Cet article a été publié en juin 2010 dans La Traverse N°1 (que l’on peut télécharger ici), revue du collectif Les Renseignements Généreux, dans la rubrique « Outils d’autodéfense intellectuelle – équipons-nous en rigolant« .
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Aujourd’hui, nous allons nous méfier du culbuto, célébrissme et ancestral jouet au cul lesté et qui, quelle que soit la force qui lui est imprimée, bascule nonchalamment d’un côté puis de l’autre mais finit toujours par se remettre à la verticale.
Appelé aussi poussah, ou ramponneau du nom d’un cabaretier du même nom vers 1700, cet objet est attesté sous forme de petites poupées dans la Chine du quatrième siècle – ce qui a fait dire à des petits plaisantins que lorsque le culbuto oscille, la dynastie Tang. Personne ne sait si les chinois s’énervaient eux-aussi contre cet objet malfaisant, mais force est de constater qu’à toujours revenir à la même position, le culbuto attise une sévère envie d’y mettre des baffes.
Toutefois, avant d’attiser notre envie de calotter le poussah, faisons quelques petits détours, tout d’abord par ce qu’on appelle l’effet bof.
Effet bof
Imaginons que j’aie deux amis – ce qui est je vous l’accorde très agréable. L’un d’eux me dit :
« moi je crois aux fantômes, je sais que c’est vrai, j’en suis certain » ; le second rétorque « bien sûr que non, les fantômes, ça n’existe pas, j’en suis persuadé ». Que puis-je déduire ? Vraisemblablement, je vais me dire dans mon for intérieur : « Lui, il y croit dur comme fer, l’autre, n’y croit pas, mais dur comme fer aussi… donc raisonnablement, je vais me positionner entre les deux. Fifty-fifty ! ».
Et pourtant, est-ce si raisonnable que cela ? Pensez à une échelle de vraisemblance, allant de 0% quand c’est invraisemblable, et 100% quand c’est archi-sûr. Soit j’ai déjà rencontré un fantôme, Casper, ou le Fantôme Noir l’ennemi de Mickey, et dans ce cas, sous réserve que j’eusse été à jeûn, je dois conclure que je me situe au 100%.
Soit je n’ai jamais vu de mon existence un fantôme, et je n’ai pas le moindre soupçon de preuve de leur réalité. Par conséquent, mon curseur redescendra dramatiquement vers zéro. Très proche de zéro… mais pas zéro ! en vertu de cette injustice flagrante des sciences qui dit qu’il est impossible de prouver l’inexistence de quelque chose, il me sera rationnellement impossible de conclure à l’inexistence des fantômes : il faudrait pour cela que j’eusse été partout, de tous temps, dans tous les vieux châteaux et les vieilles caves, sous tous les lits et dans tous les placards pour en être certain. Proche de zéro mon curseur, donc. Disons, 0,001.
Mais alors, mon 50/50 n’est pas rationnel du tout ! D’une part je n’ai aucun élément de preuve me permettant de situer pile à 50% ma vraisemblance ; d’autre part, rien ne me permet de poser qu’il y a autant de vraisemblance qu’un fantôme existe qu’un fantôme n’existe pas. Je suis tombé dans l’effet bof, c’est-à-dire que j’ai donné la même probabilité à deux pôles, l’existence et l’inexistence de quelque-chose. Position confortable, donnant la fausse impression d’un juste milieu, d’une bienveillante neutralité, avec la satisfaction d’avoir fait la part des choses tel un Salomon moderne. Pourtant, la meilleure chose que j’aurais eue à faire eut été d’humblement suspendre mon jugement, et en l’absence de plus d’informations, de ne pas me situer sur l’échelle. En clair, fermer ma grande goule.
Chauve n’est pas une couleur de cheveux
Vous allez rétorquer que le fantôme n’est pas un gros enjeu politique au XXIᵉ siècle, ce qui est, il faut le dire, finement observé. Alors remplaçons le fantôme, tout d’abord par Dieu, Allah, Jah, Ganesh, le Flying Spaghetti Monster, bref, une entité sur-naturelle bien balèze.
Entre une personne qui croit dur comme fer en son existence, et une autre qui postule son inexistence, il est fréquent de retrouver une position intermédiaire posant que le sujet est bien trop élevé pour que l’esprit humain puisse trancher, et qu’au fond, chez le croyant comme chez l’athée, il y a peut être un peu de vrai chez tout le monde. On appelle cette position l’agnosticisme. Elle est en quelque sorte l’effet bof en matière de dieu. Elle est tranquille, aussi molletonnée qu’un centrisme politique, et permet de donner une illusion de saine mesure entre deux dangereux extrêmes.
Or, non seulement il ne s’agit pas de deux « extrêmes » ; mais en outre ils ne sont pas équivalents sur le plan de la probabilité.
Expliquons-nous.
Faux extrêmes
Dans les écrits de Nicolas Sarkozy (La république, les religions, l’espérance, 2006) ou du Pape Benoït XVI (Spes salvi, 2007), pour prendre des pensées conservatrices assez suivies en France, l’athéisme est présenté au mieux comme un fanatisme de type religieux, au pire comme un extrémisme idéologique. Et ô sainte horreur ! sans morale, l’athéisme mène forcément à toutes les désespérances et aux caves humides de vos immeubles pour y fumer des joints pendant de répugnantes tournantes.
Pour bien comprendre pourquoi l’idée de religion athée fond comme neige au soleil, empruntons sa théière au philosophe libertaire Bertrand Russell : soit une minuscule théière chinoise en porcelaine qui suit une orbite elliptique entre la Terre et Mars, et qui est tellement petite qu’elle ne peut être observée : même nos meilleurs télescopes n’y parviennent pas. En toute rigueur, il serait logique de douter de cette affirmation, — qui ne peut être réfutée — et de considérer que cette théière n’existe vraisemblablement pas. Pourtant, personne ne se dirait à ce propos « agnosticothéiériste », au risque de passer pour dingue, et l’« athéiérisme » est la position qui remportera certainement le suffrage commun.
Y a-t-il un agnosticothéièriste dans la salle ?
Comme dit le magicien militant James Randi, l’athéisme n’est une croyance que dans la mesure où la non-collection de timbres est un hobby. Et le rationaliste Mark Schnitzius de renchérir : dire que l’athéisme est une religion revient à dire que chauve est une couleur de cheveux.
Oui, on rigole bien chez les athées.
Coût des hypothèses
Venons-en au second point. Quand bien même les deux « extrêmes » existeraient, — par exemple deux hypothèses entre lesquelles notre coeur fait le culbuto — il faudrait les soupeser comme les deux plateaux d’une balance avant de savoir vers laquelle pencher. Si l’un des plateaux est rempli de faits réels, et l’autre d’entités nouvelles et sans masse précise, comme fantôme, esprit, âme ou Dieu, il va être difficile de soupeser1.
Or poser, et « peser » l’existence de quelque-chose de nouveau ne peut se faire comme on pose son cul sur une chaise : lorsqu’un biologiste systématicien recense les espèces, il ne va pas créer une nouvelle case à chaque oiseau rencontré. Il ne va en créer une qu’après avoir bien vérifié que le cui-cui en question ne s’incorpore dans aucune des catégories connues, merle, pinson, mésange, ou boeing 707. Autre exemple , que je dois à mon ami Stanislas Antczak : je mets un chat et une souris dans une boîte, je ferme, je secoue, et je rouvre, et il ne reste plus que le chat.
Hypothèse 1 : la souris s’est téléportée, le chat non, car un chat, ça ne peut pas.
Hypothèse 2 : des extraterrestres de la planète Mû ont voulu désintégrer la souris, mais elle s’est transformée en chat. Le chat, de frayeur, est passé dans une autre dimension par effet tunnel.
Hypothèse 3 : le chat a mangé la souris (sans dire bon appétit, ce qui est mal).
Vous serez d’accord pour dire que l’hypothèse 3 est beaucoup moins « coûteuse » (pardon pour la métaphore économique) pour le champ des connaissances que les deux autres : elle ne postule rien d’autre que la prédation de la souris par le chat, qui est au moins aussi connue que Johnny Halliday, tandis que la 2 par exemple postule une planète Mû, des extraterrestres qui viennent, qui savent désintégrer un chat ce qui n’est pas donné à tout le monde, une souris à superpouvoir qui se transforme en chat, une autre dimension, un chat qui sait y aller et un effet tunnel possible pour des objets macroscopiques et poilus. Ca fait beaucoup, et comme disait mon grand-père, il ne faudrait pas pousser Mémé dans les orties, sinon ça gâte la soupe.
Rasoir d’Ockham
Ainsi, Allah, ou Jéhovah comme entités supérieures ne s’imposeraient que si les effets qu’on leur prête ne pouvaient être expliqués autrement, par rien d’autre de connu. Certes, Dieu est une hypothèse simple, satisfaisante, qui explique tout, mais qui est très onéreuse intellectuellement. Chose amusante, ce principe d’économie des hypothèses est bien plus vieux que ça et date d’au moins Aristote, mais il est couramment attribué à un moine franciscain anglais du XIVᵉsiècle excommunié par le pape de l’époque. Ce prénommé William, que nous autres francophiles chauvins nous sommes empressés de renommer Guillaume parce que enfin voyons quand même, venait d’Ockham, dans le Surrey, en Angleterre, et aurait déclaré un lendemain de cuite entia non sunt multiplicanda praeter necessitatem, ce qui en moderne veut dire que Les entités (explications et causes) ne doivent pas être multipliées par delà ce qui est nécessaire. Comme ce principe, appelé aussi principe de parcimonie, taillait de près les entités comme autant de poils rétifs d’une barbe ou d’un mollet, on l’a appelé le Rasoir d’Ockham. Ce principe ne nous dit rien sur la validité des hypothèses : il dit qu’entre deux hypothèses aussi explicatives l’une que l’autre, on ne sait pas laquelle est juste, mais il vaut mieux choisir la moins coûteuse. Il est extrêmement utile en médecine : face à un patient se présentant fatigué, avec le cou rigide, un mal de tête et un peu de fièvre, il sera plus logique de miser sur une méningite que simultanément sur une mononucléose, des vertèbres endommagées, une tumeur au cerveau et une malaria.
Rasoir d’occase
Ce coupe-chou peut s’avérer aussi utile pour l’analyse des théories dites du complot. Il n’est pas impossible que le 11 septembre soit le fruit d’une orchestration planifiée par les services secrets, moyennant une grande discrétion des complices, tout un tas de précautions et l’effacement de toutes les preuves, ceci afin de déclarer le combat contre l’Axe du Mal et déclencher la deuxième guerre du golfe. C’est un scénario séduisant, surtout quand on est anti-Bush. Mais un peu de culture historique rend assez coûteuse cette hypothèse. Pour ne prendre qu’un exemple, il a suffi pour la première guerre du Golfe en 1990 de payer dix millions de dollars l’une des plus grosses firmes de relations publiques, Hill & Knowlton, pour qu’elle orchestre le changement d’opinion souhaité par G. Bush père, en inventant de toute pièces l’histoire des bébés koweitiens retirés des couveuses par les soldats irakiens et en mettant en scène la fausse infirmière Nayirah, quinze ans, en larmes devant une commission sénatoriale qui fut émue jusqu’à la fibre. La jeune femme, qui s’avéra ensuite être Nayirah Al-Saba, la fille de l’ambassadeur du Koweït, n’avait comble du cynisme jamais mis les pieds au Koweït2. Elle représenta pourtant le happening majeur qui fit basculer l’opinion. Dix millions de dollars d’un côté, quatre mille morts dix ans plus tard… Il est permis de penser que l’hypothèse d’un réel attentat est plus économique intellectuellement, et qu’une campagne de presse type Nayirah est plus économique en vies états-uniennes et en argent.
Faux dilemme
Il m’est déjà arrivé que, disant cela, on me catalogue comme pro-bush. C’est vexant. Ça marque ce qu’on appelle une « stratégie de faux dilemme », que George Bush fils, encore lui, a adoré pour l’occasion en déclarant : « soit vous êtes avec nous, soit vous êtes contre nous ». Si tu n’es pas ceci, alors tu es comme ça, si tu n’es pas contre, tu es pour, si tu n’es pas pour le complot du 11/9 tu es pro-Bush… nous avons là un mode de pensée assez primitif où il n’y a pas de troisième, de quatrième ou cinquième voie, non, c’est le yin yang, le noir et le blanc, le lumière-ténèbres du manichéisme perse du IIIᵉ… En fermant les yeux, on entendrait résonner la voix de Michel Fugain : Qui c’est qui est très gentil (les gentils) Qui c’est qui est très méchant (les méchants).
Remarque de Sophie de Foucault, lectrice : « Celui qui n’est pas avec moi est contre moi, et celui qui n’assemble pas avec moi disperse ». Evangile selon St Matthieu, 12:30.
Petit à petit, l’oiseau fait son ni-ni
Ceci dit, il devient très facile de repérer la fabrication de faux « pôles », de faux « extrêmes », et donc de faux dilemmes entre lesquels il vous faudrait absolument vous situer. Il y en a des super-fastoches : gauche et droite, par exemple, dont l’effet bof répond au doux nom de François Bayrou.
Cet effet bof ne marche qu’à cause d’une représentation héritée d’août 1789, où à droite siégeaient les partisans du véto royal, clergé, noblesse et aristocrates, et à gauche ce qu’on a appelé le Tiers État, c’est-à-dire tous les autres, sauf les femmes et les immigrés, faudrait quand même pas exagérer.
Et si, plutôt que de prendre cette symbolique, le paramètre de classement était la lutte contre les privilèges, par exemple ? Dans ce cas, la droite serait en bas, la gauche, un poil plus haut, oh, à peine.
Autre exemple un peu plus dur, extrême-gauche et extrême-droite. La République Tchèque vient de dissoudre en février 2010 le parti nazi Dělnické strany de Tomáš Vandas, et ses membres rouspètent sur le fait que bon sang, on nous fait des misères à nous, mais on laisse tranquille les partis d’extrême-gauche. L’illusion vient du mot extrême qui donne l’impression d’une boucle politique aux deux purulentes extrémités, qui se rejoignent telles deux tentacules et s’amalgament autour du principe qu’être extrémiste est forcément affreux, avec de la crasse aux oreilles et un couteau entre les dents. Pourtant, à y bien réfléchir, quand je vois la misère du monde et deux milliards d’humains qui crèvent la gueule dans la poussière, je suis « radicalement » contre. Je ne suis pas modéré. Je suis extrémiste, je veux un changement extrême, et vite. Je suis extrémiste sur les violences sexistes, les discriminations racistes, sur l’injustice des centres de rétention, sur l’utilisation de nos impôts pour financer les roquettes de nos militaires en Afghanistan. Impossible d’être modéré (modéré sous-entend souvent non-violent) devant un viol dans une ruelle. Être extrémiste n’est pas mal en soi, tout dépend de quel extrême on parle. Et entre un extrémisme réclamant la fin de la Françafrique et un extrémisme demandant l’éviction des personnes ne cadrant pas avec les pseudo-critères de l’identité nationale, il n’y a en commun que cette construction médiatique qu’est le mot extrémisme.
Un faux ni-ni
Prenons un cas classique de débat chez les libertaires : le Ni Dieu, ni Darwin.
D’un côté Dieu, hypothèse surnaturelle simple, non-matérielle (on ne palpe pas Dieu), coûteuse, dispensant de toute recherche et qui ne prédit rien. De l’autre Darwin, sous-entendu le darwinisme, une théorie scientifique matérialiste – c’est-à-dire postulant que le monde est matière ou produit de la matière, et non peuplé d’âmes, de fluides cosmiques et de dieux grecs – qui se prête complaisamment à la réfutation. Sauf qu’une stratégie médiatique toute simple portée par la pensée de droite (d’en bas devrais-je dire) et surtout par le christianisme papal a consisté à faire de Darwin et de sa théorie de l’évolution la source du « darwinisme social » qui dit que seuls les plus forts survivent. Seulement Darwin ne dit pas cela : il avance que les espèces les moins adaptées à leur milieu survivent plus difficilement, ce qui n’est pas du tout la même chose et ne fait pas l’éloge de la survie en soi ; d’ailleurs, survivre et «gagner» dans un monde injuste et glauque comme le notre devrait en dire long sur les survivants. Quant au transfert dans le monde social, ce n’est pas Charles Darwin, c’est Herbert Spencer, effectivement fricotant avec l’eugénisme. Comme le dit le proverbe météorologique, qui veut tuer son chien l’accuse de l’orage. En faisant glisser Darwin = darwinisme social = eugénisme nazi, le conservatisme religieux, pape en tête, pouvait non seulement décrédibiliser l’évolutionnisme au profit du créationnisme, et surtout diaboliser la pensée matérialiste qui risquait de repousser Dieu hors de la sphère politique jusque dans ses appartements privés et défraîchis.
Compétitif, contradictoire ?
Le ni-ni nous ramène vite fait au faux dilemme. Et des ni-ni faux-dilemmiques il y en a plein. Ni pute ni soumise est assez connu, mais ce n’est pas un vrai ni-ni faux dilemmique ; non-ingérence, non-indifférence un peu moins : en usage depuis trente ans, c’est le principe du gouvernement français vis-à-vis de la politique du Québec. Il y a aussi ce que la presse espagnole appelle la « génération ni-ni » : « Ni ils travaillent, ni ils étudient. Ils ont moins de 30 ans, ils ont arrêté leurs études en cours de route, et ne cherchent pas activement du travail ».. Ah mon dieu quelle horreur ! C’est La désespérance de la « génération ni-ni », dont nous causait Jean-Jacques Bozonnet dans le journal Le Monde le 25 janvier dernier, merci à lui pour cette contribution majeure.
Mais le ni-ni sent parfois le brun. Il se cache par exemple dans le « La France, aimez-la ou quittez-la ! » du Front National, transformé en « La France, tu l’aimes ou tu la quittes » par De Villiers, tout en bas lui aussi sur une échelle de lutte contre privilèges et dominations.
Ni-ni larvé chez De Villiers
Broch le zététicien rétorquerait bien ceci : compétitif ne veut pas forcément dire contradictoire. Je m’explique. Vous vous rappelez la théière de Russell ? Il prétend qu’elle tourne autour de Mars. Mais j’ai tendance à penser quant à moi qu’elle tourne autour de Neptune. Neptune et Mars sont deux hypothèses compétitives, qui s’excluent si j’en prouve une, car si je prouve qu’elle est près de Mars, elle n’est pas près de Neptune (sauf bien sûr s’il y a deux théières, ce qui serait bien fourbe). Elles ne sont par contre pas contradictoires, c’est-à-dire que ce n’est pas parce que j’aurais prouvé qu’il n’y a pas de théière autour de Mars que ça prouvera qu’elle est automatiquement sur Neptune. Dans Ni dieu ni Darwin, on nous crée une compétitivité qui n’est pas contradictoire. Vous suivez toujours ? Pareil pour « soit vous êtes avec nous, soit vous êtes contre nous ». D’ailleurs les deux hypothèses compétitives peuvent être toutes les deux fausses, voyez ?
La théière de Russell
Et le Ni dieu, ni maître d’Auguste Blanqui ? Ouf, il n’est ni contradictoire, ni compétitif. Et pour être complet sur les oppressions courantes, j’y ajouterais en plus de la domination cléricale et de la domination de classe, la domination patriarcale, ainsi qu’une quatrième grande domination dont on parle peu, celle de ceux qui détournent la science, l’histoire, et toutes les connaissances à des fins d’écrasement. Cela donnerait « ni Dieu, ni maître, ni patriarcat ni pseudo-science », ce qui ferait… ? Oui oui, un ni-ni-ni-ni-non-faux-quadrilemmique-non-compétitif-non-contradictoire !
Ah on rigole bien chez les libertaires3.
Le biais du monde juste
Un dernier piège pour la route, avatar de l’effet bof : le biais du Monde Juste (just world bias). Je prends un exemple vécu. Un couple hétéro se sépare. Un ami dit « faut dire qu’il était chiant, qu’il était violent ». Automatiquement, quelqu’un dira « oui, mais tout n’est pas tout noir ou tout blanc, elle devait bien avoir ses torts elle aussi ». Quel est le principe ? On partage les torts, en un superbe effet bof de principe, alors que rien n’excluait qu’un maximum de torts ne vienne que de l’un des deux. Dans les cas de violences conjugales, puisqu’on en parle, les coups sont comme les tâches ménagères : ils sont rarement répartis équitablement.
C’est fréquent d’entendre des choses du genre « Tu sais, au fond on n’a que ce qu’on mérite », argument invoqué à chaque fois qu’on veut justifier, naturaliser en quelque sorte un état des choses : si elle s’est fait violer, c’est qu’elle a bien dû le chercher, avec ses froufrous ; si les Juifs ont été persécutés, c’est qu’ils ont bien dû le chercher ; s’il n’a pas de travail, c’est que là, en l’occurrence, il n’a pas bien dû le chercher ; s’il est pauvre, c’est que franchement, il aurait pu se fouler un peu plus, et si les Africains croupissent, c’est parce qu’ils sont de grands enfants pas encore sortis du rythme des saisons. Une sorte de justice céleste, un monde fait de karmas rieurs, où l’on n’a que ce qu’on mérite. Le plus distrayant est que ceux qui rationalisent les injustices de cette manière se posent rarement la question de savoir en quoi ils ont mérité eux, leurs papiers d’identité, l’héritage de leurs parents, la couverture sociale de leur pays ou l’éducation genrée qu’ils ont reçue. Le monde paraît toujours juste aux yeux du vainqueur.
Ainsi, dans un monde peuplé de ni-ni, de faux dilemmes, de faux extrêmes, de contradictions factices, d’effets bof, d’agnosticothéièrisme et de centrisme politique, on se croirait dans la Terre du Milieu de Tolkien. Ces pièges sont autant de formes bien cachées de culbutos mentaux. Ils sont les dandinements de notre cerveau. Débusquons-les, traquons-les, et réservons-leur sans hésitation notre meilleure machine à gifles.
RM
Pour aller plus loin : un nouveau ni-ni dans le domaine des sciences politiques et sociales (voir Education-specialisée : un ni-ni sur la consommation de drogue)
2 L’affaire fut dévoilée par le journaliste John R. MacArthur, dans l’article Remember Nayira, Witness for Kuwait?, du New York Times du 6 janvier 1992.
3 Un ni-ni justifié a été caché dans ce paragraphe. Sauras-tu le retrouver ?