Le 17 novembre 2015 Jérémy Muccio est venu présenter à l’Institut de Formation en Masso-Kinésithérapie (IFMK) de Grenoble sa conférence gesticulée devant les étudiant.e.s kinés de première et troisième année et quelques enseignant.e.s de l’IFMK. Avec Jérémy, nous avons voulu prolonger ce temps par un moment d’échanges et d’argumentation avec les étudiant.e.s. En voici un compte-rendu.
Objectifs
Nous avions initialement prévu d’organiser deux débats mouvants sur les thématiques suivantes :
– le tiers payant généralisé 1 ;
– la sectorisation des professionnels de santé2.
Nous avons finalement retenu uniquement la seconde thématique car notre temps a été plus limité que prévu. De plus un enseignant nous a pertinemment fait remarquer que le sujet du tiers payant généralisé serait peut-être trop complexe à traiter avec des étudiant.e.s de première année.
Notre objectif a été de faire prendre position les étudiant.e.s sur un sujet volontairement polémique concernant leur future activité professionnelle mais surtout de mobiliser leurs capacités argumentatives permettant d’étayer leur positionnement.
Déroulement
Nous avons disposé d’1h15 avec environ 100 étudiant.e.s.
Nous avons d’abord présenté l’affirmation polémique sur laquelle ils ont ensuite du prendre position :
Les kinésithérapeutes nouvellement diplômé.e.s doivent s’installer pour une certaine durée dans des zones sous-dotées3. S’ielles refusent, ielles doivent être déconventionné.e.s4.
Nous avons précisé que cette proposition n’était pas le pur fruit de notre invention. Elle s’inspire notamment d’une récente suggestion de la Cour des comptes dans un rapport publié le 15 septembre 2015 5 : « Afin de contribuer au rééquilibrage géographique, une affectation prioritaire [des infirmièr.e.s et kinésithérapeutes] dans des structures collectives situées dans les zones déficitaires mériterait d’être étudiée. » Ce rapport fait le constat de l’augmentation des dépenses par l’Assurance maladie de remboursement des soins pratiqués par les infirmièr.e.s et les kinésithérapeutes en exercice libéral. Il souligne entre autre que pour une même pathologie le nombre d’actes est plus important dans les zones surdotées en professionnel.le.s que dans les zones sous-dotées.
Nous avons proposé aux étudiant.e.s de constituer :
– un groupe dont les membres étaient a priori pour l’affirmation proposée concernant la sectorisation des kinésithérapeutes, qui devait se placer du côté droit de la salle de conférence dans laquelle avait lieu l’intervention ;
– un groupe contre, positionné à gauche.
Nous leur avons laissé 20 minutes pour discuter en petits groupes au sein de chaque camp des arguments qu’ils pouvaient avancer pour justifier leur prise de position.
Ensuite a eu lieu à proprement parlé le débat mouvant qui a duré environ 30 minutes. Chaque camp a du à tour de rôle énoncer un argument. À l’issu de l’énonciation de chaque argument, les étudiant.e.s ont pu décider de se lever et changer de camp :
– soit parce que l’argument de l’autre camp a été séduisant et a fait fléchir leur positionnement ;
– soit parce qu’il n’ont pas été d’accord avec l’argument énoncé par leur propre camp.
Quelques précautions ont été prises pour que le débat se déroule au mieux et pour faciliter la prise de parole de ceux et celles moins enclin à la saisir :
– chaque personne n’a du prendre qu’une seule fois la parole (lorsqu’il n’y a plus eu de nouvelles mains levées, nous avons redonné la parole à celles et ceux l’ayant déjà pris) ;
– il n’a pas fallu répondre directement aux arguments du camp adverse, mais relancer un nouvel argument ;
– il a été préférable de jouer le jeu et de ne pas hésiter à changer de camp, plutôt que de rester campé sur ses positions initiales.
Initialement, les « pour » étaient minoritaires (environ 1/3 des étudiant.e.s). À l’issu du débat, les groupes étaient équilibrés. Nous avons été content.e.s de la façon dont s’est déroulé le débat, des prises de parole relativement bien réparties et nombreuses, et du fait que plusieurs étudiant.e.s aient changé leur positionnement au cours du débat.
Voici un résumé des arguments énoncés ; nous espérons ne pas les avoir trop déformés en en prenant note.
Arguments proposés par les étudiant.e.s
POUR |
CONTRE |
Les difficultés d’accès au soin dans les zones sous-dotées font que les personnes consultent moins souvent et plus tardivement. La prise en charge de leur pathologie pourra donc coûter finalement plus cher. |
La prise en charge des personnes sera de moins bonne qualité car les kinésithérapeutes ne seront pas motivé.e.s par leur travail. |
Quand on sort de l’école, on est plus motivé, donc même si on travaillera dans une zone imposée, on pourra rester motivé. |
Il y a un manque de kinés aussi dans les zones surdotées puisqu’il y a encore des kinés qui prennent en charge 5 patients par 30 minutes dans ces zones. |
Si l’on n’est pas d’accord, on a la possibilité du déconventionnement. |
Des obligations personnelles et familiales peuvent nous contraindre à devoir rester dans une territoire bien précis. |
Il s’agit d’une restriction de liberté de courte durée. |
Si le kiné fait le choix d’être déconventionné, alors il aura plus difficilement accès à de la formation continue, et donc ses soins seront de moins bonne qualité. |
La sécurité sociale est un système de solidarité, c’est notre devoir d’être solidaire et de faire des concessions sur notre liberté. |
Les étudiant.e.s kinés sont déjà parfois obligé de rester pendant 4 ans loin de leur région de naissance pour leurs études. Cette mesure rallongerait cette période d’éloignement non désirée. |
Si la Cour des comptes suggère cela, c’est qu’il y a des bonnes raisons économiques à le mettre en place. |
Si les kinés font le choix d’être déconventionné.e.s, ils vont sélectionner leurs patient.e.s par l’argent. |
Il y a des déserts médicaux partout sur le territoire, pas forcément loin de nos régions d’origine. |
Cela ne va pas réduire les dépenses en santé car les kinés voudront rester dans les zones sur-dotées. |
Cela permettrait de créer une dynamique et de faire en sorte que les choses bougent, d’améliorer les intéractions ville-campagne. |
Les kinés doivent naturellement tendre vers une installation dans des zones sous-dotées sans que cela soit imposé. |
Les modalités pourront être plus ou moins souples, cela pourra être pour une durée courte, et on pourra tout de même aller dans différentes régions. |
Il y a d’autres solutions comme l’augmentation du numerus clausus. |
Cela permettra une redistribution des patient.e.s. |
S’il n’y a pas de médecins dans ces zones, alors il n’y aura pas de travail pour les kinés. |
Cela permettra d’apporter des soins aux gens qui n’y ont aujourd’hui pas accès alors qu’ils sont dans le besoin. |
C’est aux kinésithérapeutes diplômés à l’étranger, nombreux à venir en France, de s’installer dans les zones sous-dotées. |
Dans les années qui suivent le diplôme, les kinés font surtout des remplacements, il suffirait qu’il y ait des cabinets dans ces zones là pour faciliter les remplacements. |
Cela touche à notre liberté individuelle. |
Si l’on tient à s’installer dans un endroit bien précis, alors on sera libre de s’y installer en activité salariale plutôt que libérale. |
Si on accepte l’obligation de s’installer pour une courte durée dans une zone sous-dotée, alors c’est la porte ouverte à ce qu’on nous oblige d’y rester pour une durée beaucoup plus longue. |
Le redistribution des professionnels de santé sera d’autant plus facile si elle résulte d’un effort commun des professionnels. |
Il ne se sera pas possible d’apprendre des choses par l’intermédiaire d’autres kinés puisqu’il n’y aura personne à la ronde. |
Les zones sous-dotées ne sont pas situées qu’à la campagne. |
Il y a des gens qui ne sont pas faits pour vivre à la campagne, ils risqueront de tomber en dépression. |
Brève analyse des arguments
Nous n’avons pas pris le temps de revenir sur certain.e.s des arguments qui parfois reposent sur des constats empiriquement non vérifiés (le fait que les zones sous-dotées soient situées uniquement à la campagne6 ; le fait d’être plus motivé lorsqu’on sort de l’école – à notre connaissance, il n’existe pas de données à ce sujet, etc.) ; sur des erreurs de raisonnement (pente glissante 7 : « Si on accepte l’obligation de s’installer pour une courte durée dans une zone sous-dotée, alors c’est la porte ouverte à ce qu’on nous oblige d’y rester pour une durée beaucoup plus longue. » ; argument d’autorité : « Si la Cour des comptes suggère cela, c’est qu’il y a des bonnes raisons économiques à le mettre en place. » ), faute de temps et d’anticipation de notre part quant à la survenue de tels arguments.
Remarques et bilan
À froid, deux remarques sont à faire selon nous.
Une première concernant la facilité avec laquelle les étudiant.e.s ont pris position, mais ont aussi changé leur positionnement (pour certain.e.s), ainsi que la diversité des arguments proposés dans un camp comme dans l’autre. Ces éléments entrent en contradiction avec le fait que les étudiant.e.s (comme la majorité de la population) soient très peu sollicité.e.s dans les processus de prise de décision concernant des mesures, législatives ou non, qui auront un impact direct avec leur activité quotidienne. Une intervention de ce type, certes de très faible taille et ampleur, nous laisse penser que l’implication d’étudiant.e.s kinés dans des processus décisionnels concernant leurs activités actuelle et future serait légitime.
Une seconde remarque au sujet de la proposition de sectorisation des kinésithérapeutes comme un des moyens de limiter l’augmentation des dépenses de remboursement par l’Assurance maladie. Cette proposition s’inscrit dans une volonté plus large de diminution du déficit de la Sécurité sociale (composé de la branche maladie, mais pas que), souvent appelé « trou de la sécu » 8. Or, un déficit est nécessairement composé d’un déséquilibre entre des recettes et des dépenses. Dans son rapport, la Cour des comptes ne propose que des mesures vis-à-vis de la réduction des dépenses et non de l’augmentation des recettes. De plus, le gain économique qui résulterait de ces mesures (comme de celle de la sectorisation des infirmièr.e.s et kinés) n’est pas quantifié. À l’inverse, nous disposons depuis plusieurs années de données concernant le gain qui pourrait résulter de mesures prises concernant l’augmentation des recettes. L’État tout comme de grandes entreprises ne versent pas au régime général l’intégralité des cotisations qu’ils devraient lui transmettre, suite notamment aux mesures d’exonération fiscale ou de cotisations pour les bas salaires 9.
Nous referions bien volontiers un débat de ce type auprès d’étudiant.e.s kinés, en anticipant peut-être mieux la survenue d’arguments non valables et en trouvant une solution pour les décortiquer sans pour autant blesser les personnes les énonçant. Nous aimerions aussi procéder à une évaluation, par les étudiant.e.s, de la pertinence de l’organisation de ce type de débat à leurs yeux.
Nelly et Jérémy