L'illusion de l'unique invulnérabilité

Il existe un biais cognitif qui nous conduit à croire que nous sommes justement moins victimes de biais que les autres personnes. Ce biais se nomme en anglais bias blind spot, appelé régulièrement en français « illusion de l’unique invulnérabilité ». Il est une des variantes du biais du supériorité, qui conduit les individus à croire qu’ils ou elles ont de meilleures capacités que les autres.

 On peut par exemple très facilement croire ne pas être influençable par des liens d’intérêt financiers avec le monde industriel lorsqu’on est chercheuse ou chercheur, alors que le biais de financement montre que ces relations ont des conséquences sur les résultats des études. Illustration avec cet extrait d’Envoyé Spécial de décembre 2013 intitulé « Conflits d’intérêt : les liaisons dangereuses ».

Dans cette vidéo, un chercheur en criminologie fait part lors de ses interventions publiques du risque toujours plus fréquent d’usurpation d’identité, et de la nécessité de détruire avec un broyeur de documents ses papiers d’identité pour prévenir ce risque. Or, le chercheur déclare toucher plus de 2000 euros par an pour un partenariat avec une entreprise commercialisant des broyeurs de documents, lui demandant de réaliser des études commanditées et financées par ce groupe et de participer à des réunions avec la presse financées et organisées également par ce même groupe. Lorsqu’un journaliste lui demande : « vous ne pensez pas qu’il y a un petit conflit d’intérêt ?« , la réponse du chercheur est sans hésitation : « Non. Non, sinon je ne le ferais pas. » Or, il y a tout de lieu de penser que nous sommes ici dans une situation de conflit d’intérêt où le lien financier qu’entretient le chercheur avec l’entreprise de broyeurs de documents peut biaiser son discours : il peut surestimer les cas d’usurpation d’identité, ou la pertinence des broyeurs de documents par rapport à un simple déchirement manuel.

En général, les individus reconnaissent volontiers leurs liens d’intérêt, mais affirment cependant que ces liens n’influencent pas leur action, uniquement celles de leurs pairs. Or, cette attitude n’est pas soutenue par les faits.

Ce biais cognitif a été mis en évidence notamment chez les médecins dans les années 1990. On peut se référer à l’une des premières études sur le sujet de Steinman et al.1 On a demandé à 105 étudiant·e·s en médecine de sixième année et plus s’ils pensaient que les représentant·e·s pharmaceutiques avaient un impact sur leur pratique de prescription et sur celles de leurs collègues. Les étudiant·e·s avaient le choix entre quatre réponses : pas d’influence, une petite influence, une influence modérée ou beaucoup d’inflCorteX_steinman2001uence. Les résultats sont représentés dans le graphique ci-contre. Sans rentrer dans le détail, on peut résumer les résultats de l’étude ainsi : alors que plus de 60% des étudiant·e·s pensent que les représentant·e·s pharmaceutiques n’ont pas d’influence sur leur propre prescription, elles et ils sont moins de 20% à penser que leurs collègues ne sont pas soumis à cette influence. À l’opposé, moins de 5% des étudiant·e·s pensent que ces représentant·e·s exercent une influence modérée à importante sur leurs prescriptions, alors qu’elles et ils sont plus de 30% à penser que leur collègues subissent une telle influence. En plus simplifié, peu d’étudiant·e·s pensent être influençables, mais un nombre beaucoup plus important pense que leurs collègues le sont.

Si nous n’avons hélas pas connaissance d’études de ce type sur des universitaires non professionnel·le·s de santé, il est assez raisonnable de penser que ce biais cognitif conduisant à sous-estimer l’impact des mécanismes d’influence sur soi-même ou à les surestimer chez les autres, existe aussi chez les enseignant·e·s et chercheuses et chercheurs. Ce ne sont pas seulement les individus « sans éthique » ou « faibles psychologiquement » qui en sont les victimes.

Le biais de supériorité se décline sous de nombreux autres variantes. Par exemple, il nous conduit à nous croire meilleure conductrice ou conducteur que les autres2, ou plus populaire que nos ami·es3.

Sophismes – une petite collection

Vous vous rappelez du Petit recueil de 18 moisissures argumentatives pour concours de mauvaise foi ? (ici) Alors vous allez aimer cette compilation, dénichée par Julien Peccoud. Elle provient du site informationisbeautiful.net, et a été écrite et illustrée par David Mc Candless en avril 2012. Elle est élégante, assez complète, et une fois imprimée équipera délicieusement tous les bureaux, tables de chevet, salles d’attente de médecins, et décorera tous les sapins de Noël.
Richard Monvoisin  


Edit du 20/02/18 : Il existe maintenant une version interactive avec système de tri que vous pouvez voir à cette adresse

CorteX_Sophismes_rhetoriques

Cortecs Girafe

Répulsif anti-girafe, ou preuve par l’absence

Le répulsif anti-girafe : « – Que fais-tu avec cet aérosol ? – Eh ben, c’est un anti-girafe. – Mais il n’y pas de girafe par ici. – C’est bien la preuve que ça marche ! » Ce type de raisonnement, à rapprocher de l’appel à l’ignorance (cf. plus bas) est plus fréquent qu’on ne le pense, surtout dans le domaine thérapeutique. Voici quelques exemples.

  • Les cas concernant l’homéopathie sont pléthore : j’ai pris de l’oscillococcinum et je n’ai pas eu la grippe. 
  • Dans la même veine rhétorique, dans l’analyse critique de la cure Breuss, sensée guérir le cancer par un jeûne drastique à base de jus de légumes1, un courrier m’était parvenu par la suite : « j’ai fait la cure Breuss à titre préventif et me sens tout à fait bien« .
  • Broch cite dans son livre Au coeur de l’extra-ordinaire (2001) une lettre illustrative :

« Savez-vous que mon garde-chasse repère avec le pendule la présence de sangliers dans une forêt ? J’ai même découvert un fait nouveau et extrêmement intéressant, c’est que les sangliers sont sensibles au fluide radiesthésique. Et la meilleure preuve c’est que, quand je vais à l’endroit indiqué par le garde-chasse, les sangliers se sont méfiés et sont toujours partis. »

Canac 1956, in Broch, ouv.cité, p. 2462.

  • Notre collègue archéologue Irna a relevé un panneau anti-girafe dans La révélation des pyramides, documentaire archéo-mystique célèbre de Patrice Pooyard d’après un livre non publié de Jacques Grimault. Jacques Grimault, l’auteur, parlant de « l’écriture des chiffres » léguée selon lui aux hommes par les mystérieux « bâtisseurs » des pyramides, déclare :

C’est parce que ces prêtres écrivaient uniquement dans le sable, l’argile ou sur des tablettes de cire lorsqu’ils s’entretenaient de choses sacrées et secrètes, qu’elle n’a pas pu être observée d’un point de vue documentaire dans les fouilles éthno-archéologiques.

Irna précise qu’en réalité, ont été retrouvées au bas mot 500 000 tablettes d’argile ou de cire antiques…

  • Mon ami le graphiste François B, qui se force à regarder tout un tas de navets cinématographiques pour me trouver des ressources, vient de me dénicher un morceau collector de Comme des frères, de Hugo Gélin (2012). Ci-dessous :

Télécharger.

Le panneau anti-girafe est un genre de sous-partie involontaire de l’appel à l’ignorance.

Sophisme – Appel à l'ignorance