Sciences politiques et Statistiques – TP Analyse de chiffres sur la délinquance – 2/3

Chiffres et statistiques pleuvent régulièrement dans les nombreux débats sur la délinquance(*), la plupart du temps sans qu’aucune précaution ne soit prise pour replacer ces chiffres dans leur contexte ou pour expliquer ce qu’ils traduisent réellement. Pourtant, ces chiffres, particulièrement difficiles à obtenir aussi bien pour des raisons techniques qu’éthiques, ont un impact très fort sur les représentations que nous nous faisons. Il m’a donc semblé important de faire un bilan de ce qui était vérifié et ce qui ne l’était pas.
Le matériau de base de cet article est le fameux débat entre B. Murat et E. Zemmour chez T. Ardisson.
Une des notions statistiques clés abordées ici est la notion de surreprésentation.

Dans cette deuxième partie, nous analysons les données disponibles sur les contrôles d’identité « au faciès ».
* Il y a un effet paillasson dans le mot délinquance, ainsi qu’un effet impact à très forte consonnance négative.  Délinquance, violence ou insécurité sont en effet souvent utilisés à tord et à travers, comme s’il étaient tous trois synonymes et interchangeables. Pourtant, cela ne va pas de soi  (voir l’article de Les Mots Sont Importants) : certains actes délinquants -dans le sens illégaux- ne sont pas violents tandis que d’autres actes violents ne sont pas considérés comme de la délinquance. Comme ce mot est ambigü, l’idéal serait de ne plus l’utiliser.


Extrait de Salut les terriens, 6 Mars 2010.

Retranscription de la fin de la discussion :
B. Murat :
Quand on est contrôlé 17 fois dans la journée, ça modifie le caractère
E. Zemmour :
Mais pourquoi on est contrôlé 17 fois par jour ? Pourquoi ? Parce que la plupart des trafiquants sont noirs et arabes. C’est comme ça, c’est un fait !
B. Murat :
Pas forcément, pas forcément.
E. Zemmour :
Ben, si.

A la suite de cette émission, E. Zemmour déclare dans Le Parisien du 08.03.2010 :
Ce n’est pas un dérapage, c’est une vérité. Je ne dis pas que tous les Noirs et les Arabes sont des délinquants ! Je dis juste qu’ils sont contrôlés plus souvent parce qu’il y a plus de délinquance parmi eux. Demandez à n’importe quel policier.


Analyse des propos de B. Murat : « Quand on est contrôlé 17 fois par jour »

  • Quelles statistiques sur le contrôle d’identité ?
  • Quelles sources disponibles ? Quelle méthodologie ? Quels résultats ?
  • Quelles conséquences d’une mauvaise utilisation des chiffres ?
  • Quelles sources ?

D’où vient le chiffre 17 ? Comme B. Murat ne cite pas ses sources, on peut émettre différentes hypothèses : il connaît quelqu’un qui connaît quelqu’un (Ami d’un ami) et l’information mériterait d’être vérifiée ; ou il utilise une exagération pour mettre en relief son propos (effet impact d’une hyperbole) ; ou il a lu une étude sur le sujet ; ou il propage une idée commune mais non  vérifiée. Je n’ai trouvé trace d’aucune étude énonçant ces chiffres, mais il existe une étude sur le sujet, menée en 2009 par deux membres du CESDIP – laboratoire de recherche du CNRS mais également service d’études du ministère de la Justice – F. Jobard et R. Lévy , intitulée Police et minorité visible : les contrôles d’identité à Paris.
Je n’en ai pas trouvé d’autres. Il est d’ailleurs dit p. 9 du rapport : Cette étude, qui présente des données uniques sur plus de 500 contrôles de police, est la seule menée à ce jour, propre à détecter le contrôle à faciès en France.

  • Quelle méthodologie et quelles notions pour établir des satistiques sur les contrôle au faciès ?

F. Jobard explique la méthodologie employée :

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Les notions de surreprésentation et d’odds-ratio :
Que signifie la phrase « Telle catégorie est plus contrôlée que telle autre » ? Comment le mesurer ?
Quand on parle de surreprésentation, il faut faire attention à ne pas détacher des données importantes ; par exemple, si 10 Noirs et 5 Blancs ont été contrôlés, on ne peut pas affirmer pour autant que les Noirs sont 2 fois plus contrôlés que les Blancs. En effet, si les contrôles se font dans un lieu où se trouvent deux fois plus de Noirs que de Blancs, la population Noire contrôlée n’est pas surrepésentée dans la population contrôlée.CorteX_Chiffres_de_la_delinquance_Diagrammes_Surrepresentation
Dans la première population imaginée, nous avons :
– 1 000 Noirs ou Arabes (bleu)
–    500 Blancs (orange)
–  10 trafiquants Noirs ou Arabes (bleu)
–     2 trafiquants Blancs (orange)
Les Noirs et les Arabes sont surreprésentés.
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Dans la deuxième population imaginée, nous avons :
– 1 000 Noirs ou Arabes (bleu)
–    500 Blancs (orange)
–   10 trafiquants Noirs ou Arabes (bleu)
–     5 trafiquants Blancs (orange)
Les Noirs et les Arabes ne sont pas surreprésentés.
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Il faut donc impérativement connaître la composition de la population globale du lieu d’observation avant de conclure à la surreprésentation et utiliser un outil statistique qui en rende compte, par exemple le odds-ratio dont vous pourrez trouver une définition sur wikipedia.
F. Jobard et R. Lévy nous expliquent comment l’interpréter :
L’odds-ratio compare entre elles les probabilités respectives de contrôle des différents groupes Les odds-ratios présentés dans ce rapport ont tous comparé les groupes relevant des minorités visibles à la population blanche, de sorte que l’odds-ratio se lit de la manière suivante : « Si vous êtes Noir (ou Arabe, etc.), vous avez proportionnellement x fois plus de probabilités d’être contrôlé par la police que si vous étiez Blanc ». L’odds-ratio est reconnu comme la meilleure représentation statistique de la probabilité affectant différents groupes d’une même population compte tenu de la composition de cette population.
L’absence de contrôle au faciès correspond à un odds-ratio de 1,0 : les non-Blancs n’ont pas plus de probabilité d’être contrôlés que les Blancs. Les odds-ratios allant de 1,0 à 1,5 sont considérés comme bénins, ceux allant de 1,5 à 2,0 comme le signe d’un traitement différencié probable. Les ratios supérieurs à 2,0 indiquent qu’il existe un ciblage des minorités par les contrôles de police.
  • Quels sont les résultats de l’étude ?
1. Sur l’ensemble des 5 lieux d’observation, les Noirs (resp. les Arabes) ont entre 3,3 et 11,5 fois (resp. entre 1,8 et  14,8) plus de chances d’être contrôlés que les blancs. Le contrôle « au faciès » est donc avéré.
2. Cependant, d’autres variables sont importantes, en particulier la tenue vestimentaire. Comme il l’est précisé dans le résumé de l’étude p. 10,
Il ressort de notre étude que l’apparence vestimentaire des jeunes est aussi prédictive du contrôle d’identité que l’apparence raciale. L’étude montre une forte relation entre le fait d’être contrôlé par la police, l’origine apparente de la personne contrôlée et le style de vêtements portés : deux tiers des individus habillés « jeunes » relèvent de minorités visibles. Aussi, il est probable que les policiers considèrent le fait d’appartenir à une minorité visible et de porter des vêtements typiquement jeunes comme étroitement liés à une propension à commettre des infractions ou des crimes, appelant ainsi un contrôle d’identité.
Il est important de noter que plusieurs corrélations – entre « être Noir ou Arabe », « être habillé jeune » et « être contrôlé »- sont établies. La relation de causalité « être Noir ou Arabe » implique « être contrôlé » mérite donc d’être discutée. En effet,  si nous exagérons les faits et que nous supposons que tous les Noirs et Arabes et seuls les Noirs et les Arabes s’habillent jeunes, on ne saurait pas si le critère du contrôle est « être Noir ou Arabe » ou « être habillé jeune ».
En réalité, la force prédictive de ces deux variables est à peu près équivalente.[…]En tout état de cause, même si l’apparence vestimentaire était la variable-clé de la décision policière, cela aurait un impact énorme sur les minorités visibles, dans la mesure où leurs membres sont plus susceptibles que les Blancs d’arborer une tenue « jeune ». En effet, deux tiers des personnes en tenue « jeune » appartiennent également à une minorité non-Blanche. Si l’on considère les trois groupes principaux, seulement 5,7% des Blancs de la population de référence portent une tenue « jeune », contre 19% des Noirs et 12,8% des Arabes. En d’autres termes, on peut dire de la variable « tenue jeune » qu’elle est une variable racialisée : lorsque la police cible ce type de tenues, il en résulte une surreprésentation des minorités visibles, en particulier des Noirs, parmi les contrôlés.
 
3. Sur la fréquence des contrôles (attention, ces chiffres sont basés sur la déclaration des personnes contrôlées et n’ont pas été établis de manière scientifique).
À la question de savoir si c’était la première fois qu’elles étaient contrôlées, une grande majorité de personnes interrogées (82%) a répondu par la négative. 38% ont indiqué être contrôlées souvent, 25% ont indiqué avoir été contrôlées de deux à quatre fois par mois, et 16% ont indiqué être contrôlées plus de cinq fois par mois. Il faut remarquer que l’éventail du nombre de contrôles dans cette dernière catégorie était étendu, les personnes indiquant avoir été contrôlées entre cinq et neuf fois le mois précédent, jusqu’à un total de 20 fois.
 
 
  • Quelles conclusions  ?
Il est probable que B. Murat ait gonflé ce chiffre pour appuyer son discours.
Cependant, n’oublions pas que B. Murat est en train de répondre à l’affirmation : « Il y a de la délinquance dans les banlieues ».  On peut alors penser qu’il sous-entend qu’une des causes de cette délinquance est la répétition des contrôles.  Si cela semble plausible pour, par exemple, ce qui concerne le délit d’outrage à agent – en effet, plus on est contrôlé, plus le nombre d’occasions « d’outrager » un agent de police est élevé – je ne connais pas d’étude qui démontrerait cette relation de cause-conséquence dans le cadre général. Ceci est  probablement un effet cigogne.
En revanche, ce que tend à montrer la partie qualitative du rapport de F. Jobard et R. Lévy, c’est que le contrôle d’identité est perçu comme une agression par les personnes qui en sont les cibles, même si la plupart du temps et selon l’avis même des personnes contrôlées, le contrôle est mené sans agressivité de la part des agents.
Malgré le caractère généralement neutre ou positif des jugements sur le comportement de la police, ces contrôles ont suscité des sentiments très négatifs. Quelques personnes ont simplement déclaré que la police ne faisait que son travail et que le contrôle ne les avait pas dérangées. Mais près de la moitié des personnes interrogées ont indiqué être agacées ou en colère du fait du contrôle.[…] Le préjudice que les pratiques de contrôle de police causent à la relation que la police entretient avec les personnes objet de contrôle est manifeste.
Cette pratique est ressentie comme violente et humiliante par ceux qui la vivent donc la question de son efficacité mérite d’être posée. Je précise ma pensée : si le but de la politique est de minimiser la souffrance globale de la population et si le contrôle est vécu comme violent,  il me semble  tout de même nécessaire de s’assurer du fait que cette pratique est indispensable pour lutter contre une autre violence, celle dite « de la délinquance ». Savoir si cette condition est suffisante pour légitimer le contrôle d’identité est encore une autre question.

G.R.

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