La pensée critique est l’art de passer par dessus les cloisons des définitions. Qu’y a-t-il derrière le mot OVNI, le mot démocratie, le mot travail, le mot normal, …le mot sexe ? Alors, quand un type que l’on connait bien pour son anti-autoritarisme, sa lecture scientifique pointue toujours mise au service du patient et non de l’institution, quand ce type donc écrit des romans pour pousser les lecteurs et des lectrices à réflechir en passant un moment agréable ; quand un homme se penche sur le corps des femmes, pourtant délaissé par une écriture scientifique patriarcale (voir Le clitoris, ce cher inconnu) ; quand il y est question d’une des grandes stimulations socio-intellectuelles qu’est la réflexion sexe-genre-trans-intersexualité-indétermination, on ne peut que se réjouir, et le dévorer – le livre, pas le type – d’une traite en deux nuits blanches.
Je l’avais rencontré lors d’une sorte de séminaire qui, dans ma mémoire, devait avoir pour titre quelque-chose comme « Gynécologie & esprit critique« . Je connaissais son ouvrage phare, La maladie de Sachs, et sa version ciné avec Albert Dupontel, ainsi que Les trois médecins et sa chronique sur France Inter dont il avait été éjécté en 2004. J’étais jeune thésard, très enclin au féminisme, et par conséquent méfiant sur un individu qui cumule trois systèmes de domination presque absolus : celui d’être médecin, celui d’être homme et celui d’être connu. Je savais depuis longtemps que les livres ont tendance à être meilleurs que leurs auteurs. Or non seulement le gars est aussi simple que barbu, mais en outre il dit adorer regarder les contenus culturels et scientifiques des séries TV ! Un peu plus et je l’aurai pris dans mes bras, avec mes Fringe, Kyle XY, Lie to me, lui avec ses House, Grey’s anatomy et autres séries en blouse blanche. Quelqu’un qui trouve du matériel subversif dans Urgences ne peut pas être foncièrement mauvais.
Je ne peux pas dire que je connais bien Martin Winckler, ou plutôt son vrai nom, Marc Zaffran. Mais je suis resté en contact avec lui, après son départ pour le Québec, et je lui ai rendu visite fin 2010, dans son labo d’éthique, le CREUM. Il s’est expatrié pour trouver une liberté de travail que la France ne lui donnait pas. Je ne connais pas beaucoup d’ouvrages de référence sur les droits du patient, sur l’art de dire non à un médecin, de réclamer ses droits, hormis le sien (Les Droits du patient, en collaboration avec Salomé Viviana, collection « Soigner », Fleurus 2007). Je ne connais pas de forum aussi bien fourni que le sien sur les questions de contraception. Et lorsque la duale et illusoire séparation nette des sexes vient se faire bousculer, non avec des sabots mais en douceur par ses romans, je ne peux qu’applaudir et lire d’une traite.
Certes, nous sommes petits, débutants et inconnus, au corteX. Précaires aussi. Mais Winckler est de notre famille, une sorte d’oncle bourru qui nous encourage et nous pousse à bosser.
Richard Monvoisin
M. Winckler présente son livre (par Sylvain Bourmeau, Médiapart)
Paru en 2009 chez POL, Le choeur des femmes est ressorti en février 2011 chez Folio.
C’est un grand roman de formation, situé dans un service de « médecine de la femme », l’unité 77, au Centre Hospitalier (fictif) de Tourmens. Il met en scène la rencontre de deux médecins : Jean Atwood, jeune et volontaire interne de chirurgie gynécologique qui se destine à la réparation des corps féminins, et Franz Karma, praticien d’une cinquantaine d’années qui s’est consacré depuis trente ans à la santé des femmes. Atwood doit passer six mois dans le service de Karma, mais n’a pas du tout envie d’y perdre son temps à « tenir les mains des patientes ».
Or, l’unité 77 n’est pas un service comme les autres. Karma en est le seul praticien, il y travaille avec une secrétaire, une conseillère de planification, des infirmières et des aide-soignantes qui le désignent par son prénom. Il y pratique des IVG et y hospitalise clandestinement des patientes à l’insu de l’administration de l’hôpital. Il reçoit les femmes que personne ne veut recevoir ou que les gynécologues méprisent ou fuient comme la peste, immigrantes, femmes voilées, SDF, femmes violées, mais aussi celles qui sont en rupture de famille, ou qui ont décidé qu’elles ne veulent pas avoir d’enfants et demandent à se faire stériliser.
Alors que sa « vocation » était tout autre, le Dr Atwood va peu à peu, à son corps défendant, découvrir qu’écouter les femmes n’est ni répétitif ni assourdissant, mais que ça lui permet non seulement d’apprendre son métier de médecin et aussi de découvrir sa propre identité.
Quoique raconté à la première personne par l’interne « novice » qui arrive à l’unité 77, Le Choeur des femmes est un roman « polyphonique » dans lequel tous les personnages, chacun à leur tour, prennent la parole. Il mêle des descriptions précises de ce que devrait être une consultation de gynécologie au service des femmes aux monologues (« Arias ») des femmes que croisent Atwood et Karma. C’est à la fois un roman d’initiation au métier et à l’éthique des soignants et un roman d’énigme, centré sur un double secret de famille.