Rasoir ancien démonté en 3 pièces

Non, il ne faut pas privilégier l’hypothèse la plus parcimonieuse ! De l’injonction au vraisemblable

Rasoir ancien démonté en 3 pièces

Le rasoir d’Ockham ! Quel outil intellectuel puissant. Ce principe (également appelé principe de parcimonie) nous dit qu’il faut privilégier la théorie avec les hypothèse les plus parcimonieuses. Autrement dit, les hypothèses les plus vraisemblables, les moins coûteuses ou les moins farfelues (nous nous attarderons pas ici sur la signification exacte, vous pouvez aller voir ici). C‘est un outil érigé comme pilier central de la pensée critique qui est enseigné et éculé depuis des siècles bien avant Guillaume d’Ockham d’ailleurs1. Mais quelle est la portée réelle de ce principe ? Qu’est-ce qu’il nous permet vraiment de dire sur le monde ? Nous allons le voir, le rasoir d’Ockham bien souvent est employé bien au-delà de son domaine d’application. Loin d’être anecdotique, ce mésusage du rasoir d’Ockham est probablement symptomatique d’une certaine manière de faire de l’esprit critique. Nous partirons donc d’une critique spécifique à cet outil pour questionner d’un point de vue philosophique plus globalement notre rapport à la pensée critique (oui, rien que ça !)

Préliminaire : là ou le rasoir d’Ockham se grippe.

Quel est le problème ?

Commençons par donner deux exemples sur les limites du rasoir d’Ockham.

Le scientifique Randall Mindy du film Don't look up qui fait des calculs sur un tableau

Une équipe de la NASA collecte des données qui indiquent la présence d’un objet astronomique qui n’était pas encore référencé. D’après les études préliminaires, il y a de grandes chances pour que ce soit une petite comète qui passera à quelques centaines de millions de kilomètres de la Terre. Cependant, les mêmes données sont également compatibles avec une comète qui s’écraserait sur Terre dans les prochains mois. Mais ce genre de comète est assez rare et il faudrait qu’elle aie été captée avec un angle très particulier pour correspondre aux données. L’équipe estime pour l’heure à 0,004 % (1 chance sur 25000) la probabilité que ce soit effectivement une comète qui vise la terre.
Est-ce qu’il faut donc privilégier l’hypothèse de la comète inoffensive ? Et dans quelle mesure ? Quid si la probabilité était de 0,000004 % ou 0,4 % ?

Extrait de H où Aymé montre un tableau de reconnaissance de champignon
Non une collerette ce n’est pas une petite couleur !


Prenons un autre exemple : l’autre jour j’étais en forêt et je trouve un champignon (c’est faux je ne trouve jamais de champignon, c’est pour l’exemple). Piètre mycologue que je suis, j’ai du mal à identifier de quel champignon il s’agit. Il me semble cependant reconnaître un cèpe et je me rappelle qu’un ami m’a dit il y a quelques jours que dans ce coin-là presque tous les champignons sont comestibles, d’autant plus si ils n’ont pas de collerette. Tout porte à croire alors que mon champignon est comestible (pour rendre l’exemple plus parlant, vous pouvez d’ailleurs imaginer d’autres indices rendant plus crédible la comestibilité du champignon). Considérant les deux théories T1 : « le champignon est comestible » et T: « le champignon n’est pas comestible », les indices que j’ai en ma possession me poussent donc à croire que la théorie T1 est plus parcimonieuse.
Est-ce que je dois pour autant manger ce champignon ? Autrement formulé, qu’implique exactement le privilège accordé à cette théorie ? Quelle est sa portée ?

Ces deux exemples ont pour but de montrer qu’on ne peut pas se contenter de dire qu’il faut privilégier les hypothèses les plus parcimonieuses sans plus de précision.

La portée réelle du rasoir d’Ockham

Alors, le rasoir d’Ockham est il faux ? Faut-il l’abandonner dans nos réflexions et nos enseignements ? Non, ce n’est pas nécessaire. En fait il faut plutôt faire attention à ce qu’on lui fait dire. Considérons deux manières différentes de formuler le rasoir d’Ockham :

  1. La théorie la plus vraisemblable est celle ayant les hypothèses les plus parcimonieuses.
  2. Il faut privilégier la théorie ayant les hypothèses les plus parcimonieuses.

Ces deux formulations semblent relativement proches mais en réalité elles ne disent pas la même chose. D’une certaine manière la première formulation est une version faible du rasoir d’Ockham alors que la seconde va plus loin en donnant une valeur prescriptive au rasoir d’Ockham ce qui est, on va le voir, difficilement justifiable. C’est cette seconde formulation du rasoir d’Ockham que nous allons tenter de creuser ici. Et cette formulation du rasoir d’Ockham est relativement commune1. Et moi même, je l’utilise telle quelle la plupart du temps. Par abus de langage et suivant le contexte, ça peut tout à fait être entendable, mais il est intéressant d’investiguer en toute rigueur ce qui ne va pas avec cette formulation et en quoi cela nous renseigne plus généralement sur notre manière de conceptualiser la rationalité et la pensée critique. Détaillons donc la construction de cette formulation prescriptive du principe de parcimonie.

Illustration de la guillotine de Hume

Passer de la première formulation à la seconde sans plus de justification est une erreur de logique : une prescription ne peut se déduire simplement d’une description. C’est un principe fondamentale de logique que l’on appelle la guillotine de Hume. Une autre formulation, que l’on doit à Raymond Boudon2, dit qu’on ne peut passer d’une prémisse à l’indicatif (la première formulation) à une conclusion à l’impératif (la seconde formulation)


Pour avoir une construction logique qui aboutisse à la seconde formulation, il faudrait en réalité deux prémisses :

  1. La théorie la plus vraisemblable est celle ayant les hypothèses les plus parcimonieuses.
  2. Il faut privilégier la théorie la plus vraisemblable.

On peut appeler la première prémisse « rasoir d’Ockham descriptif » et la deuxième « injonction au vraisemblable ». De ces deux prémisses ont peut alors conclure aisément « Il faut privilégier la théorie ayant les hypothèses les plus parcimonieuses » que l’on pourra appeler « rasoir d’Ockham prescriptif ». Mais c’est là que le bât blesse, la seconde prémisse n’est pas gratuite du tout et ne peut pas être mobilisée à la légère. Les deux exemples d’introduction devraient vous en convaincre.

Une autre formulation du rasoir d’Ockham consiste à dire « il ne faut pas accumuler les hypothèses superflues » 3. Encore une fois, cette formulation ne poserait pas de problème si on précise que ce « il ne faut pas » se cantonne au cas où l’on recherche la théorie la plus vraisemblable. Mais, comme nous l’avons vu, un « il ne faut pas » absolu ne tient pas. Ceci étant dit cette autre formulation est intéressante parce qu’elle permet de voir le problème sous un nouvel angle : il existe de nombreux cas où il est en réalité rentable d’ajouter des hypothèses superflues. L’hypothèse du champignon toxique ou celle de la météorite qui pourrait nous écraser aussi peu parcimonieuses soient-elles peuvent être salvatrice pour nous, il est donc rentable de les tenir pour vraies.

La manière dont nous mobilisions communément le rasoir d’Ockham nous a donc permis de mettre en lumière une hypothèse sous-jacente, relativement insidieuse et largement répandue : une injonction au vraisemblable : « La théorie la plus vraisemblance doit être retenue ! ».
Laissons de coté ce cher Ockham pour nous concentrer plus généralement sur l’utilisation de cette hypothèse et sur sa légitimité.

« Tu privilégieras la meilleure hypothèse »

Suivant les contextes, la prémisse d’injonction au vraisemblable est parfois pertinente et parfois elle ne l’est pas. Prenons deux exemples classiques des enseignements de pensée critique :

  • On enferme un chat et une souris dans une pièce. Dix minutes plus tard on y retrouve plus que le chat. On peut alors formuler plusieurs théories : « le chat a mangé la souris », « la souris s’est téléportée », « la souris a tué le chat et a pris son apparence », etc. Cet exemple classique que l’on doit à Stanislas Antczak est souvent utilisé en cours pour illustrer le principe du rasoir d’Ockham.
    Ici il est clair que quand on dit qu’il faut privilégier la théorie ayant les hypothèses les plus parcimonieuses, il est sous-entendu que c’est dans un cadre spécifique où l’on cherche à trouver l’explication la plus vraisemblable dans un exemple théorique. La prémisse d’injonction au vraisemblable peut donc être sous-entendue sans problème.
  • Une femme de Cro-Magnon se promenant en foret entend un bruit dans un buisson. Les prédateurs étant rares à cet endroit il est probable que ce soit seulement le vent ou une petite bête inoffensive. La théorie la plus parcimonieuse est donc « ce n’est pas un prédateur ». Faut-il pour autant la privilégier c’est-à-dire la tenir pour vrai4 et agir en fonction ? Non, ce serait trop risqué, s’il s’agit effectivement d’un prédateur elle pourrait se faire attaquer. Accepter l’injonction à la vraisemblance ici serait une erreur de raisonnement en plus d’être une vraie menace pour la survie. La théorie à privilégier est plutôt celle de la présence d’un prédateur c’est à dire la théorie qui a le plus de chance de sauver les fesses de notre aventurière.

On peut alors marquer une différence essentielle entre la théorie la plus vraisemblable et la théorie la plus rationnelle à adopter. Ainsi, il existe des situations où le choix rationnel n’est pas d’adopter la théorie la plus vraisemblable. On pourrait même conjecturer que c’est le cas dans la plupart des situations.

Faisons un petit jeu en guise de dernier exemple. Nous faisons un pari sur la réalité d’une visite extraterrestre. Voici les enjeux :

Photographie de Petit-Rechain supposée représenté un vaisseau extra-terrestre.
L’OVNI de Petit-Rechain reste un véritable mystère ! (Pas du tout)
  • Si aucun extra-terrestre n’a visité la terre au cours du siècle dernier, tu gagnes : je t’offre une chocolatine.
  • Si, au contraire, au moins un extra-terrestre a visité la terre au cours du siècle dernier, je gagne : tu dois boire un poison mortel.

Alors acceptez-vous mon pari ?

Un petit modèle mathématique

Cette section propose d’illustrer la situation au travers d’un modèle mathématique. Si vous n’êtes pas très à l’aise, vous pouvez passer directement à la section suivante.

Une manière d’envisager le problème est de considérer deux éléments :

  • La vraisemblance de la théorie
  • Les enjeux associés à l’adoption de cette théorie.

Il semble alors que la théorie qu’il faut tenir pour vraie doit prendre en compte la vraisemblance des différentes théories pondérées d’une certaine manière par les enjeux associés à chacune de ces théories. Essayons de mathématiser cela : Imaginons une situation dans laquelle s’affrontent deux théories T1 et T2 5 et on note P(Ti) la probabilité (ou la vraisemblance) de la théorie Ti.. On note enfin T* la théorie qu’il faut privilégier, c’est-à-dire la théorie qu’il faut tenir pour vraie. La formulation du rasoir d’Ockham prescriptif « Il faut privilégier la théorie ayant les hypothèses les plus parcimonieuses » L’injonction à la vraisemblance pourrait alors se traduire comme suit :

La théorie T* est telle que P(T*) ≥ P(Ti),

Autrement dit, la théorie à privilégier est celle parmi les deux théories qui a la plus grande probabilité d’être vraie.

Maintenant introduisons une fonction d’utilité u, qui à chaque paire de théorie Ti et Tj associe un nombre u(Ti | Tj) (entre -1 et 1 par exemple) correspondant à la balance bénéfice/coût liée au fait de tenir pour vraie la théorie Ti alors que c’est la théorie Tj qui est vraie. Donc par exemple u(T1 | T2) correspond à l’utilité de tenir T1 pour vrai alors que c’est T2 qui est vraie et u(T1 | T1) correspond à l’utilité de tenir T1 pour vrai alors que c’est bien que T1 qui est vraie. On pourrait alors choisir la théorie T* à privilégier comme ceci :

La théorie T* est telle que
u(T*,T1)×P(T1) + u(T*,T2)×P(T2) ≥ u(Ti,T1)×P(T1) + u(Ti,T2)×P(T2)

Autrement dit, la théorie à privilégier est celle parmi les deux théories dont l’adoption a les plus grands bénéfices attendus. Pour faire un parallèle avec le rasoir d’Ockham, on pourrait appeler ce principe le rasoir de Darwin puisque c’est celui qui maximise les conséquences positives et donc les chances de nous sauver les fesses (le rasoir « Gillette de sauvetage » marche aussi).

On peut ici reconnaître une vieille idée : celle du pari de Pascal. Il vaut mieux croire en Dieu puisque les gains sont infiniment plus grand s’il existe que le sont les pertes s’il n’existe pas. Au moment de faire un choix il ne faut pas seulement considérer la vraisemblance de l’existence ou de la non-existence de Dieu, il faut également considérer les enjeux liés à chacune de ses possibilités.

Afin d’illustrer cette mathématisation qui peut paraître obscure, reprenons l’exemple évoqué ci-dessus de la femme de Cro-Magnon. On considère trois théories :

  • T1 : « Il s’agit d’un prédateur » 
  • T2 : « Il s’agit d’une bête inoffensive »
  • T3 : « Il s’agit d’un coup de vent »

Les probabilités associées sont par exemple P(T1 ) = 0,05 ; P(T2 ) = 0,35 ; P(T3 ) = 0,6.
L’injonction à la vraisemblance impliquerait donc de privilégier la théorie T3 : « Il s’agit d’un coup de vent ». Mais, nous l’avons vu, c’est un choix risqué. La théorie T3 n’est donc pas celle à privilégier est elle seulement la plus vraisemblable.

Considérons ensuite les fonctions d’utilité u(Ti, Tj) 6 résumée dans le tableau suivant :

Ti (je tiens pour vrai) ↓ \ Tj (réalité) → T1 : prédateurT2 : bête inoffensiveT3 : coup de vent
T1 : prédateur1
Vrai positif : Je considère que c’est un prédateur et c’est réellement un prédateur
→ Course et survie
-0,02
Faux positif : Je considère que c’est un prédateur et c’est une bête inoffensive
→ Course pour rien
-0,02
Faux positif : Je considère que c’est un prédateur et c’est un coup de vent
→ Course pour rien
T2 : bête inoffensive-1
Faux négatif : Je considère que c’est une bête inoffensive et c’est un prédateur
→ Pas de réaction, mort
0
Vrai positif : Je considère que c’est une bête inoffensive et c’est réellement une bête positive
→ Pas de réaction
0
Faux négatif : Je considère que c’est une bête inoffensive et c’est un un coup de vent
→ Pas de réaction et erreur sans conséquence
T3 : coup de vent-1
Faux négatif : Je considère que c’est un coup de vent et c’est un prédateur
→ Pas de réaction, mort
0
Faux négatif : Je considère que c’est un coup de vent et et c’est une bête inoffensive
→ Pas de réaction et erreur sans conséquence
0
Je considère que c’est un coup de vent et c’est réellement un coup de vent
→ Pas de réaction
Tableau donnant les valeurs de la fonction d’utilité7.

On peut alors calculer pour chaque théorie Ti la somme pondérée des utilités pour savoir laquelle il vaut mieux privilégier :

  • u(T1,T1)×P(T1) + u(T1,T2)×P(T2) + u(T1,T3)×P(T3) = 1× 0,05 – 0,02 × 0,35 – 0,02 v 0,6 = 0,031
  • u(T2,T1)×P(T1) + u(T2,T2)×P(T2) + u(T2,T3)×P(T3) = -1× 0,05 + 0 × 0,35 + 0 × 0,6 = -0,05
  • u(T3,T1)×P(T1) + u(T3,T2)×P(T2) + u(T3,T3)×P(T3) = -1× 0,05 + 0 × 0,35 – 0,2 × 0,6 = -0,05

Ainsi, il convient de tenir pour vrai la théorie T1. Ce qui est en effet le choix le plus rationnel.

D’une certaine manière la formulation du rasoir d’Ockham prescriptive (« Il faut privilégier la théorie ayant les hypothèses les plus parcimonieuses ») est un cas particulier de ce rasoir de Darwin dans lequel on considérerais que toutes les fonctions d’utilité sont égales. Et c’est tout à fait pertinent dans de nombreux cas, notamment quand on est le cul posé en amphi et que l’on cherche la bonne explication pour la disparition d’une souris imaginaire. Mais ça ne l’est plus quand on considère des choix concrets qui ont des impacts matériels dans nos vies.

Oui mais enfin, me dira-t-on, tu chipotes avec tes formules mathématiques et tes nuances sémantiques, personne ne fait cet abus-là ! Et bien, au contraire, il me semble que cela a des effets concrets sur la manière dont on parle et dont on transmet la pensée critique. L’idée (fallacieuse nous l’avons vu) qu’il serait toujours logique de privilégier le plus vraisemblable est, il me semble, un postulat sous-jacent et invisible qui semble assez largement répandu. Nous allons essayer de voir cela dans la partie suivante.

Quelques considérations sur la manière de transmettre la pensée critique

Parler du rasoir d’Ockham était surtout un prétexte. Ce principe reste bien évidement très utile dans de nombreux cas et notamment quand il s’agit de réfuter l’existence d’entité explicative superflue (extra-terrestre, cryptides, phénomènes psy, théières cosmique, licornes invisible et autres dragons dans le garage). Mais son application à des cas concrets est plus délicate et mets en exergue une erreur logique que l’on a tendance à faire : considérer que le plus vraisemblable est nécessairement le plus rationnel à adopter. Et c’était plutôt cette idée que l’on voulait souligner ici.

Lutter contre cette idée c’est aussi aller vers une pensée critique plus large en cela qu’elle prend en compte au delà des considérations épistémologique, les conditions concrètes des individus, les enjeux et les intérêts particuliers qui peuvent gouverner a l’adoption d’une position. Cet aspect peut se retrouver dans certaines définition de l’esprit critique comme chez Matthew Lipman qui parle de sensibilité au contexte8 :

La pensée critique est cette pensée adroite et responsable qui facilite le bon jugement parce qu’elle s’appuie sur des critères ; elle est auto-rectificatrice ; elle est sensible au contexte.

Matthew Lipman (1988), « Critical thinking: What can it be? »

Je ne sais pas tout à fait ce qu’entendait Lipman par « sensibilité au contexte », mais il nous semble pertinent d’y voir une sensibilité aux enjeux. L’occasion de souligner que cette conception de l’esprit critique centrée sur la plausibilité n’est pas universelle. La recherche en esprit critique ou les théories du choix rationnel dépassent clairement cette conception là. Mais il semblerait qu’elle soit assez répandue dans une approche classique de la zététique (ce qui n’est pas sans rappeler la très bonne conférence Les deux familles du scepticisme de l’ami Tranxen)

Comprendre des choix jugés irrationnels

Il est d’autant plus intéressant de considérer ce double aspect vraisemblance et enjeux que c’est probablement quelque chose de cette forme-là qui a été sélectionné au fil de l’évolution et qui est effectivement implanté dans nos schémas de prise de décision9. Nous prenons des décisions en combinant ce qui nous semble vraisemblable (but épistémiques) et ce qui nous semble nous bénéficier (but non-épistémiques) 10. Prenons l’exemple d’une personne qui croit en une thèse conspirationniste. Ce n’est pas forcément que la personne croit plus vraisemblable que nous soyons dirigés par des lézards extraterrestres, mais c’est peut-être qu’elle considère plus utile, plus rentable pour elle de le croire. Cette utilité perçue peut d’ailleurs s’expliquer de différentes façons :

  • La personne peut percevoir qu’il vaut mieux croire dans l’existence des reptiliens. Par exemple en se disant que s’ils existent réellement et qu’on l’ignore, le risque de manipulation est énorme. Le risque inverse (y croire alors qu’ils n’existent pas) peut sembler moins grave.
  • La personne peut vivre dans un environnement social où cette croyance est valorisée.
  • Les engagements passées de la personne peut rendre très coûteux de changer d’avis.

Cette lecture permet également de comprendre pourquoi certaines personnes vont privilégier des thérapies alternatives et complémentaires (TAC). Ce n’est pas simplement que ces personnes jugent vraisemblable qu’une thérapie X soit plus efficace qu’une thérapie Y. C’est aussi le coût associé à chacune qui va guider ce choix. Par exemple, les TAC peuvent être perçues sans risque d’effet secondaire, plus en phase avec d’autres valeurs alors que le système de santé classique peut être perçu à la solde d’enjeux financiers ou source de discrimination. Des enjeux que l’on pourra juger pertinents.

De ce point de vue-là, il est difficile de considérer qu’un choix est irrationnel. Il est (presque) toujours rationnel à l’aune des enjeux perçus par l’individu. Ainsi, peut-être est-il un peu simpliste d’affirmer que les personnes qui s’opposaient au vaccin anti-covid était des « cons » sans prendre en compte les enjeux qui ont pu traverser ces individus (le manque de transparence, l’angoisse de la pandémie, la peur du contrôle, l’urgence…) comme cela est bien pointé dans la vidéo Le biais et le bruit de Hygiène Mentale (notamment à partir de 23:40)

Ce qu’il faut croire et ce qu’il faut faire

Si l’on reprend une définition classique de l’esprit critique (Ennis 1991) « Une pensée rationnelle et réflexive tournée vers ce qu’il convient de croire ou de faire », il est intéressant de considérer séparément ces deux éléments ce qu’il faut croire et ce qu’il faut faire.

J’ai pensé dans un premier temps que ce qu’il faut croire correspond toujours à l’explication la plus vraisemblance alors que ce n’est pas nécessairement le cas pour ce qu’il faut faire. Pour reprendre deux exemples déjà donnés dans cet article, il serait rationnel de croire que mon champignon est probablement comestible et en même temps de ne pas le manger. Donc de croire en une théorie et d’agir en fonction d’une autre. Il serait rationnel pour la femme de Cro-Magnon de croire que ce n’est pas un prédateur et en même temps de partir en courant.

Mais à la réflexion, je ne vois pas de raison pour que ce soit nécessairement le cas. Faut-il toujours accorder notre croyance à la théorie la plus vraisemblable ? On peut même trouver des contre-exemples : une théorie en philosophie de l’esprit affirme que la conscience11 n’existe pas ou du moins qu’elle n’existe pas comme on l’entend. Elle serait plutôt une illusion créé par notre système cognitif. Cette théorie s’appelle d’ailleurs l’illusionnisme. Quand bien même il y aurait des preuves solides de sa vraisemblance, j’imagine qu’il en va de notre santé mentale de ne pas trop y croire.
De la même manière, on pourrait aussi penser à la question de l’existence du libre arbitre. Quand bien même il serait plus probable que le libre arbitre n’existât pas, il pourrait être préférable de continuer d’y croire.

Il me semble qu’il n’y a pas de raison qu’il faille en soi croire en la théorie la plus parcimonieuse. Cela nous pousserait à nouveau à faire un bond périlleux à travers la guillotine de Hume. La prémisse « il faut croire ce qui est vraisemblable » est certes très utile la plupart du temps, il me semble que rien ne l’impose dans l’absolu. J’imagine que la plupart du temps il est même préférable de croire en une version approximative, facilement manipulable et transmissible qu’en la théorie la plus parcimonieuse.

Une vision plus globale de la pensée critique

Considérer que les choix et les actions d’un individu ne se base pas seulement sur ce qu’il considère comme étant le plus vraisemblable, ouvre d’autres pistes de réflexions qui peuvent être prolifiques.

Comme on l’a vu dans les exemples précédents, le recours à des TAC ou les discours conspirationnistes ne peuvent plus se réduire à la bêtise ou la méconnaissance de l’individu. Il convient de prendre en compte les enjeux qu’il perçoit autour de ces questions et qui le poussent à adopter tel ou tel point de vue.

Prenons un nouvel exemple : la question du nucléaire civil. Certaines organisations s’opposent au nucléaire en évoquant le danger qu’il représente (déchets, accidents…). Pourtant des sources sérieuses abondent pour expliquer en quoi la sécurité est très bien contrôlée et les risques assez minimes. On pourrait alors perdre son temps à développer en quoi ces discours sont contraires aux meilleures connaissances actuelles. C’est-à-dire restreindre le champ de réflexion de la pensée critique à une simple question épistémique.
Il semble plus riche de considérer plus globalement les enjeux perçus pour comprendre les différentes positions. Les risques liés au nucléaires peuvent être perçus comme particulièrement angoissants : les échelles de temps très longue, les représentations des catastrophes passées, la méconnaissance d’une technologie extrêmement complexe, … Probablement que ces éléments-là peuvent influencer les positions sur le nucléaire au moins autant qu’un seul point de vue épistémique de la question. Le contexte socio-politique dans lequel prend place cette technologie influence donc la représentation que peut en avoir la population : quel contrôle de la part de la population ? Y a-t-il des intérêts privés ou militaires ? Quelle confiance est accordée au gouvernement ?
Il est probable par exemple qu’un système davantage démocratique (transparence et contrôle sur nos choix énergétiques, médias sans conflits d’intérêts, …) pourrait favoriser l’adoption de points de vue plus informés et raisonnés.

Cela ouvre donc d’autres leviers d’action pour la pensée critique : au-delà de considérer simplement un individu, ses systèmes de croyances, ses stratégies argumentatives… on peut questionner et vouloir modifier le champ informationnel dans lequel il baigne et qui influence ses croyances et ses actions. Pour paraphraser Bertold Brecht : « On dit d’un fleuve emportant tout qu’il est irrationnel, mais on ne dit jamais rien de l’irrationalité des rives qui l’enserrent ».

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Un grand merci à mes camarades du Cortecs Jeremy Attard, Céline Schöepfer et Delphine Toquet pour leurs relectures attentives et leurs conseils pour la rédaction de ce texte qui est presque devenu un article collectif !

Regard critique sur la naturopathie : conclusion

cet article (12/12) s’inscrit dans une série de douze articles sur la naturopathie rédigée avec la volonté de porter un regard détaillé et critique sur la discipline, et dont vous pourrez trouver le sommaire ici. Il ne s’agit pas de partir en quête d’une vérité absolue, mais d’alimenter des réflexions destinées à éviter de causer ou laisser perdurer des souffrances inutiles, de permettre à chacun.e de faire les meilleurs choix en termes de santé. Dans ce douzième et dernier article, il s’agira de proposer une conclusion.

Pour résumer succinctement le contenu très dense des précédents articles, nous avons évoqué les prétentions préventives et curatives de la naturopathie en terme de santé, prétentions basées sur l’usage de méthodes dites traditionnelles et de traitements dits naturels.

Dans le contexte légitime de défiance généralisée vis à vis de la médecine, la naturopathie tire son épingle du jeu et assure avoir un rôle complémentaire à celui des professionnel.les du parcours de soin conventionnel. Elle porte dans le même temps un regard excessivement critique sur la médecine et ses traitements, minimisant leurs bienfaits et exagérant leurs effets secondaires. Cependant, bien qu’iels soient très critiques des conflits d’intérêts observés dans le milieu médical, les naturopathes ne dénoncent pourtant pas avec la même énergie les innombrables conflits d’intérêt qui les lient aux laboratoires de compléments « naturels », ni même le business juteux de la formation.

Pour ce qui concerne ses effets, contrairement au causalisme affiché, la naturopathie échoue à identifier les causes réelles de maladies, pas plus qu’elle ne réussit à en faire taire les symptômes. De plus, peu d’outils employés en naturopathie ont apporté la preuve de leur efficacité (tout au plus quelques recommandations alimentaires et d’hygiène de vie basiques). Et ces rares outils éprouvés, en plus de ne pas être propres à la naturopathie, sont depuis bien longtemps déjà intégrés à la pratique quotidienne des professionnel.les de santé.

Mais si la naturopathie n’a pas apporté la preuve de son efficacité à prévenir ou guérir les maladies, elle n’est pas pour autant une discipline sans danger. Le principal risque associé à la naturopathie, c’est en effet la perte de chance d’être soigné.e, le risque de s’éloigner de la médecine et de ses traitements. On peut également citer le risque de développer des carences ou des troubles du comportement alimentaire, mais aussi les risques trop souvent sous-estimés associés à la consommation de compléments alimentaires et autres cures détox (allergie, intoxication, interaction médicamenteuse…).

Soulignons également l’essentialisme qui sous-tend les pratiques et discours de la naturopathie au féminin, qui malgré une aura de bienveillance, demeure particulièrement sexiste et défavorable aux intérêts des femmes et minorités de genre.

Tout du long de cette série d’articles, j’ai parlé de « médecines alternatives et complémentaires », pour reprendre l’expression couramment employée dans la littérature scientifique. Pourtant, la naturopathie n’est en rien complémentaire de la médecine, et encore moins une alternative valable à celle-ci. Certaines personnes parlent plutôt de « médecine douce », mais comme nous l’avons évoqué précédemment, les effets de la naturopathie n’ont parfois rien de doux ou d’innocent. D’autres personnes encore parlent de « médecine parallèle », de « médecine naturelle » ou de ou « pratique de soin non conventionnelle ». Or, je ne pense pas qu’il soit raisonnable de parler de « médecine » ou de « soin » alors que la discipline échoue à prouver son efficacité en terme de santé. Pour toutes ces raisons, je choisis le plus souvent de parler de « pseudo-médecine » ou de « fake-med ».

Car le terme « pseudo-médecine » fait référence à une pratique à visée thérapeutique qui n’a pas apportée la preuve de son efficacité au-delà de l’effet placebo, en opposition avec la médecine (parfois nommée « médecine conventionnelle » ou « médecine basée sur les faits » / « evidence-based medecine »), qui repose quant à elle sur des éléments factuels et scientifiques et dont les outils ont prouvé leur efficacité.1

Pour terminer cette série d’articles, il me semblait important d’évoquer une notion qui m’est chère, celle du consentement. Le code de déontologie médicale prévoit que le consentement des patient.es aux soins proposés doit être libre et éclairé.2 Bien que cette garantie soit imparfaite3, c’est une composante majeure du respect de l’autonomie et de la volonté des patient.es. Ce consentement doit être donné après avoir reçu préalablement du médecin une information claire, complète, compréhensible et appropriée à sa situation, notamment sur les risques et bénéfices des traitements proposés et leurs alternatives.

Les naturopathes et autres pseudo-thérapeutes ne sont pas soumis à la même obligation, ce qui pose un évident problème d’ordre éthique. Car leurs client.es ne reçoivent pour ainsi dire jamais d’information préalable sur l’absence de preuve scientifique relative à l’efficacité des méthodes proposées, sur les alternatives médicales éprouvées, ni même sur les risques d’effets secondaires les plus courants. Ainsi, les client.es des pseudo-médecines ne sont pas en mesure de fournir un consentement éclairé aux traitements « naturels » qui leur sont proposés.

Et cela m’interroge… Imaginez : si on prenait le temps d’expliquer aux personnes qui souhaitent consulter un.e naturopathe que la discipline n’a pas démontré avoir la moindre efficacité propre, mais qu’elle présente par contre plusieurs risques avérés et des conflits d’intérêts importants avec les laboratoires, ces personnes seraient-elles aussi nombreuses à franchir la porte d’un cabinet naturopathique ?…

Peut-être, peut-être pas… Mais il me semble essentiel que chacun.e puisse faire ses choix en connaissance de cause, de manière libre et éclairée.

Cependant, ne dépolitisons pas le sujet !

Nos actions principales pour minimiser les souffrances liées aux pseudo-médecines ne devraient pas se résumer à des considérations individuelles en promouvant l’enseignement de l’esprit critique. Surtout si cela s’intègre dans la tendance observée chez certaines personnes se revendiquant du scepticisme à… prendre les gens pour ces cons ! Notamment en soutenant l’idée que certaines personnes penseraient mieux que d’autres parce qu’elles ont appris la liste des sophismes, biais cognitifs et arguments fallacieux. Ce qui est à la fois erroné et politiquement discutable.4

Pour combattre les dangers de pseudo-médecines, nous devrions déjà partir du constat qu’aussi longtemps que l’on ne se donnera pas les moyens de résoudre la crise de confiance qui touche le monde médical et scientifique, les arguments scientifiques n’auront que peu de poids dans cette lutte… Il parait donc pertinent de, certes promouvoir l’esprit critique, mais surtout de militer activement :

  • Pour réformer la formation des professionnel.les de santé : les sensibiliser à la qualité de la relation thérapeutique, aux mécanismes d’oppressions, à ce qui rend les pseudo-médecines si attractives, à l’importance de susciter l’adhésion des patient.es au projet thérapeutique etc…
  • Pour assurer l’indépendance des professionnel.les de santé et de nos décideurs politiques vis à vis des laboratoires et des lobbys de l’industrie agro-alimentaire (cf. les travaux du collectif Formindep),
  • Pour combattre les déserts médicaux et les inégalités d’accès aux soins,
  • Pour prendre des mesures permettant des consultations médicales plus longues,
  • Pour faire prendre en charge par la sécurité sociale les accompagnements par les professionnel.les de la diététique et des psychothérapies éprouvées,
  • Pour faire appliquer les lois qui protègent les patient.es en sanctionnant l’exercice illégal des professions de santé réglementées (médecine, diététique, pharmacie…),
  • entre autres choses…

Pour lire les articles précédents de cette série sur la naturopathie : cliquer ici.

La naturopathie au féminin

cet article (11/12) s’inscrit dans une série de douze articles sur la naturopathie rédigée avec la volonté de porter un regard détaillé et critique sur la discipline, et dont vous pourrez trouver le sommaire ici. Il ne s’agit pas de partir en quête d’une vérité absolue, mais d’alimenter des réflexions destinées à éviter de causer ou laisser perdurer des souffrances inutiles, de permettre à chacun.e de faire les meilleurs choix en termes de santé. Dans ce onzième article, il s’agira de présenter quelques aspects de la naturopathie au féminin.

Vous aurez sûrement perçu à la lecture de ces articles la dimension spirituelle quasi-religieuse de certains aspects de la naturopathie, pour lesquels on sent clairement une influence de la morale judéo-chrétienne :

  • La dimension spirituelle prise en compte dans l’approche « holistique », au même titre que les dimensions physique, mentale, émotionnelle, psychologique ou énergétique.
  • La dimension divine du vitalisme, dans le cadre duquel certaines personnes préfèrent parler de « souffle divin » plutôt que de « force vitale ».
  • L’importance accordée à la morale dans le respect des « lois naturelles » ou « lois divines » : c’est cette influence morale qui conduit d’ailleurs Irène Grosjean, dans son livre, à prétendre, grâce à ses traitements, pouvoir faire devenir hétérosexuelles des personnes homosexuelles, stigmatisant ainsi de manière particulièrement péjorative une orientation sexuelle perçue comme « déviante ».
  • Le besoin de purification à travers la promotion de purges, de compléments détox ou de cures de « nettoyage du terrain », qui répondent manifestement plus à un besoin de purification symbolique qu’à un réel besoin physiologique.
  • La culpabilisation immense qui découle de l’affirmation que notre état de santé découlerait de nos choix individuels (ou d’une influence karmique selon certain.es, ce qui revient au même…).

Cette influence de la morale judéo-chrétienne est particulièrement présente chez les naturopathes hygiénistes, qui font régulièrement et ouvertement référence à la religion ou à des croyances en lien avec l’existence d’une divinité supérieure. Mais elle infuse également de manière plus subtile partout dans la pratique de la naturopathie. C’est tout particulièrement le cas lorsqu’il est question d’aborder les spécificités des femmes.

La naturopathie comme beaucoup d’autres médecines alternatives et complémentaires (MAC), propose en effet une vision particulièrement essentialiste et rétrograde des femmes, qui constituent pourtant la grande majorité de la clientèle des naturopathes.1

Lorsque l’on se penche sur les contenus relatifs à la naturopathie au féminin (par exemple en explorant les résultats de recherche sur internet lorsque l’on saisit « naturopathie femmes »), on trouve sans surprise la mention de la prise en charge des pathologies et troubles spécifiques aux personnes qui possèdent un appareil génital dit féminin : variations des cycles menstruels, syndrome prémenstruel (SPM), syndrome des ovaires polykystiques (SOPK), endométriose, infections vaginales, kystes ovariens, troubles associés à la ménopause…

On trouve également mention, de manière systématique, de tout ce qui a trait à la procréation, qui semble être un passage presque obligé pour les femmes… Les naturopathes proposent une aide pour optimiser la fertilité, pour booster la libido, pour mener une grossesse « naturelle » et pour allaiter (solution très largement valorisée en raison de sa dimension « naturelle », au détriment des solutions parfois plus adaptées aux souhaits des parents et à leurs contraintes). Où sont les pères dans tout ça ? Aucune idée, car apparemment, la procréation est visiblement perçue comme une affaire de femmes.

Le pendant du rôle reproducteur des femmes, c’est la contraception, également mise en avant par les naturopathes à la condition qu’elle soit naturelle. Il est en effet régulièrement fait mention de l’arrêt de la pilule contraceptive, mis en regard avec la valorisation de la symptothermie2. Pourtant, cette méthode très peu fiable s’apparente bien plus à une méthode de planification des naissances qu’à une méthode de contraception. Ce n’est pas rendre service aux femmes que d’en faire la promotion. Par ailleurs, on ne trouve que rarement des naturopathes promouvant les méthodes de contraception masculines… Là encore, il semblerait que la contraception soit envisagée comme une affaire de femmes.

La prise en charge naturopathique pour accompagner une perte de poids revient souvent aussi dans les contenus de naturopathie au féminin. Pourtant, il ne s’agit pas d’une spécificité féminine. Sauf à considérer que les femmes devraient plus que les hommes prendre garde à rester minces…

Dans la même logique, les femmes sont parfois présentées comme ayant des besoins émotionnels spécifiques, qui différeraient de ceux des hommes. Je serais curieux.se de savoir en quoi…

En plus des habituels compléments alimentaires et techniques diverses promues en naturopathie, sont mis en avant des outils spécifiques à l’accompagnement des femmes, tels que les cercles de femmes par exemple. J’ai même pu lire la recommandation de recourir à des outils de gestion du stress pour faire face à la charge mentale (plutôt que d’agir sur la cause en répartissant cette charge mentale dans une perspective féministe3 – il est passé où le causalisme là?).

Et bien évidemment, chacun des contenus de naturopathie au féminin valorise la féminité dans tout ce qu’il y a de plus essentialiste : sont mises en lumière les « qualités féminines », le « besoin naturel » que les femmes auraient de « prendre soin de leur proches », leur rôle protecteur, leur penchant « naturel » à « la recherche du mieux-être », leurs « énergies cycliques », les spécificités du « cerveau féminin » et du « terrain féminin », la « beauté de la femme »… Les femmes sont invitées à prendre conseil auprès des naturopathes pour « se reconnecter » à leur féminité, pour « apprivoiser » leur féminité, pour « célébrer le féminin » ou bien encore pour « vivre leur féminité en pleine conscience ». Nous sommes donc bien loin des revendications émancipatrices et progressistes portées par les féministes qui combattent si ardemment les stéréotypes de genre… Stéréotypes de genre il est important de rappeler qu’ils sont une des composantes majeures du sexisme.

« Les stéréotypes de genre constituent un sérieux obstacle à la réalisation d’une véritable égalité entre les femmes et les hommes et favorisent la discrimination fondée sur le genre. Ce sont des idées préconçues qui assignent arbitrairement aux femmes et aux hommes des rôles déterminés et bornés par leur sexe.

Les stéréotypes sexistes peuvent limiter le développement des talents et capacités naturels des filles et des garçons comme des femmes et des hommes, ainsi que leurs expériences vécues en milieu scolaire ou professionnel et leurs chances dans la vie en général. Les stéréotypes féminins sont à la fois le résultat et la cause d’attitudes, valeurs, normes et préjugés profondément enracinés à l’égard des femmes. Ils sont utilisés pour justifier et maintenir la domination historique des hommes sur les femmes ainsi que les comportements sexistes qui empêchent les femmes de progresser. »4

Dans cette logique de valorisation de la « féminité », les naturopathes mentionnent régulièrement le « féminin sacré », que Wikipedia définit comme « une croyance ésotérique selon laquelle les femmes posséderaient un pouvoir surnaturel particulier, activable grâce à une initiation occulte ».5 Particulièrement essentialiste, ce concept flou aux allures féministes et émancipatrices (en apparence seulement…) qui fleurit dans le milieu du développement personnel, des MAC et du New Age est également sujet à de nombreuses dérives sectaires.6

Enfin, certain.es naturopathes recommandent aux femmes la lecture d’ouvrages très discutables concernant leurs cycles menstruels ou leur sexualité. Des ouvrages aux relents psychanalytiques misogynes7 ou fabulant l’existence de pouvoirs magiques des menstruations, et dont je ne souhaite pas faire la promotion ici.

L’ensemble de ces éléments conduit à inévitablement conclure au sexisme de la vision que la plupart des naturopathes ont des femmes. Il faut cependant noter qu’il n’y a aucune intention hostile derrière tout cela. Au contraire, les intentions sont manifestement bienveillantes. Et il existe un terme approprié pour cela : on parle de sexisme bienveillant, une forme de sexisme qui passe plus souvent inaperçue et qui est socialement plus acceptée.

Une revue de la littérature à ce sujet définit le sexisme bienveillant comme :

« une attitude subjectivement positive, qui décrit les femmes comme des créatures pures, qui doivent être protégées et adorées par les hommes, et dont l’amour est nécessaire à ces derniers pour qu’ils se sentent complets. Le sexisme bienveillant est une attitude sexiste plus implicite [que le sexisme hostile], teintée de chevalerie, qui a une apparence anodine et qui semble même différencier favorablement les femmes en les décrivant comme chaleureuses et sociables. Néanmoins, en suggérant l’idée que les femmes sont fragiles et qu’elles ont besoin de la protection des hommes, le sexisme bienveillant suggère également qu’elles sont inférieures et moins capables qu’eux. »8

Cette même publication conclut que :

« les particularités du sexisme bienveillant font de celui-ci un outil puissant de maintien et de justification des inégalités sociales entre les genres. […] Le sexisme bienveillant et le sexisme hostile sont complémentaires, ils forment un duo efficace où le sexisme bienveillant récompense les femmes qui respectent les rôles traditionnels liés au genre et où le sexisme hostile punit celles qui ne respectent pas ces rôles. »

Je précise pour conclure que je n’ai jamais été confronté.e au moindre contenu naturopathique qui envisage une approche du genre au-delà de la binarité, c’est la raison pour laquelle je me suis contenté.e ici de parler d’hommes et de femmes. D’ailleurs, eu égard à la place centrale que l’appareil génital et les menstruations tiennent dans la conception de la féminité dans une approche naturopathique, il y a de quoi se questionner sur l’inclusion des personnes trans et non binaires. Mais pour le coup, cette remarque concerne aussi bien la médecine, où il est encore compliqué d’être accompagné.e convenablement en tant que personne trans ou non binaire…

A partir de ces éléments, je fais le constat que les personnes qui fuient la médecine pour trouver refuge auprès des MAC en raison du sexisme médical et des violences gynécologiques se retrouvent confrontées à une vision tout aussi essentialiste et sexiste des femmes. La naturopathie et les MAC ne sont donc pas une alternative féministe à la médecine (en plus de ne pas être une alternative valable en termes de santé…).

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Les ressources partagées en note de bas de page n’indiquent pas que je suis en accord avec l’ensemble des positions des personnes à l’origine des articles, vidéos ou autres publications référencées. J’ai choisi de mentionner ces ressources car elles sont, au moment de la rédaction de ces articles, celles que j’estime les plus complètes et accessibles parmi celles dont j’ai connaissance.

Métacritique de la naturopathie

Cet article (10/12) s’inscrit dans une série de douze articles sur la naturopathie rédigée avec la volonté de porter un regard détaillé et critique sur la discipline, et dont vous pourrez trouver le sommaire ici. Il ne s’agit pas de partir en quête d’une vérité absolue, mais d’alimenter des réflexions destinées à éviter de causer ou laisser perdurer des souffrances inutiles, de permettre à chacun.e de faire les meilleurs choix en termes de santé. Dans ce dixième article, il s’agira de présenter une critique de la critique de la naturopathie.

Cela fait quelques mois que la critique de la naturopathie a le vent en poupe. Tous les médias veulent avoir leur article, leur dossier ou leur reportage sur le sujet, parce que ça fait vendre. Normal, c’est à la mode en ce moment.

Sauf que dans cette course effrénée à l’audience, beaucoup de journalistes en oublient de faire correctement leur travail… Et c’est aussi le cas de pas mal de personnes qui se revendiquent du scepticisme (ou de la zététique, ou de l’esprit critique) et qui s’essaient à la critique de la naturopathie.

Beaucoup de contenus font en effet la critique d’une caricature de naturopathie, et non pas de la naturopathie telle qu’elle est réellement pratiquée par l’immense majorité des naturopathes en exercice… Ce qui est assez énervant, car des arguments solides pour critiquer la naturopathie, il y a des tonnes, et que fabriquer des hommes de paille ne nous aide pas à lutter efficacement contre les dangers des médecines alternatives et complémentaires.

Un des travers que j’observe le plus souvent, c’est la tendance à généraliser à partir d’un cas particulier qui n’est absolument pas représentatif de l’ensemble. En l’occurrence, beaucoup de personnes pensent faire une critique pertinente de la naturopathie en dénonçant les discours des désormais très médiatiques Thierry Casanovas, Irène Grosjean ou Miguel Bathéléry. Sauf que dans la réalité, ces personnes qui appartiennent au mouvement hygiéniste (la branche la plus « extrême » de la naturopathie) ne représentent absolument pas les milliers de naturopathes qui exercent en France. De nombreux.ses naturopathes seront d’ailleurs d’accord pour critiquer aussi les postures extrêmes des naturopathes hygiénistes.

Attention, je ne dis pas qu’il ne faut pas critiquer les pratiques et discours de ces personnes et des autres hygiénistes ! D’ailleurs le collectif L’extracteur fait un travail remarquable à ce sujet. Je dis simplement qu’il ne faut pas prétendre que ces personnes sont représentatives de la naturopathie. Parce que ça, ça serait de la caricature.

Car non, les naturopathes ne sont pas toustes en train de recommander à tout de bras le crudivorisme et le végétalisme au quotidien, le jeûne à chaque saison, les purges à répétition, ou bien encore les désormais connus bains dérivatifs. Ce n’est absolument pas la norme1. Et même s’il faut bien évidemment en parler pour alerter sur les dangers de ces discours, il convient de prendre des précautions pour ne pas généraliser.

Et si vous êtes en manque d’inspiration pour argumenter au sujet de la naturopathie, n’hésitez pas à vous plonger dans les articles de cette série et piochez-y ce dont vous avez besoin. Ceci étant dit, vous vous demandez peut-être pour quelle raison vous devriez avoir plus confiance en mon analyse qu’en celle de n’importe quel.le autre vulgarisateurice sur le sujet. Je vais donc prendre le temps de me présenter brièvement et de défendre ma légitimité à prendre position à ce sujet…

Avant d’exercer la diététique, j’ai été moi-même naturopathe. Je me suis formé.e dans une école certifiée par la fédération française de naturopathie (une année à temps plein, c’est la formation la plus longue actuellement proposée en France – et la plus coûteuse aussi…). Puis, j’ai exercé la naturopathie à mon compte pendant plusieurs années : je menais des consultations individuelles bien sûr, mais aussi des séances de réflexologie plantaire et de massage, des sessions de formation à la réflexologie plantaire, ainsi que des conférences thématiques régulières en magasin bio.

J’ai progressivement remis en question les outils et les fondements de la naturopathie, jusqu’à ne plus souhaiter exercer. Attiré.e depuis de nombreuses années par la diététique, je me suis donc formé.e pour devenir professionnel.le de santé et exercer légalement la diététique sur la base de données fiables et éprouvées. En parallèle de cela, depuis trois ans, je produis des contenus de vulgarisation pour inviter le grand public à porter un regard critique sur la naturopathie et les médecines alternatives et complémentaires.

Certaines personnes pensent que je suis désormais à la solde des laboratoires pharmaceutiques. Je n’ai pourtant aucun conflit ou lien d’intérêt à déclarer : je tire mes seuls revenus de mon activité libérale de diététicien.ne, et je n’ai jamais perçu le moindre centime provenant d’une entreprise du secteur médical ou pharmaceutique, ni même de l’industrie agro-alimentaire. Enfin, sauf si un bon de réduction de 50 centimes distribué sur un stand de promotion de merguez végétales ça compte… Auquel cas j’ai un lien d’intérêt avec l’entreprise Happyvore à déclarer !

D’autres personnes encore estiment que, si je suis critique de la naturopathie aujourd’hui, c’est parce que je n’aurais pas bien compris le sujet : je n’aurais pas saisi l’essence et la subtilité des concepts naturopathiques. Étrange pourtant… car à la journée de certification de la Féna j’ai été classé.e 10ème sur environ 450 étudiant.es, et ma moyenne générale pendant mon année de formation était de 16/20. Donc bon, soit j’ai effectivement bien saisi les concepts de la naturopathie… soit j’ai réussi à berner pendant une année entière mes 11 enseignant.es, mais aussi les évaluateurs de la Féna. A vous de juger ce qui vous semble le plus probable !

Alors bien évidemment, cela ne signifie pas que je détienne la vérité absolue à ce sujet (ni sur aucun autre d’ailleurs), et je vous invite à faire preuve d’esprit critique en me lisant. Il me semble cependant que mon parcours me permet d’avoir quelques connaissances pertinentes à partager.

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Naturopathie et exercices illégaux de la médecine et de la diététique

Cet article (9/12) s’inscrit dans une série de douze articles sur la naturopathie rédigée avec la volonté de porter un regard détaillé et critique sur la discipline, et dont vous pourrez trouver le sommaire ici. Il ne s’agit pas de partir en quête d’une vérité absolue, mais d’alimenter des réflexions destinées à éviter de causer ou laisser perdurer des souffrances inutiles, de permettre à chacun.e de faire les meilleurs choix en termes de santé. Dans ce neuvième article, il s’agira de présenter des éléments relatifs à l’exercice illégal de la médecine et de la diététique.

Une partie des naturopathes milite activement pour qu’une réglementation vienne encadrer leur pratique, comme ce fût le cas en son temps pour l’ostéopathie (modèle de médecine alternative et complémentaire – MAC – qui inspire bon nombre de naturopathes en quête de reconnaissance) : il s’agirait ainsi de légitimer la discipline, d’en faciliter l’insertion dans les parcours de soin médicaux, et d’en restreindre l’accès aux personnes ayant suivi un cursus de formation strictement défini.

A l’inverse, de nombreux.ses professionnel.les de santé ne souhaitent pas une telle réglementation, mais désirent que les lois actuelles destinées à protéger l’exercice de la médecine et de la diététique soient appliquées de manière plus systématique, afin de préserver la santé des patient.es.

Commençons par évoquer le délit d’ exercice illégal de la médecine, qui est encadré par les articles L4161-1 à L4161-6 du Code de la santé publique :

« Exerce illégalement la médecine :

1° Toute personne qui prend part habituellement ou par direction suivie, même en présence d’un médecin, à l’établissement d’un diagnostic ou au traitement de maladies, congénitales ou acquises, réelles ou supposées, par actes personnels, consultations verbales ou écrites ou par tous autres procédés quels qu’ils soient, ou pratique l’un des actes professionnels prévus dans une nomenclature fixée par arrêté du ministre chargé de la santé pris après avis de l’Académie nationale de médecine, sans être titulaire d’un diplôme, certificat ou autre titre mentionné à l’article L. 4131-1 et exigé pour l’exercice de la profession de médecin […] »

La plupart des naturopathes le savent : leur pratique relève bel et bien de l’exercice illégal de la médecine. Cependant, iels misent sur la difficulté à prouver le caractère répété des actes interdits pour que les juges ne les condamnent pas en cas de poursuite.

Je voudrais prendre un temps pour insister sur la notion de diagnostic, dont je rappelle la définition : le diagnostic médical est la démarche par laquelle une personne détermine l’affection dont souffre un.e patient.e. Établir un diagnostic lorsque l’on est pas médecin relève de l’exercice illégal de la médecine, comme mentionné ci-dessus. Le discours officiel de la naturopathie consiste à affirmer que les naturopathes ne sont pas concerné.es, car iels n’établiraient pas de diagnostic, mais établiraient un « bilan de santé » ou un « bilan de vitalité » : on parle alors de terrain, de forces, de faiblesses, de prédispositions, d’indices, d’hypothèses, d’énergie vitale, de tempérament, de constitution ou de diathèse…

Pourtant, en pratique, les naturopathes ne cessent de prétendre déterminer les causes réelles et profondes des maladies (cf. le causalisme et l’humorisme, piliers de la naturopathie mentionnés précédemment). En parallèle de cela, le recours à des questionnaires diagnostics est très courant en naturopathie, que ce soit pour diagnostiquer une candidose, une acidose, des « carences » en neurotransmetteurs ou bien encore une hyper-perméabilité intestinale. Les naturopathes renvoient aussi régulièrement vers divers bilans biologiques supposément pertinents pour la prise en charge qu’iels proposent : dosage de l’iode dans les urines, analyse du microbiote intestinal, dépistage de pseudo-intolérances alimentaires à IgG1, recherche d’anticorps spécifiques à la candidose etc. Mentionnons également le recours commun à l’iridologie2, cette pratique qui consiste à observer l’iris (la partie colorée des yeux) pour déterminer des prédispositions ou des troubles de santé. Il s’agirait de déterminer la présence de carences, de toxines, de marqueurs d’oxydation ou de surcharges métaboliques. Ce qui relève donc bien d’une démarche diagnostique…

Prenons également un temps pour questionner la dimension thérapeutique de la naturopathie. Les naturopathes, pensant échapper ainsi à l’exercice illégal de la médecine, prétendent souvent avoir une activité purement préventive et ne pas proposer de traitements. Pourtant, une large partie des personnes qui consultent le font dans l’idée d’améliorer leur état de santé, voire de traiter une maladie, et non pas uniquement dans une démarche préventive ou de bien-être. D’ailleurs, on retrouve cet aspect curatif dans la définition même de la naturopathie (voir le premier article de cette série), qui évoque l’objectif d’ «  optimiser la santé globale de l’individu » et de « permettre à l’organisme de s’auto-régénérer ». Et il n’y a pas besoin de creuser bien loin pour trouver d’innombrables articles, ouvrages et vidéos qui mettent en avant les prétentions thérapeutiques de la naturopathie.

La plupart des naturopathes ne sont pas dupes : iels savent que leur activité tombe sous le coup de la législation relative à l’exercice illégal de la médecine. Iels vont par contre faire en sorte que cela ne puisse pas être prouvé devant un.e juge, notamment en prenant des précautions de langage et en laissant un minimum de traces écrites, ce qui rend difficile de prouver le caractère répété des actes interdits.

Parmi les précautions de langage couramment recommandées, on pourrait citer le fait de ne pas mentionner de pathologies sur son site internet ou ses réseaux sociaux, de ne pas afficher publiquement de prétentions thérapeutiques, ou bien encore de substituer certains termes médicaux par des termes moins connotés : « bilan de santé » et non pas « diagnostic », « accompagnement holistique » et non pas « consultation », « phytologie » et non pas « phytothérapie », « consultant.e » et non pas « patient.e » etc. Or, changer l’étiquette du bocal n’en modifie pas le contenu : qu’une recommandation d’huile essentielle en raison de ses prétendues propriétés curatives soit présentée comme relevant de l’aromatologie plutôt que de l’aromathérapie n’ôte en rien sa dimension thérapeutique.

Ces recommandations consistant à jouer sur les mots sont le plus souvent faites dès la période de formation en naturopathie, et quasi-systématiquement dans un contexte privé. Pourtant, en cherchant un peu, on peut trouver des recommandations de ce genre formulées publiquement, comme par exemple dans cette vidéo récente3 où un naturopathe de renom conseille de jeunes diplômé.es en naturopathie :

« Et il est évident que tout qui se termine par « thérapie », vous l’oubliez en France – réservé aux médecins – de même que « diététique » qui est lié à un diplôme d’État […] Acupuncture : pas question de piquer – ou discrètement ! […] Les mots qui tuent, c’est des rappels pour les professionnels qui sont là […] pour éviter d’aller tout de suite en prison. […] La liste est longue, j’ai deux pages de mots. Je vais vous les donner rapidement. […] A comme « aromathérapie », oubliez hein, on croit souvent que l’aroma fait partie de nos techniques : non ! Il faut jouer sur les mots ou réfléchir et parler d’aromatologie et non pas d’aromathérapie. Tous les mots se terminant par « thérapie » en France amènent en prison. […] « Diététique » ou « diététicien », ben non. Il y a un diplôme d’État donc on peut parler de « réglages alimentaires », on peut parler d’« hygiène alimentaire », d’accord ? Si vous voulez un mot compliqué, vous utilisez le mot « bromatologie » […] « Ordonnance » bien sûr, aucune ordonnance, on ordonne rien, de quel droit ? On conseille, on accompagne… »

Ces « bons » conseils m’amènent à évoquer l’exercice illégal de la diététique. La profession de diététicien.e est définie par l’article L. 4371-1 du code de la santé publique dans les termes suivants :

« Est considérée comme exerçant la profession de diététicien toute personne qui, habituellement, dispense des conseils nutritionnels et, sur prescription médicale, participe à l’éducation et à la rééducation nutritionnelle des patients atteints de troubles du métabolisme ou de l’alimentation, par l’établissement d’un bilan diététique personnalisé et une éducation diététique adaptée. […] »

En outre, l’article L. 4371-2 du code de la santé publique énonce que :

« Seules peuvent exercer la profession de diététicien les personnes titulaires du diplôme d’Etat mentionné à l’article L. 4371-3 ou titulaires de l’autorisation prévue à l’article L. 4371-4 ou mentionnées à l’article L. 4371-7. »

Il résulte de la combinaison de ces dispositions que toute personne qui, sans être titulaire d’un diplôme de diététicien.e (ou d’un titre ou d’une autorisation spécifique), délivre des conseils nutritionnels pratique illégalement la profession de diététicien.e. Ce qui caractérise l’activité principale des naturopathes, pour lesquel.les les recommandations nutritionnelles constituent le socle de leur pratique. C’est donc en connaissance de cause qu’iels choisissent de parler de « réglages alimentaires », d’« hygiène alimentaire » ou de « bromatologie », espérant ainsi échapper à une condamnation pour exercice illégal de la diététique…

Mais les précautions qu’iels prennent à ce sujet sont moindres que celles déployées pour ne pas être jugé.es coupables d’exercice illégal de la médecine. Sûrement car leurs craintes sont moindres aussi, en l’absence d’institution ordinale protectrice de la profession de diététicien.ne.

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Les principaux dangers de la naturopathie

Cet article (8/12) s’inscrit dans une série de douze articles sur la naturopathie rédigée avec la volonté de porter un regard détaillé et critique sur la discipline, et dont vous pourrez trouver le sommaire ici. Il ne s’agit pas de partir en quête d’une vérité absolue, mais d’alimenter des réflexions destinées à éviter de causer ou laisser perdurer des souffrances inutiles, de permettre à chacun.e de faire les meilleurs choix en termes de santé. Dans ce huitième article, il s’agira de détailler les principaux dangers de la naturopathie.

Certes, la naturopathie n’a pas apporté la preuve de son efficacité à prévenir ou guérir les maladies. Pour autant, certaines personnes assurent que cela ne représenterait pas un danger, que cela ne pourrait pas faire de mal. C’est d’ailleurs une des connotations de l’expression « médecine douce » : nous n’avons rien à craindre de la douceur, n’est-ce pas ?

Dans la réalité, la nuance est pourtant de mise. Car la naturopathie, au même titre que les autres médecines alternatives et complémentaires (MAC), expose à plusieurs risques importants. A commencer par un risque financier : il n’est en effet pas rare de voir certaines personnes dépenser des sommes très importantes pour être accompagnées sur la durée par des naturopathes et autres praticien.nes de MAC, sans bénéficier pour autant de cet accompagnement… Je pense également aux personnes qui, animées par de louables intentions, choisissent de se former en naturopathie et se délestent de plusieurs centaines voire milliers d’euros, au seul profit du business juteux des formations en naturopathie.

Un autre risque important, c’est le risque de développer des carences alimentaires et des troubles du comportement alimentaire en adoptant un régime restrictif sans aucune justification médicale ni encadrement adapté. Car rappelons-le : les naturopathes ne sont pas formé.es à prodiguer des recommandations diététiques fiables. Leur formation sur ce point est faible à la fois en termes de volume horaire (tout au plus quelques dizaines d’heures pour les plus formé.es), mais aussi en termes de validité scientifique. Leur formation est sans commune mesure avec celle des professionnel.les de santé que sont les diététicien.nes, qui bénéficient d’une formation de 2 à 3 années, basée sur les connaissances les plus actuelles qui se dégagent de la recherche scientifique et complétée par plusieurs mois de stages effectués en milieu hospitalier.

A ce sujet, il est également possible d’aggraver une situation pathologique en demandant des conseils diététiques à un.e naturopathe, car iels ne sont bien évidemment pas formée.es à la diététique thérapeutique (diététique spécifique à certaines pathologies comme le diabète, l’insuffisance rénale, l’hypertension artérielle, les MICI etc.). Pourtant, cette absence de compétence ne les empêche pas de prendre en charge des personnes souffrant de pathologies qui justifieraient le mise en place d’un régime adapté, et de leur recommander les habituels régimes promus en naturopathie (régime hypotoxique, diète alcalinisante, alimentation sans gluten etc.).

Pour ce qui concerne les compléments alimentaires recommandés par les naturopathes, ceux-ci exposent à d’autres risques, notamment un risque d’allergie, d’intoxication, ou d’interaction médicamenteuse. Ces risques sont souvent sous-évalués en raison du caractère « naturel » des compléments alimentaires. Or, chaque année on comptabilise des accidents graves liés à la consommation de compléments alimentaires de vitamines, plantes ou autres. Certains font l’objet de publications par l’ANSES (agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail), qui cherche à sensibiliser à ces risques. Risques qui sont par ailleurs mis en regard avec l’absence de nécessité de recourir à l’immense majorité de ces compléments.1

Pour ce qui concerne les plantes plus spécifiquement, les formations en naturopathie sont très superficielles et ne permettent pas de recommander un usage sécuritaire des différents compléments existants. Car les plantes, aussi naturelles soient-elles, ne sont pas dépourvues d’effets secondaires tout à fait comparables à ceux des médicaments lorsqu’elles contiennent des molécules très actives. Il existe un risque d’effets secondaires conséquent, mais aussi de nombreuses contre-indications (nourrissons, enfants, personnes enceintes ou allaitantes, situation pathologique), un risque d’allergie et de nombreux risques d’interactions médicamenteuses.2

Pour ne citer qu’un exemple à ce sujet, nous pouvons mentionner le risque d’hépatites liées à la consommation de compléments alimentaires contenant du curcuma3, plante très à la mode chez les naturopathes en raison de ses prétendus effets hépatoprotecteur, anticancéreux, anti-inflammatoire, anti-viral, antioxydant, anti-dépresseur, curatif de certaines pathologies neurodégénératives et des troubles de la mémoire, régulateur de la glycémie, amincissant, protecteur cardio-vasculaire, apaisant pour l’eczéma et le psoriasis, antihistaminique, antiparasitaire etc… (je m’arrête là mais vous l’avez compris : selon certain.es naturopathes, le curcuma guérirait tout sauf la mort)

Mais le risque principal de la naturopathie, c’est la perte de chance d’être soigné.e. En premier lieu car se tourner vers la naturopathie au lieu de solliciter l’accompagnement d’un.e professionnel.le de santé, c’est risquer un retard de diagnostic. Les naturopathes ne sont en effet pas formé.es à établir un diagnostic médical, ni même à détecter les signes qui doivent conduire à solliciter une prise en charge médicale rapide (voire urgente…). On peut ainsi passer des mois voire des années à être suivi.e par un.e naturopathe, en passant continuellement à côté de la cause réelle de nos souffrances.

Mais aussi car les discours naturopathiques sur le prétendu causalisme, sur l’hygiénisme, sur le vitalisme et les autres discours de défiance envers la médecine basée sur les preuves, peuvent conduire plus ou moins progressivement à un éloignement de la médecine*. En adhérant à ces croyances, on augmente en effet la probabilité de refuser ou arrêter un traitement médicamenteux, refuser la vaccination4 ou bien encore refuser ou retarder une intervention chirurgicale5. Et c’est bien là que réside le principal danger de la naturopathie : éloigner d’une prise en charge médicale efficace et éprouvée, au détriment de notre santé et de celles des personnes qui dépendent de nous.

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*Focus sur l’éloignement de la médecine :

Il semblerait qu’il y ait une incompréhension à ce sujet puisque, selon certaines personnes, il suffirait de ne pas déconseiller à sa cliente de voir un médecin ou de prendre son traitement, de lui demander si elle est suivie par son médecin traitant et de s’interdire de suggérer l’arrêt d’un traitement… pour garantir que l’on est pas en train d’éloigner les gens de la médecine.

Sauf que, le plus souvent c’est beaucoup plus subtil que cela…

  • Suggérer qu’il y a pleeeeeein d’autres choses très efficaces à tester avant de prendre un traitement ou bénéficier d’une intervention chirurgicale. Par exemple de manger plus sainement, de jeûner ou de se gaver de compléments alimentaires plutôt que de prendre des antidépresseurs quand on a envie de se pendre.
  • Renforcer l’idée que seules les méthodes « naturelles » permettent d’être en bonne santé de manière durable, décrédibilisant ainsi de manière indirecte toute tentative non « naturelle » de se soigner (médicaments, vaccins, chirurgie…).
  • Évoquer sans cesse les effets secondaires indésirables des traitements médicamenteux et chirurgicaux, les exagérer, tout en minimisant les effets bénéfiques (voire carrément les nier). Ce qui encourage bien évidemment à se méfier des traitements médicaux. (à noter au passage que rares sont les naturopathes à connaître et présenter les effets indésirables parfois très graves des compléments alimentaires qu’iels recommandent à tour de bras…)
  • Émettre des doutes sur la vaccination en évoquant de possibles graves effets secondaires qui n’ont pourtant jamais été observés dans la réalité… Ce qui suscite bien évidemment des peurs qui conduisent les gens à refuser la vaccination alors qu’elle leur serait pourtant très profitable.
  • Exagérer l’influence des laboratoires sur le monde médical pour accroître la défiance généralisée envers la médecine et les professionnel.les de santé. (tout en passant sous silence l’influence des laboratoires sur les pseudo-médecines…)
  • Présenter la médecine comme ayant une approche strictement symptomatique, donc étant dans l’incapacité de guérir les causes des problèmes de santé.
  • Etc…

Autant de comportements et discours qui, de manière indirecte mais très efficace, conduisent à éloigner les gens de la médecine en développant une méfiance démesurée.

Pourquoi ça marche, la naturopathie ?

Cet article (7/12) s’inscrit dans une série de douze articles sur la naturopathie rédigée avec la volonté de porter un regard détaillé et critique sur la discipline, et dont vous pourrez trouver le sommaire ici. Il ne s’agit pas de partir en quête d’une vérité absolue, mais d’alimenter des réflexions destinées à éviter de causer ou laisser perdurer des souffrances inutiles, de permettre à chacun.e de faire les meilleurs choix en termes de santé. Dans ce septième article, il s’agira d’expliquer pourquoi la naturopathie, ça marche (parfois…).

Nous venons de voir que nous avions de bonnes raisons de douter de l’efficacité de la naturopathie. Pourtant, si on prend ne serait-ce que cinq minutes pour naviguer sur internet, on peut lire des dizaines de témoignages de personnes qui affirment avoir été soignées par la naturopathie. Que doit-on penser de cela ? Quelle importance accorder à ces témoignages ?

Précisons avant toute chose que nous ne remettons pas en cause la véracité de ces témoignages : les personnes qui en sont autrices vont mieux, et elles sont bel et bien persuadées d’avoir été guéries grâce à des recommandations naturopathiques. Ne nions pas leurs vécus et leurs ressentis.

Cependant, je dois souligner que les témoignages, aussi nombreux soient-ils, ne constituent jamais une preuve d’efficacité d’une pratique de soin. On parle de la faiblesse des preuves anecdotiques1, qui, en dehors de tout protocole expérimental rigoureux, exposent à de nombreux biais qui peuvent conduire à tirer des conclusions faussées : échantillon non représentatif (on ne prend pas en considération les personnes pour lesquelles la naturopathie n’a pas eu d’effets ou a eu des effets négatifs), généralisation abusive, présences de nombreux facteurs confondants non examinés2, confusion entre corrélation et causalité3… Sur ce dernier point, particulièrement fréquent dans les témoignages, il s’agit d’attribuer sa guérison à la récente mise en place de recommandations naturopathiques (faire un lien de causalité), sur la base du constat d’une guérison survenue peu de temps après avoir adopté ces changements (simple corrélation), sans imaginer qu’il pourrait y avoir d’autres raisons à cette guérison. Ces autres raisons peuvent être, par exemple, une autre intervention thérapeutique menée en parallèle, mais pas seulement…

Deux autres éléments importants qui peuvent conduire à conclure à tort à l’efficacité de soins non éprouvés (comme la naturopathie) en confondant corrélation et causalité sont :

  • Le caractère spontanément résolutif de bon nombre de pathologies : ces maladies qui guérissent seules après un certain temps, avec ou sans intervention de notre part (rhume, grippe, bronchite, lumbago, infections ORL virales, gastro-entérite, coliques du nourrisson, nausées de grossesse, 90 % des infections HPV…). On aurait alors tendance à penser, à tort, que notre intervention est la cause de la guérison, alors que la guérison serait de toute façon intervenue seule dans les mêmes délais.
  • L’alternance de phases de rémission et de poussées aiguës dans d’autres maladies (sclérose en plaques, maladie de crohn, lupus, rectocolite hémorragique, psoriasis, spondylarthrite ankylosante…) . On pourrait là encore penser à tort qu’un soin est la cause d’une rémission, alors qu’il s’agit de l’évolution naturelle de la maladie.

L’effet placebo (ou effets contextuels4) peut également expliquer les bénéfices que l’on a tirés d’une pratique de soin non éprouvée comme la naturopathie.

« L’effet placebo correspond au résultat psycho-physiologique positif (bénéfique) constaté après l’administration d’une substance ou la réalisation d’un acte thérapeutique, indépendamment de l’efficacité intrinsèque attendue du traitement. »

Effet placebo, Wikipedia

Divers paramètres influent en effet sur la manifestation des symptômes (notamment la douleur, mais pas seulement), sans pour autant que l’on suive un protocole de soin éprouvé. Par exemple la suggestion (cela fonctionne mieux si on nous assure que cela fonctionne), les attentes vis à vis du traitement (cela fonctionne mieux si l’on croit que cela va fonctionner), la notoriété du ou de la thérapeute et le prix de la consultation, l’assurance du ou de la thérapeute, ses discours rassurants…5

Mais pour ce qui concerne la naturopathie, soyons honnêtes, certains des outils employés ont bel et bien démontré leur efficacité ! C’est notamment le cas de certaines recommandations alimentaires (manger moins de viande, plus de légumes, moins de sucres, moins gras, moins d’alcool, moins de produits transformés…), certaines recommandations d’hygiène de vie (arrêt du tabac, encouragement à mettre en place activité physique régulière et adaptée), mais aussi certaines techniques de gestion du stress (le stress étant un facteur aggravant les symptômes de nombreuses pathologies). Mais, ne remarquez-vous pas ce qu’ont en commun ces outils à l’efficacité démontrée ?

En effet, vous avez vu juste : aucun d’entre eux n’est propre à la naturopathie. Notons également que ce sont des outils dont font usage quotidiennement les professionnel.les de santé et psychologues…

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Peut-on évaluer scientifiquement la naturopathie ?

Cet article (6/12) s’inscrit dans une série de douze articles sur la naturopathie rédigée avec la volonté de porter un regard détaillé et critique sur la discipline, et dont vous pourrez trouver le sommaire ici. Il ne s’agit pas de partir en quête d’une vérité absolue, mais d’alimenter des réflexions destinées à éviter de causer ou laisser perdurer des souffrances inutiles, de permettre à chacun.e de faire les meilleurs choix en termes de santé. Dans ce sixième article, il s’agira d’explorer la possibilité et la nécessité d’évaluer scientifiquement la naturopathie.

Selon certain.es naturopathes, la naturopathie ne pourrait pas être évaluée par la science, parce que les outils de la méthode scientifique ne permettraient pas de saisir l’essence de la force vitale qui est à l’œuvre1. Mais prouver l’efficacité de la naturopathie, ce n’est pas prouver l’existence de la force vitale : c’est prouver que la prise en charge naturopathique a bien les effets annoncés en terme de santé. Certes, cela demande du temps et des ressources, mais il est tout à fait possible d’évaluer si les prétentions de la naturopathie sont réalistes… ou pas.

Des études sur le sujet, il y en a quelques unes déjà, mais à ma connaissance aucune dont la méthodologie soit franchement rigoureuse. De ce fait, les conclusions qui en sont tirées sont de très faible niveau de preuve. Pourtant, étudier l’efficacité de la naturopathie, c’est possible. Par exemple, on pourrait partir des prétentions avancées par un organisme représentatif de la profession, comme la Féna, fédération française de naturopathie. D’après la Féna, la naturopathie est une approche complémentaire à la médecine (elle ne s’y substitue pas) qui permettrait de retrouver, maintenir ou renforcer la santé. Et tout cela, c’est testable scientifiquement, même si les fondements invoqués, ne sont, eux, pas testables, comme par exemple les lois naturelles ou la force vitale.

Si on devait résumer de manière assez basique un éventuel protocole pour tester l’efficacité de la naturopathie, il s’agirait de donner un maximum de chance à l’étude de montrer un effet s’il existe, tout en minimisant les risques d’être trompé.e par de la variabilité, du bruit ou des biais. Pour tirer des conclusions fiables en termes de causalité, il pourrait par exemple s’agir d’une étude interventionnelle2 sous forme d’essai clinique contrôlé3 randomisé4 en double aveugle5

Trois groupes de personnes seraient nécessaires, chaque groupe comprenant un nombre élevé de personnes pour assurer des résultats statistiquement représentatifs. Puisque la naturopathie prétend apporter quelque chose de complémentaire, quelque chose que la médecine n’apporte pas, il s’agirait d’observer :

  • En premier lieu, l’évolution de l’état de santé d’un premier groupe, qui bénéficierait d’un suivi médical conventionnel standard (donc avec des médecins généralistes, médecins spécialistes, diététicien.nes, psychologues, kinésithérapeutes, ergothérapeutes, etc.).
  • A côté, on observerait l’évolution de l’état de santé d’un deuxième groupe, qui aurait accès à un suivi médical conventionnel standard (tout comme le premier groupe) ET à un suivi régulier par des naturopathes. On pourrait même imaginer que ces naturopathes soient désigné.es par la fédération française de naturopathie pour s’assurer de leurs niveau de compétences.
  • Et enfin, on observerait l’évolution de l’état de santé d’un troisième groupe, qui aurait accès à un suivi médical conventionnel, mais adapté, c’est à dire présentant les caractéristiques non spécifiques de la naturopathie : augmentation du temps accordé aux patient.es, écoute empathique, conseils d’hygiène de vie non spécifiques etc. C’est la présence de ce troisième groupe qui permettra de conclure (ou pas) à l’efficacité propre de la naturopathie, indépendamment de ses effets contextuels.6

Sur une durée la plus longue possible, on étudierait l’évolution de ces groupes appartenant à une population spécifique, en privilégiant l’analyse de critères cliniques pertinents objectifs et en justifiant le choix des critères choisis selon l’objet de l’étude (des marqueurs biologiques par exemple).

Le protocole de l’étude serait bien évidemment déposé avant le début de l’étude sur un serveur d’enregistrement dédié à cela, et l’analyse des données récoltées devrait se faire conformément à ce protocole enregistré, de manière à éviter de torturer les données a posteriori pour orienter les conclusions.

Au regard de la complexité à mettre en œuvre une ou plusieurs études interventionnelles, il pourrait s’agir également d’études observationnelles7, avec un suivi très long mené sur des populations de grande taille (même si ce genre d’études expose à un risque de biais plus important).

Bref, mener une étude fiable, c’est faisable même si ce n’est pas si simple… Et malheureusement, ce que l’on peut lire actuellement, ce sont surtout des études qui comparent les effets de la naturopathie avec… rien. C’est vraiment affligeant, et surtout, ça ne permet pas de conclure quoi que ce soit de sérieux.

Je peux comprendre que les organismes qui promeuvent la naturopathie ne souhaitent pas engager des fonds pour mener ce type de recherche, notamment parce que les personnes qui adhèrent à la naturopathie sont généralement peu regardantes à ce sujet : elles n’ont pas besoin de preuves scientifiques pour se former, consulter ou même ouvrir une école de naturopathie. Mais il serait tout de même à leur avantage de faire cet effort de démonstration, notamment au regard de la volonté affichée de s’intégrer au parcours de soin médical (la « médecine intégrative » citée précédemment). Car certains outils qui ont un temps été considérés comme pseudo-scientifiques et qui ont amené la preuve de leur efficacité (avec des études à la méthodologie rigoureuse qui ont pu être répliquées pour consolider leurs résultats) sont désormais pleinement intégrés aux outils de la médecine. C’est le cas par exemple de l’hypno-sédation, employée en parallèle des traitements médicamenteux.8

Cependant, même en l’absence d’études rigoureuses sur la naturopathie dans sa globalité, on peut raisonnablement douter des prétentions affichées par la discipline… En effet, de nombreux outils utilisés en naturopathie ont déjà été évalués par la science, et pour beaucoup d’entre eux, il en résulte qu’il ne permettent pas d’atteindre les objectifs préventifs ou thérapeutiques mis en avant par la naturopathie : protocoles détox9, fleurs de Bach10, acupuncture11, homéopathie12, réflexologie plantaire13, soins énergétiques, compléments alimentaires divers et variés14

Pour ce qui concerne la diététique, qui est la composante majeure des recommandations naturopathiques, on peut dresser le même constat d’absence de pertinence des prétentions avancées. Cela concerne tout particulièrement les recommandations habituelles d’alimentation alcalinisante, de régime hypotoxique, de régime dissocié, de crudivorisme, de monodiètes, de jeûne, d’alimentation sans gluten ou bien encore d’alimentation sans produits laitiers de vache… Aucun de ces régimes alimentaires restrictifs n’a apporté la preuve de sa pertinence en termes de prévention ou de traitement des maladies.

Au sujet des recommandations d’aromathérapie ou de phytothérapie, il s’agit de faire preuve d’une certaine nuance, car l’efficacité des compléments proposés dépend beaucoup du choix de la galénique15 (plante à infuser, poudre de plante, teinture-mère, gemmothérapie, extrait de plantes standardisé, huile essentielle…), du dosage en principes actifs (extraits titrés ou pas), du mode d’administration (voie orale, voie cutanée, voie respiratoire), de la fréquence et durée de la prise. Mais malgré une littérature abondante à ce sujet, force est de constater que les prétentions avancées par les naturopathes sont très souvent excessives par rapport à ce que l’on connaît de l’effet des plantes étudiées.16

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Naturopathie et médecine : une relation ambiguë

Cet article (5/12) s’inscrit dans une série de douze articles sur la naturopathie rédigée avec la volonté de porter un regard détaillé et critique sur la discipline, et dont vous pourrez trouver le sommaire ici. Il ne s’agit pas de partir en quête d’une vérité absolue, mais d’alimenter des réflexions destinées à éviter de causer ou laisser perdurer des souffrances inutiles, de permettre à chacun.e de faire les meilleurs choix en termes de santé. Dans ce cinquième article, il s’agira d’explorer la relation ambiguë entre naturopathie et médecine…

Les naturopathes tentent d’imposer sur le devant de la scène un concept propre aux médecines alternatives et complémentaires (MAC) : la « médecine intégrative ». Il s’agit de valoriser une prétendue complémentarité des MAC avec la médecine, et de faciliter l’intégration pleine et entière de ces dernières dans le parcours de soin médical. Sont donc envisagées des collaborations étroites entre professionnel.les de santé et praticien.nes de MAC, en libéral mais aussi à l’hôpital.

Mais cette prétention de complémentarité peine à faire écho avec les discours des naturopathes sur la médecine… Comme évoqué précédemment, les naturopathes alimentent une méfiance démesurée envers les traitements médicamenteux (notamment les chimiothérapies, les anti-inflammatoires et les antidépresseurs), les vaccins et les chirurgies. En dehors des rares situations que les naturopathes considèrent relever de l’urgence vitale, le dénigrement de la médecine est constant.

On retrouve ce dénigrement distillé de manière plus ou moins subtile dans leurs prises de position publique (sites internets, blogs, vidéos en ligne, livres…), et de manière plus franche lorsque le contexte est plus privatif (de vive voix, en formation… ou en consultation). La tendance est à l’exagération des effets secondaires (quel naturopathe ne dénonce pas la iatrogénie1 tout en passant sous silence la toxicité des compléments alimentaires qu’iel recommande à tour de bras ?…), à la minimisation des effets bénéfiques des traitements, voire à l’affirmation de leur inutilité. En lien avec le causalisme affiché de la naturopathie, les naturopathes se dressent en opposition à la médecine, dont iels affirment qu’elles ne traiterait que les symptômes, voire qu’elle rendrait malades les patient.es.

Cette posture ambiguë vis à vis de la médecine (volonté de partenariat / dénigrement systématique) se remarque également dans les références que les naturopathes font aux médecins. En effet, on remarque que dans leurs publications, conférences, ouvrages ou formations, de nombreux.ses médecins servent de références. Mais toustes ne sont pas logé.es à la même enseigne…

Lorsque des médecins sont évoqués dans un contexte naturopathique, c’est rarement en dehors de l’un des quatre cas suivants :

  • En premier lieu, les médecins de l’antiquité, qui sont mentionnés pour être glorifiés dans leur approche « naturelle » et « traditionnelle » de la santé. Pythagore et Hippocrate notamment.
Fleurs de Bach
  • Des médecins plus récents sont souvent pris en exemple : des médecins dont les travaux et hypothèses alimentent une vision de la santé compatible avec la naturopathie. Et ce, même si la preuve de l’invalidité de ces travaux et hypothèses a été apportée, parfois même de leur vivant. Je pense par exemple à Samuel Hahnemann, inventeur de l’homéopathie2, Antoine Béchamp et sa théorie des microzymas3, Pierre Delbet et Auguste Neveu sur le chlorure de magnésium et ses prétendues vertus curatives4, Jean Seignalet et son régime hypotoxique5, Catherine Kousmine et sa médecine orthomoléculaire6, Mirko Beljanski (qui est lui docteur en biologie, pas en médecine) et ses remèdes miraculeux contre le cancer et le Sida7, Edward Bach et ses élixirs floraux8 et de nombreux autres médecins dans cette lignée. Les naturopathes se prévalent de ces méthodes ou théories aux apparences scientifiques, en se reposant sur l’argument d’autorité9 que constitue le titre de médecin de leurs auteurices. Mais étonnamment, les naturopathes ne s’encombrent pas du fait que les chercheur.ses attaché.es à la rigueur scientifique considèrent par contre que ces méthodes ou théories n’ont strictement aucune validité. Dans cette même logique, les naturopathes se prévalent des paroles de médecins contemporains qui se sont distingués pendant la pandémie de Covid19 par leur interprétation très libre des publications scientifiques, leurs discours sans fondement et leur méthodologie frauduleuse…
  • Le troisième contexte dans lequel les naturopathes font référence à des médecins, c’est pour en travestir les travaux et les paroles, afin de servir une vision de la santé compatible avec la naturopathie. Vision que ces médecins dénonceraient sûrement haut et fort s’ils étaient encore en vie. Car on leur invente parfois des citations, et on fait dire à leur travaux… le contraire de ce qu’il en ressort en réalité. Le plus célèbre d’entre eux est Claude Bernard, médecin du 19ème siècle qui a permis d’énormes avancées dans la science expérimentale, et à qui la naturopathie emprunte la notion de « milieu intérieur »10 pour calquer dessus sa notion de « terrain »11, et utilise à tort et à travers la notion d’ « homéostasie » qu’il a développée.
  • Et enfin, certains médecins sont cités pour être critiqués sans argumentation valable, car leurs travaux sont perçus comme nuisibles à la santé : le meilleur exemple en est Louis Pasteur et son implication dans l’essor de la vaccination, perçue par les naturopathes comme une pratique néfaste.

Si je résume un peu, les médecins cités par les naturopathes le sont principalement dans quatre contextes différents : pour mettre en avant une vision de la santé qui prévalait il y a plus de 2000 ans, pour valoriser des pratiques de santé et des théories qui sont la risée de la communauté scientifique, pour travestir les travaux de médecins célèbres, ou bien encore pour être critiqué.es sans fondement.

Un autre aspect de la médecine très souvent critiqué par les naturopathes, c’est le poids des intérêts économiques des laboratoires pharmaceutiques et de l’industrie agro-alimentaire dans les divers aspects du monde médical : formation des médecins, influence exercée sur la recherche, lobbying auprès des médecins en exercice, conflits d’intérêts entre l’industrie et le milieu médical, lobbying auprès des décideurs politiques, influence sur la tarification des médicaments et actes médicaux…

Et pour le coup, je ne peux pas leur donner tort à ce sujet. Sauf que… cette critique est rarement formulée de manière rationnelle, comme elle l’est par exemple par l’association Formindep pour ce qui concerne les laboratoires pharmaceutiques, et par les auteurs de l’ouvrage « Des lobbys au menu »12 pour ce qui concerne l’industrie agro-alimentaire. Les exagérations des naturopathes en la matière contribuent à un sentiment de défiance généralisée vis à vis de la médecine et à éloigner plus encore des chances de guérison (ou de prévention) offertes par la médecine.

D’ailleurs, puisque les naturopathes sont particulièrement enclin.es à dénoncer l’influence des laboratoires sur la médecine, on pourrait légitimement penser que leur indépendance vis à vis des laboratoires « naturels » est assurée de manière exemplaire. He bien non, pas du tout… Ce serait même plutôt l’inverse, car les naturopathes n’ont pas l’obligation de déclarer d’éventuels conflits d’intérêt, contrairement aux professionnel.les de santé, qui doivent les déclarer publiquement depuis 2013 (voir le site Transparence Santé). Pourtant, les conflits d’intérêts sont légion13 : les représentant.es de laboratoires qui sont également chargé.es de cours dans des écoles de naturopathie, les écoles qui louent leurs locaux aux laboratoires, les associations professionnelles de naturopathes qui nouent des dizaines de partenariats avec des laboratoires, les sollicitations incessantes des naturopathes en exercice par des laboratoires, les visiteur.euses de laboratoires qui viennent promouvoir leurs produits auprès des naturopathes, les nombreux avantages concédés aux naturopathes par les laboratoires (produits offerts ou remises sur les produits, formations et repas offert.es, remise de supports d’aide à la prescription, commissions sur les produits vendus…). Et nous ne parlons pas là de petites sociétés coopératives locales anticapitalistes amoureuses de la Nature. Nous parlons d’entreprises à but lucratif dont la rentabilité n’a rien à envier à celles des laboratoires pharmaceutiques. Mais étonnamment, rares sont les naturopathes à s’indigner de l’ingérence des laboratoires dans leur discipline…

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Les cinq piliers de la naturopathie

Cet article (4/12) s’inscrit dans une série de douze articles sur la naturopathie rédigée avec la volonté de porter un regard détaillé et critique sur la discipline, et dont vous pourrez trouver le sommaire ici. Il ne s’agit pas de partir en quête d’une vérité absolue, mais d’alimenter des réflexions destinées à éviter de causer ou laisser perdurer des souffrances inutiles, de permettre à chacun.e de faire les meilleurs choix en termes de santé. Dans ce quatrième article, il s’agira de présenter les cinq piliers de la naturopathie.

L’approche naturopathique se fonde sur cinq piliers que l’on pourrait qualifier de philosophiques et qui sont étroitement liés entre eux. Ces fondements sont partagés avec bon nombre d’autres médecines alternatives et complémentaires. Je vais détailler sommairement chacun d’entre eux, avant de présenter quelques éléments critiques à ce sujet.

  • Le vitalisme, qui pourrait se décrire comme la croyance en l’existence d’une énergie vitale (ou force vitale, parfois nommée souffle divin), qui serait à l’œuvre chez tous les êtres vivants, et dont l’altération pourrait se manifester par des problèmes de santé. La plupart des naturopathes vont jusqu’à assurer que c’est cette énergie vitale qui commande le bon fonctionnement des organes et assure le maintien des constantes biologiques : l’homéostasie est en effet perçue comme une manifestation de l’activité de cette force vitale. C’est cette même force vitale qui serait à l’origine des processus d’auto-guérison de l’organisme.
  • L’hygiénisme1, qui voudrait que notre état de santé dépende de notre degré d’adhésion aux “lois de la Nature” (autrement nommées lois naturelles, ou lois divines). Ainsi, notre santé dépendrait principalement (si ce n’est exclusivement) de nos choix alimentaires et d’hygiène de vie (activité physique, repos, exposition au soleil, pratiques méditatives etc), et lorsque celle-ci est altérée, il conviendrait de se tourner vers des techniques “naturelles” de santé (par opposition aux solutions chimiques, artificielles ou synthétiques2).
  • Le causalisme, caractérisé par la recherche (et le traitement) des causes profondes des maladies (voire la cause de la cause de la cause, comme se plaisent à le dire certain.es naturopathes), dont les symptômes ne sont que la conséquence. Cette vision de la santé est présentée par les naturopathes comme opposée à celle de la médecine, caractérisée de symptomatique (elle ne traiterait que les symptômes, mais pas les causes, donc ne soignerait jamais vraiment).
  • Le holisme, qui consiste à envisager les individus et leur santé dans leur globalité, donc à prendre soin de leur enveloppe charnelle, mais également des autres plans qui composent les êtres vivants, à savoir le plan émotionnel, le plan mental, le plan psychologique, mais aussi les plans spirituel et énergétique. Encore une fois, cette vision se construit en opposition avec la médecine, qui aurait une approche partielle de la santé, en ce qu’elle ne se focaliserait uniquement sur la dimension physique (voire parfois en n’envisageant qu’une partie de l’organisme, notamment par les médecins spécialistes).
  • L’humorisme, hérité de la théorie des humeurs d’Hippocrate et mis au goût du jour pour constituer désormais une vision de la santé basée sur l’équilibre du « terrain » individuel. Cet équilibre tiendrait notamment à la quantité de surcharges et toxines accumulées dans l’organisme. Les naturopathes empruntent également à la théorie des humeurs la notion de « tempéraments », outil incontournable du bilan naturopathique.

Amenons désormais quelques éléments critiques de ces piliers fondateurs de la naturopathie.

La conception vitaliste3 de la santé (et du vivant dans sa globalité) est une conception datée. Elle a été fortement mise à mal par les avancées scientifiques de ces derniers siècles. En effet, la recherche a peu à peu permis d’expliquer par des phénomènes physico-chimiques les mécanismes qui pendant longtemps ont été attribués à l’activité d’une mystérieuse force vitale impalpable (notamment avec la découverte des microbes permise par l’invention du microscope). Pourtant, cette conception vitaliste continue à servir de fondement à de nombreuses médecines alternatives et complémentaires. Sûrement parce qu’il est plus séduisant d’envisager notre existence avec une part de “divinité” que d’admettre que nous ne sommes finalement pas si différent.es des carottes que l’on passe à l’extracteur de jus (sentience mise à part… mais c’est un autre sujet4).

L’humorisme souffre des mêmes critiques. C’est d’ailleurs sûrement pour cela que les naturopathes ne se revendiquent pas de la théorie des humeurs directement, mais de son adaptation : l’humorisme. Là encore, les progrès de la médecine réalisés ces derniers siècles ont permis de démontrer que les maladies ne découlaient pas des surcharges métaboliques induites par l’engorgement des organes dits émonctoires, ces organes en charge d’éliminer nos déchets5. Cette conception de la santé nie clairement la dimension multi-factorielle des pathologies en proposant une vision simpliste de la santé. Notez également que si vous interrogez un.e naturopathe sur la nature des toxines et leurs mécanismes d’élimination, vous n’obtiendrez que des réponses très vagues et évasives. Et pour cause : les protocoles détox tant promus par les naturopathes n’ont aucun fondement sérieux et n’ont jamais pu apporter la preuve de leur efficacité.6 On leur connaît par contre plusieurs risques, selon la pratique employée : malnutrition (en cas de diète détox déséquilibrée), hépato-toxicité (en cas de consommation excessive de certains compléments alimentaires), déplétion électrolytique (en cas de chélation) et perforation du colon (en cas d’hydrothérapie du côlon).7

Un autre outil emprunté à la théorie des humeurs et encore largement employé par les naturopathes, ce sont les tempéraments hippocratiques (lymphatique, sanguin, bilieux et nerveux). Ces tempéraments seraient déterminés par des aptitudes physiques données, des comportements spécifiques et une certaine morphologie. L’intérêt de déterminer le tempérament dominant d’une personne dans le cadre d’un « bilan de santé » naturopathique serait de révéler ses points forts, ses points faibles, ainsi que sa façon de fonctionner. Cela permettrait, en complément de l’évaluation de l’état du terrain et de la vitalité de la personne, de prodiguer des conseils d’hygiène de vie adaptés, de régler les problèmes de l’instant présent, ceux du passé, et de prévenir les problèmes à venir. Sauf que… là encore, rien n’a jamais permis de démontrer la pertinence de cette classification ni son intérêt pour la prise en charge thérapeutique. J’avais d’ailleurs mené une petite expérience à ce sujet, qui concluait à l’impossibilité de faire ressortir un tempérament dominant, contrairement aux prétentions des naturopathes.8

L’hygiénisme, quant à lui, voudrait que la cause des maladies réside dans le non-respect des lois divines ou naturelles (lois concernant l’alimentation, l’hygiène de vie, mais aussi la morale). Les « traitements » proposés sont donc des recommandations alimentaires et d’hygiène de vie, mais aussi de foi, de développement personnel, de spiritualité ou de morale. Ce qui serait censé agir sur les causes des maladies et donc les faire disparaître. Cette approche présentée comme responsabilisante (nous aurions le pouvoir de regagner la santé si nous le souhaitions vraiment) est en réalité culpabilisante (si nous sommes malades et souffrant.es, c’est parce que nous n’aurions pas fait les efforts nécessaires pour obéir aux lois naturelles/divines9). Dans le même temps, cela conduit à romantiser la maladie : les naturopathes envisagent en effet la maladie comme quelque chose de positif, une façon d’être alerté.e sur nos déviances et de nous rappeler le bon chemin à suivre.

C’est culpabilisant, mais ça pourrait avoir du sens si les maladies avaient pour causes uniques une alimentation déséquilibrée, une mauvaise hygiène de vie ou une morale considérée comme déviante. Sauf que, dans la réalité, ça ne fonctionne pas ainsi. Si les maladies de civilisation10 sont en effet causées ou aggravées par une mauvaise alimentation et hygiène de vie, les causes de maladies sont plurielles et de nombreux facteurs ne dépendent pas de notre seule volonté : des prédispositions génétiques, l’environnement de notre lieu de vie ou de travail, des causes accidentelles, des causes infectieuses, ou bien encore des événements de vie traumatisants, entre autres choses… La moralité ou la spiritualité, quant à elles, ne confèrent pas non plus une immunité ou une longévité spécifique.

La promotion exclusive de méthodes naturelles, reposant également sur la dimension hygiéniste, relève quant à elle de ce que l’on nomme un appel à la nature11 : ce qui est naturel serait, par essence, meilleur pour la santé que ce qui ne l’est pas. Notons au préalable la difficulté à distinguer avec précision ce qui est naturel de ce qui ne l’est pas. On pourrait en effet pertinemment questionner la naturalité de la plupart des compléments alimentaires promus par les naturopathes, au regard des nombreuses opérations de transformation et de conditionnement opérées en laboratoire et à l’usine, du transport pour acheminer ces produits (parfois depuis l’autre bout du monde), et à leur commercialisation via des sites internets ou poins de vente qui n’ont rien à envier à la grande distribution.

Mais au-delà de cette frontière floue entre « naturel » et « non naturel », on peut aisément penser à des éléments non « naturels » mais dont personne n’oserait contester les bénéfices en termes de santé : par exemple les lunettes de vue, les anesthésies, les fauteuils roulants, ou bien encore l’insuline de synthèse qui permet aux diabétiques de type 1 de survivre. Il existe par ailleurs de nombreuses circonstances dans lesquelles ce qui est naturel n’est pas meilleur que ses alternatives « chimiques », synthétiques ou artificielles.12

Pour ne citer qu’un exemple, prenons la reine de prés, présentée comme une alternative naturelle à l’aspirine en raison de sa teneur en acide salicylique. Pour les raisons qui suivent, il me semble qu’il est immensément plus pertinent de synthétiser l’acide acétylsalicylique (aspirine) que de promouvoir la reine des prés. Je n’ai pas de certitude absolue à ce sujet, mais il me paraît plus que probable, que la production d’aspirine soit moins coûteuse et très possiblement plus écologique, notamment au regard de la quantité de reine des prés qu’il faudrait ingérer pour avoir des effets comparables à ceux de l’aspirine, et de la quantité énorme nécessaire pour couvrir les besoins mondiaux (l’aspirine étant l’un des médicaments listés comme essentiels par l’organisation mondiale de la santé). De plus, l’aspirine est dosée précisément en principe actif, donc plus sûre : le risque d’intoxication est amoindri car on connaît les dosages précis à ne pas dépasser, et les effets secondaires sont connus et étudiés. Le dosage précis de l’aspirine la rend également plus efficace, car la quantité de principe actif est connue et fixe, ce qui permet de proposer une posologie plus pertinente et efficace qu’en procédant à l’aveugle avec de la poudre de reine des prés ou des tisanes. Avec la reine des prés, on a en effet aucune certitude d’atteindre la dose minimale efficace ou de ne pas dépasser la dose toxique.

La synthèse de l’acide acétylsalicylique (solution non naturelle) permet donc de faire profiter le plus grand nombre de ses nombreuses propriétés (antalgique, antipyrétique, anti-inflammatoire et anti-agrégant plaquettaire) de manière plus sûre, plus efficace, et très probablement plus écologique et économique que de recourir à la reine des prés sous sa forme naturelle. Cet exemple permet d’illustrer la logique selon laquelle, de manière tout à fait rationnelle, il convient parfois (souvent…) en matière de santé de préférer une solution « non naturelle » et de mettre de côté certains a priori essentialistes sur ce qui serait « naturel ». Tout simplement car le critère de naturalité ne permet pas de déterminer si une chose est bonne ou meilleure.

Pour ce qui concerne les médicaments justement, la dimension hygiéniste de la naturopathie conduit à développer une méfiance démesurée envers les traitements médicamenteux (notamment les chimiothérapies, les anti-inflammatoires et les antidépresseurs), les vaccins et les chirurgies, à travers notamment une exagération des effets secondaires et du risque de toxicité et une minorisation des effets bénéfiques. Peu de naturopathes l’écriront sur leurs sites internet ou le déclameront dans des communications publiques, mais la plupart tiennent des discours qui tendent (a minima) à faire douter de la pertinence de la prise de médicaments et qui peuvent aisément conduire une personne à renoncer à un traitement voire à une intervention chirurgicale.

Pour ce qui concerne la dimension holistique et causaliste de la naturopathie, rien dans les fondements et outils de cette discipline ne permet de conclure qu’elle permette de prendre en charge les personnes d’une manière plus globale et plus causaliste que la médecine. Au contraire, l’approche naturopathique passe très souvent complètement à côté des causes réelles des maladies et troubles pris en charge, en se focalisant sur le traitement des symptômes. Et ce, faute de savoir établir le bon diagnostic pour en traiter la cause : les naturopathes ne sont en effet pas formé.es à établir un diagnostic médical et n’ont aucune compétence en physiopathologie13 ou en sémiologie14. Mais aussi en raison de cette tendance à inventer des causes émotionnelles ou énergétiques, à mettre en avant une improbable influence des lois naturelles ou bien encore une prétendue surcharge toxinique qui causerait des maladies. En plus de cette difficulté à cerner les causes des maladies, les naturopathes peinent aussi à traiter les symptômes, puisqu’iels promeuvent des traitements qui, pour la plupart, sont sans effets (nous y reviendrons…).

Campagne de sensibilisation et de dépistage du cancer du sein

Au contraire, la médecine agit aussi bien sur les symptômes que sur les causes (lorsqu’elles sont connues), en se basant que les connaissances abondantes que nous avons désormais sur de nombreuses pathologies et de leurs mécanismes de développement. La médecine inclut également une large dimension préventive, souvent complètement occultée par les tenant.es des médecines alternatives et complémentaires : campagnes de vaccination, campagnes de dépistage (IST, diabète, hypertension artérielle, certains cancers…), campagnes médiatiques de sensibilisation et de prévention des risques, conseils d’hygiène de vie et d’équilibre nutritionnel…

Pour ce qui est de la dimension « globale » de la prise en charge médicale, force est de constater que certains aspects sont clairement négligés ou sous-estimés : l’équilibre alimentaire, l’équilibre émotionnel et psychologique et l’activité physique notamment. Cela ne tient pas à la médecine à proprement parler, mais aux choix politiques qui conditionnent la façon dont la santé publique est abordée. Par exemple, le choix de ne pas faire prendre en charge par la sécurité sociale l’accompagnement effectué par les psychologues et les diététicien.nes limite fortement la portée de leurs compétences en matière de santé…

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