Les animaux dénaturés, de Vercors

cortex_animaux_denatures Découverte remarquable que m’a fait faire l’ami biologiste Cyrille Barrette : un conte philosophique, sous la forme d’un procès « anthropologique » digne de la controverse de Valladolid, avec tous les dilemmes moraux possibles gravitant autour du leitmotiv central de l’ouvrage, que je vous livre sans en déflorer le contenu : y a-t-il une définition de la nature de l’Humain ?

Je ne connaissais de Vercors (pseudonyme de résistant de Jean Bruller) que Le silence de la mer, souvenir vague de mon adolescence. Mais cet ouvrage, « les animaux dénaturés » est un incontournable de la réflexion critique. Il aurait pu être écrit aujourd’hui, tant les questions posées sont solides, épaisses, coriaces. Tout y passe, des origines communes aux simiens, de la différenciation psychologique, physiologique, anthropologique, métaphysique : Vercors fait montre d’une maîtrise rare des enjeux de la théorie de la sélection naturelle de Darwin qu’on trouve chez bien peu de nos contemporains, alors que lui traite de ça en 1952.

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Jean Bruller, alias Vercors

Ayant lu le livre annoté de Cyrille, j’ai eu le plaisir de découvrir ses coups de cœur et ses quelques bémols, rares – et pourtant, Cyrille a passé sa vie à l’étude comparée des mammifères. Je me suis retrouvé en lisant l’histoire de ce roman-procès un peu comme devant le film de Stanley Kramer Inherit the wind (le procès du singe) (1960), avec Spencer Tracy, ce qui me reste de cheveux balayé par le souffle violent de l’histoire des sciences biologiques.

Une phrase m’a marquée, page 130 de l’édition de poche, valable aussi bien pour les camarades qui bossent sur l’éthique animale que sur l’éthique extraterrestre ou sur l’Intelligence artificielle :

[Entre humains et non humains,] où fera-t-on passer la limite ? Où les plus forts le voudront. 

Parution de "60 questions étonnantes sur le paranormal", de Jean-Michel Abrassart

cortex_abrassart_mardagaSacré personnage que ce Jean-Michel Abrassart, à tous points de vue ! Outre être professeur de japonais, il est un sceptique de très bon niveau, capable de décrypter la littérature anglo-saxonne comme personne. Féru de balladodiffusion, il a décidé il y a quelques années de créer un podcast sceptique intitulé Scepticisme scientique, qu’il faut recommander à tou.te étudiant.e et tout.e curieu.se du domaine tant les émissions sont de haute tenue. Il s’est récemment entouré de gens compétents, comme Jérémy Royaux entre autres pour l’épauler dans cette entreprise, qui compte plus de 350 épisodes (voir ici). Quelle est la nouvelle ? Il vient de rejoindre, à l’automne 2016 et en grandes pompes, les frères Bogdanoff et Mme Teissier dans la nébuleuse des docteurs ès quelque chose !  Pour fêter ça, son livre « 60 questions étonnantes sur le paranormal et les réponses qu’y apporte la science » vient de paraître aux éditions Mardaga, collection in psycho veritas.

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Voici en avant-première quelques feuilles de ce livre : ici

Nous ne l’avons pas encore lu, mais gageons que ça ne saura tarder.

  • octobre 2016, 13,5X19, broché, 144 pages
  • ISBN : 9782804703219
  • 14.90 €

Par contre, Jacques van Rillaer, lui, l’a lu ! Il en a fait une recension dans Sciences et pseudosciences, la revue de l’AFIS, qu’il nous a transmise.

La majorité des gens pensent avoir vécu au moins une fois une expérience paranormale. Actuellement (décembre 2016) il y a plus de 1.600.000 entrées dans Google pour « parapsychology » et près de 31.000 dans Google scholar. La « guerre » entre les croyants en l’existence de phénomènes paranormaux et les sceptiques est loin de se terminer. C’est dire tout l’intérêt du livre de Jean-Michel Abrassart.

L’auteur est docteur en psychologie (titre obtenu après la publication de l’ouvrage). Sa thèse est une étude psychosociologique du phénomène OVNI. Abrassart est bien connu dans le monde des sceptiques francophones, notamment pour sa création du remarquable podcast « Scepticisme scientifique » dans lequel on retrouve plusieurs membres de l’AFIS.
L’ouvrage fait partie d’une collection dont un ouvrage (60 questions étonnantes sur l’amitié) a été présenté par Martin Brunschwig dans le n° 317 de « Science et pseudo-sciences ».
Pour répondre à une série de questions pertinentes et parfois drôles, l’auteur a choisi chaque fois une recherche scientifique représentative, publié dans un revue de haut niveau. Quelquefois il s’agit d’une méta-analyse. Chaque présentation s’articule en quatre parties : une introduction situant la problématique, la méthode utilisée, les résultats, une conclusion qui porte notamment sur la validité de la recherche et sur le degré de généralité des observations. L’auteur a sélectionné les recherches parmi une large diversité de pays et de publications. Il a pris soin d’en donner les références précises.
De nombreux chapitres sont consacrés à des caractéristiques de personnes qui croient facilement à des phénomènes paranormaux tels que fantômes, enlèvement par des extraterrestres, etc. : des traits de personnalité (par exemple la recherche de sensations), des modes de perception (ainsi les croyants donnent plus facilement que les sceptiques un sens à des formes aléatoires) et des façons de raisonner (par exemple les croyants sont davantage sensibles à des coïncidences). Parmi les autres questions abordées, citons à titre d’exemple l’explication neurophysiologique des expériences de décorporation et de mort imminente, les stratégies des médiums, la validité de techniques psychologiques comme l’hypnose et la PNL (programmation neurolinguistique), les faux souvenirs, l’astrologie, la télépathie, l’impression d’être épié.
L’auteur écrit de façon soignée, élégante et avec une bonne dose d’humour. On peut seulement regretter qu’il faille de bons yeux ou de bonnes lunettes pour lire cet ouvrage au format de poche.

Jacques Van Rillaer

 

 

Critique de la psychanalyse sur les ondes publiques

cortex_freud-fraude_francoisbFait suffisamment rare pour être souligné, une émission de science du service public, que nous avons souvent critiquée et qui fait souvent la part belle aux approches psychodynamiques, relaye un discours critique radical sur la psychanalyse et l’héritage freudien. Nous souscrivons à beaucoup de choses défendues par Didier Pleux, et si le débit rapide un peu cassant de Sophie Robert ne sert pas son propos, rappelons le combat qu’elle mène depuis des années – et que nous soutenons, ici, – en dénonçant la mainmise de l’approche psychanalytique sur les enfants développant un spectre autistique.

C’était dans La tête au carré, sur France Inter, le 14 octobre 2015. Vous goûterez peut être les grands classiques rhétoriques sur la question, servis par les courriels des auditeurs pendant l’émission mais aussi par Matthieu Vidard lui-même.

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Sophie Robert

Télécharger l’émission

Et pour aller plus loin, on pourra regarder, en famille ou non, le documentaire de Sophie Robert sur les déconvertis de la psychanalyse, où l’on reconnaîtra avec plaisir notre ami et soutien Jacques Van Rillaer, qui est venu bien souvent faire des cours critiques avec nous sur le campus de Grenoble et a produit des ressources(voir entre autres ici, , et ).

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Didier Pleux

Autres films de Sophie Robert sur le site Dragon Bleu TV.

Parution des mémoires de Mario Bunge – Entre deux mondes, mémoires d’un philosophe-scientifique

cortex_mario_bungeMario Bunge (pronconcez à l’espagnole [ˈbuŋxe], si vous voulez avoir l’air initié) est né en 1919. Philosophe et physicien argentin, installé au Canada, il est professeur émérite de logique et de métaphysique à l’université McGill de Montréal. Principal théoricien du matérialisme actuel, il est l’auteur de près d’une centaine d’ouvrages et de plusieurs centaines d’articles. Une légende pour les membres du CorteX. Nos copains des éditions Matériologiques publient ses mémoires à l’instant, traduites par le camarade Pierre Deleporte. Pénétrons entre deux mondes.

Le physicien et philosophe Mario Bunge a attendu 2015 et sa quatre vingt seizième année pour rédiger ses mémoires. C’est dire si la fresque qu’il nous propose ici est riche en idées, en événements (emprisonnement, exil, échecs et succès, honneurs et adversité), en prises de position, en troubles de l’Histoire, en jaillissements de savoirs, en ferments pour un matérialisme du XXIe siècle. 

L’« entre deux mondes » que le titre évoque se comprend de multiples façons. Bien sûr, d’abord par la position singulière de Mario Bunge, autant scientifique que philosophe, véritablement à l’interface de ces deux mondes savants. Savoirs scientifiques
et culture humaniste sont liés et Bunge voyage d’un monde à l’autre, sans se soucier d’une dichotomie courante qui contribue à un inutile conflits des savoirs.

C’est aussi un entre-deux-mondes géographique et social : une première vie en Amérique du Sud, puis le départ définitif pour l’Amérique du Nord. Une telle autobiographie se doit de revenir sur les aspérités de la vie comme sur ses bonheurs, tout comme elle doit tracer les trajectoires des rencontres avec des centaines d’éminents savants, amis ou adversaires. Avec une franchise inhabituelle dans ces milieux feutrés, au détour des pages fusent les concepts, les théories, les leçons pour les temps présents, les appels à la raison, les mises en garde contre les obscurantismes et les vaines promesses. Encore des entre-deux-mondes…

L’auteur nous convie à l’exposé d’une vie de travaux incessants dans presque tous les grands domaines savants, permettant ainsi aux lecteurs francophones d’aborder les rives d’un vaste continent de connaissances, alors qu’il existe très peu de livres de Bunge en français, moins encore de biographie… Et si l’on adhère à ses idées, à sa démarche, à sa méthode, à son humour parfois cinglant, c’est avec un plaisir rare que l’on peut se sentir appartenir à une sorte de confrérie, celle des amoureux de la pensée rationaliste et humaniste, et de son partage.

Merci aux éditions Matériologiques pour ce cadeau.

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Sommaire (table des matières détaillée ici)
Avertissements de l’éditeur, par Marc Silberstein (page 3)
Avant-propos de Mario Bunge (page 11)
Chapitre 1 : Enfance (page 13)
Chapitre 2 : Adolescence (page 43)
Chapitre 3 : Université (page 75)
Chapitre 4 : Apprentissage scientifique (page 107)
Chapitre 5 : Apprentissage philosophique (page 147)
Chapitre 6 : Premiers emplois (page 181)
Chapitre 7 : Professeur itinérant (page 227)
Chapitre 8 : Le Canada et le réalisme scientifique (page 261)
Chapitre 9 : Philosophie exacte (page 301)
Chapitre 10 : Matérialisme systémique (page 351)
Chapitre 11 : Biophilosophie (page 399)
Chapitre 12 : Monisme psychoneural (page 433)
Chapitre 13 : Philosophie sociale (page 475)
Chapitre 14 : Idées bizarres, lieux étranges,
événements extraordinaires (page 505)
Chapitre 15 : Philosophie pratique (page 543)
En guise d’épilogue (page 581)
Postface : Ma vie avec Mario, par Martha Bunge (page 587)
Index des noms (page 609)
Bibliographie complète de Mario Bunge (page 621)

Image montrant le cycle de la Lune

Lune et criminalité – Dossier de Hugo Deleglise

cortecs_hugo_delegliseHugo Deleglise, étudiant en L3 de Mathématiques et Informatique Appliquées aux Sciences Humaines et Sociales (MIASHS) à Montpellier, a réalisé un stage au CORTECS entre le 9 mai et le 17 juin 2016. Il avait pour objectif d’étudier l’éventuelle corrélation entre la pleine lune et la « violence ».

Ce sujet est un classique en zététique et a été largement traité en psychologie1, mais il me semblait, bien que je n’aie pas parcouru toute la littérature à ce sujet, que le traitement usuel de cette question ne prenait que rarement en compte les biais méthodologiques inhérents à la mesure de la violence, la délinquance, la criminalité. Ils sont pourtant fort nombreux2. J’ai donc confié à Hugo Deleglise la mission de s’approprier les critiques de la construction des chiffres de la délinquance, de faire une revue de littérature (loin d’être exhaustive vu le peu de temps dont il disposait) en repérant les biais éventuels contenus dans le choix des variables étudiées et enfin, d’étudier la corrélation (ou non) à Chicago entre la pleine lune et une variable mesurant la « violence » qu’il devait définir pour limiter autant que faire se peut les biais, en explicitant ses choix. Il s’agit d’un travail d’étudiant, mené sur un temps relativement court, mais c’est un travail de qualité. Pour le consulter, c’est ici.

 

 

Anglais, dramaturgie, philosophie morale et santé – La « pièce à problème » Doctor's dilemma, de George B. Shaw

CorteX_GB_ShawL’irlandais George B. Shaw (1856 – 1950) est un écrivain assez peu connu en France, et pourtant : il est caustique, il écrit remarquablement bien, et il affiche un goût assez prononcé pour les controverses politiques. On l’entendra promouvoir l’eugénisme, s’opposer à la vaccination, avoir de l’admiration pour Mussolini et Staline, mais aussi contester la notion de religion, dénoncer les deux camps à la guerre de 14, ou refuser systématiquement toute récompense, médaille ou honneur. Il aura un pied dans l’anarchisme et le soutien aux figures anarcho-féministes comme Charlotte Wilson, mais adhérera aussi au mouvement néolibéral dit « fabien », qui existe toujours1.

L’une des pièces de G. B. Shaw s’intitule Doctor’s dilemma, et a été mise en scène pour la première fois à Londres en 1906. J’apprécie cette pièce pour les dilemmes moraux de type médical, engendrés par des moyens médicaux limités et les contradictions dans les revendications à une médecine privé : de fait, cela range cette pièce dans ce que les francophones appellent les « pièces à problème », et les anglophones « problem plays ».

Pour la savourer on peut :

  • la lire en français – Paris : Aubier, 1941.
  • la lire en anglais (ici)
  • l’écouter en anglais : j’ai eu le plaisir de dénicher l’enregistrement de la pièce sur Librivox. Le voici, en cinq épisodes.

Acte 1

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Acte 5

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Le synopsis :

À la fin de l’époque victorienne à Londres, l’artiste-peintre Louis Dubedat est atteint de la tuberculose. Sa femme Jennifer, follement amoureuse d’un mari qu’elle idéalise, ne peut se résoudre à le voir disparaître. Elle va demander au célèbre spécialiste Sir Ridgeon de tenter le tout pour le tout afin de le sauver. Le docteur a tellement de patients qu’il ne peut traiter en priorité que certains cas extrêmes et Jennifer le convainc (en même temps qu’il est séduit par son charme) en lui présentant des œuvres de son mari en qui le docteur reconnaît un grand artiste. Mais en prenant Louis en charge, le docteur et son équipe découvrent que l’artiste est doublé d’un escroc qui est, de surcroît, bigame, marié à une autre femme qu’il a abandonnée. Le docteur est confronté à un dilemme, entravé, en plus, par les sentiments qu’il éprouve pour Jennifer : soit laisser l’artiste s’éteindre en préservant les illusions de Jennifer, soit tenter de le sauver en dévoilant à celle-ci la bigamie et les autres travers de son mari.

L'Histoire officielle a parfois mauvaise vue – Travail sur l'image de Carlos et Smith, poings gantés, aux Jeux Olympiques de 1968

Il est des images qui marquent les esprits, ancrant un événement dans une sorte de culture collective. Seulement une image n’est pas un fait historique. Son cadre, son grain, son plan, sont autant de manières d’orienter le propos. Et en l’absence de légende ou de notice, la photographie peut occulter des éléments nécessaires à la compréhension pleine et entière du sujet abordé. Faisons nôtre ici le travail d’enquête de Riccardo Gazzaniga : il permet à un-e enseignant-e non seulement d’aborder la sémiotique de l’image, mais également des pans assez méconnus de l’Histoire des États-Unis et de l’Australie, notamment la ségrégation racial pour les premiers, une politique d’apartheid pour la seconde. Pour ma part, il m’a suffisamment frappé pour que j’envisage d’incorporer le sujet dans mes enseignements de critique des médias, en particulier dans les parties traitant du poids des images, de leur construction, de leur viralité.

Merci à l’inconnu-e qui m’a fait suivre cet article – impossible de me rappeler.

Cet article a été écrit et publié originalement ici en italien par l’écrivain gênois Ricardo Gazzaniga, et en français.

Parfois, les images peuvent nous tromper.
Prenez cette photographie, par exemple. Vous la reconnaissez sans doute, elle est extrêmement célèbre et se trouve dans tous les livres d’histoire : c’est le geste de rébellion de deux coureurs afro-américains, John Carlos et Tommie Smith, brandissant le poing pour protester contre la ségrégation raciale, alors qu’ils se trouvaient sur le podium après avoir couru les 200 mètres lors des Jeux Olympiques de 1968, à Mexico.

CorteX_Norman_Carlos-Smith-1Eh bien cette photo m’a trompé, pendant très longtemps… Et il est probable qu’elle vous ait trompé, vous aussi. J’ai toujours vu cette photo comme une image extraordinairement puissante de deux hommes de couleur, pieds nus, tête baissée, leur poing ganté de noir brandi vers le ciel tandis que l’hymne national Américain retentissait.  J’ai toujours vu dans cette image un geste symbolique fort (note RM : le salut Black Power) pour défendre l’égalité des droits pour les personnes de couleur, dans une année notamment marquée par la mort de Martin Luther King et de Bobby Kennedy. J’ai toujours vu dans cette image une photographie historique de deux hommes de couleur. Et c’est pour ça, sans doute, que je n’ai jamais vraiment fait attention à ce troisième homme. Un blanc, immobile, figé sur la deuxième marche du podium. Il ne brandit pas le poing en l’air. J’ai toujours vu dans ce troisième homme une sorte d’intrus, une présence en trop, arrivé là un peu par hasard et malgré lui.

En fait, je pensais même que cet homme représentait, dans toute sa rigidité et son immobilité glacée, l’archétype du conservateur blanc qui exprime le désir de résister à ce changement que Smith et Carlos invoquaient en silence derrière lui.  Mais je me trompais. Pire que ça : je ne pouvais pas mieux me tromper.

La vérité, c’est que cet homme blanc sur la photo, celui qui ne lève pas le bras, est peut-être le plus grand héros de ce fameux soir d’été 1968.

Il s’appelait Peter Norman, il était australien et ce soir-là, il avait couru comme un dingue, terminant la course avec un temps incroyable de 20 s 06. Seuls l’Américain Tommie Smith avait fait mieux, décrochant la médaille d’or tout en inscrivant un nouveau record du monde, avec un temps de 19 s 78. Un deuxième Américain, un certain John Carlos, se trouvait sur la troisième marche avec seulement quelques millisecondes d’écart avec Norman.

En fait, on pensait que la victoire se départagerait entre les deux américains. Norman, c’était un coureur inconnu, un outsider, qui a soudain eu un coup de fouet inexpliqué dans les derniers mètres et s’est retrouvé propulsé sur le podium. Cette course, c’était la course de sa vie.

Pourtant, le plus mémorable ne fut pas la performance en elle-même, mais bien les événements qui s’ensuivirent lors de la montée des coureurs sur le podium après la course. 

Smith et Carlos allaient bientôt montrer à la face du monde entier leur protestation contre la ségrégation raciale. Ils se préparaient à faire quelque chose d’énorme, d’un peu risqué aussi, et ils le savaient. 

Norman, lui, était un blanc d’Australie. Oui, d’Australie : un pays qui avait à l’époque des lois d’apartheid extrêmement strictes, presque aussi strictes que celles qui avaient cours en Afrique du Sud. Le racisme et la ségrégation étaient extrêmement violents, non seulement contre les Noirs mais aussi contre les peuples aborigènes.

Les deux afro-américains ont demandé à Norman s’il croyait aux droits humains. Norman a répondu que oui.
« Nous lui avions dit ce que nous allions faire, nous savions que c’était une chose plus glorieuse et plus grande que n’importe quelle performance athlétique » racontera plus tard John Carlos.  « Je m’attendais à voir de la peur dans les yeux de Norman… Mais à la place, nous y avons vu de l’amour. »

Norman a simplement répondu : « Je serai avec vous ».

CorteX_Norman_Carlos-Smith-2Smith et Carlos avaient décidé de monter sur le podium pieds nus pour représenter la pauvreté qui frappait une grande partie des personnes de couleur. Ils arboreraient le badge du Projet Olympique pour les Droits de l’Homme, un mouvement d’athlètes engagés pour l’égalité des hommes. CorteX_Norman_Carlos-Smith-3

Mais ils ont bien failli ne pas porter les fameux gants noirs, le symbole des Black Panthers, qui ont finalement fait toute la force de leur geste.

C’est Norman qui a eu l’idée. En fait, juste avant de monter sur le podium, Smith et Carlos ont réalisé qu’ils n’avaient… qu’une seule paire de gants. Ils allaient renoncer à ce symbole, mais c’est Norman qui a insisté, en leur conseillant de prendre un gant chacun.
Et c’est ce qu’ils ont fait.

Si vous regardez bien le cliché, vous verrez que Norman porte, lui aussi, un badge du Projet Olympique pour les Droits de l’Homme, épinglé contre son cœur1.

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Les trois athlètes sont montés sur le podium ; le reste fait partie de l’Histoire, capturé par la puissance de cette photo qui a fait le tour du monde.

« Je ne pouvais pas voir ce qui se passait derrière moi » se souviendra plus tard Norman, « mais j’ai su qu’ils avaient mis leur plan à exécution lorsque la foule qui chantait l’hymne national Américain s’est soudainement tue. Le stade est devenu alors totalement silencieux. »

Cet événement a provoqué l’immense tollé que l’on sait. Les deux coureurs ont été immédiatement bannis de la discipline et expulsés du village olympique. Une fois de retour aux États-Unis, ils ont fait face à de nombreux problèmes et ont reçu d’innombrables menaces de mort. 

Ce que l’on sait moins, c’est que Peter Norman, lui aussi, a subi de lourdes conséquences. Pour avoir apporté son soutien à ces deux hommes, il a dû dire adieu à sa carrière qui aurait pu être extrêmement prometteuse.

Quatre ans plus tard, malgré son excellence dans la discipline, il n’est pas sélectionné pour représenter l’Australie pour les Jeux Olympiques de 1972. Il ne sera pas non plus invité pour les JO qui se dérouleront dans son propre pays, en 2000.

Dégoûté, Norman a laissé tomber les compétitions athlétiques, et s’est remis à courir au niveau amateur. En Australie, où le conservatisme et la suprématie raciale avait la peau dure, il a été traité comme un paria, un traître. Sa famille l’a renié, et il n’arrivait pas à trouver de travail à cause de cette image qui lui collait à la peau. Il a travaillé un temps dans une boucherie, puis en tant que simple prof de gym.
Après une blessure mal soignée, il a fini ses jours rongé par la gangrène, la dépression et l’alcoolisme.

Pourtant, Norman a eu pendant des années une chance de se racheter, de sauver sa carrière et d’être à nouveau considéré comme le grand sportif de talent qu’il était : Il a maintes fois été invité à condamner publiquement le geste de John Carlos et de Tommie Smith, de demander pardon, bref de se repentir face à ce système qui avait décidé de l’exclure.

Un simple pardon aurait pu lui permettre de revenir dans la discipline, et plus tard de faire partie des organisateurs des jeux olympiques de Sydney en 20002.  Mais il n’en a rien fait. Norman n’a jamais laissé ses opinions faiblir, et n’a jamais accepté de trahir les deux américains pour se « racheter ».

Avec le temps, Carlos et Smith ont été considérés comme de véritables héros ayant défendu la cause de l’égalité raciale envers et contre tous. En Californie, une statue a même été érigée en hommage à ces deux athlètes aux poings levés…Sauf que l’Australien ne figure pas sur cette statue3.

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Gommé, supprimé de l’histoire et pourtant détesté de tous en son pays, voilà ce qu’il était devenu.  Son absence semble être l’épitaphe d’un héros que personne n’avait remarqué, et que l’histoire n’aura malheureusement pas retenu.

En 2006, Peter Norman décède finalement à Melbourne, en Australie. Pendant des décennies, il a a donc été pour beaucoup « l’homme qui n’a pas levé le poing » tout en étant complètement déconsidéré par son propre pays puis, pire encore, oublié.

À son décès, les deux sprinteurs américains ont tenu à porter son cercueil.CorteX_Norman_Carlos-Smith-6

N’oublions jamais Peter Norman, héros sans gants, effacé de l’histoire, qui n’a jamais cessé de lutter pour l’égalité des hommes.

Pour aller plus loin : le réalisateur et acteur Matt Norman, neveu de Peter, a réalisé et produit un documentaire intitulé Salute (2008) sur les trois coureurs.

L'autobiographie de Dawkins sur la plage

CorteX_An_Appetite_for_Wonder_Dawkins_couvUSJ’ai eu le plaisir de lire cet été (2016) le premier volume de l’autobiographie de Richard Dawkins, An Appetite for Wonder: The Making of a Scientist, (non traduit) qui racontait la vie du scientifique depuis l’enfance jusqu’à l’écriture du célèbre Gène égoïste (The selfish gene) en 1976. Dawkins a toujours cette plume qui enchante, alternant passages croustillants d’humour et exposés scientifiques. J’ai regretté un certain nombre de poésies incrustées dans le texte, probablement parce que mon anglais ne me permet pas d’en saisir les subtilités. N’empêche, cela montre aux tristes sires qu’on peut être un scientifique matérialiste athée et pourtant aimer la poésie.

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Comme j’aime bien fureter, j’ai trouvé le pdf du livre. Comme j’aime bien partager, je voulais le mettre ici (en anglais). Et comme Dawkins n’est pas pauvre, je ne pensais pas le léser (et je vais lui écrire quand même pour le prévenir). Mais… je ne remets plus la main dessus. Je vais farfouiller mes archives, comptez sur moi.

Le deuxième volume de l’autobiographie, Brief candle in the dark: my life in science, a paru en septembre 2015, n’est pas traduit non plus. Je pensais que le titre faisait explicitement filiation avec le bouquin de Carl Sagan The demon-haunted world: Science as a candle in the dark (dont nous avons déjà parlé à propos du Dragon dans le garage) et cela semble le cas, comme il le dit quelque part dans le bouquin. Mais cela aurait pu être aussi un clin d’œil au livre Candle in the Dark: Or, A Treatise Concerning the Nature of Witches & Witchcraft, du médecin anglais Thomas Ady de 1656 (que la Cornell Library met à disposition ici pour les curieux fans de démonologie). Peu de gens connaissent Ady, mais pour qui est friand d’anecdotes, on lui doit entre autres une ancienne dénonciation du pseudo-Latin de la formule Hocus Pocus.1

Bref, dans ce tome, Richard Dawkins continue son autobiographie jusqu’au présent, donne ses idées, et convoque son panthéon, de Darwin à Attenborough, de Medawar à Hamilton, autant de noms qui chanteront aux oreilles des biologistes.
Je n’ai pas la version e-book, mais j’ai la version lue par Dawkins lui-même, en 15 épisodes.

De quoi écouter en effectuant vos tâches ménagères.

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 En bonus, voici le texte d’une conférence de Dawkins donnée à la BBC1 le 12 novembre 1996, intitulée Science, delusion and the appetite for wonder (en anglais). Télécharger

La loi de Stigler (qui n'est pas de Stigler)

Oeuvre "Palimpseste" de l'artiste RERO (Allemagne, 2011)
Oeuvre « Palimpseste » de l’artiste RERO (Allemagne, 2011)

En 2013, alors que nous passions nos nuits sur le K, notre projet de manuel sur les thérapies manuelles, qui parut à l’orée de l’année suivante chez les PUG (voir ici), Nicolas Pinsault et moi illustrions la loi de Stigler : « Une découverte scientifique ne porte jamais le nom de son auteur ».

Nous travaillons à l’époque sur un paradoxe statistique appelé paradoxe de Simpson (à venir). En creusant un peu, nous avons constaté que cet effet statistique est notoirement attribué au statisticien Edward Hugh Simpson qui l’exposa en 1951 dans son article The Interpretation of Interaction in Contingency Tables. Pourtant, près de cinquante ans plus tôt, en 1903, George Udny Yule en faisait état1. Aussi Nicolas et moi nous sommes dit : il est légitime de parler désormais du paradoxe de Yule-Simpson. Las ! Farfouillant encore un peu, on se  rend compte que quatre ans plus tôt, en 1899, le paradoxe était déjà découvert par Karl Pearson et son équipe2. Là, nous avons arrêté de creuser.

C’est la confirmation d’une autre loi dite loi de Stigler, du nom de son présumé auteur Stephen Stigler : « Une découverte scientifique ne porte jamais le nom de son auteur ». C’est d’ailleurs le cas de cette loi, que Stigler lui-même attribue à Robert K. Merton3.

Comme l’aurait prétendument dit le mathématicien Alfred North Whitehead, à moins que ce ne soit quelqu’un d’autre, « tout ce qui compte a déjà été dit par quelqu’un qui ne l’a d’ailleurs pas découvert lui-même ».

Cet article est tiré du livre « Tout ce que vous n’avez jamais voulu savoir sur les thérapies manuelles« , pp. 206-207, écrit par Pinsault et Monvoisin, mais il est probable que l’essentiel de ce qui y est écrit a déjà été dit ailleurs, et mieux.