Je retranscris ici une petite présentation que j’ai eu l’occasion de faire à notre réunion annuelle du Cortecs qui s’est tenue dans les Alpes le week-end du 16 Août 2024. L’outillage présenté semble répondre à des questions que l’on est nombreux·ses à se poser à propos des concepts et plus généralement des catégories de base que l’on utilise pour penser le monde. Que l’on cherche à définir « la science », « l’esprit critique » ou « la démocratie », on tombe facilement dans certains pièges où on peut vite s’embourber, et ces quelques éléments peuvent peut-être nous aider à éclaircir un peu les choses.1
Pour commencer, posons-nous une question, fondamentale s’il en est : qu’est-ce qu’un sandwich ? Allez-y, essayez dans votre tête de produire une définition du concept de « sandwich » qui vous satisfasse. Pour vous faciliter la tâche, voici plusieurs exemples concrets : à vous de dire si, selon vous, il s’agit de sandwich ou pas.
Pour le numéro 1, normalement, tout le monde devrait tomber d’accord : si cette chose n’est pas un sandwich, alors on imagine mal ce qui pourrait être un sandwich. Le deuxième ne pose habituellement pas trop de problème non plus. En particulier, les personnes qui ont défini le sandwich comme de la garniture insérée entre deux tranches de pain le qualifieront de sandwich sans hésiter. Le numéro 3 fera plus polémique : en effet, selon la même définition, ce petit en-cas d’apéritif devrait lui aussi être un sandwich. Mais on sent que ça ne nous satisfait pas pleinement. Alors, peut-être qu’il faut rajouter, dans la définition, quelque chose à propos de la taille ? Le numéro 3 n’est pas un sandwich, mais si vous faites exactement la même chose en plus grand, cela devient un sandwich (les fameux sandwichs triangles) ? Pourquoi pas – même si on est en droit de trouver ce fait un peu étrange.
A partir du numéro 4, les choses se corsent, et c’est bien souvent ici que les gens commencent à ne plus être d’accord. Le hotdog est-il un sandwich ? Voilà une question que vous pourrez poser à vos repas de famille – et si vous en avez assez des engueulades sur fond de débats politiques sans fin, attendez de voir ce que cette question peut générer. Si non, c’est peut-être parce qu’un sandwich doit être froid pour mériter cette appellation ? Les gens sont divisés sur cette question. De la même façon, un hamburger (numéro 5) est-il un sandwich ? Si ce n’est pas le cas, il s’agit pourtant à peu près de la même idée : mettre de la garniture entre deux tranches de pain. Pourtant, on sent bien que ce n’est pas vraiment la même chose. Peut-être alors que la forme du pain est importante ? Et si jamais un hamburger est un sandwich, alors est-ce qu’un bagel (numéro 6) en est un ? Si la réponse est non, alors le simple fait de faire un trou dans le pain suffit-il à faire passer de l’état de sandwich à l’état de non-sandwich (ou inversement) ?
Finalement, et on va arrêter là, un burrito (numéro 7) est-il un sandwich ? Là, la difficulté provient du fait que la garniture n’est pas insérée entre des tranches, mais enroulée dans une galette. À part cela, vous conviendrez que l’idée fondamentale reste essentiellement identique. Pourtant, si vous en parlez autour de vous, vous verrez que le fait qu’un burrito est ou n’est pas un sandwich n’est vraiment pas une question facile à trancher (et un sandwich difficile à trancher, c’est quand même dommage).
Alors, me direz-vous, pourquoi donc parle-t-on de sandwichs ? Tout d’abord, je dois dire que j’ai piqué cette d’idée d’introduction à base de sandwichs au sociologue Gabriel Abend, que j’ai eu la chance de rencontrer à l’automne 2023 à l’Institut de Sociologie Analytique de Norrköping, lorsqu’il est venu présenter son dernier ouvrage Words and distinctions for the common good – practical reason in the logic of social science.2 Dans le premier chapitre, intitulé « sandwichness wars », il explique d’ailleurs que cet exemple, bien qu’il puisse être utilisé (comme je le fais ici) comme une introduction à la façon avec laquelle on construit, manipule ou clarifie des concepts, fait en réalité référence à un cas tout à fait concret de jurisprudence aux États-Unis.
Dans les années 2000, une chaîne de restaurants, Panera Bread, a négocié son bail dans un centre commercial, White City Shopping Center, à Shrewsbury, dans le Massachussetts, en parvenant à obtenir une clause d’exclusivité sur la vente de sandwichs : aucun autre commerce du centre commercial n’avait le droit de vendre des sandwichs à part lui. Jusqu’au jour où un restaurant mexicain, Qdoba, ouvre dans le même centre commercial et se met à vendre… des burritos. Panera Bread a alors tenté d’empêcher légalement cette ouverture en prétextant que les burritos étaient des sandwichs et donc que Qdoba et le centre commercial violaient par là les termes du contrat. Des juges ont donc du se poser très sérieusement la question : un burrito est-il un sandwich ? Bien entendu, cette question était juridiquement très difficile à résoudre, puisqu’il n’existe pas une seule définition précise de ce qu’est un sandwich, et chaque partie dans le procès pouvait exhiber la définition qui l’arrangeait – ce dont ils ne se sont d’ailleurs pas privés.
De la même manière, le procès Nix v. Hedden eut à statuer en 1893 sur la question de savoir si la tomate devait être considérée comme fruit ou légume. Résultat : la tomate est « juridiquement » un légume. Alors que c’est un fruit d’un point de vue botanique, et un légume d’un point de vue culinaire. Nous le verrons, une définition s’ancre toujours dans un point de vue et avec un certain objectif. Et si un botaniste vous invite à manger une salade de fruit, méfiez-vous !
Bref, tenter de définir et de clarifier des concepts n’est donc pas uniquement le fait de philosophes aimant à répondre à des questions abstraites que personne d’autre ne se pose, mais peut avoir des conséquences très concrètes, en orientant certaines décisions politiques ou juridiques. Les exemples du burrito ou de la tomate peuvent prêter à sourire, mais font irrésistiblement penser à un autre procès, plus grave : celui de Dover, en 2005, qui opposa des parents d’élèves à l’école publique de Dover, en Pennsylvanie.3 La raison était qu’ils accusaient cette école de vouloir enseigner, en cours de biologie, à la fois la théorie de l’évolution et l’Intelligent Design4, qu’ils identifiaient comme une forme de créationnisme savamment déguisé. Parmi toutes les questions que les juges ont du se poser, figurait donc en bonne place une question épistémologique (et conceptuelle) fondamentale : l’Intelligent Design est-il une théorie scientifique – et si non, pourquoi ? En d’autres termes, qu’est-ce qu’une théorie scientifique ?
Mise à part la différence de gravité en termes d’impact politique et social qui distingue les questions « un burrito est-il un sandwich ? », « la tomate est-elle un fruit ou un légume ? » et « l’Intelligent Design est-il une théorie scientifique ? », on comprend qu’elles sont sous-tendues par le même type de questionnements philosophiques : comment définit-on un concept ? Quelles sont les caractéristiques principales d’un concept, et comment tout ça peut nous aider à mieux nous orienter lors d’un débat ? Est-il possible de comparer plusieurs versions d’un même concept sur des bases objectives, ou tout du moins un peu moins subjectives que de simplement suivre celui qui gueule le plus fort ou a le meilleur avocat ?
Vous avez de la chance, c’est précisément ce que l’on va voir dans cet article.
Quelques caractéristiques de base des concepts
Dans cette première partie, j’aimerais présenter quatre éléments de base permettant de caractériser un concept : son domaine d’application, son extension, son intension et son but épistémique.
Le domaine d’application d’un concept donné est tout simplement l’ensemble des objets sur lesquels il est intéressant de se poser la question de s’ils correspondent positivement au concept ou pas. Par exemple, si vous cherchez à définir le concept de « chaise » (un exemple que les philosophes aiment beaucoup utiliser, avec celui de « table »), ce que vous cherchez à faire, c’est à trouver une caractérisation des objets « chaises » à l’intérieur d’un ensemble d’objets plus vaste. Pour autant, cet ensemble plus vaste ne contient pas tous les objets de l’univers, puisque pour un grand nombre d’objets, la question de s’ils sont des chaises ou non n’est pas vraiment intéressante. Il n’est pas très intéressant, par exemple, de vous demander pourquoi un chat n’est pas une chaise, alors que ça l’est beaucoup plus de vous demander pourquoi un tabouret ou un banc n’en est pas une. Pour qu’une conceptualisation, c’est-à-dire la classification d’un ensemble d’objets dans différents concepts, soit intéressante — c’est-à-dire, nous apprenne quelque chose que l’on ne savait pas — il faut que les objets que l’on souhaite classer aient quand même un minimum en commun.
L’extension d’un concept se définit alors simplement comme l’ensemble des objets qui correspondent effectivement à ce concept. L’extension du concept de « chaise » est l’ensemble des objets (le sous-ensemble du domaine d’application) qui sont effectivement des chaises. De même, l’extension du concept de « théorie scientifique » est l’ensemble des productions cognitives qui sont des théories scientifiques. Remarquez que l’on définit ici l’extension d’un concept de manière formelle : cela ne signifie pas que l’on connaît effectivement cet ensemble d’objets, que l’on y a accès dans son entièreté ou que celui-ci fasse consensus.
L’intension d’un concept, quand à elle, est sa définition théorique, c’est-à-dire sa caractérisation à l’aide d’autres concepts ou propriétés. Par exemple, quand j’ai demandé à chatgpt (avril 2024) de me donner une définition d’un sandwich, voici ce qu’il a répondu :
Ce qu’il m’a donné, c’est une caractérisation intensionnelle du concept de sandwich, c’est-à-dire sa définition en fonction d’un certain nombre de propriétés pouvant appartenir aux objets que l’on souhaite classer dans le concept de sandwich. Remarquez que sa définition est relativement floue, finalement, puisque dire qu’il « peut être trouvé dans de nombreuses variantes et styles à travers le monde » permet de rentrer un certain nombre d’objets que l’on aurait a priori pas mis dedans, comme les burritos.
L’intension d’un concept peut se présenter sous diverses formes. Par exemple, définir un concept peut signifier donner un ensemble de propriétés individuellement nécessaires et collectivement suffisantes que doit posséder l’objet en question pour appartenir au concept : si l’une des propriétés manque, l’objet n’est pas dans l’extension du concept, et il suffit qu’elles y soient toutes pour que l’objet soit dans l’extension du concept.
Un exemple connu : le problème de la démarcation scientifique, c’est-à-dire le problème de démarquer entre quelque chose de scientifique et quelque chose de non-scientifique, peut être vu comme un problème d’analyse conceptuelle – plus précisément, comme la recherche d’une définition intensionnelle du concept de « science » ou de « scientificité ».5
Les scientifiques, au sein de leur domaine de compétence, sont en général capables de différencier les théories scientifiques des théories pseudo-scientifiques ou non scientifiques : ils tombent d’accord sur l’extension du concept de « théorie scientifique » dans leur domaine. Par contre, demandez-leur ce qui distingue fondamentalement une théorie scientifique et une théorie non- ou pseudo-scientifique et vous les verrez avancer des propriétés censées caractériser la scientificité d’une théorie : ielles seront en train de chercher une définition en intension de ce concept, et ne seront alors peut-être pas d’accord du tout. C’est un peu la même chose que si vous présentez un ensemble d’objets sur lesquels on peut s’asseoir à des personnes, en leur demandant de vous dire lesquels sont des chaises. Même si elles tombent d’accord, ce qui n’est déjà pas gagné, demandez-leur de définir ce qu’est une chaise, l’essence de la « chaisité » : c’est là où les choses se corsent.
C’est précisément l’impossibilité d’exhiber un ensemble satisfaisant de propriétés individuellement nécessaires et collectivement suffisantes qui a poussé le philosophe Larry Laudan à déclarer au début des années 1980 que le problème de la démarcation scientifique était un pseudo-problème,6 une position qui ne fait cependant pas l’unanimité.7
Une dernière caractéristique importante d’un concept est son but (épistémique). Ingo Brigandt8 définit le but épistémique d’un concept scientifique comme l’objectif (en termes de production de connaissances, donc) qui est recherché par son utilisation.
En effet, un même concept scientifique peut être utilisé dans des contextes différents et poursuivre des objectifs épistémiques différents : décrire et classifier des phénomènes ou des objets, explorer des nouvelles pistes de recherche, parler un langage commun pour communiquer avec d’autres scientifiques, et ainsi de suite. Idem pour les concepts de la vie de tous les jours (mise à part que le but n’est pas forcément épistémique) : le concept de « sandwich » utilisé par une bande d’ami.e.s qui cherche simplement quelque chose à manger peut être un peu plus lâche (et inclure des cas limites comme les burritos ou les hamburgers) que celui utilisé par un restaurant mexicain souhaitant contourner la clause d’exclusivité de la vente de sandwichs en vendant des burritos. De même, le concept de « poisson » n’est pas le même pour les biologistes que pour les poissonniers et les restaurateurs,9 non pas parce que ces différentes personnes vivent dans des réalités parallèles, mais parce que l’objectif poursuivi par l’utilisation du concept de « poisson » n’est pas le même. Les biologistes cherchent à classifier le vivant d’une façon cohérente avec la théorie de l’évolution, ce qui les a amené à éliminer le concept de poisson comme un concept pertinent (de la même façon qu’a été éliminé le concept de race humaine), alors que les poissonniers et les restaurateurs l’ont conservé, car leurs objectifs ne sont tout simplement pas les mêmes. La réalité objective est la même (les animaux que les biologistes nommaient « poissons » sont restés a priori inchangés lorsque ce concept est tombé en désuétude), mais la façon de l’appréhender, de la découper, dépend, elle, de l’objectif que l’on s’est fixé.
Ainsi, un concept peut être caractérisé par son domaine d’application, son extension, son intension et son but (épistémique ou non). Parfois, on rencontre une situation que l’on peut qualifier de pluralité conceptuelle : plusieurs versions d’un même concept co-existent mais sont utilisées différemment par différentes personnes – en gros : quand on s’engueule pour savoir ce qu’est un sandwich, une chaise, une théorie scientifique ou une espèce vivante. Dans certaines cas (mais pas toujours !) une telle situation peut être considérée comme problématique, notamment si elle s’accompagne d’une certaine confusion et d’un manque de repères communs pour travailler ensemble.
Quoiqu’il en soit, une telle pluralité conceptuelle se réduit très souvent à une différence dans le domaine d’application, l’extension, l’intension et/ou le but épistémique des concepts en question. Avoir en tête ces quatre composantes essentielles pour caractériser un concept peut donc permettre à chaque parti d’une discussion de les expliciter, ce qui peut permettre de mieux appréhender ces situations et finalement de clarifier les dissensions, afin de les rendre les plus fécondes possibles. Comme on dit : ce n’est pas grave de s’engueuler tant qu’on s’engueule pour de bonnes raisons et pas simplement parce qu’on ne parlait pas de la même chose depuis le début.
Comment évaluer une conceptualisation ?
Venons-en maintenant à la dernière question que je voudrais présenter ici : comment peut-on faire pour évaluer la pertinence d’une conceptualisation, de façon à pouvoir définir et choisir « la meilleure » parmi plusieurs possibilités ? Je définis une conceptualisation ici comme la classification d’un même ensemble d’objets en différents concepts. Par exemple, la classification des astres en planètes, planètes naines, astéroïdes, etc. ou bien celle des régimes politiques en régimes démocratiques, dictatoriaux, oligarchiques, etc.
Tout d’abord, comme on l’a vu, la pertinence d’une conceptualisation est toujours adossée au but qu’elle est censée nous aider à atteindre. Ainsi, ce n’est sûrement pas possible de définir une métrique permettant d’évaluer la qualité d’une conceptualisation dans l’absolu, puisque celle-ci dépend du but poursuivi et que celui-ci n’est pas donné une fois pour toute. Cependant, il me semble que la notion de concept utility développée par Paul Egré et Cathal O Madagain10 peut nous aider à y voir plus clair dans un certain nombre de cas intéressants.
Deux qualités attendues d’un concept sont son inclusivité et son homogénéité. L’inclusivité d’un concept est le nombre d’objets que ce concept recouvre effectivement parmi l’ensemble de son domaine possible d’application : en d’autres termes, c’est la taille relative de son extension. Un concept très inclusif recouvre beaucoup d’objets, et au contraire un concept qui ne contiendrait qu’un seul objet serait le moins inclusif possible.
L’homogénéité d’un concept, quant à elle, mesure à quel point les objets à l’intérieur d’un même concept sont similaires. Une manière de définir l’homogénéité d’un concept est de calculer à quel point les objets présents dans le concept possèdent en commun un certain nombre de propriétés. Bien sûr, l’homogénéité d’un concept dépend alors directement de cet ensemble de propriétés : le concept de « poisson » recouvre un ensemble d’objets relativement homogène si on se base sur des propriétés phénotypiques ou gastronomiques, mais beaucoup moins si on se base sur d’autres propriétés, par exemple les relations phylogénétiques qu’ils entretiennent.
Dans l’histoire des sciences, une révolution se traduit souvent par un changement dans les propriétés pertinentes à la base des conceptualisations accompagnant les différentes théories en jeu. Par exemple, avant la mécanique newtonienne, les phénomènes célestes étaient considérés comme intrinsèquement distincts des phénomènes terrestres, avant d’être unifiés au niveau descriptif et explicatif. Les propriétés « terrestre » et « célestes » ont simplement cessé d’être pertinentes d’un point de vue de la classification des phénomènes proposée par la nouvelle théorie scientifique.
L’homogénéité est (généralement) une bonne chose, puisqu’elle permet d’inférer certaines propriétés à de nouveaux objets à partir des propriétés d’objets connus, du simple fait qu’ils appartiennent tous au même concept. Par exemple, si j’identifie un nouveau mets comme correspondant au concept de « sandwich », je pourrai inférer, sans trop risquer de me tromper, son goût, sa texture, ou tout simplement le fait qu’il va sûrement parvenir à me nourrir de manière satisfaisante.
Il se trouve que ces deux caractéristiques, inclusivité et homogénéité, bien qu’elles soient des qualités que l’on cherche à maximiser lorsqu’on construit des concepts, se retrouvent généralement en compétition l’une avec l’autre. En effet, une augmentation de l’inclusivité (on fait rentrer plus d’objets dans notre concept) mène très probablement à moins d’homogénéité (les objets sont plus nombreux mais aussi plus divers), et inversement. Une conceptualisation qui associerait un concept distinct à chaque objet serait très homogène (chaque concept contient un ensemble très homogène d’objets, puisqu’il ne contient qu’un seul objet), mais très peu inclusif – et donc, peu utile puisqu’il s’agit d’une simple reformulation de ce que l’on savait déjà. Au contraire, une conceptualisation où tous les objets d’un domaine d’application serait regroupés au sein du même concept serait très inclusive mais probablement tellement hétérogène que l’on ne pourrait rien apprendre sur un objet du fait qu’il appartient à ce concept (puisque tous les objets y appartiennent).
Une telle situation, où l’on peut définir deux qualités que l’on cherche à maximiser mais qui rentrent en concurrence l’une avec l’autre, appelle à la recherche d’un optimum. C’est précisément ce que tente de capturer la concept utility : elle est définie comme le produit de l’inclusivité et de l’homogénéité d’un concept, moyenné sur tous les concepts d’une conceptualisation donnée. Dans leur article, les auteurs définissent cette notion mathématiquement, mais l’idée se comprend bien même sans son formalisme : une fois donné un ensemble d’objets que l’on cherche à classer, et un ensemble de propriétés que l’on peut mesurer sur ces objets, la meilleure conceptualisation (le meilleur découpage de ces objets en un nombre donné de concepts) est celle qui est optimale du point de vue à la fois de l’inclusivité et de l’homogénéité de ses différents concepts – par définition, celle qui maximise la concept utility.
Les conceptualisations sous-optimales, au sens de la concept utility, seraient celles qui favoriseraient une qualité au détriment de l’autre. Le concept de « nature » ou « naturel », par exemple, se retrouve souvent être trop inclusif, recouvrant par là des choses si hétérogènes que rien ne peut être inféré à leur propos du seul fait qu’elles appartiennent à ce concept. Par exemple, des substances « naturelles » sont dangereuses pour l’humain, quand autant d’autres lui sont bénéfiques : impossible, avec ce concept de « substance naturelle » de savoir si une telle substance donnée va être bénéfique ou pas. Mais encore une fois, la pertinence d’un concept dépend aussi de ce que l’on souhaite en faire, c’est-à-dire du contexte de son utilisation. Si on veut faire des inférences à propos de la dangerosité d’une substance, le fait qu’elle soit « naturelle » ou pas ne nous apportera pas d’information, puisque le concept de « naturel » tel qu’il est entendu dans ce contexte est en réalité trop inclusif et trop hétérogène pour cela. Par contre, s’il s’agit d’inviter vos ami.e.s à aller vous balader « dans la nature » pour le week-end, dans le cas ce concept peut très bien être tout à faire opérant.
Conclusion
Voilà donc un ensemble de caractéristiques importantes des concepts et des conceptualisations qu’il me semblait intéressant de partager. Je vous invite chaleureusement à tenter d’appliquer ce cadre d’analyse aux exemples de concepts ou de catégories, scientifiques ou pas, qui vous touchent de plus près — je suis certain qu’il y en a !
Il y aurait encore d’autres questions à se poser à propos des concepts. Par exemple, comment les opérationnaliser efficacement ? C’est-à-dire, comment passer d’une définition théorique et générale à une manière concrète de les traduire en propriétés, grandeurs et variables mesurables ? L’opérationnalisation d’un concept, bien qu’elle ne soit jamais univoque, est indispensable lorsque l’on veut tester des hypothèses et des modèles portant sur le monde réel et ne pas en rester à un simple jeu intellectuel théorique. Une autre question intéressante pourrait être celle de la réaction à adopter face à une pluralité conceptuelle, lorsque différentes versions d’un même concept co-existent. Comme je l’ai évoqué plus haut, cela peut, dans certains cas, mener à des situations intellectuellement insatisfaisantes, comme par exemple à une confusion conceptuelle ou à une impossibilité pour des scientifiques de se comprendre et de débattre au sein d’un cadre commun.
Nous pourrons éventuellement y revenir dans un prochain article.
- Je tiens à remercier grandement Géraldine Carranante, philosophe et postdoctorante à l’institut Jean Nicod, pour les discussions passionnantes que l’on a pu avoir sur ce sujet, pour m’avoir appris l’existence de notions importantes comme celle de but épistémique ou de concept utility, et pour m’avoir partagé les publications associées. Merci également à Sohan et Nicolas pour leur relecture, leurs corrections et leurs suggestions d’amélioration !
- https://press.princeton.edu/books/paperback/9780691247052/words-and-distinctions-for-the-common-good
- https://fr.wikipedia.org/wiki/Kitzmiller_v._Dover_Area_School
- Unhttps://cortecs.org/science-croyances/biologie-epistemologie-guillaume-lecointre-des-sciences-tres-sollicitees
- Fernandez-Beanato, Damian (2020). « The Multicriterial Approach to the Problem of Demarcation ». In : Journal for General Philosophy of Science / Zeitschrift für Allgemeine Wissenschaftstheorie 51.3, p. 375-390.
- Laudan, Larry (1983). « The Demise of the Demarcation Problem ». In : Physics, Philosophy and Psychoanalysis : Essays in Honour of Adolf Grünbaum. Sous la dir. de R. S. Cohen et L. Laudan. Dordrecht : Springer Netherlands, p. 111-127
- Pigliucci, Massimo (2013). The demarcation problem: a (belated) response to Laudan. In Massimo Pigliucci & Maarten Boudry (eds.), Philosophy of Pseudoscience: Reconsidering the Demarcation Problem. University of Chicago Press. pp. 9.
- Brigandt, Ingo (2009). « The epistemic goal of a concept : accounting for the rationality of semantic change and variation ». In : Synthese 177.1, p. 19-40.
- Voir par exemple ce qu’en dit Guillaume Lecointre https://www.pourlascience.fr/sd/evolution/du-rififi-chez-les-poissons-2466.php.
- Egré, Paul & O’Madagain, Cathal (2019). Concept Utility. Journal of Philosophy 116 (10):525-554.