En 2006, les éditions Lux ont publié un ouvrage qui pourrait bien devenir une référence dans la littérature sceptique francophone : le Petit cours d’auto-défense intellectuelle de Normand Baillargeon, professeur en sciences de l’éducation à Montréal, membre des sceptiques du Québec, a rassemblé les bases de la pensée critique dans un livre très accessible.
Passant en revue nos principaux biais de perception, nos erreurs de raisonnement et les pièges rhétoriques, ce livre nous incite à plus de vigilance au quotidien, dans notre rapport aux médias comme face à toutes les croyances qui circulent dans nos sociétés et au développement inquiétant des pseudo-sciences et pseudo-médecines. Mais cet ouvrage ne se contente pas de pointer tous nos défauts, il nous donne également quelques outils indispensables pour développer et exercer notre esprit critique comme, le kit de Poutine (voir ci-dessous) et le modèle ENQUETE.
Ponctué d’anecdotes et illustré de dessins humoristiques, ce guide pratique est véritablement un manuel pédagogique d’autodéfense intellectuelle. Il a reçu en 2005 le prix Sceptique.
Interview de l’auteur (réalisée par l’Observatoire zététique)
Observatoire zététique – Qu’est ce qui a motivé l’écriture de ce livre ? Quel était votre but ?
Normand Baillargeon – Ce livre est le point de rencontre de trois séries de préoccupations et d’intérêts qui me sont chers. L’éducation, d’abord : j’enseigne la philosophie de l’éducation à l’université ; le politique, ensuite : je n’ai jamais caché que je suis un anarchiste, et suis connu comme tel au Québec, mais d’un anarchisme rationaliste, qui est celui qui va, disons, de P. Kropotkine à N. Chomsky ; la pensée critique, enfin : je suis un rationaliste et un amoureux des sciences.
Sur ces trois plans, mes idéaux restent, sans aucun repentir, ceux du Siècle des Lumières. Je crois donc que l’éducation devrait viser à garantir l’autonomie rationnelle des êtres dont elle s’occupe ; qu’un espace public de libre délibération devrait exister et rendre possible l’exercice de cette citoyenneté active et critique sans laquelle la démocratie reste un concept largement vide ; que l’autogestion économique et la démocratie participative sont des idéaux raisonnables ; que les sciences sont un modèle sur le plan épistémologique et restent une irremplaçable école de rationalité.
Or, je suis passablement inquiet de ce qui se déroule en ce moment sur tous ces plans dans nos sociétés. L’éducation me semble tendre de plus en plus à être instrumentalisée, transformée en outil d’adaptation fonctionnelle à l’économie et vidée de sa substance, notamment par des travaux de prétendues sciences de l’éducation qui me désolent bien souvent. Par ailleurs, la concentration des médias et le travail, méconnu mais gigantesque, des firmes de relations publiques (pour en rester à ces deux institutions) dévoient la circulation de l’information et sa libre discussion en propagandisme et préparent l’avènement d’une « démocratie de spectateurs ». Finalement, s’il y a toujours eu des formes d’irrationalisme et d’antirationalisme dans le grand public et chez les intellectuels, depuis quelques décennies ces phénomènes sont apparus dans les milieux académiques (sous le nom de postmodernisme, de programme fort en sociologie des sciences et ainsi de suite) où ils ont été vantés et où ils ont eu une audience considérable.
Or, cela me semble déplorable intellectuellement, mais aussi suicidaire sur le plan des combats, notamment politiques et économiques, que nous devons mener. Pour le dire en un mot, lorsque nous confrontons les institutions dominantes, c’est le plus souvent à mains nues, si je peux dire et la seule arme dont nous disposons est celle du savoir, des faits et de la raison : or voilà que des intellectuels voulaient faire croire qu’il serait sage d’y renoncer ! Ma réaction à tout cela, que j’ai lancé ici un peu en vrac, a été d’écrire ce « Petit cours… », comme une sorte de compendium et d’effort pédagogique de vulgarisation de la pensée critique. J’ai fait le livre le plus complet et le plus accessible possible, en fait, je voulais écrire celui que j’aurais aimé qu’on me donne à lire à 20 ans.
OZ – Pourquoi avoir choisi ce titre ?
NB – C’est une référence à Noam Chomsky, qui a déjà dit que notre système d’éducation (il pensait aux États-Unis, mais on peut penser que la remarque se généralise) était un système d’imposition de l’ignorance et que si nous avions un véritable système d’éducation, on y donnerait des cours d’autodéfense intellectuelle. Cette idée de « judo mental », si je peux dire, m’a séduit. Il me semblait aussi que les gens sont en général fort conscients de s’en faire beaucoup conter et qu’une invitation à la résistance formulée de la sorte pouvait être attirante.
[« Si nous avions un vrai système d’éducation, on y donnerait des cours d’autodéfense intellectuelle. », Noam Chomsky ]
OZ – Quelles sont les erreurs de jugement que nous commettons le plus facilement ?
NB – C’est une question empirique et il faudrait donc aller voir. Cependant, si on devait entreprendre une étude de ce genre, je soumettrais pour ma part les candidats suivants, comme étant des erreurs à la fois répandues et lourdes de conséquences.
La tendance à ne considérer que ce qui confirme nos hypothèses préférées et à résoudre ainsi nos dissonances cognitives ; notre difficulté à évaluer les probabilités et partant les coïncidences et le hasard ; la confusion entre corrélation et causalité ; le fait d’accorder à nos perceptions et à notre mémoire un crédit qu’elles ne méritent pas toujours ; le fait de nous fier beaucoup trop à des anecdotes plutôt qu’à des données fiables décrivant plus complètement et plus objectivement une question ou une problème donnés ; enfin, et ceci surtout face aux médias, le fait de ne pas rester constamment vigilant devant l’information qui nous est présentée et de ne pas chercher à nous renseigner à des sources variées et crédibles.
OZ – Les scientifiques sont ils à l’abri de ces erreurs d’interprétation ?
NB – Non, bien sûr, du moins pas en tant que personnes. Mais la science (je veux dire ici : les sciences empiriques et expérimentales) s’institutionnalise comme effort pour rester systématiquement critique, du moins face aux objets, principes, méthodes et conclusions d’un secteur scientifique concerné. Elle a sur ces plans un taux de succès que nous pouvons lui envier. Ceci dit, lorsque les scientifiques sortent de la science ou s’en remettent pour faire de la science à nos outils quotidiens de réflexion, ils sont sujets à l’erreur comme tout le monde. Je raconte dans le livre à ce sujet l’intéressante et instructive histoire des Rayons N, qui le montre bien.
OZ – Comment pouvons nous rester vigilants et éviter d’être influencés et manipulés ?
NB – Je pense sincèrement que c’est d’abord en pratiquant. On devient critique en agissant comme un penseur critique, en décidant de l’être et en le faisant. Je pense aussi que cela ne se fait pas seul et qu’il faut travailler avec d’autres, apprendre d’eux comme ils apprennent de nous. De plus, ce travail suppose que l’on s’informe des sujets à propos desquels on veut être critique. Une des marques caractéristiques des personnes capables de pensée critique est d’être informé.
OZ – L’enseignement de la pensée critique ne devrait-il pas être intégré à l’école ? Est-il accessible à tous ?
NB – En 1962, est paru un article désormais célèbre de R. H. Ennis intitulé : « A concept of critical thinking » (Harvard Educational Review, 32, 1962, pp. 81-111). Il marque en éducation le début d’un mouvement appelé critical thinking, lequel est aujourd’hui très important aux États-Unis et dans le monde anglo-saxon. Ce mouvement est né de préoccupations qui nous sont familières et qu’on pourrait formuler en un mot : les étudiantes et étudiants font peu preuve de pensée critique malgré des études parfois longues. Or, ce mouvement a toujours été traversé par de nombreux débats sur la question de savoir comment s’y prendre pour former des penseurs critiques. Pour certains, il convient de donner des cours de pensée critique ; pour d’autres, d’incorporer des éléments de pensée critique aux divers champs disciplinaires. Le danger de la première option est un certain formalisme un peu vide qui néglige le fait que la pensée critique est toujours pensée critique de quelque chose. Le danger de la deuxième est qu’un enseignement disciplinaire fasse de la pensée critique un parent pauvre. Le premier argument me paraît très fort. Il me semble en effet indéniable que les disciplines elles-mêmes (je veux dire ici : les formes de savoir humain, avec leurs concepts propres et leurs modes de validations particuliers) fournissent une part cruciale des outils du penseur critique. Par exemple, penser de manière critique n’est pas la même chose en morale qu’en physique et il faut être initié aux diverses formes de savoirs et à leurs concepts et contenus pour développer sa pensée critique dans chacun d’eux. Au total j’en suis venu à penser qu’on devrait très tôt accompagner l’enseignement des disciplines d’un enseignement de la pensée critique dans chacune d’elles, qui n’est rien d’autre, en un sens, que la forme même qu’y prend la juste et bonne pensée. Ensuite, plus tard, on pourrait consacrer un enseignement plus général à la pensée critique, qui viendrait consolider tout cela : à mon avis, ce devrait être en classe de philosophie, qui reste pour moi sur ce plan la discipline-phare. Ce que j’ai en tête et que je n’ai fait qu’esquisser ici, est exigeant et demanderait beaucoup des maîtres : mais ça me semble possible.
OZ – Qu’est ce que le « kit de détection de Poutine » ?
NB – Ah ! Il faut être Québécois pour comprendre cela. Je cite dans le livre un ensemble de trucs de pensée critique proposés par le regretté Carl Sagan sous le titre « Baloney detection kit ». Le baloney est une sorte d’assez mauvaise mortadelle américaine et le mot sert aussi, en anglais américain, à exprimer une réaction à une proposition qu’on voudrait nous faire avaler mais qu’on refuse de croire. « Baloney! », veut donc dire quelque chose comme : « Foutaises ! ». Sagan nous proposait donc un kit de détection de foutaises. Je cherchais donc une métaphore culinaire qui dirait la même chose. Or, au Québec, nous utilisons justement poutine dans le même double sens. Une poutine, c’est un mets québécois aussi médiocre que le baloney (des frites, de la sauce à viande chaude et du fromage) et on emploie aussi ce mot pour dire : foutaises.