
les sorties concomitantes du cycle de conférence de Gérald Bronner « Développer son esprit critique face au monde de la désinformation » et d’une nouvelle synthèse des recherches en éducation à l’esprit critique par l’association Ephiscience redessinent une fracture quant à la manière de considérer l’esprit critique et son rapport avec d’autres approches. L’occasion de faire un point.
Commençons par prendre un exemple pour illustrer la situation :
Imaginons une commune qui connaît un problème sanitaire concernant l’alimentation des habitant·es. Les statistiques sont claires : la population mange trop gras et trop sucré. Il se trouve par ailleurs que le centre-ville de cette commune est rempli de fast-food, que la cantine scolaire – faute de budget – propose des repas assez peu sain, que dans toute la ville on trouve des publicités pour des produits plutôt cracra et que les revenus et le temps libre des citoyen·nes ne leur permettent pas d’acheter et préparer des repas équilibrés.
Le conseil municipal, bien décidé à s’attaquer au problème, décide de lancer un grand plan d’éducation à la nutrition. Les élèves de l’école auront des ateliers de cuisine, des brochures de sensibilisation seront distribuées, des vidéos de vulgarisation seront produites et un groupe d’expert-es est même constitué pour réfléchir à l’éducation à la nutrition. Pour le reste – les fast-food, la cantine, la publicité, les conditions matérielles des habitants – rien ne change.
Quelles améliorations peut-on attendre pour la santé des habitant·es ? Ne serait-il pas souhaitable et plus efficace d’envisager de modifier d’autres paramètres ?
C’est à peu près ce qu’il se passe avec l’esprit critique. On s’active beaucoup pour doter les individus d’esprit critique (on essaye en tout cas) et on neglige la qualité de l’environnement informationnel. Pourtant il y a beaucoup de choses qui sont questionnables :
- Que faire contre l’influence des grandes fortunes sur les médias ? Comment organiser et financer un paysage médiatique indépendant d’intérêts privés ?
- Comment créer des modèles alternatifs de médias sociaux et d’algorithmes de recommandations qui favorisent un partage d’information de qualité ?
- Comment organiser une démocratie forte permettant d’agréger efficacement les opinions et intérêts de chacun·e et redonner du contrôle à la population ?
- Comment remettre la science aux services de la population ?
- Quelles conditions matérielles permettraient aux citoyen·nes d’avoir le temps et l’envie de s’intéresser au fonctionnement du monde et de s’investir dans la vie démocratique ?
- …
C’est donc tout un système informatif que l’on pourrait donc questionner. Pour mieux aborder ce système informatif, on peut le diviser en plusieurs directions. Descendant d’abord, c’est-à-dire l’information qui part d’autorités légitimes vers la population. Ascendant ensuite, c’est-à-dire les intérêts, besoins, idées de la population vers les systèmes de gouvernance. Transversal enfin, c’est-à-dire l’information qui transite entre les individus.
Les question ci-dessus sont posées et largement explorées par des chercheur·euses, des associations, des institutions, des citoyen·nes. Par exemple sur le sujet les enjeux numériques et des algorithmes de recommandations il exsite de nombreuses initiatives visant à proposer des modèles alternatifs : Tournesol qui est un projet de recherche sur l’éthique des systèmes de recommandations ; Polis une plateforme numérique pensée pour aggréger efficacement différentes opinions ; on peut citer également le travail actif et louable de personne comme Lê Nguyên Hoang et Jean-Lou Fourquet qui ont, entre autres, co-écrit l’ouvrage La Dictature des Algorithmes« …
Ceci dit au sein de l’éducation à l’esprit critique tout le monde n’a pas l’air de donner de l’importance à ces autres leviers.
« Qu’est-ce qu’il nous reste ? Nous. C’est à dire notre cerveau »
Gérald Bronner, sociologue et professeur à Sorbonne Université, a lancé début Février 2025 un cycle de conférences intitulé « Développer son esprit critique face au monde de la désinformation ». La conférence inaugurale (disponible ici) propose une réponse assez claire. Entre quelques résultats scientifiques, des conclusions de rapports et d’autres anecdotes pour illustrer son propos, Bronner adresse dans cette conférences deux questions : quelle est la situation actuelle ? et que pouvons-nous y faire ?
Sur la première question, qui n’est pas celle à laquelle on va s’intéresser ici, Bronner explique que nous sommes en « danger de croyances », que « le socle épistémique commun est en train de se fracturer » ou que nous vivons désormais dans une « démocratie des crédules » (d’après le titre d’un de ses livres). Même si nous n’utiliserions pas les mêmes termes ou la même manière de décrire cette situation, nous reconnaissons également que la manière dont circule l’information est parfois défectueuse et peut mener à un certain nombre de désagréments et de souffrances évitables.
Cela nous mène à la deuxième question qui nous intéressera ici : au vu des désagréments qu’ils engendrent que faire face à ces dysfonctionnements dans la circulation de l’information ? Bronner, dans sa conférence, évoque de nombreuse fois sur cette question. Dès l’introduction, en parlant d’améliorer nos capacités de raisonnement, il dit : « C’est peut-être un des leviers, j’y reviendrais, qu’on peut activer car il n’y a plus beaucoup de levier que l’on peut activer malheureusement ». Intéressant, on attend donc qu’il y revienne !
Et en fait, on va attendre longtemps. Bronner revient par la suite sur cette question des leviers : « Et alors sur quels leviers joués vous allez me dire, et bien c’est ce qui nous réunit aujourd’hui » (31:05) ; « On avait plusieurs manettes possibles » (32:00). S’il pose plusieurs fois la question, il y répond jamais vraiment de manière très satisfaisante. En synthèse, ce qu’il nous dit c’est : enseigner l’esprit critique est le seul levier qu’il nous reste parce que c’est le seul levier qu’il nous reste.
J’exagère un peu, mais je ne trouve pas ou très peu (dans cette conférence en tout cas) de justification argumentée et convaincante de son point. Une illustration de cela se trouve à la minute 31 de la conférence. Après avoir à nouveau posé la question « Et alors, sur quels leviers joués ? », il y répond immédiatement « il nous reste, en fait, un levier disponible » (celui de l’éducation à la pensée critique donc). Ah bon ? Et les autres ils sont passés où ? On les a jamais vraiment disqualifié ou j’ai raté quelque chose ? Ça relève presque du tour de prestigitation par moment.
Bien évidemment que l’on ne critique pas le fait de militer pour l’enseignement de l’esprit critique ! On serait mal placé : ce sont des enseignements que nous proposons régulièrement au Cortecs. Non, ce qui parait gênant c’est de réduire les enjeux actuels au fonctionnement cognitif et d’en faire l’unique issue. Plus précisément encore, ce qui est critiquable, c’est que G. Bronner (on va le voir) ne fait pas vraiment l’effort de justifier cette position, il tient pour acquis que le monde extérieur est une donnée immuable du problème. C’est l’esprit critique face au monde comme le nom du cycle de conférence l’indiquait déjà.
Pourtant au-delà de nos fonctionnement interne Bronner identifie un certain nombre de variables externes qui pourrait expliquer la situation et pourrait donc être des leviers sur lesquels jouer pour améliorer la situation : le rôle des médias (20:201), la rapidité de diffusion de l’information (21:402), la colère contre le gouvernement (26:103), la précarité sociale (26:304), la modération et les algorithmes de recommandation (32:155 et 33:406). Il affirme même : « Il y a plein de variable. C’est un phénomène hautement multi-variable » (26:30).
Le levier des réseaux sociaux ?
Parmis tout ces facteurs qu’il identifie, il y en a un seul levier sur lequel il s’étale un peu : c’est celui de la modération et des algorithmes de recommandation. Il explique qu’une des piste était de « raisonner les grand propriétaires de réseau sociaux pour faire de la modération » (33:40). Il fini par disqualifier cette option en deux temps : il affirme d’abord que « C’est leur business modèle. Je ne critique pas, si je puis dire ». Bah justement je trouverais ça de bon ton de le critiquer justement. Pourquoi ça serait pas ça qui est critiquable ? Pourquoi le problème ce serait les faiblesses de nos cerveaux et non pas ceux qui profitent de ses faiblesses ? Ce point illustre assez bien les connivences que l’on peut trouver entre une approche centrée sur la cognition et l’économie néo-libérale comme le propose Barbara Stiegler par exemple dans sa conférence L’idéologie des biais cognitifs.
Dans un second temps, afin de définitivement disqualifier la possibilité de reprendre le contrôle sur les réseaux sociaux, Bronner montre une photo de Musk posant avec Trump. On comprends bien l’argument : les puissances en face sont telles que c’est devenu impossible de miser sur ce levier là. Et ça peut se comprendre d’un point de vue stratégique. On revient sur cet argument plus loin.
La littérature scientifique pour justifier la réduction à l’esprit critique ?
L’autre moment où il justifie le fait que le seul levier que nous avons en main c’est la pensée critique, c’est à la minute 37 quand il évoque la littérature scientifique :
« la littérature a montré qu’entre toutes les variables qui prédisent la diffusion de fausse information – il y en a beaucoup : les variables politiques […] le niveau d’étude, il y a plein de variables qui expliquent une partie de la variance du du phénomène mais ce qui explique le plus, ce qui prédit le plus – et c’est une bonne nouvelle en fait pour nous – c’est ce qu’on appelle la lazy thinking c’est-à-dire la pensée paresseuse ».
À la suite de ce passage, le diaporama affiche la phrase suivante « L’une des principales variables qui permet de prédire la crédulité est la lazy thinking » accompagnée d’une référence vers l’article Judging Truth de Nadia M. Brashier et Elizabeth J. Marsh.
Alors, je suis allé voir cet article et sauf erreur de ma part, cet article ne dit jamais ce que Bronner lui fait dire. Le terme de pensée paresseuse est présent une seule fois dans l’article pour dire : « la pensée paresseuse empêche parfois de rejeter des réponses intuitives mais incorrectes« . C’est tout. L’article présente en réalité un modèle de la manière dont les individus jugent la vérité d’un énoncé.
Bon peut-être que c’était une expérience de Bronner pour voir si on allait être bien critique et vérifier les sources qu’il cite ou peut-être qu’il s’est mélangé les pinceaux au moment de copier-coller sa citation. Dans tous les cas, ça me semble plus que douteux pour une conférence d’introduction à la pensée critique.
Et puis même si c’était vrai, même si la littérature scientifique affirmait que la lazy thinking était la variable qui prédisait le mieux nos erreurs de jugement (ça l’est possiblement), on est loin, très loin de pouvoir en conclure que notre seul levier c’est « nous et notre cerveau ».
Le probème, c’est nous (donc la solution c’est nous)
Mais pour tout le reste, on peut se brosser. Après avoir disqualitifer la possibilité de faire infléchir les politiques des réseaux sociaux, G. Bronner saute à la conclusion : « Qu’est-ce qu’il nous reste ? Nous, c’est-à-dire notre cerveau. Les meilleurs régulateurs, les meilleurs modérateurs c’est nous. Si nous ne partageons pas la fausse information, si nous ne likons pas, si éventuellement nous contre-argumentons sur notre zone de compétence, c’est ce que nous pouvons faire de mieux. » (vers 34 minutes).
Dans l’entretien précédent la conférence on lit également :
« Cette autonomie intellectuelle est notre meilleure arme contre les influences extérieures. Des personnalités influentes, comme Elon Musk ou d’autres, ne pourraient rien contre une population capable de se défendre intellectuellement. Si nous savons évaluer une information et nous méfier des erreurs de raisonnement, une grande partie du problème est déjà résolue. »
Développer son esprit critique face au monde de la désinformation, sorbonne-universite.fr
Laisser entendre que ce qu’il se passe avec Musk et la montée du fascisme en cours aux États-Unis (et en partie en Europe) serait du à notre crédulité et que la bataille ne peut se jouer que sur notre capacité à évaluer des informations, me semble terrifiant.
Tout au long de la conférence, il martèle cette idée. Quand il évoque la surreprésentation sur les réseaux sociaux des comptes anti-vax sa conclusion est nette : « C’est notre faute. Nous les laissons faire. […] Le problème c’est nous, nous ne faisons rien » (19min). « C’est une façon de combattre aujourd’hui, d’être un citoyen, c’est une forme de militance de dire « on ne va pas se laisser faire, on ne va pas les laisser gagner peu à peu l’espace publique jusqu’à qu’il soit trop tard » (19:30).
Nous nous attarderons pas sur la rhétorique du nous contre eux présente dans toute la conférence. Pourtant Bronner essaie de s’en défendre, il rappelle plusieurs fois que le but n’est pas moquer ou d’humilier. Jusqu’au tout est dernier instant de la conférence (53:55) où il rappelle ce conseil très précisément 45 secondes avant de conclure la dernière phrase de sa conférence sur un foutage de gueule des platistes. Formidable.
Mais abandonnons Bronner ici. L’idée n’était pas de faire une analyse de sa conférence et on y a déjà passé beaucoup trop de temps. Il se défendrait certainement des accusations portées ici et peut-être avons nous été un peu caricatural dans cette critique. Non l’objet de cet article ce n’est pas cette conférence, mais l’idée qu’elle porte : la réduction des enjeux actuels à l’esprit critique, ce cognitivo-centrisme.
Quand on veut résoudre un problème, on peut séparer les causes sur lesquelles on peut agir et celles que l’on ne peut pas contrôler. Par exemple, si vous en avez marre que le meuble où vous entreposez votre collection de dé à coudre se casse la gueule, vous ne pourrez pas agir sur la gravité, mais vous pourrez agir sur la qualité de la fixation par exemple.
Dans une vision cognitivo-centrée, le système externe est immuable et l’on ne peut jouer que sur nos processus interne. Il semblerait que cette vision de l’esprit critique soit relativement prégnante dans les sphères de l’esprit critique (on y revient en fin d’article) sans être forcement formaliser. Davantage comme un impensé commun, un présupposé invisible : attaquons-nous au cerveau, pas au système !
L’esprit critique au sein des approches critiques
À peu près au même moment, l’association Ephiscience sortait une synthèse intitulée « Éduquer aux approches critique » 7 Jeune, N. (2004). Eduquer aux approches critiques (Ephiscience, Ed.) https://ephiscience.org/esprit-critique [\note] dirigée par Pleen le Jeune avec la participation de pas moins de 29 expert·es, enseigant·es et chercheur·euses sur le sujet. Un travail que nous pouvons que vous conseillez si vous êtes amené·e à enseigner (ou si vous êtes curieux·se) et qui porte un regard notoirement different.
Dès l’introduction, et en fait dès le titre, la position est très claire : ici on n’y parle pas d’esprit ou de pensée critique mais d’approches critiques. Dans le paragraphe « esprit, pensée ou approche critique » ce choix est motivée par 3 arguments principaux que nous retranscrivons ici :

- Éviter une essentialisation du terme esprit critique qui laisse entendre qu’on peut l’avoir ou ne pas l’avoir. Comme un interrupteur qui peut être allumé ou pas.
- L’esprit critique réfère à un phénomène individuel et interne, invisible et difficilement accessible. Une approche critique, au contraire, est quelque chose qu’un groupe peut prétendre mobiliser, déplaçant le regard habituellement centré sur l’individu
- De plus, les approches critiques semblent former un bon arrangement entre le « quoi faire » et le « quoi croire » [en référence à la definition de l’esprit critique de Ennis 1991]
C’est ce deuxième point qui attire notre attention. Une mobilisation d’outils non pas pour seulement équiper des individus, mais pour être utile au collectif.
Dans le glossaire, les approches critiques sont définis comme « des alternatives aux concepts d’esprit ou de pensée critique ». Elles peuvent être considérée « à l’échelle d’un groupe ou d’un individu, et elles peuvent prendre une pluralité de formes […] »
On pourrait alors inclure dans ces approches critiques la présentation et l’utilisation de modèles alternatifs de gouvernance, de média, de recherche scientifique, de réseaux sociaux, d’outils numériques toujours orientés sur ce qu’il faut croire et ce qu’il faut faire à une échelle collective.
De ce point de vue là, on peut tirer deux conseils pour nos enseignements. Premièrement, si l’on privilégie un enseignement classique de l’esprit critique (cognitivo-centré disons) alors il est pertinent de signaler qu’il ne s’agit pas du seul levier et qu’i’l peut s’articuler avec d’autres. Deuxièmement, essayer d’intégrer ses autres leviers (démocratie, média, numérique, économique, politique…) directement à nos enseignements. C’est ce que montre par exemple, le petit schéma esquissé ci-contre. Notons que ce schéma ne reflète pas tout à fait la position de Ephiscience dans sa synthèse, qui propose plutôt d’abandonner tout bonnement l’idée d’esprit critique et de lui préférer un découpage plus précis des enseignements (argumentation, épistémologie, cognition…)
Il est également suggéré que des stratégies qui seraient rationelles à titre individuel ne sont pas forcément optimale pour le collectif. La synthèse cite l’article « Come Now, Let Us Reason Together » (que l’on pourrait vaguement traduire par « Bon, venez on réfléchit tous ensemble ») du philosophe Austin Dacey qui « sugére que l’atténuation des biais cognitifs est une erreur par rapport à la considération des approches critiques d’un groupe. Par exemple, le biais de confirmation (ou myside bias) qui pousse les individus à argumenter pour défendre la perspective qui va dans leur sens peut être utile ». Les travaux de Hugo Mercier et Dan Sperber8Voir par exemple leur article « Why do humans reason? Arguments
for an argumentative theory« [\note], sur lesquels s’appuie l’article de Dacey, propose que l’objectif du raisonnement ne serait en réalité pas d’acquérir de meilleurs connaissances mais d’être capable d’argumenter et que c’est de l’affrontement collectif des arguments qu’émergent les meilleurs solutions.
Ceci peut s’inscrire plus globalement dans un ensemble de problème où le choix le plus efficace/rationnel pour un individu conduit à une solution collective sous-optimale (voir par exemple le concept de prix de l’anarchie).
Miser sur l’éducation à l’esprit critique : la meilleure stratégie ?
On pourrait concéder à l’approche cognitivo-centrée d’être un choix stratégique. Centrer nos efforts sur l’éducation individuelle pourrait à court terme être le levier le plus facile et efficace à actionner. La prise de conscience induite pourrait ensuite permettre plus facilement des changements systémiques. Et ça peut s’entendre : difficile de porter une restructuration des médias, de la démocratie, des algorithmes de recommandations (voire carrément du système capitaliste qui alimente tous ces autres écueils) tant que nous ne somme pas d’abord collectivement conscients des enjeux.
Ceci étant, je ne crois pas que ce soit la position réelle de celles et ceux qui s’inscrivent dans cette position. Notamment parce que même si on mise sur cette stratégie-là, rien n’empêche de présenter les autres enjeux : on pourrait promouvoir l’éducation à l’esprit critique tout en formalisant clairement où se situe les autres obstacles dans le système informatif et comment il pourrait en être autrement.
Pourrait-on se passer d’éducation à l’esprit critique ?
Il est clair qu’aujourd’hui l’accent est très largement mis sur l’amélioration individuelle de nos facultés critiques et très peu sur l’amélioration des ressorts communs dans la circulation de l’information. Dans quelle mesure faudrait-il renverser la vapeur ? Pourrait-on totalement abandonner un enseignement de l’esprit critique si les canaux de l’information étaient parfaitement agencés ?
Bon, on est loin d’avoir à se poser la question, mais pour l’exercice de réflexion il peut être intéressant d’explorer une telle situation. Repassons par notre exemple de la l’alimentation que nous avions présenté en introduction.
Imaginons que les restaurants de la ville produisent de la nourriture extrêmement saine, que les budgets de la cantine scolaire permettent d’y embaucher une équipe de diéteticien·nes et d’y servir des aliments de très bonne qualité, que les publicités pour les aliments à faible valeurs nutritive aient été interdites, etc. pourrait-on alors totalement se passer d’une éducation (même rudimentaire) à la diététique ?
Plusieurs questions se pose : pourrait-on avoir une confiance aveugle à la fiabilité du système ? Est-ce même possible d’imaginer un système si parfait qu’il ne nécessiterait aucune connaissance de la part des consommateur·ices ? Comment gérer la transmission de connaissance et la formation des personnes en charge du fonctionnement (par ex. diéteticien·nes, restaurateur·ices, communicant·es…) ?
De la même manière pour l’éducation à l’esprit critique, on peut déployer les trois mêmes arguments :
- Un système d’information parfait ça n’existe pas.
Il y a de nombreuses raisons qui font que l’on ne peut pas imaginer une circulation de l’information d’une qualité telle qu’elle pourrait se passer de tout regard critique. - Il faudrait une confiance absolue dans le système d’information
En particulier, les individus seraient totalement démunis face aux risques de corruption du système. - Et de même, les agents du système d’information (journaliste, chercheur-euse, médiateur-ice, juriste…) auraient besoin d’avoir une formation à ce sujet.
Cette petite expérience de pensée a pour but de rappeler que ceci n’est pas un appel contre l’éducation à l’esprit critique, bien au contraire. C’est un appel pour une meilleure coordination entre des enseignements d’une part et, d’autre part, la prise en considération de changements démocratiques, médiatiques, économique, numériques… qui régissent la circulation de l’information et qui pourraient être bénéfiques.
Rien de nouveau sous le soleil
Bon, on invente rien ici. Il s’agit d’une formulation sous un prisme un peu différent d’un débat qui traverse depuis longtemps les milieux de la pensée critique[footnote] Et encore, on ne regarde là qu’un historique récent et très localisé. Ces débats-là s’inscrivent évidemment dans des considérations philosophiques bien plus vaste. [\footnote]. Cette réduction aux jugements individuels était dejà critiquée dans la serie d’article « Les gens pensent mal : le mal du siècle ? » du collectif Zet-ethique metacritique. Cette rupture entre un « rationalisme » qui se focalise sur les erreurs de jugements et un « matérialisme » qui prend en compte le contexte d’où ceux-ci émergent, on la retrouve dans la conférence « Les deux familles du scepticisme » de Tranxen ou dans « la face cachée de l’esprit critique » de Charlotte Barbier. Cette position est également celle de Albert Moukheiber (à qui j’ai un peu piqué l’exemple introductif) qui défend une cognition incarnée (dont il parle par exemple dans sa conférence « Laissez le cerveau tranquille ») et qui rappelle à quel point on sous-estime l’importance de l’environnement informationnel dans nos raisonnements et dans nos choix. C’est aussi cet « individualisme épistémique » qui est critiquée par Céline Schöpfer (membre du Cortecs) par exemple dans l’épisode « Faites vos propres recherches ! » du podcast Projet Utopia. On retrouve ces thématique dans la toute récente vidéo « Terre plate : et si on avait raté quelque chose.. » de l’Argumentarium qui souligne l’importance des conditions matérielles dans l’adhésion au platisme en particulier et aux thèses complotistes en général. C’est le chemin qu’ont emprunté un certain nombre d’ancien membre du Cortecs en explorant le sujet du référendum d’initiative citoyenne (voir Tout savoir sur le RIC: un nouvel ouvrage fondé sur les preuves) qui porte l’idée que c’est en redonnant du contrôle politique aux individus que l’on améliore la qualité et la pertinence du débat public.
Tout ceci, finalement, on le retrouvait déjà sur ce site, avec un certain mordant, il y a presque dix ans maintenant dans l’article « Grande braderie de l’autodéfense intellectuelle » :
Nous n’avons pas envie de laisser l’autodéfense intellectuelle chomskienne bradée à des petites carrières de pédagogues à la mode, sans aucun mordant, sans aucune velléité de réformer ou modifier un tant soit peu les barreaux de la cage.
Alors oui, on ne dit pas grand chose de plus qu’il y a une décennie. Et la position à laquelle on s’oppose n’a peut-être pas tellement vacillé. Mais que cela ne nous empêche pas d’ajouter une pierre à l’édifice et de continuer de se battre pour un futur souhaitable. Futur que même tout l’esprit critique du monde ne suffirait pas à faire advenir.
- « les théories du complot ont accès aux grands médias dehttps://cortecs.org/publications-recherche/tout-savoir-sur-le-ric-un-nouvel-ouvrage-fonde-sur-les-preuves/ diffusion »
- « la rapidité de diffusion d’une théorie alternative, c’est déjà un peu la perte de la bataille pour nous »
- « si vous êtes en colère contre le gouvernement, en colère contre les institutions »
- « il y a des varibables sociales aussi, on sait qu’il y a des gens qui se sont déplacés ou les gens qui ont une perception des inégalités sociales sont plus sensibles aux théories du complot
- « Certaines des solutions relevaient de la modération, parce que les algorithmes font partie de l’environnement »
- « On espérait raisonner les grand propriétaires de RS pour faire de la modération »