Le Cortecs dans Le Monde Diplomatique, décembre 2015

Dans l’édition de décembre du Monde Diplomatique est paru un article co-écrit par Richard Monvoisin et Nicolas Pinsault. Ils y soulèvent une nouvelle fois l’importance de l’enseignement et de la mise en place de la démarche scientifique chez les professionnel.le.s de santé et notamment chez les kinésithérapeutes. Le titre initial, dont les auteurs étaient très fiers, était « La kinésithérapie : entre la poire et le faux mage », mais le journal a changé le titre, perdant en route, à notre grand dam, l’essence du jeu de mot. Qu’importe ! Voici l’article. Les lignes introductives sont rédigées par le journal. En bas, une réaction parue dans le Monde diplomatique de mars 2016, et notre réponse.

 

La kinésithérapie piégée par les mages

En septembre dernier, la Cour des comptes dénonçait la progression des dépenses en kinésithérapie. Ostéopathie, chiropractie, haptonomie : l’engouement pour les thérapies manuelles conduit à s’interroger plus largement sur l’information des patients et sur l’efficacité de certaines pratiques. Ne faudrait-il pas replacer la démarche scientifique au cœur de ce type de soins ?

Illustration du Monde Diplomatique : Valentine Hugo. – « Objet », assemblage d’objets divers, issu de la collection André Breton, 1931
Illustration du Monde Diplomatique : Valentine Hugo. – « Objet », assemblage d’objets divers, issu de la collection André Breton, 1931

La demande de soins du corps ne cesse de croître et entraîne un engouement pour les traitements manuels. Mais l’émiettement de l’offre laisse perplexe : kinésithérapie, ostéopathie, chiropractie, biokinergie, kinésiologie appliquée ou microkinésithérapie ; même les professionnels en perdent leur latin

! Pour la personne en attente de soins, faire un choix revient à jouer à la loterie.

Les raisons de ce flou sont multiples. Sur le plan pratique, la technique la plus saugrenue peut donner l’illusion d’être efficace : l’écoute, le toucher et l’empathie contribuent à produire certains bénéfices de l’effet placebo 1. Sans bienfaits spécifiques démontrés scientifiquement, beaucoup de gestes semblent « marcher » et satisfont les patients… à court terme. Dans ce domaine comme pour les autres pratiques médicales, seules les preuves acquises par l’expérience clinique permettent de déterminer les thérapies efficaces. Or, très peu de thérapeutes manuels s’y réfèrent : bon nombre préfèrent suivre leur ressenti, bien moins chronophage et qui semble leur conférer une sorte de don.

Quand bien même certains praticiens souhaiteraient tester leurs hypothèses, il n’existe pas, en France, de cursus de troisième cycle propre à la kinésithérapie et encore moins de conseil national des universités chargé de cette discipline. Une majorité de médecins la considèrent avec condescendance, lui laissant peu d’autonomie dans les services de soins et si peu de place dans leurs laboratoires que cela empêche la production d’études.

Les groupes de pression des ostéopathes et des chiropraticiens sont à l’œuvre pour faire évoluer la réglementation en leur faveur 2, tandis que les structures de représentation des kinésithérapeutes peinent à renforcer les fondements de leur discipline. Avant 2014, le Conseil national de l’ordre des kinésithérapeutes était lui-même frileux à l’idée d’énoncer des avis sur les soins non conventionnels et de poser des démarcations franches avec la médecine non scientifique. Cette convergence de facteurs crée un invraisemblable flou épistémologique, plus rien n’étant testé méthodiquement. Personne ne paraît savoir ce qui fonctionne ou pas, ni ce qu’il faudrait valider scientifiquement ou faire rembourser par la Sécurité sociale.

La confusion actuelle trouve son origine dans une histoire chaotique : la masso-kinésithérapie, dénomination franco-belge pour ce que l’on appelle ailleurs « physiothérapie », est un assemblage de compétences issues de professions plus ou moins concurrentes. Au début du XXe siècle, techniques médicales et gymnastiques cohabitent avec des méthodes de rebouteux. Avec la Grande Guerre et ses cohortes d’estropiés, la demande en rééducation explose pour alimenter le front en hommes. Les médecins, submergés, s’adjoignent des auxiliaires médicaux, infirmières en tête, formés à la hâte pour remettre debout rapidement ceux qui peuvent l’être.

Science ou mysticisme ?

C’est en 1946 qu’intervient la reconnaissance des compétences communes fondées sur le massage et la gymnastique médicale, par la création d’un diplôme d’Etat de masseur-kinésithérapeute. Il faut attendre 1989 pour voir la profession encadrée par un décret, encore en vigueur pour les étudiants déjà engagés dans une formation et qui ne fait aucune mention de la recherche ou des pathologies ayant émergé depuis. Adopté en 2000, un deuxième décret, relatif cette fois aux actes professionnels et à l’exercice de la profession de kinésithérapeute, change considérablement la donne : les praticiens passent alors du statut d’exécutants à celui de décideurs, responsables de la planification thérapeutique non seulement vis-à-vis du patient, mais aussi des médecins prescripteurs et de la caisse primaire d’assurance-maladie.

Cette responsabilité accrue aurait nécessité la structuration d’une discipline dotée de frontières claires. Hélas ! la profession se voit aujourd’hui débordée, d’un côté, par les instituts de soins et de bien-être et, de l’autre, par des thérapeutes autoproclamés usant de techniques souvent sans aucun fondement, truffées de concepts révélés divinement à des maîtres qui furent fréquemment des pasteurs, évangélistes ou adventistes.

Trier ce qui relève de la démonstration scientifique de ce qui procède de ressentis ou d’illuminations mystiques demande des compétences plutôt austères, peu appréciées des professionnels. Il faut savoir lire les essais cliniques, quand ils existent, et comprendre les méta-analyses de la littérature scientifique. Or le décret de 1989 n’impose aucune formation à la méthodologie dans les cursus. La réforme engagée depuis dix ans et formalisée le 2 septembre 2015 par la publication d’un décret et d’un arrêté relatifs au diplôme d’Etat de masseur-kinésithérapeute devrait améliorer la situation pour les étudiants entrés dans les instituts à compter de la rentrée 2015-2016. Après une première année universitaire, ils suivront quatre ans de formation en institut, soit une année de plus qu’aujourd’hui. Toutefois, aucun grade universitaire ne leur sera délivré.

Pour choisir un kinésithérapeute, le patient n’a que le bouche-à-oreille, la réputation, la proximité, la possibilité d’une prise en charge financière, quand ce n’est pas simplement le hasard d’une rencontre ou d’une recherche sur Internet. Devrait-il regarder les conditions d’exercice et les compétences respectives des professions ? Pas si simple ! Certes, la kinésithérapie demeure, dans le domaine des soins manuels, la seule profession de santé au sens réglementaire3, avec un exercice conventionné et soumis à prescription médicale. Les ostéopathes et les chiropraticiens ne sont ni conventionnés ni remboursés… mais de mieux en mieux reconnus administrativement. Ils sont même enregistrés au répertoire national des certifications professionnelles avec un niveau supérieur à celui des kinés, et ce en dépit de corpus théoriques originels quasi religieux et qui s’appuient sur une maigre documentation. L’ostéopathie est ainsi née d’une « vision épiphanique » reçue le 22 juin 1874, à 10 heures précises, par Andrew Taylor Still, son fondateur… Les techniques d’ostéopathie dont l’efficacité est démontrée ne sont pas propres à cette discipline. Et toutes les méta-analyses de littérature concluent à l’existence de biais méthodologiques dans les essais cliniques des deux champs qui lui sont spécifiques (ostéopathies viscérale et crânio-sacrée). C’est à n’y rien comprendre : alors qu’il faut voir au préalable un médecin pour obtenir des séances de kinésithérapie, un patient peut consulter directement n’importe quel professionnel de la « manipulation ». D’ailleurs, certains médecins dispensent eux-mêmes des thérapies manuelles, ce qui peut rassurer, mais ne confère pas plus d’assise scientifique aux techniques employées.

Ajoutant à la confusion, les soins de kinésiologie, d’étiopathie, de microkinésithérapie ou de biokinergie — autant de pratiques sans fondements scientifiques — sont souvent dispensés par l’un des 83 000 masseurs-kinésithérapeutes répertoriés en France4. Un tiers des 20 000 ostéopathes recensés sont aussi kinés, certains n’hésitant pas à jouer sur cette polyqualification pour que leurs patients puissent se faire rembourser des techniques propres à leur école. Et que dire quand l’hôpital public propose l’haptonomie (« art du toucher affectif ») dans les maternités, le barrage de feu pour les brûlés ou la réflexologie pour les cancéreux — méthodes qui n’ont jamais montré d’efficacité au-delà de l’effet placebo ?

Pourtant, les patients semblent enchantés. Et pour cause : explications simples, unicausales ; thérapie qui peut tout avec un soupçon de magie, d’enchantement et une pincée d’orientalisme ; thérapeute qui fait appel à ses émotions ; prise en charge plus longue, personnalisée ; corpus souvent mystique, qui donne un « sens » au pourquoi des souffrances. Alors que le médecin paraît souvent pressé, le pseudothérapeute rassure par sa présence : mi-gourou, mi-chaman. Les bénéfices contextuels de l’effet placebo opèrent.

L’engouement pour les thérapies manuelles n’est pas sans poser des questions politiques. L’essentiel des thérapies « alternatives » impute les souffrances à l’individu lui-même. Chacun devient sinon la propre source de ses malheurs, du moins le porteur de la solution pour les évincer : en évitant les ondes, en harmonisant ses énergies ou en ouvrant ses chakras. Exit l’analyse socio-économique du mal-être. La déprime peut être due à un petit chef autoritaire, à un harcèlement ou à un boulot éreintant, qu’importe : injonction est faite de chercher en nous la cause de notre tourment. Cette individualisation des problèmes pulvérise toute contestation sociale.

Sur le plan économique, si la kinésithérapie a son contingent de libéraux qui savent faire du chiffre en « occupant » une demi-douzaine de patients simultanément par des « ateliers » de soins, elle reste ancrée fondamentalement dans le modèle de sécurité sociale hérité du Conseil national de la résistance. En revanche, l’ostéopathie repose, comme d’autres techniques, sur un modèle collant à la doctrine libérale et à un système de soins rendu de plus en plus concurrentiel par la lente déréglementation des professions de santé. Ce nouveau cadre contraint moins les thérapeutes à soigner le patient qu’à satisfaire une clientèle que les professionnels se revendent. Un marketing truffé de concepts usurpés soutient l’ensemble. Ainsi en est-il, par exemple, de la « vertèbre déplacée », d’autant plus facile à « remettre en place » que l’on dispose du « cracking », l’art de faire craquer les articulations, dont la seule vertu thérapeutique est de donner au patient l’illusion que quelque chose s’est produit 5. On voit prospérer des thérapies à la sauce quantique, avec une incompréhension complète de la physique ; des recherches de chocs affectifs « engrammés » dans une mémoire des tissus ; des chirurgies psychiques, avec des ustensiles invisibles appartenant à une autre réalité. Nombre d’autres concepts du même genre se propagent dans un va-et-vient curieux à l’égard de la science : quand celle-ci semble cautionner une thérapie, ses promoteurs s’en revendiquent ; lorsqu’elle paraît la récuser, la démarche scientifique devient le mal absolu.

Prendre la satisfaction du patient comme seule référence de la qualité d’un soin revient à considérer ce soin comme un produit de consommation parmi d’autres. Or ce que le patient vient acheter n’est pas qu’une denrée, la solution à son problème, mais une confiance. La relation patient-professionnel ne pourrait à la rigueur devenir commerciale que dans la mesure où le patient en saurait autant que le thérapeute. Dans la réalité, le malade est inquiet, les proches aussi, et le thérapeute, même attentif, n’a pas, lui, à faire confiance à son patient. Dans un tel déséquilibre, l’espoir peut se monnayer. Et il n’est pas moralement justifiable de proposer une libre concurrence dans un marché de la confiance, sauf à placer le médecin de clinique privée, le visiteur médical, le kiné libéral, l’ostéo, le chiro, le rebouteux, l’assureur et le pasteur évangélique charismatique sur un même pied.

Le ressenti personnel ne suffit pas

On pourrait juger anodin le flou des frontières entre thérapies et pseudo-thérapies, y voir le vestige d’une querelle de chapelles. Mais n’est-il pas dérangeant de voir les contributions de tous à l’assurance-maladie payer des actes de soin dits non conventionnels pratiqués par des professionnels conventionnés ? Faire le tri des sollicitations est donc une nécessité. Or cela impose rigueur et méthode. Il ne suffit pas qu’un patient aille mieux pour valider l’efficacité d’une technique : il faut qu’il aille mieux que s’il n’avait pas reçu le traitement, et même mieux que s’il avait reçu un placebo. Enfin, il faut que son cas ne soit pas traité seul, mais dans des groupes représentatifs. Le ressenti personnel, hélas, n’est pas bon juge, car fortement suggestible.

Pour apprendre rigueur et méthode, rien de mieux que la formation par la recherche. Et c’est là qu’un nouveau problème d’ordre politique survient, avec la dépendance croissante de la recherche vis-à-vis des financements privés dans un contexte de mise en concurrence des chercheurs et de leurs laboratoires. Or, si l’on excepte quelques gadgets à la mode, comme les plates-formes vibrantes ou les bandes adhésives colorées K-Tape, les thérapies manuelles n’intéressent pas les industries. Faute d’investisseurs ou de moyens universitaires comme il en existe en Nouvelle-Zélande et en Australie, la recherche reste faible en France.

Confier sa santé, son dos, ses articulations à quelqu’un mérite une grande prudence. Seule la compétence scientifique du praticien, couplée à une prise en charge personnalisée, peut amener les patients vers le mieux-être et, surtout, vers des choix thérapeutiques effectués en connaissance de cause. Sans réflexion approfondie sur son rôle et ses responsabilités, le kinésithérapeute d’aujourd’hui peut ressembler au soignant de 1914, courroie de transmission de l’oppression des masses laborieuses par un travail usant. Sans formation spécifique à la culture expérimentale, il aura plus de mal à éviter les modes et à ignorer les fluctuations du marché. Sans bases méthodologiques et sans système universitaire pour les transmettre, il n’aura aucun moyen de savoir si une thérapie séduit par son efficacité propre ou par l’imaginaire qu’elle véhicule. Le retour à la science et aux pratiques fondées sur les preuves ne relève pas du scientisme, mais constitue la seule planche de salut.

Richard Monvoisin & Nicolas Pinsault. Respectivement kinésithérapeute, enseignant à l’école de kinésithérapie de l’université de Grenoble, et didacticien des sciences au Collectif de recherche transdisciplinaire esprit critique & sciences (Cortecs). Auteurs de Tout ce que ce vous n’avez jamais voulu savoir sur les thérapies manuelles, Presses universitaires de Grenoble, 2014.


En mars 2016, le conseil d’administration du Centre international de recherche et de développement de l’haptonomie a fait paraître au Courrier des lecteurs du Monde diplomatique. Bien qu’ils n’aient pas directement pris soin de nous écrire, il est de bon ton de répondre ensuite pour l’évolution du débat. Les coupes ne sont pas de nous mais du journal.

L’haptonomie est une science expérientielle. Est expérimentale une science qui expérimente avec des objets… d’expérimentation. Est expérientielle une science qui suppose que le sujet vive lui-même l’expérience pour percevoir ce dont il s’agit et ses effets. (…). Vous prônez la mesure (au sens de l’appareil), le « scientifique », donc l’objectif. Nous prônons le subjectif. Cependant, l’émergence et le soutien du sujet n’empêchent en rien la recherche et la monstration. (…) Nous avons publié des études qui remplissent les critères scientifiques habituels (…). Nous ne saurions que vous inciter à en prendre connaissance. Vous y (re)découvririez le sens de ce mot latin que vous répétez à l’envi, placebo : « je plairai », « je serai agréable ». Il est étrange de constater que le plaisir a pris, pour la science, la connotation négative que vous soulignez avec force. Pour l’haptonomie, le plaisir devrait être sus-jacent à tout acte humain, la vie comprise. Bien sûr, il ne s’agit pas de n’importe quel plaisir plus ou moins égoïste, mais d’un plaisir mâtiné d’éthique, qui tienne compte de l’autre.

Merci de votre retour. Même si nous sortons du cadre de l’ostéopathie crânienne ici, nous avons étudié de près l’haptonomie, à l’occasion du livre « Tout ce que vous n’avez jamais voulu savoir sur les thérapies manuelles » (PUF, 2014). Nous avons lu Frans Veldman, entre autres. Nous vous indiquons le passage que nous avons rédigé sur le sujet ci-contre – et nous serions friands de pouvoir le revisiter.

Une science expérientielle subjective est une énigme pour nous. Si un épisode de vie peut l’être évidemment (une extase, une joie, etc.) une science subjective est un oxymore. Si effectivement votre science est subjective, quelles sont les raisons de penser que votre discipline aie un intérêt pour autre que vous-même ? Or dès que vous pensez que la démarche haptonomique peut être utile à d’autres personnes, vous rentrez dans l’objectivation. Alors inutile de nous grimer dans le stéréotype des « scientistes » avec appareil de mesure. Nous souhaitons juste que soient proposé aux patients des méthodes qui dépassent le plaisir expérientiel d’aller au cinéma, de se promener sur la plage, voyez-vous ?

Pour la fin du courrier, il s’agit plus de procès d’intention, ou de technique de l’épouvantail aussi n’est-il pas nécessaire de poursuivre sur ce point. Nous ne sommes pas ennemis du plaisir, bien au contraire : nous avons goûté écrire cet article, et malgré la forme de votre courrier, y répondre reste un plaisir.

Bien cordialement

RM & NP

Extrait de « Tout ce que… », pp. 110-112
1980 Haptonomie – Frans Veldman (1921 – 2010) (Pays-Bas puis France)

De haptein qui signifie le toucher, le contact, et de nomos, règle, loi, norme : définie comme « science » du toucher affectif ou «  science » du contact psychotactile, cette technique est particulièrement répandue dans le cadre périnatal français et hollandais, et largement présentée dans les hôpitaux publics en préparation à l’accouchement. À l’origine de cette technique, Frans Veldman, « thérapeute » néerlandais, posa sa « théorie » de contact psychotactile par analogie avec les trains de la mort. Selon beaucoup d’auteurs, dont la célèbre Catherine Dolto, « Frans Veldman a vécu dans un wagon où des humains étaient entassés comme des animaux des échanges d’une telle profondeur et intensité qu’après s’en être échappé il a décidé de consacrer sa vie à développer et comprendre ce que les humains pouvaient gagner à la compréhension de ces échanges non verbaux (…) » (Dolto, 2005).

L’analogie avec l’expérience des trains de la mort durant la seconde guerre mondiale ayant été utilisée plusieurs fois comme expérience décisive pour d’autres auteurs, parmi lesquels le suspecté plagiaire Bruno Bettelheim(1), nous nous sommes méfiés d’une histoire tant de blanc cousue. Beaucoup prêtent à Veldman une déportation (ainsi qu’une évasion) : à la suite d’expériences vécues lors de sa déportation (de Tychey, 2004, p. 37).
Exactement les mêmes mots chez Caroline Eliacheff et Myriam Szejer (2003).
« Frans Veldman a eu l’intuition de ce que serait l’haptonomie lors d’un moment tragique de sa vie. Il racontait comment il avait pu s’évader d’un wagon de déportés grâce à un échange de regards avec un soldat polonais, sans qu’un mot ne soit prononcé entre eux. Dans ces wagons, il disait avoir vu des gens sortir d’eux-mêmes la plus grande humanité et la plus grande beauté. Une fois sauvé – il était jeune médecin –, il éprouva le besoin d’étudier l’importance de l’affectif, de cette communication qui est en deçà et au-delà de la parole, et surtout les moyens d’éviter aux humains d’être acculés au tragique pour trouver en eux cette fraternité. » (Dolto, 2003).
Selon Max Ploquin (NdA ; médecin gynécologue de Châteauroux, haptothérapeute et psychanalyste lacanien), « Frans Veldman est un médecin hollandais, qui, déporté en 1943, se trouvait dans un wagon plombé avec 86 personnes. Beaucoup de promiscuité, impossible de s’étendre pour dormir, un petit coin dans le wagon pour les besoins humains, deux ou trois morts pendant le voyage. Frans Veldman a demandé aux gens de s’accepter, d’accepter le corps de l’autre qui vous touche de trop près, de comprendre comment on peut vivre ensemble ». (Ploquin, 2010).
Nulle trace de cette histoire ailleurs que chez Catherine Dolto et Max Ploquin (malheureusement décédé en 2012).
Catherine Dolto a été contactée, mais sans réponse.
Aucun élément biographique ne nous a permis de vérifier
– s’il a été médecin (il semble que non)
– s’il a été déporté (cela semble très peu probable).

Le centre de formation CIDRH de Veldman (qui a déposé la marque haptonomie authentique) lui-même est plus nuancé :
« Après avoir été confronté à des expériences déshumanisantes en rapport avec la déportation (…)  »
par « la réflexion de Frans Veldman face aux trains de la mort qui emportaient les déportés pendant la guerre  (…)».
À en suivre le centre de formation de Frans Veldman lui-même, c’est probablement plus sur l’intuition qui lui vint en pensant aux déportés, que sur une expérience de promiscuité qu’il n’a en tout état de cause pas eu, qu’est née la méthode. Que l’histoire soit fausse n’est pas important, sauf lorsque toute la théorie repose sur l’analogie de départ. L’absence d’autres faits empiriques étayant l’analogie nous laisse penser qu’il avait décidé en amont de sa théorie, l’orientation qu’il souhaitait lui donner et ne fit que chercher les cas la corroborant. Frans Veldman publia en 2004 haptonomie. Amour et raison, et haptonomie, Science de l’affectivité en 2007.
Catherine Dolto, fille de la psychanalyste Françoise Dolto et du kinésithérapeute Boris Dolto, est la principale promotrice de la méthode.

Scientificité de la découverte : il n’existe pas de publication scientifique par Veldman sur le sujet.

Principe théorique non étayé  : un contact dit « affectivo-psycho-tactile » aurait des effets bénéfiques sur la santé

(1) Outre ses méthodes brutales, Bettelheim a plagié certains travaux. Ainsi, Psychanalyse des contes de fées (1976) a été dénoncé par l’anthropologiste Alan Dundes (1991) comme étant un plagiat de A Psychiatric Study of Myths and Fairy Tales: their origin, meaning, and usefulness (1974) de Julius Heuscher. Pour en savoir plus, Pollak (2003).

Examen sur table de zététique : vous voulez essayer ?

Mardi 16 décembre 2014, 278 étudiant-es de l’Université de Grenoble ont eu deux heures pour en découdre avec l’examen qui suit. Vous voulez essayer ?
Tout document était autorisé. Seules les tablettes, téléphones et autres connectiques étaient refusées, dans la mesure où tout le monde n’est pas équipé de la même manière. Il y avait deux heures pour en découdre. Voici l’énoncé complet et son barème. Top chrono.

 

UET Zététique & Autodéfense intellectuelle
Richard Monvoisin

Table des matières

  • Cours (5 points)
  • Protocoles expérimentaux (5 points)
  • Thérapie (6 points)
  • Analyse de titres de presse (3 points)
  • Énigme zoologique (2 points)
    (Barème sur 21 points)

Cours

Quelles sont les différences fondamentales entre croire (en la gravitation, en l’évolution, en la tectonique des plaques…) et croire (en Dieu, en une volonté cosmique) et quels sont les risques à mélanger ces deux formes de croyance ?

Certains penseurs font l’hypothèse d’une volonté cosmique guidant l’évolution de tout l’univers depuis le début. En quoi le rasoir de Guillaume d’Occam nous est-il utile sur ce point ?

En quoi les deux affirmations suivantes posent-t-elles problème ?

« Comme tout dépend des yeux de l’expérimentateur, aucun énoncé n’est objectif. Donc les discours scientifiques ne sont pas différents des discours culturels : le Big Bang n’a pas plus de réalité que Atlas portant le monde sur ses épaules, ou le disque-monde porté par quatre éléphants, eux-mêmes portés par une tortue gigantesque navigant lentement dans le cosmos. La science n’est qu’une question de point de vue. Au fond, elle est une religion comme une autre, avec son propre clergé : les scientifiques. » Julian Peneck, You couldn’t die from tuberculosis before 1882, Oxvard, 2004.

« Franchement, Assassin’s creed Unit, le Métronome de Lórant Deutsch, Tintin au Congo, etc. ce ne sont que des œuvres d’art. Donc ce n’est pas bien grave si leurs auteurs déforment ou ont déformé la réalité historique. De toute façon, l’histoire est subjective en soi, et il y aura autant d’histoires différentes que de gens pour les raconter ». Guillermó Manillar, Epistemológicamente sin límites, Ed. el viejo topo, 3.12.2014.

 

Protocoles expérimentaux 

Un ami vous dit être capable de savoir à coup sûr si une femme enceinte attend une fille ou un garçon au moyen d’un pendule, qu’il fait tourner sur le ventre de la future maman. Lorsque son pendule tourne dans le sens des aiguilles d’une montre, c’est qu’il s’agira d’une fille, sinon, d’un garçon. Quel type de protocole expérimental zététique mettriez-vous en place pour tester la capacité de votre ami ?

Un (autre) ami vous dit être capable de savoir à coup sûr si une maison est habitée par un revenant (esprit d’un défunt mort dans cette maison) ou non, au moyen d’un pendule qu’il fait tourner sur la photographie de la maison. Lorsque son pendule tourne dans le sens des aiguilles d’une montre, c’est qu’il y a un revenant. Quel type de protocole expérimental zététique mettriez-vous en place pour tester la capacité de votre ami ?

Thérapie

Lors d’un repas, un proche de la famille vous raconte l’affaire suivante : « alors que chaque hiver, je suis sujet à des grippes, cette année j’ai suivi les conseils de mon pharmacien, et j’ai pris de l’homéopathie, en l’occurrence Oscillococcinum®. Et figure-toi que je n’ai pas été malade ! C’est fou, non ? Ma cousine, pareil. Pas un rhume, rien ! Alors on peut dire ce qu’on veut, ça marche. Et pour ceux pour qui ça ne marche pas, au moins ça ne leur fait pas de mal. De toute façon, c’est toujours mieux que de prendre des antibiotiques. »

Quelle analyse zététique faites-vous de ses propos ?

Analyse de titres de presse

Quelles critiques peut-on faire aux titres de presse suivants ?

  • Y a-t-il une malédiction africaine ? par Dov Zerah, Financial Afrik, 29 septembre 2014
  • L’Occident ne tiendra-t-il donc pas le choc des civilisations ?, par Franz-Olivier Biesgert, Le Point, 29 novembre 2014
  • Jeunes partant faire terroristes en Syrie : faut-il les punir ou les enfermer ?, par Garla Gregger, Das ArX-Lor, 2 décembre 2014

Énigme zoologique

À l’état sauvage, certains éléphanteaux sont porteurs de l’allèle d’un gène qui prévient la formation des défenses. Les scientifiques ont constaté récemment que de plus en plus d’éléphanteaux naissaient porteurs de cet allèle de gène (ils n’auront donc pas de défenses devenus adultes). Quelle explication donnez-vous à cette situation ?

Bon courage !
Richard Monvoisin

 

Le corrigé est ici.

Médias & histoire – Alexis Corbière propose d'introduire un « enseignement critique » du jeu vidéo à l'école

Voici un article paru dans Libération, Écrans le jeudi 4 décembre 2014 qui ravive une question-leitmotiv chez le penseur critique : peut-on laisser la science historique se faire malmener impunément ?
Au CORTECS, nous pensons que toute personne a droit de raconter ce qu’il souhaite, sur le sujet historique de son choix – même s’il s’agit de négationnisme simplet, d’ouranisme mal dégrossi, de nostalgisme clovissien, etc. Par contre, il faut systématiser un accompagnement pédagogique, pour que le lecteur ou le consommateur puisse se faire une opinion élaborée. Ainsi peut-il en être d’une notice dans la page d’introduction de Tintin au Congo ; d’une explication préalable dans le DVD de Lorant Deutsch du genre « ceci est une lecture orientée de l’histoire de France : prenez plaisir mais restez vigilant, car il ne faut pas prendre ce matériel au pied de la lettre ». Ainsi peut-il en être dans les jeux vidéos – la sortie d’Assassin’s Creed Unity sur la période révolutionnaire ayant attisé les discussions sur les mésusages de l’histoire.

Le credo des assassins de la Révolution

Alexis Corbière, secrétaire national du Parti de gauche, revient sur le débat qu’il a lancé à propos de la vision déformée de la Révolution française dans le jeu « Assassin’s Creed Unity ».

Qui ne voit pas les dangers d’une mémoire blessée, déformée, reformatée ? Qui peut croire que la façon dont une société transmet son Histoire est une chose innocente ? Qui peut estimer que la manière dont nos concitoyens appréhendent l’acte de naissance de la République, c’est-à-dire la Révolution française, est anecdotique sans incidence sur notre avenir commun ?

Il y a là sujets qu’il faut prendre très au sérieux.

C’est pourquoi, il y a quelques semaines, avec Jean-Luc Mélenchon (1), nous avons protesté contre Assassin’s Creed Unity, un jeu vidéo ayant pour décor la Révolution française. Amplifiée par la surprise de nous retrouver sur un terrain inhabituel où l’on ne nous attendait pas, notre controverse a pris un retentissement non seulement en France, où beaucoup de joueurs et de spécialistes de ces univers ont apprécié que des responsables politiques s’intéressent enfin à cette production culturelle qu’est le jeu vidéo, mais aussi dans plusieurs dizaines de pays étrangers, jusqu’aux colonnes de Newsweek et du New York Times.

Contre quoi protestons-nous au juste ? D’abord contre une honteuse bande-annonce diffusée par la société Ubisoft productrice du jeu, qui fait de la Révolution un moment repoussant d’une violence extrême, perpétrée par un peuple parisien sanguinaire et déchaînée par un abject Maximilien Robespierre, dictateur fou auprès duquel Néron et le Comte Dracula feraient figure de despotes indolents.

Notre critique ne s’arrête pas là. Comme d’usage dans la série de jeux Assassin’s creed dont c’est le cinquième épisode, le joueur se glisse dans la peau d’un personnage qui poignarde et assassine au gré des missions qu’il accomplit, ici dans une reconstitution 3D époustouflante du Paris de la fin du XVIIIe siècle. Entre ces combats virtuels, des séquences à prétention pédagogique sont censées nourrir l’intrigue en présentant des personnages historiques. Ainsi le joueur rencontrera notamment le marquis de Sade, Georges Danton, Napoléon Bonaparte et Maximilien Robespierre.

A la lumière des moyens exceptionnels investis par Ubisoft (plus de 200 millions d’euros rapporte la presse), notre indignation n’est que plus grande. Car Robespierre est systématiquement présenté de façon grossière, dénué de toute pensée, faisant exécuter ses opposants pour des futilités et prenant plaisir à les voir guillotinés avant que l’un des personnages principaux, guidé par le joueur, finisse par lui fracasser la mâchoire d’un coup de pistolet !

On nous a rétorqué qu’il s’agit d’une œuvre de fiction. Certes. Nous sommes des ardents défenseurs de la liberté de création. Mais ici, la manière dont le personnage de Robespierre s’exprime tient davantage de la propagande que de la licence poétique. Pour ne donner qu’un exemple, cité par Newsweek, en m’étonnant qu’il soit passé sous silence dans les journaux français, le jeu fait dire à Robespierre : « Je veux tuer le plus de gens possible. Ma croisade génocidaire commence ici et maintenant ». La référence, sans fondement historique et parfaitement anachronique, à un «génocide» pour décrire la Révolution témoigne d’une inspiration directement puisée dans la vulgate de l’extrême droite. Pour preuve, la reconnaissance d’un prétendu «génocide vendéen», dont Robespierre serait le responsable, a déjà justifié le dépôt de projets de loi par les députés du Front national, fort heureusement rejetés par les Assemblées. Que vient donc faire ce parti pris réactionnaire dans un jeu pour le grand public ?

Ceux qui hausseront les épaules au motif qu’il ne s’agit après tout que d’un jeu feront une grave erreur, symptomatique d’un mépris des formes modernes de la culture populaire. Le jeu vidéo est aujourd’hui une industrie culturelle qui mobilise au niveau mondial des sommes plus importantes que l’industrie du cinéma. Ses produits passionnent désormais des millions de nos concitoyens, autant voire plus que la littérature, le théâtre et même le cinéma. Par respect pour les joueurs et pour les créateurs, le jeu vidéo, mérite, comme les autres arts, la critique tant sur ses qualités techniques et esthétiques, que ses contenus idéologiques.

Et pour dire les choses simplement, tolérerait-on un jeu présentant le capitaine Dreyfus comme un espion à la solde de l’Allemagne ou Jean Moulin comme un chef de la Collaboration ? Aussitôt, le scandale serait énorme et parfaitement légitime. Alors, pourquoi accepter ainsi sans réagir l’acharnement d’Assasin’s Creed à déformer les faits, calomnier les principaux acteurs et faire détester la Révolution ?

Car enfin, ouvrons les yeux. Ce jeu offre aux joueurs de passer au minimum une centaine d’heures dans l’environnement bluffant d’un Paris révolutionnaire reconstitué. Durant toute sa scolarité, de l’école élémentaire au baccalauréat, un élève français se verra proposer au mieux 20 à 25 heures sur l’histoire de la Révolution, quatre fois moins qu’un seul parcours du jeu vidéo ! Et la Révolution française est totalement absente des programmes d’examens du secondaire.

C’est pourquoi, je voudrais faire deux propositions. Il est temps que l’Éducation nationale, comme elle le fait pour la littérature, l’image et le cinéma, propose un enseignement critique du jeu vidéo. Cela pourrait être l’occasion dans une meilleure prise en compte des centres d’intérêt de la jeunesse de réconcilier le plaisir du jeu et celui d’apprendre. D’autre part, le programme des classes de Terminale prévoit que les élèves, alors à la veille de leur majorité, réfléchissent au «rapport des sociétés à leur passé». Est aujourd’hui proposée, au choix du professeur, une étude : «L’historien et les mémoires de la Seconde Guerre mondiale» ou «L’historien et les mémoires de la guerre d’Algérie». Ne serait-il pas pertinent d’y ajouter la question des représentations et interprétations de la Révolution ?

Ne laissons pas la mémoire de la Grande Révolution se faire poignarder.

(1) Les créateurs d’Assassin’s creed unity véhiculent une propagande réactionnaire sur la Révolution Française sur le blog d’Alexis Corbière et Le lendemain et même ensuite sur le blog de Jean-Luc Mélenchon.

Alexis CORBIÈRE

Note : outre nombre de descriptions, un léger contrepoint est apporté dans l’émission du 9 décembre 2014 de la Marche de l’histoire sur France Inter. Télécharger

Linguistique, histoire – Mais où sont passés les Indo-Européens ? Le mythe d'origine de l'« Occident »

Il s’agit d’une enthousiasmante ouverture conceptuelle pour le CORTECS que cette réfutation d’hypothèse de Jean-Paul Demoule : l’existence d’une langue proto-indo-européenne et d’un peuple « originel » associé ne seraient que mythes. De quoi, du même élan, sectionner quelques arguments sur les Aryens, questionner la linguistique et ses présupposés « bibliques », et revisiter la métaphore d’un arbre des langues.

Nous n’avons pas encore farfouillé l’ouvrage, mais la stimulation intellectuelle sur ce sujet est venue de cet extrait de La fabrique de l’histoire du 27 octobre 2014, sur France Culture. Jean-Paul Demoule y était invité. Voici le passage en question.

L’idée d’une langue originelle colle à l’imaginaire biblique. En effet, dans le livre de la Genèse (11, 1-9), il est dit que la Terre, ayant été repeuplée après le Déluge, les Humains s’arrêtèrent dans la vallée de Sennar pour édifier une tour immense dont le sommet atteignait les cieux. Pour calmer leur orgueil, Dieu interrompit leur projet en brouillant leur langage, commun jusque-là, et les dispersa tout autour du monde.

CorteX_Arbre_langues_indoeuropDepuis les prémisses de la linguistique, les langues indo-européennes sont nommées ainsi car elles seraient issues d’une langue originelle commune, le proto-indo-européen, parlé par un peuple « originel » sur lequel les spécialistes s’écharpent encore. Las ! Encore faudrait-il que ce peuple, et cette langue, aient réellement existé. Les liens entre les langues indo-européennes sont néanmoins représentés dans des arborescences qui, comme on peut le voir sur les images ci-contre et ci-dessous, prennent tronc sur une seule souche. Et c’est cette souche-là que J-P. Demoule conteste. CorteX_Arbre_de_langues

CorteX_JP_DemouleJean-Paul Demoule s’est attelé depuis longtemps à ce qui ressemble fortement à un mythe anthropo-linguistique. Il a déjà écrit :

  • Réalité des Indo-Européens : les diverses apories du modèle arborescent, dans la Revue de l’histoire des religions, Vol. 208, N°208-2, p. 169-202 (1991) (télécharger ici).
  • Les Indo-Européens, un mythe sur mesure, La recherche, avril 1998 ().

Il vient de faire paraître au Seuil l’ouvrage Mais où sont passés les Indo-Européens ? Aux origines du mythe de l’Occident, dont voici la description par l’éditeur.

Mais où sont passés les Indo-Européens ? On les a vus passer par ici, depuis les steppes de Russie, ou par là, depuis celles de Turquie. Certains les ont même vus venir du Grand Nord. Mais qui sont les Indo-Européens ? Nos ancêtres, en principe, à nous les Européens, un petit peuple conquérant qui, il y a des millénaires, aurait pris le contrôle de l’Europe et d’une partie de l’Asie jusqu’à l’Iran et l’Inde, partout où, aujourd’hui, on parle des langues indo-européennes (langues romanes comme le français, slaves comme le russe, germaniques comme l’allemand, et aussi indiennes, iraniennes, celtiques, baltes, sans compter l’arménien, l’albanais ou le grec). Et depuis que les Européens ont pris possession d’une grande partie du globe, c’est presque partout que l’on parle des langues indo-européennes – sauf là où règne l’arabe ou le chinois. Mais les Indo-Européens ont-ils vraiment existé ? Est-ce une vérité scientifique, ou au contraire un mythe d’origine, celui des Européens, qui les dispenserait de devoir emprunter le leur aux Juifs, la Bible ? Jean-Paul Demoule prétend dans son livre paru en 2014 s’attaquer à la racine du mythe, à sa construction obligée, à ses détournements aussi, comme la sinistre idéologie aryenne du nazisme, qui vit encore. Il montre que l’archéologie la plus moderne ne valide aucune des hypothèses proposées sur les routes de ces invasions présumées, pas plus que les données les plus récentes de la linguistique, de la biologie ou de la mythologie. Pour expliquer les ressemblances entre ces langues, d’autres modèles restent à construire, bien plus complexes, mais infiniment plus intéressants.

Une autre émission a été consacrée à ce travail : dans La suite dans les Idées, sur France Culture le 24 janvier 2015. Là voici.

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Enfin, une dernière, sur France Culture toujours, chez Jean-Noël Jeanneney et son excellente émission Concordance des tempsqui une  fois n’est pas coutume nous offre un beau titre en faux dilemme  : Les Indo-Européens : réalité éclairante ou mythe dangereux.

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Bonne réflexion !

Richard Monvoisin

Journalisme, éthique – Outils pour un débat sur la liberté d'expression

Parmis les Midis critiques créés sur le campus de Grenoble depuis 2007, l’un d’eux eut lieu le 7 octobre 2009 et porta sur la liberté d’expression. Voici une manière,  parmi bien d’autres, d’incrémenter un débat sur ce sujet au moyen de ressources médiatiques disponibles facilement. La séquence dura 1h15, et « pirata » du temps de cerveau disponible aux étudiants durant la pause déjeuner.

Le Midi critique tel que je l’ai instauré est un petit détournement du temps de pause déjeuner. Il s’adresse aux étudiants à qui je n’avais pas le temps de montrer toutes les ressources que j’avais à disposition durant mes enseignements sceptiques. J’avais deux règles :

1. préparer la carte mentale d’un sujet que je maîtrise.

2. choisir des séquences de films, documentaires, radios, réclames me permettant, presque sans trop de commentaires de ma part, de faire incrémenter le débat le long de ma carte mentale.

Le seul maître mot était : faire en sorte que, sans que jamais personne ne se sente idiot, les étudiants repartent avec l’idée qu’un sujet peut s’avérer plus complexe qu’il n’y paraît.

Pour cet atelier, j’avoue avoir eu un public, disons, amical et bon enfant : 75 personnes, dont 40 étaient des étudiants que j’avais en classe, une trentaine étaient des étudiants « touristes », et une poignée de copains travailleurs qui venaient casser la croûte en même temps. Ce n’est pas toujours aussi intimiste, et j’ai déjà vu d’autres publics réagir assez violemment sur  l’intervenant-e (prise à partie, déplacement du sujet sur des revendications ethniques, confessionnelles, etc.). Ce sujet-ci se gère donc différemment selon les milieux, avec plus ou moins de mises au point préalables notamment sur la prise de parole.

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J’ai démarré cette présentation-débat en parlant des restrictions légales en vigueur de la liberté d’expression en France. Elles sont au nombre de sept :

  • La menace de commettre un crime ou un délit contre les personnes (art. 222-17 du Code pénal).

  • La provocation à commettre un crime ou un délit (art. 23 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse).
  • La propagande ou la publicité en faveur de produits, d’objets ou de méthodes préconisés comme moyens de se donner la mort, punie de trois ans d’emprisonnement et de 45000 euros d’amende (art. 223-14 du Code Pénal).
  • L’atteinte au secret professionnel (art.226-13 du Code Pénal).
  • La diffamation et l’injure (art. 29 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse).
  • La lutte contre les contestations des crimes contre l’Humanité 1 (loi Gayssot de 1990 en France),
  • La protection de droits ou de catégories de personnes spécifiques (protection de l’enfance, défense de droits de propriété intellectuelle (soit droit d’auteur, soit copyright), etc.
  • Le secret « défense » (loi n° 2009-928 du 29 juillet 2009, Code de la Défense).

Mon procédé était d’engager le débat de manière douce, en partant de supports populaires drôles autant que possible, afin de poser une ambiance propice à la discussion. J’ai pioché dans mon stock de matériel filmique et opté pour trois extraits de films :

  1. Double extrait d’Ali, de Michael Mann (2002) : morceau où au téléphone Muhammad Ali joué par Will Smith refuse la conscription (avec le célèbre « aucun viet cong ne m’a jamais traité de sale nègre »), suivi du passage devant la commission lui retirant sa licence de boxe.
  2. Double extrait de Larry Flint, de Milos Forman (1997), réuni en un seul document : premier morceau lors duquel Flint, joué par Woody Harrelson, argumente sur la photographie du vagin, second morceau sur son discours sur l’obscénité, avec mise en parallèle (sous forme de faux dilemme) guerre / sexe.
  3. Extrait de Good night and good luck, de George Clooney (2006), sur le discours célèbre de Edward R. Murrow du 9 mars 1954 lors de l’émission très risquée See It Now intitulée « A Report on Senator Joseph McCarthy » (extrait que je n’utiliserai finalement pas faute de temps). Murrow est joué par David Strathairn.

Pour tous les extraits, j’ai choisi la version française (malgré mon aversion pour elle) car à l’époque je ne savais pas faire de beaux sous-titres, et je ne voulais pour rien au monde créer un sas linguistique infranchissable aux plus jeunes étudiants (les autres étant plus susceptibles de maîtriser un semblant d’anglais scientifique qui ferait, certes, se retourner Byron dans sa tombe). Fort heureusement, j’ai réussi à trouver une version sous-titrée de l’extrait de Good night… au dernier moment. Depuis ce temps, je m’arrange pour avoir presque toujours les deux versions : la version originale sous-titrée aux étudiants, la version doublée pour un public plus large.

L’extrait Ali illustre l’objection de conscience, et l’idée était d’en faire un support pour emmener le débat sur la restriction d’expression au nom du patriotisme, comme aux États-Unis le Patriot Act.

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Le groupe La Rumeur

J’avais également préparé une interview du chanteur Hamé, du groupe de rap La Rumeur, dans l’émission de F. Taddeï Ce soir ou jamais du 4 novembre 2008. Il y expliquait l’acharnement dont les ministères de l’Intérieur successifs ont fait preuve sur un article de Hamé voulu factuel et jugé diffamant pour la police. J’ai pris soin bien entendu de regarder où en était l’affaire au moment du débat, le 7 octobre 2009, et j’ai pu constater que l’acharnement était manifeste, avec un nouveau pourvoi en cassation. Il est bon de savoir que, depuis, la Cour de cassation a rejeté le pourvoi le 25 juin 2010 estimant « qu’ayant exactement retenu que les écrits incriminés n’imputaient aucun fait précis, de nature à être, sans difficulté, l’objet d’une preuve ou d’un débat contradictoire, la cour d’appel en a déduit à bon droit que ces écrits, s’ils revêtaient un caractère injurieux, ne constituaient pas le délit de diffamation envers une administration publique » (Cour de cassation, assemblée plénière, arrêt n° 585 du 25 juin 2010 (08-86.891). Cette décision met fin a une procédure de huit ans (voir « La Rumeur relaxé : Une gifle monumentale pour Sarkoland » rue89, juin 2010). Je recommande pour d’aucun-es souhaitant refaire cet atelier de se procurer le texte de l’article, au cas où une question soit posée dessus.

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Quant à Flint, il était le support rêvé pour discuter de la notion caduque d’obscénité, et de la forte composante morale de l’évaluation de cette obscénité qui fait la censure ou la restriction, par exemple par le CSA (Conseil supérieur de l’audiovisuel). Au cas où lors du débat, quelqu’un avance que des restrictions sur l’obscénité n’existent plus au-delà de 18 ans, je gardais en stock les deux extraits de Le secret de Brokeback Moutain, d’Ang Lee (2005) coupé par la chaîne Raï en Italie en décembre 2008 [ref]La RAI italienne censure des scènes gay de « Brokeback Mountain », Le Monde, 9 décembre 2008.[/efn_note].

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L’humoriste Dieudonné dans son sketch « à scandale ».

J’avais ensuite choisi de présenter la « censure » la plus connue du moment, celle de l’humoriste Dieudonné, et de la replacer dans un questionnement : peut-on tout caricaturer, et si non, pourquoi ? J’avais en stock :

  • « Dieudonné au pilori », montage prélevé sur la toile que j’ai utilisé car il permettait de retracer la genèse de l’affaire – mais que je suis incapable de retrouver !
  • « Dieudonné la bête noire », bonus du DVD, dont j’avais prévu un extrait que je n’ai finalement pas utilisé (à regarder ).
  • Et surtout ce magistral document mettant en parallèle le discours bi-standard de Thierry Ardisson sur la liberté d’expression selon qu’il parle à l’humoriste Dieudonné ou au judoka Djamel Bouras.

Pour élargir ensuite le débat sur le caractère absolu ou non de la liberté d’expression, j’ai gardé pour la fin l’extrait du film Chomsky, les médias et les illusions nécessaires, de M. Achbar & P. Wintonick (1993) portant sur l’affaire Faurisson.

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Noam Chomsky, se défendant d’avoir écrit une préface à R. Faurisson, mais ayant défendu sa liberté à s’exprimer librement.

J’avais gardé sous le coude les extraits des spectacles de Dieudonné sur Jacky, son technicien habillé en déporté juif, et sur la remise du prix de l’infréquentabilité à Robert Faurisson en 2008, mais je n’ai pas eu le temps nécessaire pour les développer – et il en faut, du temps ! 2

On pourra actualiser ce Midi critique avec les affaires plus récentes de censure ou de menace de censures (affaire des caricatures du prophète notamment, pièce de théâtre de Castellucci, etc.), ou en reprendre de plus vieilles, autour de chansons interdites ou tronquées, de films voués aux gémonies (comme Afrique 50 de René Vautier, réédité d’ailleurs récemment par Les Mutins de Pangée) et tant d’autres. On pourra également documenter et critiquer les « délits » d’expression chez les révisionnistes/négationnistes, comme l’a fait Jean Bricmont dans son excellent petit ouvrage La république des censeurs. Pour aborder l’affaire Faurisson – Chomsky, je recommande le documentaire Chomsky & Cie, d’Olivier Azam et Daniel Mermet, paru depuis, qui y consacre un moment.

Je recommande toutefois à qui voudrait se prêter à l’exercice de d’autant plus le préparer que son public lui est mal connu. Ce sujet, par ses ramifications, doit être fortement cadré pour ne pas déborder et, éventuellement, emporter tout sur son passage. Si je devais pondérer mes 50 midis critiques environ, je mettrais celui-ci (ex-æquo avec celui sur le voile et celui sur la liberté à disposer de son corps) comme celui nécessitant le plus d’expérience, car probablement l’un des plus difficiles à mener.

Matériel pédagogique : un disque de stockage ayant rendu l’âme, je n’ai plus mes montages. Ils sont cependant assez faciles à reproduire avec les références suivantes.

  • Ali, de Michael Mann (2002)
  • Larry Flint, Milos Forman (1997)
  • Le secret de Brokeback Moutain, d’Ang Lee (2005)
  • Good night and good luck, de George Clooney (2006)
  • Chomsky, les médias et les illusions nécessaires, de M. Achbar & P. Wintonick (1993), avec extrait sur la liberté d’expression quant à l’affaire Faurisson ici.
  • Montage Ardisson ()
  • Ce soir ou jamais, de F. Taddéï, 4 nov 2008.

Richard Monvoisin

Vous aurez certainement relevé la coquille dans l’affiche, vous aussi, n’est-ce pas ?

Effet paillasson – « Populisme », itinéraire d'un mot voyageur, par Gérard Mauger

Voici un mot paillasson tout à fait exceptionnel : le mot populisme. Un excellent texte publié en juillet 2014 par le Monde diplomatique en fait l’analyse.Nous remercions non seulement l’auteur, le sociologue Gérard Mauger, mais également l’équipe du journal de nous autoriser à le reproduire comme outil pédagogique.
La version mise en page est disponible ici. Soutenons le Monde diplomatique, car c’est l’une des dernières presses d’investigation française.
RM

 

visage de G. Mauger« POPULISME », ITINÉRAIRE D’UN MOT VOYAGEUR

Les élections européennes de mai dernier ont vu la montée en puissance de partis hostiles aux politiques menées au sein de l’Union. Au-delà de cette opposition, rien ne rapproche ces formations : les unes actualisent l’idéologie nationaliste et conservatrice de l’extrême droite, tandis que les autres se revendiquent de la gauche radicale. Une distinction que les commentateurs négligent. Comment une telle confusion a-t-elle pu s’imposer ?

par Gérard Mauger, juillet 2014

A l’avant-veille du scrutin européen du 25 mai dernier, lors de son dernier meeting de campagne, à Villeurbanne, le premier ministre Manuel Valls lançait solennellement un appel à l’« insurrection démocratique contre les populismes ». « Populisme » : qui n’a pas entendu cent fois dans la bouche des sondeurs, des journalistes ou des sociologues ce mot où l’on enferme pêle-mêle les opposants — de droite ou de gauche, votants ou abstentionnistes — aux politiques mises en œuvre par les institutions européennes ?

L’inconsistance du substantif tient pour partie à la diversité de ses usages. Dans le monde politique, l’histoire du label révèle l’étendue du spectre qu’il recouvre : de la vision enchantée des paysans que charrie le populisme russe (narodniki) à la révolte des fermiers du People’s Party aux Etats-Unis à la fin du XIXe siècle, des populismes latino-américains (Getúlio Vargas au Brésil, Juan Perón en Argentine) au maccarthysme, du poujadisme au lepénisme au XXe siècle, de M. Vladimir Poutine à Hugo Chávez à l’ère de la mondialisation, du United Kingdom Independence Party (UKIP) à Aube dorée dans l’Europe du XXIe siècle, ou de Mme Marine Le Pen à M. Jean-Luc Mélenchon dans l’Hexagone d’aujourd’hui. Cette dernière confusion, banalisée, a été illustrée (au sens propre) par le dessinateur Plantu dans l’hebdomadaire L’Express (19 janvier 2011), lorsqu’il représenta la dirigeante du Front national (FN) et le candidat du Front de gauche à l’élection présidentielle de 2012, le bras levé, arborant l’une et l’autre un brassard rouge et lisant le même discours : « Tous pourris ! ».

 

Dans le champ littéraire, le mot « populisme » fait son apparition en français en 1929 : « parti pris d’écriture » insurgé contre le roman bourgeois mais apolitique, opposé aux écrivains communistes et à leurs images d’Epinal prolétariennes, ce mouvement littéraire se propose de « décrire simplement la vie des “petites gens” (1) ».

 

Dans l’univers des sciences sociales, porté par une intention politique de réhabilitation du populaire, il applique le relativisme culturel à l’étude des cultures dominées (Volkskunde ou Proletkult). Ignorant ou minorant les rapports objectifs de domination, il crédite les cultures populaires d’une forme d’autonomie et célèbre leur résistance, jusqu’à inverser la hiérarchie des valeurs et à proclamer l’« excellence du vulgaire ». Mais il prend aussi le contre-pied d’une forme courante de mépris qui renvoie les classes dominées à l’inculture, à la nature, sinon à la barbarie. Caractéristique de la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie cultivée, ce racisme social se fonde sur la « certitude propre à une classe de monopoliser la définition culturelle de l’être humain, et donc des hommes qui méritent pleinement d’être reconnus comme tels (2) ».

 

Deux visions du peuple

 

En circulant ainsi d’un champ à l’autre, d’un siècle à l’autre, d’un continent à l’autre, le label semble avoir perdu toute consistance. De sorte que ceux qui s’emploient à en expliquer le sens commettent, selon le mot du philosophe Ludwig Wittgenstein, une erreur classique : « essayer, derrière le substantif, de trouver la substance (3) ». Car prétendre définir le populisme, comme le propose le politiste Pierre-André Taguieff (4), par l’appel direct au peuple n’exclut évidemment personne au sein des sociétés occidentales : une telle démarche est inhérente à la démocratie, « gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple ». Et, même si l’on réserve le label populiste à un style d’appel privilégiant la proximité et cultivant le charisme du chef à grand renfort de propagande télévisée, on voit mal quel dirigeant actuel pourrait y échapper (5). De même, définir le populisme comme un encouragement à la révolte contre les « élites » (économiques, politiques, médiatiques) conduirait à inclure au nombre des suspects M.François Hollande, lorsque, à la tribune du Bourget, le 22 janvier 2012, il dénonçait son « véritable adversaire : le monde de la finance, qui n’a pas de nom, pas de visage », ou M.Nicolas Sarkozy annonçant à Toulon « la fin d’un capitalisme financier qui avait imposé sa logique à toute l’économie et avait contribué à la pervertir » (25 septembre 2008).

 

La politologue Nonna Mayer estime que la caractéristique la mieux partagée des mouvements européens qualifiés de populistes dans les analystes postélectorales serait la xénophobie (6) : dans la « mosaïque europhobe » composée par Le Monde (28 mai 2014), quatorze des seize partis mentionnés sont anti-immigrés. Mais des éditorialistes, assimilant la contestation des institutions européennes à une forme d’hostilité aux étrangers, accolent également l’étiquette populiste à la gauche radicale grecque, espagnole ou française (Syriza, Podemos, Front de gauche), pourtant peu suspecte de racisme. Il faut alors s’interroger sur leurs représentations du peuple et questionner la substitution d’un label par l’autre.

 

Schématiquement, on peut distinguer trois figures du « peuple » (7). « Populisme » dérive du latin populus, et « démocratie » se forme sur la racine grecque dêmos, les deux mots signifiant « peuple ». Le peuple auquel fait référence la démocratie est le corps civique dans son ensemble, le peuple-nation. D’où une dérive toujours possible vers le nationalisme — dont une forme contemporaine, moins fustigée que l’autre, exalte la « compétitivité de la France dans un monde globalisé ». Quant au peuple auquel s’adressent les populistes, il correspond à deux définitions distinctes.

 

Dans la version de droite, il est ethnos plutôt que dêmos : peuple envahi ou menacé d’envahissement, il s’oppose à l’étranger et à l’immigré. Plus ou moins ouvertement xénophobe et, dans la France contemporaine, antiarabe ou islamophobe, il défend l’identité du peuple-ethnos, supposé culturellement intact et homogène, contre des populations issues de l’immigration et supposées inassimilables. Il se présente comme national. A cet égard, bien qu’opposées sur l’Europe et la mondialisation, les stratégies électorales de l’Union pour un mouvement populaire (UMP) et du FN sont identiques. Pour nouer une alliance a priori improbable, mais électoralement nécessaire, avec les classes populaires, il s’agit, dans cette version de droite, de substituer à leur vision du monde, « eux (ceux d’en haut) »/« nous (ceux d’en bas) », une approche opposant un « nous » (ceux d’en bas) à « ceux qui ne travaillent pas et ne veulent pas travailler » (chômeurs, immigrés, bénéficiaires de l’aide sociale) ; bref de mobiliser contre un « eux » au-dessous du « nous » (8). On réactive ainsi le conflit latent entre établis et marginaux (9) en jouant sur la peur du déclassement.

 

L’affiliation revendiquée des milieux populaires aux classes moyennes, l’ostentation de l’honnêteté et la stigmatisation morale des délinquants et des « tire-au-flanc » permettent de se démarquer de la représentation dominante qui assimile classes laborieuses et classes dangereuses. C’est pourquoi la droite propose des mesures comme la limitation de l’immigration dite « de travail », ou affiche sa volonté de plafonner les revenus des bénéficiaires de minima sociaux et de les astreindre à des travaux d’intérêt général. Elle préserve ainsi la spécificité de celui qui « travaille dur » et favorise l’alliance entre une fraction déclinante des classes dominantes (le petit patronat) et la fraction établie des classes populaires.

 

Dans la version de gauche, au contraire, le peuple désigne le peuple ouvrier, le petit peuple célébré par Jules Michelet, le peuple-plèbe, « ceux d’en bas » ; et, sur un plan politique, le peuple mobilisé, opposé à « ceux d’en haut », à la bourgeoisie, aux classes dominantes, à l’establishment, aux privilégiés, aux détenteurs des pouvoirs économique, politique, médiatique, etc.Quant aux contours de ce « peuple populaire », si la classe ouvrière en a longtemps été le centre, l’avant-garde (le populisme devenant alors ouvriérisme), ils incluent également les employés — des femmes, dans leur écrasante majorité — et, au-delà, une fraction plus ou moins étendue de la paysannerie et de la petite bourgeoisie (enseignants, personnels de santé, techniciens, ingénieurs, etc.). Soit, dans le cas français, plus des trois quarts des actifs, dont les seuls ouvriers et employés représentent la moitié. « Nous sommes le parti du peuple », disait le dirigeant communiste Maurice Thorez le 15 mai 1936 (avant que ce parti ne devienne, plusieurs décennies plus tard, celui des « gens », selon M. Robert Hue). D’inspiration plus ou moins marxiste, ce genre de « populisme », défenseur des classes populaires en tant qu’exploitées, opprimées, en lutte contre les classes dominantes, se présente souvent comme socialiste.Les représentations qui sous-tendent les appels au peuple-ethnos (populisme national) et celles qui invoquent au contraire le peuple-plèbe (populisme socialiste) s’opposent comme la droite s’oppose à la gauche. Mais les avocats d’un populisme populaire cultivent volontiers — tant par conviction que par nécessité — une vision enchantée, parfois esthétisante, d’un peuple idéalisé. Ils prêtent à l’« homme ordinaire », travailleur exploité et dominé, une revendication spontanée d’égalité. Ils postulent un ensemble de vertus indissociables de l’ethos populaire traditionnel : solidarité, authenticité, naturel, simplicité, honnêteté, bon sens, lucidité, sinon sagesse. Ces qualités sont cristallisées dans la notion de « décence commune » (common decency) chère à l’écrivain britannique George Orwell : « Les travailleurs manuels, dans une civilisation industrielle, possèdent un certain nombre de traits qui leur sont imposés par leurs conditions d’existence : la loyauté, l’absence de calcul, la générosité, la haine des privilèges. C’est à partir de ces dispositions qu’ils développent leur vision de la société future, ce qui explique que l’idée d’égalité soit au cœur du socialisme des prolétaires (10). »
On ne saurait pourtant prétendre que les discours sécuritaires et xénophobes du FN sont sans écho auprès des classes populaires. Lors des dernières élections européennes, si 65 % des ouvriers se sont abstenus (comme 68 % des employés et 69 % des chômeurs), plus de 40 % de ceux qui ont voté auraient choisi ce parti, soit environ 15 % de ce groupe dans son entier (selon l’institut Ipsos). C’est à la fois peu et beaucoup : s’il est vrai que le premier parti des couches populaires reste celui de l’abstention (11), une partie d’entre elles votent à l’extrême droite, convaincues « que l’on ne fait rien pour elles et que les “eux” d’en haut et les “eux” d’en bas prospèrent à leurs dépens (12) ». Dans ce cas, le succès de l’offre du FN illustre la capacité de ce parti à entretenir la confusion entre peuple-ethnos et peuple-dêmos. Et à former entre des fractions de classes moyennes et de classes populaires une alliance dirigée à la fois contre les très pauvres et les très riches — une stratégie également déployée en Russie par M.Poutine.
Une plèbe mal votante livrée à ses pulsions
Ce genre de projet politique profite du « racisme de classe » que manifestent sans même s’en apercevoir ceux qui font profession de le commenter. Sous leurs plumes, ce peuple mal votant, implicitement réduit à l’état de populace, pâtirait d’une propension innée à la fermeture, au repli sur soi, d’un ressentiment acquis de mauvais élève vis-à-vis des élites (qu’attesterait son bas niveau de diplôme) et d’une inculture politique : ses pulsions, sa crédulité, son irrationalité supposées le porteraient vers les propositions simplistes et en feraient une proie facile pour les démagogues. A contrario, ce discours réserve auxdites élites les vertus d’ouverture, d’intelligence, de subtilité et de supériorité morale. La dénonciation du peuple populaire incarné par la figure du « beauf » (13), machiste, homophobe, raciste, islamophobe, etc., renoue ainsi avec la philosophie conservatrice de la fin du XIXe siècle et sa méfiance envers les foules et la démocratie — celle d’Hippolyte Taine et de Gustave Le Bon. Elle déduit ces turpitudes par simple inversion des vertus dont elle crédite les « élites », lesquelles, par construction, sont supposées rigoureusement imperméables à ce type de dévoiements.
De sorte que, aujourd’hui comme hier, deux représentations diamétralement opposées du populaire s’affrontent : le racisme de classe des uns sert à dénoncer le populisme des autres.
Gérard Mauger, Sociologue.

J'apprends en m'amusant – Corrigé de dissection d'un discours politique de Klaar Monvegger

Voici l’analyse des biais du texte de Klaar Monvegger présenté ici. Nous (CE et RM) en avons repéré 62. N’hésitez pas à nous faire part de biais en plus.

Quel est le véritable sens caché de la polycrise ?

« Il n’aura échappé à personne que notre civilisation moderne va mal. Le monde occidental est, en effet, frappé de tous les symptômes de ce que de nombreux politistes renommés ont qualifié de polycrise organique. Car la crise qui touche notre monde est plurale. Crise identitaire tout d’abord, puisque, partout, la démocratie libérale est contestée par un obscurantisme moyenâgeux puisant sa source dans un intégrisme rigoriste et agressif – rappelons-nous de Bâmiyân 2001. Ces attaques de l’étranger se couplent à une véritable démission sur le plan de la Morale. Les jeunes déboussolés sombrent dans la délinquance ou s’orientent vers un avenir fait de télé-réalité ou de culture fast-food. Mais la crise est aussi économique et sociale : la fraude sociale est érigée en modèle alors que, on le sait bien, la réforme est rendue impossible par l’action conjuguée de corporations intouchables et d’un archaïsme latent. Alors ? Les loups bêleront-ils avec les brebis ? »

Klar Monvegger, L’abîme de la civilisation occidentale, coll. la vieille martre, Presses Universitaires de Champagne-Mouton, pp. 212-213.

Quel est le véritable sens caché de la polycrise ?

1 & 2 – Double Plurium interrogatum1 –  : la façon dont cette question est posée conduit à avaler deux « couleuvres », une prémisse, sans l’avoir négociée. En y répondant, on adhère à deux prémisses : 1) nous vivons une « polycrise » ; 2) dotée d’un sens caché.

3 – Carpaccio (scénario artificiel) du sens caché, de la révélation.

4 – Effet puits sur « polycrise » : terme aussi profond que creux (pas de définition claire, non-présence dans le dictionnaire ATLIF, seules quelques références chez E. Morin, M. Rocard, et quelques autres, semble-t-il depuis le début des années 2010). « Polycrise » n’aurait de sens qu’au travers d’une définition de crise, ce qui n’est pas le cas (cf. point 24).

Il n’aura échappé à personne

5 – Technique d’engluement : rhétorique ratissant large par appel au bon sens / à l’évidence. C’est une technique qui englue le public, qui ne peut de fait plus remettre en cause le propos tenu.

que notre civilisation moderne

6 – Technique d’engluement : « notre » inclusif artificiellement.

7 – Ciblage forcé de public : avec « notre », l’auteur présume que son lectorat appartient à la même civilisation que lui.

8 – Plurium affirmatum n°1 : « notre » civilisation (sous-entendue « occidentale ») est « une ». C’est un argument typiquement essentialiste (voir à ce sujet Guillemette Reviron, Biologie, essentialisme – Nature, écologisme, sexisme, racisme, spécisme).

9 – Effet paillasson : « moderne » a deux sens différents. Le premier est un sens historique et qualifie la période qui va de la Renaissance à la Révolution française (les XIXe et XXe siècles étant qualifiés de contemporains). Le second signifie : qui est soit de notre temps, soit d’un temps plus ou moins rapproché du nôtre, par opposition à antique, à ancien, et n’a donc par conséquent de sens que relatif.

10 & 11 – Plurium affirmatum n°2 : déclarer « notre » civilisation moderne. En outre c’est un propos qui relève de l’erreur historique classique dite d' »anachronisme psychologique« 2.

va mal.

12 & 13 – Effet paillasson sur « mal ». Soit il s’agit d’un jugement moral de type mal / bien – et nous sortons derechef de l’analyse scientifique -, soit il s’agit, ce qui est plus probable, d’un jugement sanitaire, ce qui nécessite une métaphore organique qui ne va pas de soi : la (notre !) civilisation ici comparée à un organisme vivant, habituellement en bonne santé mais souffrant désormais d’une pathologie.

Le monde occidental

14 – Pente savonneuse : « notre civilisation moderne » devient « le monde occidental », ce qui a au moins le mérite de préciser enfin de quelle civilisation on parle.

15 – Effet puits : le mot « occidental » est la notion-valise par excellence puisqu’elle inclut, en réalité, l’ensemble des pays judéo-chrétiens dotés d’une économie capitaliste de marché. 3

 est, en effet,

16 – Usurpation de connecteur logique. « En effet » est un connecteur (ou opérateur) logique causal, qui n’a pas d’autre utilité ici que de faire croire en la démonstration d’une thèse de toutes les façons fumeuse (notre civilisation va mal) par ce qui suit.

frappé

17 – Deus ex machina : le mot « frappé » instille l’idée d’une action divine, d’une fatalité.

de tous les symptômes

18 – Métaphore organique – voir point 13.

de ce que de nombreux politistes renommés

19 – Argumentum ad verecundiam : les « politistes » cités ici sont présentés comme des figures d’autorité, oublieux du fait qu’il est de bons et de médiocres politistes. Qu’ils soient en outre « renommés », célèbres, n’augure en rien de leur compétence.

20 – Argumentum ad populum : le fait que ces « politistes renommés » soient nombreux n’est en rien un argument.

ont qualifié de polycrise organique

21 – Effet puits sur « polycrise » – voir point 4.

22 – Métaphore organique.

Car

23 – Usurpation de connecteur logique. « Car » est un connecteur (ou opérateur) logique causal mal employé ici.

la crise

24 – Effet paillasson : le terme « crise », employé sans définition préalable, souffre de multiples acceptions et rend redondante la métaphore organique avec le mot « crise » en médecine (manifestation aiguë d’une maladie à l’échelon d’un individu ou d’une population). Pour information, voici une liste non exhaustive de sens du mot « crise » :

Crise :

  • politique
  • économique
  • monétaire
  • financière
  • systémique
  • monétaire
  • financière
  • dans les organisations
  • bancaire
  • du disque
  • pétrolière
  • de la presse quotidienne française
  • alimentaire
  • de natalité
  • d’extinction
  • de l’énergie
  • écologique
  • climatique
  • sanitaire
  • du logement

qui touche

25 – Deus ex machina.

notre monde est plurale.

26 – Technique d’engluement.

27 – Pente savonneuse, avec un « monde » considéré comme unique et homogène – cf. 14.

Crise identitaire tout d’abord, puisque, 

28 – Usurpation de connecteur logique. « Puisque » est un connecteur logique causal mal employé ici, car la contestation en question n’est pas une cause de crise identitaire (si tant est que ce syntagme ait un sens : voir plus loin).

29 – Effet puits, « crise identitaire » n’ayant pas de définition en sciences politiques, tant cela recouvre de réalités possibles : primo parce que le mot « crise » n’a pas de sens précis – cf. X -, secundo parce l' »identité » ou l' »identitaire » se réfère une culture. Dans ce cas, l’auteur postule donc une identité culturelle commune au monde « occidental », ce qui, au vu de l’étendue dudit monde, est pour le moins surprenant.

partout, la démocratie libérale

30 – Exagération abusive.

partout, la démocratie libérale

31 & 32 – Double effet paillasson :

  • sur le mot « démocratie », qui reçoit de multiples acceptions et une définition floue pour un concept qui est plutôt vectoriel (on « tend » vers un état de démocratie, par le peuple et pour le peuple : ainsi la démocratie athénienne est moins démocrate que la démocratie représentative, qui elle-même… etc.)
  • sur le mot « libéral » qui fait étymologiquement référence à des choses très diverses. Le libéralisme politique, qui promeut la fixation des limites des actions de l’État ; le libéralisme économique, qui défend l’idée que les libertés économiques sont nécessaires à un fonctionnement pérenne de l’économie et que l’intervention de l’État doit y être aussi limitée que possible. Ici, il est probable que l’auteur veuille signifier le social-libéralisme, c’est-à-dire le développement et l’épanouissement des êtres humains pris dans leur interaction sociale. Par conséquent il désigne un système dans lequel la démocratie représentative défend les droits des individus, et la liberté personnelle (aussi bien celle de pratiquer sa sexualité que celle d’accumuler sans limites des richesses). .

est contestée par un obscurantisme

33 – Effet puits – « obscurantisme » désigne dans le vocabulaire des héritiers des Lumières une attitude d’opposition à la diffusion du savoir, dans quelque domaine que ce soit.

Note : ce terme dérive d’une satire datée de 1515-1519 intitulée Epistolæ Obscurorum Virorum (Lettres d’hommes obscurs), centrée sur une dispute intellectuelle entre l’humaniste allemand Johann Reuchlin et des moines Dominicains dont Johannes Pfefferkorn portant sur l’obligation ou non de brûler ou non des livres Juifs, car non-Chrétiens.

moyenâgeux

34 – Argument d’historicité, ou argumentum ad antiquitatem.

35 – Misreprésentation historique : le Moyen-Âge, catégorie temporelle immense (1016 ans), n’a été obscur, ou obscurci, que pour mieux faire ressortir les fastes de la Renaissance. à en croire Miglio (2006) et Albrow (1997), le terme lui-même apparut pour la première fois en latin en 1469 comme media tempestas (« saison intermédiaire ») puis medium aevum (« moyen âge ») en 1604.

puisant sa source dans un intégrisme rigoriste et agressif

36 – Effet impact : l’intégrisme est un mot qui possède une forte connotation négative.

37 – Effet paillasson : le terme « intégrisme » désigne des courants traditionalistes prétendant représenter l’orthodoxie catholique, comme lors du schisme de la Fraternité sacerdotale Saint-Pie-X de M. Lefebvre, en 1988. Par une analogie discutable et discutée, le terme désigne plus généralement toute attitude doctrinale de conservatisme intransigeant, en particulier le fondamentalisme musulman (qui est « fondamental » au sens où il revendique la religion de la période des quatre premiers califes.

38 – Pléonasme : « rigoriste » souligne un respect strict des règles de la religion ou de la morale. Or l’intégrisme (ainsi que le fondamentalisme, d’ailleurs) est rigoriste.

39 – Effet impact : « agressif » est un mot jouissant d’un sens péjoratif.

rappelons-nous de Bâmiyân 2001

40 – Argumentum ad verecundia, ou argument de respect– imposé par une référence probablement peu connue du lecteur, en tout cas sous cette forme. De fait, c’est une technique d’engluement par élitisme.

41 – Désyncrétisation historique : en ne rappelant qu’une date et un lieu, on gomme les racines profondes d’un phénomène social.

Pour rappel : en 2001, à Bâmiyân (Afghanistan), d’immenses statues bouddhistes furent décrétées idolâtres par Mohammed Omar puis dynamitées. Cet événement fut mobilisé dans les médias pour illustrer la « sauvagerie » et la « barbarie » du régime taliban.

Ces attaques de l’étranger

42 & 43 – Rhétorique de repoussoir et effet impact. L’auteur re-situe encore son propos : « étranger » est à mettre ici en opposition « au monde occidental », et les « attaques » sont bien sûr celle des « intégristes rigoristes et agressifs » qui sont responsables de « l’obscurantisme moyenâgeux ».

Pour rappel : c’est une version un peu caricaturée de la thèse (qu’on pourrait désigner comme pseudo-scientifique) du choc des civilisations de Samuel Huntington, défendue en 1993 (dans l’article The Clash of Civilizations, dans la revue Foreign Affairs) puis en 1996 (dans le livre The Clash of Civilizations and the Remaking of World Order).

se couplent à une véritable démission sur le plan de la Morale.

44 – Effet paillasson : « Morale » est utilisée sans précision, avec un M majuscule.

45 – Glissement diabolisant : l' »intégrisme » est perçu comme démissionnaire sur le plan de la morale – ce qu’est absurde, puisque justement, toute la démarche est d’ancrer un code moral, justement, religieux. C’est une rhétorique efficace : l’ennemi n’a pas de morale, puisque ce n’est pas la nôtre.

Les jeunes déboussolés

46 – Métaphore oiseuse : la « M »orale ferait office de boussole, comme un sur-moi qui tournerait l’individu vers un Nord sans ambiguïté. Sans elle, les jeunes seraient perdus.

sombrent dans la délinquance

47 – Effet cigogne : est instillée une causalité entre intégrisme – perte de repères – délinquance.

48 – Effet paillasson : le mot « délinquance » a une définition juridique très problématique (voir ici).

49 – Métaphore sclérosante : on « sombrerait » dans la délinquance comme un corps dans l’océan. Par cette formule, on instille l’idée que potentiellement, une personne peut se débattre, s’en « sortir », alors que les processus de délinquance sont plus insidieux et englobants.

ou s’orientent vers un avenir fait de télé-réalité ou de culture fast-food.

 

50 – Effet puits : un avenir fait de télé-réalité ou de culture fast-food est faussement clair, faussement précis.

51 – Généralisation hâtive : tous les jeunes, « déboussolés », s’orientent vers un tel avenir.

Mais la crise est aussi économique et sociale :

52 – Effet paillasson sur le mot « crise ». Cf. biais 24.

53 – Amalgame entre « économique » et « social ». Notons que d’un point de vue philosophique, le premier devrait être assujetti au second.

la fraude sociale est érigée en modèle 

54 & 55- Technique du bouc émissaire et rhétorique « populiste » dilatoire : la fraude aux prestations sociales est couramment amplifiée, détournant du coup d’autres « trous » budgétaires plus importants, comme l’évasion fiscale, et incriminant facilement les « petites bourses » qui sont les principales bénéficiaires des prestations sociales.

alors que, on le sait bien,

56 – Technique d’engluement.

la réforme

57 – Effet puits : le terme « réforme » n’est pas défini précieusement (structurelles, économiques, … ?)

est rendue impossible par l’action conjuguée de corporations intouchables

58 – Effet cigogne : « par » introduit un lien causal non démontré.

59 – Rhétorique conspirationniste, rappelant les dénonciations de complots judéo-maçonniques.

et d’un archaïsme latent

60 – Effet puits : cela ne veut rien dire de précis – et c’est pourtant une cause de « l’action conjuguée »…

Alors ? Les loups bêleront-ils avec les brebis ?

 61 – Effet puits : cette question ne veut rien dire de précis, mais feint de le faire.

62 – Argumentum ad verecundiam : cette question n’est que de la poudre aux yeux, afin de se donner une certaine morgue faussement spirituelle.

Nous avons un peu coupé les cheveux en quatre ? L’auteur ne nous en voudra pas. CaCorteX_Klaar_Monveggerr est-il nécessaire de préciser l’imposture ? Klaar Monvegger est une hasardeuse chimère entre Clara Egger et Richard Monvoisin. L’abîme de la civilisation occidentale est un livre aussi captivant qu’inexistant, la collection la vieille martre une référence facile à une défunte maison d’édition, La vieille taupe, connue pour ses diffusions de textes négationnistes. Quant aux Presses Universitaires de Champagne-Mouton, elles sont en devenir probable, malgré le moins d’un millier d’habitants de ce village de Charente.

 Richard Monvoisin, Clara Egger

 

J'apprends en m'amusant – Dissection d'un discours politique de Klaar Monvegger

Voici un exercice utilisé lors du cours Tromperies sur les mots, dans le cadre de l’enseignement Sciences et pseudosciences politiques de Clara Egger et Richard Monvoisin, à l’Institut d’études politiques de Grenoble (2014). Vous voulez jouer ?
Pour illustrer les arnaques des tromperies et des arguments fallacieux, nous avons proposé à des étudiant.e.s de sciences politiques de décortiquer le discours politique suivant, et de tenter d’y déceler le plus de biais possibles.

Quel est le véritable sens caché de la polycrise ?

« Il n’aura échappé à personne que notre civilisation moderne va mal. Le monde occidental est, en effet, frappé de tous les symptômes de ce que de nombreux politistes renommés ont qualifié de polycrise organique. Car la crise qui touche notre monde est plurale. Crise identitaire tout d’abord, puisque, partout, la démocratie libérale est contestée par un obscurantisme moyenâgeux puisant sa source dans un intégrisme rigoriste et agressif – rappelons-nous de Bâmiyân 2001. Ces attaques de l’étranger se couplent à une véritable démission sur le plan de la Morale. Les jeunes déboussolés sombrent dans la délinquance ou s’orientent vers un avenir fait de télé-réalité ou de culture fast-food. Mais la crise est aussi économique et sociale : la fraude sociale est érigée en modèle alors que, on le sait bien, la réforme est rendue impossible par l’action conjuguée de corporations intouchables et d’un archaïsme latent. Alors ? Les loups bêleront-ils avec les brebis ? »

Klaar Monvegger, L’abîme de la civilisation occidentale, coll. la vieille martre, Presses Universitaires de Champagne-Mouton, pp. 212-213.

Combien de biais dénombrez-vous dans cet extrait ?

Un corrigé-type est disponible ici, qui en recense… 62.

Vous voulez essayer d’autres exercices ? Vous pouvez aller ici ou .

J'apprends en m'amusant : réponses au quiz de datation d'acquis sociaux

Voici les réponses au quiz de datation des acquis sociaux (voir le descriptif ici). Les questions portent toutes sur la France, sauf les questions 16 et 18.

  1. L’obtention d’un droit de vote pour la première fois pour les femmes
  2. L’octroi du droit de vote des femmes au suffrage universel
  3. La première nomination d’une femme à un poste ministériel
  4. L ‘inscription dans la loi du droit de grève
  5. L’inscription dans la loi du droit syndical
  6. L’abolition de l’esclavage
  7. La création obligatoire d’écoles de filles dans les communes de 800 habitants
  8. La suppression de l’incapacité juridique de la femme mariée
  9. L’autorisation, pour les femmes mariées, d’exercer une profession sans l’autorisation de leur mari
  10. La légalisation de la contraception
  11. L’institution du congé de maternité
  12. L’institution du congé de paternité
  13. L’autorisation de l’Interruption volontaire de grossesse (IVG)
  14. La reconnaissance du viol comme un crime
  15. L’instauration de la procédure d’éviction du conjoint violent
  16. L’exclusion de l’homosexualité des maladies mentales par l’Organisation mondiale de la santé
  17. Le dernier condamné à mort (qui fut d’ailleurs le dernier guillotiné dans le monde)
  18. L’octroi du droite de vote au femmes en Arabie Saoudite

1) Des femmes eurent pour la première fois le droit de vote en France lors des États généraux convoqués par Philippe le Bel en 1302. Elles furent convoquées jusqu’aux États généraux de 1789, date à laquelle furent contraintes de se faire représenter par un homme (noble ou clergé).

2) Les femmes obtinrent le droit de vote au suffrage universel direct en France le 21 avril 1944,  par le Comité français de la Libération nationale. Ce droit est confirmé par l’ordonnance du 5 octobre sous le Gouvernement provisoire de la République française, mais il n’est utilisé que le 29 avril 1945 pour les élections municipales, puis en octobre pour les élections à l’Assemblée constituante.

3) Le gouvernement du Front Populaire de 1936 nomma trois femmes (alors que ces dernières n’avaient pas le droit de vote, ce qui ne manque pas de faire sourire). Il s’agissait de Cécile Brunschvicg (Éducation nationale, tutelle de Jean Zay), Suzanne Lacore (chargée de la Protection de l’enfance, tutelle de Henri Sellier) et Irène Joliot-Curie (Recherche scientifique : elle démissionnera trois mois plus tard en désaccord avec la non-intervention en Espagne). Anecdote : si elles siégèrent, jamais elles ne prirent jamais la parole dans l’hémicycle du Palais Bourbon.

4) L’inscription dans la loi du droit de grève en France  date de la loi du 25 mai 1864 portée par le député Émile Ollivier (qui abroge la loi Le Chapelier de délit de coalition du 14 juin 1791).

5) Le droit syndical fit son entrée dans la loi avec la loi Waldeck-Rousseau du 21 mars 1884.

6) L’abolition de l’esclavage a été proclamée une première fois en France pendant la Révolution, à l’initiative de l’abbé Henri Grégoire le 4 février 1794 (16 pluviose an II). Mais Napoléon Bonaparte rétablit l’esclavage par la loi du 20 mai 1802. Il faudra attendre ensuite le décret d’abolition de l’esclavage du 27 avril 1848 (et encore ! En Algérie par exemple, cette abolition ne fut pas effective, de même que dans les colonies postérieures à 1848.

7) La création obligatoire d’écoles de filles dans les communes de 800 habitants est rendue obligatoire par la loi Falloux du 15 mars 1850.

8) La suppression de l’incapacité juridique de la femme mariée prévue dans le code Napoléon (code qui considérait celle-ci comme mineure, entièrement sous la tutelle de ses parents, puis de son époux) date de 1938. L’époux conserve toutefois le droit d’imposer la résidence et l’autorité parentale sur les enfants.

9) L’autorisation pour les femmes mariées d’exercer une profession sans l’autorisation de leur mari date de 1965.

10) L’autorisation légale de la contraception date de la loi Lucien Neuwirth du 19 décembre 1967.

11) L’institution du congé de maternité de huit semaines, sans rupture de contrat de travail mais sans traitement date de la loi Fernand Engerand du 27 novembre 1909 (les institutrices conservent leur traitement en 1910).

12) l’institution du congé de paternité date de la loi du 4 décembre 2001. Le droit est effectif le 1er janvier 2002.

13) La loi Simone Veil du 17 janvier 1975 légalise l’Interruption volontaire de grossesse (au prix de violents débats, voir Reductio ad hitlerum – Simone Veil et l’IVG).

14) Depuis 1810, la loi définit le viol, mais c’est seulement en 1980 qu’il a acquis sa définition actuelle, désignant toute forme de pénétration non-consentie quelle qu’elle soit. Il fallut pour cela le procès très dur d’Aix-en-Provence en 1980, appelé « le procès du viol » (voir le documentaire du même nom ici).

15) La création d’une procédure d’éviction du conjoint violent date (seulement) du 26 mai 2004.

16) L’Organisation mondiale de la santé exclut l’homosexualité des maladies mentales en 1980.

17) Le dernier condamné à mort en France est Hamida Djandoubi, guillotiné le 10 septembre 1977.

18) En Arabie Saoudite, ni les femmes, ni les hommes ne disposent du droit de vote aux élections nationales (c’est une monarchie). Seuls les hommes peuvent voter aux municipales.

Ce quiz permet de montrer :

-qu’une mémoire des luttes qui permirent de les obtenir est à entretenir.

– que présenter seulement une date désyncrétise et gomme les processus, parfois longs, violents, qui présidèrent à ces acquis. Les droits des femmes sont par exemple un combat qui a au minimum deux siècles.

Clara Egger, Richard Monvoisin

J'apprends en m'amusant : quiz de datation d'acquis sociaux

Voici un quiz de datation utilisé en introduction du cours Histoire & pseudo-histoire, dans le cadre de l’enseignement Sciences et pseudosciences politiques de Clara Egger et Richard Monvoisin, à l’Institut d’études politiques de Grenoble (2014). Vous voulez jouer ?

Avec une marge d’erreur de cinq ans, pouvez-vous dater de quand datent les événements suivants en France (sauf questions 16 et 18) ?

  1. L’obtention d’un droit de vote pour la première fois pour les femmes
  2. L’octroi du droit de vote des femmes au suffrage universel
  3. La première nomination d’une femme à un poste ministériel
  4. L ‘inscription dans la loi du droit de grève
  5. L’inscription dans la loi du droit syndical
  6. L’abolition de l’esclavage
  7. La création obligatoire d’écoles de filles dans les communes de 800 habitants
  8. La suppression de l’incapacité juridique de la femme mariée
  9. L’autorisation, pour les femmes mariées, d’exercer une profession sans l’autorisation de leur mari
  10. La légalisation de la contraception
  11. L’institution du congé de maternité
  12. L’institution du congé de paternité
  13. L’autorisation de l’Interruption volontaire de grossesse (IVG)
  14. La reconnaissance du viol comme un crime
  15. L’instauration de la procédure d’éviction du conjoint violent
  16. L’exclusion de l’homosexualité des maladies mentales par l’Organisation mondiale de la santé
  17. Le dernier condamné à mort (qui fut d’ailleurs le dernier guillotiné dans le monde)
  18. L’octroi du droite de vote au femmes en Arabie Saoudite

Vous avez trouvé ? Les réponses ici.