Esprit critique & kinésithérapie : deux mémoires défrayent la chronique

En ce mois de juin 2012 sortent simultanément de l’Ecole de Kinésithérapie du CHU de Grenoble deux mémoires de Master 1 portant sur des sujets controversés : la fasciathérapie MDB et la micro-kinésithérapie. Le travail de Nelly Darbois, mené le plus rigoureusement et impartialement possible, alimentera les réflexions et devraient permettre d’affiner les pratiques et l’épistémologie de la discipline. Concernant le mémoire de Thibaud Rival, il est de moindre qualité mais apporte un éclairage indéniable sur son objet. Bonne lecture.

Nelly Darbois
Nelly Darbois – Kinésithérapie (Chambéry, France)

Le premier mémoire, écrit par Nelly Darbois, porte sur le sujet « chaud » de la fasciathérapie Méthode Danis Bois et s’intitule La fasciathérapie « Méthode Danis Bois » : niveau de preuve d’une pratique de soin non conventionnel [1]. Il a été encadré par Richard Monvoisin (CorteX – Université de Grenoble) et Stéphanie Bernelle (Ecole de Kinésithérapie – CHU Grenoble).

  • Le mémoire (pdf, actualisé le 28 juin 2012)
  • Le poster (pdf)
  • La présentation orale montée, (le 25 mai 2012 à Grenoble) :

    Ajout du 22 décembre 2017.

    Des requêtes judiciaires menées depuis 2012 par la société Point d’appui et l’association nationale des kinésithérapeutes fasciathérapeutes (aujourd’hui nommée Association FasciaFrance) ont conduit à demander à ce que « les informations concernant la fasciathérapie ne doivent plus figurer dans le guide  » Santé et dérives sectaires  » publié par la mission interministérielle de vigilance contre les dérives sectaires (MIVILUDES) en avril 2012  » 1.


CorteX_Thibaud_Rival

Le second mémoire, produit par Thibaud Rival aborde le non moins problématique sujet de la microkinésithérapie de MM. Benini et Grosjean, et s’intitule « Une méthodologie d’approche des pratiques non conventionnelles : application par l’analyse critique de la microkinésithérapie ». Il a été encadré par Nicolas Pinsault (CorteX – Ecole de Kinésithérapie – CHU Grenoble) et Richard Monvoisin (CorteX – Université de Grenoble).

Pour tout détail, complément ou remarque :

  •  Nelly Darbois, Thibaud Rival via R. Monvoisin – Collectif de Recherche Transdisciplinaire Esprit Critique & Sciences (CORTECS) Bureau des Enseignements Transversaux – Département des Licences Sciences & Techniques  480 avenue Centrale Domaine Universitaire BP 53 – 38041 Grenoble cedex 9 – Monvoisin [at] cortecs.org

Richard Monvoisin

[1] Sujet « chaud » au sens où cette technique fait l’objet de critiques de la Mission Interministérielle de Vigilance et de Lutte contre les Dérives Sectaires (Miviludes 2007 et 2012, Guide santé et dérives sectaires) et se retrouve au coeur de processii juridiques. On lira à ce propos Face au cancer, la fasciathérapie continue de diviser à Angers, Rue 89.

Entraînez-vous ! Détection du finalisme et de l'anthropomorphisme

Difficile de parler des mécanismes de l’évolution des espèces sans utiliser un vocabulaire ou des expressions anthropomorphiques ou finalistes. On les retrouve cachées dans des expressions telles que « les poils (humains) ont disparu car nous n’en n’avions plus besoin« . Plus subtil, le terme « pour » lorsque l’on évoque par exemple le long cou des girafes pour attraper la nourriture haut dans les arbres. Si ce « pour » a comme signification « leur permettant de », il est acceptable car extérieur à la volonté de l’animal, mais dans l’esprit de beaucoup de gens, ce « pour » signifie « dans le but de » ou « dans l’intention de ». Nous pensons que ce type de formulations a un effet dévastateur sur les conceptions d’un public qui, soi-disant, est demandeur de choses faciles et rapides à digérer, se complaisant dans l’image et le sensationnel. Il est tout à fait possible qu’un reportage mou et long sur la reproduction des taupes ne suscite pas le même engouement qu’un documentaire déjanté sur les plus gros insectes du monde. Mais ce faux dilemme ne doit pas nous empêcher d’imaginer ces mêmes documentaires, et sexy et rigoureux scientifiquement, sans aucun compromis entre justesse de vocabulaire et audience.

Si vous avez vous aussi des exemples à partager, vous pouvez nous écrire : contact@cortecs.org

Denis Caroti


Dans l’extrait suivant d’un documentaire réalisé en 2004 et diffusé sur France 5 en 2008 (Petites bêtes et grosses frayeurs – World’s Biggest and Baddest Bugs), nous avons détecté quelques-unes de ces utilisations. Nicolas Montes ayant travaillé sur ce décorticage, nous retranscrivons ici ses remarques. Merci à lui pour cette analyse !

[youtube=http://www.youtube.com/watch?v=JblvtnC4_Qs]

A télécharger ici

1/ Analyse du vocabulaire

L’anthropomorphisme est l’attribution de caractéristiques comportementales ou morphologiques humaines à d’autres entités comme des animaux, des objets ou des phénomènes.
On peut relever une série de mots à fort effet impact, intégrée dans une scénarisation guerrière (voir technique du carpaccio) : le vocabulaire de combat est tel qu’on pourrait l’entendre dans la description de conflits humains actuels, avec des qualificatifs anthropomorphiques, c’est-à-dire qui confèrent à l’animal des sentiments humains ou des valeurs morales.
  • « Le féroce Casoar »

Féroce : qui se plait dans le meurtre, cruel (Dictionnaire Littré)

  • « Les armes de la mante »
  • « Les pattes extraordinaires de la mante… »
Extraordinaire a un sens ambigu : qui sort de l’ordinaire sans préciser quel ordinaire ou quelle normalité. Par exemple, ordinaire pourrait signifier des pattes de sauterelles ? Mais les pattes de sauterelles ne sont-elles pas « extra-ordinaires » par rapport à celles du chien par exemple ?
  • « Cet insecte a sacrifié deux de ses six pattes… »
  • « … des machines à tuer »
  • « … servir de proie à des tueurs »

2/ Finalisme (téléologie), anthropomorphisme et erreurs

  • « Les armes préférées de la mante religieuse sont ses pattes extraordinaires »

CorteX_mante_armeeLa mante n’a pas de préférences dans le choix de « ses armes ». C’est un anthropomorphisme. De plus, « armes préférées » signifie qu’elle en a d’autres, on peut se demander lesquelles ? Qui plus est, le fait même d’utiliser « armes » est un terme téléologique, avec une finalité, alors que l’évolution ne fonctionne pas avec une finalité : seuls ont survécu les individus ayant cette caractéristique qui leur a permis d’assurer une plus grande descendance que ceux qui ne l’avaient pas, ceci dans le milieu où ils vivent.

  • « Cet insecte a sacrifié deux de ses six pattes pour en faire exclusivement des machines à tuer »

Elle n’a pas « sacrifié » ses pattes (mais il y a eu, au cours du temps, sélection naturelle de la variation « pattes antérieures ravisseuses »)
Ce « sacrifice » s’est fait à l’échelle historique et de l’espèce (et pas de l’individu visible sur le film).

  • « Cet insecte a sacrifié deux de ses six pattes pour en faire exclusivement des machines à tuer »

La sélection naturelle n’a pas de but. Ni la mante, ni la sélection naturelle n’ont « fabriqué » intentionnellement des machines à tuer (le fameux « pour » auquel il est très difficile de ne pas avoir recours mais dont il faut, rappelons-le, particulièrement se méfier). C’est une vision finaliste.

  • « Cet insecte a sacrifié deux de ses six pattes pour en faire exclusivement des machines à tuer »

Cette affirmation est fausse puisque ces pattes servent aussi à la locomotion.

Nicolas Montes

Entrevue avec Nicolas Gauvrit

A l’occasion d’une conférence donnée à Marseille, Nicolas Gauvrit, Maître de Conférences à l’Université d’Artois et chercheur au laboratoire de didactique de l’Université Paris VII, a accepté de répondre à quelques-unes de nos questions. Nous partageons ici ses réflexions sur le thème de la psychanalyse notamment mais également sur des sujets plus généraux comme le rationalisme, la prise en charge de l’autisme, etc. (La prise de son annexe n’a pas fonctionné, désolé).

Denis Caroti


  1. Zététicien, rationaliste, sceptique ? Comment Nicolas se définit-il ?
  2. Agir de façon rationnelle ? Peut-on croire de façon rationnelle ?
  3. L’inconscient comme fondement des psychanalyses
  4. Les psychanalyses sont-elles « scientifiques » ?
  5. Quels sont les critères pour dire qu’une pratique est « scientifique » ?
  6. Peut-on tester certaines hypothèses psychanalytiques ?
  7. Des hypothèses psychanalytiques ont-elles été validées ?
  8. Psychanalyse et idées reçues
  9. Le refoulement : une idée reçue ?
  10. Le lapsus : idée reçue ?
  11. Lacan et les mathématiques : imposture intellectuelle ?
  12. Psychanalyse et autisme : sophisme « du juste milieu »
  13. Psychanalyse : traiter les causes de l’autisme ?
  14. Les livres qui ont compté
  15. Développer science et esprit critique : un outil de transformation sociale ?
  16. Bibliographie
[dailymotion id=xr55xb] Zététicien, rationaliste, sceptique ? Comment Nicolas se définit-il ?Pourquoi ? Quel est le terme qui convient le mieux pour parler de ses travaux ?
   
[dailymotion id=xr56j2] Agir de façon rationnelle ? Peut-on croire de façon rationnelle ?
   
[dailymotion id=xr5dz0] L’inconscient comme fondement des psychanalyses
   
[dailymotion id=xr56jo] Les psychanalyses sont-elles « scientifiques » ?
   
[dailymotion id=xr56jv] Quels sont les critères pour dire qu’une pratique est « scientifique » ?
   
[dailymotion id=xr56k4] Peut-on tester certaines hypothèses psychanalytiques ?
   
[dailymotion id=xr5f6o] Des hypothèses psychanalytiques ont-elles été validées ?
   
[dailymotion id=xr5fei] Psychanalyse et idées reçues
   
[dailymotion id=xr5fv9] Le refoulement : une idée reçue ?
   
[dailymotion id=xr5g75] Le lapsus : idée reçue ?
   
[dailymotion id=xr5gfc] Lacan et les mathématiques : imposture intellectuelle ?
   
[dailymotion id=xr5hcm] Psychanalyse et autisme : sophisme « du juste milieu »
   
[dailymotion id=xr5i2g] Psychanalyse : traiter les causes de l’autisme ?
   
[dailymotion id=xr5isp] Les livres qui ont compté
   
[dailymotion id=xr5iut] Développer science et esprit critique : un outil de transformation sociale ?
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Impostures_intellectuelles

Bibliographie :
– Le singe en nous, Frans de Waal, Fayard (2006).
– Mensonges freudiens, Jacques Bénesteau, Pierre Mardaga éditeur (2002).
– Impostures intellectuelles, A.Sokal & J.Bricmont, Odile Jacob (1997).

Main basse sur la science publique : le «coût de génie» de l’édition scientifique privée

Le problème de la publication scientifique et de son violent « capitalisme » fait l’objet de nos enseignements et de nos préoccupations. Nous l’abordons dans les stages pour doctorants ainsi que dans les modules « analyse d’articles » pour professionnels de santé. Richard Monvoisin a d’ailleurs clairement pris position sur le sujet (voir Recherche publique, revues privées, Le monde diplomatique, décembre 2012). Un groupe de chercheurs (CNRS, INRA) emmenés  par le biologiste Bruno Moulia ont produit un texte fouillé sur la question, qui étoffera tout enseignement sur le sujet. Nous le reproduisons ici.


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Main basse sur la science publique :

le «coût de génie» de l’édition scientifique privée

 Imaginez un monde où les chercheurs des établissements publics de recherche et des universités seraient rétribués individuellement en fonction de leur contribution au chiffre d’affaire d’un oligopole de grands groupes privés, et où les moyens humains et financiers affectés à leurs recherches en dépendraient. Projet d’un think-tank ultra-libéral, voire science-fiction pensez-vous ?… ou alors cas particulier de quelques fraudes liées à l’industrie du médicament ? Non, non, regardez bien autour de vous, c’est déjà le cas, dans l’ensemble du monde scientifique (sciences de la nature, médicales, agronomiques…), et ce à l’insu de la grande majorité des gens, et de trop de chercheurs ! Mais une prise de conscience est en train de s’opérer et une bataille s’engage sur tous les continents. Analysons les faits :

Une transformation du processus de production dans l’édition qui a conduit à sa concentration et à la privatisation de la publication par quelques grands groupes

La publication, l’acte par lequel des chercheurs rendent publics et accessibles à leur collègues leurs résultats, est un élément clé du processus de développement de la Science. Le travail des chercheurs y est soumis à une première vérification par des pairs. Cette vérification, si elle n’est pas parfaite (Monvoisin, 20121), permet du moins de modérer le nombre de publications et donc de limiter la dilution de l’information significative –au risque d’un certain conservatisme parfois (Khun, 1952). Si ce travail est jugé significatif par deux pairs spécialistes du domaine (couverts par l’anonymat), ce travail est alors publié c’est-à-dire rendu disponible à l’ensemble de la communauté. La publication est ainsi un élément central de la reconnaissance du travail accompli (et/ou de sa critique) et de la renommée des chercheurs et des équipes, et participe ainsi à la formation de leur « crédit ou capital symbolique » (Bourdieu, 1997). La connaissance est aussi un bien public : un bien qui ne perd pas sa valeur par l’usage d’autrui, mais au contraire qui ne la réalise pleinement que par l’usage que les autres scientifiques en font (Maris, 2006). La publication de cette connaissance, en particulier sa publication écrite, est ainsi le moyen de rendre cette connaissance accessible aux autres chercheurs, aux institutions de recherche, aux journalistes et finalement aux citoyens, permettant son évaluation critique au-delà de la vérification initiale et finalement sa mise en valeur collective. Ainsi la publication est le vecteur principal des idées et des innovations d’un secteur à l’autre. Enfin, la publication est un bien non substituable : si un chercheur a besoin pour son travail de tel article, il ne pourra pas le substituer par un autre article qui serait accessible à un moindre coût (COMETS, 2011).

L’organisation de la publication scientifique, au niveau des chercheurs et de l’édition a donc été un élément important du développement des sciences et un aspect central du mode d’organisation de la production scientifique. Elle s’est faite par la création de journaux scientifiques à comités de lecture. Historiquement, l’édition de ces journaux scientifiques a été essentiellement le fait de structures à but non lucratif : des sociétés savantes et des académies des sciences (le modèle issus des Lumières), des presses universitaires et enfin les presses des grands établissements publics de recherche – CNRS, INRA INSERM …en France (le modèle issu du Conseil National de le Résistance et plus largement de l’après guerre). L’enjeu principal de ces structures était la diffusion de la science, avec un souci de qualité et de reconnaissance.

Or les trente dernières années ont vu une transformation sans précédent des modes de production de l’édition en général, et de l’édition scientifique en particulier (Chartron, 2007). Cette transformation est liée au développement des Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication (NTIC) et à l’informatisation/automatisation des processus éditoriaux et d’imprimerie ; elle culmine désormais dans les bibliothèques virtuelles et autres plateformes « on-line ». Cette évolution, concentrant tous les coûts dans « la première feuille virtuelle » et dans le développement et le maintien de grandes plateformes informatisées, a rendu les tirages limités et donc l’édition des journaux scientifiques rentable via des investissements initiaux conséquents et une concentration du secteur2 . Les petits éditeurs n’ont pas pu suivre. En France par exemple, l’Institut National de la Recherche Agronomique éditait 5 titres dont il a cédé, depuis les années 2000, l’édition, la diffusion et la politique commerciale à des éditeurs privés (Elsevier ,puis Springer)3. Et l’Académie des Sciences française a fait de même pour ses Comptes Rendus (mais pas l’américaine plus avisée ! …).

Ainsi, suite à ce processus de fusion-acquisition massif, l’édition des articles scientifiques est passée majoritairement aux mains d’un oligopole de grands groupes d’édition privés. Cinq grands groupes de presse écrasent désormais le marché : Reeds-Elsevier, Springer, Wolters-Kluwer-Health, Willey-Blackwell, Thomson-Reuter (Chartron, 2010). On peut y ajouter un 6eme, le groupe Nature (du groupe MacMillan, GHPG, un géant du livre). Ces 6 groupes privés concentrent désormais plus de 50 % du total des publications (Mc Guilan and Russel, 2008) sur un marché mondial de l’édition Scientifique Médicale et Technique (SMT) estimé à 21 Milliards de dollars en 20104. Reed Elsevier à lui tout seul concentre 25% du total. C’est un niveau de concentration considérable, généralement considéré comme critique par les autorités européennes de la concurrence car il permet la mise en place de pratiques anticoncurrentielles (Comité IST Ministère de l’Enseignement Supérieur et de la recherche, rapport 2008)

Ces groupes participent souvent de groupes capitalistes plus larges. Par exemple Thomson Reuter est d’abord un leader mondial de l’information financière. Ce sont aussi des géants de la presse. Ainsi dès sa création en 1993, l’éditeur Reed-Elsevier se situait au troisième rang mondial dans le secteur de la communication, derrière Time Warner et Dun and Bradstreet, et devenait le 3eme groupe anglo-néerlandais après le pétrolier Royal Dutch Shell et le géant de l’alimentaire Unilever (L’économiste, 1992). En 2010, Reed-Elsevier publiait 2000 journaux pour un chiffre d’affaire de 3 Milliards de dollars (The Economist, 2011).

Privatisation de la publication par les 5 Majors: packaging et copyright

Ainsi une part majeure des publications a été privatisée par des sociétés à but lucratifs. Cette captation du produit de la science (la publication) par les marchés se réalise par la cession par les auteurs de leur « copyright »5 au groupe d’édition publiant le journal où ils veulent publier leur article (cette cession est un pré-requis à la publication). Elle se fait au nom des coûts associés à la publication. Or ces coûts se sont fortement réduits du fait que l’essentiel du travail de mise en forme et d’édition est fait à titre gratuit par les scientifiques eux mêmes. Comme le disait Laurette Tuckerman (une chercheuse de l’ESPCI qui a participé aux travaux de la Commission d’Ethique du CNRS sur ce sujet, COMETS, 2011), un équivalent dans la vie de tous les jours pourrait être le suivant : quelqu’un construit totalement sa maison, mais fait appel à un peintre professionnel pour « fignoler » la façade, et… c’est le peintre qui en devient propriétaire via un bail emphytéotique !6 La cession gratuite de copyright requise pour pouvoir publier un article est en effet totale et irrévocable, et court parfois jusqu’à 70 ans après la mort de l’auteur7. Une fois ces droits acquis, le journal peut faire ce qu’il souhaite des éléments contenus dans la publication, sans en référer à l’auteur (COMETS, 2011), à commencer bien sûr par en vendre le droit de reproduction, y compris à l’auteur lui-même s’il souhaite les ré-utiliser ! La connaissance scientifique, bien public s’il en est, s’est trouvée transformée en un produit marchant par le simple ajout d’un packaging (la mise en forme de la revue) et par la chaîne de distribution. Et sans rétribuer aucun producteur !

Un capitalisme de prédation qui fait rêver Wall Street

Le modèle d’affaire des maisons d’éditions scientifique est en effet une première dans l’histoire du capitalisme. Il a fait écrire à un journaliste du Guardian qu’à ses côtés le magnat de la presse aux mille scandales Ruper Murdoch8 passe pour un socialiste humaniste (Monbiot, 2011). Détaillons un peu. Le travail de production des connaissances (travail de laboratoire, collecte et analyse des données, et nombre d’échanges formels ou informels au sein de la communauté scientifique) est réalisé par les chercheurs, les techniciens et les personnels administratifs de la recherche. La rédaction de l’article – travail effectué par un journaliste dans le reste de la presse – est encore réalisé par le chercheur, ainsi que l’essentiel de la mise en forme (grâce aux logiciels performants de traitement de texte scientifique). La validation du contenu est réalisée par d’autres chercheurs, ainsi que le travail éditorial de la revue. Et tout çà à titre gracieux pour les éditeurs, ou plus exactement via une rétribution symbolique (nous y reviendrons). C’est déjà beaucoup plus rentable que dans la presse conventionnelle où il faut payer les journalistes et les composeurs ! Mais il y a mieux (ou pire, c’est selon les points de vue !). Les journaux sont en effet revendus essentiellement aux bibliothèques de ces mêmes organismes publics de recherches ou universités qui ont financé les recherches et le travail de rédaction ; et ce à prix d’or ! Par exemple l’abonnement électronique à la revue « Biochimica et Biophysica Acta9 » coûte environ 25 000 euros /an (Monbiot, 2011). Ainsi les bibliothèques ont vu leurs dépenses liées à l’abonnement aux revues augmenter de 300% en 10 ans (Blogus Operandi , ULB, 2009). Ce poste absorbait en 2010 ; les 2/3 de leur budget (Monbiot, 2011). Ainsi pour chaque publication acquise, l’État, et donc le contribuable, a payé 4 fois le même article !!

1. les institutions payent les chercheurs qui rédigent les articles publiés dans les revues scientifiques ;

2. les institutions payent les scientifiques qui révisent et commentent les articles qui sont soumis à leur expertise (système de peer review) ;

3. les bibliothèques de ces institutions payent aux éditeurs et/ou agences d’abonnement le droit d’accéder aux revues dans lesquelles leurs chercheurs ont publié ;

4. les bibliothèques de ces institutions payent aux éditeurs l’accès perpétuel aux archives électroniques de ces mêmes revues.

A tel point qu’on a parlé de « racket légal » (Montbiot, 2010). Dans des termes plus liés à l’establishment, même la Deutche Bank reconnait que les marges des Majors de l’édition scientifique sont sans commune mesure avec le service fourni (Mc Gigan and Russel, 2008).

En tout cas c’est Jack Pot !! : Des taux de profits à faire pâlir le Nasdaq, et qui durent ! : 36 % pour Elsevier (secteur scientifique et médical) enCorteX_Logo_boycott_Elsevier_Daniel Mietchen 1988, 36,4 % en 2000 (Mc Gigan and Russel, 2008) encore 36% en 2010 en pleine crise (Montbiot, 2011) ! Les investisseurs spéculateurs ne s’y trompent pas. Ainsi la firme Morgan Stanley, une des grandes banques d’investissement américaines qui se sont tant illustrées dans la crise des subprimes écrivait à ses investisseurs dès 2002 «  la combinaison de son caractère de marché de niche et de la croissance rapide du budget des bibliothèques académiques font du marché de l’édition scientifique le sous secteur de l’industrie des média présentant la croissance la plus rapide de ces 15 dernières années »10 (Gooden et al., 2002). Spéculateurs, fonds de pension, on s’arrache les actions de l’édition scientifique… Quant au chercheur, pigiste-pigeon malgré lui, il constate la diminution des crédits effectivement disponibles pour financer sa recherche (pas son packaging), alors que les gouvernements peuvent communiquer sur un financement accru de la Recherche publique !

La « Science Optimisée par les Marchés » ? Mais c’est la bulle !!!

Si vous êtes chercheur ou simplement contribuable, un néo-libéral vous conseillera sûrement à ce point de récupérer une part de la plus-value de votre travail et/ou de vos impôts en devenant actionnaires de ces sociétés, et en empochant ainsi les dividendes11 ! Et il ajoutera, enthousiaste, que vous participerez en prime à l’optimisation de la recherche par les marchés. Mais justement la science avance, même dans le monde pourtant sous influence des sciences économiques : le modèle démontrant l’optimalité de l’allocation des ressources par le marché (modèle néo-classique) a été remis en cause sur le plan théorique et pratique dès que l’information n’est pas parfaite et qu’il y a des externalités – et la science en est pleine- (travaux du prix « Nobel » Joseph Stiglitz et de ses collaborateurs, voir Stiglitz, 2011). Et la « Grande Récession » mondiale en cours depuis 2008 nous le rappelle tous les jours. Mais on peut aller plus loin : même si on en restait au modèle néo-classique du Marché Optimisateur, ce dernier ne pourrait pas de toute façon s’appliquer à l’édition scientifique ! Comme le remarquait fort justement Morgan & Stanley (Gooden et al., 2002), la demande dans ce domaine est en effet totalement inélastique : les « clients » continuent à acheter quelle que soit l’augmentation des prix, car, comme nous l’avons vu, les publications ne sont pas substituables. Dans ce cas les marchés sont forcément inefficients dans la recherche du « juste prix ». Ils sont essentiellement là dans une position de prédation (on en revient au « racket » (Monbiot, 2009)). Et c’est d’ailleurs bien cette situation qui attire les investisseurs, qui savent bien que les profits juteux sont là où les marchés ne marchent pas (Maris, 2006, Stiglitz, 2011).

On assiste ainsi à une vraie bulle de la publication scientifique. Les journaux se multiplient, car presque tout nouveau journal est rentable et sera acheté. Depuis 1970 le nombre de journaux scientifiques double tous les 20 ans environ (Wake & Mabe, 2009). Quant au nombre de publications scientifiques, il double environ tous les 15 ans (Price, 1963 ; Larsen and von Ins, 2010). Et les prix s’envolent : + 22 à 57 % entre 2004 et 2007 (Rapport du Comité de l’IST, 2008) pour les journaux. En combinant hausse du nombre de journaux et hausse de leur prix, on arrive à une augmentation de +145 % en 6 ans pour l’ensemble des abonnements d’une bibliothèque de premier plan comme celle de l’Université de Harvard (Harvard University, Faculty Avisory Council 2012).

Un contre-argument apporté sur ce point par les sociétés d’éditions et de scientométrie est que l’accroissement du nombre des publications est observé depuis 170012 et qu’il reflète l’augmentation elle aussi exponentielle du nombre de scientifiques. Mais ce n’est pas parce qu’une croissance est exponentielle au début d’un processus qu’il est normal que cette croissance exponentielle se maintienne toujours. Le nombre de publications aurait probablement saturé sans cette bulle (Price, 1963 ; Polanko, 1999). En effet la capacité individuelle de lecture et d’assimilation de chaque chercheur n’augmente pas elle indéfiniment. C’est l’expérience courante de tous les chercheurs qui n’arrivent plus à suivre l’ensemble de la bibliographie, même dans leur spécialité. De même les éditeurs et les relecteurs sont débordés et ont de moins en moins de temps par article, ce qui renforce malgré eux le risque de décision de type « loterie » ou « à la tête du client » (Monvoisin, 2012). On assiste donc à une parcellarisation et une dilution de la connaissance scientifique dans le bruit des publications surabondantes (Bauerlein et al., 2010). Enfin, surabondante uniquement pour ceux qui peuvent payer ! Elle prive les autres, les instituts les moins dotés et les pays en voie de développement de l’accès aux connaissances. Mais l’emballement de la bulle est tel qu’il commence à mettre mal même les institutions les plus riches (ex Harvard University, Faculty Advisory Board, 2012). C’est ce qui a amené de nombreux auteurs à tirer la sonnette d’alarme, et le Comité d’Ethique de la Science du CNRS (COMETS) à émettre en juin 2011 un avis très critique sur cet état de fait (COMETS 2011), suivi plus récemment par le Faculty Advisory Board de l’Université d’Harvard aux USA (Harvard University, Faculty Advisory Board, 2012).

La cotation des journaux à l’Audimat

CorteX_ordi_cadenasMais avant d’aller plus en avant dans l’analyse des effets de cette marchandisation de la science, il nous faut considérer le dispositif mis en place pour établir une cotation « objective » des dits journaux. C’est un point central. Ce fut le fait d’une de ces mêmes grandes maisons de presse, Thomson Reuters, via sa branche Institut of Science Information/ Web of Knowledge. Fort de son expérience sur les marchés boursiers, Thomson Reuter a en effet organisé un système de cotation annuelle en ligne des journaux, le Journal Citation Reports13. Le principe de cette cotation est tout simplement l’Audimat: combien de fois un article publié dans une revue est-il cité, dans les deux ans qui suivent, par les autres articles publiés dans un pannel de journaux choisi par Thomson Reuter (et dont la représentativité a été discutée (Larson et Von Ins, 2010)). C’est ce qu’on appelle le facteur d’impact de la publication. Ainsi la valeur ajoutée d’une recherche a été réduite par l’action de Thomson Reuter aux points d’audimat de la publication associée. On est ainsi passé d’une considération de qualité du contenu par les acteurs de la recherches (tel article est une avancée majeure) à une mesure automatique du nombre de contenants (combien de lecteurs ont-ils vu cet article, et l’ont cité quelle qu’en soit la raison). On peut rentrer dans la critique détaillée de cette mesure (très biaisée), mais là n’est pas l’essentiel ici. Ce qu’il faut retenir ici c’est que la production scientifique a été ainsi quantifiée sur la base du nombre de publications (i.e. du nombre de contenants –packages- sans référence à la connaissance contenue), tout comme on quantifie n’importe quelle production industrielle ou encore les flux financiers (ceci par le biais de la scientométrie -comme on dit médiamétrie-). Et que cette objectivation et trivialisation de la valeur scientifique a été rendue possible en soumettant l’édition scientifique à la loi de l’Audimat.

La mise en place de cette logistique, et surtout sa mise à disposition de tous et sa promotion ont coûté fort cher, mais là encore Thomson Reuter se trouve en situation de quasi-monopole14. Il peut donc revendre avec fort bénéfice ce service aux journaux et surtout aux instituts de recherches et aux universités. Mais pour les éditeurs privés et les intérêts qui les soutiennent, cela présentait un deuxième retour sur investissement, moins direct, en termes de pouvoir et de prise de contrôle cette fois.

Audimat, Agences de Notation, Classements et Mercato : c’est le modèle TF1 ou PSG… en plus rentable !

L’intérêt de l’Audimat, comme on l’a vu dans le cas des chaines de télévisions privées, c’est qu’il peut se décliner à toutes les échelles, en considérant la part d’audience réalisée. Ainsi c’est l’ensemble des acteurs de la production scientifique (chercheurs, institutions et même journaux) qui se trouve ainsi évaluable individuellement en terme de facteur d’impact cumulé (ou de caractérisations dérivées comme le H facteur évaluant la « valeur de l’homo scientificus »).

Des Agences de Notation (l’AERES en France) construites à l’instar de celles qui existent dans la finance ont alors vu le jour. Ces agences publient (aux frais de l’État) des classements (A+, A, B, C, D) essentiellement fondés sur ces critères. Des agences de financement calquées sur les Banques d’investissement, comme l’ANR en France, ont aussi vu le jour pour faire des crédits à des projets de recherche, sur cette même base. Et toujours sur cette base un « Mercato » mondialisé des scientifiques les mieux classés peut s’organiser entre institutions autonomisées gérées comme des entreprises, sur le mode de celui entre chaines de télévisions ou des clubs de football (il est déjà bien en place dans les pays anglo-saxons et c’est un des enjeux de la loi LRU et de sa suivante actuelle que de l’instaurer en France). Ainsi s’est mis en place un mode de management ultralibéral appelé « publish or perish » (publier ou périr). Cette évolution a été analysée ailleurs beaucoup plus en détail (voir en particulier les livres remarquables d’Isabelle Bruno sur la méthode ouverte de management, (Bruno, 2009) et, de Vincent de Gaulejac (2012), sur les conséquences délétères déjà avérées du management de la recherche et l’article de Philippe Baumard (2012) sur la compétition pour la connaissance dans une perspective de guerre économique) et nous ne le développerons pas. Mais il est utile ici de noter qu’un mode de gouvernance des institutions (corporate management) et de management des ressources humaines néo-libéral a pu s’imposer aux sciences grâce à la transformation des modes de production de l’édition scientifique ; et ceci par la mise en place d’une logistique comparable à celle mise en place pour fluidifier les marchés des capitaux (quoiqu’à moindre échelle), soutenue par des investisseurs et des acteurs comparables (ex : Thomson Reuter, les gouvernements libéraux …). Cet environnement et cette logistique établis, le pouvoir de la rétribution symbolique associé à la publication par une revue de prestige d’un éditeur privé a pu se répandre dans l’ensemble du champ scientifique.

Quand la recherche se gère à la contribution au profit des actionnaires  sans débourser un centime de prime: un « coût de génie» !

A la différence de ce qui se passe dans la presse grand public ou même les média télévisuels, la rétribution du producteur primaire (le « travailleur de la recherche scientifique » qu’il soit intellectuel ou manuel15) par les groupes privés d’édition est restée elle essentiellement symbolique, ce qui ne veut pas dire sans pouvoir. En effet, la reconnaissance des équipes de recherche et des individus qui les composent, et l’évaluation de la valeur scientifique de leur production, passe justement par la diffusion et la lecture des publications. Mais, comme nous l’avons vu, grâce au système d’Audimat et d’Agences de Notation et de financement décrit plus haut, la valeur ajoutée d’une recherche a été réduite aux points d’audimat de la publication associée (le facteur d’impact de la publication). Et comme les données d’Audimat sont disponibles et chiffrées (au contraire de la reconnaissance réelle par les pairs) et que tout le système d’évaluation est là pour le légitimer et l’imposer, les chercheurs se sont habitués à considérer le facteur d’impact comme une donnée de première importance, et la gratification symbolique d’avoir un bon facteur d’impact comme suffisante16.

Cette chaîne de valeur symbolique ne le reste pas jusqu’au bout bien sûr : l’actualisation de la valeur en espèces sonnantes et trébuchantes se fait sur le dernier maillon au niveau des sociétés d’éditions lors de la vente des accès aux portefeuilles de journaux (plateformes), puis de la rétribution des actionnaires. Le «coup/coût de génie » de l’édition privée fut d’avoir permis que la valeur marchande (en monnaie réelle dollar, euro…) soit directement corrélée à la cotation du degré de reconnaissance par l’Audimat scientométrique, achevant ainsi l’aliénation de la valeur symbolique de la science en une valeur vénale. Faisant d’une pierre deux coups, l’ensemble de la production est ainsi commandé par une gratification compétitive de chacun des producteurs individuels, permettant au (néo-)Taylorisme de s’imposer en science (comme en attestent la généralisation des diagrammes du principal disciple de Taylor, Gantt, et la gestion des flux tendus que les chercheurs apprennent à connaitre17). Et la boucle est bouclée : les chercheurs sont donc rétribués en terme de crédit symbolique à hauteur directe de leur contribution au chiffre d’affaire des grands groupes privés de l’édition scientifique, via des primes symboliques (qui ne coûtent rien, une sorte de réédition des monnaies de singe des débuts du capitalisme). C’est là la double source du jack pot ! Et aussi de beaucoup d’inquiétude quand on voit ce que la dictature de l’Audimat a pu produire comme effet sur la qualité des contenus dans les médias grand-publics …. On ne s’étonnera guère de la montée des affaires liées à la falsification de données et au plagiat (Monvoisin, 2012 ; Cabut et Larousserie, 2013). Mais une autre conséquence a été moins commentée. Il s’agit de la conséquence sur l’organisation des disciplines scientifiques elle mêmes.

Des disciplines scientifiques à … la discipline des marchés

En terme de marketing, le « marché » des publications est segmenté par l’existence CorteX_publish_perish_phDcomicsmême des disciplines scientifiques (mathématiques, physique, biologie, sociologie, histoire …) et des différents domaines du savoir. La valeur d’impact-audimat des journaux n’a donc de valeur symbolique pour les scientifiques et leurs institutions qu’au sein de ces segments. Les instituts de scientométrie sont donc amenés à établir des regroupements par discipline. Mais le contour même de ces disciplines et domaines sont toujours un peu arbitraires (surtout pour les sous disciplines et domaines). Or les instituts de Scientométrie, en premier lieu Thomson Reuter, se sont arrogé de fait le pouvoir de définir eux-mêmes les contours des domaines, alors que ce travail de différentiation (qui est au cœur de la dynamique de la recherche – Kuhn, 1962- ) était avant aux mains des institutions académiques. En effet comme tous les niveaux institutionnels de la recherche publique sont évalués sur la base des classements d’impact au sein de leur sous-discipline, il suffit que Thomson Reuter -ISI change ses sous-disciplines pour que les équilibres institutionnels soient complètement changés : par exemple, il suffirait d’inclure les « Forestry Sciences » dans les « Plant Sciences », et on verra les meilleurs revues de sciences forestières devenir les derniers de la classe en « Plant-Sciences » pour des raisons liées uniquement à la différence de taille des communautés respectives, déstabilisant ipso facto les départements de recherche en sciences forestières dans le monde entier. Par ailleurs, les pratiques interdisciplinaires, reconnues par beaucoup comme source importante de progrès scientifique, souffrent de cette logique de classement et d’audimat des journaux (voir par exemple Barot et al., 2007 dans le domaine de l’écologie).

Une forme d’intégration verticale informelle….sous la pression des fonds d’investissement.

La mise en marché des publications scientifiques décrite jusqu’ici a mis les institutions scientifiques sous l’influence directe de grands groupes capitalistes, dont la logique est nécessairement celle du profit et de la rente. En fait, pour être plus précis, le processus de production scientifique s’est trouvé intégré verticalement (mais de manière informelle) par les sociétés d’éditions. Or ces sociétés d’éditions se trouvent, nous l’avons vu, sur un segment très rentable. Les actionnaires de ces sociétés sont donc ceux des autres sociétés rentables, à savoir des sociétés d’investissement et des fonds de pension (Gooden et al., 2012), avec les mêmes exigences de rentabilité de la rétribution du capital investi par les dividendes, et la même volatilité qu’ailleurs. Par exemple en décembre 2009, Springer Science + Business Media, racheté en 2003 par le fonds d’investissement britannique Cinven et Candover, était de nouveau revendu à deux autres fonds d’investissements, européen et de Singapour (Chartron, 2009). Par ailleurs, la partie du travail qui n’est pas fournie gratuitement par les chercheurs est délocalisée en Inde ou en Chine (Le Strat et al., 2013). Ainsi sans bien s’en rendre compte et tout en restant salariés de leurs institutions, les « travailleurs de la recherche scientifique » se sont retrouvés intégrés dans un secteur concurrentiel, réclamant toujours plus de productivité-rentabilité et la même dynamique de restructuration (fusions, séparations, délocalisation…) que dans les autres secteurs18. Un tel phénomène d’intégration verticale informelle est probablement sans précédent. Il peut être cependant partiellement comparé à deux autres secteurs : celui des artistes face à l’industrie du « disque » et celui des éleveurs industriels. Dans l’industrie de la musique enregistrée, les artistes créateurs voient leur production dépendre de Majors de la musique qui réalisent le packaging de leur production, et l’accès libre à leur production réglementé par des copyrights et protégé par des lois comme la loi Hadopi 2 en France19 , sans être salariés des maisons d’éditions qui les ont « signé ». Ceci s’observe encore plus clairement chez les éleveurs industriels (élevage porcin, volaille) en France. En laissant aux éleveurs une « indépendance » formelle, les firmes de l’agroalimentaire (aliment en amont, viande en aval) ont pu leur laisser croire qu’ils étaient leurs propres maîtres dans leur monde à eux, et leur faire ainsi accepter des conditions de travail et de rémunération qu’il eut été plus difficile d’obtenir d’eux dans le cadre d’une entreprise unifiée (à cause des syndicats, des conventions collectives …)20. Dans le cas des chercheurs, on a pu maintenir ce même sentiment de « travailleur indépendant » (en fait salarié d’une institution scientifique) et de rémunération horaire faible (du moins en France), en y gagnant en plus l’acceptation par le contribuable de payer au moins quatre fois la production scientifique au bénéfice de profits privés. La différence de modèle économique entre artistes et éleveurs de porcs d’un côté, chercheurs de l’autre, c’est que les artistes ne sont pas les seuls consommateurs de leur propre musique, pas plus que les éleveurs ne sont les seuls consommateurs de la viande qu’ils produisent.21

Des dirigeants de haut vol

La séparation entre les institutions de recherches et les maisons d’éditions qui les ont intégrées dans leur système de production permet d’éviter aussi que les chercheurs et le grand public connaissent les vrais dirigeants de l’ensemble. Beaucoup de chercheurs en effet pensent que le domaine de l’édition scientifique est le domaine de respectables institutions séculaires, dédiées à la science, à l’instar de la maison Springer, sans réaliser que la restructuration de l’édition et les enjeux de « l’économie de la connaissance » ont complètement bouleversé la donne. Pour favoriser une prise de conscience de la situation, il est peut être bon de présenter brièvement le pedigree d’un échantillon des cadres dirigeants des majors de l’édition scientifique. En voici donc un échantillon représentatif de cinq d’entre eux :

Sir David Reid, est Non-Executive Director (directeur non-exécutif) de Reed-Elsevier. Il est aussi chairman (président) de Tesco PLC (3eme leader mondial de la grande distribution derrière WallMart et Carrefour22) dont il a été le directeur financier. Il est enfin ambassadeur des affaires du Premier ministre néo-Thatcherien anglais David Cameron. Son collègue Robert Polet a été directeur non exécutif de Philip Morris International et président et chef de direction (chief executive officer) du groupe de luxe Gucci jusqu’à fin 2011. Il a passé 26 ans dans le marketing chez le géant de l’agroalimentaire Unilever où il finit président de la division Crèmes glacées et aliments surgelés (Unilever’s Worldwide Ice Cream and Frozen Foods division). Enfin Cornelis van Lede est dirigeant (Executive Officer) de Koninklijke Philips Electronics NV. M. van Lede a été président et membre du conseil d’administration et chef de la direction d’Akzo Nobel NV (fabricant et distributeur de produits de santé, revêtements et produits chimiques), de 1994 à mai 2003. De 1991 à 1994, M. van Lede a été président de la Confédération de l’industrie et des employeurs néerlandais (VNO) et vice-président de l’Union of Industrial and Employers’ Confédérations de l’Europe (UNICE). Il est président du conseil de surveillance de Heineken NV depuis 2004. Il est président du conseil de surveillance de la banque centrale néerlandaise (…).Il a servi comme membre du Conseil de surveillance de Royal Dutch Airlines KLM. M. van Lede a été membre du Conseil consultatif européen de Jp Morgan Chase & Co. depuis octobre 2005.

Jetons rapidement un œil chez Thompson Reuters maintenant. Parmi ses directeurs nous rencontrons Sir Deryck Maughan qui a été PDG (Chairman and Chief Executive Officer) du Citigroup International et Vice Président du New York Stock Exchange (bourse de New York) de 1996 à 2000. Finissons notre petite visite par le Board of Trustees. Voici Dame Helen Alexander, qui a été (entre autres) directrice générale (Chief Executer) du groupe du journal économique « The Economist » fer de lance de la City, et directrice opérationnelle (managing director) du renseignement stratégique économique (« Economist Intelligence Unit ») entre1993 et 1997. Elle travaille aussi pour la World Wide Web foundation, The Port of London Authority (PLA) et pour Rolls-Royce, et est présidente de la Said Business School à Oxford. Et à ses côtés, voici quelqu’un de plus connu du grand public, le français Pascal Lamy , ancien sherpa de Jacques Delors à la Commission Européenne, et auteur depuis d’une belle carrière qui l’a mené, via le Crédit Lyonnais , à la direction de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC, World Trade Organisation WTO en Globish), bien connue pour son rôle dans la mondialisation néolibérale et la globalisation.

On pourrait continuer (tout est visible et fièrement affiché sur les sites web des firmes correspondantes). Mais on a vu l’essentiel : Marketing, École de Commerce, grande distribution, industries du tabac et de l’alcool, de l’automobile, de l’agro-alimentaire, de la chimie, du médicament, compagnies d’aviations, import-export, groupes financiers, organisations patronales, grands groupes d’investissement spéculatifs, banque mondiale. L’édition scientifique et le contrôle qu’elle offre sur la source de l’économie globalisée de la connaissance attire des seigneurs du capitalisme financier mondial et de la mondialisation23. Et derrière eux, comme nous l’avons vu, la rentabilité de l’édition scientifique attire fonds de pensions et sociétés d’investissement en capital risque.

Une prise de contrôle qui affaiblit la science

Il est important de répéter ici que cette évolution de l’économie des publications scientifiques, et plus généralement de la production scientifique est inefficace (les coûts sont sans lien avec le service rendu, pilotés uniquement par les exigences de la rente servie aux actionnaires). Ainsi le coût par page sur l’ensemble des domaines scientifiques est 5 fois plus élevé chez les éditeurs à but lucratif que chez les éditeurs à but non lucratifs ; alors que le coût par point d’audience (pour prendre les indicateurs même de l’édition privée) est 10 fois plus élevé ! (Tuckerman, 2011). Et surtout cette évolution est totalement intenable économiquement. En effet les accords pluriannuels dits du « Big Deal » signés entre les bibliothèques et les Majors de l’édition scientifique prévoient une augmentation des prix non négociable de 5 à 7 % par an (Comité de l’IST, 2008), pour autant que l’on sache car les accords portant sur l’accès aux collections électronique sont confidentiels (une condition imposée par les Majors de l’édition). Ceci conduit à un doublement des budgets d’achat tous les 14 ans. Le budget annuel d’abonnement aux journaux de l’Université d’Harvard en 2011 atteignait ainsi un total annuel de 3.75 Millions de dollars. A l’Institut National de la Recherche Agronomique français (INRA), le budget « ressources électroniques » en 2013 serait de 2,75 Millions d’€ (dont environ 850 K€ pour le seul Elsevier), ce qui représente un budget de fonctionnement équivalent à celui de l’ensemble des recherches en écologie des forêts et milieux naturels (département EFPA, l’un des 13 départements de cet organisme) ! Enfin pour le consortium Couperin, regroupant l’essentiel des bibliothèques universitaires on évoque des chiffres atteignant 70 Millions d’€ annuels (Cabut et Larousserie, 2013), Dans le contexte de crise économique majeure et de progression lente voire de stagnation des budgets de la recherche publique, les conséquences de cette situation de « racket » s’aggravent et deviennent intenables (Harvard University, Faculty Advisory Board, 2012).

On retrouve ici une caractéristique générale de l’économie de marché : la marchandisation d’un service public s’avère l’opération la plus rentable pour les actionnaires (Maris, 2006). Peu d’investissement, une économie de racket et de bulle artificielle: quand le secteur sera exsangue, les actionnaires iront ailleurs et on laissera à l’État et aux organisations à but non lucratif24, le soin de remonter la science (s’ils le peuvent et le veulent). Et peu importe la perte de bien public pour l’humanité !

Par ailleurs, en science comme ailleurs, le renforcement de la compétition entre les acteurs de la science présente des limites. La science n’a pas eu besoin d’une compétition basée sur l’Audimat pour atteindre des sommets. Notre curiosité, notre volonté très humaine d’améliorer les conditions de notre vie et celles de nos semblables, pimentées par l’émulation de la découverte suffisent largement. La transformation d’une part des chercheurs en gestionnaires de leur portefeuille de publications, avec tous les effets de mode associés qu’illustre le fait de vouloir avoir son papier dans « Nature » renforce encore les tendances non innovantes de la science (Khun, 1958 ;Monvoisin, 2012).

Enfin, la possibilité de contrôle extérieur de la science via les techniques de management à l’Audimat, remet en cause la tendance majeure de la science vers l’autonomie et l’indépendance vis à vis des groupes d’intérêts économiques, et pose de très sérieux problèmes d’éthique (COMETS, 2011).

Ainsi comme on le voit, cette main basse sur la science n’est pas liée uniquement à une quelconque « naïveté » des chercheurs. Elle a été réalisée avec la complicité active et sous la pression des gouvernements néo-libéraux (au sens large), et des think-tanks associés, tout particulièrement en Europe et aux USA (Bruno, 2009)25. Ils y ont vu en effet sur le plan idéologique un des éléments du démantèlement de l’État et des services publics et un mode d’optimisation de la Science selon le dogme du Marché-Grand-Optimisateur, pour ne rien dire des aspects plus prosaïques du lobbying privé des grands groupes de presse ; et aussi, comme nous l’avons vu, la porte ouverte sur un mode efficace (de leur point de vue) de contrôle managérial sur un secteur désormais identifié comme crucial dans des économies néolibérales de la connaissance (Gooden et al, 2002 ; Bruno, 2009). Et cette marchandisation du savoir a impliqué des investissements importants dans la réorganisation de l’édition scientifique et le transfert des techniques issues de la haute finance, sous le pilotage de « seigneurs » du capital financier. Et on n’est pas au bout des innovations dans ce domaine !

Un nouvel avatar : faites bientôt votre Mercato online grâce au Facebook des scientifiques, qu’ils construisent eux même gratuitement !

Une nouvelle innovation a été récemment introduite par Thomson Reuter, qui devrait permettre d’aller encore plus loin dans le contrôle et la modification profonde du fonctionnement de la science. Il s’agit de MyResearcherID26. Au départ, il y a probablement la recherche de solution à un problème technique. En effet la base de données des journaux scientifiques avait été initialement conçue pour la seule cotation des journaux, pas pour celle des chercheurs ni celle des institutions de recherche. En conséquence si les journaux et les articles étaient identifiés de manière non ambigüe (chacun avait un numéro identifiant unique, à l’instar de notre n° de sécurité sociale), ce n’était pas le cas des auteurs et de leurs institutions, qui étaient identifiés uniquement par leur nom, dans un format libre. Ainsi les publications et les points d’audimat attribués à Mr/Ms Smith, Schmidt, Martin ou Zhang peuvent être le fait de très nombreux homonymes différents27. Inversement, d’une publication à l’autre le nom des instituts pouvait changer, parfois CNRS, parfois Centre National de le Recherche Scientifique, parfois avec une virgule, parfois pas…. Et donc on n’arrivait pas à affecter les parts d’Audimats effectives aux différentes entités. Pour les établissements de recherche et les universités, la solution a été imposée par les gouvernements néo-libéraux : à ces établissements de standardiser leur dénomination et de l’imposer à leurs employés, sinon leur part d’Audimat tronquée serait prise en compte lors de leur notation par les Agences, à leur détriment28. Mais au niveau des individus, ce n’était pas possible car même normalisé, Mr Martin restait Mr Martin. Il aurait fallu refondre tout le système et donner à chaque utilisateur un identifiant à l’instar de ce qui se pratique en informatique (login, mot de passe). Entreprise colossale et coûteuse, qui aurait sérieusement grevé les dividendes des actionnaires. Et c’est là qu’intervient l’astuce. On a proposé aux chercheurs de créer leur page web sur le système de Thomson Reuter et ce gratuitement (au début tout du moins). Ainsi ils peuvent bénéficier de la visibilité du système Thomson Reuter. Et dans un souci de « service au consommateur », on leur propose même tous les outils nécessaires pour aller chercher leurs publications et les affecter à leur page MyResearcherID. Mais en créant leur page, ils se voient attribuer un identifiant unique, et ils effectuent ainsi, une fois de plus gratuitement, le lourd travail qui consistent à trier parmi tous les homonymes, les publications qui correspondent à l’individu désormais identifié. Bénéfice considérable pour Thomson Reuter !! Mais surtout un pas de plus dans le management de la Science par les Marchés. Se crée ainsi au niveau mondial et de façon standardisée un équivalent des tableaux palmarès des employés de chez Mc Donald’s, Wall Mart ou Carrefour  (en pire car jamais McDo ou Carrefour n’aurait laissé une entreprise extérieure et sans contrat avec eux prendre la main sur les critères de leur palmarès, comme c’est le cas pour les institutions de recherche avec Thomson Reuter). Mais en donnant l’impression aux personnes qu’elles font librement le choix de réaliser leur page MyResearcherID, en les associant à sa réalisation et en leur donnant l’impression d’affirmer leur identité individuelle de chercheur (leur offrant pour cela l’équivalent moderne du miroir magique de la Reine de Blanche Neige) on les implique plus fortement en réduisant leur capacités critiques ; c’est une forme connue de marketing/manipulation (Joule et Beauvois, 2002).

Comme pour FaceBook, la réussite d’un tel système tient au fait qu’un nombre substantiel de personnes s’impliquent rapidement. Il faut en effet que cela crée une norme sociale, que les récalcitrants ou simplement les négligents se voient obligés d’entrer dans le système sous peine d’exclusion sociale avant que la prise de conscience des enjeux cachés du système et sa contestation éventuelle ne prenne de l’ampleur. Pour MyResearcherID la partie est encore ouverte car les institutions renâclent un peu à jouer le jeu, sentant que le cœur du management des personnes pourrait alors leur échapper et que le service pourrait de plus devenir payant. Gageons que les lobbys s’activent en coulisse pour que les gouvernements imposent MyResearcherID comme ils ont imposé l’Impact Factor. Mais au niveau des acteurs même de la recherche, les temps changent.

Des formes de résistances … et une vraie lutte qui s’engage!

En effet une prise de conscience a eu lieu et des formes de résistance s’organisent. Le monde des Bibliothèques des universités et des grands organismes a été le premier à tirer la sonnette d’alarme, publiant des analyses détaillées (ex : Chartron, 2009, Bolgus Operandi, 2009 a,b, Vajou et al., 2010) et commençant même un mouvement de désabonnement. Elles ont vu en effet l’étau des maisons d’éditions Majors se resserrer sur elles et elles ont gouté à l’agressivité de leurs pratiques commerciales lors des négociations dites du « BigDeal » (COMETS, 20111), que certains comparaient à celle de la grande distribution (à juste titre, c’est, nous l’avons vu, la même logique et les mêmes filières de formation pour les cadres). Les chercheurs en informatique, qui avaient été aux premières loges de la lutte sur le logiciel libre, leur ont emboité le pas, bientôt rejoints par les mathématiciens et les physiciens, qui avaient organisé dès les années 90 une alternative efficace sous forme d’archives ouvertes (ou « green open-access », où les chercheurs déposent leurs publications, et viennent chercher celles de leurs collègues via des moteurs de recherche, comme par exemple la fameuse ArXiV). Les journalistes scientifiques, sensibilisés par leur propre expérience des grands groupes de presse et par leur attachement à la science, se sont aussi emparé de l’affaire et l’ont analysée. Et de plus en plus de chercheurs et de conseils, comités, commissions et syndicats se saisissent de ce problème (ex l’ Académie des Sciences29, le Comité d’éthique du CNRS –COMETS 2011- ou le travail de la Commission Recherche de la CGT-INRA sur ce thème30). L’ampleur de cette dénonciation et sa visibilité internationale a augmenté d’un cran avec le mémorandum officiel envoyé par le Faculty Advisory Council de l’Université d’Harvard à tout son corps professoral, affirmant le caractère insoutenable de la situation actuelle (Harvard Univ Faculty Adv. Board 2012, voir aussi l’article de Anne Benjamin du Monde et Jean Perès d’Acrimed).

Le niveau le plus bas de cette résistance est le boycott par les chercheurs des revues des Majors de l’édition. A niveau équivalent, on a souvent la possibilité de préférer une revue restée dans le giron de presses universitaires ou de grands organismes (ex Science plutôt que Nature, PloS31, Plant Physiology ou J Exp Botany plutôt que New Phytologist ou Plant Cell and Environment). Sur ce plan les plateformes des grands éditeurs sont très pratiques pour avoir la liste des revues à éviter pour publier, agir comme référé ou comme éditeur associé (voire pour citer, mais dans ce cas on peut pénaliser l’avancée de la science ..). Mais malheureusement on voit de plus en plus les pratiques de maisons d’éditions universitaires s’aligner sur celles des Majors. De plus, hors d’un mouvement collectif puissant, ce mode d’action est limité, surtout que le mode de management au « publish or perish » (publier ou périr) assure une pression très forte sur les individus. En outre, des communautés entières ont vu leur journaux passer sous contrôle des Majors à leur corps défendant, ou sans réaliser l’enjeu, et il devient très difficile pour des chercheurs de boycotter des journaux qui ont de fait une réelle utilité et qualité scientifique. Un mouvement de boycott est cependant peut être en train de naitre : on assiste en effet ces derniers temps à des appels au boycott. Ainsi deux pétitions sur ce thème circulent en ce moment à l’initiative de mathématiciens, et portées par des médailles Fields32 (Vey, 2012). Cette floraison d’analyses critiques et de prises de positions a même amené certains à s’interroger sur le début d’un « printemps académique » (Agence Science Presse 2013).

CorteX_Publish_or_PerishUn niveau plus avancé de résistance est que la communauté scientifique se réapproprie ses moyens de publication. Cela semble techniquement possible, et les réussites les plus prometteuses se situent dans le domaine de l’accès libre (Open Access) 33, avec en particulier la réussite remarquable des journaux PLoS (Public Library of Science) par la bibliothèque nationale des USA et, dans une moindre mesure, de BMC34 pratiquant la licence Creative Commons35 . Encore plus loin du modèle des revues, on trouve le mouvement mondial des archives ouvertes qui a débuté dès 1991 dans le domaine de la physique avec ArΧiv, initiée par Paul Ginsparg, et qui est lui aussi en fort développement dans certaines disciplines. En Europe l’Université de Liège en Belgique a fait office de pionnier avec l’archive ORBI ouverte en 2008, et en France l’équivalent est en place avec HAL (hal.archives-ouvertes.fr). Et un mouvement relancé par l’Initiative dite de Budapest en 2002 autour de l’idée «  ce que la recherche publique a financé et produit doit être accessible gratuitement » prend de l’ampleur ( Cabut et Larousserie, 2013). Un appel et une pétition dans ce sens viennent ainsi d’être lancés en mars 2013 par un collectif de chercheurs et de bibliothécaires36.

Tout ceci inquiète dans les cercles financiers et « The Economist » semble penser que la poule aux œufs d’or a peut-être vécu, ou du moins qu’il sera moins facile à l’avenir de voler les œufs (The Economist, 2010). C’est pourquoi, à l’instar de ce qui se passe dans le domaine de l’édition musicale, les Majors contre-attaquent. On observe ainsi actuellement une forte bataille autour de tentatives législatives visant à déstabiliser la dynamique de l’Open Access et reprendre toute la mise. La dernière de ces tentatives a commencé en décembre 2011 sous la forme du Research Works Act 37, un projet de loi introduit par la Chambre des représentants des Etats-Unis par des élus républicains et démocrates, sous lobbying de l’Association of American Publishers (AAP) et la Copyright Alliance, et autour duquel la bataille a fait rage. La deuxième plus récente a été le procès intenté à Aaron Swartz aux USA (Le Strat et al., 2013, Cassili 2013, Alberganti, 2013,Tellier, 2013). Cet informaticien brillant travaillant à Harvard, et qui avait participé à l’élaboration des flux RSS ou de licence Creative Commons, puis à la lutte sur les projets de lois Sopa et Pipa (les équivalents Etats-Uniens d’Hadopi), avait en 2011 craqué le site d’archivage d’articles scientifiques JSTOR rendant l’accès aux publications (et au savoir qu’elles contiennent) libre et gratuit. Pour ces faits, le procureur des États-Unis Carmen M. Ortiz l’a fait arrêter et l’a accusé de forfaiture, lui faisant encourir une peine pouvant atteindre 35 ans de prison et 1 million de dollars d’amende. Devant cette perspective, Aaron Swartz s’est suicidé, à l’âge de 26 ans38.

Mais plusieurs revers ont aussi été subis par l’oligopole des Majors. Le cas tragique d’Aaron Swartz, et son positionnement au confluent de la culture du net libre et de l’accès libre à la connaissance scientifique a relancé le débat autour de l’économie de la publication scientifique (Alberganti, 2013) et l’a surtout popularisée bien au-delà des cercles académiques (en France, des grands journaux ont couvert l’affaire –ex Le Strat C., S. Guillemarre et O. Michel 2013, Cassili 2013, Alberganti, 2013- et le magazine Télérama a fait ainsi sa couverture sur l’évenement – Tellier, 2013). Sous la pression de ce mouvement d’opinion (très fort aux USA), le Massachuchetts Institute of Technology (MIT) a annoncé une enquête sur cette affaire qu’il a confiée à Hal Abelson, personnalité reconnue du logiciel libre.

Plus largement, sous la pression du monde de la recherche, Elsevier a déclaré le 27 février 2012 qu’il renonçait à son soutien du Research Works Act. Le 17 avril 2012, le mémorandum du conseil consultatif de l’université d’Harvard (dont nous avons déjà parlé) encourage ses 2100 professeurs et chercheurs, à mettre à disposition, librement et en ligne leurs recherches (Harvard Univ Faculty Adv. Board 2012, voir aussi l’article de Anne Benjamin du Monde et Jean Perès d’Acrimed). Par ailleurs, confrontés à la pression venant des milieux académiques et citoyens, aux coûts croissants des budgets des abonnements, mais surtout probablement à un lobbying des entreprises fondant leurs innovations sur les résultats de la recherche et ayant envie d’avoir un accès plus rapide et moins couteux à l’information, les gouvernements de grands pays de recherche sont en train de changer de position. En Grande Bretagne, le 3 mai 2012, le très conservateur et ultralibéral gouvernement anglais a dû aussi faire machine arrière), proposant la création dans les deux ans, d’« une plateforme en ligne permettant à chacun de consulter gratuitement et sans condition toutes les publications subventionnées par l’État britannique ». La réalisation de ce projet serait confiée à Jimmy Wales, un des deux fondateurs de Wikipédia (Jean Perès, 2012). Enfin la Commission Européenne en juillet 201239, et l’administration Obama en février 201340 viennent toutes deux de publier des recommandations allant dans le même sens, tout en recommandant la recherche d’un « équilibre » entre les intérêts de l’innovation et de l’édition (la détermination de cet équilibre étant donc dépendante des rapports de force qui s’établiront autour de cette question). Par ailleurs des juristes proposent que les droits d’auteurs d’une publication liée à un travail réalisé sur fonds publics soient inaccessibles à un éditeur (Le Strat Guillemarre et Michel, 2013). Enfin, au-delà même de la question de l’accès aux publications et du copyright, un large débat de fond continue à monter sur le statut de la connaissance scientifique, celui des chercheurs (en lien avec leur indépendance), insistant sur le caractère délétère du management néolibéral à l’audimat (Couée, 2013).,Il est nécessaire de reconnaitre l’autonomie, l’ universalité et le tempo propre de la recherche (voir par exemple récemment l’appel et pétition « Slow Science »41, mais aussi les travaux de Pierre Bourdieu (1997), Isabelle Bruno (2008) et Vincent de Gaulejac (2012) ainsi que les dénonciations répétées des effets de la politique du chiffre de publications et des « Primes d’Excellences » qui lui sont associées par les syndicats et associations de chercheurs).

Il reste du chemin à parcourir pour construire un système public ou coopératif de publication capable de permettre la diffusion des publications scientifiques au niveau mondial. Il est clair que ce mouvement n’aboutira pas sans une réflexion collective de fond sur la place de la publication : sens du nom du chercheur et du collectif, rôle d’un service public de recherche…. Il est grand temps que la prise de conscience s’effectue et que chacun s’y mette. Vous pouvez déjà y participer en vous intéressant à ces questions, en essayant d’initier des réflexions sur ces thèmes dans vos laboratoires, et de faire aussi pression sur vos institutions et sur le gouvernement pour qu’elles reprennent la main sur les publications qu’elles coéditent avec les Majors et acceptent l’Open Access, et qu’elle revoient leur méthode de management.

 On a pris l’ivoire de la Tour ! Des chercheurs dans la rue ?

Cette évolution majeure de l’économie de la science met ainsi les chercheurs, les techniciens et les services d’appui de la recherche au contact direct du capitalisme le plus dur, souvent à leur insu (car peu d’entre eux prennent le temps d’aller visiter les sites web des Majors de l’édition). Mais cette confrontation directe du monde de la recherche avec le rouleau compresseur du capitalisme le plus sauvage fait naître une prise de conscience les faisant sortir de fait de leur tour d’ivoire (Monvoisin, 2012). Face à des budgets réels en baisse du fait du racket des ressources42 et aux absurdités de la gestion de la Recherche par l’Audimat et au seul profit des bénéfices des Majors de l’Edition, les analyses de la situation se multiplient. Les similitudes avec la situation d’autres secteurs qui ont perdu depuis plus longtemps leur protection face à la pression des marchés sont perçues. Nous en avons tracé quelques unes ici : journalistes soumis à l’Audimat et au pouvoir de grands groupes de Presse et de l’orthodoxie néo-libérale, les artistes et le grand public autour des questions de copyright et d’Hadopi, de bien public et des protection des créateurs (le copyright ayant été là aussi dévoyé de son but initial de protection de la création pour être mis au service des gestionnaires de droits).

Les chercheurs ainsi mis à la rue (aux deux sens du terme), on pourrait voire se développer des solidarités revendicatives nouvelles, par exemple avec les journalistes et avec la communauté du logiciel libre. Et plus largement, les chercheurs se trouvent mis à la même enseigne que l’ensemble des personnes soumises au management brutal de la néo-taylorisation des entreprises de services (rejoignant l’expérience plus ancienne des travailleurs de l’industrie). Malgré une connaissance générale de l’histoire des organisations et de la résistance à l’aliénation du travail encore globalement faible dans le monde de la Recherche Scientifique (à l’exception notable des sciences humaines, si visées par les gouvernements néo-libéraux), on peut espérer que cette situation sera salutaire, et permettra à un grand nombre de chercheurs de mettre leur capacité d’analyse et de création au service du mouvement naissant de réappropriation de l’autonomie de la science et de son indépendance vis-à-vis des intérêts privés financiers, et plus largement des biens publics de la connaissance publiques, indûment privatisés. Ce mouvement est en marche, et c’est le moment de l’amplifier.

Le 6 avril 2013 43.

Rédacteurs : Bruno Moulia, Directeur de Recherches Inra (1),

Yves Chilliard, Directeur de Recherches Inra (1) (2),

Yoel Forterre, Directeur de Recherches Cnrs,

Hervé Cochard, Directeur de Recherches, Inra,

Meriem Fournier, ICPEF, Enseignante-Chercheuse AgroParisTech,

Sébastien Fontaine, Chargé de Recherches Inra (1) (2),

Christine Girousse, Ingénieur de Recherches Inra,

Eric Badel, Chargé de Recherches Inra,

Olivier Pouliquen, Directeur de Recherches Cnrs,

Jean Louis Durand, Chargé de Recherches Inra (1) (2).

(1) Membre de la Commission Recherche de la Cgt-Inra, (2) Membre de la Commission Exécutive de la Cgt-Inra

Références  

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  1. Alberganti, M, 2013. Economie de la publication scientifique et libre accès: un débat relancé par la mort d’Aaron Swartz. Slate.fr 21/01/2013. http://www.slate.fr/story/67263/suicide-aaron-swartz-economie-publication-scientifique-libre-acces
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  1. Blogus Operandi , 2009 : Crise de la publication scientifique : rappel des faits ! Blogus Operandi, le blog des Archives & Bibliothèques de l’Université Libre de Bruxelle 12 Aout 2009 http://blogusoperandi.blogspot.com/2009/08/crise-de-la-publication-scientifique.html
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  1. Ware M & Mabe M 2009, The STM report: “an overview of scientific and scholarly journals publishing”. Mark Ware Consulting http://www.stm-assoc.org/2009_10_13_MWC_STM_Report.pdf
1 Nous reprenons ici la convention usuelle dans les écrits scientifiques de citer nos sources en donnant le nom des auteurs et l’année de leur publication. Ceci renvoie à la référence détaillée à la fin de cet article, permettant à ceux qui souhaitent pouvoir se référer aux sources de le faire

2 c’est la même évolution technologique qui explique la multiplication des revues de plus en plus ciblées dans les linéaires des supermarchés et la possibilité d’avoir pour presque rien un calendrier avec vos photos pour le Nouvel An.

3 Agronomy for Sustainable Development, (anciennement Agronomie), Annals of Forest Science (anciennement Annales des Sciences Forestières), Apidologie, et Dairy Science and Technology (anciennement Le Lait), sont désormais éditées chez Springer,dans le cadre d’un contrat de délégation de service public, dont le montant avoisinerait 2 millions d’euros, http://ted.europa.eu/udl?uri=TED:NOTICE:359772-2010:TEXT:FR:HTML&src=0. Le contrat contient toutefois le droit pour l’Inra de diffuser librement les pdfs des articles sur les sites institutionnels après 12 mois d’embargo.

4 données du Groupement Français des Industriels de l’Information http://www.gfii.fr/fr

5 Nous ne traduisons volontairement pas « copyright » en « droit d’auteurs » car les traditions juridiques anglo-saxones et françaises sur la question des droits attachés à l’auteur et à l’œuvre sont différents : pour une introduction très claire de ces différences, voir le site de la Société des Auteurs et Compositeurs Dramatiques http://www.sacd.fr/Droit-d-auteur-et-copyright.201.0.html , et http://www.sacd.fr/De-1777-a-nos-jours.32.0.html

6 Pour une autre illustration du « business model » de l’édition scientifique basée cette fois sur le monde des jeux vidéo, voir le blog de Scott Aaronson du MIT http://www.scottaaronson.com/writings/journal.pdf

7 Cette pratique du copyright total commence toutefois à se réduire sous la pression des scientifiques à un copyright avec embargo pendant une durée limitée, mais elle reste majoritaire chez les grands éditeurs (Vajou et al. 2009)

8 On se souvient par exemple du scandale récent des écoutes illégales du tabloïde britannique News of the World, qui a défrayé la chronique l’année dernière et mis en lumière les pratiques du groupe Murdoch.

10 Dans sa formulation originale en Globish, cela donne “The niche nature of the market and the rapid growth in the budgets of academic libraries have combined to make scientific publishing the fastest growing sub-sector of the media industry over the last 15 year” D’après le rapport du Comité sur l’IST du Ministère de la Recherche et de l’enseignement supérieur, ces taux de croissance annuelle était de l’ordre de 8%, avec une croissance à 2 chiffres pour la partie édition électronique.

11 C’est ce qu’on appelait naguère la participation, une forme de stock option du pauvre ; car bien sûr le chercheur ou le technicien de la recherche ne pourra s’acheter qu’une très faible partie de ces actions, et restera un petit porteur vis-à-vis des grandes fortunes qui continueront du coup à s’accaparer l’essentiel du bénéfice (en volume)

12 Le nombre de publications scientifiques est multiplié par 100 tous les 100 ans
14 Même si des alternatives s’organisent, elles pèsent peu à ce jour, et certaines sont le fait d’entreprises tout aussi redoutables : Google par exemple via Google Scholar ou Elsevier via Scopus

15 Nous reprenons ici cette dénomination, qui reprend celle d’un syndicat du CNRS, pour désigner tous les salariés qui travaillent dans les institutions de recherches, et vivent de ce travail.

16 D’autant plus que l’obtention de crédits publics pour les projets de recherche auprès des agences de financement est facilitée par une liste fournie de publications, et que le rémunération même des chercheurs peut en dépendre via l’avancement de la carrière (variables selon les systèmes de gestion et d’avancement des chercheurs) voire de … prime d’excellence scientifique (PES) (attention toutefois à ne pas confondre, cette transformation incitative de la reconnaissance symbolique en espèces sonnantes et trébuchantes ne se fait bien sûr pas sur les deniers des sociétés de l’édition, mais bien sur l’argent public)

17 Ainsi l’organisme mis en place par le gouvernement français pour produire des indicateurs sur la recherche (l Observatoire des Sciences et Technique http://www.obs-ost.fr/) reprend le sigle d’OST généralement attaché à l’Organisation Scientifique du Travail, fondée par F. W. Taylor (1856-1915). Connaissant la culture d’histoire politico-économique de nos Enarques, cette coïncidence ne peut être fortuite, et est sûrement une forme de « private joke ».

18 à ceci prêt que le statut de fonctionnaire les protège en partie, mais ce point est en train d’être contourné par la généralisation –dans ce domaine comme partout – des CDD et autres statuts intérimaires

20 Les récents scandales sur la viande de cheval ont montré à quel degré d’intégration et de spéculation (« trading ») était arrivé la filière de la viande

21 Dans le cas du monde de la science cette rétribution en monnaie symbolique, peu échangeable hors du champ de la science (sauf à le compenser en allant se vendre sur les grands médias télévisés ou sur le Mercato scientifique), évoque aussi un peu l’étape où les ouvriers des usines étaient payés en billets qui n’avaient cours qu’au sein de l’entreprise, et ne permettait des achats que dans les magasins de la même usine. Mais ici encore le modèle économique de la science est plus subtil, puisque l’achat des publications se fait lui en argent courant. .

23 Nous avons choisi volontairement ici des dirigeants « ordinaires ». On pourrait aussi citer des cas qui ont plus décrié la chronique, comme le cas du sulfureux Robert Maxwell, ancien magnat de la presse anglo-saxonne et partenaire de Bouygue dans la privatisation de TF1, qui avait commencé son ascension avec le groupe d’édition scientifique Pergamon Press, pour devenir un symbole des malversations financières et des relations troubles avec des services secrets. http://fr.wikipedia.org/wiki/Robert_Maxwell . Mais le caractère exceptionnel de ces cas affaiblirait le propos, même s’il illustre peut être jusqu’où le système peut dériver.

24 Beaucoup d’université dans les pays anglo-saxons sont des organisations à but non lucratif (non-profit organizations)

25 Les plus grands producteurs d’analyse sur la mesure de la production scientifique et les effets de modes de management sont en effet la Commission Européenne, la National Science Fondation américaine, et l’OCDE

26 http://images.webofknowledge.com/WOK45/help/WOK/h_researcherid.html , voir aussi http://libguides.babson.edu/content.php?pid=17297&sid=117702

27 Situation qui se complique encore pour les chercheuses si éventuellement elles changent de nom lorsqu’elles se marient

28 Tâche qui n’est pas forcément anecdotique quand on sait que le management actuel s’accompagne i) de fréquentes restructurations à tous les niveaux (ex en France la création des instituts au CNRS par le gouvernement Fillon, mais aussi remodelage très rapide du contour des unités de recherches en encore plus des équipes, au rythme de leur notation par les agences ) et ii) de la multiplication des structures englobantes ou de passerelles (ex les Pôles de Recherches et d’Enseignement Supérieurs, Alliances, Agreenium entre l’INRA et le CIRAD …mais aussi les pôles de Compétitivités entre recherche et entreprises privées ….) , l’idée étant de les multiplier pour laisser aux évaluations (et donc comme nous l’avons dit, finalement aux marchés) le soin de faire la sélection et de remodeler ainsi toute l’organisation de le Recherche.

31 Journaux open-access publiés par la Public Library of Science of the United States of America
32 The « cost of knowledge » lance par mathématicien britannique Timothy Gowers, détenteur de la médaille Fields, équivalent du prix Nobel en mathématiques http://thecostofknowledge.com/ signée par près de 7000 chercheurs à ce jour et http://www-fourier.ujf-grenoble.fr/petitions/index.php?petition=3

33 L’Open Access est un modèle économique alternatif, dans lequel les frais de publication sont supportés lors de la publication, l’accès étant ensuite gratuit. Cela résout immédiatement la discrimination par la fortune à la connaissance scientifique. Une question cruciale est bien sûr la juste évaluation au prix coutant des frais d’édition et de dissémination. Ce n’est pas une question simple (mais des exemples de réussite existent), et on a vu en tout cas que les Marchés ne pouvaient pas la résoudre. Par contre les Majors de l’édition ont bien vu le danger et elles ont crée un OpenAcess « marron », incorporant leur taux de bénéfice (majorés de leur perspectives de croissance) dans les frais. Donc attention à distinguer l’Open Access équitable de sa contrefaçon mercantile.

Voir aussi Libre accès, et Cabut et Larousserie (2013).

34 l’éditeur BioMedCentral , qui avait fondé son modèle économique sur le paiement par l’auteur et le libre accès au lecteur via les licences Creative Commons a toutefois été racheté récemment par Springer, ce qui démontre que cette bataille reste indécise.

35 Les licences Creative Commons ont été crées à partir du constat selon lequel les lois actuelles sur le copyright étaient un frein à la diffusion de la culture et traduisent en droit l’idée que la propriété intellectuelle est fondamentalement différente de la propriété physique. http://fr.wikipedia.org/wiki/Licence_Creative_Commons

42 Notons que même si elle est très importante, la dîme des Majors de l’édition n’est pas le seul détournement de l’argent public destiné à la recherche scientifique par la finance ; les différents « crédits impôts recherches » qui font distribuer l’argent public via des entreprises privées, en leur permettant en sus une optimisation fiscale, ou encore les aspects liés aux brevetage du vivant sont aussi à prendre en considération , mais cela demanderait un travail substantiel et nous renvoyons le lecteur à l’abondante littérature sur ces sujets.

43 Ceci est la version revue et corrigée sur quelques points de détails d’un premier texte publié le 20 mars 2013

Le Métronome de Lorànt Deutsch : un exemple de pseudo-histoire

Doctorant en histoire, j’ai réalisé une relecture critique et cette petite synthèse des polémiques autour du Métronome de Lorànt Deutsch lors d’un cours de présentation et d’initiation à la zététique (dans un stage doctoral, à Grenoble). Ce travail se veut aussi une invitation aux chercheurs et historiens, au-delà de ce cas précis, à une réflexion autour de ce que l’on pourrait qualifier « d’impostures intellectuelles » et de falsifications historiques, qui sont en passe de supplanter les recherches scientifiques grâce à leur puissance médiatique et à leurs réseaux de diffusion.

Par Guillaume Guidon, Centre de Recherche en Histoire et histoire de l’Art à l’Université Pierre-Mendès France (Grenoble)

Note du CorteX – Ce travail fait suite à l’appel lancé ici : Histoire – Peut-on critiquer le Métronome de Lorànt Deutsch ?


Contexte de l’histoire et de la polémique

Le Métronome, livre écrit par Lorànt Deutsch, est sorti en 2009. Plus de deux millions d’exemplaires ont été vendus jusqu’à présent. Il a, entre autres, obtenu le soutien de la Mairie de Paris, tandis qu’une adaptation télévisuelle a été faite et diffusée l’été dernier sur le mode de la série sur France 5 qui a coûté plus d’un million d’euros, financée avec de l’argent public. Chaque épisode a été suivi par près d’un million de personnes.

[youtube=http://www.youtube.com/watch?v=CoOaKxutniE]

Jusque là, peu de médias ont été critiques, autant à l’égard du livre que de la série télévisée :

  • « Un pavé d’une science impressionnante » selon BibliObs ;CorteX_scene_metronome

  • « Un récit enlevé de l’histoire de France vue de Paris, entre vulgarisation et effluves d’une réelle érudition » selon Libération ;

  • « Cette série donne envie de chausser ses meilleures baskets pour parcourir la ville » selon Le Monde.

  • « Une prouesse technique et ultra pédagogique » selon Télérama.

Pourtant, une polémique éclate en 2012, suite à la diffusion des épisodes télés. Des historiens critiquent l’histoire de Paris telle qu’elle est présentée par Lorànt Deutsch (LD). L’affaire prend de l’ampleur quand le Front de Gauche demande à la mairie de Paris de retirer son soutien au livre de l’écrivain. La réponse de ce dernier ne tarde pas : il essaye de circonscrire la polémique en disant que les critiques ne sont que le fait d’une jalousie. Ce faisant, il détourne le sujet en évitant de répondre aux critiques sur le fond et la méthode de travail qu’il a employé.

William Blanc, historien, accuse LD de livrer une vision « extrêmement royaliste de l’histoire » au point de donner « une vision très positive des rois et une vision par exemple extrêmement négative du peuple parisien ». Pour Alexis Corbière, du Front de Gauche :
« il y a un problème majeur, ce livre « contient de très nombreuses erreurs, affabulations et inventions historiques ». De plus, « il propose une vision orientée répondant à une lecture idéologique assumée, pétrie de convictions religieuses de l’auteur (…) qui ne se cache pas d’être hostile à la République, particulièrement à la Révolution française et se dit nostalgique de la monarchie ». »
La presse de droite comme Nouvelles de France s’empare aussi de la polémique en s’attaquant au personnage de William Blanc pour le discréditer. Dans une tribune libre datée du 16 juillet, Frédéric Laurent s’attaque à une campagne de presse faite « dans la plus pure tradition des tentatives de manipulation de l’opinion dont la gauche s’est fait une spécialité ». La présentation est assez caricaturale :
« Ce gros garçon était tout simplement l’un des leaders des mouvements d’extrême-gauche, qui ont fait du lieu leurs quartiers généraux dans le monde universitaire parisien. Violent (accusé notamment par une opposante de lui avoir cassé le bras au sein même de l’université) et quelque peu fanatisé (impossible de discuter avec lui), il était resté de longues années à Tolbiac, où l’on n’était censé – à l’époque – ne passer que les deux années de Deug. C’est à se demander où il trouvait son argent pour vivre. Pour tout dire, le garçon faisait penser à ces hommes de main payés par l’extrême-gauche pour maintenir son contrôle du système éducatif en fomentant des mouvements pseudo-révolutionnaires et étouffer toute opposition. »

… Une attaque qui ne dit encore pas grand chose des critiques de fond et de forme portées à l’encontre du Métronome.

Lorànt Deutsch a riposté, se défendant d’être « un idéologue » ou « un faussaire historique » et affirmant être un « amoureux de l’histoire ».

« J’ai dit que j’étais royaliste mais je ne suis pas un militant politique. Je suis un enfant de la République, j’aime mon pays » (…) « Je veux bien débattre de mon livre avec des historiens mais pas avec des militants politiques ». 

Pourtant, il s’y est toujours refusé jusqu’à présent, préférant débattre dans les médias avec des non-spécialistes.

 

Méthode Deutsch vs. Esprit critique

CorteX_lorant-deutschQuels sont les éléments qui ont amené à une telle polémique, alors que le livre donne l’image d’un flâneur sympathique, amoureux de Paris, qui veut nous faire découvrir sa ville au rythme des stations de métro ?

  • Un livre idéologique qui se heurte à la réalité et aux recherches scientifiques

En premier lieu, la « méthode Deutsch » repose sur des sources anciennes et connotées, prises sans aucun recul critique. Le tout pour aller dans un sens qui, au contraire de ce qu’il dit, est bien plus idéologique que les critiques qui lui sont faites. Car Lorànt Deutsch estime que l’histoire de France, c’est avant tout la monarchie et l’Église, et que l’on doit rendre hommage à cet héritage presqu’éternel, en opposition à une révolution violente et synonyme de chaos. Ce faisant, il rejette alors les nombreux travaux scientifiques déjà existants : il prétend faire une histoire personnelle, mais tout de même basée sur des sources écrites, et ne rien inventer. Lors d’une rencontre avec ses lecteurs à la FNAC à Paris le 21 avril, il déclare que « l’histoire de France est une matière subjective ». Une citation résume cette « méthode Deutsch » :

« L’idéologie ne doit pas être détruite au nom du fait scientifique […] si on peut tendre vers le fait scientifique, tant mieux, surtout si ça accrédite ma chapelle, et ce que je pense, mon éclairage de l’histoire » (Les Affranchis, France Inter, 18 avril 2012).

Tout est là : Lorànt Deutsch choisit certains travaux et sélectionne des faits qui vont dans son sens idéologique, ne les étudie pas avec recul critique, et va même jusqu’à tordre les faits. Mieux, sans que l’on sache si c’est volontaire ou non, le comédien parvient à interpréter de façon erronée les sources ou les travaux qu’il prétend avoir utilisés. En procédant ainsi, il opère des choix significatifs ; des faits essentiels de l’histoire de France sont ainsi passés sous silence, ou bien évoqués de façon plus qu’allusive. C’est le cas pour la Seconde Guerre mondiale par exemple, et notamment pour tout ce qui touche à la Collaboration. Seules quelques lignes y sont consacrées qui ne disent pas grand chose (p. 360). Ces choix significatifs peuvent s’expliquer de la bouche même de Lorànt Deutsch quand il déclare au Figaro en mars 2011  :

« Pour moi, l’histoire de notre pays s’est arrêtée en 1793, à la mort de Louis XVI. Cet événement a marqué la fin de notre civilisation, on a coupé la tête à nos racines et depuis on les cherche […]. C’est comme avec la religion, on essaie de faire triompher la laïcité, je ne sais pas ce que cela veut dire. Sans religion et sans foi, on se prive de quelque chose dont on va avoir besoin dans les années à venir. Il faut réintroduire la religion en France, il faut un concordat. »

Une histoire faite par les (grands) hommes

L’histoire, pour l’auteur, est avant tout l’histoire des rois et des saints, c’est eux qui sont le moteur de l’histoire. Ils sont constamment glorifiés, mis en valeur. En voici un exemple sur Philippe Auguste (p. 218) :

« Comme sa muraille, Philippe Auguste est fascinant ! Il a tout fait, tout imaginé, tout réinventé. Il a imposé l’autorité royale, agrandi le pays, renouvelé Paris. »

Quand on en sort, cela relève de l’anecdotique ; les femmes n’ont pas grand droit de cité : elles sont au mieux des reines et des princesses, au pire des intrigantes dévergondées…

L’exemple page 84 de Honoria, sœur de l’empereur d’occident Valentinien, est éclairant :

« La dame aux yeux de velours est bien malheureuse car son frère, personnage aussi austère qu’intransigeant, veille avec suspicion et méticulosité sur la virginité sororale. Làs, la gourgandine a pris un amant ! L’empereur, hors de lui, fait exécuter le gaillard, mais cela ne suffit pas car la drôlesse attend un bébé. »

… des roturières, ou des prostituées, plus intéressées par le « shopping » et ce dès l’antiquité.

Page 41 :

« Et les lutéciennes, qui n’ont pas changé, viennent « faire les magasins » pour se fournir en onguents délicats, en huile d’olive ou en fibules plus fines et plus brillantes que celles de la voisine ».

Comme le dit un article du mensuel CQFD paru en avril 2012 :

« Chez Lorànt Deutsch, l’histoire est marquée par les grands hommes. Pour les grandes femmes, on repassera ! Seule sainte Geneviève trouve grâce à ses yeux pendant que les autres, les Lutéciennes puis les Parisiennes, font du shopping. Une vision somme toute classique, développée tout au long des XIXe et XXe siècles, quand l’histoire était écrite pour célébrer les chefs de guerres, les rois, les saints… ».

Une histoire des vainqueurs 

L. Deutsch a fait un choix plus que problématique en centrant son livre uniquement sur l’histoire des rois. La légende de Saint-Denis occupe huit pages ; la manifestation du 6 février 1934, qui est quasiment la seule manifestation citée pour le XXe siècle, est vue comme une manifestation populaire alors que la réalité est beaucoup plus complexe (on se réferrera entre autres à Serge Bernstein, Le 6 février 1934, Gallimard (1975).

Mais la réalité, l’écrivain semble ne pas s’en soucier énormément, préférant nous offrir une vision caricaturale, à l’instar de celle véhiculée sur les femmes, du « peuple » parisien. Ce dernier serait « violent, sanglant » (4ème de couverture), et ne pense qu’à grogner et se soulever. À Lorànt de lui réserver un traitement tout deutschien. Alors qu’il consacre huit pages à saint Denis, treize à sainte Geneviève, quinze à Pépin le Bref, la Commune de Paris et ses vingt mille morts sont résumés en un seul petit paragraphe ! En quelques lignes, il n’est pas question d’expliquer pourquoi le peuple parisien s’est soulevé en 1871. Tout au plus l’acteur évoque-t-il une « fureur populaire » venue d’on ne sait où, et des soldats rompant les rangs parce que « fatigués, démoralisés, déboussolés » (p. 353). Mais il est vrai que le peuple a toujours été un peu bourrin : lorsque Geneviève, animée d’une « foi parfaite » (p. 86), lance un appel contre les Huns – « l’envahisseur asiatique » (p. 89) –, « les plus excités des Parisiens parlent […] de [la] jeter dans un puits, manière radicale de la faire taire » (p. 87).

Une sainte horreur des révolutionnaires

Enfin, avec Lorànt Deutsch, il ne fait pas bon être révolutionnaire et défier l’ordre, la monarchie ou la royauté. Car avant même que la Révolution de 1789 ne soit évoquée par l’écrivain, les acteurs en prennent pour leur grade. L’écrivain parle, dans un premier temps, de « fureur révolutionnaire » (p. 98) ; des « déprédations révolutionnaires »(p. 118), de la « fureur populaire » et des « nouveaux persécuteurs » qui « saccagèrent » une abbaye bénédictine. Et lorsqu’il évoque le roi Dagobert, au sujet de sa mauvaise réputation et de sa fameuse « culotte à l’envers », la faute en revient à « la brutalité révolutionnaire ». Il précise :

« La Révolution, qui se moque bien de la vérité historique, a produit cette rengaine pour railler les rois et les saints. » (p. 128)

Pour l’auteur, la colère ne peut être qu’irrationnelle, des causes politiques ou économiques par exemple ne lui semblent pas particulièrement légitimes. On en voit un exemple page 327 à propos de la Révolution française :

« Cette population miséreuse, qui appartient au paysage quotidien du faubourg tout en venant de l’extérieur, se montre toujours prompte à exprimer sa colère ! C’est elle qui, pour une épidémie de trop, une mauvaise récolte ou une taxe additionnelle, entraîne les artisans sur la route dangereuse de la protestation et de la rébellion ».

Mourir de faim ne semble donc pas une raison légitime, et la rébellion ne serait qu’une « route dangereuse »… Mais c’est vrai, pour Deutsch, c’est le début de la fin pour la monarchie et le 14 juillet 1789 nous est donc présenté comme un « jour de guerre civile, d’affrontements et de violences » (p. 335). Matthieu Lépine, professeur d’histoire, résume bien la situation quand il parle en ces termes de l’adaptation télévisuelle dans un article consacré à la série :

« Cette émission, présentée comme un outil d’éducation populaire n’est en réalité qu’une arme de propagande, faisant à la fois l’éloge de la monarchie, la glorification de la chrétienté et le réquisitoire de la Révolution française. ».

Les sources, la méthodologie, les erreurs historiques

Il y a en outre une question de méthode qui est aux antipodes de ce qu’il faut enseigner aux étudiants, quel que soit le niveau de scolarité. Citer ses sources, disposer d’un appareil de notes et d’une bibliographie qui permettent de discuter des thèses qui sont avancées et des interprétations qui sont faites, sont une des bases d’un travail sérieux. Les coquilles sont une chose, avancer des faits sans « étayer », en est une autre :

« Lorànt Deutsch affirme mais ne livre aucune vision critique. Par exemple, sa théorie comme quoi Jeanne d’Arc serait la demi-sœur du roi Charles VII […]. Avancer des hypothèses, c’est le b.a.-ba de tout livre d’histoire. Mais on ne peut pas se contenter de lancer un pavé dans la mare en quelques mots, sans rien justifier, et passer ensuite au paragraphe suivant. » (histoire-pour-tous.fr, J. Perrin)

Le système narratif pose également de gros problèmes. Il se fait en effet systématiquement au présent, ce qui permet de mettre sur un même plan histoire et légendes (les exemples sont évidemment multiples mais on peut entre autres relever ceux de Saint Denis, (p. 52) [1] et de Saint Martin (p. 77) [2], et l’exemple vidéo de Biscornet et de la porte de la cathédrale Notre-Dame). Ces affirmations sont très souvent accompagnées d’un « effectivement », qui par sa force rhétorique est censé mettre fin à tout débat (p. 203). Il y a toutefois quelque-chose d’assez vicieux dans le fait que, épisodiquement, Deutsch précise pour certaines histoires farfelues qu’il cite, qu’il s’agit d’une légende (l’évêque Marcel qui affronte un dragon page 82 : « il assène deux bons coups de crosse sur la tête de cette bête, qui devient alors pour la légende pieuse un authentique dragon »). Pour le reste, il se contente de répondre aux critiques que « C’eût été faire peu de cas du bon sens et de l’intelligence du lecteur » [3] s’il avait mis ses affirmations au conditionnel. Au-delà des cas légendaires et mythologiques présentés de façon douteuse, il y a aussi des reconstitutions de scènes « banales » qui sont largement discutables, surtout en l’absence de sources (p. 69 [4]).

Quand il est interviewé, L. Deutsch ne fait que s’enfoncer : par exemple au Journal Télévisé de 20h sur TF1, en septembre 2011, il raconte que Charlemagne a régné autour de l’an mil. Raté, c’était plus de 200 ans plus tôt. Des erreurs, il en fait des tonnes, que ce soit sur des plateaux télévisuels ou dans son livre. Il affirme par exemple que l’art gothique est l’œuvre des Goths : encore raté, le terme gothique dans le domaine de l’art a été inventé au XVIè siècle par Giorgio Vasari. Rien à voir avec ce peuple de langue germanique actif entre le IIIe et le VIIIe siècle.

Il y a d’un côté des erreurs historiques non négligeables qu’il ne faut pas sous-estimer, mais il y a surtout un parti pris politique assez nauséabond qu’il convient de souligner. Citons notamment les exemples du Louvre ou de la Commune, pour lesquels il a une fois de plus recours à des sources datées et relativement discutables. Son récit de la fondation du Louvre en est une bonne illustration ; sa « théorie » est contredite par de nombreux travaux scientifiques sur le sujet, de même que par les fouilles archéologiques (voir Geneviève Bresc-Bautier, Mémoires du Louvre, Paris, Gallimard, « Découvertes », 1998). Lorànt Deutsch nous dit que le Louvre a été construit par le père de Clovis ; en réalité c’est l’œuvre de Philippe Auguste, sept siècles plus tard. En d’autres termes, il n’a pas mené une démarche de chercheur; ce qui semble pourtant essentiel lorsque l’on écrit des ouvrages historiques. Autre exemple lors de son interview sur RMC par Eric Brunet le 10 juillet : les Communards qui auraient tiré sur la colonne de Juillet depuis Montmartre (« Métronome », p. 336). Là, l »écrivain affirme avoir utilisé Eugène Hennebert, « qui reprend des témoignages directs de la Commune« . Le choix de cette source est intéressant, le Hennebert en question, contemporain des faits, en était un acteur en tant qu’officier supérieur de l’armée de Versailles ! Mieux, M. Deutsch dit s’être appuyé sur lui pour évoquer la fameuse canonnade. Or, Hennebert parle bien d’une canonnade sur la Bastille, mais depuis le Panthéon, pas Montmartre et surtout, des tirs venus de canons versaillais, et pas communards (Guerre des Communeux, p. 258) !

Un non-historien peut tout à fait écrire un livre d’histoire, mais à condition qu’il se soumette aux principes de base du travail historique, ce que Deutsch n’a pas fait avec « Métronome ». Il ne respecte pas la démarche de l’historien. En effet, il n’y a aucun travail sur les sources, et celles-ci sont complètement absentes de son ouvrage. Ce n’est pas un travail de chercheur mais un point de vue empreint d’a priori sur l’histoire de France et de Paris. La vulgarisation n’équivaut pas à la falsification. La recherche consiste à faire tomber ses propres préjugés sur le sujet en question. Deutsch fait exactement l’inverse: il part de ses opinions pour aller aux faits (ce qui ressemble beaucoup au raisonnement panglossien – cf. ici Effet Pangloss, ou les dangers du raisonnement à rebours).

L’ouvrage a été présenté comme de la vulgarisation historique, mais il n’en est rien puisqu’il n’offre pas au grand public l’accès aux plus récentes recherches scientifiques. Au contraire, il réactualise CorteX_metronome_Bloc_identitaireune histoire partisane et réactionnaire, fantasmée et mythifiée. Plutôt que de mettre en avant les polémiques entre historiens autour de certains faits problématiques, ce qui, de son avis, « serait d’un ennui mortel », il préfère raconter la version qui lui plaît le plus. Mais le problème s’amplifie puisque le comédien « a même été invité dans des écoles parisiennes (par exemple au lycée Turgot) où il a proposé des conférences basées sur ses travaux » et le maire PS Bertrand Delanoë l’a décoré de la médaille Vermeille de la Ville. Son livre devient donc un outil pédagogique, et Deutsch en vient à prendre la place des professeurs.

Il convient toutefois de relever dans cette histoire le rôle joué par la puissance médiatique et les nombreux canaux dont dispose le monsieur pour la diffusion de son livre. Le même genre de bouquin écrit par un illustre inconnu n’aurait jamais dépassé les 2000 ventes. Au contraire, il joue sur son image d’acteur jeune et comique, grand public. Le succès du livre s’explique donc par une construction médiatique.

Conclusion

À travers la publication du Métronome, ses promoteurs ont reproduit la coupure savant/populaire. Aux savants (dont eux), la culture d’élite, l’accès au savoir critique, et aux masses, et bien le rebut, la pensée light, l’histoire « bling-bling » dont parle Nicolas Offenstadt qui permet tout, sauf de réfléchir. Lorànt Deutsch n’est pas un phénomène isolé. Aujourd’hui, les livres d’histoire les plus vendus ne sont pas des livres d’histoire. Max Gallo et ses « romans-histoire », Alain Minc et sa pitoyable histoire de France (un proche de Nicolas Sarkozy qui comme comme Jacques Attali, incarne la figure française de l’analyste-essayiste à tendance polémico-prophétique qui croit penser son époque quand il ne fait que travestir des lieux communs) voient leurs œuvres tirées à des milliers d’exemplaires non pas parce qu’ils produisent de la qualité, mais parce qu’ils ont accès aux médias, et surtout parce qu’ils ne dérangent pas, car leurs écrits cadrent parfaitement avec les préjugés contemporains.

Et dire qu’il paraît que Lorànt Deutsch nous prépare une histoire de France…

Guillaume Guidon

 

Notes

 

[1] « On dresse une croix sur laquelle on noue Denis, et on lui tranche la tête. Mais le corps sans vie est transfiguré par l’apparition du Sauveur, et le corps s’anime, et le corps se libère de ses liens, et le corps se met en marche… Denis prend sa tête entre ses mains, va la laver à une fontaine et redescend la colline de son martyre. Il marche deux lieues et demie et, enfin, confia sa tête à une bonne romaine nommée Catulla. Là, il s’écroule. Respectueuse, Catulla enterre le pieux évêque à l’endroit même où il s’est effondré. Et sur cette sépulture un blé d’un blond unique pousse bientôt, comme un dernier miracle. »

[2] « L’évêque marche le long de la voie romaine du nord, et les fidèles se pressent pour embrasser sa robe. Mais le prélat ne voit pas la foule, il fixe de son regard un misérable lépreux adossé contre les remparts non loin de la porte nord de la ville, le visage défiguré, les bras lacérés et les jambes flageolantes… Il s’approche du malheureux, chacun retient son souffle. Martin se penche sur le malade et dépose sur sa joue scrofuleuse un baiser fraternel, puis il porte ses mains sur la tête du pauvre homme et le bénit… Le lendemain matin, le lépreux entre à l’église, et chacun peut voir le miracle accompli : ce visage hier encore ravagé est à présent lisse et doux. On le sait maintenant, Martin peut provoquer des guérisons. »

[3] L. Deutsch, « Polémique sur « Métronome » : fausses erreurs et vraies affabulations sur mon livre », 20 juillet 2007. Nouvel Observateur.

[4] Promenade de l’empereur Julien dans les rues de Paris : « Il aime Paris quand il se balade comme un simple légionnaire à travers ses ruelles de boue, quand les échoppes largement ouvertes laissent déborder leurs grappes de jambons, de boudins, de têtes de porcs […]. Il aime Paris quand il hèle joyeusement le marchand : – Patron, as-tu du vin relevé au poivre ? – J’en ai. – Alors donne et remplis ma gourde ! ».

 

Bibliographie utilisée pour construire ce travail

« Polémique « Métronome » : réponse aux contre-vérités de Lorànt Deutsch », Leplus.nouvelobs.com, article de Christophe Naudin, enseignant en histoire, 17 juillet 2012

«Lorànt Deutsch a une vision biaisée de l’histoire», In bibliobs.nouvelobs.com, 10 juillet 2012

« La gauche parisienne demande à la Ville l’arrêt de la promotion du « Métronome » », In tempsreel.nouvelobs.com, 5 juillet 2012

« Polémique autour du « Métronome » de Lorànt Deutsch », In LeMonde blog, 10 juillet 2012
« Polémique Métronome : Lorant Deutsch réplique », Arrêt sur images, 24 juillet 2012

« Qui est donc William Blanc, l’ « historien » critique du Métronome ? », In Nouvelles de France, 16 juillet 2012, tribune libre de Frédéric Laurent

CorteX_historiens_gardeEt pour aller plus loin, un livre à lire : William Blanc, Aurore Chéry, Christophe Naudin, Les historiens de garde – De Lorànt Deutsch à Patrick Buisson, la résurgence du roman national, Inculte Essai, 2013, ainsi qu’une entrevue avec William Blanc (voir AudioteX).

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Psychologie – L’argument « des résistances » contre la psychanalyse par Jacques Van Rillaer

Vous critiquez la psychanalyse ? C’est inconscient, un mécanisme de défense de votre part : vous devriez suivre une psychanalyse !La critique de la psychanalyse étant contenue et prévue dans la théorie, celle-ci devient irréfutable. Que faire face à un tel argument ?


Notre collègue Jacques Van Rillaer met aimablement à disposition le chapitre L’argument des résistances à propos de la critique de la psychanalyse, publié dans son ouvrage Les illusions de la psychanalyse (éd. Mardaga, 4e éd., 1996).

CorteX_VanRillaer_Illusions_psychanalyseC’est un très bon matériel pour creuser le problème de l’irréfutabilité des théories psychanalytiques [1].

 « Freud et ses disciples qualifient de « résistance » toute remise en question de la psychanalyse et voient là une confirmation supplémentaire de leur credo. Un examen de ce mode de réfutation apparaît dès lors comme une question préalable à toute analyse critique de la doctrine freudienne. Nous verrons d’abord comment le concept de résistance s’est développé et a servi à désamorcer toute polémique. Ensuite nous examinerons la valeur épistémologique de cette défense, qui rend le système analytique invulnérable, du moins en apparence. »

Lire la suite

[1] déjà abordée par l’épistémologue Karl Popper, dans La Logique de la Découverte Scientifique et Conjectures et Réfutations.

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Décortiqué – Argumentaires sur Le Mur II

Vous venez du  TP « A décortiquer – Argumentaire sur Le Mur II » ?
Voici l’analyse des arguments du message de Thomas Legrand, proposé par Nicolas Gauvrit*, et montrant des arguments fallacieux, ici principalement à l’encontre des mères d’enfants autistes. C’est un bon entraînement au décorticage de sophismes, post hoc ergo propter hoc, attaque ad hominem, pétition de principe, etc.


Nicolas Gauvrit :

Il y a quelques semaines, Thomas Legrand  a envoyé un mail mécontent à l’association Autisme Sans Frontières, mail qui semble s’adresser plus spécifiquement aux mères d’enfants autistes afin de leur rappeler que malgré leur « hystérie collective » suite à la sortie du film Le Mur, la mère reste la seule cause d’autisme chez l’enfant. D’ailleurs, l’agressivité de ces « furies » vis-à-vis de ceux qui dévoilent les responsabilités prouve bien qu’elles ont un problème – c’est le genre de tourbillon sophistique qui mériterait peut-être le nom de « sophisme psychanalytique » : si vous pensez que j’ai tort, c’est bien la preuve que j’ai raison !

Je propose ici un petit décryptage de ce courriel, qui pourrait bien être une parodie, d’ailleurs.
Mes réactions en noir sont inscrites au fil du texte. En rose, des compléments sont donnés par Richard Monvoisin
ATTENTION : Le texte en bleu n’est pas de moi, mais de Thomas Legrand [TL]. Il s’agit de citations de son mail.

L’ensemble des commentaires de mères d’autistes ne montre pas une grande capacité à la remise en cause… Certes, le discours des psychanalystes ne doit pas être facile à entendre pour vous. Mais quand la seule réponse que vous leur faites est qu’ils sont fous, archaïques, dépassés par la science moderne, quand vous affirmez qu’ils accusent les pauvres mères de tout et de son contraire, vous ne faites que confirmer ce qu’ils affirment : au début de l’histoire d’un enfant autiste, on trouve en général une mère rigide (incapable de la moindre remise en cause), utilisant son enfant pour réaliser ses propres fantasmes de toute-puissance.

Il y a ici deux arguments, qui se résument ainsi : (1) ce n’est pas parce que ce que disent les psychanalystes est déplaisant pour les mères qu’ils ont torts. Dire qu’ils sont fous, archaïques, etc. n’est pas un argument, et même (2) en les attaquant vous montrez que vous êtes agressives, ce qui confirme ce qu’ils disent.

L’argument (1) est correct. Je suis régulièrement choqué d’entendre présenter la culpabilisation des mères comme contre-argument aux psychanalystes. Ce n’est pas parce que les mères sont blessées que les psychanalystes ont tort, certaines réalités sont hélas vexantes. [Sophisme justement dénoncé par TL : confusion entre le vrai et le bon]

L’argument (2) est en revanche fallacieux : en réagissant de la sorte, les mères n’ont pas un discours rationnel , mais elles ne se montrent pas « rigides », et même si elles se montraient rigides, cela ne prouverait rien de l’hypothèse psychanalytique, qui dit qu’elles étaient rigides avant et que c’est pour cela que leur enfant est autiste. Il y a là une triple arnaque (sans compter le fait de laisser supposer que toutes les mères d’autistes ont le même discours) :

(A) Contester les critiques (surtout quand on a raison) n’est pas faire preuve de rigidité. Exemple : Thomas Legrand n’a pas changé d’avis, si ça se trouve. [Sophisme lié à l’affirmation du conséquent](B) Même si les mères d’autistes sont rigides, cela ne signifie pas qu’elles l’étaient avant. [Sophisme temporel](C) Même si elles l’étaient avant, cela ne prouve pas que c’est cela qui a causé l’autisme. [Sophisme post hoc ergo propter hoc]Je (RM) ferai une analyse un tout petit peu différente.

L’ensemble des commentaires de mères d’autistes (1)(2) ne montre pas une grande capacité à la remise en cause…(3) Certes, le discours des psychanalystes ne doit pas être facile à entendre (4) pour vous (5). Mais quand la seule réponse que vous leur faites (6) est qu’ils sont fous (7), archaïques, dépassés par la science moderne (8), quand vous affirmez qu’ils accusent les pauvres mères de tout et de son contraire (9), vous ne faites que confirmer ce qu’ils affirment (10) : au début de l’histoire d’un enfant autiste, on trouve en général une mère rigide (11) (incapable de la moindre remise en cause) (12), utilisant son enfant pour réaliser ses propres fantasmes de toute-puissance (13).

  1. Sophisme écologique : on regroupe des données globales d’une population pour en tirer une opinion

  2. Tri des données : on sait que les témoignages/commentaires ne sont produits que si les gens ont accès au dit média, s’ils ont les moyens ou le courage de s’exprimer, etc. En clair, cette collection n’est peut-être pas représentative des mères d’autistes.

  3. Suite du sophisme écologique – désormais les commentaires épars deviennent une personne morale, qui n’a pas « une grande capacité à.. »

  4. Inversion de la responsabilité : ce n’est pas moi qui me trompe, mais vous qui ne comprenez pas.

  5. Suite du sophisme écologique. Les mères d’autistes deviennent un corps homogène.

  6. Suite du sophisme écologique. La collection de commentaires devient une seule « voix, une seule réponse.

  7. Technique de l’épouvantail : grimer les critiques en une seule, ridicule et pathologisante.

  8. Amalgame de décrédibilisation : en associant « fous » et « archaïques, dépassés par la science moderne », cela affaiblit notablement la force des deux autres critiques.

  9. Suite de l’amalgame de décrédibilisation : « tout et son contraire », c’est un peu comme une cacophonie, à tort et à travers.

  10. Irréfutabilité de la théorie (cf. Argument des « résistances », de J. Van Rillaer)

  11. Utilisation de la pseudo-théorie de Bettelheim

  12. Bricolage : l’auteur tente de faire concorder « mère rigide » et « incapable de la moindre remise en cause » pour assoir son argumentation.

  13. Utilisation de la pseudo-théorie freudienne (fantasme, toute-puissance)

Ce documentaire montre que le discours des psychanalystes est posé et construit.

Ici, on suggère de manière implicite que si un discours est cohérent, il doit être vrai. Mais le discours des astrologues, des homéopathes, etc. est également très construit. Cela ne dit rien de leur validité. [Sophisme : la cohérence interne comme preuve d’une théorie]

La documentariste avait préparé des questions dans le but de les déstabiliser.

Ça n’est pas ce que dit la réalisatrice. TL suppose que la réalisatrice était animée de buts négatifs – ce qui d’ailleurs ne changerait absolument rien à la question de savoir si les psychanalystes ont raison ou tort. [Sophismes : affirmation péremptoire + attaque ad hominem].

J’y vois pour ma part un procès d’intention tout simple.

Il aurait été intéressant de voir le propre visage de la documentariste (qui reste caché…) quand elle s’aperçoit qu’aucune de ses questions n’a l’effet qu’elle espérait : tourner les psychanalystes en ridicule.

 La parenthèse fait aussi partie sinon des sophismes, au moins de la rhétorique (et non de la démonstration). Curieuse manière de procéder pour quelqu’un qui vient de dénoncer la moquerie… [Stratagème : Insinuation moqueuse]

Mères d’enfants autistes, répondez une par une aux affirmations des psychanalystes, avec si possible, un discours aussi posé et construit que le leur.

Injonction si fréquente et tellement sophistique ! Que Thomas Legrand démontre donc qu’il n’y a pas de licorne rose invisible s’il pense que ma théorie est délirante ! C’est à celui qui formule une hypothèse de la démontrer. [Sophisme : Inversion de la charge de la preuve].

Quand vous ne faites que répondre par la moquerie, et la foi aveugle dans ce que vous appelez un « consensus » de la « science moderne » (consensus qui n’a jamais existé, ce documentaire ne fait que le prouver (à moins d’exclure par définition les psychanalystes du certificat de « scientifique moderne »)), vous ne faites que confirmer ce qu’ils affirment.

Il y a ici une série d’affirmations et plusieurs arguments mêlés.

Il est vrai que la moquerie n’est pas une preuve.

Il s’agit toujours de cette technique de l’épouvantail : l’auteur transforme une contestation clinique en une stratégie de moquerie et de foi aveugle.

Il suffit de regarder l’autre documentaire de Sophie Robert, où Monica Zilbovicius expose les connaissances scientifiques sur l’autisme pour voir qu’il n’y a certes pas consensus dans le monde scientifique pour savoir quelle serait la cause ultime de l’autisme, mais qu’il y a bien consensus sur certains points, comme l’efficacité de la méthode ABA pour n’en donner qu’un. Il y a ici un jeu sur les sens de « consensus » : le consensus sur toute la théorie n’existe pas, mais cela ne veut pas dire qu’il n’a pas un domaine consensuel, qui à lui seul réfute la psychanalyse.

Jouer sur le double sens, commun et scientifique, d’un mot s’appelle en zététique un effet paillasson.

Le morceau de phrase « à moins d’exclure par définition les psychanalystes du certificat de « scientifique moderne » » peut être compris comme un deuxième exemple de jeu de polysémie. On exclut effectivement les psychanalystes de la science (pas seulement moderne)… par définition de la science. Mais on peut parier que « par définition » sonnera chez beaucoup comme « par principe » – et même « par principe arbitraire ». Or il n’y a là rien d’arbitraire : la psychanalyse n’est pas scientifique, parce que ses méthodes ne sont pas celles de la science, tout simplement. De nombreux psychanalystes revendiquent d’ailleurs ce statut hors-la-science.

La fin de la phrase « vous ne faites que confirmer ce qu’ils affirment » est une répétition d’un sophisme déjà vu plus haut.

Certes, le discours des psychanalystes est parfois intransigeant. Demandez-vous pourquoi. A quoi est conduit un psychologue, un observateur neutre, quand il se retrouve face à des mères montrant tant de hargne ?

Bel exemple d’inversion temporelle. La « hargne » dont il est question est une conséquence de la théorie des psychanalystes… elle n’était pas là avant.
L’inversion de causalité est classée dans les effets cigogne
En outre, le problème n’est pas la manière intransigeante que des psychanalystes peuvent avoir de présenter leur théorie (ils sont d’ailleurs en pratique souvent prudents, au contraire), mais la théorie elle-même.

On ne peut pas sauver un enfant autiste en demandant gentiment à sa mère si elle veut bien accepter qu’on l’éloigne un peu de son enfant en souffrance, en lui demandant gentiment si elle veut bien se remettre un peu  en cause. Si on n’est pas ferme avec ces mères hargneuses, l’enfant autiste n’a aucune chance de s’en sortir.

Ce paragraphe suppose sans le dire que les psychanalystes ont raison [Sophisme lié à la pétition de principe]. S’ils avaient raison, le paragraphe serait valide.

Or rien ne vient à l’appui de cette théorie.

Dernière chose : s’il y a bien un discours ridicule, c’est celui de prétendre prouver que le discours adverse est faux avec un seul contre-exemple (la famille en forêt avec la mère gentille et dynamique sous fond de  musique douce et gentille). A ce petit jeu on peut opposer beaucoup d’autres exemples. Il y a moins de deux semaines par exemple, à Martigues, une mère dépressive tue son fils autiste et se suicide.

Encore un magnifique triple sophisme.

(1) Ce n’est pas aux opposants de montrer que la psychanalyse a tort, mais à la psychanalyse de montrer qu’elle a raison [Sophisme : inversion de la charge de la preuve].

(2) Contrairement à ce qui est écrit en toutes lettres, on peut montrer qu’un discours adverse est faux avec un seul contrexemple quand le discours adverse est universel. Si je dis « tous les nombres entiers sont pairs », un contre-exemple comme 1 suffit. Or, la psychanalyse fait régulièrement ce genre d’affirmations universelles. « On ne peut pas sortir de l’autisme » est réfutable en un contrexemple.

(3) Je ne pense pas que le contrexemple ait été pensé par la documentariste comme une démonstration, mais comme une illustration. Caricaturer la position de l’autre (ici faire croire que l’exemple est pensé comme une preuve) pour mieux la descendre, c’est encore un sophisme [L’épouvantail]. La preuve que les méthodes ABA ou autres fonctionnent ne se fait pas sur un exemple, mais sur des dizaines d’études contrôlées, du type de celles que les psychanalystes refusent de faire et dont ils refusent les conclusions si elles ne leurs sont pas favorables [1].

Tout cela est peut-être un canular, mais le texte permet en tout état de cause une bonne introduction à la pratique des sophismes.

Nicolas Gauvrit


Pour tout commentaire éclairant ou contribution, écrivez-nous !

* Nicolas Gauvrit est un collaborateur du CorteX, docteur en psychologie cognitive et maître de conférence en mathématiques à l’Université d’Artois.
[1] On peut faire référence au rapport de l’INSERM consacré à l’évaluation des psychothérapies, enterré en 2005 par Philippe Douste-Blazy alors ministre de la santé. Une revue de presse sur ce sujet. (note de N Gaillard)

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A décortiquer – Argumentaires sur Le Mur II

Vous avez probablement suivi la polémique autour du documentaire Le Mur – la psychanalyse à l’épreuve de l’autisme. Non ? Alors cliquez là.
Les retours ne se sont pas fait attendre, et comme lors de chaque contestation de l’institution psychanalytique un festival d’argumentaires très discutables affleurent et pourraient remplir les pages web du corteX.


Nous avons proposé un il y a quelques semaines un premier travail pratique (TP) sur les argumentaires lacaniens [1].

Voici un second TP du même genre.
Le message que nous soumettons à l’analyse est rédigé par un « certain » Thomas Legrand [2], traitant encore du film « Le Mur« , et reproduit plus bas (ainsi que sur le site d’Autisme sans frontières).
Mode d’emploi proposé par le CorteX :
  1. Dans un premier temps, lisons attentivement le message ci-dessous en essayant de repérer les arguments fallacieux. 
  2. Dans un second temps, étudions l’argument des résistances de Jacques Van Rillaer.
  3. Enfin, suivons le décorticage de ses propos par notre compère Nicolas Gauvrit [3].

[1] Il s’agissait du décorticage de l’analyse du film « Le mur – la psychanalyse à l’épreuve de l’autisme« , par Pierre-Yves Gosset, psychanalyste lacanien. Nous avions mis à décortiquer son article-pamphlet « Comment se servir de l’autisme pour « casser du psychanalyste » » puis décortiqué ces propos avec l’aide de notre collègue psychologue Jacques Van Rillaer.

[2] On pense, sans être sûrs, qu’il s’agit de Thomas Legrand, de France Inter. Nous allons lui poser directement la question, mais son identité présente moins d’intérêt que ses propos, assez caractéristiques de la défense des positions psychanalytiques concernant l’autisme.

[3] Nicolas Gauvrit a déjà contribué à nos ressources ici. 


Message adressé par Thomas Legrand à Autistes sans frontières,
au sujet du film « Le mur ; la psychanalyse à l’épreuve de l’autisme« 
 
L’ensemble des commentaires de mères d’autistes ne montre pas une grande capacité à la remise en cause… Certes, le discours des psychanalystes ne doit pas être facile à entendre pour vous. Mais quand la seule réponse que vous leur faites est qu’ils sont fous, archaïques, dépassés par la science moderne, quand vous affirmez qu’ils accusent les pauvres mères de tout et de son contraire, vous ne faites que confirmer ce qu’ils affirment : au début de l’histoire d’un enfant autiste, on trouve en général une mère rigide (incapable de la moindre remise en cause), utilisant son enfant pour réaliser ses propres fantasmes de toute-puissance.
 
Ce documentaire montre que le discours des psychanalystes est posé et construit. La documentariste avait préparé des questions dans le but de les déstabiliser. Il aurait été intéressant de voir le propre visage de la documentariste (qui reste caché…) quand elle s’aperçoit qu’aucune de ses questions n’a l’effet qu’elle espérait : tourner les psychanalystes en ridicule.
 
Mères d’enfants autistes, répondez une par une aux affirmations des psychanalystes, avec si possible, un discours aussi posé et construit que le leur. Quand vous ne faites que répondre par la moquerie, et la foi aveugle dans ce que vous appelez un « consensus » de la « science moderne » (consensus qui n’a jamais existé, ce documentaire ne fait que le prouver (à moins d’exclure par définition les psychanalystes du certificat de « scientifique moderne »)), vous ne faite que confirmer ce qu’ils affirment.
 
Certes, le discours des psychanalystes est parfois intransigeant.
Demandez-vous pourquoi. A quoi est conduit un psychologue, un observateur neutre, quand il se retrouve face à des mères montrant tant de hargne? On ne peut pas sauver un enfant autiste en demandant gentiment à sa mère si elle veut bien accepter qu’on l’éloigne un peu de son enfant en souffrance, en lui demandant gentiment si elle veut bien se remettre un peu en cause. Si on n’est pas ferme avec ces mères hargneuses, l’enfant autiste n’a aucune chance de s’en sortir.
 
Dernière chose : s’il y a bien un discours ridicule, c’est celui de prétendre prouver que le discours adverse est faux avec un seul contre-exemple (la famille en forêt avec la mère gentille et dynamique sous fond de musique douce et gentille). A ce petit jeu on peut opposer beaucoup d’autres exemples. Il y a moins de deux semaines par exemple, à Martigues, une mère dépressive tue son fils autiste et se suicide.

Lire l’analyse de Nicolas Gauvrit

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Décortiqué – Argumentaires lacaniens sur Le Mur, par J. Van Rillaer

Vous venez du  TP « A décortiquer – Argumentaires lacaniens sur Le Mur« . Voici l’analyse de l’analyse de M. Gosset, proposé par le Pr. Jacques Van Rillaer*, et montrant des sophismes classiques des lacaniens, à savoir :

Mensonges (points 1 et 2)

Insinuations malveillantes (point 3)

Récit d’un cas pour démontrer la pertinence de leurs cures (point 3)

Conception grotesque de ce qu’est la science (point 4)

Logomachie (point 5)

Double langage (point 6)

Pseudo-explications par de simples analogies (point 7)

Le « tic de l’étic » (point 8)

et autres points…

À vous de juger sur pièce.


 Mensonges

1) P-Y. Gosset écrit :

« [Sophie Robert] œuvre selon ce grand principe de toutes les méthodes comportementales : réduire l’autre au silence, le faire taire. C’est le fil conducteur de toute cette propagande »

Gosset ne cite pas un seul propos écrit d’un comportementaliste de renom affirmant qu’il faut réduire l’autre au silence ou qui, tout simplement, suggère une attitude aussi grotesque.

La psychologie scientifique a montré depuis des décennies toute l’importance de l’écoute, de l’empathie, de la bienveillance. Le/la comportementaliste qui négligerait une attitude d’empathie bienveillante non seulement manquerait d’éthique, mais encore agirait en opposition avec ce que sa discipline a démontré.

Rappelons :

a) Il ne suffit pas d’« on dit » pour argumenter sérieusement.

b) La majorité des psychanalystes (surtout les lacaniens) qui parlent du comportementalisme racontent des choses totalement fausses et souvent tout à fait extravagantes. En lisant par exemple le texte suivant, d’une vingtaine de pages, le lecteur pourra se faire un avis en connaissance de cause, avec des informations basées sur des preuves solides (et non sur des caricatures ridicules) : Les TCC : la psychologie scientifique au service de l’humain.

c) Contrairement aux titres légaux « psychiatre » et « psychologue », ceux de « comportementaliste » et de « psychanalyste » sont des titres dont n’importe qui peut se prévaloir dans n’importe quel pays de la planète, ayant fait des études ou non.

Il est donc parfaitement possible qu’il y ait « quelque part » des comportementalistes qui se conduisent comme le dit Gosset. Mais il ne s’agit évidemment pas du « grand principe de toutes les méthodes comportementales ». Cette affirmation est un mensonge. Il suffit d’interroger des parents d’autistes qui ont eu affaire à des psychanalystes et d’autres qui ont eu affaire à des comportementalistes, par exemple l’adorable Francis PERRIN : Témoignage de Perrin.
 
Note de N. Gaillard : Voici un court montage vidéo avec justement Francis Perrin qui évoque les méthodes comportementales, et dénonce l’immense difficulté en France pour choisir une prise en charge plutôt qu’une autre.
[dailymotion id=xmv6cg]

 

2) P-Y. Gosset :

« En contraste, un plan de cette vidéo présente une chercheuse de l’INSERM qui développe à l’aise, sans interruption aucune ni commentaires, les résultats de sa recherche devant un écran plat. »

Est-ce un acte manqué ? Une manipulation ?  Dans le film « Le Mur : la psychanalyse à l’épreuve de l’autisme », la chercheuse de l’INSERM n’apparaît pas une seconde. Il s’agit d’un autre film !

Selon Freud, un acte manqué masque toujours une intention cachée. Selon ce postulat, P-Y. Gosset essaie de dissuader de visionner le film « Le Mur », comme Mme Roudinesco a tenté de dissuader de lire Le Livre noir de la psychanalyse ou Le crépuscule d’une idole de Michel Onfray, en lançant sur l’Internet des analyses remplies de mensonges (voir ici).

Insinuations malveillantes & récit d’un cas pour démontrer la pertinence de leurs cures

3) P-Y. Gosset :

« Cette chercheuse a, grâce à des moyens techniques sophistiqués, enregistré le parcours oculaire d’enfants qu’elle dit autistes […] Elle peut ainsi montrer ce que les enfants qu’elle dit autistes ont regardé sur les scènes présentées »

P-Y. Gosset distille le doute sur le fait que les enfants examinés soient des enfants présentant un trouble autistique. Ils sont « dits » autistes par la chercheuse… mais ne le sont peut-être pas.

Par contre, un peu plus loin, il parle de façon louangeuse de « Jacqueline BERGER, mère de deux enfants autistes », qui a écrit un livre qui s’insurge contre l’explication purement génétique de l’autisme. N’aurait-il pas dû écrire ici également que Mme Berger est mère de deux enfants qu’elle « dit » autistes ? Je veux bien croire Mme Berger, mais je ne puis m’empêcher de rappeler, à cette occasion, que des psychanalystes ont inventé des récits de cas. Voyez par exemple le Journal d’une adolescente, un faux magistral de Hermina Hug-Hellmuth, la première psychanalyste d’enfants. Le long récit, inventé de toutes pièces, fut qualifié par Freud de « petit bijou » … parce qu’il illustrait parfaitement sa théorie de la sexualité.

Des milliers d’enfants présentant un trouble autistique sont passés par les mains des freudiens, des kleiniens, des lacaniens. On attend toujours une étude méthodique sur leurs résultats, publiée dans une des centaines de revues de médecine ou de psychologie scientifiques de haut niveau. Le récit, sans doute émouvant de Mme Berger (je ne l’ai pas lu), n’est en rien une preuve de l’efficacité de l’approche freudienne ou lacanienne d’enfants présentant un syndrome autistique.

La médiocrité des résultats des cures freudiennes et lacaniennes ne concerne pas seulement l’autisme. Elle se constate dès que les problèmes sont sérieux. Il faut lire à ce sujet le livre du meilleur historien actuel du freudisme (qui a travaillé des années aux archives Freud à Washington), Mikkel Borch-Jacobsen :

CorteX_Borch-J_Patients_Freud

Les patients de Freud. Ed ? Sciences Humaines, 2011, 224 p., 14 €

  • Interview de cet historien

Sur les 31 patients de Freud bien identifiés, seulement 3 se sont améliorés après la cure !

Note de R. Monvoisin : une émission sur France Inter (La Tête au carré) a été consacrée à ce livre.
On peut l’écouter ici :

 

Conception grotesque de ce qu’est la science

4) P-Y.Gosset :  

« Si violence il y a envers les enfants autistes et les parents d’enfants autistes, elle est ailleurs, dans le fait de la ségrégation que génère le discours de la science »

Qu’est-ce que la démarche scientifique ? Tout simplement une recherche qui veut des faits observables pour bâtir des hypothèses et d’autres faits observables pour accepter ou réfuter des hypothèses. Mais ceci implique de conceptualiser, distinguer, classer, évaluer, vérifier. Gosset est lacanien, c’est un homme du Discours. Il cite son Maître à penser pour dire les choses les plus banales, que plus personne ne conteste :

« Entre tous les groupes humains, la famille joue un rôle primordial dans la transmission de la culture et […] prévaut dans la première éducation » (Lacan, Autres Ecrits p. 24-25)

J’aurais préféré qu’il ose citer ces propos de Lacan, désabusé, au terme de sa vie :

« La psychanalyse est une pratique délirante, mais c’est ce qu’on a de mieux actuellement pour faire rendre patience à cette situation incommode d’être homme. C’est en tout cas ce que Freud a trouvé de mieux. Et il a maintenu que le psychanalyste ne doit jamais hésiter à délirer » (Ouverture de la section clinique, Ornicar? Bulletin périodique du champ freudien, 1977, n° 9, p. 13).

« La psychanalyse n’est pas une science. Elle n’a pas son statut de science, elle ne peut que l’attendre, l’espérer. C’est un délire — un délire dont on attend qu’il porte une science. On peut attendre longtemps! Il n’y a pas de progrès, et ce qu’on attend ce n’est pas forcément ce qu’on recueille. C’est un délire scientifique » (L’insu que sait de l’une-bévue s’aile a mourre [sic], Ornicar? Bulletin périodique du champ freudien, 1978, n° 14, p. 9).

« La psychanalyse est à prendre au sérieux, bien que ce ne soit pas une science. Comme l’a montré abondamment un nommé Karl Popper, ce n’est pas une science du tout, parce que c’est irréfutable. C’est une pratique, une pratique qui durera ce qu’elle durera. C’est une pratique de bavardage » (Une pratique de bavardage. Ornicar? Bulletin périodique du champ freudien, 1979, n° 19, p. 5).

Logomachie
 

5) P-Y. Gosset :

« Les psychanalystes, depuis FREUD, ne font que travailler sur le nouage entre corps, langage et imaginaire. FREUD a d’ailleurs commencé par là : voir ses Etudes sur l’hystérie. »

Ceci demande une explicitation qui, malheureusement, est absente. C’est presque aussi obscur que les affirmations par lesquelles Lacan terminait son interview à l’ORTF, publiée après relecture dans son livre Télévision (éd. Seuil, 1973) :

« L’interprétation doit être preste pour satisfaire à l’entreprêt. De ce qui perdure de perte pure à ce qui ne parie que du père au pire » [sic] (dernières lignes du livre ; réédité dans : J. Lacan, Autres écrits, Seuil, 2001, p. 545).

Faut-il rappeler qu’un savant aussi éminent que Claude Lévi-Strauss ne comprenait pas ce que Lacan racontait à son séminaire … et a fini par oser le dire : témoignage de Lévi-Strauss

Lacan était un génie de la mystification verbale. Il a réussi à dissimuler la pauvreté de ses nouveautés théoriques et son inefficacité pratique par une logomachie pédante, voire délirante, qui fera date dans l’histoire des impostures intellectuelles.

Double langage
 

6) P-Y. Gosset :

« La relation mère-enfant comprend quelque chose de la folie ». Oui ! Toute relation humaine a quelque chose de « fou », dans le sens de « singulier », hors normes, car il n’y a pas de normalité en cette affaire si l’on veut bien ouvrir les yeux et les oreilles. »

P-Y. Gosset illustre ici parfaitement le double langage des psychanalystes.

Relisez bien : « singulier » = « fou ».  Mais, par certains aspects, nous sommes tous « singuliers ». Mes empreintes digitales et mon histoire, comme les vôtres, se distinguent de celles de tous les habitants de la planète. Donc tous « fous » ? Mais que veut dire alors ce mot ? Cette façon d’équivoquer, avec des termes comme « sexualité », « Œdipe », « castration », « Phallus », etc., permet de répondre à toute objection : « Mon pauvre ami, vous n’avez rien compris »

Un exemple typique de Lacan : le 26 février 1977, Lacan fait une conférence Bruxelles, où il déclare :

« Notre pratique est une escroquerie, bluffer, faire ciller les gens, les éblouir avec des mots qui sont du chiqué, c’est quand même ce qu’on appelle d’habitude du chiqué. […] Du point de vue éthique, c’est intenable, notre profession ; c’est bien d’ailleurs pour ça que j’en suis malade, parce que j’ai un surmoi comme tout le monde. […] Il s’agit de savoir si Freud est oui ou non un événement historique. Je crois qu’il a raté son coup. C’est comme moi, dans très peu de temps, tout le monde s’en foutra de la psychanalyse. » (Extraits publiés dans Le Nouvel Observateur, 1981, n° 880, p. 88).

Pour calmer ses disciples parisiens avertis par des collègues belges, Lacan fait son séminaire suivant à Paris (15-3-1977) sur « L’escroquerie psychanalytique » et précise :

« Je pense que, vous étant informés auprès des Belges, il est parvenu à vos oreilles que j’ai parlé de la psychanalyse comme pouvant être une escroquerie. […] La psychanalyse est peut-être une escroquerie, mais ça n’est pas n’importe laquelle — c’est une escroquerie qui tombe juste par rapport à ce qu’est le signifiant, soit quelque chose de bien spécial, qui a des effets de sens » (L’escroquerie psychanalytique. Ornicar ? Bulletin périodique du champ freudien, 1979, n° 17, p. 8).

On pourra lire des détails sur la tactique du double langage.

Pseudo-explications par de simples analogies

7) P-Y. Gosset approuve tout à fait l’épisode du crocodile. Relisons ce qu’il écrit :

« La gueule du crocodile qu’il faut toujours empêcher de se refermer à l’aide d’un bâton ». On peut voir dans ce montage vidéo une psychanalyste qui témoigne de son travail avec des enfants autistes. Elle fait des constructions théoriques dans son cabinet, en jonglant avec les animaux en peluche qui font partie de ses outils de travail. Comment nier l’immense intérêt des enfants pour la vie des animaux et ce qu’ils leur permettent de symboliser ! Le premier cas d’enfant amené par son père chez FREUD, n’était-il pas un petit garçon de 5 ans et demi, envahi par une phobie des chevaux, du temps où ceux-ci couraient encore les rues ?

La gueule du crocodile ? Mais elle représente l’irreprésentable : ce qui risque de vous bouffer tout cru ! Ce n’est pas la mère proprement dite, bien entendu ! Mais dans l’imaginaire fantasmatique de l’enfant, sa toute puissance sur lui, qui pourrait bien n’être pas que bienveillante. Le bâton ? Ce n’est pas le père en tant que tel, bien sûr (il n’a plus beaucoup de poids, de nos jours), mais ce que LACAN a redéfini d’une fonction : ce qui dirige le désir de l’enfant sur autre chose que sur sa mère et qui fait que la mère puisse ne pas s’occuper que de son enfant. N’oublions pas qu’une mère est une femme et l’enfant, son objet.

7.1. Rappelons que le premier cas d’enfant analysé par Freud, auquel Gosset fait allusion, est le Petit Hans, qui avait développé une peur des chevaux après que des chevaux, tirant une lourde voiture, soient tombés bruyamment. Freud avait étiqueté : « hystérie d’angoisse » (Angsthysterie). Ce pauvre enfant a été l’objet d’un conditionnement massif par la théorie freudienne. On pourra lire un exposé du cas de Hans (Fritz) et des réflexions critiques

S’y trouve aussi présenté le patient le plus célèbre de Mélanie Klein : le petit Fritz, dont on a appris longtemps après la publication qu’il était son propre fils ! C’est ce qui s’appelle, dans le jargon freudien, une « analyse incestueuse ». 

7.2. La réponse du lacanien illustre une fois de plus le principe de l’interprétation « profonde » par de simples analogies et le principe « trouver le sens inconscient = guérer »

Relisez : le bâton = « ce qui fait que la mère puisse ne pas s’occuper que de son enfant ».

Avec ce même type d’« herméneutique », Freud expliquait n’importe quoi, par exemple que le tabagisme est le substitut inconscient de la masturbation. Soulignons que Freud, malgré la connaissance de la signification « profonde » de cette dépendance, n’a jamais réussi à s’en délivrer en dépit de plusieurs tentatives.

Faut-il encore rappeler le dogme fondamental du freudisme ? Freud écrit, dans les célèbres Leçons d’introduction à la psychanalyse (1917) :

« J’entends affirmer avec Breuer ce qui suit : chaque fois que nous sommes en
présence d’un symptôme, nous pouvons en conclure qu’il existe chez le malade
des processus inconscients déterminés qui justement contiennent le sens du
symptôme. Mais il est nécessaire aussi que ce sens soit inconscient afin que le
symptôme se produise. A partir de processus conscients il ne se forme pas de
symptômes ; dès que les processus inconscients en question sont
devenus conscients, le symptôme doit disparaître. Vous reconnaissez
ici, d’un seul coup, un accès à la thérapie, une voie pour faire
disparaître des symptômes (G.W. XI, 288s ; trad. PUF, OEuvres complètes, XIV, p. 289 ; je souligne).

Pour le/la psychanalyste, le sevrage tabagique n’est pas — contrairement à ce que pense la/le psychologue scientifique — une question d’efforts bien ciblés, mais seulement une question de significations à dévoiler. Quand le psychanalyste Peter Gay, auteur d’une biographie louangeuse de Freud, explique pourquoi le Maître n’est jamais parvenu à arrêter de fumer, il invoque simplement une analyse trop peu profonde :

« La jouissance que fumer procurait à Freud, ou plutôt son besoin invétéré, devait être irrésistible, car après tout, chaque cigare constituait un irritant, un petit pas vers une autre intervention et de nouvelles souffrances. Nous savons qu’il reconnaissait son addiction, et considérait le fait de fumer comme un substitut à ce “besoin primitif” : la masturbation. À l’évidence, son auto-analyse n’avait pas atteint certaines strates ».

(Pour les références précises de ces citations de Freud et Gay, voir Le Livre noir de la psychanalyse, Les Arènes, 2e éd., p. 236 et sv.)

Autrement dit : si vous n’arrivez pas aux changements que vous désirez, analysez, analysez, analysez des strates de plus en plus « profondes ».

Otto Rank, qui fut longtemps un des disciples préférés de Freud, disait que tout finit par s’expliquer par le traumatisme de la naissance (Cf. Le Traumatisme de la naissance, 1924, trad. Payot, 1968).

Surtout soyez patients. Comme le dit un des psychanalystes interviewés :

« La position du psychanalyste, c’est avoir ni mémoire, ni attente. C’est le fait d’abdiquer l’idée d’une progression »

Le « tic de l’étic »

8) P-Y. Gosset :  

« Les gens avisés, avec une éthique, savent que ce n’est pas avec des petits cartons, encore moins en « bouffant du psychanalyste » que les choses vont se dénouer. »

Il n’est pas possible de débattre avec un-e psychanalyste (surtout lacanien-ne) sans qu’il/elle parle d’éthique et suggère que vous n’en avez pas. Pour le dire à la manière de Lacan : c’est le tic de l’é-tic.

8.1. En fait, s’en tenir aux textes freudo-lacaniens et ignorer ce qui se fait dans le reste du monde en matière d’éducation d’enfants présentant un trouble autistique (en particulier dans les meilleures universités : Cambridge, Oxford, Harvard, Stanford, etc.), c’est une grave faute professionnelle, un manque d’éthique évident. Les freudiens et lacaniens sont comparables à des médecins qui soigneraient des troubles graves avec des fleurs de Bach ou des dilutions homéopathiques.

8.2. Faut-il rappeler que Jacques-Alain Miller, gendre de Lacan, n’hésitait pas à dire :

« La morale de Lacan relève d’un cynisme supérieur »

(Débat avec Onfray, in Philosophie magazine, 2010, n° 36, p. 15).

8.3. Celui qui n’a pas lu des ouvrages de psychanalysés de Lacan, racontant comment le Maître œuvrait, devrait consulter l’article publié dans la revue Science et pseudo-sciences « Comment Lacan psychanalysait ».

8.4. A ma connaissance, aucun comportementaliste membre des associations françaises (AFTCC, AFFORTECC) ou belge (AEMTC) ne pratique une méthode aussi douloureuse que celle du psychanalyste Pierre Delion : le « PACKING », une camisole de force new look, qui fait songer à des pratiques barbares des siècles passés !

Sa méthode consiste à emmailloter l’enfant présentant un syndrome autistique jusqu’au cou dans un cocon de contention, mouillé et glacé (au moins 10° en dessous de la température du corps), pendant 45 minutes. Quand la température de la peau a chuté de 36 à 33 degrés, l’enfant est progressivement réchauffé. Ainsi, un enfant agité se trouve maté. Le procédé se renouvelle jusqu’à 7 fois par semaine (Voir annexe, ci-dessous).

C’est ce même psychanalyste, Prof. Délion (Univ. Lille 2), qui ose dire, quand on lui demande de parler des effets des traitements :

« Je ne peux pas répondre à ça. Ce n’est pas une question de psychanalyste, ça ! »

Cependant, il n’y aura pas à s’étonner que, grâce à sa technique, Pierre Délion constate des résultats « positifs », à savoir : que des enfants s’adaptent davantage aux normes de son Service.

Toute l’histoire de la psychiatrie est remplie de traitements barbares (voir échantillon ici), qui ont motivé des malheureux à se comporter comme l’exigeaient les « soignants », tout simplement pour éviter des « doses » supplémentaires de « traitement »

(Pour un ouvrage avec excellente iconographie sur les supplices endurés, voir : C. Quetel & P. Postel, Les fous et leurs médecins, de la Renaissance au XXe siècle. Hachette, 1979).

8.4. Pour avoir été membre de l’Ecole belge de psychanalyse pendant 15 ans et être devenu ensuite comportementaliste, j’ai constaté que le goût de l’argent et du pouvoir est plus fréquent chez les freudiens et surtout chez les lacaniens que chez les comportementalistes. S’il y a des abus partout, les lacaniens en tout cas n’ont de leçons à donner à qui que ce soit.

9) Freud était plus avisé : il trouvait inutile de discuter

Il écrivait à Oskar à Pfister :

« Que nous attachions si peu d’importance à paraître dans les Congrès me semble très compréhensible. Il n’est guère possible d’argumenter publiquement sur la psychanalyse. […] Les débats ne peuvent que demeurer aussi infructueux que les controverses théologiques au temps de la Réforme » (28-5-1911).

La psychanalyse a commencé comme une recherche scientifique, puis est devenue une religion laïque qui n’a plus sa place dans la « République des Sciences ». Ce qui est écrit ci-dessus par Mr. Gosset l’illustre une fois de plus.

10) Une chose m’étonne : l’absence de psychiatrisation de Sophie Robert

Freud psychiatrisait tous ses opposants. Selon lui, Adler était un paranoïaque, Bleuler un homosexuel refoulé, etc., etc. Comment se fait-il que Sophie Robert ne soit pas encore étiquetée « hystérique » ou un truc comme ça ?

Dans la classification freudienne, on n’a pas beaucoup le choix (moins que dans le DSM…) :

perversion, neurasthénie, névrose d’angoisse, névrose de caractère, hystérie de conversion, hystérie d’angoisse (= névrose phobique), névrose obsessionnelle, névrose narcissique, paranoïa.

Je suis curieux de voir quel étiquetage sera choisi.

Si Elisabeth Roudinesco (la principale avocate du freudisme en France) se prononce, ce sera évidemment, la « Haine ». Pour elle, ce sentiment et l’antisémitisme sont l’explication ultime du comportement de tous ceux qui osent remettre en question la Parole révélée de Freud.

11) Une chose ne m’étonne pas du tout : la hargne des lacaniens

Rappelons qu’à partir de 1963 les analyses didactiques menées par Lacan n’ont plus été reconnues par l’Association internationale de Psychanalyse (IPA), parce que Lacan faisait des séances qui ne duraient que quelques minutes au lieu des 50 minutes traditionnelles et qu’il a refusé obstinément d’abandonner sa pratique des « séances à durée variable » invariablement très très courtes.

Lacan a réagi en fondant l’année suivante sa propre Ecole. Il s’est vengé de l’IPA en acceptant comme « analyste » quasi n’importe qui et en déclarant — à juste titre — que « le psychanalyste ne s’autorise que de lui-même ». Dès lors, les freudiens reconnus par l’IPA ont été noyés sous le tsunami des lacaniens.

Une grande partie des analystes lacaniens n’ont pas de diplôme de psychiatre, ni de psychologue. C’est le cas d’Éric Laurent (anthropologue-psychanalyste), qui fait un procès à Sophie Robert. C’est aussi le cas des très médiatiques É. Roudinesco (historienne-psychanalyste), J.-A. Miller et son frère Gérard (philosophes-psychanalystes). C’est évidemment le cas des psychanalystes les plus agressifs à l’égard de méthodes psychologiques dont les résultats observables deviennent de plus en plus évidents.

Si la psychanalyse se trouve discréditée, ils ne pourront pas se rabattre sur le titre universitaire de psychiatre ou de psychologue. Leur hargne n’est pas simplement une question de joute intellectuelle : il y va de leur gagne-pain. Pour en savoir plus sur le titre d’analyste lacanien et l’abondance de lacaniens en France.

 

12) Pour un historique de la tentative de faire interdire la vision du film « Le Mur », voir :

Rappelons que tout le monde peut faire de l’« analyse psychologique » ou de la « psychanalyse ». Pour une discussion de cette question, voir l’article paru dans Science et pseudo-sciences.

Jacques Van Rillaer

Bruxelles, 2 décembre 2011

Parmi les Français les plus connus, citons Chr. André, J. Cottraux, C. Cungi, F. Fanget, G. Georges, P. Légeron, Chr. Mirabel-Sarron, D. Pleux, L. Véra.

 

« Rappelons d’abord un principe : le psychanalyste ne s’autorise que de lui-même. Ce principe est inscrit aux textes originels de l’Ecole et décide de sa position. Ceci n’exclut pas que l’École garantisse qu’un analyste relève de sa formation. Elle le peut de son chef. Et l’analyste peut vouloir cette garantie » (Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École. Réédité dans Autres écrits, Seuil, 2001, p. 243).

Ci-dessous

Iconographie en rapport avec le « Packing » (N° 8, § c) traitement du psychanalyste Pierre Délion (prof. à l’Université de Lille 2)

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Pour tout commentaire éclairant ou contribution, écrivez-nous

 

* J. Van Rillaer, outre le fait d’être venu faire des cours pour nous sur Grenoble, a déjà mis à disposition sur le CorteX un TP analyse d’affirmations d’E. Roudinesco.

Vous avez probablement suivi la polémique autour du documentaire Le Mur – la psychanalyse à l’épreuve de l’autisme. Non ? Alors cliquez là

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A décortiquer – Argumentaires lacaniens sur Le Mur

Vous avez probablement suivi la polémique autour du documentaire Le Mur – la psychanalyse à l’épreuve de l’autisme. Non ? Alors cliquez là.
Les retours ne se sont pas fait attendre, et comme lors de chaque contestation de l’institution psychanalytique un festival d’argumentaires très discutables affleurent et pourraient remplir les pages web du corteX.

En guise de Travail Pratique, traitons ensemble un exemple.

  • Dans un premier temps, lisons attentivement l’analyse ci-dessous du film « Le mur », par Pierre-Yves Gosset, psychanalyste lacanien publiée sur le site de l’Association pour la Cause Freudienne Champagne Artois Picardie Ardennes (ci-dessous). Essayons d’y repérer par nous-mêmes les arguments fallacieux.
  • Puis dans un second temps, on pourra aller là et suivre l’analyse de notre collègue Jacques Van Rillaer, professeur de psychologie.

« Le Mur : la psychanalyse à l’épreuve de l’autisme »

ou : Comment se servir de l’autisme pour « casser du psychanalyste »

C’est ce qu’illustre la réalisatrice du pseudo-documentaire intitulé: « Le Mur : la psychanalyse à l’épreuve de l’autisme ».

Le titre en lui-même est a priori engageant, puisque nous mettons toujours, et c’est un grand principe depuis Freud, la théorie à l’épreuve de la clinique et l’une ne va pas sans l’autre. LACAN en donne la ligne dans ses Ecrits lorsqu’il nous dit qu’il faut toujours repenser notre théorie en fonction de notre objet, et non l’inverse (« Ecrits » p.126).

On comprend vite cependant que cette vidéo est un piège, une véritable diatribe contre la psychanalyse. Non pas une « querelle » au sens noble du terme, où arguments seraient échangés pour aboutir à une discussion constructive sur le thème de l’autisme. Il s’agit de bien autre chose, insidieux autant que simple : c’est une véritable propagande contre la psychanalyse, au profit de méthodes comportementales aux fondements douteux. Au fur et à mesure, cette vidéo nous plonge dans l’indignation et devient insoutenable.

Le Procédé 

La réalisatrice a interviewé des psychanalystes de renom, toutes écoles confondues. Ensuite, elle a manipulé l’enregistrement en effectuant des coupures et en ajoutant des commentaires a posteriori, visant à dénaturer et tordre les propos recueillis. Le but évident est de présenter les psychanalystes comme non crédibles.

Nous attirerons l’attention sur le fait qu’ainsi elle leur coupe la parole et qu’elle oeuvre selon ce grand principe de toutes les méthodes comportementales : réduire l’autre au silence, le faire taire. C’est le fil conducteur de toute cette propagande.

En contraste, un plan de cette vidéo présente une chercheuse de l’INSERM qui développe à l’aise, sans interruption aucune ni commentaires, les résultats de sa recherche devant un écran plat. La question lui est posée sur les causes de l’autisme. Elle répond sans hésiter : « génétiques ! ».

Cette chercheuse a, grâce à des moyens techniques sophistiqués, enregistré le parcours oculaire d’enfants qu’elle dit autistes, placés en face de scènes sociales filmées. Ce parcours a ensuite été visualisé sur l’écran, en fonction des images qui ont été présentées. Elle peut ainsi montrer ce que les enfants qu’elle dit autistes ont regardé sur les scènes présentées. Apparemment, explique-t-elle, « Ils regardent autre chose que ce que regarde la moyenne des gens. » Ils regardent les bouches et le bas du visage, pas les yeux. La chercheuse arrive à cette conclusion : « Ils regardent ailleurs que là où se trouve l’information ; comment voulez-vous qu’ils comprennent ? ». Outre les objections que l’on pourrait aisément faire sur ce que constitue l’ « information » et l’endroit où elle est censée être contenue, la principale est celle-ci : n’est-ce pas placer l’autiste en position déficitaire à partir de présupposés plus que douteux ? Il ne vient pas à l’idée de cette chercheuse ceci : ce que les enfants autistes ne regardent pas, ce qu’ils évitent, c’est ce qui les angoisse : l’objet regard. Ils se protègent aussi de l’objet voix, support de la parole : ceux qui côtoient des enfants dits autistes auront remarqué qu’ils se bouchent fréquemment les oreilles en présence de voix et de paroles. Soulignons aussi leur rapport singulier à la voix. Enfin, l’attention de ces enfants, portée sur la partie basse des visages témoigne de leur intérêt tout particulier pour la bouche en tant qu’orifice du corps. Les rapports singuliers des dits autistes à la bouche ne peuvent non plus passer inaperçus de tous ceux qui les côtoient. En outre, nous poserons une question éthique sur les conditions de réalisation de l’expérience : comment les enfants autistes testés l’ont-ils vécue ?

Enfin, une famille nous est montrée en compagnie de leur fils Guillaume qui se présente comme suit: « Je suis autiste à 80 pour cent ». On y entend les parents vantant les mérites d’une méthode qui consiste à utiliser des petits cartons (on ignore ce qu’il y a dessus, mais vraisemblablement, on peut le supposer, de petits dessins) et qui aurait permis à Guillaume de ne plus vomir l’eau qu’on lui présentait. Aucune explication supplémentaire n’est donnée quant aux hypothèses qui soutiendraient cette méthode ni sur les ressorts de sa prétendue efficacité. Ces parents ne tarissent pas de critiques contre les psychothérapies et contre la psychanalyse en particulier.

Discussion

La réalisatrice évoque, entre les lignes, les thèmes qui « fâchent ». A savoir, le pire : « On dit que les psychanalystes auraient culpabilisé les mères d’enfants autistes ». Pourtant, rien de cela ne s’entend dans le discours des psychanalystes interviewés.

Si violence il y a envers les enfants autistes et les parents d’enfants autistes, elle est ailleurs, dans le fait de la ségrégation que génère le discours de la science par ses méthodes de dépistage, d’évaluation et de classement. Nous recommanderons la lecture de l’ouvrage (« Sortir de l’Autisme », éditions Buchet-Chastel) où l’auteur, Jaqueline BERGER, mère de deux enfants autistes, en témoigne avec justesse. Que dire de l’exclusion de toutes les structures sociales qu’ont à subir les enfants et les parents d’enfants autistes, sans que des lieux d’accueil soient créés en suffisance ? Et que dire encore du revers de cette exclusion : l’ « intégration » forcée des enfants autistes dans les écoles en France ?

Si les psychanalystes ont placé la relation parents-enfant au cœur de la formation du sujet, c’est bien parce que « Entre tous les groupes humains, la famille joue un rôle primordial dans la transmission de la culture et […] prévaut dans la première éducation » (LACAN : Autres Ecrits p. 24-25)

La réalisatrice et les « chercheurs » comportementalistes veulent l’ignorer ou le nient.

« Les psychanalystes rejettent les « théories organiques » mais n’hésitent pourtant pas à y recourir. » Absurde ! Les psychanalystes, depuis FREUD, ne font que travailler sur le nouage entre corps, langage et imaginaire. FREUD a d’ailleurs commencé par là : voir ses « Etudes sur l’hystérie ».

« La relation mère-enfant comprend quelque chose de la folie ».

Oui ! Toute relation humaine a quelque chose de « fou », dans le sens de « singulier », hors normes, car il n’y a pas de normalité en cette affaire si l’on veut bien ouvrir les yeux et les oreilles. Il n’y a pas non plus de prétendue « harmonie » dans la relation mère-enfant, Jaqueline BERGER le souligne très justement dans son précieux ouvrage (cité ci-dessus, p 92) : «Il faut en finir avec l’idée qu’élever des enfants est la chose la plus naturelle qui soit, que les femmes sont dotées d’un instinct maternel inné et que les défaillances de leur progéniture les disqualifient, elles et leur compagnon. »

Cette relation, quand on ne le nie pas, est faite de chair et de langage. Car c’est dans un bain de langage, « bouillon de culture » qu’arrive le corps de tout être humain et non pas dans un « programme génétique ».

« La gueule du crocodile qu’il faut toujours empêcher de se refermer à l’aide d’un bâton ». On peut voir dans ce montage vidéo une psychanalyste qui témoigne de son travail avec des enfants autistes. Elle fait des constructions théoriques dans son cabinet, en jonglant avec les animaux en peluche qui font partie de ses outils de travail. Comment nier l’immense intérêt des enfants pour la vie des animaux et ce qu’ils leur permettent de symboliser ! Le premier cas d’enfant amené par son père chez FREUD, n’était-il pas un petit garçon de 5 ans et demi, envahi par une phobie des chevaux, du temps où ceux-ci couraient encore les rues ?

La gueule du crocodile ? Mais elle représente l’irreprésentable : ce qui risque de vous bouffer tout cru ! Ce n’est pas la mère proprement dite, bien entendu ! Mais dans l’imaginaire fantasmatique de l’enfant, sa toute puissance sur lui, qui pourrait bien n’être pas que bienveillante. Le bâton ? Ce n’est pas le père en tant que tel, bien sûr (il n’a plus beaucoup de poids, de nos jours), mais ce que LACAN a redéfini d’une fonction : ce qui dirige le désir de l’enfant sur autre chose que sur sa mère et qui fait que la mère puisse ne pas s’occuper que de son enfant. N’oublions pas qu’une mère est une femme et l’enfant, son objet. Dans son ignorance, la réalisatrice croit et veut faire croire qu’il s’agit de promouvoir une concurrence entre père et mère. C’est absurde !

« Je suis autiste à quatre-vingts pour cent »

Nous discuterons enfin de la question du diagnostic. D’abord, quelles peuvent être les conséquences, sur l’avenir d’un enfant, de se trouver dès son plus jeune âge, identifié, par les tenants de ces méthodes de diagnostic et d’évaluation, à : «Je suis autiste à 80 pour cent ».

Ensuite, pour Guillaume, enfant un peu turbulent certes, les choses ont l’air de plutôt bien se passer. Tant mieux. Mais que dire de ces enfants autistes pour qui les choses sont autrement plus compliquées ? « […] chez ces jeunes gens, tout est différent, la voix, les gestes, le regard, les mimiques, le tempo. […] Il y a la mutisme total des uns, au point qu’on pourrait les croire aphones, les cris étranges des autres, des mots répétés en écho sans fin, de l’agitation mal cordonnée ou mécanique, à la manière d’une marionnette. Il y a les trop familiers ou ceux qui vous rendent transparents. » (J. BERGER op. cit. p 28)

Les gens avisés, avec une éthique, savent que ce n’est pas avec des petits cartons, encore moins en « bouffant du psychanalyste » que les choses vont se dénouer. Et, en regardant plus loin que les écrans des chercheurs de l’INSERM, nous voyons nous aussi, avec Jaqueline BERGER, que « Sortir de l’autisme concerne tout le monde, parce que les « autistes » sont le signe autant que le produit de la désagrégation du lien à autrui. Miroir grossissant de nos propres souffrances, ils sont peut-être notre ultime chance d’ouvrir notre regard. »  

Analyse du film « Le Mur »

Disponible sur : http://www.autistessansfrontieres.com/

par Pierre-Yves Gosset,

psychanalyste lacanien