s’opposer, la Science et la Foi chrétienne contribuent chacune à nous donner une vision complémentaire et harmonieuse de l’univers qui nous entoure ».
Ces différents discours sont cependant biaisés et nous font accepter, sans raison légitime, le fait de mettre science et foi sur un même plan. Comme le dit Guillaume Lecointre :
    « les deux n’ont rien à se dire. En plus de sophismes, forçant Science et Foi à cohabiter, ces positions mettent une équivalence quantitative entre Science et Foi en sous-entendant que vérité scientifique et vérité spirituelle se vaudrait.»14.
    De plus, il m’est rationnellement possible d’expliquer pourquoi je soutiens telle ou telle théorie face à une autre, mais je n’ai aucun moyen de savoir comment ou même pourquoi privilégier la genèse de la Bible à la cosmogonie grecque antique.

Structure épistémologique du géocentrisme dans le monde chrétien et musulman

    Pour faire ma recherche sur les représentants modernes du géocentrisme, j’ai fait comme suit : après avoir pris connaissance que le film géocentriste « The Principle » allait sortir aux États-Unis, j’ai recherché qui étaient les producteurs et réalisateurs ainsi que les travaux sur lesquels ils s’appuyaient. En élargissant ma recherche sur le mouvement néo-géocentrisme chrétien actuel, j’ai pu constater qu’il n’était pas un fait nouveau, mais qu’il avait commencé au moins avec Walter van der Kamp et l’« Association for Biblical Astronomy », originellement appelé la «Tychonian Society» à sa création en 1971 15. J’ai ensuite cherché à connaître les différents néo-géocentristes actuels afin de comprendre quels sont leurs propos et le contexte dans lequel ils évoluent. Comme le détaille très bien le site www.geocentrismdebunked.org, les néo-géocentristes chrétiens actuels adhèrent généralement en lot à de nombreux scénarios complotistes et alternatives sur les thèmes du 11 septembre, de la NASA, du peuple Juif, ainsi que des scénarios simili-créationnistes : par exemple que l’humain et les dinosaures auraient co-existé 16. Nous étudierons plus bas de quelle manière ces croyances s’inscrivent et influent dans leur adhésion au néo-géocentrisme. A la sortie de la bande annonce de The Principle, j’ai pu constater qu’une controverse était née, suite aux réactions des différents scientifiques entrevus dans le film. Par conséquent, j’ai recherché les différentes réactions non seulement des scientifiques, mais aussi celles des réalisateurs et producteurs du film. Après avoir constaté et eu la confirmation par courriel de David Palm 17 que les producteurs de The Principle, et surtout Robert Sungenis, sont actuellement les principaux promoteurs du néo-géocentrisme, j’ai choisi de focaliser mon étude sur eux. J’ai ainsi recherché dans différents articles, dans leurs sites ou dans des entrevues leurs propos afin d’analyser leurs structures épistémologiques. Dans mes recherches sur le géocentrisme, je suis en outre tombé sur la vidéo d’un cheikh saoudien, Al-Bandar Khaibar, soutenant que la terre était stationnaire. Après avoir visionné la vidéo, j’ai décidé de rechercher si le néo-géocentrisme musulman était comparable au néo-géocentrisme chrétien. Après avoir utilisé les options de recherche de Google et avoir demandé à un arabophone de m’aider dans mes recherches, il s’est avéré que le cheikh n’avait jamais fait parler de lui avant cette vidéo. J’ai donc décidé de rechercher quelles sont les raisons pouvant amenant un cheikh saoudien à soutenir le géocentrisme dans une conférence universitaire. N’ayant pas pu connaître l’obédience exacte du cheikh Al-Bandar Khaibar, j’ai recherché les spécificités historico-politiques et religieuses de l’Arabie- Saoudite dont il est originaire. Après avoir pris connaissance que le wahhabisme était la religion officielle de l’Arabie Saoudite, ainsi que du pays organisant la conférence, je suis parti du postulat que le cheikh était wahhabite.
    Dans mes recherches, je n’ai pu trouver aucun néo-geocentriste militant ne revendiquant pas son interprétation par rapport à un texte sacré. Les biais d’interprétations, sophismes et manipulations des mouvements religieux sur le géocentrisme sont, dans les grandes lignes, les mêmes que l’on retrouve le plus souvent dans les mouvements voulant concilier science et religion comme le créationnisme et le dessein intelligent . Au même titre que le créationnisme n’accepte pas le dés-anthropocentrisme de l’évolution, le géocentrisme n’accepte pas le dés-anthropocentrisme de la cosmographie moderne. Le fait que l’humain ne soit plus au centre de l’univers et au centre de la création divine n’est pas accepté par les néo-géocentristes. Ils développent donc une vision téléologique de la science, ainsi que des raisonnements à rebours, interprétant des données dans le but de servir un résultat déjà prédéfini. Les tenants du géocentrisme dans le monde chrétien sont, comme nous l’avons dit en introduction, majoritairement présents aux États-Unis. Le promoteur du néo-géocentrisme le plus actif est Robert Sungenis qui, avec Rick Delano a réalisé le film The Principle (2014), basé sur le livre de Robert Sungenis et Robert Bennett « Galileo was wrong the church was wright ». Ce film est présenté comme un documentaire mettant en lumière de nouvelles observations scientifiques stupéfiantes défiant le principe copernicien, postulant qu’il n’y a aucun point de vue privilégié dans l’univers. Robert Sungenis est le fondateur et président de la Catholic Apologetics International Publishing. Le but de sa fondation et de son œuvre a donc une visée apologétique, à savoir, faire la promotion et la défense de la foi chrétienne, et non la recherche scientifique. Dans une entrevue, nous pouvons entendre Sungenis et Delano déclarer que les scientifiques de l’époque moderne 18 tel que Johannes Kepler (1571-1630), faisaient leurs recherches afin de connaître la pensée de Dieu 19.Ils poursuivent leur constat en déclarant «This days, if you talk like that, you’re crazy». Cette réflexion est anachronique et ne prend pas en compte le contexte historique dans lequel les scientifiques de l’époque modernes évoluaient. La science actuelle s’est en effet construite sur les erreurs et corrections de ce que la lecture la plus réaliste possible renvoyait. La pensée scientifique actuelle est bien loin de la pensée scientifique moderne, le plus souvent emprunte d’herméneutique, d’alchimie et d’autres croyances. Il est vrai que les qualités d’historien des deux protagonistes ne se sont pas non plus ressenties quand dans une entrevue, traitant du concile de Vatican II, convoqué en majeure partie à cause de l’affaire Galilée, l’Église devait trouver un nouveau moyen de parler au monde de cette l’affaire et de s’excuser : « Comment l’Église a-t- elle pu se tromper sur l’affaire Galilée, alors qu’elle avait raison sur tout le reste ? » 20. L’impasse est vite faite sur les échecs et erreurs consécutifs qu’a connu l’Église à propos de son récit pseudo-historique, la condamnation à mort de Giordano Bruno, la nécessité de la chasse aux sorcières, l’authenticité du suaire de Turin, celui du « miracle » du « sang » de Saint Janvier… Sungenis & Delano, tout en réduisant et maltraitant la science et ses méthodes dans un premier temps, affirment ensuite, que ce sont en fait les données scientifiques elles-mêmes qui prouvent que la Terre est au centre de l’univers. Cet effet bi-standard 21 crédite donc la science quand elle peut servir les intérêts de l’idéologie de Sungenis & Delano, mais la discrédite quand elle va à son encontre. Dans la même lignée, les deux protagonistes affirment que les données qui démontrent le géocentrisme ne sont pas les leurs, mais celles des scientifiques reconnus, comme ceux du Massachusetts Institute of Technology en partie interviewés dans leur film. D’après leurs propos, le modèle géocentrique serait donc le résultat de la science actuelle. Afin de convaincre leurs lecteurs et auditeurs, ils font ici appel à un argument d’autorité, mélangé à une technique de l’épouvantail et un reductio ad absurdum. Effectivement, le fait qu’un scientifique soit professeur dans une université réputée ne justifie pas que ses théories soient véridiques. En même temps, la position actuelle de la science est déguisée afin de nous faire accepter la position des géocentristes au détriment de celle des autres. Dans une autre entrevue dans le Chicago Tribune en 2011, nous pouvions aussi lire :
« But Sungenis said the renewed interest in geocentrism is
due, in part, to the efforts of Christians entering the scientific domain previously dominated by secularists. These Christian scientists, he said, showed modern science is without scientific foundation or even good evidence.
 »22
montrant une fois de plus, l’effet bi-standard et ou l’ignorance des propos de Sungenis à propos de la science. Enfin, nous pouvons entendre les deux protagonistes dirent que ce serait Satan qui mettrait dans la pensée des scientifiques le fait que l’on soit insignifiant (à l’échelle de l’univers)[23]. Le géocentrisme ne s’inscrit donc pas seulement dans une vision téléologique de la science mais aussi dans un contexte complotiste. Le rasoir d’Occam a donc ici bien à couper, et le contrat laïc de la science est totalement oublié. Plus que de manipuler les données scientifiques, c’est donc tout un scénario qui se met en place et enlève la possibilité à l’ensemble d’être réfuté, ne respectant plus le critère de Popper 23.
    Comme le montre une vidéo 24 filmée lors d’une conférence universitaire organisée dans l’émirat de Charjah, aux Émirats Arabes Unis, le modèle géocentrique perdure encore dans une partie des mentalités musulmanes « fondamentalistes » ayant une lecture littéraliste du Coran (« fondamental » dans le sens où est revendiqué la religion musulmane dénuée de toute Bid’a : «  innovation » condamnable du point de vue du dogme religieux 25. Dans cette vidéo nous pouvons entendre le cheikh saoudien Al-Bandar Khaibar répondre à la question de savoir si la terre est mobile ou immobile, par les arguments suivants :
    « Nous partons de l’aéroport afin de rejoindre la Chine. Si la terre tourne sur elle-même, si l’avion s’arrête sur lui-même dans les airs, la Chine devrait venir sous l’avion toute seule. Par contre, si la terre tourne dans l’autre sens, l’avion serait incapable de rejoindre la Chine, par ce que la Chine tournerait en même temps que l’avion. »
    Mes hypothèses à propos du géocentrisme wahhabite sont, en conclusion, que le géocentrisme peut encore perdurer à cause de deux principaux facteurs : d’un coté, la religion conservatrice qui caractérise l’Arabie Saoudite et les Émirats Arabes Unis, joue un rôle important dans le rejet de pensées ne se conformant pas à leur idéal religieux. La science et ses apports ne sont globalement pas pas rejetés. Quand les innovations vont à l’encontre de l’interprétation qu’ils ont des textes sacrés, elles peuvent alors se voir discréditées au profit d’un attachement à la pensée des « pieux ancêtres »26. D’un autre coté, le contexte politique de tension avec les États-Unis, et de volonté d’affirmation de l’Arabie Saoudite comme leader de l’islam sunnite, crée un climat aussi propice au rejet d’idées perçues comme celles des infidèles. Mes hypothèses découlent de mon analyse, ainsi que des données que j’ai pu récolter. Je n’ai cependant pas pu tester, ni avoir la preuve de mes hypothèses qui sont difficilement expérimentables.
    Les raisons pouvant ramener le modèle géocentrique dans les mentalités fondamentalistes musulmanes s’inscrivent dans un contexte historique, religieux et politique complexe qu’il parait important de restituer.
    L’Arabie Saoudite est une monarchie absolue, dont le droit est basée sur le Coran et la Sunna selon la compréhension des compagnons de Muhammad, contemporains du prophète l’ayant rencontré qui sont de fait les premiers Musulmans. Le Coran est le livre sacré de l’islam considéré par les musulmans comme la parole d’Allah, transmise par l’archange Gabriel au prophète Muhammad. La Sunna : la « coutume » dont tout fidèle doit s’inspirer est « l’ensemble des paroles du Prophète, de ses actions et de ses jugements tels qu’ils sont fixés dans les hadith », « Théorie et pratique religieuse des musulmans réputés orthodoxes, ou sunnites 27» . La politique saoudienne est inscrite dans le mouvement wahhabite prônant une lecture littéraliste du Coran et des hadiths. Le wahhabisme est la religion officielle de l’Arabie Saoudite, du Qatar et de l’émirat de Charjah, membre des Émirats Arabes Unis. Ce mouvement salafiste idéalise les premiers siècles de l’islam comme l’âge d’or 28 de la civilisation islamique 29. La science et les savoirs acquis aux cours des siècles précédents la vie des compagnons de Muhammad, sont donc pour les musulmans wahhabites non légitimes, et seules les connaissances apportées par le Coran et les premiers Musulmans sont légitimes à leurs yeux. Les innovations d’interprétations des textes sacrés (bid’a) sont rejetées de façon radicale. Toute chose qui n’est pas explicitement autorisée par le Coran risque, dans le doute, d’être interdite. A ce titre, le chef religieux Ibn Abd al-Wahhab déconseillait d’ériger des minarets, ces derniers étant inconnus au temps du Prophète et pouvant distraire les croyants 30. En Arabie Saoudite, l’éducation publique, du primaire jusqu’à l’université n’est jamais totalement séparée de l’islam, la politique en éducation imposant parmi ses objectifs, la promotion de « la croyance en Dieu », en « l’islam en tant que mode de vie» et en « Mahomet comme messager de Dieu »31. Si l’Arabie Saoudite voit sa politique intrinsèquement liée à l’idéologie wahhabite, c’est que le royaume saoudien s’est construit sur une alliance théologico-politique entre les chefs politiques de la famille Al Saoud, et la famille du chef religieux Muhammad Ibn Abd al-Wahhab (1703-1792). La famille Al Saoud s’engageait à éradiquer les autres pensées étrangère au wahhabisme dans le royaume, en échange de quoi, l’établissement du wahhabisme sur le territoire assurerait la soumission des fidèles à la couronne saoudienne 32. Venant de plus renforcer le radicalisme des positions saoudiennes, l’Arabie Saoudite joue, dans le contexte politique international actuel, un rôle de défenseur du sunnisme, face à la crainte de l’affirmation de l’Iran chiite dans la région du moyen-orient 33.
    À cette religion caractérisée par un ultra-conservatisme, s’ajoute un autre aspect idéologique que traduit le cheikh dans sa conférence.
    Comme on le constate dans la vidéo, un anti-étasunianisme est présent dans le discours de Al-Bandar Khaibar. Officiellement, l’Arabie saoudite et les États-Unis sont alliés par le pacte Quincy depuis 1945. On constate malgré tout un rejet résultant en grande partie des conflits impérialistes tels que la guerre en Irak ou la guerre en Afghanistan, dans lesquels les États-Unis ont notamment, cherché à s’assurer un contrôle des ressources pétrolières. La politique menée par les États-Unis dans les pays arabo-musulman, ainsi que son soutien à Israël est sans nul doute , un des principaux vecteurs de l’amertume des civilisation musulmane envers les Etats-Unis 34. Dans la conférence 35, Al-Bandar Khaibar illustre cet anti-étasuinianisme lorsqu’il explique qu’il pense que l’alunissage, n’est qu’une tromperie des étasuniens et de Hollywood, afin de détourner les Musulmans de leur religion. Pour information, ce cheikh n’est pas le premier à défendre le géocentrisme en Arabie Saoudite : Dans les années 1980, un cheikh saoudien, grand mufti et président du Conseil des grands oulémas d’Arabie Saoudite du nom de Abd al-Aziz ibn Baz, défendait lui aussi le géocentrisme 36 et que la terre était plate 37. Il changea cependant d’avis lorsqu’un membre de la famille royale saoudienne ayant participé à une mission Discovery, lui explique qu’il avait vu la terre tourner. Il est important de voir qu’ici, contrairement aux principaux tenants du géocentrisme chrétien, les cheikhs ne font pas passer leur croyance sous le couvert de la science. Leurs enseignements n’ont ordinairement pas de visée scientifique. Cependa
nt, comme les textes parlent parfois de la création de l’univers, il est possible de les entendre s’exprimer sur ces sujets, en tirant leur compréhension du monde non pas de l’expérience et des savoirs universels mais des « vérités révélées », sorties du Coran. La pensée wahhabite s’attache non seulement à une lecture littéraliste des textes sacrés en rejetant les innovations d’interprétations apparues au fil des siècles, mais semble aussi vouloir s’inscrire dans la pensée des premiers musulmans. Le cheikh qualifie péjorativement de « rationaliste » 38 le physicien Mohammad al-Massari 39, à qui l’on ne doit pas donner de crédit car il défend que la terre est mobile. Il justifie sa position et ses croyances en se référant aux chiekh Abd alAziz ibn Baz et Saleh Al-Fawzan, ainsi et qu’aux textes sacrées et « à la raison » 40 Le Coran évoque les trajectoires du soleil et de la lune dans la sourate 36 :
    « et le soleil court vers un gîte qui lui est assigné; telle est la détermination du Tout-Puissant, de l’Omniscient. Et la lune, Nous lui avons déterminé des phases jusqu’à ce qu’elle devienne comme la palme vieillie. Le soleil ne peut rattraper la lune, ni la nuit devancer le jour; et chacun vogue dans une orbite. » (Ya-Sin, 38-40)
    Sans être entièrement explicite, nous pouvons comprendre que ce texte est d’inspiration géocentriste, comme l’était le paradigme général lors de son écriture. Cela justifierait donc le raisonnement pré-copernicien du cheikh, voyant la vérité dans les textes et la compréhensions qu’en avaient les premiers musulmans.    

La genèse du documentaire

    Alors que le livre « Galileo was wrong the Church was right » s’accapare des figures telles qu’Albert Einstein, le film quant à lui, recherche sa crédibilité scientifique en faisant apparaître des figures telles que le Dr Laurence Krauss (docteur en physique, professeur de physique et fondateur de la School of Earth and Space Exploration) , le Dr Michio Kaku (physicien théoricien, professeur de physique au City College of New York) et Max Tegmark (cosmologiste, professeur de physique au Massachusetts Institute of Technology).
    Une controverse est apparue après la sortie de la première bande-annonce quand les scientifiques et la voix off (Kate Mulgrew, ancienne actrice dans Star Trek Voyager) se sont exprimés sur leurs étonnement et incompréhension d’apparaître dans un documentaire « géocentrique ». Sur le site www.popsci.com, nous pouvons entendre Max Tegmark dire :
« They cleverly tricked a whole bunch of us scientists into thinking that they were independent filmmakers doing an ordinary cosmology documentary, without mentioning anything about their hidden agenda or that people like Sungenis were involved. » 41
    L’attitude générale des principaux intéressés a été de témoigner leur méconnaissance du contexte dans lequel les réalisateurs comptaient détourner leurs propos, et ont appelé l’audience à ne pas polémiquer sur le film afin de ne pas leur faire de la publicité 42. Sungenis et Delano ont répondu aux accusations en disant que personne n’avait encore vu le film et ne connaissait le propos, mais que tout le monde l’avait déjà calomnié. Pourtant, les propos géocentriques tenus par Sungenis et Delano avec les journalistes, sont souvent plus modérés et leur projet est présenté comme un simple film posant la question de la pertinence du modèle géocentrique. Sommes-nous insignifiants, ou spéciaux, au centre de l’univers ? Notre existence est-elle le fruit du hasard, ou d’une volonté divine ? Voila les questions auxquelles tente de répondre le documentaire. Tout le documentaire est donc articulé sur une question qui n’est pas d’ordre scientifique mais métaphysique, et pour lesquels des arguments scientifiques sont apportés comme réponses et arguments. La science ne répond pas à la question de pourquoi, mais de comment, ce que ne semblent pas comprendre ou savoir les personnes engagées dans ce projet. J’ai tenté d’écrire plusieurs fois à Robert Sungenis et Rick Delano par le truchement de leur site web mais ils n’ont jamais répondu à propos de leurs films ou de leurs propos et positions. Cependant, les scientifiques à qui j’ai pu écrire ne m’ont pas répondu non plus. Il a été impossible pour moi d’obtenir le film, celui-ci n’étant présenté que dans très peu de cinémas étasuniens. D’après le responsable du site www.geocentrismdebunked.org, le film connaît un faible succès et a comme but de préparer le public aux croyances de Sungenis. Cela corrobore les dires des producteurs, annonçant que ce film n’est qu’une introduction pour un prochain projet cinématographique. Analyser chacun des discours donnée par les géocentristes pourrait constituer une étude à part entière : vous en trouvez ici une liste non exhaustive, mais suffisamment explicite à la compréhension des biais majeurs que l’on retrouve dans les propos tenus par les néo-géocentristes.

Conclusion

    Le principal enseignement que nous apprend la science est l’humilité intellectuelle. Nous savons maintenant que nos sens, notre logique, notre expérience du quotidien ou nos croyances sont souvent biaisées. Comme nous l’avons vu, la science s’efforce de nous soustraire, au maximum, de notre condition d’humain et de nos limites afin d’obtenir une vision objective et universelle du monde. Même si les aspects théoriques ne sont pas dans mon propos, il est important de souligner que la science est aussi faite pour être remise en cause et que nos théories et modèles les plus solides, le sont grâce à leurs résistances face à ces remises en question. Pouvoir critiquer les théories est la meilleure façon de prouver leurs crédibilités. Cependant, les acteurs majeurs du néo-géocentrisme ne critiquent quasiment jamais la théorie, mais orientent et manipulent les données à des fins idéologiques tout en donnant un sens finaliste à la science. Enfin si cela n’avait pas encore était clair, je tiens à préciser que la croyance au géocentrisme ne touche qu’une partie marginale du monde musulman et chrétien. Le modèle néo-géocentrique se place de plus, contre l’observatoire du Vatican, et certains sites chrétiens créationnismes, ou partisans de l’intelligent design déconstruisent eux aussi leurs arguments comme pseudo-science. Le néo-géocentrisme soutenu par les chrétiens fondamentalistes est cependant largement plus préjudiciable que le géocentrisme soutenu par une partie de l’islam, en cela qu’il se présente comme compétant en la matière et agit le plus souvent sous le couvert de la science qu’ils instrumentalisent. De plus, ils sont foncièrement engagés dans leurs prêches et n’hésitent pas à faire des conférences et financer des films, alors que les cheikhs saoudiens ne s’expriment qu’aléatoirement sur ces sujets. L’adhésion aux différentes croyances reste un choix personnel, et le préjudice à croire que la Terre occupe une place ayant un sens dans l’univers peut en effet être relativisé. Cependant, il est important pour la communauté scientifique de dénoncer, et de ne pas accepter les discours pseudo-scientifiques mêlant science et religion, qui pourrait laisser croire aux gens une équivalence entre les deux discours sur le plan explicatif, et réduirait grandement sa liberté.

Bibliographie

  • C. Aillet, E. Tixier, E. Valler (dirs), Gouverner en Islam Xème – Xvème siècle, Clefs concours, Atlante, 2014
  • J.C. Augé, Pro-occidentalisme des gouvernements et opinions publiques au Moyen-Orient : une fracture consommée ?, Revue internationale et stratégique 2003/1 (N°49)
  • M. Barah, « Les grandes puissances et le Moyen-Orient : vers une rémanence du facteur américain ?. », Revue internationale et stratégique 4/2010 (n° 80) , p. 165-173
  • J. Debussy & G. Lecointre, Intrusions spiritualistes et impostures intellectuelles en sciences,Paris, Sylepse, 2012
  • D. Lacorne, De la religion en Amérique, Gallimard, 2012
  • G. Lecointre, Les sciences face aux créationnisme, Versailles, Quae, 2012
  • B. Lemartinel, Et l’homme créa la Terre, Paris, Francois Bourin, 2012
  • D. Rigoulet-Roze, Géopolitique de l’Arabie saoudite, Armand Colin, Paris, 2005
  • A. Samir, Le salafisme en Europe. La mouvance polymorphe d’une radicalisation, Politique étrangère 1/2006
  • M. Watson, Prophets and princes: Saudi Arabia from Muhammad to the present. 2008

Webographie

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Bandes dessinées et esprit critique

Il n’y a pas de mauvais support à la transmission de l’esprit critique : radios par exemple, films, fictions… et la bande dessinée (BD). Longtemps considérée comme un art mineur, la BD est pourtant une manière facile et ludique d’amener à la lecture quelqu’un qui lit peu ou pas. Dans cet article, nous allons recenser lentement les BD qui à notre connaissance peuvent être utilisées comme ressources pour l’esprit critique.

Vous en connaissez ? Écrivez-nous !

RM : Richard Monvoisin NG : Nicolas Gaillard EC : Elsa Caboche A V-R : Agnès Vandevelde-Rougale GD : Gwladys Demazure AG : Albin Guillaud ND : Nelly Darbois AB : Alice Bousquet.


Physique

  • Les mystères du monde quantique, de Thibault CorteX_mystere-du-monde-quantique_2016Damour et Burniat

Explorer les « mystères » quantiques avec Bob, son chien, Rick, Thibault Damour qui gère la crèmerie en terme de physique théorique, et le dessin sympathique de Burniat. On croisera dans cette épopée Planck, Einstein, de Broglie, Heisenberg, Schrödinger, Bohr, Born, Everett, et tout le bestiaire du domaine.

RM

  • Universal war 1, de Denis Bajram

CorteX_universal_war_1_couvt4 CorteX_UniversalWarOne04_extrait

Hexalogie (c’est-à-dire série de 6 volumes) tout à fait remarquable : l’histoire de la troisième flotte fédérale veillant sur la périphérie du système solaire au milieu du XXIe siècle nous fait traverser le problème des « trous de ver » en physique, des multivers et de quelques illustrations de « paradoxes temporels », ainsi qu’un petit festival de questionnements éthiques et politiques stimulants. Cette série de Denis Bajram, éditée entre 1998 et 2006 chez Soleil Productions avant d’être reprise dans la collection Quadrant Solaire, compte six tomes de 48 pages, ornés de commentaires OFF à la fin, avec des « bulles ratées », et quelques techniques de réalisation captivantes. Regret personnel, des ravins intellectuels proposés par le scénario jouxtent quelques ficelles un peu grossières, et il y a un ou deux personnages vraiment malmenés. Mais c’est une goutte critique dans un océan que j’ai englouti d’une traite. 

RM

Biologie

  • Genetiks

La trilogie Genetiks (2007, 2008, 2010), de Richard Marazano et Jean-Michel Ponzio, nous entraîne dans le monde de Thomas Hale, chargé de recherche pour le Laboratoire Genetiks. Au fil des pages et de ses cauchemars se dévoile le projet de la privatisation du génome humain et un monde où le corps prend la valeur de pièces détachées, ce qui n’est pas sans rappeler celui de Vanilla Sky (film de Cameron Crowe, 2001) ou de Matrix (film de Larry et Andy Wachowsky, 1999). A une époque où la brevetabilité du vivant devient possible, la lecture de Genetiks est un signal d’alarme.

A-VR.

Psychologie

  • Ann Sullivan et Helen Keller, de Joseph Lambert (2013)

    CorteX_BD_Sullivan_Helen_keller

J’ai déjà évoqué l’histoire d’Helen Keller et de sa professeur Ann Sullivan dans « Les vies radicales d’Helen Keller, sourde, aveugle et rebelle ». (ici).

Là, cette BD, dont le titre d’origine est Annie Sullivan and the trials of Helen Keller m’a tordu d’émotion dès la première page (que je reproduis plus bas). Le dessin de Joseph Lambert est touchant, et cette histoire est aussi peu connue que ne sont connus les sourds, aveugles et autres « handicapés », qui frayent dans des sphères ignorées des « normaux ». Une très bonne amie m’avait expliqué que pour que son père sourd ne voie pas sur ses lèvres les causeries avec sa sœur, elle avait pour méthode de signer (faire les signes de la langue des signes) dans la main de celle-ci. J’en étais resté pantois. Là, c’est tout l’itinéraire d’une fille aveugle et sourde, qui va devenir écrivain et militante féministe, par l’opiniâtreté de sa professeur à l’histoire tout aussi mal embarquée. Une leçon humaine, militante, et une mise en lumière sur l’une des luttes des « non-normaux » dont on parle si peu… alors qu’à tout bien peser, entre être handicapé ou non, il n’y a parfois qu’une rue, un tram, un vélo renversé. Nous devrions adapter le monde au dénominateur le plus vulnérable, et non l’inverse. Editions ça et là. Téléchargez un extrait  (1.4 Mo)

RM

Première page BD Sullivan et Keller

  • Mon ami Dahmer, de Derf Backderf (2013)  CorteX_Mon_ami_Dahmer

Voilà une BD peu joyeuse, et peu complaisante, sur l’enfance et la genèse de celui que l’histoire appellera désormais le cannibale de Milwaukee.

Derf Backderf a passé son enfance à Richfield, petite ville de l’Ohio située non loin de Cleveland. En 1972, il entre au collège, où il fait la connaissance de Jeffrey Dahmer, un enfant étrange et solitaire. Les deux ados se lient d’amitié et font leur scolarité ensemble jusqu’à la fin du lycée. Jeffrey Dahmer deviendra par la suite l’un des pires tueurs en série de l’histoire des États-Unis. Son premier crime a lieu à l’été 1978, tout juste deux mois après la fin de leur année de terminale. Il sera suivi d’une série de seize meurtres commis entre 1987 et 1991. Arrêté en 1991, puis condamné à 957 ans de prison, Dahmer finira assassiné dans sa cellule en 1994. Mon Ami Dahmer estCorteX_Mon_ami_Dahmer_page

l’histoire de la jeunesse de ce tueur, à travers les yeux de l’un de ses camarades de classe. Précis et très documenté, le récit de Derf Backderf, journaliste, décrit la personnalité décalée de Dahmer qui amuse les autres ados de cette banlieue déshumanisée typique de l’Amérique des années 1970. Dahmer enfant vit dans un monde à part, ses parent le délaissent, il est submergé par des pulsions morbides, fasciné par les animaux morts et mortifié par son attirance pour les hommes. J’aurais bien aimé que l’auteur aille plus loin que cette première partie, car l’histoire de Dahmer n’est pas très connue hors-USA. Mais Backderf pointe un aspect très lourd à méditer : comment se fait-il que jamais, quoi qu’il put faire durant sa scolarité, les services scolaires ou sociaux ne se sont alertés une seule fois sur son cas ?

Éditions ça et là. Téléchargez un extrait  (4.2 Mo)

Merci à Sandra Giupponi et Yannick Siegel pour cette découverte.

RM

  • La rebouteuse,de Benoît Springer et Séverine CorteX_la_rebouteuseLambour

« Médecines et destins parallèles dans un village sous tension… Saint-Simon, un petit bourg écrasé de soleil, et de secrets. Alors qu’Olivier y revient après cinq ans d’absence enterrer son père, la Mamé – une toute-puissante rebouteuse – est absente du village depuis plusieurs jours, laissant ses ouailles dans une détresse malsaine. Les villageois s’inquiètent et les conversations au bar s’enveniment entre les sceptiques et les habitués de ses plantes médicinales. C’est quand tous les villageois se retrouvent lors de la fête enivrante du 14 juillet que les esprits s’enflamment et que se règlent les comptes. Et si la Mamé était morte, que deviendrait le village sans elle ? Manque-t-elle vraiment tous les villageois ? Et le père d’Olivier, de quoi est-il mort ?… » (résumé de bedetheque.com)

Dérives sectaires

Les mécaniques d’emprise sectaire sont assez peu intuitifs, et lorsque nous abordons ces sujets, qui viennent vite dans nos enseignements, il nous faut d’abord balayer quelques idées reçues ; il faut ensuite détailler les techniques classiques utilisées consciemment ou non par les mouvements pour capter un individu, et progressivement le soumettre à un système aliénant. Nous utilisons pour cela de très bons travaux pour sourcer et illustrer, comme ceux de Prevensectes, parfois ceux du GEMPPI, ainsi que les travaux ministériels de la MIVILUDES (même s’ils sont parfois un tantinet moralistes et bien-pensants). Nous utilisons aussi des témoignages directs, comme celui de Roger Gonnet, ancien membre de l’Église de la Scientologie, qui nous a accordé des entrevues pour le CorteX (et dont le site s’appelle Antisectes).  Deux bandes dessinées permettent de facilement introduire la discussion sur ces questions.

  • Dans la secte

CorteX_Dans_La_secte_boite_a_bullesL’histoire…

« Dans la nuit, une jeune fille court pour attraper son train. Elle désire partir au plus vite. Mettre des kilomètres entre elle et cette secte où elle vient de passer plusieurs mois, éprouvants, éreintants. Dans la tranquillité du train qui file vers Paris, Marion se souvient de l’itinéraire qui l’a amenée jusqu’ici : publicitaire aux soirées aussi remplies que les jours, en rupture amoureuse et familiale, elle suit les conseils d’un ami qui lui propose de venir se ressourcer, s’épanouir grâce à des techniques scientifiques parfaitement éprouvées. Marion met, avec espoir, le doigt dans un engrenage dont il lui faudra des années pour s’extirper entièrement. L’itinéraire de Marion n’a rien d’extra-ordinaire. Il est malheureusement banal et ne pourrait faire la Une des journaux. C’est ce qui le rend exemplaire : Marion ressemble à n’importe quel adepte de sectes, son endoctrinement a été progressif, sans violence. Mais il l’a laissée durablement meurtrie. Et elle a dû prendre sur elle pour confier dans le détail son histoire à Louis Alloing, son ami dessinateur de BD, et à Pierre Henri, le scénariste de cet album. Un témoignage poignant réalisé en coopération avec l’union des Associations de Défense de la Famille et de l’Individu, une des plus importantes associations de lutte contre les sectes. »

Ce n’est pas une « immense » BD à mes yeux, mais elle est très pédagogique sans être simpliste.

Pour voir quelques planches, c’est ici, chez La boîte à bulles. Dessin : L. Alloing Scénario : P. Guillon (alias Pierre Henri) Coloriste : P. Guillon (alias Pierre Henri) Préface : C. Picard  – 88 pages brochée Prix : 13.9 € Collection : Contre-coeur

RM

 

www.antisectes.net/
  • L’Ascension du Haut Mal, de David B.

C’est une histoire passionnante qui témoigne de l’engagement d’une famille dans une communauté macrobiotique.

Cortex_AscensionduhautmalL’histoire…

« L’Ascension du Haut Mal est l’histoire d’une famille au milieu des années soixante, la famille Beauchard, frappée en 1964 par l’épilepsie qui atteint Jean-Christophe, l’aîné des frères, à l’âge de sept ans. Cet ouvrage retrace son quotidien, des prémisses de la maladie à la vie de David B., l’auteur, aujourd’hui.

A l’époque, l’épilepsie est encore méconnue et les remèdes le sont encore plus. Les parents, désarçonnés et réticents face à la proposition de l’intervention chirurgicale sur leur fils, feront de multiples tentatives pour soigner celui-ci et faire reculer sa maladie… Macrobiotique, vie communautaire, médiums etc. Toutes les solutions, même les plus douteuses seront envisagées. Ils iront de déception en déception en oscillant entre périodes de doutes et d’espoir.« 

L’Ascension du haut mal, David B., Edition L’Association, 384 pages noir et blanc, Hors Collection, 35 euros pour la version intégrale des 6 tomes

NG

Mathématiques, logique

 

  • Logicomix

Quel choc ! Mon camarade Simon, de l’association Antigone, me donne rendez-vous sur le campus et me prête une bande-dessinée pesant un bon kilogramme. « Tu vas voir », me dit-il…

 …Et j’ai effectivement vu, lu, jusqu’à me casser les yeux sur les 300 pages de cet ouvrage. En suivant le philosophe, logicien et activiste Bertrand Russell dans son histoire, on croise Frege, Whithead, Poincaré et tous les enjeux logiques du début du XXe siècle, tout ceci sans connaissance mathématique préalable. Une véritable prouesse réalisée par Apostolos Doxiadis et Christos Papadimitriou, dessinée par Alecos Papadatos et colorée par Annie Di Donna.

Il s’agissait d’une version en anglais, mais bonne nouvelle pour les non anglophones, cette version existe en français !

CorteX_logicomix Cortex_Logicomix_fr
En anglais Logicomix: An Epic Search for Truth
by Apostolos Doxiadis, Christos Papadimitriou
Publisher : Bloomsbury, USA 2009 – 352 Pages –
ISBN : 1596914521 Dimensions : 23.50 x 17.50 x 2.50
En français Logicomix
par Apostolos Doxiadis, Christos Papadimitriou
Editeur : Vuibert, 2010 – 348 Pages –
Dimensions : 23.50 x 17.50 x 2.50

L’histoire :

Angleterre, 1884 – Dans la solitude d’un vieux manoir anglais, le petit Bertie Russell découvre, fasciné, la puissance de la Logique. Cette découverte va guider son existence…

Sur un campus américain, 1939 – Alors que les troupes nazies envahissent le Vieux Continent, le Professeur Russell raconte à un parterre d’étudiants une histoire fascinante, celle des plus grands esprits de son temps : Poincaré, Hilbert, Wittgenstein, etc., celle de leur quête acharnée – mais, semble-t-il, perdue d’avance – des fondements de la vérité scientifique. Et comment ces penseurs obstinés, ces esthètes assoiffés d’absolu et de vérité, toujours guettés par la folie et en butte à la violence de leur époque, tentèrent de refonder les mathématiques et la science contemporaine.

Athènes, aujourd’hui – Trois hommes, deux femmes et un chien s’interrogent sur la destinée de ces hommes d’exception, leurs extraordinaires découvertes et la persistance de leur héritage dans notre vie quotidienne…

Concept, récit et scénario : après des études de mathématiques, Apostolos Doxiadis s’est repenti pour devenir écrivain. Son roman Oncle Petros et la conjecture de Goldbach (Christian Bourgois, 2000) est généralement considéré comme le livre phare de la  » fiction mathématique « .

Concept et récit : le jour, Christos Papadimitriou est professeur et chercheur en informatique théorique à l’University of California, Berkeley. Le soir, il devient auteur de romans comme Turing, publié en 2003 (MIT Press), ou joueur de clavier dans un orchestre de rock,  » Positive Eigenvalues « .

Dessins : après avoir travaillé dans l’animation pendant vingt ans, Alecos Papadatos est passé des images mobiles aux images fixes de son amour d’enfance : la bande dessinée. Après une longue journée de travail, il aime se délasser en jouant du bouzouki.

Couleur : Annie Di Donna a étudié la peinture en France. Elle a travaillé dans l’animation pendant vingt ans avant de passer à la bande dessinée. Quand elle ne dessine pas, assure-t-elle, elle aime  » danser jusqu’à l’aube « .

Mini-critique
Il me semble qu’un parallèle un peu simpliste sert de refrain dans toute la BD : l’intrication entre la logique et la folie. De même que les fondements des mathématiques étaient flous selon Russell, les fondements de la folie – si tant est que ce terme soit assez précis – sont trop diffus pour servir la métaphore (même si un certain nombre de logiciens ont pété les plombs, comme Cantor ou Gödel).

RM

Épistémologie, pseudo-sciences, mythes scientifiques

  • Fables scientifiques, de Darryl Cunningham

altTitre original : scientific tales

« Fables Scientifiques est une bande dessinée documentaire dans laquelle Darry Cunningham déconstruit minutieusement certains des mythes qui entourent la science, souvent propagés par des conspirationnistes ou bien des média peu scrupuleux responsables de la vitalité de ces théories fumeuses. Darryl Cunningham décode les fables qui ont façonné certains des thèmes les plus âprement débattus de ces cinquante dernières années. Il questionne dans le détail ces théories et se penche sur les controverses entourant la changement climatique, l’atterrissage sur la lune, le vaccin ROR (Rougeole, oreillons et rubéole), l’homéopathie, la théorie de l’évolution, la chiropractie et plus largement toute forme de négationnisme de la science, le dénialisme scientifique... » Lire la suite de la présentation, avec un chapitre en lecture ici.

Fables scientifiques, de Darryl Cunningham, Editions ça et là, 160 pages, 18 euros.

A lire. C’est une excellente BD, moins sur l’aspect graphique que sur le contenu qui est très habilement traité, avec une démarche de recherche rigoureuse.

Idem avec son 2d ouvrage: fables psychiatriques.

BD fables psychiatriques

NG

  • Les céréales du dimanche matin

« Les céréales du dimanche matin » est la traduction en français, par Philip, des « Saturday morning breakfast cereals » de Zach Weiner. C’est « un comic strip en couleurs qui porte un discours décalé sur les sciences, la physique, la science fiction, toutes les sciences académiques, mais aussi la vie, la mort, la famille, la religion, le sexe et un tas d’autres choses. Uncomic strip incisif, pertinent, … ». Il y en a plus de 2300 ! (merci à Alain Le Métayer)

En voici quelques-uns :

A propos du statut épistémologique de la théorie de l’évolution Créationnistes et scientifiques mal aimés

1theorie-evolution

13creationnisme-et-correlation
Juste une théorie ? 
  
Pour enfin comprendre la théologie naturelle de William Paley Où l’on comprend la perfection de la création
3william-paley-dieu 2religion-tremblement-terre
   
Vive la vulgarisation scientifique… Un grand moment de l’histoire
11retour-chat-schroedinger 12microscope-a-effet-tunnel
   

Les céréales du dimanche matin : http://cereales.lapin.org/index.php

Saturday morning breakfast cereals : http://www.smbc-comics.com/

NG

Histoire

  • Ni dieu ni maître : Auguste Blanqui, l’enfermé, de Loïc Locatelli Kournwsky et Maximilien Le Roy

    Ni dieu ni maître : Auguste Blanqui, l'enfermé par Locatelli Kournwsky

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Remarquable plongée dans la vie dramatique d’Auguste Blanqui, figure du socialisme radical français au XIXe siècle, qui paya au prix fort ses idées.

  • La Pasionara, de Michèle Gazer et Barnard CiccolniCorteX_La_pasionaria

C’est la version BD de la vie stupéfiante de Dolorès Ibarruri, plus connue sous le sobriquet de « la pasionaria », qui fut  dirigeante du Parti communiste espagnol durant la guerre civile et que l’Histoire garde en mémoire comme autrice du célèbre slogan « No Pasaran » (Ils [les franquistes] ne passeront pas), devenu mot d’ordre du camp républicain. Cette BD est une belle introduction, même si en tant que tel, ce n’est à mon goût pas une BD très réussie.

RM

  • Cher pays de notre enfance, d’Étienne CorteX_cher_pays_de_notre_enfanceDavodeau et Benoît Collombat (2015).

C’est la mort du juge Renaud, à Lyon, le 3 juillet 1975, premier haut magistrat assassiné depuis la Libération. Ce sont des braquages de banques, notamment par le fameux gang des Lyonnais, pour financer les campagnes électorales du parti gaulliste au pouvoir. Ce sont les nombreuses exactions impunies du SAC (le Service d’Action Civique), la milice du parti gaulliste, dont la plus sanglante fut la tuerie du chef du SAC marseillais et de toute sa famille à Auriol en 1981 (ce massacre aura bouleversé la France entière, et aura entraîné la dissolution du SAC par le parlement en août 1982). C’est l’assassinat présumé de Robert Boulin, ministre du Travail du gouvernement de Raymond Barre, semble-t’il maquillé en suicide grossier dès la découverte du corps dans cinquante centimètres d’eau, le 30 octobre 1979, dans un étang de la forêt de Rambouillet. Ce sont 47 assassinats politiques en France sous les présidences de Georges Pompidou et Valéry Giscard d’Estaing ! Avec, en arrière plan, le rôle actif joué par le SAC, la milice gaulliste engagée alors dans une dérive sanglante. C’est une page noire de notre histoire soigneusement occultée, aujourd’hui encore. En nous faisant visiter les archives sur le SAC, enfin ouvertes, en partant à la rencontre des témoins directs des événements de cette époque – députés, journalistes, syndicalistes, magistrats, policiers, ou encore malfrats repentis –, en menant une enquête approfondie et palpitante, Étienne Davodeau et Benoît Collombat  font pénétrer de plain-pied dans les coulisses sanglantes de ces années troubles dont les surgeons sont encore sensibles.

RM

Économie, politique

  • SOS Bonheur, de Griffo et Van Hamme

Cette bande-dessinée (trilogie) explore différents aspects « utopiques » de notre société : le CorteX_sos_bonheurtravail (où travailler est ce qui compte, pas le sens du travail), l’argent (avec une carte bancaire universelle), la protection sociale et le principe de précaution (où on risque une amende si on ne se couvre pas suffisamment par temps humide), les vacances (où la destination est notamment « choisie » par les besoins ou non d’iode ou autre et où il est impératif de « s’amuser »)… Et tout finit par une révolution qui dévoile le cynisme des corporations au pouvoir (elles sont 7, dont l’argent).

A V-R.

  • SOS Bonheur, saison 2, de Griffo et Desberg

« Méfiez-vous ce tout ce qui est compliqué. Vivez heureux. Laissez-nous nous en charger » clame un téléviseur… Le lendemain de la révolution faite au nom de la liberté à l’issue de SOS Bonheur n’est pas un lendemain qui chante. Trente ans après, les dérives dystopiques de notre société anticipées dans la trilogie initiale (SOS Bonheur de Griffo et Van Hamme) se poursuivent, autour de la marchandisation de l’humain et du déni de l’histoire, au nom d’un « bonheur » marchand où la « prévention » fait figure de nouveau tyran et justifie l’exclusion sociale. Un petit regret par rapport à la première saison : l’absence de titre des différents chapitres et d’extraits de la communication institutionnelle, qui permettaient de souligner davantage l’influence d’un discours dominant sur le cadrage des expériences individuelles et collectives.

A-VR.

  • Thoreau, la vie sublime, de A. Dan et Leroy

Mars 1845. Henri David Thoreau est revenu à Concord, Massachusetts, son villageCorteX_vie-sublime-Thoreau natal. Endeuillé par la mort de son frère, lassé des grandes villes et d’une société trop rigoriste pour le laisser pratiquer un enseignement libre et non violent, le philosophe anarchiste a choisi de revenir à une vie simple, proche de la nature, dans une cabane, et de mener une résistance active, notamment dans le paiement de l’impôt. C’est là qu’il écrira le fameux Walden, ainsi que le non moins célèbre La désobéissance civile, qui inspira des générations de résistants ; deux ouvrages qui m’ont d’ailleurs marqué fortement quand j’étais adolescent (et que j’avais découvert dans Le cercle des poètes disparus, de Peter Weir (1989) car les jeunes y récitent des passages de Walden). La fin de cette BD est un peu molle, mais le tout est accompagné de textes de recontextualisation qui sont captivants. Aux éditions Lombard. Paru en 2012.

RM

  • Plogoff, de Delphine Le Lay et Alexis Horellou

PLOGOFF - C1C4.indd CorteX_Plogoff_ExtraitAprès le choc pétrolier de 1973, le discours nucléariste est écrasant en France. Plogoff, commune du Finistère, à l’extrémité du Cap Sizun (canton de Pont-Croix) est retenue pour l’établissement d’une centrale. De la non consultation des habitants naît la contestation puis une résistance sévère qui est entrée dans la légende. Cette oeuvre est très agréable à lire, et touchante. Paru en 2013 aux éditions Delcourt. Note : elle fait le pont avec une émission à ce sujet dans l’article Luttes désobéissantes – Projet Histoire des luttes sociales.

RM

  • L’affaire des affaires, tomes 1,2,3, de Denis Robert, Yan Lindingre et Laurent Astier

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CorteX_Affaire_des_affaires2CorteX_Affaire_des_affaires3CorteX_Affaire_affaires_extrait Remarquable série portant sur l’affaire Clearstream, et l’opiniâtreté d’un journaliste de talent, Denis Robert, à faire connaître les mécanismes délétères du clearing financier. Une œuvre qui donne envie de lutter.

 

  • Le Capital de Marx & Engels

CorteX_Capital_Marx_Manga1Jolie découverte que cette adaptation du Capital de Marx & Engels en… manga ! Deux tomes, sortis début 2011.

On doit ce beau travail de vulgarisation à l’éditeur japonais East Press, qui a adapté l’œuvre maîtresse de Marx à la fin 2008 pour la vulgariser, en l’illustrant avec l’histoire de Robin, vendeur de fromages sur un marché, qui rencontre un investisseur et entre avec lui dans l’engrenage de l’industrie capitalistique. Plus-value, capital, monnaie et crise sont expliqués de manière simple et claire.
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Le Capital, Karl Marx, Soleil Manga, 6,95 euros le tome.

A commander bien sûr chez votre petit libraire préféré, plutôt qu’aux grandes centrales d’achat.

Et pour une autre introduction « douce » à la critique de la théorie économique capitaliste, voir « La parabole du réservoir d’eau« , d’Edward Bellamy.

RM

  • Le Prince de MachiavelMachiavel-Le-Prince-manga-209x300

La col­lec­tion « Clas­sique » de Soleil Manga propose également Le Prince de Machiavel dans la ligne droite du Capital. Ce n’est pas une adaptation BD de l’œuvre originale mais plutôt une biographie de Machiavel éclairée par la géopolitique de l’Italie du XVème siècle. L’effort pour rendre le propos abordable est réussi, passionnant et jamais condescendant. Ça donne envie de lire l’original. Voilà une véritable démarche pédagogique d’esprit critique.

Freud mangaNéanmoins, l’esprit critique est atomisé dans le manga sur Freud ! C’est simplement une nouvelle hagiographie, voire une mythologie, mais surtout… fausse et qui continue de véhiculer les mêmes images d’Épinal freudiennes d’un soi-disant génie seul contre tous. On en parle ici entre autre.

Pas (encore) lu dans la même collection : Entretiens de Confucius, Le Manifeste du parti communiste, La Bible, Les Mots de Bouddha , Les Misérables, Le Rouge et le noir , etc.

NG

  • Pendant que la planète flambe, 50 gestes simples pour continuer à nier l’évidence

de D. Jensen, S. McMillancouv_planete_grande

Sous des aspects simplets, tant dans le graphisme que l’histoire, cette BD est en réalité une superbe trouvaille, avec de vrais morceaux d’esprit critique : des sophismes politiques dévoilés, des idées reçues explosées, des manipulations décryptées. C’est grinçant, parfois raide mais particulièrement efficace pour prendre du recul sur le discours écolo-individualiste en vogue et surtout tellement drôle. Cela participe à mon sens à rendre abordable une véritable critique du libéralisme économique avec rigueur.

La présentation de l’éditeur :

Le président américain est contacté par des martiens qui veulent manger leur planète. Celui-ci accepte contre remise d’or. Mais ceci finit par inquiéter les grandes entreprises : n’est-ce pas leur privilège exclusif de faire des profits en mettant à mal la planète ?
Deux jeunes filles dissertent sur la manière d’endiguer la destruction de la planète. L’une pense qu’il faut appliquer les préceptes des livres et émissions de télé tandis que l’autre pense que toutes ces conseils sont juste faits pour endormir les gens et leur donner bonne conscience. Pendant ce temps, un lapin borgne décide de passer à l’attaque et fait sauter un barrage, détruit un centre d’expérimentation sur les animaux…
Une fable burlesque, irrespectueuse et totalement déjantée qui force à réfléchir sur le devenir de notre planète et sur les solutions mises en avant.

NG

 Médias

  • La machine à influencer, Brooke Gladstone et Josh Neufeld

cortex_machine_a_influencerPourquoi le chiffre de 50 000 victimes revient-il aussi souvent dans les médias aux USA ? Les journalistes devraient-ils annoncer leurs intentions de vote ? Internet radicalise t-il nos opinions ? Ce sont quelques-unes des questions soulevées par Brooke Gladstone, journaliste spécialiste des médias pour la radio publique américaine NPR. Avec l’aide du dessinateur de bande dessinée documentaire Josh Neufeld, elle retrace dans La Machine à influencer l’évolution des médias d’information et des pratiques journalistiques à travers les différentes périodes. Des premières dérives de l’information sous l’empire romain jusqu’aux mensonges de la guerre de Sécession et errements des médias « embedded »  au moment de l’entrée en guerre contre l’Irak, Brooke Gladstone s’interroge en revisitant des grands noms du journalisme, de Pulitzer à Murrow en passant par Cronkite. Le livre recense les stratégies des politiques pour s’accommoder du quatrième pouvoir, décortique les différents biais qui affectent les journalistes, décrit le circuit des sondages et statistiques qui parviennent jusqu’à nous et explique comment nous en venons à croire ou rejeter certaines informations. Quelques phrases mal tournées gênent de temps en temps la lecture, mais je pense qu’il s’agit de la traduction qui a alourdi un peu.

Titre original : The Influencing Machine (États-Unis), traduit de l’anglais par Fanny Soubiran. Préface de Daniel Schneidermann. Éditions ça et là. 22 euros. Lien ici. Extrait à télécharger.

www.antisectes.net/
  • La Revue dessinée

En prenant le temps de l’analyse et du dessin, la revue dessinée nous invite chaque trimestre depuis 2013 à une lecture réflexive et critique de certains thèmes d’actualité, CorteX_la_revue_dessineeen appui sur des enquêtes et reportages journalistiques. Le projet éditorial est généraliste, passant au fil des numéros de la science politique et de l’éducation au sport, en passant par la médecine et l’économie ou encore la justice (les rubriques variant d’un numéro à l’autre). L’usage de la bande-dessinée se prête particulièrement bien au documentaire, avec par exemple, dans le numéro 16 (été 2017), la présentation d’une approche alternative de la relation enseignants-élèves dans une école ciblant des élèves dits « décrocheurs ». Il est aussi bien adapté au partage synthétique d’analyses, comme le montre dans le même numéro l’article consacré à l’imaginaire de la guerre, dont la mise en perspective historique et en images permet de questionner ce que recouvre aujourd’hui la référence à la guerre, convoquée aussi bien dans le champ politique que dans le champ économique ou encore social.

A-VR.

Genre et sexualités

  • Le vrai sexe de la vraie vie, Cy

Le vrai sexe de la vraie vie (1)

En matière de comportements sexuels, il n’existe aucune preuve en faveur de l’existence de normes transcendantes que l’on devrait respecter. Et quand bien même ces normes existeraient, la bonne nouvelle est que rien ne nous oblige à nous y conformer 1.

C’est en d’autres mots ce qui est écrit dans la préface de la BD Le vrai sexe de la vrai vie de Cy, chroniqueuse sur le site Mademoizelle.com2 : « Les sexualités c’est pas quatre ou cinq variétés, c’est mille, dix mille, cent mille, des milliards de possibilités. Va falloir laisser tomber tout ce que t’as pu étiqueter : c’est dépassé, périmé, jamais été. J’espère que tu auras jeté les « ça, ça se fait, ça ça se fait pas ». Bannis, les « il faut ». »

Cet extrait résume bien le contenu de cette BD qui se dévore avec plaisir. Cy (qui prend parfois le surnom de Cy.prine) aborde sans tabous, mais avec légèreté, différents aspects des sexualités tels que le libertinage, les loupés, les relations homosexuelles, le handicap, les femmes enceintes ou les sex toys.

Une BD idéale pour passer le paravent des idées reçues en matière de sexualité, et peut-être même fantasmer des expériences nouvelles !

On pourra retrouver d’autres dessins de Cy sur le web, toujours dans ce même esprit libéré et féministe : La masturbation féminine, ce tabou foutrement tenace, Libérons les tétons!, Jouir… à tout prix?.

Le vrai sexe de la vrai vie (2)

Aux éditions lapin, paru en 2016, 18€.

GD & AG

  • Un autre regard, Emma

CorteX-emma-regardAlice Bousquet nous a fait (re)découvrir cette bande-dessinée : « Drôle, engagé, féministe, politique, grinçant, dérangeant, osé, humaniste… Autant de qualificatifs pour décrire ce que nous propose Emma au travers des deux tomes d’Un autre regard. Emma, au travers de son regard précis, parfois caustique sur notre société individualiste et encore bien trop patriarcale, nous livre, en images et en beauté, son avis sur quelques scènes de vie qui parleront à bon nombre d’entre nous. »

Nous avions déjà remarqué Emma pour sa BD Un peu de sucre où elle revenait sur l’histoire de l’homéopathie, ses fondements physico-chimiques, l’absence de preuve de son efficacité spécifique, les effets dits « placebo », en faisant l’hypothèse que l’adhésion des gens à ces petites billes était liée notamment aux problèmes relationnels entre médecins et patient·es. Elle a publié depuis deux albums qui abordent des sujets aussi divers que l’utilisation du terme « violence » dans les médias pour décrire des actions menées par des personnes qui ont réclamé ou réclament des droits et son euphémisation quand il s’agit de violences policières, les inégalités dans la répartition des tâches dans les foyers encore importantes de nos jours et non consenties, les représentations idéalisées et erronées de la vie de jeunes parents etc. Elle n’hésite pas à recourir aux données factuelles et à remettre en question le traitement médiatique réservé à divers sujets d’actualité.

Emma, Un autre regard, tome 1 et 2, éditions Massot. La plupart de ses planches sont accessibles sur son site internet ici.

AB et ND

  • Rosa la rouge, Kate Evans

CorteX_rosaKate Evans retrace dans cette bande dessinée la biographie de Rosa Luxembourg, essayiste, journaliste, membre de divers collectifs et partis politique, assassinée en 1919 par des militaires allemands en Allemagne. L’accent est mis au travers de cet ouvrage sur le parcours de vie, notamment intellectuel, de Rosa Luxembourg, qui l’a mené à s’investir dans divers luttes, quitte à y risquer sa vie. Plus que les longs passages extraits des ouvrages de Karl Max exposés de manière descriptive et avec peu de recul critique, je retiens surtout de cet ouvrage l’itinéraire de cette personne. Née de sexe féminin, dans une famille de confession juive, souffrant d’un handicap moteur, elle a évolué et s’est imposée par ses idées et son engagement dans des milieux où les réticences devaient être nombreuses. Elle s’est volontairement affranchie du « poids » d’une famille en n’ayant pas voulu d’enfants et en n’hésitant pas à prendre des distances avec ses parents et sa fratrie, parce qu’elle attribuait plus d’importance à ses engagements politique. Elle critiqua les actions entreprises par les États et les personnalités de son temps, ce qui l’a emmené en prison à plusieurs reprises.

L’immersion en format BD dans la vie de Rosa Luxembourg et plus généralement dans l’histoire de ces années là vu à travers son prisme est assez captivante et peut susciter moult questionnements sur nos propres engagements.

Rosa la rouge, une biographie graphique de Rosa Luxembourg, Kate Evans, éditions Amsterdam, 2017. Merci à la formidable librairie Jean-Jacques Rousseau de Chambéry pour la recommandation de lecture.

ND

 Divers

  • Tu mourras moins bête, Marion Montaigne

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Quel est le minimum nécessaire pour exciter un dindon ? Peut-on s’inoculer la fièvre jaune en se versant du vomi de malade dans les yeux ? Qu’est-ce qui se passe si on greffe ma tête sur le corps de Scarlett Johansson ? Est-ce que quelqu’un va un jour expliquer à Dr House qu’on n’entre pas sans protections sanitaires dans un bloc opératoire ? Quels animaux peuvent prendre des cuites avec des fruits pourris ? Pourquoi les voitures ne volent-elles toujours pas ?

CorteX_MMontaigne_mourras_2Ce sont quelques-unes des questions fondamentales auxquelles répond le Professeur Moustache sous la plume de Marion Montaigne, dessinatrice passionnée de science. De la physiognomonie appliquée à la criminologie aux voyages dans le temps, en passant par la pygomancie (la divination par la lecture des lignes des fesses), le Professeur Moustache s’intéresse à tous les sujets. Le blog de Marion Montaigne, intitulé « Tu mourras moins bête (mais tu mourras quand même) », est une référence de la vulgarisation trash. Avec son trait grouillant à la Reiser et ses gags épicés, Marion Montaigne donne une forme drôle et décalée à une érudition soigneusement encadrée par sa collaboration avec des scientifiques qui l’accueillent volontiers dans leurs laboratoires. Le blog a déjà fait l’objet de deux adaptations papier chez Ankama, Tu mourras moins bête… 1. La science, c’est pas du cinéma (2011) et 2. Quoi de neuf, docteur Moustache ? (2012), dont la dernière a reçu le prix du public Cultura au festival d’Angoulême 2013.  Le troisième tome sort le 17 septembre 2014.

Marion Montaigne a également publié Panique organique (Sarbacane, 2007), La vie des très bêtes (Bayard, 2008) et Riche, pourquoi pas toi ? avec Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot (Dargaud, 2013) (NdRM : sur lequel nous reviendrons bientôt car il vaut le détour).

EC

  • Glacial Period, de Nicolas de CrécyCorteX_Glacial_period_de_crecy CorteX_de_crecy

Je ne dis pas un mot de cette fresque étrange et futuriste, qui regarde d’un oeil mi-désabusé mi-goguenard nos arts à l’œil des générations futures. Spécial dédicace à Denis Caroti, pour qui l’Olympique de Marseille est le seul sujet qui ne se soumet pas aux mêmes standards de scientificité que le reste de l’Univers.

  • Les funérailles de Luce, de Benoît SpringerCorteX_funerailles-luce_couv

CorteX_funerailles-luce_bulleLuce a six ans. L’histoire est celle d’une petite fille débrouillarde qui passe de paisibles vacances à la campagne chez son Papi, garagiste à la retraite, et qui est confrontée au problème philosophique fondamental des humains : la mort d’un être cher. Cette BD m’a fendu l’âme (donc de fait mon âme ne pèse plus que 11,5 grammes).

RM

Audio

Cycle Histoire de la BD, dans La fabrique de l’histoire, sur France Culture.

La fabrique de l’histoire d’Emmanuel Laurentin a abordé en octobre 2016 un cycle sur l’histoire de la bande dessinée.

La première émission traite de l’histoire complexe, retorse et difficilement datable de cet art.

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Le scénariste Kris

On y entend l’excellent scénariste Kris, pour lequel nous avons une affection particulière – et qui d’ailleurs a travaillé avec notre copain drômois le génial illustrateur Martin alias Maël.

CorteX_738_piloteLa deuxième émission est un documentaire de Victor Macé de Lépinay et Séverine Cassar traitant du journal Pilote

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La troisième est une visite d’exposition sur Hergé (dont nous utilisons quelques planches dans nos cours critiques, notamment sur les stéréotypes sociaux, sur les Juifs, sur les Africains, sur les Américains (voir ici). Ici Benoît Mouchart, historien de la bande dessinée, directeur éditorial de Casterman revient (avec un tout petit peu trop de complaisance à notre avis) sur les opinions très conservatrices et rexistes 3 de Hergé. On y apprend par ailleurs que Tchang (personnage historique) aurait été un agent communiste infiltré, et aurait laissé des slogans maoïstes et anti-Japon.

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Sur le panneau est écrit « Boycottez les marchandises japonaises ».

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Profitons-en pour indiquer l’article de Thet Motou, Cours de chinois illustré, et surtout Tintin, la Chine du Lotus bleu décryptée en six points. par Patrick Mérand.

La quatrième émission est quant à elle un débat historiographique : apprend-on l’histoire dans les BD historiques ? A quoi servent-elles ? Ne devrait-on pas reconsidérer les rapports entre ces deux modes de récit du passé ? Comment les dessinatrices, dessinateurs et historien·nes pourraient collaborer différemment ?

Main basse sur la science publique : le «coût de génie» de l’édition scientifique privée

Le problème de la publication scientifique et de son violent « capitalisme » fait l’objet de nos enseignements et de nos préoccupations. Nous l’abordons dans les stages pour doctorants ainsi que dans les modules « analyse d’articles » pour professionnels de santé. Richard Monvoisin a d’ailleurs clairement pris position sur le sujet (voir Recherche publique, revues privées, Le monde diplomatique, décembre 2012). Un groupe de chercheurs (CNRS, INRA) emmenés  par le biologiste Bruno Moulia ont produit un texte fouillé sur la question, qui étoffera tout enseignement sur le sujet. Nous le reproduisons ici.


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Main basse sur la science publique :

le «coût de génie» de l’édition scientifique privée

 Imaginez un monde où les chercheurs des établissements publics de recherche et des universités seraient rétribués individuellement en fonction de leur contribution au chiffre d’affaire d’un oligopole de grands groupes privés, et où les moyens humains et financiers affectés à leurs recherches en dépendraient. Projet d’un think-tank ultra-libéral, voire science-fiction pensez-vous ?… ou alors cas particulier de quelques fraudes liées à l’industrie du médicament ? Non, non, regardez bien autour de vous, c’est déjà le cas, dans l’ensemble du monde scientifique (sciences de la nature, médicales, agronomiques…), et ce à l’insu de la grande majorité des gens, et de trop de chercheurs ! Mais une prise de conscience est en train de s’opérer et une bataille s’engage sur tous les continents. Analysons les faits :

Une transformation du processus de production dans l’édition qui a conduit à sa concentration et à la privatisation de la publication par quelques grands groupes

La publication, l’acte par lequel des chercheurs rendent publics et accessibles à leur collègues leurs résultats, est un élément clé du processus de développement de la Science. Le travail des chercheurs y est soumis à une première vérification par des pairs. Cette vérification, si elle n’est pas parfaite (Monvoisin, 20121), permet du moins de modérer le nombre de publications et donc de limiter la dilution de l’information significative –au risque d’un certain conservatisme parfois (Khun, 1952). Si ce travail est jugé significatif par deux pairs spécialistes du domaine (couverts par l’anonymat), ce travail est alors publié c’est-à-dire rendu disponible à l’ensemble de la communauté. La publication est ainsi un élément central de la reconnaissance du travail accompli (et/ou de sa critique) et de la renommée des chercheurs et des équipes, et participe ainsi à la formation de leur « crédit ou capital symbolique » (Bourdieu, 1997). La connaissance est aussi un bien public : un bien qui ne perd pas sa valeur par l’usage d’autrui, mais au contraire qui ne la réalise pleinement que par l’usage que les autres scientifiques en font (Maris, 2006). La publication de cette connaissance, en particulier sa publication écrite, est ainsi le moyen de rendre cette connaissance accessible aux autres chercheurs, aux institutions de recherche, aux journalistes et finalement aux citoyens, permettant son évaluation critique au-delà de la vérification initiale et finalement sa mise en valeur collective. Ainsi la publication est le vecteur principal des idées et des innovations d’un secteur à l’autre. Enfin, la publication est un bien non substituable : si un chercheur a besoin pour son travail de tel article, il ne pourra pas le substituer par un autre article qui serait accessible à un moindre coût (COMETS, 2011).

L’organisation de la publication scientifique, au niveau des chercheurs et de l’édition a donc été un élément important du développement des sciences et un aspect central du mode d’organisation de la production scientifique. Elle s’est faite par la création de journaux scientifiques à comités de lecture. Historiquement, l’édition de ces journaux scientifiques a été essentiellement le fait de structures à but non lucratif : des sociétés savantes et des académies des sciences (le modèle issus des Lumières), des presses universitaires et enfin les presses des grands établissements publics de recherche – CNRS, INRA INSERM …en France (le modèle issu du Conseil National de le Résistance et plus largement de l’après guerre). L’enjeu principal de ces structures était la diffusion de la science, avec un souci de qualité et de reconnaissance.

Or les trente dernières années ont vu une transformation sans précédent des modes de production de l’édition en général, et de l’édition scientifique en particulier (Chartron, 2007). Cette transformation est liée au développement des Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication (NTIC) et à l’informatisation/automatisation des processus éditoriaux et d’imprimerie ; elle culmine désormais dans les bibliothèques virtuelles et autres plateformes « on-line ». Cette évolution, concentrant tous les coûts dans « la première feuille virtuelle » et dans le développement et le maintien de grandes plateformes informatisées, a rendu les tirages limités et donc l’édition des journaux scientifiques rentable via des investissements initiaux conséquents et une concentration du secteur2 . Les petits éditeurs n’ont pas pu suivre. En France par exemple, l’Institut National de la Recherche Agronomique éditait 5 titres dont il a cédé, depuis les années 2000, l’édition, la diffusion et la politique commerciale à des éditeurs privés (Elsevier ,puis Springer)3. Et l’Académie des Sciences française a fait de même pour ses Comptes Rendus (mais pas l’américaine plus avisée ! …).

Ainsi, suite à ce processus de fusion-acquisition massif, l’édition des articles scientifiques est passée majoritairement aux mains d’un oligopole de grands groupes d’édition privés. Cinq grands groupes de presse écrasent désormais le marché : Reeds-Elsevier, Springer, Wolters-Kluwer-Health, Willey-Blackwell, Thomson-Reuter (Chartron, 2010). On peut y ajouter un 6eme, le groupe Nature (du groupe MacMillan, GHPG, un géant du livre). Ces 6 groupes privés concentrent désormais plus de 50 % du total des publications (Mc Guilan and Russel, 2008) sur un marché mondial de l’édition Scientifique Médicale et Technique (SMT) estimé à 21 Milliards de dollars en 20104. Reed Elsevier à lui tout seul concentre 25% du total. C’est un niveau de concentration considérable, généralement considéré comme critique par les autorités européennes de la concurrence car il permet la mise en place de pratiques anticoncurrentielles (Comité IST Ministère de l’Enseignement Supérieur et de la recherche, rapport 2008)

Ces groupes participent souvent de groupes capitalistes plus larges. Par exemple Thomson Reuter est d’abord un leader mondial de l’information financière. Ce sont aussi des géants de la presse. Ainsi dès sa création en 1993, l’éditeur Reed-Elsevier se situait au troisième rang mondial dans le secteur de la communication, derrière Time Warner et Dun and Bradstreet, et devenait le 3eme groupe anglo-néerlandais après le pétrolier Royal Dutch Shell et le géant de l’alimentaire Unilever (L’économiste, 1992). En 2010, Reed-Elsevier publiait 2000 journaux pour un chiffre d’affaire de 3 Milliards de dollars (The Economist, 2011).

Privatisation de la publication par les 5 Majors: packaging et copyright

Ainsi une part majeure des publications a été privatisée par des sociétés à but lucratifs. Cette captation du produit de la science (la publication) par les marchés se réalise par la cession par les auteurs de leur « copyright »5 au groupe d’édition publiant le journal où ils veulent publier leur article (cette cession est un pré-requis à la publication). Elle se fait au nom des coûts associés à la publication. Or ces coûts se sont fortement réduits du fait que l’essentiel du travail de mise en forme et d’édition est fait à titre gratuit par les scientifiques eux mêmes. Comme le disait Laurette Tuckerman (une chercheuse de l’ESPCI qui a participé aux travaux de la Commission d’Ethique du CNRS sur ce sujet, COMETS, 2011), un équivalent dans la vie de tous les jours pourrait être le suivant : quelqu’un construit totalement sa maison, mais fait appel à un peintre professionnel pour « fignoler » la façade, et… c’est le peintre qui en devient propriétaire via un bail emphytéotique !6 La cession gratuite de copyright requise pour pouvoir publier un article est en effet totale et irrévocable, et court parfois jusqu’à 70 ans après la mort de l’auteur7. Une fois ces droits acquis, le journal peut faire ce qu’il souhaite des éléments contenus dans la publication, sans en référer à l’auteur (COMETS, 2011), à commencer bien sûr par en vendre le droit de reproduction, y compris à l’auteur lui-même s’il souhaite les ré-utiliser ! La connaissance scientifique, bien public s’il en est, s’est trouvée transformée en un produit marchant par le simple ajout d’un packaging (la mise en forme de la revue) et par la chaîne de distribution. Et sans rétribuer aucun producteur !

Un capitalisme de prédation qui fait rêver Wall Street

Le modèle d’affaire des maisons d’éditions scientifique est en effet une première dans l’histoire du capitalisme. Il a fait écrire à un journaliste du Guardian qu’à ses côtés le magnat de la presse aux mille scandales Ruper Murdoch8 passe pour un socialiste humaniste (Monbiot, 2011). Détaillons un peu. Le travail de production des connaissances (travail de laboratoire, collecte et analyse des données, et nombre d’échanges formels ou informels au sein de la communauté scientifique) est réalisé par les chercheurs, les techniciens et les personnels administratifs de la recherche. La rédaction de l’article – travail effectué par un journaliste dans le reste de la presse – est encore réalisé par le chercheur, ainsi que l’essentiel de la mise en forme (grâce aux logiciels performants de traitement de texte scientifique). La validation du contenu est réalisée par d’autres chercheurs, ainsi que le travail éditorial de la revue. Et tout çà à titre gracieux pour les éditeurs, ou plus exactement via une rétribution symbolique (nous y reviendrons). C’est déjà beaucoup plus rentable que dans la presse conventionnelle où il faut payer les journalistes et les composeurs ! Mais il y a mieux (ou pire, c’est selon les points de vue !). Les journaux sont en effet revendus essentiellement aux bibliothèques de ces mêmes organismes publics de recherches ou universités qui ont financé les recherches et le travail de rédaction ; et ce à prix d’or ! Par exemple l’abonnement électronique à la revue « Biochimica et Biophysica Acta9 » coûte environ 25 000 euros /an (Monbiot, 2011). Ainsi les bibliothèques ont vu leurs dépenses liées à l’abonnement aux revues augmenter de 300% en 10 ans (Blogus Operandi , ULB, 2009). Ce poste absorbait en 2010 ; les 2/3 de leur budget (Monbiot, 2011). Ainsi pour chaque publication acquise, l’État, et donc le contribuable, a payé 4 fois le même article !!

1. les institutions payent les chercheurs qui rédigent les articles publiés dans les revues scientifiques ;

2. les institutions payent les scientifiques qui révisent et commentent les articles qui sont soumis à leur expertise (système de peer review) ;

3. les bibliothèques de ces institutions payent aux éditeurs et/ou agences d’abonnement le droit d’accéder aux revues dans lesquelles leurs chercheurs ont publié ;

4. les bibliothèques de ces institutions payent aux éditeurs l’accès perpétuel aux archives électroniques de ces mêmes revues.

A tel point qu’on a parlé de « racket légal » (Montbiot, 2010). Dans des termes plus liés à l’establishment, même la Deutche Bank reconnait que les marges des Majors de l’édition scientifique sont sans commune mesure avec le service fourni (Mc Gigan and Russel, 2008).

En tout cas c’est Jack Pot !! : Des taux de profits à faire pâlir le Nasdaq, et qui durent ! : 36 % pour Elsevier (secteur scientifique et médical) enCorteX_Logo_boycott_Elsevier_Daniel Mietchen 1988, 36,4 % en 2000 (Mc Gigan and Russel, 2008) encore 36% en 2010 en pleine crise (Montbiot, 2011) ! Les investisseurs spéculateurs ne s’y trompent pas. Ainsi la firme Morgan Stanley, une des grandes banques d’investissement américaines qui se sont tant illustrées dans la crise des subprimes écrivait à ses investisseurs dès 2002 «  la combinaison de son caractère de marché de niche et de la croissance rapide du budget des bibliothèques académiques font du marché de l’édition scientifique le sous secteur de l’industrie des média présentant la croissance la plus rapide de ces 15 dernières années »10 (Gooden et al., 2002). Spéculateurs, fonds de pension, on s’arrache les actions de l’édition scientifique… Quant au chercheur, pigiste-pigeon malgré lui, il constate la diminution des crédits effectivement disponibles pour financer sa recherche (pas son packaging), alors que les gouvernements peuvent communiquer sur un financement accru de la Recherche publique !

La « Science Optimisée par les Marchés » ? Mais c’est la bulle !!!

Si vous êtes chercheur ou simplement contribuable, un néo-libéral vous conseillera sûrement à ce point de récupérer une part de la plus-value de votre travail et/ou de vos impôts en devenant actionnaires de ces sociétés, et en empochant ainsi les dividendes11 ! Et il ajoutera, enthousiaste, que vous participerez en prime à l’optimisation de la recherche par les marchés. Mais justement la science avance, même dans le monde pourtant sous influence des sciences économiques : le modèle démontrant l’optimalité de l’allocation des ressources par le marché (modèle néo-classique) a été remis en cause sur le plan théorique et pratique dès que l’information n’est pas parfaite et qu’il y a des externalités – et la science en est pleine- (travaux du prix « Nobel » Joseph Stiglitz et de ses collaborateurs, voir Stiglitz, 2011). Et la « Grande Récession » mondiale en cours depuis 2008 nous le rappelle tous les jours. Mais on peut aller plus loin : même si on en restait au modèle néo-classique du Marché Optimisateur, ce dernier ne pourrait pas de toute façon s’appliquer à l’édition scientifique ! Comme le remarquait fort justement Morgan & Stanley (Gooden et al., 2002), la demande dans ce domaine est en effet totalement inélastique : les « clients » continuent à acheter quelle que soit l’augmentation des prix, car, comme nous l’avons vu, les publications ne sont pas substituables. Dans ce cas les marchés sont forcément inefficients dans la recherche du « juste prix ». Ils sont essentiellement là dans une position de prédation (on en revient au « racket » (Monbiot, 2009)). Et c’est d’ailleurs bien cette situation qui attire les investisseurs, qui savent bien que les profits juteux sont là où les marchés ne marchent pas (Maris, 2006, Stiglitz, 2011).

On assiste ainsi à une vraie bulle de la publication scientifique. Les journaux se multiplient, car presque tout nouveau journal est rentable et sera acheté. Depuis 1970 le nombre de journaux scientifiques double tous les 20 ans environ (Wake & Mabe, 2009). Quant au nombre de publications scientifiques, il double environ tous les 15 ans (Price, 1963 ; Larsen and von Ins, 2010). Et les prix s’envolent : + 22 à 57 % entre 2004 et 2007 (Rapport du Comité de l’IST, 2008) pour les journaux. En combinant hausse du nombre de journaux et hausse de leur prix, on arrive à une augmentation de +145 % en 6 ans pour l’ensemble des abonnements d’une bibliothèque de premier plan comme celle de l’Université de Harvard (Harvard University, Faculty Avisory Council 2012).

Un contre-argument apporté sur ce point par les sociétés d’éditions et de scientométrie est que l’accroissement du nombre des publications est observé depuis 170012 et qu’il reflète l’augmentation elle aussi exponentielle du nombre de scientifiques. Mais ce n’est pas parce qu’une croissance est exponentielle au début d’un processus qu’il est normal que cette croissance exponentielle se maintienne toujours. Le nombre de publications aurait probablement saturé sans cette bulle (Price, 1963 ; Polanko, 1999). En effet la capacité individuelle de lecture et d’assimilation de chaque chercheur n’augmente pas elle indéfiniment. C’est l’expérience courante de tous les chercheurs qui n’arrivent plus à suivre l’ensemble de la bibliographie, même dans leur spécialité. De même les éditeurs et les relecteurs sont débordés et ont de moins en moins de temps par article, ce qui renforce malgré eux le risque de décision de type « loterie » ou « à la tête du client » (Monvoisin, 2012). On assiste donc à une parcellarisation et une dilution de la connaissance scientifique dans le bruit des publications surabondantes (Bauerlein et al., 2010). Enfin, surabondante uniquement pour ceux qui peuvent payer ! Elle prive les autres, les instituts les moins dotés et les pays en voie de développement de l’accès aux connaissances. Mais l’emballement de la bulle est tel qu’il commence à mettre mal même les institutions les plus riches (ex Harvard University, Faculty Advisory Board, 2012). C’est ce qui a amené de nombreux auteurs à tirer la sonnette d’alarme, et le Comité d’Ethique de la Science du CNRS (COMETS) à émettre en juin 2011 un avis très critique sur cet état de fait (COMETS 2011), suivi plus récemment par le Faculty Advisory Board de l’Université d’Harvard aux USA (Harvard University, Faculty Advisory Board, 2012).

La cotation des journaux à l’Audimat

CorteX_ordi_cadenasMais avant d’aller plus en avant dans l’analyse des effets de cette marchandisation de la science, il nous faut considérer le dispositif mis en place pour établir une cotation « objective » des dits journaux. C’est un point central. Ce fut le fait d’une de ces mêmes grandes maisons de presse, Thomson Reuters, via sa branche Institut of Science Information/ Web of Knowledge. Fort de son expérience sur les marchés boursiers, Thomson Reuter a en effet organisé un système de cotation annuelle en ligne des journaux, le Journal Citation Reports13. Le principe de cette cotation est tout simplement l’Audimat: combien de fois un article publié dans une revue est-il cité, dans les deux ans qui suivent, par les autres articles publiés dans un pannel de journaux choisi par Thomson Reuter (et dont la représentativité a été discutée (Larson et Von Ins, 2010)). C’est ce qu’on appelle le facteur d’impact de la publication. Ainsi la valeur ajoutée d’une recherche a été réduite par l’action de Thomson Reuter aux points d’audimat de la publication associée. On est ainsi passé d’une considération de qualité du contenu par les acteurs de la recherches (tel article est une avancée majeure) à une mesure automatique du nombre de contenants (combien de lecteurs ont-ils vu cet article, et l’ont cité quelle qu’en soit la raison). On peut rentrer dans la critique détaillée de cette mesure (très biaisée), mais là n’est pas l’essentiel ici. Ce qu’il faut retenir ici c’est que la production scientifique a été ainsi quantifiée sur la base du nombre de publications (i.e. du nombre de contenants –packages- sans référence à la connaissance contenue), tout comme on quantifie n’importe quelle production industrielle ou encore les flux financiers (ceci par le biais de la scientométrie -comme on dit médiamétrie-). Et que cette objectivation et trivialisation de la valeur scientifique a été rendue possible en soumettant l’édition scientifique à la loi de l’Audimat.

La mise en place de cette logistique, et surtout sa mise à disposition de tous et sa promotion ont coûté fort cher, mais là encore Thomson Reuter se trouve en situation de quasi-monopole14. Il peut donc revendre avec fort bénéfice ce service aux journaux et surtout aux instituts de recherches et aux universités. Mais pour les éditeurs privés et les intérêts qui les soutiennent, cela présentait un deuxième retour sur investissement, moins direct, en termes de pouvoir et de prise de contrôle cette fois.

Audimat, Agences de Notation, Classements et Mercato : c’est le modèle TF1 ou PSG… en plus rentable !

L’intérêt de l’Audimat, comme on l’a vu dans le cas des chaines de télévisions privées, c’est qu’il peut se décliner à toutes les échelles, en considérant la part d’audience réalisée. Ainsi c’est l’ensemble des acteurs de la production scientifique (chercheurs, institutions et même journaux) qui se trouve ainsi évaluable individuellement en terme de facteur d’impact cumulé (ou de caractérisations dérivées comme le H facteur évaluant la « valeur de l’homo scientificus »).

Des Agences de Notation (l’AERES en France) construites à l’instar de celles qui existent dans la finance ont alors vu le jour. Ces agences publient (aux frais de l’État) des classements (A+, A, B, C, D) essentiellement fondés sur ces critères. Des agences de financement calquées sur les Banques d’investissement, comme l’ANR en France, ont aussi vu le jour pour faire des crédits à des projets de recherche, sur cette même base. Et toujours sur cette base un « Mercato » mondialisé des scientifiques les mieux classés peut s’organiser entre institutions autonomisées gérées comme des entreprises, sur le mode de celui entre chaines de télévisions ou des clubs de football (il est déjà bien en place dans les pays anglo-saxons et c’est un des enjeux de la loi LRU et de sa suivante actuelle que de l’instaurer en France). Ainsi s’est mis en place un mode de management ultralibéral appelé « publish or perish » (publier ou périr). Cette évolution a été analysée ailleurs beaucoup plus en détail (voir en particulier les livres remarquables d’Isabelle Bruno sur la méthode ouverte de management, (Bruno, 2009) et, de Vincent de Gaulejac (2012), sur les conséquences délétères déjà avérées du management de la recherche et l’article de Philippe Baumard (2012) sur la compétition pour la connaissance dans une perspective de guerre économique) et nous ne le développerons pas. Mais il est utile ici de noter qu’un mode de gouvernance des institutions (corporate management) et de management des ressources humaines néo-libéral a pu s’imposer aux sciences grâce à la transformation des modes de production de l’édition scientifique ; et ceci par la mise en place d’une logistique comparable à celle mise en place pour fluidifier les marchés des capitaux (quoiqu’à moindre échelle), soutenue par des investisseurs et des acteurs comparables (ex : Thomson Reuter, les gouvernements libéraux …). Cet environnement et cette logistique établis, le pouvoir de la rétribution symbolique associé à la publication par une revue de prestige d’un éditeur privé a pu se répandre dans l’ensemble du champ scientifique.

Quand la recherche se gère à la contribution au profit des actionnaires  sans débourser un centime de prime: un « coût de génie» !

A la différence de ce qui se passe dans la presse grand public ou même les média télévisuels, la rétribution du producteur primaire (le « travailleur de la recherche scientifique » qu’il soit intellectuel ou manuel15) par les groupes privés d’édition est restée elle essentiellement symbolique, ce qui ne veut pas dire sans pouvoir. En effet, la reconnaissance des équipes de recherche et des individus qui les composent, et l’évaluation de la valeur scientifique de leur production, passe justement par la diffusion et la lecture des publications. Mais, comme nous l’avons vu, grâce au système d’Audimat et d’Agences de Notation et de financement décrit plus haut, la valeur ajoutée d’une recherche a été réduite aux points d’audimat de la publication associée (le facteur d’impact de la publication). Et comme les données d’Audimat sont disponibles et chiffrées (au contraire de la reconnaissance réelle par les pairs) et que tout le système d’évaluation est là pour le légitimer et l’imposer, les chercheurs se sont habitués à considérer le facteur d’impact comme une donnée de première importance, et la gratification symbolique d’avoir un bon facteur d’impact comme suffisante16.

Cette chaîne de valeur symbolique ne le reste pas jusqu’au bout bien sûr : l’actualisation de la valeur en espèces sonnantes et trébuchantes se fait sur le dernier maillon au niveau des sociétés d’éditions lors de la vente des accès aux portefeuilles de journaux (plateformes), puis de la rétribution des actionnaires. Le «coup/coût de génie » de l’édition privée fut d’avoir permis que la valeur marchande (en monnaie réelle dollar, euro…) soit directement corrélée à la cotation du degré de reconnaissance par l’Audimat scientométrique, achevant ainsi l’aliénation de la valeur symbolique de la science en une valeur vénale. Faisant d’une pierre deux coups, l’ensemble de la production est ainsi commandé par une gratification compétitive de chacun des producteurs individuels, permettant au (néo-)Taylorisme de s’imposer en science (comme en attestent la généralisation des diagrammes du principal disciple de Taylor, Gantt, et la gestion des flux tendus que les chercheurs apprennent à connaitre17). Et la boucle est bouclée : les chercheurs sont donc rétribués en terme de crédit symbolique à hauteur directe de leur contribution au chiffre d’affaire des grands groupes privés de l’édition scientifique, via des primes symboliques (qui ne coûtent rien, une sorte de réédition des monnaies de singe des débuts du capitalisme). C’est là la double source du jack pot ! Et aussi de beaucoup d’inquiétude quand on voit ce que la dictature de l’Audimat a pu produire comme effet sur la qualité des contenus dans les médias grand-publics …. On ne s’étonnera guère de la montée des affaires liées à la falsification de données et au plagiat (Monvoisin, 2012 ; Cabut et Larousserie, 2013). Mais une autre conséquence a été moins commentée. Il s’agit de la conséquence sur l’organisation des disciplines scientifiques elle mêmes.

Des disciplines scientifiques à … la discipline des marchés

En terme de marketing, le « marché » des publications est segmenté par l’existence CorteX_publish_perish_phDcomicsmême des disciplines scientifiques (mathématiques, physique, biologie, sociologie, histoire …) et des différents domaines du savoir. La valeur d’impact-audimat des journaux n’a donc de valeur symbolique pour les scientifiques et leurs institutions qu’au sein de ces segments. Les instituts de scientométrie sont donc amenés à établir des regroupements par discipline. Mais le contour même de ces disciplines et domaines sont toujours un peu arbitraires (surtout pour les sous disciplines et domaines). Or les instituts de Scientométrie, en premier lieu Thomson Reuter, se sont arrogé de fait le pouvoir de définir eux-mêmes les contours des domaines, alors que ce travail de différentiation (qui est au cœur de la dynamique de la recherche – Kuhn, 1962- ) était avant aux mains des institutions académiques. En effet comme tous les niveaux institutionnels de la recherche publique sont évalués sur la base des classements d’impact au sein de leur sous-discipline, il suffit que Thomson Reuter -ISI change ses sous-disciplines pour que les équilibres institutionnels soient complètement changés : par exemple, il suffirait d’inclure les « Forestry Sciences » dans les « Plant Sciences », et on verra les meilleurs revues de sciences forestières devenir les derniers de la classe en « Plant-Sciences » pour des raisons liées uniquement à la différence de taille des communautés respectives, déstabilisant ipso facto les départements de recherche en sciences forestières dans le monde entier. Par ailleurs, les pratiques interdisciplinaires, reconnues par beaucoup comme source importante de progrès scientifique, souffrent de cette logique de classement et d’audimat des journaux (voir par exemple Barot et al., 2007 dans le domaine de l’écologie).

Une forme d’intégration verticale informelle….sous la pression des fonds d’investissement.

La mise en marché des publications scientifiques décrite jusqu’ici a mis les institutions scientifiques sous l’influence directe de grands groupes capitalistes, dont la logique est nécessairement celle du profit et de la rente. En fait, pour être plus précis, le processus de production scientifique s’est trouvé intégré verticalement (mais de manière informelle) par les sociétés d’éditions. Or ces sociétés d’éditions se trouvent, nous l’avons vu, sur un segment très rentable. Les actionnaires de ces sociétés sont donc ceux des autres sociétés rentables, à savoir des sociétés d’investissement et des fonds de pension (Gooden et al., 2012), avec les mêmes exigences de rentabilité de la rétribution du capital investi par les dividendes, et la même volatilité qu’ailleurs. Par exemple en décembre 2009, Springer Science + Business Media, racheté en 2003 par le fonds d’investissement britannique Cinven et Candover, était de nouveau revendu à deux autres fonds d’investissements, européen et de Singapour (Chartron, 2009). Par ailleurs, la partie du travail qui n’est pas fournie gratuitement par les chercheurs est délocalisée en Inde ou en Chine (Le Strat et al., 2013). Ainsi sans bien s’en rendre compte et tout en restant salariés de leurs institutions, les « travailleurs de la recherche scientifique » se sont retrouvés intégrés dans un secteur concurrentiel, réclamant toujours plus de productivité-rentabilité et la même dynamique de restructuration (fusions, séparations, délocalisation…) que dans les autres secteurs18. Un tel phénomène d’intégration verticale informelle est probablement sans précédent. Il peut être cependant partiellement comparé à deux autres secteurs : celui des artistes face à l’industrie du « disque » et celui des éleveurs industriels. Dans l’industrie de la musique enregistrée, les artistes créateurs voient leur production dépendre de Majors de la musique qui réalisent le packaging de leur production, et l’accès libre à leur production réglementé par des copyrights et protégé par des lois comme la loi Hadopi 2 en France19 , sans être salariés des maisons d’éditions qui les ont « signé ». Ceci s’observe encore plus clairement chez les éleveurs industriels (élevage porcin, volaille) en France. En laissant aux éleveurs une « indépendance » formelle, les firmes de l’agroalimentaire (aliment en amont, viande en aval) ont pu leur laisser croire qu’ils étaient leurs propres maîtres dans leur monde à eux, et leur faire ainsi accepter des conditions de travail et de rémunération qu’il eut été plus difficile d’obtenir d’eux dans le cadre d’une entreprise unifiée (à cause des syndicats, des conventions collectives …)20. Dans le cas des chercheurs, on a pu maintenir ce même sentiment de « travailleur indépendant » (en fait salarié d’une institution scientifique) et de rémunération horaire faible (du moins en France), en y gagnant en plus l’acceptation par le contribuable de payer au moins quatre fois la production scientifique au bénéfice de profits privés. La différence de modèle économique entre artistes et éleveurs de porcs d’un côté, chercheurs de l’autre, c’est que les artistes ne sont pas les seuls consommateurs de leur propre musique, pas plus que les éleveurs ne sont les seuls consommateurs de la viande qu’ils produisent.21

Des dirigeants de haut vol

La séparation entre les institutions de recherches et les maisons d’éditions qui les ont intégrées dans leur système de production permet d’éviter aussi que les chercheurs et le grand public connaissent les vrais dirigeants de l’ensemble. Beaucoup de chercheurs en effet pensent que le domaine de l’édition scientifique est le domaine de respectables institutions séculaires, dédiées à la science, à l’instar de la maison Springer, sans réaliser que la restructuration de l’édition et les enjeux de « l’économie de la connaissance » ont complètement bouleversé la donne. Pour favoriser une prise de conscience de la situation, il est peut être bon de présenter brièvement le pedigree d’un échantillon des cadres dirigeants des majors de l’édition scientifique. En voici donc un échantillon représentatif de cinq d’entre eux :

Sir David Reid, est Non-Executive Director (directeur non-exécutif) de Reed-Elsevier. Il est aussi chairman (président) de Tesco PLC (3eme leader mondial de la grande distribution derrière WallMart et Carrefour22) dont il a été le directeur financier. Il est enfin ambassadeur des affaires du Premier ministre néo-Thatcherien anglais David Cameron. Son collègue Robert Polet a été directeur non exécutif de Philip Morris International et président et chef de direction (chief executive officer) du groupe de luxe Gucci jusqu’à fin 2011. Il a passé 26 ans dans le marketing chez le géant de l’agroalimentaire Unilever où il finit président de la division Crèmes glacées et aliments surgelés (Unilever’s Worldwide Ice Cream and Frozen Foods division). Enfin Cornelis van Lede est dirigeant (Executive Officer) de Koninklijke Philips Electronics NV. M. van Lede a été président et membre du conseil d’administration et chef de la direction d’Akzo Nobel NV (fabricant et distributeur de produits de santé, revêtements et produits chimiques), de 1994 à mai 2003. De 1991 à 1994, M. van Lede a été président de la Confédération de l’industrie et des employeurs néerlandais (VNO) et vice-président de l’Union of Industrial and Employers’ Confédérations de l’Europe (UNICE). Il est président du conseil de surveillance de Heineken NV depuis 2004. Il est président du conseil de surveillance de la banque centrale néerlandaise (…).Il a servi comme membre du Conseil de surveillance de Royal Dutch Airlines KLM. M. van Lede a été membre du Conseil consultatif européen de Jp Morgan Chase & Co. depuis octobre 2005.

Jetons rapidement un œil chez Thompson Reuters maintenant. Parmi ses directeurs nous rencontrons Sir Deryck Maughan qui a été PDG (Chairman and Chief Executive Officer) du Citigroup International et Vice Président du New York Stock Exchange (bourse de New York) de 1996 à 2000. Finissons notre petite visite par le Board of Trustees. Voici Dame Helen Alexander, qui a été (entre autres) directrice générale (Chief Executer) du groupe du journal économique « The Economist » fer de lance de la City, et directrice opérationnelle (managing director) du renseignement stratégique économique (« Economist Intelligence Unit ») entre1993 et 1997. Elle travaille aussi pour la World Wide Web foundation, The Port of London Authority (PLA) et pour Rolls-Royce, et est présidente de la Said Business School à Oxford. Et à ses côtés, voici quelqu’un de plus connu du grand public, le français Pascal Lamy , ancien sherpa de Jacques Delors à la Commission Européenne, et auteur depuis d’une belle carrière qui l’a mené, via le Crédit Lyonnais , à la direction de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC, World Trade Organisation WTO en Globish), bien connue pour son rôle dans la mondialisation néolibérale et la globalisation.

On pourrait continuer (tout est visible et fièrement affiché sur les sites web des firmes correspondantes). Mais on a vu l’essentiel : Marketing, École de Commerce, grande distribution, industries du tabac et de l’alcool, de l’automobile, de l’agro-alimentaire, de la chimie, du médicament, compagnies d’aviations, import-export, groupes financiers, organisations patronales, grands groupes d’investissement spéculatifs, banque mondiale. L’édition scientifique et le contrôle qu’elle offre sur la source de l’économie globalisée de la connaissance attire des seigneurs du capitalisme financier mondial et de la mondialisation23. Et derrière eux, comme nous l’avons vu, la rentabilité de l’édition scientifique attire fonds de pensions et sociétés d’investissement en capital risque.

Une prise de contrôle qui affaiblit la science

Il est important de répéter ici que cette évolution de l’économie des publications scientifiques, et plus généralement de la production scientifique est inefficace (les coûts sont sans lien avec le service rendu, pilotés uniquement par les exigences de la rente servie aux actionnaires). Ainsi le coût par page sur l’ensemble des domaines scientifiques est 5 fois plus élevé chez les éditeurs à but lucratif que chez les éditeurs à but non lucratifs ; alors que le coût par point d’audience (pour prendre les indicateurs même de l’édition privée) est 10 fois plus élevé ! (Tuckerman, 2011). Et surtout cette évolution est totalement intenable économiquement. En effet les accords pluriannuels dits du « Big Deal » signés entre les bibliothèques et les Majors de l’édition scientifique prévoient une augmentation des prix non négociable de 5 à 7 % par an (Comité de l’IST, 2008), pour autant que l’on sache car les accords portant sur l’accès aux collections électronique sont confidentiels (une condition imposée par les Majors de l’édition). Ceci conduit à un doublement des budgets d’achat tous les 14 ans. Le budget annuel d’abonnement aux journaux de l’Université d’Harvard en 2011 atteignait ainsi un total annuel de 3.75 Millions de dollars. A l’Institut National de la Recherche Agronomique français (INRA), le budget « ressources électroniques » en 2013 serait de 2,75 Millions d’€ (dont environ 850 K€ pour le seul Elsevier), ce qui représente un budget de fonctionnement équivalent à celui de l’ensemble des recherches en écologie des forêts et milieux naturels (département EFPA, l’un des 13 départements de cet organisme) ! Enfin pour le consortium Couperin, regroupant l’essentiel des bibliothèques universitaires on évoque des chiffres atteignant 70 Millions d’€ annuels (Cabut et Larousserie, 2013), Dans le contexte de crise économique majeure et de progression lente voire de stagnation des budgets de la recherche publique, les conséquences de cette situation de « racket » s’aggravent et deviennent intenables (Harvard University, Faculty Advisory Board, 2012).

On retrouve ici une caractéristique générale de l’économie de marché : la marchandisation d’un service public s’avère l’opération la plus rentable pour les actionnaires (Maris, 2006). Peu d’investissement, une économie de racket et de bulle artificielle: quand le secteur sera exsangue, les actionnaires iront ailleurs et on laissera à l’État et aux organisations à but non lucratif24, le soin de remonter la science (s’ils le peuvent et le veulent). Et peu importe la perte de bien public pour l’humanité !

Par ailleurs, en science comme ailleurs, le renforcement de la compétition entre les acteurs de la science présente des limites. La science n’a pas eu besoin d’une compétition basée sur l’Audimat pour atteindre des sommets. Notre curiosité, notre volonté très humaine d’améliorer les conditions de notre vie et celles de nos semblables, pimentées par l’émulation de la découverte suffisent largement. La transformation d’une part des chercheurs en gestionnaires de leur portefeuille de publications, avec tous les effets de mode associés qu’illustre le fait de vouloir avoir son papier dans « Nature » renforce encore les tendances non innovantes de la science (Khun, 1958 ;Monvoisin, 2012).

Enfin, la possibilité de contrôle extérieur de la science via les techniques de management à l’Audimat, remet en cause la tendance majeure de la science vers l’autonomie et l’indépendance vis à vis des groupes d’intérêts économiques, et pose de très sérieux problèmes d’éthique (COMETS, 2011).

Ainsi comme on le voit, cette main basse sur la science n’est pas liée uniquement à une quelconque « naïveté » des chercheurs. Elle a été réalisée avec la complicité active et sous la pression des gouvernements néo-libéraux (au sens large), et des think-tanks associés, tout particulièrement en Europe et aux USA (Bruno, 2009)25. Ils y ont vu en effet sur le plan idéologique un des éléments du démantèlement de l’État et des services publics et un mode d’optimisation de la Science selon le dogme du Marché-Grand-Optimisateur, pour ne rien dire des aspects plus prosaïques du lobbying privé des grands groupes de presse ; et aussi, comme nous l’avons vu, la porte ouverte sur un mode efficace (de leur point de vue) de contrôle managérial sur un secteur désormais identifié comme crucial dans des économies néolibérales de la connaissance (Gooden et al, 2002 ; Bruno, 2009). Et cette marchandisation du savoir a impliqué des investissements importants dans la réorganisation de l’édition scientifique et le transfert des techniques issues de la haute finance, sous le pilotage de « seigneurs » du capital financier. Et on n’est pas au bout des innovations dans ce domaine !

Un nouvel avatar : faites bientôt votre Mercato online grâce au Facebook des scientifiques, qu’ils construisent eux même gratuitement !

Une nouvelle innovation a été récemment introduite par Thomson Reuter, qui devrait permettre d’aller encore plus loin dans le contrôle et la modification profonde du fonctionnement de la science. Il s’agit de MyResearcherID26. Au départ, il y a probablement la recherche de solution à un problème technique. En effet la base de données des journaux scientifiques avait été initialement conçue pour la seule cotation des journaux, pas pour celle des chercheurs ni celle des institutions de recherche. En conséquence si les journaux et les articles étaient identifiés de manière non ambigüe (chacun avait un numéro identifiant unique, à l’instar de notre n° de sécurité sociale), ce n’était pas le cas des auteurs et de leurs institutions, qui étaient identifiés uniquement par leur nom, dans un format libre. Ainsi les publications et les points d’audimat attribués à Mr/Ms Smith, Schmidt, Martin ou Zhang peuvent être le fait de très nombreux homonymes différents27. Inversement, d’une publication à l’autre le nom des instituts pouvait changer, parfois CNRS, parfois Centre National de le Recherche Scientifique, parfois avec une virgule, parfois pas…. Et donc on n’arrivait pas à affecter les parts d’Audimats effectives aux différentes entités. Pour les établissements de recherche et les universités, la solution a été imposée par les gouvernements néo-libéraux : à ces établissements de standardiser leur dénomination et de l’imposer à leurs employés, sinon leur part d’Audimat tronquée serait prise en compte lors de leur notation par les Agences, à leur détriment28. Mais au niveau des individus, ce n’était pas possible car même normalisé, Mr Martin restait Mr Martin. Il aurait fallu refondre tout le système et donner à chaque utilisateur un identifiant à l’instar de ce qui se pratique en informatique (login, mot de passe). Entreprise colossale et coûteuse, qui aurait sérieusement grevé les dividendes des actionnaires. Et c’est là qu’intervient l’astuce. On a proposé aux chercheurs de créer leur page web sur le système de Thomson Reuter et ce gratuitement (au début tout du moins). Ainsi ils peuvent bénéficier de la visibilité du système Thomson Reuter. Et dans un souci de « service au consommateur », on leur propose même tous les outils nécessaires pour aller chercher leurs publications et les affecter à leur page MyResearcherID. Mais en créant leur page, ils se voient attribuer un identifiant unique, et ils effectuent ainsi, une fois de plus gratuitement, le lourd travail qui consistent à trier parmi tous les homonymes, les publications qui correspondent à l’individu désormais identifié. Bénéfice considérable pour Thomson Reuter !! Mais surtout un pas de plus dans le management de la Science par les Marchés. Se crée ainsi au niveau mondial et de façon standardisée un équivalent des tableaux palmarès des employés de chez Mc Donald’s, Wall Mart ou Carrefour  (en pire car jamais McDo ou Carrefour n’aurait laissé une entreprise extérieure et sans contrat avec eux prendre la main sur les critères de leur palmarès, comme c’est le cas pour les institutions de recherche avec Thomson Reuter). Mais en donnant l’impression aux personnes qu’elles font librement le choix de réaliser leur page MyResearcherID, en les associant à sa réalisation et en leur donnant l’impression d’affirmer leur identité individuelle de chercheur (leur offrant pour cela l’équivalent moderne du miroir magique de la Reine de Blanche Neige) on les implique plus fortement en réduisant leur capacités critiques ; c’est une forme connue de marketing/manipulation (Joule et Beauvois, 2002).

Comme pour FaceBook, la réussite d’un tel système tient au fait qu’un nombre substantiel de personnes s’impliquent rapidement. Il faut en effet que cela crée une norme sociale, que les récalcitrants ou simplement les négligents se voient obligés d’entrer dans le système sous peine d’exclusion sociale avant que la prise de conscience des enjeux cachés du système et sa contestation éventuelle ne prenne de l’ampleur. Pour MyResearcherID la partie est encore ouverte car les institutions renâclent un peu à jouer le jeu, sentant que le cœur du management des personnes pourrait alors leur échapper et que le service pourrait de plus devenir payant. Gageons que les lobbys s’activent en coulisse pour que les gouvernements imposent MyResearcherID comme ils ont imposé l’Impact Factor. Mais au niveau des acteurs même de la recherche, les temps changent.

Des formes de résistances … et une vraie lutte qui s’engage!

En effet une prise de conscience a eu lieu et des formes de résistance s’organisent. Le monde des Bibliothèques des universités et des grands organismes a été le premier à tirer la sonnette d’alarme, publiant des analyses détaillées (ex : Chartron, 2009, Bolgus Operandi, 2009 a,b, Vajou et al., 2010) et commençant même un mouvement de désabonnement. Elles ont vu en effet l’étau des maisons d’éditions Majors se resserrer sur elles et elles ont gouté à l’agressivité de leurs pratiques commerciales lors des négociations dites du « BigDeal » (COMETS, 20111), que certains comparaient à celle de la grande distribution (à juste titre, c’est, nous l’avons vu, la même logique et les mêmes filières de formation pour les cadres). Les chercheurs en informatique, qui avaient été aux premières loges de la lutte sur le logiciel libre, leur ont emboité le pas, bientôt rejoints par les mathématiciens et les physiciens, qui avaient organisé dès les années 90 une alternative efficace sous forme d’archives ouvertes (ou « green open-access », où les chercheurs déposent leurs publications, et viennent chercher celles de leurs collègues via des moteurs de recherche, comme par exemple la fameuse ArXiV). Les journalistes scientifiques, sensibilisés par leur propre expérience des grands groupes de presse et par leur attachement à la science, se sont aussi emparé de l’affaire et l’ont analysée. Et de plus en plus de chercheurs et de conseils, comités, commissions et syndicats se saisissent de ce problème (ex l’ Académie des Sciences29, le Comité d’éthique du CNRS –COMETS 2011- ou le travail de la Commission Recherche de la CGT-INRA sur ce thème30). L’ampleur de cette dénonciation et sa visibilité internationale a augmenté d’un cran avec le mémorandum officiel envoyé par le Faculty Advisory Council de l’Université d’Harvard à tout son corps professoral, affirmant le caractère insoutenable de la situation actuelle (Harvard Univ Faculty Adv. Board 2012, voir aussi l’article de Anne Benjamin du Monde et Jean Perès d’Acrimed).

Le niveau le plus bas de cette résistance est le boycott par les chercheurs des revues des Majors de l’édition. A niveau équivalent, on a souvent la possibilité de préférer une revue restée dans le giron de presses universitaires ou de grands organismes (ex Science plutôt que Nature, PloS31, Plant Physiology ou J Exp Botany plutôt que New Phytologist ou Plant Cell and Environment). Sur ce plan les plateformes des grands éditeurs sont très pratiques pour avoir la liste des revues à éviter pour publier, agir comme référé ou comme éditeur associé (voire pour citer, mais dans ce cas on peut pénaliser l’avancée de la science ..). Mais malheureusement on voit de plus en plus les pratiques de maisons d’éditions universitaires s’aligner sur celles des Majors. De plus, hors d’un mouvement collectif puissant, ce mode d’action est limité, surtout que le mode de management au « publish or perish » (publier ou périr) assure une pression très forte sur les individus. En outre, des communautés entières ont vu leur journaux passer sous contrôle des Majors à leur corps défendant, ou sans réaliser l’enjeu, et il devient très difficile pour des chercheurs de boycotter des journaux qui ont de fait une réelle utilité et qualité scientifique. Un mouvement de boycott est cependant peut être en train de naitre : on assiste en effet ces derniers temps à des appels au boycott. Ainsi deux pétitions sur ce thème circulent en ce moment à l’initiative de mathématiciens, et portées par des médailles Fields32 (Vey, 2012). Cette floraison d’analyses critiques et de prises de positions a même amené certains à s’interroger sur le début d’un « printemps académique » (Agence Science Presse 2013).

CorteX_Publish_or_PerishUn niveau plus avancé de résistance est que la communauté scientifique se réapproprie ses moyens de publication. Cela semble techniquement possible, et les réussites les plus prometteuses se situent dans le domaine de l’accès libre (Open Access) 33, avec en particulier la réussite remarquable des journaux PLoS (Public Library of Science) par la bibliothèque nationale des USA et, dans une moindre mesure, de BMC34 pratiquant la licence Creative Commons35 . Encore plus loin du modèle des revues, on trouve le mouvement mondial des archives ouvertes qui a débuté dès 1991 dans le domaine de la physique avec ArΧiv, initiée par Paul Ginsparg, et qui est lui aussi en fort développement dans certaines disciplines. En Europe l’Université de Liège en Belgique a fait office de pionnier avec l’archive ORBI ouverte en 2008, et en France l’équivalent est en place avec HAL (hal.archives-ouvertes.fr). Et un mouvement relancé par l’Initiative dite de Budapest en 2002 autour de l’idée «  ce que la recherche publique a financé et produit doit être accessible gratuitement » prend de l’ampleur ( Cabut et Larousserie, 2013). Un appel et une pétition dans ce sens viennent ainsi d’être lancés en mars 2013 par un collectif de chercheurs et de bibliothécaires36.

Tout ceci inquiète dans les cercles financiers et « The Economist » semble penser que la poule aux œufs d’or a peut-être vécu, ou du moins qu’il sera moins facile à l’avenir de voler les œufs (The Economist, 2010). C’est pourquoi, à l’instar de ce qui se passe dans le domaine de l’édition musicale, les Majors contre-attaquent. On observe ainsi actuellement une forte bataille autour de tentatives législatives visant à déstabiliser la dynamique de l’Open Access et reprendre toute la mise. La dernière de ces tentatives a commencé en décembre 2011 sous la forme du Research Works Act 37, un projet de loi introduit par la Chambre des représentants des Etats-Unis par des élus républicains et démocrates, sous lobbying de l’Association of American Publishers (AAP) et la Copyright Alliance, et autour duquel la bataille a fait rage. La deuxième plus récente a été le procès intenté à Aaron Swartz aux USA (Le Strat et al., 2013, Cassili 2013, Alberganti, 2013,Tellier, 2013). Cet informaticien brillant travaillant à Harvard, et qui avait participé à l’élaboration des flux RSS ou de licence Creative Commons, puis à la lutte sur les projets de lois Sopa et Pipa (les équivalents Etats-Uniens d’Hadopi), avait en 2011 craqué le site d’archivage d’articles scientifiques JSTOR rendant l’accès aux publications (et au savoir qu’elles contiennent) libre et gratuit. Pour ces faits, le procureur des États-Unis Carmen M. Ortiz l’a fait arrêter et l’a accusé de forfaiture, lui faisant encourir une peine pouvant atteindre 35 ans de prison et 1 million de dollars d’amende. Devant cette perspective, Aaron Swartz s’est suicidé, à l’âge de 26 ans38.

Mais plusieurs revers ont aussi été subis par l’oligopole des Majors. Le cas tragique d’Aaron Swartz, et son positionnement au confluent de la culture du net libre et de l’accès libre à la connaissance scientifique a relancé le débat autour de l’économie de la publication scientifique (Alberganti, 2013) et l’a surtout popularisée bien au-delà des cercles académiques (en France, des grands journaux ont couvert l’affaire –ex Le Strat C., S. Guillemarre et O. Michel 2013, Cassili 2013, Alberganti, 2013- et le magazine Télérama a fait ainsi sa couverture sur l’évenement – Tellier, 2013). Sous la pression de ce mouvement d’opinion (très fort aux USA), le Massachuchetts Institute of Technology (MIT) a annoncé une enquête sur cette affaire qu’il a confiée à Hal Abelson, personnalité reconnue du logiciel libre.

Plus largement, sous la pression du monde de la recherche, Elsevier a déclaré le 27 février 2012 qu’il renonçait à son soutien du Research Works Act. Le 17 avril 2012, le mémorandum du conseil consultatif de l’université d’Harvard (dont nous avons déjà parlé) encourage ses 2100 professeurs et chercheurs, à mettre à disposition, librement et en ligne leurs recherches (Harvard Univ Faculty Adv. Board 2012, voir aussi l’article de Anne Benjamin du Monde et Jean Perès d’Acrimed). Par ailleurs, confrontés à la pression venant des milieux académiques et citoyens, aux coûts croissants des budgets des abonnements, mais surtout probablement à un lobbying des entreprises fondant leurs innovations sur les résultats de la recherche et ayant envie d’avoir un accès plus rapide et moins couteux à l’information, les gouvernements de grands pays de recherche sont en train de changer de position. En Grande Bretagne, le 3 mai 2012, le très conservateur et ultralibéral gouvernement anglais a dû aussi faire machine arrière), proposant la création dans les deux ans, d’« une plateforme en ligne permettant à chacun de consulter gratuitement et sans condition toutes les publications subventionnées par l’État britannique ». La réalisation de ce projet serait confiée à Jimmy Wales, un des deux fondateurs de Wikipédia (Jean Perès, 2012). Enfin la Commission Européenne en juillet 201239, et l’administration Obama en février 201340 viennent toutes deux de publier des recommandations allant dans le même sens, tout en recommandant la recherche d’un « équilibre » entre les intérêts de l’innovation et de l’édition (la détermination de cet équilibre étant donc dépendante des rapports de force qui s’établiront autour de cette question). Par ailleurs des juristes proposent que les droits d’auteurs d’une publication liée à un travail réalisé sur fonds publics soient inaccessibles à un éditeur (Le Strat Guillemarre et Michel, 2013). Enfin, au-delà même de la question de l’accès aux publications et du copyright, un large débat de fond continue à monter sur le statut de la connaissance scientifique, celui des chercheurs (en lien avec leur indépendance), insistant sur le caractère délétère du management néolibéral à l’audimat (Couée, 2013).,Il est nécessaire de reconnaitre l’autonomie, l’ universalité et le tempo propre de la recherche (voir par exemple récemment l’appel et pétition « Slow Science »41, mais aussi les travaux de Pierre Bourdieu (1997), Isabelle Bruno (2008) et Vincent de Gaulejac (2012) ainsi que les dénonciations répétées des effets de la politique du chiffre de publications et des « Primes d’Excellences » qui lui sont associées par les syndicats et associations de chercheurs).

Il reste du chemin à parcourir pour construire un système public ou coopératif de publication capable de permettre la diffusion des publications scientifiques au niveau mondial. Il est clair que ce mouvement n’aboutira pas sans une réflexion collective de fond sur la place de la publication : sens du nom du chercheur et du collectif, rôle d’un service public de recherche…. Il est grand temps que la prise de conscience s’effectue et que chacun s’y mette. Vous pouvez déjà y participer en vous intéressant à ces questions, en essayant d’initier des réflexions sur ces thèmes dans vos laboratoires, et de faire aussi pression sur vos institutions et sur le gouvernement pour qu’elles reprennent la main sur les publications qu’elles coéditent avec les Majors et acceptent l’Open Access, et qu’elle revoient leur méthode de management.

 On a pris l’ivoire de la Tour ! Des chercheurs dans la rue ?

Cette évolution majeure de l’économie de la science met ainsi les chercheurs, les techniciens et les services d’appui de la recherche au contact direct du capitalisme le plus dur, souvent à leur insu (car peu d’entre eux prennent le temps d’aller visiter les sites web des Majors de l’édition). Mais cette confrontation directe du monde de la recherche avec le rouleau compresseur du capitalisme le plus sauvage fait naître une prise de conscience les faisant sortir de fait de leur tour d’ivoire (Monvoisin, 2012). Face à des budgets réels en baisse du fait du racket des ressources42 et aux absurdités de la gestion de la Recherche par l’Audimat et au seul profit des bénéfices des Majors de l’Edition, les analyses de la situation se multiplient. Les similitudes avec la situation d’autres secteurs qui ont perdu depuis plus longtemps leur protection face à la pression des marchés sont perçues. Nous en avons tracé quelques unes ici : journalistes soumis à l’Audimat et au pouvoir de grands groupes de Presse et de l’orthodoxie néo-libérale, les artistes et le grand public autour des questions de copyright et d’Hadopi, de bien public et des protection des créateurs (le copyright ayant été là aussi dévoyé de son but initial de protection de la création pour être mis au service des gestionnaires de droits).

Les chercheurs ainsi mis à la rue (aux deux sens du terme), on pourrait voire se développer des solidarités revendicatives nouvelles, par exemple avec les journalistes et avec la communauté du logiciel libre. Et plus largement, les chercheurs se trouvent mis à la même enseigne que l’ensemble des personnes soumises au management brutal de la néo-taylorisation des entreprises de services (rejoignant l’expérience plus ancienne des travailleurs de l’industrie). Malgré une connaissance générale de l’histoire des organisations et de la résistance à l’aliénation du travail encore globalement faible dans le monde de la Recherche Scientifique (à l’exception notable des sciences humaines, si visées par les gouvernements néo-libéraux), on peut espérer que cette situation sera salutaire, et permettra à un grand nombre de chercheurs de mettre leur capacité d’analyse et de création au service du mouvement naissant de réappropriation de l’autonomie de la science et de son indépendance vis-à-vis des intérêts privés financiers, et plus largement des biens publics de la connaissance publiques, indûment privatisés. Ce mouvement est en marche, et c’est le moment de l’amplifier.

Le 6 avril 2013 43.

Rédacteurs : Bruno Moulia, Directeur de Recherches Inra (1),

Yves Chilliard, Directeur de Recherches Inra (1) (2),

Yoel Forterre, Directeur de Recherches Cnrs,

Hervé Cochard, Directeur de Recherches, Inra,

Meriem Fournier, ICPEF, Enseignante-Chercheuse AgroParisTech,

Sébastien Fontaine, Chargé de Recherches Inra (1) (2),

Christine Girousse, Ingénieur de Recherches Inra,

Eric Badel, Chargé de Recherches Inra,

Olivier Pouliquen, Directeur de Recherches Cnrs,

Jean Louis Durand, Chargé de Recherches Inra (1) (2).

(1) Membre de la Commission Recherche de la Cgt-Inra, (2) Membre de la Commission Exécutive de la Cgt-Inra

Références  

  1. Agence Science Presse 2013: Le printemps académique http://www.sciencepresse.qc.ca/actualite/2012/07/03/printemps-academique
  1. Alberganti, M, 2013. Economie de la publication scientifique et libre accès: un débat relancé par la mort d’Aaron Swartz. Slate.fr 21/01/2013. http://www.slate.fr/story/67263/suicide-aaron-swartz-economie-publication-scientifique-libre-acces
  1. Barot S, Blouin M, Fontaine S, Jouquet P, Lata J-C, et al (2007) A Tale of Four Stories: Soil Ecology, Theory, Evolution and the Publication System. PLoS ONE 2(11): e1248. doi:10.1371/journal.pone.0001248

  1. Bauerlein M., Gad-el-Hak M., Grody W., McKelvey W. and Stanley W.2010 We Must Stop the Avalanche of Low-Quality Research. The Chronicle of Higher Education : June 13, 2010 http://chronicle.com/article/We-Must-Stop-the-Avalanche-of/65890/
  1. Baumard P, 2012. Formes de connaissance et compétition. In Harbulot Christian (ed). Manuel d’Intelligence Economique. PUF. 177-188.
  1. Benjamin A, 2012 Harvard rejoint les universitaires pour un boycott des éditeurs Le Monde.fr | 25.04.2012 http://www.lemonde.fr/sciences/article/2012/04/25/harvard-rejoint-les-universitaires-pour-un-boycott-des-editeurs_1691125_1650684.html
  1. Casilli A, 2013 Aaron Swartz, le suicidé de l’édition scientifique commerciale , Le Huffington Post, 13/01/2013 http://www.huffingtonpost.fr/antonio-casilli/aaron-swartz-le-suicide-de-ledition-scientifique-commerciale_b_2466175.html
  1. Couée I, 2013. The economics of creative research EMBO reports 14 :3 222-225 doi :10.1038/embor.2013.11
  1. Havard University , Faculty Advisory Council, 2012 : Faculty Advisory Council Memorandum on Journal Pricing to Faculty Members in all Schools, Faculties, and Units :Major Periodical Subscriptions Cannot Be Sustained, April 17, 2012 http://isites.harvard.edu/icb/icb.do?keyword=k77982&tabgroupid=icb.tabgroup143448
  1. Pérès J, 2012 : La révolte contre l’oligopole de l’édition scientifique s’intensifie, ACRIMED, 14 mai 2012 http://www.acrimed.org/article3822.html
  1. Blogus Operandi , 2009 : Le marché de l’édition scientifique est-il compétitif ? Blogus Operandi, le blog des Archives & Bibliothèques de l’Université Libre de Bruxelle 19 Aout 2009 http://blogusoperandi.blogspot.com/2009/08/le-marche-de-ledition-scientifique-est.html
  1. Blogus Operandi , 2009 : Crise de la publication scientifique : rappel des faits ! Blogus Operandi, le blog des Archives & Bibliothèques de l’Université Libre de Bruxelle 12 Aout 2009 http://blogusoperandi.blogspot.com/2009/08/crise-de-la-publication-scientifique.html
  1. Bourdieu P 1997. Les usages sociaux de la science : pour une sociologie clinique du champ scientifique. Sciences en Question INRA Editions (Quae) 79 p ISBN 2-7380-0793-7
  1. Bruno I 2008. « à vos marques®, prêts… cherchez ! » Editions du Croquant 263 p ISBN 978-2-9149-6837-9
  1. Cabut S, D Larousserie 2013. « Savoirs : Un bien public convoité » (à qui appartient le savoir ?) – Cahier Sciences et Techno Le Monde pp 4-5 n° du 02/03/2013, et édition en ligne http://www.lemonde.fr/sciences/article/2013/02/28/a-qui-appartient-le-savoir_1840797_1650684.html
  1. Chartron G., 2007. “Evolutions de l’édition scientifique, 15 ans après » in « Enjeux et usages des TIC : Mutations des logiques éditoriales »., Colloque EUTIC 2007, Ed. Gutenberg, Athènes, 2008.
  1. Chartron G., 2010. Scénarios prospectifs pour l’édition scientifique, Hermès, vol.57, 2010, CNRS Editions, p.123-129 http://archivesic.ccsd.cnrs.fr/docs/00/55/87/46/PDF/GC-Hermes.pdf
  1. COMETS 2011 Avis du COMETS (Comité d éthique de la science du Cnrs) sur « les relations entre chercheurs et maisons d’édition scientifique » http://www.cnrs.fr/fr/organisme/ethique/comets/docs/avis_Relations-chercheurs-maisons-edition.pdf
  1. Comité IST : Information Scientifique et Technique : Rapport 2008. Ministère de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche.
  1. Darcos, M, 2011 Le comité d’éthique du CNRS se prononce pour le libre accès et dresse un portrait édifiant du secteur de l’édition scientifique, 22/12/2011 http://blog.homo-numericus.net/article10981.html
  1. Economiste 1992 Reed-Elsevier : Naissance d’un géant de l’édition. L’économiste N° 47 du 01/10/1992 http://www.leconomiste.com/article/reed-elsevier-naissance-dun-geant-de-ledition#top
  1. de Gaulejac, V, 2012 La recherche malade du management Editions Quae, collection Sciences en questions, Paris , France, 96 pp. http://www.quae.com/fr/r2044-la-recherche-malade-du-management.html
  1. Gooden, P, M Owen, S Simon and L Singlehurst, Scientific Publishing: Knowledge is Power, Morgan Stanley, Equity Research Europe, 30 September 2002
  1. Mc Guigan G. S. and Russel R.D 2008: “The Business of Academic Publishing: A Strategic Analysis of the Academic Journal Publishing Industry and its Impact on the Future of Scholarly Publishing”. Electronic Journal of Academic and Special Librarianship v.9 no.3 http://southernlibrarianship.icaap.org/content/v09n03/mcguigan_g01.html
  1. Joule R.V et J.L. Beauvois 2002. Petit traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens. Presses Universitaires de Grenoble ISBN 2 7061 1044 9.
  1. Kuhn, T.S. 1962 : La structure des révolutions scientifiques. Traduction française : éditions Champs Flammarion, (1983) France, (ISBN 2-08-081115-0). 284 pages, pp.37-38.
  1. Larsen P.O., • von Ins M. 2010: The rate of growth in scientific publication and the decline in coverage provided by Science Citation Index. Scientometrics (2010) 84:575–603
  1. Maris, B 2006 « Anti-Manuel d’économie » : Tome 1, les fourmis (2003, ISBN 2-7495-0078-8), Tome 2, les cigales ( 2006, ISBN 2-7495-0629-8) Editions Bréal.
  1. Monbiot, G, 2011. “Academic Publishers makes Murdoch look like a socialist”. The Guardian 29 August 2011 http://www.guardian.co.uk/commentisfree/2011/aug/29/academic-publishers-murdoch-socialist
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  1. Price, D. J. de S. 1963. Little science. Big Science. New York: Columbia University Press.
  1. Stiglitz J 2011 « Le triomphe de la cupidité » Liméac / Babel Actes Sud 513p ISBN 978-2-7427-9504-8
  1. Le Strat C., S. Guillemarre et O. Michel 2013. « C’est la marchandisation du savoir qui a tué Aaron Swartz » L’Humanité 22-24 février 2013.
  1. Tuckerman, L, 2011 Les nouveaux enjeux de l’édition scientifique. (présentation au comité d’éthique du Cnrs) http://www.pmmh.espci.fr/~laurette/scipub/COMETS.pdf
  1. The Economist , May 2011 “Academic publishing: Of goats and headaches ; One of the best media businesses is also one of the most resented” http://www.economist.com/node/18744177
  1. Vajou M., R. Martinez, S. Chaudiron, 2009 Les Enjeux Économiques de l’Édition Scientifique, Technique et Médicale :Analyses et questions clés « Les Cahiers du numérique 5, 2 : 143-172 »
  1. Vey T. 2012 : Des scientifiques se rebellent contre le monde de l’édition Le Figaro (edition Web) 21/02 2012-02-22 http://www.lefigaro.fr/sciences/2012/02/21/01008-20120221ARTFIG00547-des-scientifiques-se-rebellent-contre-le-monde-de-l-edition.php
  1. Ware M & Mabe M 2009, The STM report: “an overview of scientific and scholarly journals publishing”. Mark Ware Consulting http://www.stm-assoc.org/2009_10_13_MWC_STM_Report.pdf
1 Nous reprenons ici la convention usuelle dans les écrits scientifiques de citer nos sources en donnant le nom des auteurs et l’année de leur publication. Ceci renvoie à la référence détaillée à la fin de cet article, permettant à ceux qui souhaitent pouvoir se référer aux sources de le faire

2 c’est la même évolution technologique qui explique la multiplication des revues de plus en plus ciblées dans les linéaires des supermarchés et la possibilité d’avoir pour presque rien un calendrier avec vos photos pour le Nouvel An.

3 Agronomy for Sustainable Development, (anciennement Agronomie), Annals of Forest Science (anciennement Annales des Sciences Forestières), Apidologie, et Dairy Science and Technology (anciennement Le Lait), sont désormais éditées chez Springer,dans le cadre d’un contrat de délégation de service public, dont le montant avoisinerait 2 millions d’euros, http://ted.europa.eu/udl?uri=TED:NOTICE:359772-2010:TEXT:FR:HTML&src=0. Le contrat contient toutefois le droit pour l’Inra de diffuser librement les pdfs des articles sur les sites institutionnels après 12 mois d’embargo.

4 données du Groupement Français des Industriels de l’Information http://www.gfii.fr/fr

5 Nous ne traduisons volontairement pas « copyright » en « droit d’auteurs » car les traditions juridiques anglo-saxones et françaises sur la question des droits attachés à l’auteur et à l’œuvre sont différents : pour une introduction très claire de ces différences, voir le site de la Société des Auteurs et Compositeurs Dramatiques http://www.sacd.fr/Droit-d-auteur-et-copyright.201.0.html , et http://www.sacd.fr/De-1777-a-nos-jours.32.0.html

6 Pour une autre illustration du « business model » de l’édition scientifique basée cette fois sur le monde des jeux vidéo, voir le blog de Scott Aaronson du MIT http://www.scottaaronson.com/writings/journal.pdf

7 Cette pratique du copyright total commence toutefois à se réduire sous la pression des scientifiques à un copyright avec embargo pendant une durée limitée, mais elle reste majoritaire chez les grands éditeurs (Vajou et al. 2009)

8 On se souvient par exemple du scandale récent des écoutes illégales du tabloïde britannique News of the World, qui a défrayé la chronique l’année dernière et mis en lumière les pratiques du groupe Murdoch.

10 Dans sa formulation originale en Globish, cela donne “The niche nature of the market and the rapid growth in the budgets of academic libraries have combined to make scientific publishing the fastest growing sub-sector of the media industry over the last 15 year” D’après le rapport du Comité sur l’IST du Ministère de la Recherche et de l’enseignement supérieur, ces taux de croissance annuelle était de l’ordre de 8%, avec une croissance à 2 chiffres pour la partie édition électronique.

11 C’est ce qu’on appelait naguère la participation, une forme de stock option du pauvre ; car bien sûr le chercheur ou le technicien de la recherche ne pourra s’acheter qu’une très faible partie de ces actions, et restera un petit porteur vis-à-vis des grandes fortunes qui continueront du coup à s’accaparer l’essentiel du bénéfice (en volume)

12 Le nombre de publications scientifiques est multiplié par 100 tous les 100 ans
14 Même si des alternatives s’organisent, elles pèsent peu à ce jour, et certaines sont le fait d’entreprises tout aussi redoutables : Google par exemple via Google Scholar ou Elsevier via Scopus

15 Nous reprenons ici cette dénomination, qui reprend celle d’un syndicat du CNRS, pour désigner tous les salariés qui travaillent dans les institutions de recherches, et vivent de ce travail.

16 D’autant plus que l’obtention de crédits publics pour les projets de recherche auprès des agences de financement est facilitée par une liste fournie de publications, et que le rémunération même des chercheurs peut en dépendre via l’avancement de la carrière (variables selon les systèmes de gestion et d’avancement des chercheurs) voire de … prime d’excellence scientifique (PES) (attention toutefois à ne pas confondre, cette transformation incitative de la reconnaissance symbolique en espèces sonnantes et trébuchantes ne se fait bien sûr pas sur les deniers des sociétés de l’édition, mais bien sur l’argent public)

17 Ainsi l’organisme mis en place par le gouvernement français pour produire des indicateurs sur la recherche (l Observatoire des Sciences et Technique http://www.obs-ost.fr/) reprend le sigle d’OST généralement attaché à l’Organisation Scientifique du Travail, fondée par F. W. Taylor (1856-1915). Connaissant la culture d’histoire politico-économique de nos Enarques, cette coïncidence ne peut être fortuite, et est sûrement une forme de « private joke ».

18 à ceci prêt que le statut de fonctionnaire les protège en partie, mais ce point est en train d’être contourné par la généralisation –dans ce domaine comme partout – des CDD et autres statuts intérimaires

20 Les récents scandales sur la viande de cheval ont montré à quel degré d’intégration et de spéculation (« trading ») était arrivé la filière de la viande

21 Dans le cas du monde de la science cette rétribution en monnaie symbolique, peu échangeable hors du champ de la science (sauf à le compenser en allant se vendre sur les grands médias télévisés ou sur le Mercato scientifique), évoque aussi un peu l’étape où les ouvriers des usines étaient payés en billets qui n’avaient cours qu’au sein de l’entreprise, et ne permettait des achats que dans les magasins de la même usine. Mais ici encore le modèle économique de la science est plus subtil, puisque l’achat des publications se fait lui en argent courant. .

23 Nous avons choisi volontairement ici des dirigeants « ordinaires ». On pourrait aussi citer des cas qui ont plus décrié la chronique, comme le cas du sulfureux Robert Maxwell, ancien magnat de la presse anglo-saxonne et partenaire de Bouygue dans la privatisation de TF1, qui avait commencé son ascension avec le groupe d’édition scientifique Pergamon Press, pour devenir un symbole des malversations financières et des relations troubles avec des services secrets. http://fr.wikipedia.org/wiki/Robert_Maxwell . Mais le caractère exceptionnel de ces cas affaiblirait le propos, même s’il illustre peut être jusqu’où le système peut dériver.

24 Beaucoup d’université dans les pays anglo-saxons sont des organisations à but non lucratif (non-profit organizations)

25 Les plus grands producteurs d’analyse sur la mesure de la production scientifique et les effets de modes de management sont en effet la Commission Européenne, la National Science Fondation américaine, et l’OCDE

26 http://images.webofknowledge.com/WOK45/help/WOK/h_researcherid.html , voir aussi http://libguides.babson.edu/content.php?pid=17297&sid=117702

27 Situation qui se complique encore pour les chercheuses si éventuellement elles changent de nom lorsqu’elles se marient

28 Tâche qui n’est pas forcément anecdotique quand on sait que le management actuel s’accompagne i) de fréquentes restructurations à tous les niveaux (ex en France la création des instituts au CNRS par le gouvernement Fillon, mais aussi remodelage très rapide du contour des unités de recherches en encore plus des équipes, au rythme de leur notation par les agences ) et ii) de la multiplication des structures englobantes ou de passerelles (ex les Pôles de Recherches et d’Enseignement Supérieurs, Alliances, Agreenium entre l’INRA et le CIRAD …mais aussi les pôles de Compétitivités entre recherche et entreprises privées ….) , l’idée étant de les multiplier pour laisser aux évaluations (et donc comme nous l’avons dit, finalement aux marchés) le soin de faire la sélection et de remodeler ainsi toute l’organisation de le Recherche.

31 Journaux open-access publiés par la Public Library of Science of the United States of America
32 The « cost of knowledge » lance par mathématicien britannique Timothy Gowers, détenteur de la médaille Fields, équivalent du prix Nobel en mathématiques http://thecostofknowledge.com/ signée par près de 7000 chercheurs à ce jour et http://www-fourier.ujf-grenoble.fr/petitions/index.php?petition=3

33 L’Open Access est un modèle économique alternatif, dans lequel les frais de publication sont supportés lors de la publication, l’accès étant ensuite gratuit. Cela résout immédiatement la discrimination par la fortune à la connaissance scientifique. Une question cruciale est bien sûr la juste évaluation au prix coutant des frais d’édition et de dissémination. Ce n’est pas une question simple (mais des exemples de réussite existent), et on a vu en tout cas que les Marchés ne pouvaient pas la résoudre. Par contre les Majors de l’édition ont bien vu le danger et elles ont crée un OpenAcess « marron », incorporant leur taux de bénéfice (majorés de leur perspectives de croissance) dans les frais. Donc attention à distinguer l’Open Access équitable de sa contrefaçon mercantile.

Voir aussi Libre accès, et Cabut et Larousserie (2013).

34 l’éditeur BioMedCentral , qui avait fondé son modèle économique sur le paiement par l’auteur et le libre accès au lecteur via les licences Creative Commons a toutefois été racheté récemment par Springer, ce qui démontre que cette bataille reste indécise.

35 Les licences Creative Commons ont été crées à partir du constat selon lequel les lois actuelles sur le copyright étaient un frein à la diffusion de la culture et traduisent en droit l’idée que la propriété intellectuelle est fondamentalement différente de la propriété physique. http://fr.wikipedia.org/wiki/Licence_Creative_Commons

42 Notons que même si elle est très importante, la dîme des Majors de l’édition n’est pas le seul détournement de l’argent public destiné à la recherche scientifique par la finance ; les différents « crédits impôts recherches » qui font distribuer l’argent public via des entreprises privées, en leur permettant en sus une optimisation fiscale, ou encore les aspects liés aux brevetage du vivant sont aussi à prendre en considération , mais cela demanderait un travail substantiel et nous renvoyons le lecteur à l’abondante littérature sur ces sujets.

43 Ceci est la version revue et corrigée sur quelques points de détails d’un premier texte publié le 20 mars 2013
CorteX_TV_Cerveau

Psychologie sociale, dérives sectaires – utilisation de célèbres expériences de psychologie sociale

Pour l’UE Zététique & autodéfense intellectuelle de l’Université Joseph Fourier, ainsi que pour mes ateliers Esprit Critique pour collège-lycée, j’ai monté un cours consacré aux dérives sectaires et aux techniques d’engagement. Mon objectif est de montrer que les techniques d’embrigadement sectaires et les aliénations en temps de guerre n’ont rien de très différent des techniques de manipulation classiques dans la vie de tous les jours. Aussi j’utilise des exemples tirés du quotidien, du marketing en particulier, pour les illustrer (j’en donnerai dans un prochaine article). 
Je me concentrerai ici sur les trois expériences majeures de psychologie sociale auxquelles je fais référence presqu’à chaque fois.

1/ L’expérience de Solomon Asch (1951) sur le conformisme et la soumission au groupe.

2/ L‘expérience dite de Milgram (1967), menée par Stanley Milgram et son équipe sur la soumission à l’autorité.

Je ne vais donner que quelques lignes de description pour ces deux expériences.

L’expérience de l’influence majoritaire d’Asch 

Cette expérience simple est tout à fait adéquate pour questionner les étudiants sur les cas où ils ressentent une soumission au groupe, notamment dans les cas d’injustice : de l’injustice d’évaluation dans les notes au harcèlement sexuel, les exemples fleurissent dans les discussions où les étudiants s’accordent à dire que seuls, ils dénonceraient probablement plus volontiers l’injustice auprès de leurs représentants étudiants, élus syndicaux, ou auprès des enseignants, que lorsqu’ils sont noyés dans la masse.

CorteX_Solomon_AschSolomon E. Asch (1907 – 1996) amena un groupe d’étudiants de 17 à 25 ans à participer à un prétendu test de vision. Tous les participants étaient complices avec l’expérimentateur, sauf un, dont on observait l’indépendance vis-à-vis du comportement des autres. On demandait aux participants de juger la longueur de plusieurs lignes tracées sur une série d’affiches.  

À gauche, une ligne modèle, et à droite, 3 autres lignes.

CorteX_Segments_Asch

Alors que la réponse est évidente, les complices donnent à l’unanimité la même fausse réponse : le sujet testé allait-il être capable de dire sa vraie observation malgré la pression des réponses différentes du groupe ?

Beaucoup vécurent assez mal la chose et furent perturbés, et plus d’un tiers (37%) préférèrent se conformer aux mauvaises réponses soutenues à l’unanimité par les complices, alors que dans les groupes contrôles (lorsque le sujet n’avait pas la pression d’un groupe) les réponses étaient toujours bonnes.

Chose cocasse pour nous, moins pour les sujets : après l’annonce des résultats, les sujets tendaient à attribuer leur mauvaise performance à leur « mauvaise vue » (ce qu’on appelle résoudre sa dissonance cognitive à peu de frais !).

On peut :

– lire avec plaisir Asch S., « Studies on independance and conformity : a minority of one against an unanimous majority », Psychological Monographs, 1956, 70, p. 416 (en anglais).

– voir un film de cette expérience (en anglais, sous-titrée) :

Anecdote : Asch fut le directeur de thèse de Milgram, dont je parle ensuite.

[youtube=http://www.youtube.com/watch?v=7AyM2PH3_Qk]

L’expérience de soumission à l’autorité de Milgram

CorteX_expe_milgramTrès connue mais souvent mal racontée, elle crée un double choc : d’abord sur le fait de se rendre compte qu’une bonne proportion de gens « normaux » placés dans une situation agentique peuvent se soumettre à une autorité qui les intime à faire des choses révoltantes, comme faire souffrir un parfait inconnu. Ensuite sur la question éthique que soulève ce genre d’expérience, heureusement non reproductible aujourd’hui au vu des souffrances morales qu’elle engendre. Je donne quelques détails sur les différentes variantes de l’expérience (vue ou non du sujet soumis aux chocs électriques, toucher pour raccrocher l’électrode, présence ou non des représentants de l’autorité dans la salle, etc.) et je m’outille pour cela du livre de Milgram lui-même, Soumission à l’autorité. Il est également intéressant de rappeler le contexte de cette expérience, post-2ème guerre mondiale où la soumission à l’autorité aux fascistes italiens, et surtout au IIIe Reich donna les résultats que l’on sait. La question du procès d’Adolf Eichmann se posait alors crument, et les débats allaient bon train chez les psychologues US : des états-uniens auraient-ils pu eux aussi faire des choses aussi atroces ? Fallait-il faire de ce type d’individu des monstres de cruauté, ou au contraire, des humains somme toute assez ordinaires placés dans un contexte qui ne l’était pas ?CorteX_Stanley_Milgram

Je ne rentre pas dans le détail des variantes de cette expérience menée par Milgram (1933-1984) – mais il est bon de les connaître, ou de venir avec le livre. Il suffit de savoir qu’en 1961, date de l’expérience standard, 62,5% des sujets testés furent capables de mettre des décharges mortelles à une personne qui ne leur avait rien fait.

Je profite par contre d’avoir eu une réalisation filmique par Henri Verneuil mettant en scène l’essentiel des aspects de cette expérience dans I comme Icare, dont un extrait reproduit ici (et validé par Milgram lui-même) évite de nombreuses explications.

En 2010 eu lieu une reproduction télévisuelle très controversée appelée Zône extrême, réalisée par Christophe Nick. Elle ne remplit pas les standards méthodologiques mais met en scène une « expérience » du même genre. La participation de notre collègue Jean-Léon Beauvois (qui est déjà intervenu dans mon cours le 28 mars 2007 – conférence filmée ici) à ce coup médiatique nous a quelque peu laissés perplexe. Une critique (à télécharger ici) a été faite par notre autre collègue Laurent Bègue, du Laboratoire Interdisciplinaire de Psychologie de Grenoble.

Pour débattre avec des élèves, j’essaye de mener le débat en le rapportant à une perspective de non-reproduction des horreurs nazi, et en comparant démarche essentialisante et démarche psychologique. Diaboliser une catégorie d’individus, en l’essentialisant ne résout rien en soi, et permet de traiter les choses à court terme (comme condamner les auteurs des crimes) ; en revanche regarder les mécaniques de soumission de face, « l’ordinarité du mal », oblige à regarder la part de soumission à l’autorité qu’il y a en nous, et à réfléchir à la meilleure prévention pour les générations à avenir. (l’esprit critique faisant pour moi partie de cette prévention)

Pour aller plus loin, on pourra :

  • lire cet article gracieusement transmis par L. Bègue : Beauvois, Bègue, Courbet & Oberlé, Psychologie de la soumission à l’autorité
  • Voir les vraies images de cette expérience (en anglais, sur BBC4 – avec l’un des rares survivants de l’expérience)
[youtube=http://www.youtube.com/watch?v=XpIzju84v24]
  • Regarder un Zapping de Zone Extrême.
[youtube=http://www.youtube.com/watch?v=CobaPLs9H10]

Merci à mon collègue Nicolas Gaillard, qui vient parfois faire ce cours avec moi, ainsi qu’à Franck Villlard de l’Observatoire zététique, ancien président de l’Association de Défense de la Famille et de l’Individu 2 Savoie Isère, qui est souvent venu compléter mes propos d’exemples sur les dérives sectaires qu’il connait bien.

Merci également à Laurent Bègue, ainsi qu’à notre amie psychologue Virginie Bagneux.

Vous aussi, vous utilisez ces ressources ? Racontez-nous, partagez votre expérience et prodiguez vos conseils.

Richard Monvoisin

CorteX_homeopathie

Trame de cours – étude critique de l'homéopathie

Voici en partage la trame du cours que j’ai développée sur l’homéopathie au fil des années, en la testant sur des étudiants en sciences et en santé.


Diaporama du cours (pdf)

Le diaporama n’est pas complètement autonome, donc inutile de le faire circuler tel quel. Je le mets à disposition pour inspirer d’autres kamikazes (car c’est un sujet qui mérite tact, doigté et grande précision dans les informations données) à prendre cet objet conceptuel et social comme support pédagogique à l’esprit critique, et je suis à leur disposition pour un coup de main.
Attention : il faut bien insister sur le fait que prendre de l’homéopathie est un choix personnel. C’est seulement lorsqu’on découvre les mécanismes internes et les fondements de l’homéopathie que les questions germent : peut-on parler d’”alternative” et d’alternative à quoi ? On comprend alors que le débat ne se résume pas à Pour ou contre (voir faux dilemme) mais pour ou contre quoi ?

Alors seulement un débat serein peut s’ouvrir.

1ère étape – la pensée magique
 
a. Je donne des exemples alimentaires car ils ont l’avantage de bien marquer l’esprit
b. J’aborde ensuite les notions de pensée magique de contagion et de similitude :
– description du schème pensée magique par les sociologues Mauss et Frazer CorteX_Paracelse
– illustration par les expériences alimentaires de Rozin & Nemeroff
– illustration dans l’histoire des sciences (pharmacobotanique de Paracelse, « théorie » des signatures)
– introduction de la facette « le bizarre est probable »
 
c. Je prends des exemples de stratégies publicitaires et d’instrumentalisation du corps (occasion de pointer un publisexisme archaïque)
d. Je finis avec des exemples thérapeutiques comme les réflexologies, ce qui me permet d’aborder la question des preuves,  les arguments d’historicité ou le sophisme du pragmatisme
 
2ème étape – Homéopathie : histoire, preuve et questions posées

Tous les outils nécessaires ont été introduits en douceur. Alors seulement j’aborde l’homéopathie, sous l’angle double, historique et sources des preuves. Qui possède bien les effets et facettes de la zététique trouvera beaucoup de diapositives sur lesquelles les illustrer, et de nombreux points d’achoppement pour des réflexions sociopolitiques. J’aime bien pointer le mélange des genres et des institutions, scientifiques, académies, Sécurité sociale, Affsaps, etc. Qui dit quoi, et où ? Qui tranche ? C’est l’occasion également d’aborder les questions de conflit d’interêt.

J’ai pris pour principe de préciser que je n’ai aucun conflit d’intérêt, banalisant ainsi une loi applicable aux médecins et que je rêve de voir appliquée par tout conférencier, tout enseignant (voir à ce sujet Indépendance de la formation et formation à l’indépendance, de nos collègues du Formindep).

a. Hahnemann et l’Organon – contexte
b. Elaboration de la théorie
c. Piliers de la théorie
d. Examen de la théorie

e. Etude des effets contextuels (remarque : le terme placebo, mot valise trop ambigü, n’est plus utilisé qu’avec des pincettes)

f. Questions autour de l’efficacité de l’homéopathie sur les enfants, les animaux

Voici sur la questions des animaux les publications de McMillian

Télécharger les fichiers compressés :

g. Représentations sociales
J’utilise parfois, si j’ai le temps, un extrait du film La Crise, de Colline Serreau (voir Fictions, sous peu).

3ème étape : pour ou contre ? Pour ou contre quoi ?

C’est le moment d’introduire les questions sociopolitiques. Remboursement de la sécurité sociale, lobbying, AMM allégée, droit des patients, libre choix, information délivrée par les médecins etc. Je recommande de bien connaitre son sujet pour animer / modérer un débat sur l’homéopathie.

Pour aller plus loin : je choisis parfois entre deux prolongements du cours

  1. une analyse de discours médiatique (quand j’ai peu de temps)
  2. une analyse de la publication de la fameuse « mémoire de l’eau » (plus technique, et nécessite quelques bases de sciences et de statistiques) avec une analyse des stratégies des revues scientifiques et éventuellement un encart sur la notion de fraude scientifique.

 Dans la première option, il s’agit d’aborder la publication dans le Lancet en 2005 de la mammouthesque méta-analyse d’Aijing Shang & alde l’université de Bern (télécharger le fichier compressé ici), qui démontrait qu’aucune efficacité propre de l’homéopathie n’a été mise en évidence.

Les médias abordent le sujet de l’efficacité propre de l’homéopathie comme si cette méta-analyse n’apportait aucun élément nouveau sur le sujet. Pourtant, il conclue qu’aujourd’hui, en l’état actuel des connaissances et jusqu’à preuve du contraire, cette efficacité propre n’a pas été mise en évidence. C’est une donnée importante qui, nous semble-t-il, doit être prise en compte dans tout débat sur le statut de l’homéopathie : remboursement, AMM allégée, droit des patients à l’information, libre choix, etc…

L’analyse du journal télévisé de France 2 qui s’ensuit est un exercice de style pédagogique tout à fait stimulant (que je mettrai en ligne sous peu).

 Si vous choisissez la seconde option, vous pouvez télécharger le fichier compressé (contenant également l’édito) de la publication de Benvéniste & al. qui mit le feu aux poudres

Sont disponibles toutes les informations de base chez le Pr. Broch, moyennant quelques mises à jour.

Il est alors loisible d’aborder la critique des médias scientifiques, notamment de la stratégie de scoop choisie par la revue Nature en 1988, la manière de se « couvrir » puis de faire une investigation avec entre autres James Randi. 

Au gré des années, j’ai fait évoluer ce cours. Je dois entre autres une fière chandelle à H. Broch, J. Brissonnet, J-J. Aulas, ainsi qu’à la quinzaine de promotions de licence qui ont accepté de débattre parfois vigoureusement sur ces sujets

Je mets ce diaporama en source libre pour tous les enseignants. Soyez aimables de m’informer de vos utilisations
Des questions, des suggestions ? Contactez-moi 

Richard Monvoisin

Terre plate

Science et religion – Cas Hawking, Bogdanoff, etc.

Ceci est une sorte d’introduction pour bâtir un cours sur les intrusions spiritualistes en science, sujet assez épineux. Ceci est une manière que j’utilise dans les stages d’initiation à l’enseignement supérieur, avec des doctorants – d’un bon niveau, donc.

En science ou en zététique, on s’intéresse à la connaissance scientifique, pas à l’acte de foi, qui relève de l’intimité de chacun. Qu’un chercheur croit en un dieu ou pas, peu importe ! Tant que ce dieu n’entre pas dans des scénarios explicatifs, chacun balaye son chat à midi devant sa porte, chacun est libre de trouver l’inspiration même pour ses travaux dans les options métaphysiques, spirituelles ou artistiques qu’il choisit.

Demander à un chercheur s’il croit en un dieu est donc une question qui n’a pas de sens. Si on me la pose lors d’une soirée ou entre amis, je dois répondre en mon nom propre, subjectivement car donner une expertise sur dieu en tant que chercheur reviendrait à demander le sens de la vie à une géographe, le pourquoi du comment à un garagiste. Parler de dieu en tant que scientifique, est comme émettre un jugement sur la technique de Van Gogh en tant que fromager, ou donner son expertise sur le camembert quand on est peintre : on est dans l’escroquerie intellectuelle, en quelque sorte. C’est le genre d’escroquerie que les médias orchestrent avec entrain car on est assuré en glissant dieu de-ci de-là de faire une certaine audience. Par contre, au passage, on prend le risque de décérébrer tout le monde ; car si la frontière entre les « scénarios de foi » (créationnisme, fine-tuning, intelligent design, etc.) et les théories est cassée, il va être impossible d’endiguer les croyances diverses qui ne manqueront pas, sur la base argumentative de la « démocratisation des idées » (cf. sophisme) de se déverser dans le frêle esquif de la connaissance. Dernier exemple en date : la première conférence catholique annuelle sur le…. géocentrisme, annoncée pour le 6 novembre 2010 sous le titre « Galilée avait tort. L’Église avait raison ». À quand un colloque sur la Terre plate ?

CorteX_Intelligent_geography

C’est pour cela que j’en veux à L’Express, à Ciel & Espace, à Le Point, à Sciences & Avenir, qui pour s’assurer de confortables ventes, n’hésitent pas à faire dans le racolage et sabotent les quelques rares concepts d’épistémologie que le public a difficilement construit comme rempart à l’imposture. Il y a une crétinisation des masses, avec des couvertures comme les suivantes – dont chacune peut servir de support d’enseignement, tant par le montage de l’image, que le titre en faux dilemme ou les scénarios concordistes ou en pseudo-combat.

 Le cas Bogdanov

Autre porte d’entrée vers un ramollissement intellectuel : celui de présenter les frères Bogdanoff comme des experts scientifiques, à l’image de la mise en scène du journal télévisé de France 2 du 11 juin 2010).

Eux qui ont menti sur leurs titres pendant des années, qui ont « scénarisé » leur intelligence, leur QI, leur origine russe, eux qui ont poussé hors de la scène médiatique tous les autres intervenants de physique deviennent désormais les instituteurs de la France, à grand coups de Téra-électrons-volt et surtout de réconciliation de dieu et du big bang. Mais le danger est surtout là : en utilisant des arguments de fine-tuning que ne renieraient pas les groupes comme la Fondation Templeton ou l’Université Interdisciplinaire de Paris, l’association de Jean Staune1, ils réintroduisent la religion dans la connaissance, là où la pensée s’escrime à la virer depuis environ quatre siècles. Pas étonnant que l’ancien ministre de l’éducation, le chrétien et sotériologique Luc Ferry acclame le dernier livre des deux frères. (Dieu, la science et le big bang).

Le cas Hawking

On frise même le mauvais goût au plus haut niveau avec le dernier cas en date, le cas Hawking. Grand savant que ce Stephen Hawking, c’est évident, même s’il semble au moins aussi connu pour ses théories que pour son handicap. Que ce soit de son fait ou non, vous remarquerez qu’il est toujours présenté comme titulaire de la chaire de Newton, comme si c’était le fait d’être assis sur le trône qui vous conférait du génie. Il est représenté comme l’esprit désincarné, la pure intelligence, c’est à lui qu’on pense pour écrire l’équation universelle, la théorie du tout, et il s’en faut de peu qu’on ne lui demande pas à lui qui sait tout, de retrouver nos clés perdues.

Là où un personnage m’agace le plus, c’est quand (de son fait ou non) on construit sa légende en direct : ainsi, dans le cas de Stephen Hawking, alors que son choix de bosser sur la physique fondamentale est venu très tôt, on raconte désormais dans les chaumières que sa vocation lui est venue de son handicap, comme un défi de l’esprit transcendant le corps, etc.

Voir sur ce point le TP Fabrication du héros & syndrome Professeur Simon.

Il présente dès lors lui-même sa quête d’une équation ultime, ou d’une théorie du tout, comme un défi à Dieu – Hawking défendant des idées déistes jusqu’alors. Et si le Pape lui demandait en 2006 de ne plus travailler sur l’origine de l’univers, Dieu lui semblait l’encourager en feignant d’écrire ses initiales dans le ciel (cf. les images du satellite Cobe, dans l’article de Fabrice Neyret, POZ N°56 février 2010).

Seulement, cette fois, Hawking n’est vraiment pas gentil avec Dieu. Pourquoi ? Parce que dans son dernier livre The grand design , il a écrit une phrase qui fâche : « Dieu n’a pas créé l’univers. », titrent Le Times, puis Le Monde du 3 septembre) . L’Express renchérit : « pour Stephen Hawking, Dieu n’a finalement pas créé l’univers ». Sacrée nouvelle.

D’un, l’avis d’un scientifique sur Dieu est anecdotique.

De deux, il y a mélange scénario – théorie. Le sous-titre du livre « Nouvelles réponses sur les questions ultimes de la vie » ne fait qu’alimenter le brouet.

De trois, il s’agit d’une phrase unique, pratiquement à l’avant-dernière (page p 180) du livre.

De quatre, il s’agit d’une phrase mal traduite. La phrase réelle est :

« Il n’est pas nécessaire d’invoquer Dieu (…). L’Univers peut et s’est créé lui-même à partir de rien. La création spontanée est la raison pour laquelle il y a quelque chose plutôt que rien, la raison pour laquelle l’Univers existe et nous existons. »

En gros, pas grand chose de plus que Laplace répondant à Bonaparte il y a deux siècles2.

De cinq, et c’est peut être le plus atroce, il semble que l’état de santé de Hawking ne lui permette plus réellement d’écrire, depuis quelque temps. On espère que le livre n’a pas été confectionné, à l’instar de l’affaire Rom Houben, par les méthodes désolantes de la Communication Facilitée (cf. POZ N°58).

Qu’en tirer ? Tout d’abord je rejoins l’analyse de Sylvestre Huet dans Libération (Hawking versus Dieu, 16 septembre 2010) : on est en plein dérapage intellectuel, et pour reprendre les termes d’Étienne Klein, on frise « le degré 0 de l’épistémologie ».

 Je fais une hypothèse : sachant que Dieu est une sauce qui s’accommode avec tout, et que Hawking, quoi qu’il écrive, est une poule aux œufs d’or, est-il plausible ou probable que la maison d’édition ait instrumentalisé le personnage et créé artificiellement du scoop ? Fabriquer de la fausse connaissance à des fins marketing, ça devrait porter un nom, et j’hésite entre publicisation mensongère et délit intellectuel.

Nous sommes dans la construction hagiographique des figures de la science. Ortoli & Witomski3 les appellent des « baignoires d’Archimède » ces mythes et légendes qui émaillent nos livres d’histoire, depuis le Eurêka jusqu’au nombre d’or. Éloge de l’intuition subite, du génie qui saisit d’un coup comme tombe la pomme, cette réécriture de la science trompe le lecteur en gommant la construction lente et pénible des connaissances. Que Newton aime, une fois vieux, narrer l’histoire de la pomme semble n’être qu’une coquetterie, mais elle nous fait croire que primo, pour faire avancer les connaissances il faut être génial, et secundo que ça vient d’un coup, comme le serpent de Kékulé qui lui insuffla la forme cyclique du benzène.

On déhistoricise la science, on la dépolitise, on l’appauvrit, de la même façon que les deux ex machina déhistoricisent l’histoire des peuples (à ce propos voir ici).

Et quand par dessus cela, se greffent des tentatives d’incrustations spiritualistes ou religieuses en science, nous frisons effectivement le degré zéro de l’épistémologie.