Ce texte a été écrit à six mains en janvier 2016, puis, malgré notre réticence médiatique, a été proposé comme tribune au Monde afin de donner un écho à la cause qui y est défendue. Las ! Le journal a demandé à ce qu’on formate le texte en 5000 signes, puis, une fois le travail effectué, a refusé, invoquant l’actualité débordante. Quant à nous, nous invoquons Charles-Guillaume Étienne, dramaturge français oublié, qui par sa pièce Bruis et Palaprat (1807), a rendu proverbiale cette expression : « on n’est jamais mieux servi que par soi-même ». Voici la version de notre tribune, non raccourcie. Rappelons qu’en tant que tel, une tribune est une expression plus qu’un article de fond, avec sources, références, etc. Alors ce texte est dédié à tous.tes cell.eux qui se plaignent qu’il y a trop de notes de bas de page dans nos articles. Cette fois, zéro.
C’est un secret de polichinelle que de révéler l’inefficacité du système carcéral en terme de réinsertion sociale. En voici un autre bien plus volontiers gardé : les quelques stratégies pédagogiques plébiscitées par les détenus vont probablement être sacrifiées à l’urgence d’État.
Donnons de la chair à notre inquiétude.
Depuis 2011, le collectif CORTECS déroule avec succès à Montpellier et à Grenoble, des enseignements de critique des médias au sein de quelques maisons d’arrêt.
Le pari effectué par les enseignants est celui-ci : partir du matériel accessible, en l’occurrence les médias, pour en faire l’analyse, la dissection et la déconstruction éventuelle. Sous forme de cours formels et d’ateliers, la méthode consiste à illustrer quelques aspects essentiels de la pensée critique, aussi bien sur des falsifications d’images, que sur des mésusages de chiffres, ou des discours publicitaires, propagandistes, racistes, sexistes, complotistes, sectaires, etc. Cet outillage est exactement le même que celui délivré dans des cours spécifiques de pensée critique et d’autodéfense intellectuelle sur certains campus. L’ambition des enseignants est simple : détourner leurs étudiants des manières de douter stériles, souvent conspirationnistes, parfois sectaires très en vogue – à plus forte raison dans un contexte aussi confiné que la prison – pour élaborer un art du doute méthodique, rationnel et se donnant les moyens de ses critiques. À moyen terme, ce matériel intellectuel tend à former des citoyens qui ont une meilleure prise sur leur environnement, donc en sont moins des victimes passives. Il n’a jamais eu prétention à remettre les personnes détenues dans la « moralité », dans le rang, sur la route des braves gens qui n’aiment pas que l’on suive une autre route qu’eux. Il s’agit de transmettre l’outillage critique nécessaire pour faire des choix en connaissance de cause – autant que faire se peut.
Avant les attentats ayant ensanglanté la France métropolitaine en 2015, l’action de nos enseignements était lente, mais pérenne, mobilisant des énergies individuelles au sein du Service pénitentiaire d’insertion et de probation (SPIP) ou chez d’autres enseignants, générant parfois quelques soubresauts de l’institution, mais sur un fond d’indifférence courtoise : la pensée critique était logée à l’enseigne par exemple du théâtre d’impro, ou du macramé. Les détenus étaient contents, il n’y avait pas de problème majeur. Pour enseigner heureux, enseignons cachés.
Dès le 7 janvier, le regard a changé, et s’est mis à doublement loucher. D’une part, en tant que spécialistes des dérives sectaires, nous avons vu pleuvoir sur nous des sollicitations sur le thème « djihadisme, la nouvelle forme de secte ».
D’autre part, nous avons vu les institutions carcérales lorgner sur nos formations, laissant entendre qu’il fallait « rééduquer » le moudjahidin en devenir, l’ayatollah en chemise de bure, le salafiste larvé.
Alors profitons-en pour éventer quelques idées reçues car, si l’on veut réellement éviter des drames comme ceux que nous avons vécus, il faut regarder la réalité, et non une réalité fantasmée.
D’abord, si mécanique sectaire il peut y avoir dans certains cas, elle ne se met en branle que dans un deuxième temps. Le moteur principal du ralliement à des méthodes combatives type djihad valorisant la lutte armée est principalement politique : oui, ces jeunes sont fâchés.
Cela n’excuse pas leurs actes, comprenons-nous : ça les explique, ça donne les racines du problème. Et le problème est sous nos yeux : le sort réservé aux différentes vagues d’immigration, l’urbanisme post-colonial, le racisme ordinaire est l’un des aspects ; la France en conflit armé par ingérence, bien plus au nom d’enjeux économiques que de causes humanistes, en est un second. Il suffit, lorsque le système scolaire signe sa faillite, de saupoudrer sur ces jeunes têtes des grilles de lectures religieuses au lieu de grilles politico-économiques, et le tour est joué : un peu comme voir des banquiers juifs partout au lieu de décortiquer les inégalités économiques qui ne cessent de s’accroître.
Au lieu de critiquer la politique coloniale d’Israël, ou la violence du régime syrien, et forger une solidarité humaniste avec les peuples désespérés, fabriquons une solidarité religieuse. Renonçons à la lecture profane des conflits , la lecture binaire est si facile, la tripe religieuse si simple à activer. Troquons Lumumba contre Ben Laden, Franz Fanon contre Abd al-Aziz Ibn Baz, Kwame Nkrumah le pacifiste panafricaniste contre Abo Bakr al-Baghdadi. Que le recrutement « djihadiste » soit ensuite à l’image des structures sectaires, soit : mais que ce soit chez Aum vérité suprême, l’Ordre du temple solaire ou chez les Raëliens, la source de recrutement n’était pas un mécontentement généralisé par une classe opprimée.
La question qu’il faut accepter de se poser est : de quoi les attentats signent-ils la faillite ? Assurément la nôtre, collective : sinon comment comprendre que des individus, sains d’esprit, ni brillants ni fous, qui grandissent adossés à nos institutions trouvent enthousiasmant, plus enthousiasmant que tout, de tuer des personnes inconnues ?
Notre travail est d’enseigner, de forger une pensée, d’encourager, comme disait Montaigne à « frotter et limer nostre cervelle contre celle d’autruy« . Or nous voyons les gros sabots carcéraux arriver : même si nos interlocuteurs directs ont bien tenté de nous rassurer sur ces points, le discours ambiant nous laisse craindre fortement qu’il s’agisse, dans le cadre du plan de lutte anti-terroriste (PLAT), non plus de former, mais de détecter des détenus dangereux, de collaborer avec l’institution, de les faire rentrer dans le droit chemin.
Oublieux de la substantifique moelle de nos cours, des élus et des administratifs pensent que nous pouvons « déradicaliser » : or, non seulement nous n’avons aucune compétence pour mesurer un quelconque degré de radicalisation, mais le simple fait de nous associer à une telle démarche rendrait tout simplement impossible la poursuite de nos enseignements : comment, en effet, passer au crible de l’analyse critique une idée ou une représentation du monde dite radicale qui, exprimée par un détenu, conduirait à son signalement ?
D’ailleurs, nos enseignements sont radicaux : d’une analyse lucide, et la plus objective possible, nous faisons en sorte que la colère sourde des détenus s’oriente dans le maelström de notre monde complexe plutôt que prétendre éteindre les flammes de cette colère politique. On entend sans cesse le discours alarmiste : « la jeunesse n’est plus politisée ». Mais si, justement. Or, pour critiquer ce programme théocratique totalisant, il faut d’abord reconnaître la nature fondamentalement politique des revendications portées par ces jeunes.
Tout pompier dira d’ailleurs qu’à part poser pour la photo et donner l’illusion de faire quelque chose, il n’y a guère de sens à arroser le haut des flammes d’un incendie. Donc non, contrairement à ce que nous demandent les DCRI, nous ne simplifierons pas artificiellement le problème. Voir un mécanisme sectaire dans le djihadisme revient à voir une folie collective ou un empoisonnement à l’ergot de seigle dans la montée du national-socialisme allemand. C’est pathologiser le problème artificiellement, en faire un furoncle à extraire à la pince. Envisager de réquisitionner nos cours à succès pour en faire un appareil de redressement mental ? Sans façon merci.
Ils se disent radicaux ? Soyons nous-mêmes radicaux, étymologiquement parlant, allons intellectuellement à la recherche des racines. Nous verrons que la menace qui rôde se repaît de notre politique extérieure plus que de l’âme de gens sous emprise. Et nous aurons enfin de vrais leviers pour l’affamer.
Guillemette Reviron, Clara Egger, Richard Monvoisin.