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A décortiquer – Argumentaires sur Le Mur II

Vous avez probablement suivi la polémique autour du documentaire Le Mur – la psychanalyse à l’épreuve de l’autisme. Non ? Alors cliquez là.
Les retours ne se sont pas fait attendre, et comme lors de chaque contestation de l’institution psychanalytique un festival d’argumentaires très discutables affleurent et pourraient remplir les pages web du corteX.


Nous avons proposé un il y a quelques semaines un premier travail pratique (TP) sur les argumentaires lacaniens [1].

Voici un second TP du même genre.
Le message que nous soumettons à l’analyse est rédigé par un « certain » Thomas Legrand [2], traitant encore du film « Le Mur« , et reproduit plus bas (ainsi que sur le site d’Autisme sans frontières).
Mode d’emploi proposé par le CorteX :
  1. Dans un premier temps, lisons attentivement le message ci-dessous en essayant de repérer les arguments fallacieux. 
  2. Dans un second temps, étudions l’argument des résistances de Jacques Van Rillaer.
  3. Enfin, suivons le décorticage de ses propos par notre compère Nicolas Gauvrit [3].

[1] Il s’agissait du décorticage de l’analyse du film « Le mur – la psychanalyse à l’épreuve de l’autisme« , par Pierre-Yves Gosset, psychanalyste lacanien. Nous avions mis à décortiquer son article-pamphlet « Comment se servir de l’autisme pour « casser du psychanalyste » » puis décortiqué ces propos avec l’aide de notre collègue psychologue Jacques Van Rillaer.

[2] On pense, sans être sûrs, qu’il s’agit de Thomas Legrand, de France Inter. Nous allons lui poser directement la question, mais son identité présente moins d’intérêt que ses propos, assez caractéristiques de la défense des positions psychanalytiques concernant l’autisme.

[3] Nicolas Gauvrit a déjà contribué à nos ressources ici. 


Message adressé par Thomas Legrand à Autistes sans frontières,
au sujet du film « Le mur ; la psychanalyse à l’épreuve de l’autisme« 
 
L’ensemble des commentaires de mères d’autistes ne montre pas une grande capacité à la remise en cause… Certes, le discours des psychanalystes ne doit pas être facile à entendre pour vous. Mais quand la seule réponse que vous leur faites est qu’ils sont fous, archaïques, dépassés par la science moderne, quand vous affirmez qu’ils accusent les pauvres mères de tout et de son contraire, vous ne faites que confirmer ce qu’ils affirment : au début de l’histoire d’un enfant autiste, on trouve en général une mère rigide (incapable de la moindre remise en cause), utilisant son enfant pour réaliser ses propres fantasmes de toute-puissance.
 
Ce documentaire montre que le discours des psychanalystes est posé et construit. La documentariste avait préparé des questions dans le but de les déstabiliser. Il aurait été intéressant de voir le propre visage de la documentariste (qui reste caché…) quand elle s’aperçoit qu’aucune de ses questions n’a l’effet qu’elle espérait : tourner les psychanalystes en ridicule.
 
Mères d’enfants autistes, répondez une par une aux affirmations des psychanalystes, avec si possible, un discours aussi posé et construit que le leur. Quand vous ne faites que répondre par la moquerie, et la foi aveugle dans ce que vous appelez un « consensus » de la « science moderne » (consensus qui n’a jamais existé, ce documentaire ne fait que le prouver (à moins d’exclure par définition les psychanalystes du certificat de « scientifique moderne »)), vous ne faite que confirmer ce qu’ils affirment.
 
Certes, le discours des psychanalystes est parfois intransigeant.
Demandez-vous pourquoi. A quoi est conduit un psychologue, un observateur neutre, quand il se retrouve face à des mères montrant tant de hargne? On ne peut pas sauver un enfant autiste en demandant gentiment à sa mère si elle veut bien accepter qu’on l’éloigne un peu de son enfant en souffrance, en lui demandant gentiment si elle veut bien se remettre un peu en cause. Si on n’est pas ferme avec ces mères hargneuses, l’enfant autiste n’a aucune chance de s’en sortir.
 
Dernière chose : s’il y a bien un discours ridicule, c’est celui de prétendre prouver que le discours adverse est faux avec un seul contre-exemple (la famille en forêt avec la mère gentille et dynamique sous fond de musique douce et gentille). A ce petit jeu on peut opposer beaucoup d’autres exemples. Il y a moins de deux semaines par exemple, à Martigues, une mère dépressive tue son fils autiste et se suicide.

Lire l’analyse de Nicolas Gauvrit

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A décortiquer – Relativité : Einstein contredit par des chercheurs du CNRS

Voici de la matière pédagogique pour illustrer l’effet Peau de l’ours auprès de journalistes scientifiques un peu trop friands de cet effet d’annonce.


  • Ci-dessous, l’article du Figaro du 23 septembre 2011.
  • En cliquant ici, l’analyse de cet article.
  •  

Objectif pédagogique : tenter d’en faire l’étude soi-même avant de regarder l’analyse du CorteX.


Relativité : Einstein contredit par des chercheurs du CNRS

Par Cyrille Vanlerberghe

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Albert Einstein (janvier 1931). Crédits photo : AP/ASSOCIATED PRESS

Des chercheurs du CNRS ont montré que des particules sont capables de voyager plus vite que la lumière.

«Si c’est vrai, c’est une véritable bombe pour la physique, c’est une découverte comme il en arrive tous les siècles», commente Thibault Damour, grand spécialiste de la relativité d’Einstein à l’Ihes (Institut des hautes études scientifiques à Bures-sur-Yvette). La raison de cette effervescence est simple: une équipe de chercheurs de l’Institut de physique nucléaire de Lyon a montré que des neutrinos «superluminiques», des particules très légères, sont capables de voyager plus vite que la lumière. Un phénomène tout simplement impossible d’après la théorie de la relativité restreinte d’Einstein, qui définit la vitesse de la lumière comme une limite infranchissable pour tout objet doté d’une masse. Si les mesures de Dario Autiero et de ses collègues du CNRS à Lyon sont justes, c’est toute la physique moderne qui est à revoir. Les conséquences seraient tellement importantes que tous les spécialistes se veulent prudents et demandent que l’expérience soit reproduite ailleurs, avec une autre équipe, avant de jeter d’un coup à la poubelle tout le travail d’Einstein sur la relativité.

 

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Malgré cela, le travail des chercheurs français paraît très solide. Il a résisté à six mois de vérifications par des collègues extérieurs appelés à la rescousse pour tenter de découvrir un biais, une erreur dans l’expérience. «C’est si énorme qu’on a la trouille de s’être trompés quelque part, explique Stavros Katsanevas, directeur adjoint de l’IN2P3 (l’institut national de physique nucléaire et de physique des particules du CNRS). Depuis les premiers résultats, en mars dernier, nous avons fait des vérifications au niveau du CNRS, puis après au niveau de l’expérience internationale Opera, qui travaille sur le détecteur de neutrinos. On n’a rien trouvé, et comme l’information commençait à fuiter, on a décidé de la rendre publique maintenant.»

Un décalage infime

La violation de la vitesse de la lumière a été observée sur un faisceau de neutrinos, des particules ultralégères qui n’interagissent presque pas avec la matière, produits par l’accélérateur du Cern, près de Genève, et détectés sous la montagne du Gran Sasso, dans les Apennins, au centre de l’Italie. On s’attendait à ce que les neutrinos traversent sans encombre les 731 kilomètres de croûte terrestre qui séparent les deux installations scientifiques à une vitesse proche de celle de la lumière, soit un trajet d’au moins 2,5 millièmes de seconde. Les neutrinos sont des particules élémentaires presque insaisissables produites en d’immenses quantités par les réactions nucléaires, comme celles qui se produisent dans les centrales nucléaires ou au cœur du Soleil. Chaque seconde, 65 milliards de neutrinos émis par notre étoile traversent chaque centimètre carré de la surface terrestre, et seulement 1 sur 10.000 milliards de ces particules est interceptée par un atome de notre planète.

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L’immense détecteur enfoui sous le mont Gran Sasso ne pèse pas moins de 1500 tonnes. Crédits photo:CNRS Photothèque/IPNL/ILLE, Bernard.

Mais à l’immense surprise de Dario Autiero et de ses collègues lyonnais, les neutrinos arrivaient sur le détecteur Opera, dans le laboratoire du Gran Sasso, en moyenne avec 60 nanosecondes (60 milliardièmes de seconde) d’avance par rapport à la lumière. Un décalage qui paraît infime, mais qu’aucune théorie actuelle n’est capable d’expliquer.

Il n’y a pas eu à proprement parler de course entre photons (ou grains de lumière) et neutrinos, mais les chercheurs ont chronométré le trajet des faisceaux de particules avec une très grande précision. En se calant sur l’horloge atomique d’un satellite GPS visible au même moment sur les deux sites, les horloges du Cern et du Gran Sasso ont été calées avec une précision meilleure qu’un milliardième de seconde. Au total et en prenant en compte divers effets des instruments de mesure, l’équipe estime que l’incertitude de la mesure est meilleure, de l’ordre d’une dizaine de nanosecondes, soit bien moins que les 60 nanosecondes mesures. Le travail des physiciens de Lyon est donc largement assez robuste pour être publié, ce qui a été fait cette nuit sur le serveur public arXiv.

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Situé en Italie, il a permis de mesurer que les neutrinos émis par le Cern, à 731 km de distance en Suisse, se déplacent à une vitesse supérieure à celle de la lumière. Crédits photo:CNRS Photothèque/IPNL/ILLE, Bernard.

Vous voulez voir une analyse de cet article par le CorteX ? Cliquez là.
 
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Quantox : l’art d’accommoder le mot quantique à toutes les sauces

Il y a une pléthore de dérives autour des notions de « quantique ». Surinterprétations, incompréhensions, entretiens de faux mystères… À en croire certains articles, le monde de la physique quantique ressemblerait à celui de Matrix.
Cet article explique comment je m’y suis pris pour élaborer ma conférence et mon enseignement sur ce que j’ai appelé l’art d’accommoder le quantique à toutes les sauces, que j’ai présenté pour la première fois au colloque du GEMPPI (Groupe d’Etude des Mouvements de Pensée et de Prévention de l’Individu), à l’hôpital de la Timone, à Marseille, le 3 octobre 2009. J’encourage tout-e enseignant-e à s’en inspirer et à l’améliorer. Je précise que cette conférence a été pensée pour un public qui n’a jamais fait de physique.

Dans cet article seront abordés sommairement quelques éléments des théories quantiques et de leurs avatars pseudoscientifiques, puis une série de concepts physiques plutôt malmenés. Nous aborderons le problème des surinterprétations dont ce domaine est l’objet, puis quelques exemples de détournements idéologiques pouvant avoir des conséquences graves. Enfin, nous tenterons de cerner des responsabilités, et il faudra se rendre à l’évidence que les médias de vulgarisation jouent un rôle non négligeable dans la diffusion de pseudo-information. 

Note 1 : cet article a été publié en juin 2011 dans le Bulletin de l’Union des Physiciens (BUP Vol. 105 N°935 pp 679-700). La version publiée, un peu plus « froide » et moins illustrée que celle du site, est téléchargeable ici.

Note 2 : le tout a fait l’objet d’un livre, Quantox, Mésusages idéologiques de la mécanique quantique, paru en janvier 2013 aux éditions book-e-book.com, Collection : Une chandelle dans les ténèbres.

 

Introduction

La mécanique quantique est la théorie scientifique qui, en mêlant dans l’esprit du public science, fiction, complexité et mystère, créé probablement l’un des plus forts complexe d’infériorité intellectuelle. Ceci a au moins deux conséquences directes. La première est de laisser croire que de se pencher sur la physique actuelle est réservée aux génies, aux cerveaux et que le profane devra se contenter de vulgarisation plus ou moins hasardeuse. La seconde, plus tragique, est la prolifération des emplois abusifs du mot quantique, que ce soit dans le champ des pseudosciences, du paranormal ou de certaines thérapies discutables. C’est lorsque le mésusage du quantique s’est développé dans certaines dérives aliénantes ou sectaires que le GEMPPI s’est emparé du problème, et m’a demandé de développer simplement… ce que n’est pas le quantique. Cet article est tiré de la conférence faite à l’Hôpital de la Timone, à Marseille, le 3 octobre 2009, devant un parterre de grand public et de thérapeutes. Il développe tous les concepts abordés ce jour-là, avec la panoplie d’outils critiques nécessaires et les documents que j’ai choisi d’employer, pour donner à tout enseignant souhaitant aborder la possibilité de s’en inspirer.

Démarche critique

Il ne s’agira pas ici d’étudier la MQ elle-même, bien entendu, mais bien de voir en quoi les mauvaises interprétations de la théorie sont récupérées par une petite gamme de pseudo-sciences qui dévoient la théorie et entraînent des dérives à forte consonance sectaire. Et comme je vois la démarche critique zététique comme une forme d’éducation populaire, je vais présenter ce que j’ai dit pendant la conférence, en mettant à disposition toutes les diapositives et les documents dont je me suis servi, ceci afin que quiconque le souhaitant, enseignant ou non, puisse reprendre mon outillage ou s’en inspirer.

Dans la première partie, je donnerai une définition vague de ce qu’on entend par quantique. Dans la deuxième, j’aborderai les concepts développés par les « récupérateurs » du quantique. Je consacrerai une troisième partie à un retour sur les images culturelles et les idées reçues sur le quantique les plus ressassées dans les médias. Une quatrième partie tentera de montrer les dérives idéologiques et parfois sectaires que ces images culturelles sur-interprétées peuvent servir, tandis que dans la dernière partie, j’essayerai de montrer que la faute ne revient pas forcément à qui l’on croit.

Pour être totalement dénué de mathématiques, je resterai à fleur du sujet, faisant parfois de grossiers raccourcis, en espérant que les puristes de la discipline ne me lapideront pas à coups de quantons. Je donnerai à la fin quelques liens vers des œuvres ou ouvrages qui poussent le bouchon un peu plus loin. Car il n’y a pas besoin d’être spécialiste en physique quantique pour déjouer une grande majorité des pièges qu’elle tend.

1. Théories quantiques

Feynman plaisantait

Comment ai-je commencé ma présentation ? Par une brève histoire : ma première diapositive montrait les grands visages sévères des fondateurs de la mécanique quantique, tous du XXe siècle. Bohr, Fermi, Heisenberg, Planck, Pauli, Einstein, et en gros plan, Richard Feynman.

Feynman, physicien états-unien décédé en 1988 est un peu plus récent que les autres. Il reçut le prix Nobel en 1965, et devint surtout célèbre pour ses qualités pédagogiques et son humour. altMais il a été aussi l’artisan du mythe de la MQ en déclarant cette phrase devenue célèbre :

« Je peux dire de manière sûre que personne ne comprend la mécanique quantique1 ».

Quand un expert d’un domaine nous dit que personne – même lui – n’y comprend goutte, cela calme les ardeurs d’aller se frotter à la théorie. Et quand ils sont plusieurs à le dire, on frise l’apoplexie. Niels Bohr, par exemple :

« Ceux qui ne sont pas choqués quand ils rencontrent pour la première fois la théorie quantique ne l’ont probablement pas comprise »,

ou John Wheeler, récemment décédé :

« Si vous n’êtes pas complètement désorienté par la mécanique quantique, c’est que vous ne la comprenez pas ».

Revenons à Feynman : sa phrase, aussi belle soit-elle, est purement marketing et ne veut pas dire grand chose. On pourrait tout à fait écrire aussi « Je peux dire de manière sûre que personne ne comprend la théorie de la gravitation » car c’est tout aussi vrai. Certains épistémologues nous rassureraient en nous disant que de toute façon, la science n’a pas pour objet de comprendre, mais de décrire, et en ce sens, la MQ propose une description ultra-précise des phénomènes sur lesquels elle se penche. Que demander de plus ? Pourquoi alors Feynman a-t-il dit cela ? Probablement parce que la MQ, on va le voir, a ceci de particulier qu’elle est parfois contre-intuitive, c’est-à-dire que ce qu’elle décrit ne ressemble pas vraiment à ce que l’on voit tous les jours. Entre nous, ça ne doit pas pour autant engendrer une grande déférence : la vie des cloportes, la survie des pandas sont aussi contre-intuitives, et personne n’est complexé pour autant devant un spécialiste des cloportes ou des pandas.

Donc foin de complexe ! Oublions la phrase de Richard Feynman.

Quantique, c’est le beurre en plaquettes

Qu’est-ce donc que la MQ ? Aussi surprenant cela soit-il, ce n’est pas si terrifiant. Quantique vient de quantum, qui veut dire petite quantité. Jusqu’au début du XXe siècle, les notions physiques étaient des notions continues. Continu veut dire qu’on peut envoyer valser un objet avec une vitesse de 150 kilomètres à l’heure, de 151, de 150,5, 150,45 ou 150,9999999, bref toutes les valeurs que vous voulez. CorteX_plaquettes_beurrePareil pour la chaleur, la température, la conductivité, la force, etc. Or advint une gamme d’observations de phénomènes qui obligea les physiciens à considérer que dans le monde des particules, à une échelle minuscule, il y a des notions qui ne sont pas continues et font des petits sauts de valeur, comme des sauts de puce. Pour faire une analogie, disons que chez le crémier, vous pouvez acheter une valeur continue de beurre (par exemple 147,52 grammes) alors que dans le monde quantique, vous êtes, comme chez l’épicier, contraint d’acheter par plaquettes de 250 ou 500 grammes. Comme ces notions font des sauts, on parle de phénomène quantique, « qui fait des sauts ». C’est tout ? C’est tout.

N’est pas quantique qui veut

On parle alors de mécanique quantique, – au sens mécanique de description du déplacement (comme dans « mécanique céleste »). On parle de théorie quantique aussi, qui est plus vaste, car elle englobe d’autres aspects dont nous n’avons pas besoin ici, comme la théorie quantique des champs. On parle également de chimie quantique, lorsqu’on utilise la MQ pour comprendre comment des propriétés chimiques naissent entre les atomes. En toute rigueur, mécanique n’est pas le meilleur terme, puisqu’il implique qu’on étudie vitesse et position, ce qui n’est pas tout à fait possible (cf. chap. 3). Physique quantique serait la formulation la plus juste : mais Mécanique Quantique est plus utilisé par les récupérateurs du quantique. Quant à Physique Quantique, cela donnerait PQ, ce qui fait tout de suite moins sérieux.

Depuis quelques temps en France, on voit naître le mot quantique dans des endroits saugrenus. Cette tendance remonte aux années 80 aux États-Unis, mais elle est plus récente en France et offre des surprises de taille. Nous entendons par exemple parler de « thérapies quantiques », dont traitent de plus en plus d’ouvrages aux titres fleuris, au premier rang desquels se trouvent en pagaille ceux de Deepak Chopra, le gourou de la santé, initiateur de ce courant et auteur de Le corps quantique, Trouver la santé grâce aux interactions corps/esprit (2003) ; mais on trouve également L’ADN et le choix quantique, de Kishori Aird (2005), Médecine, le grand tournant vers la médecine quantique, de Simone Brousse (2004) et B.A-BA Médecine quantique, de Jean-François Mazouaud (2007).

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Les thérapies revendiquant une notion « quantique » portent parfois d’autres noms, comme l’Holoanalyse ou la Reconnexion.

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Il arrive même que ces ouvrages, bien achalandés, soient rangés au milieu des livres de physique dans les grandes surfaces. En parallèle est née toute une gamme de produits quantiques, c’est-à-dire des objets qui revendiquent la MQ pour prouver leur efficacité. Entre autres des lasers quantiques thérapeutiques, des physioscans quantiques, des couvertures quantiques et des patchs quantiques, comme ceux de Lifewave, qui ont pour slogan la puissance de la science quantique de demain associée à l’acupressure millénaire (sic !).

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Une sorte de foirfouille du quantique s’est donc peu à peu créée, noyant le client/patient dans une cacophonie de sollicitations dans lesquelles il va falloir essayer de s’y retrouver.

2. Concepts

On peut recenser trois grands domaines, hors sciences physiques, dans lesquels le quantique est utilisé. Il y a le champ des thérapies dites quantiques, les voyances quantiques et une branche qu’on pourrait qualifier de paranormal quantique. Comme nous allons le voir, les concepts utilisés par les nouveaux théoriciens quantiques ne sont pas très nombreux. Ils se chevauchent tous un peu, et empruntent au quantique sensiblement les mêmes images, les mêmes lieux communs. Cela va grandement nous faciliter la tâche.

Thérapies quantiques

Dans le champ des thérapies, voici les notions centrales développées par D. Chopra, le plus célèbre des défenseurs de la médecine quantique. Ces notions sont sensiblement les mêmes chez tous les « thérapeutes quantiques ».

1. La physique quantique permet d’expliquer une « communication intercellulaire ».

2. La dualité onde-particule de la MQ (cf. 3 Surintérprétations) est une analogie de la dualité en soi, entre le corps et l’esprit. Si l’on prend en compte cette dualité, on peut réveiller des énergies nouvelles, fortement curatives.

3. Le principe d’incertitude d’Heisenberg, grand pilier de la MQ (cf. 3 Surintérprétations) montre que la science n’est pas suffisante pour tout connaître, et qu’il faut trouver un paradigme complémentaire. Chopra propose en l’occurrence l’Ayurveda, qui est une combinaison religieuse de textes sacrés qui édictent des principes (comme les cinq éléments ou les trois doshas) pour atteindre un bien-être durable.

4. L’observateur a un rôle dans le monde quantique, donc l’observateur peut influer sur la matière, donc la conscience peut influer sur la matière, donc l’observateur peut décider sa guérison.

« Dualité », « incertitude », « inter-cellularité » et « observateur qui peut influer sur la matière » : quatre images très courantes, souvent répétées, et couramment reprises. Quatre images qui se marient très facilement avec d’autres pseudo-médecines : exemple pris chez Jean-Louis Garillon, « docteur » en naturopathie (voir ci-dessous Documentation). On apprend qu’en vertu de la MQ, matière et onde sont une seule et même chose, et qu’un organe sain émet une vibration précise que la fatigue, le stress ou la maladie viennent dérégler. Or, grâce à la MQ, chaque cellule contient l’information de tout l’organisme. Par conséquent, il suffit d’agir par résonance sur l’organe, grâce à l’aromathérapie, pour redonner la bonne fréquence, réparer les données altérées et ré-harmoniser tout l’organisme. C’est beau comme du Prévert, et c’est raconté en vidéo sur Internet. Mais est-ce vrai ?

Voyances quantiques

Le quantique vient également servir le monde de la voyance et de quelques autres capacités présumées du psychisme humain. On lit fréquemment sur la toile des choses comme :

– « [La MQ montre] qu’au niveau de l’infiniment petit, les particules se moquent de l’espace… mais aussi du temps linéaire » (http://www.guidedelavoyance.com/)

– Il existe une autre dimension du réel où les relations de cause à effet seraient purement et simplement abolies, et qui ainsi expliquerait que des esprits particuliers puissent capter des choses échappant au commun des mortels. À ce niveau, est généralement convoqué à citation un auteur spiritualiste, parfois Trinh Xuan Thuan, mais généralement le défunt Olivier Costa de Beauregard, avec des phrases du type :

« [une autre dimension] qui imprégnerait tout l’univers, en reliant entre eux les points les plus éloignés aussi bien que les plus proches et dans un temps qui rassemblerait passé, présent, futur dans un même instant immuable et comme immobile… L’éternité, en somme, telle que s’appliquent à la définir les catéchismes de la plupart des grandes religions ».

– Il serait donc possible pour les voyants, grâce à leur mystérieux 6ème sens empruntant cette dimension, de deviner le futur et le passé dans le présent.

« Paranormal » quantique

Question paranormal, les concepts sont sensiblement les mêmes. Par le principe d’incertitude de Heisenberg, l’observateur fait corps avec le système mesuré, ce qui implique que tout système physique serait donc en relation holistique avec tout l’Univers. Cette cohésion universelle cachée, cette intrication (cf. chap. 3) permettrait ainsi que tout changement quantique dans un système donné implique un changement quantique dans un autre, ce qui expliquerait par exemple les actions à distance.

Ainsi, les phénomènes de psychokinésie et de Poltergeisten

« ne seraient que le résultat inévitable d’un transfert de K-quanta entre le système conscient qu’est le sujet psi et se système fait de l’objet mobilisé psychiquement ».

CorteX_13_JPGirardJean-Pierre Girard, célèbre psychokinète français spécialisé dans une prétendue torsion des métaux par l’esprit, a tenté lui aussi dans son Essai de théorisation du phénomène P.K, d’impliquer la MQ :

« L’élaboration d’une théorie ressortant du domaine de la mécanique quantique et de l’interaction Esprit-Matière est tout à fait cohérente, si je pose le postulat que la Conscience est capable de faire collapser la fonction d’onde

C’est absolument séduisant. Mais comme se le répète le zététicien, le soir dans son lit à baldaquin : les yeux du cœur ont mauvaise vue.

3. Surinterprétations de la MQ

 

Je vais me cantonner à battre en brèche les interprétations abusives courantes sur cinq des objets culturels les plus cités de la MQ : la formule E=mc2, la dualité onde-corpuscule, le principe d’incertitude de Heisenberg, le chat de Schrödinger et l’intrication quantique.

E=mc²

Célébrissime équation, E=mc² ne relève pas vraiment de la MQ – au contraire, elle pose encore des problèmes d’intégration à la théorie CorteX_14_E_mc2_biographiequantique. Mais peu importe, elle est incessamment brandie à tort et à travers. Elle est perçue comme l’aboutissement du génie humain, capable en une sorte de théorie du tout, de résumer le monde en quelques lettres. J’utilise à ce niveau de l’exposé un court extrait du docufiction E=mc² biographie d’une équation, de Johnstone Gary (2005).

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Outre l’image un peu facile et très exploitée médiatiquement d’Einstein comme symbole de l’intelligence humaine, cette équation laisse penser principalement deux choses. D’une part, que tout est énergie ; d’autre part que toute énergie est matière.

Prises comme telles, ces interprétations engendrent plusieurs représentations fausses. Tout est énergie, par exemple, nous laisse penser que toute matière est convertible en énergie, et comme le facteur c² est immense, (c est la vitesse de la lumière) tout corps, en particulier le corps humain, renferme une quantité d’énergie incroyable qu’il faudrait apprendre à utiliser. Une masse même petite comme 1 gramme possède potentiellement une quantité énorme d’énergie (environ cent mille milliards de joules, de quoi largement faire des millions de biscottes).

Le monde ne se plie pas à nos exigences

Ce qui est rarement précisé, c’est qu’il s’agit d’une équivalence entre la masse et l’énergie « de masse », purement calculatoire, et on ne peut pas passer de l’un à l’autre directement. Il y a d’autres lois qui montrent qu’on ne peut espérer convertir la matière en énergie suivant cette formule. Un peu comme si, en regardant les icebergs du Groenland, on imaginait combien de parcelles de déserts on pourrait arroser.

Penser que la matière recèle autant d’énergie vient à l’appui de toutes les croyances postulant des énergies mystérieuses, que ce soit dans le champ des interactions personnelles, des capacités extraordinaires ou dans le domaine thérapeutique. E=mc² sert de viatique pour appuyer l’idée, par exemple que les énergies vitales et curatives existent matériellement – ce qui semble accrédité par l’idée que toute énergie est matière. Ce qu’on conclut trop vite, c’est que même si l’énergie (au sens physique) a une équivalence avec la matière, cela ne rend pas matérielle et physique les énergies des médecines énergétiques, par exemple, qui n’ont que le mot énergie en commun. Voici par exemple ce que l’on peut lire chez Jean-Marie Bataille, dans Le biomagnétisme humain :

« Partant du principe d’Einstein démontrant que la matière est de l’énergie, nous sommes tous capables avec les énergies électromagnétiques qui sortent de nos mains de créer un plasma énergétique immatériel, pour le transformer en cellules biologiques matérialisées ».

Hélas (je dis bien hélas, car j’aimerais bien que ce soit vrai), l’équation d’Einstein n’est en rien un gage de l’existence d’énergies auto-proclamées, et encore moins une caution de techniques comme l’utilisation des mantra.

« Einstein formula sa fameuse équation E = mc2, et en accord avec la pensée moderne scientifique qui dit que chaque molécule est issu de l’énergie d’une vibration, chaque atome, at-Om, provient de la vibration primordiale qui est symbolisée par OM » (www.omsweetom.com).

Lire ceci doit nous encourager à la méfiance. Même si cette équation ne relève pas du quantique, E=mc² est importante, et explique par exemple pourquoi lors de certaines collisions de masse de l’énergie peut être libérée, ou de la masse créée. Mais il ne faut pas se servir de ce qu’on croit avoir compris pour accréditer ce qu’on aimerait qu’il soit vrai. Comme il se dit souvent en philosophie des sciences, le monde et sa réalité ont peu tendance à se plier à nos exigences.

La dualité onde-corpuscule

La dualité onde-corpuscule est le deuxième des objets culturels dévoyés. Il part d’une bizarrerie physique des objets micro-microscopiques (tout petits, quoi) : ces objets possèdent des propriétés d’ondes ET de corpuscules : je mets ET en majuscule pour bien souligner qu’à l’échelle macroscopique, celle de notre vie de tous les jours, ces deux descriptions sont parfaitement incompatibles. Une onde, c’est un déplacement de déformation, comme des ronds dans une flaque d’eau, mais la matière ne bouge pas. Un corpuscule, c’est un grain de matière. Or il n’y a pas d’objet présentant des caractères ondulatoires et des caractères corpusculaires en même temps.

Plus surprenant encore, il semble que le comportement de ces objets se comportent soit comme une onde, soit comme un corpuscule, selon comment l’observateur cherche à les observer. Un document vidéo que j’utilise ici est une partie animée montrant l’expérience des fentes d’Young tirée de What the bleep do we know (cf. Documentation).

[dailymotion id=xks0bv]

Fentes d’Young, What the bleep do we know

Cela lança le festival des interprétations abusives, qui fleurirent comme la mandragore sous les gibets. Elles entretinrent, et entretiennent encore des idées reçues, dont voici les trois plus graves : la matière est duale ; la matière obéit à l’esprit de l’observateur ; et la MQ rompt avec un déterminisme froid et lugubre.

L’ornithorynque quantique CorteX_16_double_nature_ornithorynque

Que la matière soit prétendue duale est une manière de parler qui a permis à de nombreux spiritualistes (personnes qui postulent que l’esprit n’est pas réductible à la matière, et qu’il existe des entités, comme l’âme qui échappent à la description des sciences) de faire des ponts faciles avec des courants religieux. On y lut la dualité corps-esprit, commune aux religions monothéistes. On a cru y trouver aussi une preuve de la dualité dite orientale, type bouddhiste ou hindouiste, qu’on se représente souvent sous la forme de la boule noire et blanche Yin-Yang. Pourquoi ces ponts avec les courants spirituels, aussi séduisants soient-ils, sont-ils trompeurs ? Parce qu’il n’y a pas de réelle dualité de la matière. C’est une dualité de description seulement. Prenons une analogie rigolote : l’ornithorynque. Imaginons qu’un explorateur du XVIIIe siècle en Australie, tombant face à face avec la bestiole, veuille le décrire : il dira vraisemblablement que cet animal ressemble à un canard. Imaginons maintenant un second explorateur, le voyant de dos, ou de loin : l’animal ressemble plus volontiers à quelque chose proche d’une taupe. Mais l’ornithorynque n’est ni une taupe, ni un canard. CorteX_15_OrnithorynqueC’est un ornithorynque (qu’en anglais on appelle d’ailleurs duck-mole, canard-taupe). On ne parlera pourtant pas de « dualité canard-taupe » ! On dira qu’il existe un autre animal, qui n’est ni un canard, ni une taupe, mais qui selon comment on le regarde, ressemblera au canard ou à la taupe. Il ne viendra pas à l’idée du lecteur d’y voir un pont avec le Yin et le Yang (merci à J-J. Lévy-Leblond, à qui je crois devoir cette analogie).

Pour la MQ, c’est pareil. Les modèles d’objets microscopiques ont des propriétés et d’onde, et de corpuscule, ce sont de nouveaux modèles d’objets.

Un autre exemple facile à utiliser est le cylindre : si son ombre est projetée selon son axe principal, elle sera ronde.

Si son ombre est projetée de côté, elle aura l’air carré. Personne ne dira néanmoins que le cylindre est une dualité carré-cercle.

CorteX_17_Dualite_cylindre

Le cylindre est-il à personalité multiple ?

La matière n’a pas pour but de nous faire plaisir

Puisqu’on étudie l’objet quantique comme une onde, il se comporte comme une onde. Si on le souhaite corpuscule, il se plie à notre exigence. De là à conclure que la matière obéit à l’esprit, il n’y a qu’un entrechat rapidement franchi. Reprenons l’exemple du cylindre : si on le regarde de face, on le voir rond ; de côté, on le voit carré. Se plie-t-il à notre exigence pour autant ? Nous touchons là un point sensible de la MQ : le langage. Si les enseignants et les vulgarisateurs s’astreignaient à ne plus parler de dualité onde-corpuscule, mais simplement d’un nouvel objet, qu’on appellerait par exemple quanton2, alors les dérives interprétatives seraient plus limitées, de même que l’ornithorynque a été distingué rapidement de sa dualité canard-taupe.

Le déterminisme et les fossoyeurs empressés

Le déterminisme est la théorie selon laquelle la succession des événements physiques est due au principe de causalité. On l’illustre souvent par cette parabole : si on pouvait connaitre toutes les positions et les vitesses de tous les fragments de matière de l’univers à un moment précis, on pourrait potentiellement connaître leur position et leur vitesse à n’importe quel moment ultérieur. En gros, connaître la position et la vitesse de toutes les particules du chanteur Carlos à un moment donné aurait pu permettre de prédire ses chansons-phare, comme Big Bisou ou Tirelipimpon sur le chihuahua.

Le déterminisme est un peu le croquemitaine de la philosophie des sciences : beaucoup craignent que si déterminisme il y a, alors tout est prédéterminé, le libre arbitre s’évapore, nous ne serions plus que des machines dont même les créations les plus artistiques et les plus sensibles ne seraient que le résultat d’une immense équation. La frayeur qu’exerce sur le pape Benoît XVI la théorie de l’évolution est de cet ordre. Très récemment, en décembre 2009, il écrivait :

(…) lorsque la nature et, en premier lieu, l’être humain sont considérés simplement comme le fruit du hasard ou du déterminisme de l’évolution, la conscience de cette responsabilité [de l’exploitation de l’environnement] risque de s’atténuer dans les esprits. Au contraire, considérer la création comme un don de Dieu à l’humanité nous aide à comprendre la vocation et la valeur de l’homme.

Situation en faux dilemme : soit on accepte le déterminisme, et on perd sa responsabilité dans le combat écologique, soit on le refuse, et on retrouve la valeur de l’humain. Cette peur du déterminisme est tellement sur-employée comme un levier rhétorique qu’elle a également amené N. Sarkozy à la dénoncer lui aussi dans son livre La république, les religions, l’espérance (pour une analyse de ce livre, voir ici). Pour résumer, qui refuse les religions et opte pour l’athéisme tombe dans le déterminisme le plus froid, source de toutes les désespérances, et donc d’une frange des délinquances. Raisonnement magique, mais très efficace.

Bref, qui veut tuer le déterminisme l’accuse de la rage. Mais l’enjeu est de taille : qui montre la fin du déterminisme impose d’introduire une nouvelle variable non physique, une volonté immanente, une main invisible. Et comme on nous bassine de dualité onde-corpuscule, l’idée de dualité matière-esprit aidant, la question de Dieu et de ses avatars est réintroduite (ce qu’on appelle couramment une intrusion spiritualiste) au nom du libre-arbitre dans la science, par tous les orifices, si vous me passez l’expression. La MQ, semblant montrer que la matière avait plusieurs facettes dont certaines sensibles à la volonté de l’observateur, devient tout à coup la « preuve » que le déterminisme est mort. Des livres entiers ont chanté cette fin du déterminisme – je pense notamment à certains livres de Jean Staune et de l’« Université » Interdisciplinaire de Paris.

Imprévisible n’est pas indéterministe

Or, n’en déplaise aux grincheux, le problème est sensiblement le même que précédemment : le monde physique est comme il est, et non comme on voudrait qu’il soit. Et rien ne montre que la MQ n’est, heureusement ou non, pas déterministe. Le débat étant vite complexe sur cette question, je vous renvoie si vous êtes curieux à l’excellent document de Jean Bricmont qui détaille un peu ce problème (La mécanique quantique pour les non-physiciens, cf. Documentation). Contentons nous en attendant d’insister sur un seul point : ce n’est pas parce que quelque chose est imprévisible qu’il est indéterministe.

Je m’explique. Prenons le tirage du loto, chaque soir. Le tirage est imprévisible, au sens où il est peu probable de tomber sur la bonne série de nombre parmi les millions de possibilités. Mais le tirage est déterministe : si nous avions la position et la vitesse de toutes les boules, nous pourrions potentiellement suivre les trajectoires de chacune et trouver le bon résultat. Autre exemple : le temps qu’il fera dans une semaine est difficilement prévisible, mais entièrement déterministe. L’équation centrale de la MQ, l’équation de Schrödinger, tout comme les équations de Navier-Stokes qui régissent les turbulences météorologiques, sont des équations 100% déterministes. Imprévisible ne veut pas dire mort du déterminisme – par conséquent n’est en rien une occasion de réintroduire Dieu, ou un dessein intelligent qui guiderait le monde vers un but prédéfini à l’avance.

CorteX_18_equation_Schrodinger

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Points communs entre l’équation de Schrödinger et le loto : imprévisibilité mais déterminisme.
 

Relation d’incertitude de Heisenberg

Au tout début le la MQ, un brillant physicien du nom de Heisenberg posa ce qu’on commença à appeler le principe d’incertitude. C’était en 1927. Il s’écrit Delta X Delta P ge {hbar over 2}.

La signification de ce que disait Heisenberg est qu’il n’est pas possible d’imaginer un environnement expérimental permettant de définir la position (ici X) et et la vitesse (ici P, la quantité de mouvement) de façon aussi précise que l’on veut, car vitesse et position n’ont pas de sens en même temps dans le monde quantique. Oui, c’est bizarre, mais c’est ainsi.

Pressentant qu’il allait être mal compris, Heisenberg transforma vite incertitude en indétermination, mais la traduction en anglais le devança, et installa durablement le terme incertitude. Beaucoup y virent alors un simple problème de mesure, un peu comme vouloir mesurer la taille d’un atome avec un double-décimètre. Mais c’était plus compliqué que cela ; ce n’est pas l’observateur qui n’a pas les outils adéquats, et quand bien même il les aurait, que le problème serait toujours là : il ne pourrait pas avoir le beurre et l’argent du beurre. Ou, pour faire toucher du doigt le type de problème : si on veut savoir si une allumette marche, il faut l’allumer – mais une fois grattée, on ne sera pas plus avancé.

Il s’agit bien d’une indétermination. Et comme Heisenberg l’a prouvée, le fameux principe devient donc en toute rigueur un théorème. Par conséquence, si l’on souhaite être précis, il faut parler de théorème d’indétermination de Heisenberg.

Car « principe d’incertitude » a eu un effet désastreux sur le public. Les conclusions tirées furent bien sûr : la fin des mesures, la Nature inconnaissable en soi, la fin des certitudes, et donc celle du déterminisme, que nous avons déjà abordé. Et qui dit fin des certitudes dit que « tout se vaut », et nous fait sombrer dans le relativisme cognitif complet (pour plus de détails, on pourra lire Sokal et Bricmont, Impostures intellectuelles, cf. Documentation).

Il suffira d’insister sur quelques points pour sortir du bas-côté. Rappelons que la MQ est totalement déterministe. Rappelons aussi qu’elle a une précision inégalée dans ses prédictions, ce qui bat en brèche l’idée que tout se vaut. Ordinateurs, lasers, diodes, quoi qu’on en pense, sont autant de preuves d’applications de cette redoutable précision.

Il faut aussi se méfier du transfert de phénomènes du champ microscopique au champ macroscopique. Imaginez un petit dessin tout moche, prélevé sur une frise : la beauté artistique ne nait que de la frise, c’est-à-dire l’agencement de dizaines de motifs les uns par rapport aux autres, mais le motif tout seul, lui peut être tout à fait hideux. Voyez ? La beauté de la frise nait en prenant du recul. La couleur est aussi un peu le même principe : elle ne naît que parce que beaucoup d’atomes prennent la forme d’un objet, c’est une propriété macroscopique. Néanmoins, un atome seul, même de carbone, n’a pas vraiment de couleur.

Dans le sens inverse, c’est pareil : plus les objets sont gros, moins les effets spécifiques de la MQ se font sentir, ce qui fait que pour décrire notre monde usuel, la physique classique est pratiquement exacte. Donc rêver de transférer la (pseudo)dualité onde-corpuscule, ou l’idée d’une (pseudo)incertitude fondamentale de la connaissance, à notre monde, est aussi saugrenu que, disons, de conclure de l’observation des amibes que nous pourrions nous aussi nous reproduire de la même façon si nous faisions un effort (*).CorteX_20_DvCauwelaert

(*) En 2004, D. Van Cauwelaert, auteur à succès, m’a soutenu le plus sérieusement du monde lors du festival Sciences Frontières la thèse suivante : à la manière des salamandres, si nous nous faisions amputer d’un membre et empêchions ensuite la cicatrisation, alors le membre repousserait de lui-même. C’est le courage qui, selon lui, manque aux scientifiques pour essayer.

Le Chat de Schrödinger

L’affaire – car c’est une affaire – du chat de Schrödinger est un incontournable de la MQ. Sans cesse vulgarisé, ce chat, ne lui en déplaise, est une vraie poule aux œufs d’or. Voici l’histoire, mais je vais faire un petit détour nostalgique.

Si vous avez fait le lycée – ce qui n’est pas nécessaire du tout pour notre propos – vous vous rappelez peut être cette secousse qu’on peut vivre au lycée quand on étudie les équations du 2ème degré (les ax²+bx+c=0, ce genre de truc affreux) : on nous apprend que les solutions existent si le discriminant est supérieur ou égal à 0, mais qu’elles n’existent pas si le discriminant est négatif. Or, un an plus tard, en terminale, on nous révèle que ces dernières existent tout de même, mais ne sont pas « réelles », comme si elles étaient dans une autre dimension, un autre domaine de nombres ! Ça crée une sorte de déflagration cérébrale, assez perturbante.

En MQ, le plus difficile à saisir est que la description du monde qu’elle propose passe par l’utilisation d’outils mathématiques appelés des fonctions d’onde, et qui décrivent les objets non par des mesures, mais par des amplitudes de probabilité. Je passe sur les détails, mais il faut savoir qu’une fonction d’onde peut donner une description de son objet non plus dans un certain état ou un autre, – par exemple ON / OFF – mais d’une superposition de deux états, c’est-à-dire ON et OFF plus ou moins en même temps. Et c’est seulement lorsqu’une mesure va être faite que l’état de l’objet va bifurquer, se figer, en ON ou en OFF. Un atome peut se retrouver par exemple dans un état quantique superposé, à la fois intact et désintégré, qui ne sera tranché en intact ou désintégré qu’à partir du moment où quelqu’un va venir le regarder. On se croirait devant la Licorne Rose Invisible, qui disparait dès qu’on la regarde !3

Chat de Schrödinger vs chat de Cheschire

Pour illustrer ce problème, Erwin Schrödinger, semble-t-il inspiré par le chat d’Alice au pays des merveilles, a imaginé une expérience dans laquelle un chat est enfermé dans une boîte avec un dispositif qui tue l’animal dès qu’il détecte la désintégration d’un atome d’un corps radioactif. Schrödinger imagina un détecteur de radioactivité type Geiger, relié à un interrupteur provoquant la chute d’un marteau cassant une fiole d’acide cyanhydrique liquide sous pression – une fois le flacon brisé, le liquide se vaporise, devenant un gaz mortel qui dessouderait le chat. C’est cruel, n’est-ce pas ? Pour la petite histoire, Einstein, lui proposa un baril de poudre pour faire sauter le chat, ce qui n’est guère plus gentil.

Si les probabilités indiquent qu’une désintégration a une chance sur deux d’avoir eu lieu au bout d’une minute, la CorteX_21_Wanted_chat_SchrodMQ indique que, tant que l’observation n’est pas faite, l’atome est simultanément dans deux états (intact/désintégré). Or le mécanisme imaginé lie l’état du chat (mort ou vivant) à l’état des particules radioactives, de sorte que le chat serait simultanément dans deux états (l’état mort et l’état vivant), jusqu’à ce que l’ouverture de la boîte (l’observation) déclenche le choix entre les deux états. Du coup, on ne peut absolument pas dire si le chat est mort ou non au bout d’une minute. On dit que le chat est mort-vivant, ce qui plaira aux amateurs de films d’horreur. Mieux, on dira plus précisément que le chat est (|mort> + |vivant>)/√2 ce qui, il faut l’avouer, peut empêcher de dormir un moment. 

Mort-vivant ?

Qu’est-ce qui cloche ? Notre intuition nous dit que les phrases « le chat est mort » et « le chat est vivant » ne peuvent être vraies en même temps. Mais dans le monde quantique, il existe une troisième possibilité : le chat peut être dans un état de superposition, dans lequel il cumule plusieurs états classiques incompatibles. Il n’y a pas de problème logique, c’est juste qu’un objet quantique peut avoir des propriétés contredisant notre expérience quotidienne. C’est l’utilisation du chat, macroscopique, qui fout le bazar, car cette superposition d’état n’existe pas hors du monde microscopique, et dans le monde quantique, vie et mort perdent leur sens (comme la notion de couleur, abordée précédemment).

En résumé : continuer à utiliser le chat est un stratagème pédagogique efficace, mais source de mauvaise interprétation. 

Je passe sur les implications de ce problème, qui sont immenses : elles donnent des théories interprétatives fort nombreuses et très stimulantes intellectuellement, dont certaines tendent vers la science-fiction (comme la théorie des multi-univers d’Everett). Parmi ces théories, il y a une sorte de courant spiritualiste posant la conscience, voire l’âme, comme le paramètre faisant bifurquer la superposition quantique. De bons scientifiques, généralement mus par des velléités religieuses ou spirituelles, ont été séduits par cette interprétation sexy, et y ont donné une audience tenant plus à leur goût personnel qu’à la scientificité des hypothèses. Quant aux médias, ils y trouvèrent un tonneau sans fond sur la question des réconciliations science-religion, avec des figures médiatiques servant complaisamment cette soupe, de Hubert Reeves à Trinh Xuan Thuan, de Bernard d’Espagnat aux Bogdanoff. En corollaire, on a pu voir naître avec l’avènement d’Internet tout un tas de sites utilisant cette « puissance de l’esprit » dans les phénomènes physiques – l’exemple le plus parlant étant certainement celui de Jean-Pierre Girard (cf. Chap. 2).

N’oublions pas ceci : la superposition des états ne décrit pas tant la réalité que seulement ce qu’on en sait. Au fond, peu importe pourquoi, ce qui compte, c’est que la description de la MQ rende bien compte des phénomènes. C’est tout ce qu’on lui demande.

Intrication et téléportation quantiques

Vous en êtes désormais convaincu, le monde quantique est bizarre. Et dernière grosse bizarrerie, l’intrication quantique.

Si on se rappelle bien l’histoire du chat, un objet quantique peut être en quelque sorte dans deux états superposés. L’intrication quantique désigne le fait qu’un système formé par deux objets doit être décrit globalement, sans pouvoir séparer un objet de l’autre bien qu’ils puissent être séparés et fortement éloignés. En gros, c’est comme si on séparait le blanc du jaune d’un œuf, que le blanc servait à faire une meringue, et le jaune à dorer une chouquette, et qu’en agissant ensuite sur la chouquette, on transformait… la meringue. À l’état macroscopique, ça n’est plus valable. Mais entre deux atomes liés qu’on casse en deux et qu’on éloigne, il se passe un peu la chose suivante : comme si une immense tige se tendait entre les deux atomes, et qui faisait qu’en tournant le premier atome d’un demi-tour, on faisait automatiquement tourner l’autre atome, même très très loin. Sauf que la tige n’existe pas. C’est cela qu’on appelle l’intrication : on ne peut pas raisonner sur deux objets différents, mais sur le système formé par les deux objets même s’ils sont séparés.

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Le document vidéo  que j’utilise en présentation est tiré du film What the Bleep do we know, down the rabbit hole, et présente de manière très visuelle l’intrication, même si le but ultime du film est l’interprétation holistique mystique.

[dailymotion id=xkrzy4]

 

Là encore, on retrouve la cohorte des interprétations les plus métaphysiques : tout est lié en un immense cosmos ; une action sur une partie crée une action sur tout ; agir sur une cellule crée un effet sur tout le corps ; actions à distance et capacités psychiques de guérison seraient donc possibles, etc.

Les médias là encore n’ont pas contribué à calmer les esprits en parlant de téléportation quantique. Bien sûr, le terme est vendeur, et nous transporte dans le monde des fictions et de Retour vers le Futur. Mais il ne désigne rien d’autre que ce que nous abordions avec l’action par la tige. Imaginons le système formé par les deux faces d’une pièce de monnaie. Imaginons que nous séparions les deux côtés, et qu’on les éloigne, très loin. L’un des côtés montrerait pile, l’autre à des milliers de kilomètres, montrerait face. Ce qu’on appelle téléportation quantique est le fait que tourner l’un des côtés va automatiquement tourner l’autre côté : celui qui était pile devient face, et celui qui était face devient pile. Super, non ?

CorteX_25_Chaseism_piece (Photo : Chase Ism)

 

Mais ne nous méprenons pas : contrairement à ce qu’affirme le courant spiritualiste, ce n’est pas l’esprit, l’âme ou la conscience qui crée le lien entre les deux objets, c’est la structure de l’espace qui fait ça, et qui crée ce qu’on appelle des variables non-locales (elles ne sont pas collées à l’objet). Il ne s’agit pas non plus du système des deux objets qui a don d’ubiquité et peut être en deux endroits à la fois.

L’erreur principale vient du mot téléportation. Nous imaginons tous qu’il y a transfert de matière dans ce processus, comme dans la téléportation du savant dans La Mouche de D. Cronenberg, mais ce n’est pas le cas.

Grand jeu : entre ces deux téléportations, l’une n’est pas une vraie téléportation. Sauras-tu dire laquelle ?

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La Mouche, D. Cronenberg (1986) vs. Christopher Monroe, University of Maryland


 

Le phare d’Ouessant

CorteX_28_phare_nuit

Pour montrer cette nuance, laissez-moi vous narrer l’histoire d’un phare breton. Imaginons-nous sur l’île d’Ouessant, avec le phare qui promène un faisceau de 100 mètres de long, à la vitesse d’un tour par seconde. Un petit calcul ̶ le seul de cet article – montre que l’extrémité du faisceau de lumière va parcourir en une seconde un cercle de 100 m de rayon, soit un périmètre de 2∏R = 2∏x100 mètres par seconde. Ce qui donne 628 mètres / seconde.

Imaginons qu’on équipe le phare d’un projecteur plus puissant, qui permet de faire un faisceau cette fois d’un kilomètre. Le même calcul montre que la pointe du faisceau se promènera donc à la vitesse de 2∏x1000 par seconde, soit 6280 mètres / seconde, ce qui équivaut à plus de 22000 km à l’heure.

Imaginons un phare archi-méga-ultra puissant, qui projette de la lumière maintenant à 50000 km. La pointe du faisceau atteindra alors la vitesse de 2∏ x 50 000 kilomètres par seconde, soit… 314 000 km/s. Nous avons alors dépassé l’indépassable, c, la vitesse de la lumière ! (qui est de presque 300 000 km/s). Comment est-ce possible ?

C’est très simple : la vitesse de la lumière est indépassable, ce qui signifie qu’une particule quelle qu’elle soit ne pourra jamais dépasser cette vitesse. Or, le cas du archi-méga-phare est un peu comme celui d’une Ola dans un stade : ce n’est pas parce que l’information Ola fait le tour du stade en quelques secondes que les gens qui se lèvent et se rassoient battent un record de vitesse. Ce qui se promène ici à une vitesse plus grande que c n’est pas une particule, c’est l’arrivée décalée de nombreuses particules après 50 000 km de route. Encore une autre image : un arroseur à jet d’eau, qui fait psshht pshhht sur les pelouses, peut tourner à la vitesse qu’il veut, ce ne sont pas les mêmes gouttes qui forment le cercle.

Cela nous fait donc deux bonnes nouvelles.

CorteX_29_Signal_travaux_nuitLa première est que si vous faîtes le pari avec quelqu’un, vous pouvez lui démontrer, avec un phare, ou mieux, avec des plots lumineux de chantiers par exemple qui s’allument consécutivement, qu’on peut faire en sorte que quelque chose (en l’occurrence une information, et non un objet) dépasse la vitesse de la lumière. Pas mal, non ?

Gagnez votre pari en montrant qu’avec des plots lumineux de chantier une information peut dépasser la vitesse de la lumière.

La seconde est que ce n’est pas parce qu’une information circule très vite ou instantanément qu’il y a téléportation. Je vais m’arrêter là, car je ne voudrais pas rendre complexe le débat, mais cette nuance est tout à fait importante à saisir.

4. Détournements idéologiques

Pourquoi avoir pris toutes ces précautions ? Vous pourriez me dire qu’au fond, il ne s’agit que de vendre une panoplie d’outils pseudoscientifiques, de gadgets comme il y en a tant, rien de plus.

Et pourtant… Tout d’abord, il y a ces fameuses thérapies quantiques, dont on attend les preuves de leur efficacité. Nous savons que dans les cas de maladies graves et rapides, il n’y a guère le temps de faire plusieurs choix thérapeutiques. Aussi vanter une thérapie dont on n’a pas la preuve de la validité peut être synonyme d’aggravation, ou de décès4.

Il y a aussi une mise en garde profonde à faire sur les déviances de type sectaires. Pour illustrer mon propos, je reprends les trois exemples disponibles dans le célèbre documentaire What the bleep do we know, down the rabbit hole.

Masaru Emoto

Emoto est un chercheur autodidacte japonais, diplômé en médecine alternative par l’Open International University for AlternativeCorteX_30_Emoto_Peace_project Medicine d’Inde qui étudie les effets de la pensée et des émotions sur l’eau. Au moyen d’études fortement entachées de biais qu’il n’a ni reproduit sous contrôle, ni publié dans une revue scientifique à comité de lecture, il avance qu’on peut changer la structure de l’eau, et créer des cristaux particuliers, simplement en écrivant sur la bouteille des émotions, comme amour, haine, etc. Hélas, la notoriété de ses travaux dépasse largement leur qualité. Il est aujourd’hui président de l’institut de recherche d’IHM Corporation, ainsi que président du Project of Love and Thanks to Water, et son mouvement prend des contours de plus en plus sectaires.

Project of Love and Thanks to Water, de Masaru Emoto

Dans le documentaire, on voit une exposition d’images tirées de la pseudoscience d’Emoto, et un commentaire disant en substance :

« Si une telle action est possible sur l’eau (sachant que notre corps est composé de 95% d’eau) imaginez l’action possible que cela pourrait représenter sur nous-mêmes. »

Avec des si, on peut dire beaucoup de choses. Et c’est le physicien mystique Amit Goswami, connu pour ses tentatives de réconciliation de la science avec l’Advaita Vedanta et la Théosophie, qui vient conclure ainsi :

« Mais si la réalité est constituée par les possibilités de ma conscience (…) je peux créer moi-même la réalité. Cela peut sembler une théorie nébuleuse d’un adepte du New Age qui ne comprend rien à la physique. Mais c’est ce que nous enseigne la mécanique quantique ».

Voici un des documents utilisés pendant la conférrence, pour donner un exemple d’interprétation « mystiquantique » d’A. Goswami en vidéo.

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Malheureusement, ce n’est pas vraiment ce que nous enseigne la MQ. En attendant, on apporte de l’eau (cristal) au moulin d’Emoto, ainsi qu’aux mouvements recensés par la commission parlementaire sur les sectes en France et qui reprennent ses postulats, comme la Fraternité Blanche Universelle5.

[dailymotion id=xkswkq]

Autre exemple : validation des théories sur l’eau-cristal de Masaru Emoto par la MQ

 En mai 2012, nous avons challengé les prétentions d’Emoto avec des étudiants de l’Université de Grenoble 1 (voir ici).

L’effet Maharishi

CorteX_31_Maharishi_Mahesh_YogiLe deuxième exemple est celui de l’« effet Maharishi ». On entend John Hagelin, de la Maharishi University, décrire comment le taux de criminalité de Washington D.C. fut abaissé durant deux mois par 4000 praticiens de la Méditation Transcendantale, et là encore, c’est la MQ comme porteuse d’un nouveau mode de conscience et de rapport au monde qui est sollicitée.

[dailymotion id=xksw18]

Présentée comme cela, on a envie de serrer John Hagelin dans ses bras et de rejoindre ses rangs de méditants, comme le firent en d’autres temps les Beatles6.

Seulement l’expérience n’en était pas une : pas de comparaison réelle des taux, taux de réduction variable, pas d’analyse en double-aveugle, pas de groupe-témoin, bref, une pseudo-expérience ce qu’il y a de plus navrant sur le plan protocolaire, qui lui a d’ailleurs valu, rappelons-le, le prix IgNobel (pour les études les plus stupides) en 1994.
 
 

Une propagande anti-médicament

CorteX_32_What_the_bleepLe meilleur est pour la fin dans le documentaire What the bleep : la femme qui sert de fil conducteur a le regard perdu, et admire la ville et ses lumières. Défilent alors plein d’« experts » qui ont parlé de quantique dans le film.

Goswami : « Pour reconnaître le moi quantique, le lieu où l’on a vraiment le choix, pour reconnaître l’esprit, quand survient ce glissement de perspective, on parle d’illumination ».

Intervient alors Jeffrey Satinover, « psychanalyste » (ce qui n’est pourtant pas un titre validant un contenu théorique précis – voir à ce sujet ici) :

« La mécanique quantique permet au phénomène intangible de la liberté d’être amalgamé dans la nature humaine ».

Goswami à nouveau :

« la physique quantique est en réalité la physique des possibilités. La question est de savoir qui a ces possibilités et qui choisit parmi elles pour nous donner une expérience donnée. La seule réponse satisfaisante et qui a un sens est que la conscience est le fondement de toute existence ».

Et tandis que notre héroïne, épuisée, s’endort sur un banc, sont vantés les avatars, Jésus et Bouddha. Puis retentit un discours décousu de Judy Zebra Knight, alias Ramtha (possédée par l’esprit de Ramtha), dirigeant la plus célèbre école de channeling mediumnique d’Amérique, – dont, sachons-le, les trois producteurs du documentaire sont des élèves.

Au matin dans une musique synthétique New Age, l’héroïne se réveille, fraîche et dispose, s’étire devant le fleuve, met sa main à la poche, et y retrouve une boîte de ce que l’on présume être des anxiolytiques. Alors elle réfléchit, puis prend la boîte et, au ralenti, les yeux fermés, lance ses médicaments dans une poubelle comme signe de sa délivrance. Tout cela grâce à la mécanique quantique.

[dailymotion id=xksw59]

Extrait N°7 – propagande anti-médicament


 

5. La « faute » à qui ?

Qui incriminer ? Que faut-il faire pour éviter un tel dévoiement des concepts quantiques à des fins marketing ou idéologiques ?

Au premier degré d’analyse, on tend à penser que les individus non scientifiques ou pas spécialistes sont certainement charmés par les notions séduisantes des thérapeutes quantiques qui, telles des sirènes, les emmèneraient vers leur perdition : la faute reviendrait alors à Deepak Chopra et ses épigones, – dont dire qu’ils en font un commerce serait une litote : car pour Chopra, on devrait parler d’industrie. Le monsieur pèse autour de 15 millions de dollars7.

Toutefois, si l’on pousse l’analyse à un degré de plus, on se rend vite compte que malgré quelques opportunistes utilisant sciemment le marketing quantique comme d’autres l’ADN végétal, une frange non négligeable de ces thérapeutes est sincère dans sa démarche.

De quelle manipulation alors les « quantocs » du quantique seraient-ils donc le jouet ?

La source du problème est dans les médias

J’ai ma petite hypothèse, depuis mes recherches sur les médias. Pour m’en rendre compte, il m’a fallu prendre le problème là où il démarre, avec cette question simple. Quand est-ce que l’homme ou la femme du monde, comme mon oncle par exemple, entend parler de MQ ? La réponse est : soit dans les revues type Sciences & Avenir et Science et Vie en kiosque ; soit lorsque les frères Bogdanoff passent à la télé.

Or, si l’on regarde de près quels types de représentations de la MQ nous donnent les revues de vulgarisation, on retrouve… exactement les mêmes interprétations abusives qu’abordées précédemment. En clair, thérapeutes comme patients potentiels baignent dans le même flot d’information quantique mysticoïde.

  • La grande énigme du quantique enfin résolue ? Le paradoxe du chat de Schrödinger (Sciences & Avenir)
  • La physique quantique rend-elle fou ? (Science & Vie)
  • L’ultime secret de la physique quantique enfin dévoilé – l’expérience qui montre comment la matière devient réelle (Science & Vie)
  • Méditation quantique – explorer les espaces parallèles grâce aux dernières découvertes scientifiques (L’Initiation)
  • Mécanique quantique, l’erreur d’Einstein (La Recherche)
  • La Vie serait quantique ! Les révélations des physiciens sur l’ADN (Science & Vie)
  • Plus vite que la lumière – les nouvelles expériences qui défient Einstein (Science & Vie)
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Effet Coupe-faim

Lire que la MQ est un pont vers le Nouvel Age, fait toucher les limites du réel ou amorce une révolution de conscience est un phénomène addictif : le média annonce quelque chose qui crée la soif, l’appétit : un titre comme « La mécanique quantique chamboule-t-elle notre représentation du monde ? » a des vertus apéritives.

Le dossier présenté ensuite remplira en quelque sorte le rôle de coupe-faim intellectuel, qui nous rassasie pour un instant. Pour un instant seulement car il suffit d’une discussion un peu élevée avec un spécialiste pour se rendre compte qu’il nous manque encore pas mal de choses, et notre cerveau a encore besoin de manger ! Mais qu’on se rassure, il ne passera pas un mois sans voir réapparaître dans les kiosques la question quantique dans l’une ou l’autre des revues de vulgarisation, généralement jouant sur les mêmes objets culturels.CorteX_Raider_2doigts

Le résultat : un article de Sciences & Avenir est à la théorie quantique ce qu’une barre chocolatée est à la tortillade de fruits de mer en sauce. Un coupe-faim.

L’illusion de la science sans peine

Les médias nous entretiennent vite dans l’illusion d’avoir compris l’essence même de la théorie, et ce sans effort. Une sorte de « science sans peine ». Et comme la vulgarisation scientifique fonctionne ainsi à coups d’images simples et de métaphores, il arrive qu’on prenne le messie pour une lanterne et la métaphore pour argent comptant. Ne reste alors dans l’esprit de mon oncle que la métaphore, que le scénario médiatique qui a assuré le succès commercial ̶ en général, le titre de la couverture du journal. C’est cela qui peut le mettre à la merci des quantocs. C’est dans ce terreau-là, dans cette illusion d’avoir cerné la théorie quantique, que des marchands de soin, de rêve, ou de métaphysique viennent planter les graines de leurs propres « théories quantiques ».

Boucle médiabolique

Tout ceci pourrait être représenté comme le fruit d’une boucle « médiabolique », qui consisterait en ceci : le journaliste, souvent pigiste et précaire, qui tient à son poste, veut complaire à sa rédaction, dont le but principal est de vendre. Or pour remplir cet objectif, il faut plaire au public, l’allécher avec des couvertures séduisantes, l’attirer. Et pour cela, tous les ressorts sont bons, de l’émotion, de l’insécurité, du scoop plus ou moins bricolé, du mystique et du paranormal. Et comme le public est lui-même déjà baigné dans cet univers, il ira chercher les revues dont les couvertures empruntent les idées qu’il a déjà – que la MQ est vraiment bizarre, ou que la physique n’a plus de sens. Et tant pis si les sciences y sont torturées, c’est un pis-aller. Ce qui donnera raison au pigiste et à sa rédaction, etc. etc. Une sorte de mercantilisation globale de l’information scientifique.

Alors la faute ? Elle ne reviendrait pas à quelqu’un en particulier, mais à un système qui prend d’abord pied sur la précarité des journalistes et la visée purement commerciale des revues.

Non à la marchandisation de l’information scientifique

On m’a reproché d’être un peu sec avec la vulgarisation scientifique. J’assume, c’est effectivement le cas. D’une part parce que personne ne le fait – le vulgarisateur jouit, comme l’humanitaire, d’une aura de respectabilité en soi. D’autre part parce que tant que la vulgarisation répondra plus à un enjeu commercial qu’à un enjeu d’éducation populaire, il y aura une mercantilisation des théories. On pliera les connaissances au bon vouloir de l’audience, on laissera les Bogdanoff remplir nos fantasmes, et Yves Coppens malmener la paléoanthropologie pour que ses docu-fictions se vendent mieux.

Pour finir, si je ne devais insister que sur un point, ce serait celui-là : une théorie scientifique, c’est comme une langue vivante.

  • Soit on en ignore tout, mais on en est conscient : par conséquent aux questions sur le sujet on répond qu’on ne sait pas et on fait le deuil d’un avis éclairé sur le domaine.
  • Soit on bosse le lexique de base, les phrases-type : on sait qu’on n’est pas spécialiste, mais on n’est pas dupe, et au moins pourra-t-on se débrouiller dans les cas urgents.
  • Soit on maîtrise la théorie. Mais cela demande du boulot, d’autant plus que la langue/théorie est exigeante. Rien d’impossible, bien sûr. Comprendre la MQ, c’est comme lire du chinois. C’est possible, mais ça prend du temps.

Alors message aux vulgarisateurs : faire croire aux gens qu’en trente secondes et deux couvertures de Sciences & Avenir ils sauront tout sur la physique quantique est non seulement leur mentir, les asservir avec de la soap-science qui s’auto-entretient. Mais il y a pire : une mauvaise vulgarisation peut contribuer à les mettre à la merci des imposteurs et colporteurs quantiques de toute sorte.

Nous avons tous une responsabilité dans cette boucle médiabolique. L’information scientifique est la nourriture de l’esprit critique et des choix éclairés : et de même qu’on décrie la malbouffe, il est primordial de refuser la malinformation.

Richard Monvoisin

Merci à Dominique Bocher, du CLEPT Grenoble, pour ses judicieuses remarques, ainsi qu’à Jean Bricmont, de l’Univ. Louvain.

 

En complément, voici l’avis de Julien Bobrow, sur la « nature quantique » du jugement humain, l’emploi de « quantique » en sciences humaines, et sur les médecines quantiques, extrait de la Tête au carré sur France Inter du 17 juin 2014. Précisons qu’il n’y a pas qu’en Angleterre qu’on parle de Quantox : en France aussi (c’est le titre du livre de R. Monvoisin).

Télécharger


 

1 Dans R. Feynman, The Character of Physical Law (1965) Chapitre 6.

2 Et ceux qui les étudient s’appelleraient des quantonniers, hé hé, on rigole bien dans le monde quantique.

3 Adresse du culte : http://filer.case.edu/~bct4/

4 Pour d’autres remarques sur ce thème, j’ai écrit un article dans les Actes du colloque national « Science, pseudo-sciences et thérapeutiques déviantes », GEMPPI, 2006 disponible ici.

5 On peut en savoir plus avec cette Petite histoire fraternelle, blanche et universelle (POZ N°36 mai 2007, p.7).

6 J’avais narré l’histoire dans lesChroniques zétético-musicales N°02 sur George Harrisson (POZ N°23 juin 2008,p.11).

7 Chopra a gagné le prix Ig Nobel 1998 des études les plus ridicules, « pour son interprétation unique de la physique quantique et de ses applications à la vie, la liberté et la quête du bonheur » (http://improbable.com/ig/winners/).

Documentation

Comme promis, je mets à disposition toutes les ressources que j’ai utilisées.

Vidéos

Livres & articles

Pour pousser plus loin la réflexion, voici quelques lectures tout à fait profitables :

  • Jean Bricmont et Hervé Zwirn, Philosophie de la mécanique quantique, Vuibert (2009).
  • Jean Dubessy, Guillaume Lecointre, Jacques Bouveresse, Intrusions spiritualistes et impostures intellectuelles en sciences, Syllepse, 2ème édition (2003)
  • Richard Feynman, Le Cours de physique de Feynman, tome 3 – Mécanique quantique, Dunod (2003)
  • Jean Dubessy, Guillaume Lecointre, Marc Silberstein, Les matérialismes (et leurs détracteurs), Syllepse (2003)
  • Alan Sokal et Jean Bricmont, Impostures intellectuelles, Odile Jacob (1997)
  • Sven Ortoli, Jean-Pierre Pharabod, Le cantique des quantiques, La découverte Poche (1998)
  • Confusion quantique, la physique moderne confirme-t-elle le paranormal ?
  • (En anglais) Stephen Barrett, A few thoughts on Ayurvedic Mumbo-Jumbo, Quackwatch.com

(Vous trouverez plus de détails sur une bonne partie de ces livres dans BiblioteX).

Pour un œil critique sur le documentaire What the bleep do we know, down the rabbit hole, (en anglais) :

Vous avez créé votre propre cours sur le sujet ? Ecrivez-moi.
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Effet Puits

Les vertus de l’imprécision : plus un discours est vague et creux, plus on sera tenté de le trouver profond et persuasif.


« L’interprétation doit être preste pour satisfaire à l’entreprêt. De ce qui perdure de perte pure à ce qui ne parle que du père au pire » (J. Lacan, Télévision, 1974, p. 77)

 
Pour H.Broch, l’effet puits offre une succession de phrases creuses qui peuvent être acceptées comme foncièrement vraies par toute personne car celle-ci y ajoutera elle-même les circonstances qui, seules, en font des phrases ayant un sens.

L’effet puits (ou phrase puits) est cette sensation vertigineuse que l’individu non averti ressentira devant un texte ou un discours constellé de mots chargés affectivement (effet Impact) parfois pris dans des sens très différents de leur sens scientifique (effet paillasson), mais dont l’accumulation donne au texte ou au propos une facture soit totalement nébuleuse mais séduisante, soit ayant l’air très documentée, très « calée » (argument d’autorité) alors que, prise tronçon par tronçon, chaque partie n’a pas forcément de sens.

L’effet puits désigne ainsi la vacuité, souhaitée ou non, derrière un discours pompeux saupoudré de mots à effet impact ou de termes abscons.

On le trouve par exemple fréquemment dans les discours politiques, à tel point que des générateurs de langue de bois proposent d’en créer en ligne : « Considérant la conjoncture actuelle, il est nécessaire de prendre en compte chacune des problématiques déjà en notre possession, afin de pouvoir prendre les mesures indispensables pour y répondre pertinemment. »

Autre exemple tiré du site du CorteX« La place des femmes dans l’économie est un sujet au cœur du débat public ». Le Monde 7/03/11.

L’effet puits favorise également l’appropriation personnelle de ce discours par l’auditeur, qui aura tendance à s’y reconnaître (c’est par exemple le cas des prédictions astrologiques). Nous faisons cependant un distinctif entre le caractère creux de l’effet puits et le caractère appropriable par tous, un mécanisme psychologique appelé effet Barnum ou effet Forer.

 Des doctorants-moniteurs ont réalisé un Zétéclip sur l’effet Puits.

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Voir aussi cet exemple pour réaliser un test mettant en évidence l’effet puits et/ou Forer.

Ci-dessous, quelques exemples glanés de-ci de-là.

  • Du sociologue Dominique Cardon, auteur d’une tribune dans « M le magazine du Monde » sur la domination des chats, bien plus nombreux que les chiens sur Internet.

« C’est en bordure du trop proche que s’est ouvert l’espace de théâtralisation de soi dans lequel les internautes se montrent, se moquent, partagent, rigolent et s’indignent. Sans doute le chat est-il pour cela l’emblème du désir expressif qu’ils projettent sur le Web : courir sur les toits, mais toujours retomber sur ses pattes ».  (Merci au Canard enchaîné du 10 août 2016)

Du philosophe Bernard Stiegler, dans l’émission La tête au carré, sur France Inter – diffusée le 7 juin 2011 et rediffusée le 27 octobre 2011.

« Je pense que nous sommes rentrés dans la société addictogène. Il n’a échappé à personne qu’il y a des parfums qui s’appellent « addict », qu’il y a des jus de fruits qui s’appellent « addict ». Moi-même, j’ai recensé 51 marques « addict » sur Paris uniquement. Qu’est-ce que la société addictive ? Qu’est-ce que l’addiction dans ce contexte là ? Je soutiens personnellement, mais tout le monde n’a pas ce point de vue, la société addictive c’est une société dominée par la pulsion. Évidemment, l’addiction est une dépendance, mais toutes les dépendances ne sont pas des addictions, par exemple, quand on aime quelqu’un, on est dépendant de la personne qu’on aime, et cette dépendance est une bonne chose. Mais ce que je crois, c’est qu’il y a addiction lorsqu’il y a une dépendance qui produit ce que j’appelle après Gilbert Simondon, un philosophe français, de la « désindividuation ». C’est à dire qu’au lieu de m’enrichir de cette dépendance – parce qu’on peut être dépendant, moi, je suis dépendant de la philosophie, c’est mon métier mais j’en ai besoin, je ne peux pas m’en passer – il y a des dépendances qui stérilisent. Et aujourd’hui, les dépendances stérilisantes, se sont généralisées, parce que le marketing en a fait son principal objet de création de marché.(…)

Question auditeur : « Est-ce qu’il y a un lien entre l’addiction et le rituel, et dans ce sens, l’augmentation des addictions n’est-elle pas liée à la baisse des pratiques religieuses ? »

Bernard Stiegler : « Ce qu’il y a derrière cette question des religions ou du rituel d’une façon générale, c’est l’éducation. La religion, c’est une forme d’éducation, une forme absolument respectable d’ailleurs à mes yeux, et je pense que c’est une éducation dans l’investissement précisément. C’est-à-dire que ce soit une religion, que ce soit un rituel, que ce soit l’éducation tout court, ceux qui éduquent et ceux qui sont éduqués sont les acteurs de leurs investissements. C’est-à-dire que ce sont eux… Par exemple, la mère qui s’occupe de son enfant, Donald Winnicott qui a beaucoup parlé de cette relation parle d’ailleurs d’une relation addictive, il emploie le mot « addicted », cette relation, c’est une relation où la mère, en élevant son enfant, s’élève elle-même si je puis dire, où elle s’élève, elle se développe, elle s’enrichit. Toutes les mères et tous les pères aussi bien entendu savent ça. C’est à dire que le bonheur d’éduquer un enfant, c’est de s’apprendre quelque chose à soi-même. Le problème se pose dans notre société là où l’éducation a été remplacée par une ingénierie du marketing qui nous prescrit des modes comportementaux que nous ne produisons pas nous-mêmes et qui donc, ne sont pas des investissements de notre part. Nous sommes dans une société absolument grégaire ».

(nous en avons fait un TP avec mon camarade Julien Lévy ici : Les addictions selon Bernard Stiegler : de la philosophie au rayon promo).

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Dialogue sur l'effet Pangloss

Ce dialogue a été réalisé par le groupe de doctorants-minoteurs de l’atelier CIES Zétéclips 2010 pour illustrer l’effet Pangloss (pour plus de détail sur le raisonnement panglossien, voir Outillage Critique). Il fait l’objet d’un vidéoclip visionnable ici (version longue, version courte) réalisé par Nicolas Berthier, Axelle Davidas, Cyrille Martin et Marion Sevajol. Direction Richard Monvoisin.
Ci-dessous, le dialogue qui orne la voix off de la version longue.


Personnages
– p pour panglossien-ne
– z pour zététicien-ne 

Pangloss nous accroche

Point d’effet sans cause (dans le meilleur des mondes possibles) 

Les girafes introduisent l’effet pangloss

p Plus d’1.5 million d’espèces ont été répertoriées, et on estime qu’il en existe au moins  cinq millions différentes ! Cette diversité est vraiment incroyable lorsqu’on pense à toutes les spécificités qu’ont dû développer ces espèces…

z C’est-à-dire ?

p Et bien par exemple, le cou de la girafe a été allongé pour lui permettre de manger les feuilles les plus hautes des arbres. Cela lui a permis de survivre dans la savane, alors que si son cou n’avait pas été allongé, il n’y en aurait plus de nos jours.

z Non, le cou de la girafe n’a pas été agrandi dans un objectif précis. C’est simplement que les girafes aux cous les plus longs étaient avantagées pour se nourrir, et se reproduisaient donc plus facilement que les autres. De génération en génération, seules les girafes les plus adaptées à la savane, c’est-à-dire celles qui avaient un grand cou, ont transmis efficacement ce caractère à leurs descendants. On peut penser que les girafes ont été sélectionnées naturellement selon le critère héréditaire qu’est la taille du cou.

La théorie de l’évolution introduit le finalisme

p Humm, comment peux tu en être sûr ?

z C’est la seule explication scientifique validée : la théorie de l’évolution, introduite par Darwin, est le résultat d’une démarche scientifique, alors que ton raisonnement se base sur une hypothèse finaliste.

p Une hypothèse finaliste ? Je ne comprends pas.

L’archer explique le finalisme

z Imagine un archer les yeux bandés qui décoche une flèche. Elle va se planter dans le mur en face. Une personne découvrant cette flèche pourrait faire l’hypothèse qu’un archer l’a décochée en visant cet endroit précis, comme si il y avait une cible. Cet objectif d’atteindre un endroit précis est une hypothèse finaliste, et en plus erronée puisque l’archer avait les yeux bandés.La cible n’existe pas forcément, l’archer non plus, et, encore plus important, la volonté de viser n’est pas une bonne hypothèse pour expliquer la position de la flèche.

z Quand tu considères que l’objectif à atteindre, pour la girafe, c’est d’avoir un long cou, et qu’on aurait dirigé l’évolution de la girafe dans cette direction, tu fais le même raisonnement que la personne qui découvre la flèche…

Behe introduit la complexité irréductible

p D’accord, l’état actuel de la girafe ne permet pas d’en déduire une volonté quelconque d’atteindre cet état, et en plus tu me dis qu’un processus de sélection naturelle explique très bien son long cou. En revanche, j’ai entendu parler un biologiste, Michael Behe, qui dit que cette sélection naturelle n’explique pas tout, en prenant pour argument la complexité irréductible de certains systèmes biologiques.
 
z Je ne connais pas…
 
p Ce biologiste explique qu’il existe des systèmes irréductiblement complexes : ils sont composés de plusieurs parties ajustées et interagissantes qui contribuent chacune à sa fonction, alors que l’absence d’une quelconque de ces parties empêche le fonctionnement du système complet.

La tapette à souris explique la complexité irréductible

p Pour l’illustrer, on peut prendre une tapette à souris. Chaque élément du piège a un rôle précis
dans son fonctionnement :

– Le fromage attire la souris et fait office de détente : il permet donc de déclencher le mécanisme quand la souris est sur le piège ;
– La tige est comme une gâchette qui libère l’abattant ;
– Qui lui, sert bien sûr à attraper la souris ;
– Le ressort actionne l’abattant ;
– Et finalement, le socle maintient le tout en place grâce à des fixations, et permet de placer le piège n’importe où.

Si l’un des éléments constitutifs du piège est enlevé, alors le piège ne fonctionne pas : c’est ce qui définit la complexité irréductible d’un système.

z Ok, mais en quoi ce principe contredit-il la théorie de l’évolution ?

L’argument de complexité irréductible soutient l’hypothèse finaliste

p Pour être le résultat d’une évolution, tout système doit pré-exister sous une forme plus simple, alors qu’il n’existe pas de systèmes précurseurs plus simple pour un système de complexité irréductible.

z Et pourquoi pas ?

p Michael Behe explique qu’un tel système ne peut pas être fonctionnel, puisque chacun de ses éléments est indispensable. Autrement dit, il ne peut pas exister de tapette à souris ne possédant qu’une partie des éléments initiaux qui permette tout de même d’attraper des souris.

p Un système précurseur non fonctionnel ne présente aucun avantage sélectif et ne serait donc pas forcement conservé. C’est-à-dire que la personne qui détient une tapette à souris qui ne fonctionne pas, aura autant de souris chez elle que son voisin qui n’a pas de tapette du tout. De cette façon, les personnes possédant une tapette à souris qui n’attrape rien auront plutôt tendance à s’en débarrasser, et plus personne ne posséderait de tapette.

p Cela prouve que le premier système apparu était un système fonctionnel complexe et donc que chaque élément a été façonné pour contribuer au bon fonctionnement du système complet. Il n’y a pas d’évolution possible de cette tapette à souris puisqu’il n’y en a pas de fonctionnelle pouvant évoluer en une tapette actuelle.

p Il y a donc obligatoirement un concepteur qui est derrière l’invention du système. Et ce piège a
effectivement été inventé pour attraper des souris.

p Pour revenir aux systèmes biologiques, on peut prendre l’exemple de l’oeil : il est tellement complexe qu’il a forcement été conçu tel quel dans l’objectif de permettre la vue, ce qui contredit la théorie de l’évolution.

z A mon avis tu te trompes : il peut exister un système précurseur fonctionnel à un tel système.
Je peux par exemple te proposer une évolution de la tapette à souris qui contredit cette hypothèse.

L’argument de complexité irréductible dans la tapette à souris

z On peut partir d’un morceau de fil métallique courbé et maintenu ouvert. La plupart des souris font tomber le piège ou arrivent à s’en défaire. Pourtant, il vaut mieux avoir celui ci que pas du tout.

z Ajouter un ressort à ce piège donne plus de force à la fermeture.

z Avec un appât, le piège est rendu encore plus efficace en attirant les souris. 

z Les pièges précédents doivent être soigneusement calés contre un mur ou un autre objet. La fixation au sol du ressort permet de l’utiliser partout où le sol le permet, et les souris ne pourront plus le renverser.

z La fixation du ressort à un morceau de bois est encore mieux, car on peut déplacer le piège et
l’utiliser n’importe où dans la maison.

z Modifier la forme de l’abattant augmente ses chances de toucher la souris. L’extrémité libre de
l’abattant est trop lâche pour attraper une souris, alors que s’il se referme pour passer dans les torsions du ressort, l’abattant devient efficace sur tous ses côtés.

z Le positionnement doit être fait de façon très précise dans ce piège. L’ajout d’un autre morceau de fil de fer rend plus facile sa fixation et son déclenchement. Quand une souris pousse la tige, le coin de l’abattant est libéré et la tapette actionnée. Par effet de levier, la tige nécessite moins de force pour déclencher le piège.

z La partie verticale du fil est inutile et peut même gêner la trajectoire de l’abattant. Raccourcir cette partie rend le piège moins coûteux et plus efficace. On voit dans cette étape que le système précurseur peut avoir plus d’éléments que l’actuel, autrement dit le système précurseur n’est pas forcément plus simple. Cette modification a des effets secondaires non négligeables : la tige, par exemple, était une amélioration facultative car le piège pouvait fonctionner sans, mais devient maintenant nécessaire suite à la modification des autres éléments.

z En positionnant le bout de la tige sous le fromage plutôt que sous le coin de l’abattant, une souris déclenchera plus sûrement le piège en mangeant le fromage.

z Il est plus facile et reviendra moins cher d’utiliser un fil de fer ordinaire pour l’abattant, et unautre pour le ressort. Dans le système précurseur, un seul élément tient deux rôles, celui deressort et celui d’abattant. Dans ce système, chaque élément remplit une fonction unique et nécessaire, ce qui, étape par étape, rend le système irréductiblement complexe.

z En conclusion, en proposant un modèle d’évolution de la tapette à souris, j’ai montré comment un système très simple peut évoluer pour finalement devenir d’une complexité irréductible.

L’argument de complexité irréductible dans l’oeil

p Ok, ton exemple est pas mal pour ce qui concerne la tapette à souris, mais est ce que tu penses pouvoir appliquer le même raisonnement pour un système biologique aussi complexe que l’oeil ?

z Je suis d’accord avec toi, l’oeil est un organe complexe et extrêmement spécialisé… Comment une telle structure a-t-elle pu résulter de la sélection naturelle ? Et bien, l’oeil primitif (ou « eye spot »), était retrouvé chez les organismes unicellulaires comme par exemple le stigmate chez Euglena. Le point rouge que l’on peut apercevoir permet de détecter la présence ou l’absence de lumière. Il est composé de protéines appelées photorécepteurs. Ces molécules sont de la même famille que des protéines déjà présentes chez nos ancêtres les bactéries. Cet « eye spot » représente un avantage sélectif, car il permet chez les organismes utilisant l’énergie solaire de rester dans des zones lumineuses, ou à l’inverse être protégé dans un endroit obscur.

z Une amélioration de cet « eye spot » chez les organismes pluricellulaires aboutit à la formation d’un « proto eye » permettant de détecter la direction de la lumière. En effet, une cavité contenant des cellules photo-réceptrices se forme : les rayons lumineux n’atteignent plus la totalité des cellules. Ce stade d’évolution de l’oeil est visible chez les vers plats comme le planarian.

z Au fur et à mesure que l’incurvation se fait plus forte, détecter la direction de la lumière devient
plus précis, jusqu’au stade « chambre noire » où les images peuvent être perçues. L’oeil du Nautile en est une illustration.

z La prolifération de cellules transparentes recouvrant la partie ouverte de l’oeil est un avantage sélectif qui permet à celui-ci d’éviter toute contamination.

z Cette couche de cellules transparentes protectrices va se diviser en deux membranes puis se
remplir d’un liquide ce qui facilite le transport d’oxygène et de nourriture jusqu’à ces cellules. La simple introduction de liquide entre ces deux membranes va avoir pour conséquence la formation d’une lentille bi-convexe. Ainsi les rayons lumineux seront focalisés, et donc la « quantité de lumière » perçue sera augmentée. Les lobopodes, des vers à pattes vivant il y a 500 millions d’années, possédaient ce type de lentille primitive. Pouvoir focaliser la lumière permet d’avoir une meilleure perception dans l’obscurité, l’acquisition de ce trait de caractère leur a permis de se réfugier plus profondément.

z À partir de cette ébauche primitive, l’évolution de l’oeil continue. On aboutit à la formation de la cornée, qui est une couche protectrice, et de l’iris qui permet de régler l’orifice d’entrée de la lumière. Cela rend avantageux un agrandissement de l’oeil et lui permet de s’adapter aux variations de luminosité.

z Chaque élément composant l’oeil a évolué en fonction des espèces et de l’environnement dans lequel elle se trouve, pour aboutir à la formation d’une grande diversité d’yeux spécialisés.Ainsi, on retrouve plusieurs types de photo-récepteurs très spécialisés permettant la détectionde différentes couleurs, ce qui explique que les insectes peuvent détecter les UV alors que leshumains non. Selon le même principe, les différentes formes de rétines et d’iris reflètent la spécialisation d’un oeil, que ce soit son adaptation à un milieux aquatique ou non, ou à un milieux plus ou moins lumineux.
Il a été prouvé que ces évolutions sont le résultat d’une succession de mutations aléatoires qui ont permis aux différentes espèces de mieux survivre dans leur milieu, où d’en coloniser de nouveaux. Il est important de comprendre que la majeure partie des mutations aléatoires apparaissant ne représentent pas un avantage sélectif. La complexité et la diversité des différents types d’yeux existants appuient la théorie de la sélection naturelle. Une multitude d’yeux différents pour des environnements, des utilisations et des adaptations à des milieux différents.

Conclusion sur les hypothèses finalistes

z Tes arguments sont faux, mais en plus, ils soutiennent que l’évolution est un processus dirigé, et donc soutiennent une hypothèse finaliste. Ça revient à essayer de prouver qu’un archer aurait visé l’endroit atteint par la flèche alors qu’en fait elle a été tiré au hasard, ou que l’oeil a été conçu pour voir.

Et faire une hypothèse finaliste sous prétexte que l’on ne sait pas expliquer quelque chose ne découle pas d’une démarche scientifique mais d’une croyance, et ne peut donc pas contrer la théorie scientifique de l’évolution.

z L’utilisation d’arguments finalistes pour soutenir des thèses pseudo-scientifiques contre la théorie de l’évolution est répandue. Par exemple aux États Unis, des personnes ont voulu orienter les programmes scolaires en faveur de ces croyances, appelées le dessein intelligent. Heureusement, la justice américaine a conclu, durant le procès de Dover, que le dessein intelligent ne doit pas être enseigné en tant que théorie scientifique.

L’effet Pangloss

z Certains zététiciens appellent ce biais de raisonnement l’effet Pangloss, du nom d’un personnage dans Candide. Il déclare qu’il n’y a point d’effet sans cause et que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes. Cela sous entend qu’une volonté ayant pour finalité le meilleur des mondes l’a amené à son état actuel…

Générique

  • Nous entendons parfois…
  • C’est la fatalité.
  • J’ai découvert les numéros du loto grâce à mon intuition.
  • Les Africains ont le rythme dans la peau.
  • Sommes-nous fait pour travailler ?
  • La nature est bien faite : pour preuve, le nombre d’or se retrouve un peu partout.

Ils ont affirmé…
J. Gautheret, Le Monde, 14/01/2010
« Haiti, la malédiction.
« C’est un pays […] qui semble depuis plus de deux siècles condamné au malheur. »
R. Chauvin, Nos pouvoirs inconnus, 1997

« Les forces en action dans l’univers sont très précisément calculées pour permettre l’apparition de l’homme […]. »

N. Sarkozy, Discours de Dakar, 26/07/2007

« Dans cet univers où la nature commande tout, […] l’homme reste immobile au milieu d’un ordre immuable où tout semble être écrit d’avance. »

Retrouvez le rapport complet des doctorants, ainsi que la description de cet atelier.

RM

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Ateliers zétéclips – Clips critiques à l'usage des enseignants

En 2008 fut créé l’atelier Zétéclips au Centre d’Initiation à l’Enseignement Supérieur (CIES) de Grenoble. L’objectif était de faire plancher des doctorants-moniteurs de toutes disciplines sur la réalisation de clips vidéo illustrant des sophismes, effets, facettes zététiques, erreurs de raisonnement ou misreprésentations en science. Format libre, peu importe les compétences techniques audiovisuelles, le tout est de créer de la ressource pédagogique solide sur le plan scientifique, outillant les enseignants, et en passant un bon moment.
 La saison 2011-2012 démarre, aussi est-ce le temps d’une petite rétrospective, et d’une mise en lumière des travaux réalisés.

 


Les zétéclips : qu’est-ce que c’est ?

Les zétéclips 2009

Zétéclip Effet boule de neige – affaire « piano-man »

Zétéclip Effet Cigogne – la lune rousse

Zétéclip Effet Impact  – le DHMO

Zétéclip Effet Probabilité inversée

Les zétéclips 2010

Zétéclip Effet Puits

Zétéclip Effet Pangloss

Les zétéclips 2011

Zétéclip Effet blouse blanche – les frères Bogdanoff et le CERN

Zétéclip Effet Cigogne – Exemple de Dr House

Les zétéclips 2012


Les zétéclips : qu’est-ce que c’est ?

Nous sommes partis de l’idée que le flux d’information que les étudiants, et particulèrement les élèves reçoivent est majoritairement audiovisuel (télévision, internet, etc…)., et notre expérience nous montre que le support vidéo est facilement captivant dans les cours de pensée critique. La zététique étant une longue suite d’outils critiques aisés à imager, créer des clips « maison » était utile non seulement pour ceux qui les confectionnent, mais aussi pour ceux qui les regarderont. D’une pierre deux coups.

Quant à la charte graphique, très franchement, peu importe ! L’objectif est que les doctorants se fassent plaisir, en produisant un outil aussi rigoureux qu’amusant à regarder.

Note historique : le directeur du CIES de Grenoble de l’époque s’appelait CorteX_Didier_Retour Didier Retour, et c’est lui qui a soutenu le projet, avec ses collègues directes Michelle Vuillet et Régine Herbelles

Didier est brutalement décédé le 10 décembre 2010.

Les zétéclips 2009

  • Zétéclip Effet boule de neige – affaire « piano-man »

réalisé par Florent Cadoux, Thibaut Capron et Fabien Gaud.
[dailymotion id=x8omgr] 

  • Zétéclip Effet Cigogne – la lune rousse

réalisé par Lydia Caro, Bénédicte Poncet et Vivien Robinet.

[dailymotion id=x8omom] 

  • Zétéclip Effet Impact  – le DHMO

réalisé par Adrien Bousseau, Aldric Degorre, Fabien Gaud et Thierry Stein.
[dailymotion id=x8oroy] 

  • Zétéclip Effet Probabilité inversée

réalisé par Yoann Gabillon, Clément Moulin-Frier et Evaggelos Kritsikis.
[dailymotion id=x8uvl5]Description de l’effet

à portée pédagogique« , 2009.

Cet atelier a été primé meilleur projet CIES par les doctorants 2009 (zététiquement parlant, être qualifié de « meilleur » ne dit rien de la qualité intrinsèque – mais ça fait plaisir quand même !).

 

Les zétéclips 2010

  • Zétéclip Effet Puits

réalisé par Cyril Courtessole, Alexandre Porcher, Aurélien Trichet et Rémi Vial.
[dailymotion id=xkpol8] 

  • Zétéclip Effet Pangloss
réalisé par Nicolas Berthier, Axelle Davidas, Cyrille Martin et Marion Sevajol (entièrement réalisée à l’aide du logiciel libre Synfig).

Version longue (12mn37)
[dailymotion id=xdgknh]Version courte (3mn49)
[dailymotion id=xizm8p]Voir l’article Dialogue sur l’effet Pangloss 

Les zétéclips 2011

  • Zétéclip Effet blouse blanche – les frères Bogdanoff et le CERN

Réalisé par Mickaël Bordonaro, Maël Bosson, Thomas Braibant et Samuel Vercraene.
Deux parties de clip à comparer :
1ère partie
[dailymotion id=xkpqw2]2ème partie
[dailymotion id=xkprrc] 

  • Zétéclip Effet Cigogne – Exemple de Dr House

réalisé par Youssef Khoali, Clélia Pech, Matthieu Simonet et Xiaolan Tang,

 Script de la voix off du zététclip effet cigogne

Les zétéclips 2012

Thèmes encore non arrêtés.

Equipe : Adeline Bouvier, Gaëlle Chastaing, Joseph Emeras, Alexander Kondratov, Yvan Rivierre, Adeline Robert, Charlie Verrier et Ariel Waserhole.

 

https://cortecs.org/administrator/index.php?option=com_content§ionid=-1&task=edit&cid[]=264
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Décortiqué – Relativité : Einstein contredit par des chercheurs du CNRS

Ci-dessous, une analyse de l’article du Figaro du 23 septembre 2011, Relativité : Einstein contredit par des chercheurs du CNRS.

Préambule : vous rappelez-vous l’arbre des possibles ? (voir ici, Illusion par validation subjective).
Faisons ici un petit arbre des possibles.

Soit ce scoop se révèle vrai – et nous assistons à un bouleversement de la physique – et donc à la confirmation que les médias avaient raison. Soit elle se révèle fausse – et nous oublierons qu’elle a existé, comme… les dizaines d’annonces du même type qui jalonnent les médias chaque anné (on relira par exemple Scénarisation de l’information : la technique de la peau de l’ours, ou bien les nombreux exemples dans Pour une didactique…)
Quel que soit le cas, personne ne pensera à venir épingler les Science & Vie, Sciences & Avenir, AFP, le Monde ou le Figaro lorsqu’ils nous alignent des effets d’annonce de ce type.
Ah si. Nous.
(et Arrêt sur Image, semble-t-il)


Complément ajouté le 16 mars 2012 – Nous attendions la suite de cette histoire avec impatience. Elle est arrivée dans ce très court article du Figaro titré Neutrinos pas plus rapides que la lumière, à lire à la fin de l’analyse de R. Monvoisin.


Analyse de RM : en noir

Je vais pointer seulement deux choses dans cet article : l’effet peau de l’ours, mais aussi l’épistémologie douteuse. Ces deux critiques sont valides que la nouvelle s’avère réelle ou non.

  • L’effet peau de l’ours

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Tout l’effet repose sur l’accroche du titre :

Des chercheurs du CNRS ont montré que des particules sont capables de voyager plus vite que la lumière.

Ton indicatif, pas de conditionnel, la nouvelle est à 100% démontrée. Pourtant, quand on entre dans l’article, la prétention de départ se dégonfle un peu.

Voici quelques exemples.
 
Si c’est vrai, c’est une véritable bombe pour la physique (…)
(…) Si les mesures de Dario Autiero et de ses collègues du CNRS à Lyon sont justes (…)
Les conséquences seraient tellement importantes que tous les spécialistes se veulent prudents et demandent que l’expérience soit reproduite ailleurs (…)

Cette technique journalistique : « je fais un titre péremptoire + un contenu où je mets des conditionnels » est une sorte de cache-misère. Comme le/la journaliste n’a pas les moyens de vérifier directement, il y a bluff sur l’annonce. Soit la nouvelle est vraie, et c’est « tout bénef ». Soit la nouvelle est fausse, et dans ce cas le journal brandira l’article pour rappeler la prudence avec laquelle ils ont traité le sujet. Il ne s’agit bien sûr pas du tout d’une spécificité du Figaro : cette technique est tellement courante qu’on se demande si elle n’est pas enseignée.

  • L’épistémologie douteuse
Si c’est vrai, c’est une véritable bombe pour la physique, c’est une découverte comme il en arrive tous les siècles», commente Thibault Damour
 
Cette phrase n’est pas bien grave en soi, même si elle laisse penser qu’une fois par siècle au moins un domaine est bouleversé. Ce n’est pas le cas : certains domaines sont plus stables que d’autres, d’autres étant même encore en pleine construction. En tous les cas, cette régularité prétendue n’a pas de sens, d’autant que le nombre de chercheurs travaillant n’a jamais été aussi important que maintenant. La probabilité de trouver de grands bouleversements est par conséquent inhomogène dans l’histoire humaine.
 
(…) Un phénomène tout simplement impossible d’après la théorie de la relativité restreinte d’Einstein
 
Inexact. L’impossibilité de quelque-chose ne se démontre pas (principe zététique). La théorie de la relativité ne prévoit pas ce phénomène, ce qui est différent. Ou plus précisément encore, que ce phénomène advienne et il faudra changer de théorie explicative. Une théorie n’a pas pour capacité à décréter des impossibilités « réelles ».
 
Si les mesures de Dario Autiero et de ses collègues du CNRS à Lyon sont justes, c’est toute la physique moderne qui est à revoir.
 
Heureusement que non. De même que la physique quantique n’a pas balayé la physique passée, mais a donné un cadre interprétatif plus vaste d’un nombre plus grand de phénomènes, cette nouveauté si elle se révèle exacte ne mettrait pas à revoir tous les acquis de la physique, mais permettrait de les revisiter.
 
Les conséquences seraient tellement importantes que tous les spécialistes se veulent prudents et demandent que l’expérience soit reproduite ailleurs, avec une autre équipe, avant de jeter d’un coup à la poubelle tout le travail d’Einstein sur la relativité.

Ils ont raison d’être prudents, car comme se le répète le sceptique, à prétention extraordinaire, preuve extraordinaire. (voir Outillage critique).  Par contre, même remarque que précédemment : le travail d’Einstein n’ira bien sûr pas à la poubelle. Nous sommes en plein scénario « déboulonnement d’idoles ».

La violation de la vitesse de la lumière a été observée sur un faisceau de neutrinos, (…)

Violation ? Le terme est impropre, car hérité du sens légaliste de Loi. Pour le problème posé par la métaphore juridique, voir Epistémologie – la loi en science et la métaphore juridique

(…) Un décalage qui paraît infime, mais qu’aucune théorie actuelle n’est capable d’expliquer.

Là, épistémologiquement, c’est bien plus juste : aucune théorie pour l’instant n’est en mesure d’intégrer ce fait nouveau. Cela n’enlève rien aux théories précédentes et à la prédictivité qu’elles offraient, mais les rend incomplètes.

RM

Complément

CorteX_Uzon_BarrauLe 3 octobre 2011, le physicien Jean-Philippe Uzon, chercheur en physique théorique et le cosmologiste Aurélien Barrau (que je connais, il est dans la même université que moi, au laboratoire de physique subatomique et de cosmologie (LPSC) de Grenoble) débattaient d’un sujet trépidant sur le plan épistémologique et sur lequel nous reviendrons au CorteX : les Multivers. Cela se passait sur France Culture, dans l’émission Contient Sciences. A la fin de l’émission, S. Deligeorges réintroduit la question de ce scoop. La réponse qu’en fait J-P. Uzon, commentée par A. Barrau, participe de notre analyse.

 

Non seulement il convient d’être précis (ce n’est pas la vitesse de la lumière qui change, mais potentiellement des particules qui la dépasseraient, en encore, ce qui n’est pas acquis) mais en outre le processus d’annonce dans les médias est très dérangeant.

Rappelons-nous que les cas où les médias se sont emparés de résultats avant même que les spécialistes puissent les regarder étaient de mauvais augure (Mémoire de l’eau, fusion froide, gène de l’homosexualité etc.).


Le 16 mars 2012, le Figaro.fr revient en catimini sur cette annonce :

Les neutrinos mesurés cet automne par l’expérience Opera n’allaient pas plus vite que la lumière, selon les calculs effectués par une autre équipe pour tenter d’élucider ce résultat qui remettait en cause la physique d’Einstein, a annoncé aujourd’hui le CERN.

Cette nouvelle mesure indique que les neutrinos n’ont pas dépassé la vitesse de la lumière, selon un communiqué du Centre européen de recherches nucléaires (CERN). « Il commence à y avoir des présomptions selon lesquelles les résultats d’Opera seraient liés à une erreur de mesure« , ajoute ce communiqué.

A suivre ! G.R.

 

 

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Ethnologie, anthropologie – Quelques "perles" de Claude Lévi-Strauss

En 1988, Jacques Chancel interrogeait l’ethnologue Claude Lévi-Strauss au micro de France Inter. Le chercheur venait de fêter ses 80 ans, et ne se doutait probablement pas qu’il vivrait jusqu’à pratiquement 101 ans. L’homme, humble, est décédé en octobre 2009, soit plus de 20 ans après cet entretien de la série Radioscopie dont nous reproduisons ici de petits morceaux choisis qui stimulent la réflexion critique, que l’on soit féru d’ethno-anthropologie ou non. A déguster comme des petits Bretzel intellectuels !
Attention : ce sont les « à-côtés » de son travail qui nous intéressent ici. Pour resituer son œuvre, on lira avec intérêt la très courte description « Claude Lévi-Strauss : un parcours dans le siècle« , par Philippe Descola au Collège de France en 2008.


  • Dans ce premier extrait, Claude Lévi-Strauss avoue « ne jamais avoir eu de préoccupations religieuses« , mais avoir appris à être tolérant, par la fréquentation des diverses croyances du monde (*).
  • Dans ce passage, Lévi-Strauss prend bien soin de délimiter son champ de compétence, ce qui est suffisamment rare pour être souligné. « avez-vous eu un maître spirituel », la réponse est manifestement… non. Il répond de ses filiations intellectuelles, notamment Marx. Ni dieu, ni maître, donc mais une influence marxiste très nette et un certain militantisme. L’ethnologue est pourtant assez critique sur un engagement politique, pris dans un dilemme intéressant.
  • Anecdote croustillante, en sortant de l’agrégation de philosophie, Lévi-Strauss s’est acheté un livre d’…. astrologie ! Pourquoi ? réponse ci-dessous.
  • Petite recension des ouvrages du savant.
  • A propos du bazar que la sortie du livre Tristes tropiques créa.
  •  Seconde anecdote, qui témoigne plus de la bêtise du journaliste, qui voit de la perfidie là où il n’y a que constat. Parlant de Simone de Beauvoir, on notera que C. Lévi-Strauss ne verse absolument pas dans le sexisme, mal pourtant répandu dans sa génération intellectuelle (*).

Commentaire de Guillemette Reviron : »dans « La plus belle histoire des femmes » (p. 245), Sylviane Agacinski cite un passage de C. Lévi-strauss dans Tristes tropiques : « Le village entier partit le lendemain dans une trentaine de pirogues, nous laissant seuls avec les femmes et les enfants dans les maisons abandonnées « . Très bel exemple de sexisme ordinaire, dans lequel nous tombons toutes et tous – en quoi rester avec les femmes et les enfants revient à rester « seuls » ?

  • Morceau d’anthologie : Lévi-Strauss parle de psychanalyse, et son analyse est sous un certain nombre d’aspects proches de la nôtre – nous serions toutefois moins cléments que lui sur l’apport de la méthodologie psychanalytique, tant l’histoire en particulier du freudisme est entachée de fraudes diverses (pour en savoir plus, voir Psychologie, philosophie – L’illusion freudienne, par Michel Onfray).
  • Il parle d’une sorte de misanthropie qui l’atteint désormais.
  • Pour finir, cet extrait parlant de la reconnaissance, et du fait que la réputation dont il jouissait n’était pas basée sur ce qu’il aurait lui-même gardé. Cet extrait est d’une modestie tout à fait rare dans des temps où les feux de la rampe éclairent et font chauffer même les crânes les plus remplis.

Les coupes faites dans l’émission sont bien sûr arbitraires. Nous gardons à disposition l’émission pour permettre des comparaisons.

RM

* Hormis ce passage final où C.L-Strauss avance qu’il est « naturel » de respecter les croyances, tombant dans l’argumentaire naturalisant tel que décortiqué ici. Bien sûr, il s’agit d’une façon de parler. Mais les façons de parler sont comme certains gaz toxiques : sournois car inodores ou insipides.

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Biologie, essentialisme – Nature, écologisme, sexisme, racisme, spécisme

Qu’est-ce que la nature ? Y a-t-il seulement lieu de se poser une telle question ? Si le terme nature désigne uniquement la mer déchaînée, les montagnes enneigées, les gazelles fuyant devant les lions, les petits ruisseaux serpentant sur les collines, les abeilles qui butinent etc., on ne perçoit pas forcément l’intérêt d’y réfléchir ; mais la question prend toute son d’importance lorsqu’il s’agit d’expliquer les références incessantes à la nature dans les médias, les débats politiques ou encore la publicité. On préfère manger naturel, on s’oriente parfois vers des médecines dites naturelles, on justifie ses comportements en invoquant sa propre nature, on condamne des pratiques sexuelles sous le prétexte qu’elles seraient contre-nature… Au sein du Cortecs, nous avons rencontré ce concept si souvent qu’il ne nous semble plus du tout anodin ; le besoin se faisait nettement sentir d’analyser les sens qu’on lui prête et les représentations qu’il véhicule. L’objet de cet article est de présenter notre manière d’aborder, avec un large public, cette notion bien plus complexe qu’elle n’y paraît et les questions qu’elle soulève.

Précautions : comme ce sujet est particulièrement propice aux réactions affectives, tout comme mes collègues du Cortecs, je commence toujours mes interventions en prenant deux précautions : présenter la différence entre acte de foi et remport d’adhésion et discuter des différents sens du mot science, ceci afin de bien délimiter mon cadre de travail et de prévenir de nombreux malentendus. Les différentes étapes de l’exposé 1. Je tente de faire sentir au public la difficulté de définir simplement les mots nature ou naturel 2. Je donne une définition scientifique de naturel, chimique, synthétique et artificiel 3. J’analyse trois représentations de la nature véhiculée par les médias en les confrontant aux connaissances scientifiques actuelles 4. Je fais un bilan du rôle que joue la nature dans certaines trames argumentatives

Une définition scientifique du mot nature

Cette partie reprend en grande partie le travail « Naturel, chimique » de Denis Caroti : si vous souhaitez approfondir le sujet, c’est ici. 

Une définition difficile à saisir

L’idée est de faire sentir au public que nos représentations de la nature sont souvent incohérentes. Pour cela, je passe en revue très rapidement différents sens qu’on prête volontiers à naturel, en donnant dans la foulée un contre-exemple qui démontre que la définition proposée ne tient pas : c’est la méthode de la réfutation par le contre-exemple. Cela donne :

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– naturel = qui n’est pas produit par l’Humain → mais alors le saucisson n’est pas naturel – naturel = qui n’est pas produit de manière industrielle → mais alors, le jus de fruits « bio » ne serait pas systématiquement naturel – naturel = qui n’est pas chimique → mais alors la photosynthèse ne serait pas naturelle – naturel = qui ne pollue pas → mais la digestion d’une vache produit du méthane – naturel = qui ne modifie pas son milieu → mais les éruptions volcaniques modifient leur environnement – naturel = ce qui existait avant l’Humain → mais alors, un jardin potager ne serait pas naturel – etc.    

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L’image qui me vient à l’esprit quand j’essaie d’attraper la définition de nature, c’est une savonnette (100 % naturelle, cela va de soi) : à chaque fois qu’on a l’impression de la tenir, elle nous glisse entre les doigts.    

Proposition de définition scientifique

Les programmes de physique-chimie de 3ème (BO spécial n°6 du 28 août 2008, enseignements de physique-chimie, classe de 3ème, partie A2 – Synthèse d’espèces chimiques) précisent que les enseignants doivent présenter à leurs élèves des substances synthétiques, artificielles et naturelles, ainsi que les techniques permettant leur élaboration. Mais nous venons de voir qu’il n’est pas si simple de distinguer ce qui est naturel de ce qui ne l’est pas. Alors Denis Caroti s’est penché sur la question ici et propose d’introduire ces notions de la manière suivante :

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  • chimique : une substance est chimique si elle est composée d’éléments recensés dans le tableau de Mendeleïev ou de molécules constituées de ces mêmes éléments. Avec cette définition, toute substance est chimique, sans aucune connotation négative. Le plomb, l’uranium mais aussi l’eau et la vitamine C dans un jus d’oranges pressées sont chimiques.
  • naturel : certaines substances chimiques existent sans intervention humaine, on dira qu’elles sont naturelles. Ces substances seront alors chimiques ET naturelles. C’est le cas de l’eau mais aussi de l’uranium.
  • artificiel : d’autres substances chimiques ont été inventées (on pourra dire aussi créées) par l’Humain, on dira qu’elles sont artificielles, comme le nylon ou le paracétamol.
  • synthétique : si, par définition, toute substance artificielle a été créée par l’Humain, elle a donc subi un ensemble de transformations, de réactions chimiques (hé oui, là le terme est correct !) pour être fabriquée, synthétisée. C’est aussi le cas de certaines substances dites naturelles. Par exemple, la vitamine C est présente dans une orange sauvage mais peut aussi avoir été fabriquée, synthétisée – et donc copiée dans ce cas – en laboratoire. Nous dirons qu’une molécule est synthétique si cette molécule a été produite par l’Humain, qu’elle soit naturelle ou artificielle. Précisons immédiatement qu’une molécule naturelle et sa copie synthétique sont strictement identiques et qu’à de rares exceptions près il n’est pas possible de les distinguer. Une molécule de vitamine C sortant d’une orange est identique à celle produite en laboratoire.

Pour clore cette partie, il me semble vraiment nécessaire d’insister sur deux points.

– La nature ne semble se définir que par rapport à l’Humain, mais c’est un choix totalement arbitraire et anthropocentré.

– Ces définitions sont totalement vidées des connotations positives ou négatives qui accompagnent ces mots dans le langage commun.

Le concept de nature au quotidien

Quels sens donne-t-on usuellement au mot nature ? Dans quels contextes ? Pour quelles trames argumentatives ?

J’ai recensé trois représentations principales du concept de nature et je les présente de la plus simple à la plus complexe.

Sens commun n°1 – La nature, c’est ce qui est bon

Serait naturel ce qui est bon pour la santé, serait chimique ce qui est toxique ou polluant. Comme nous l’avons déjà entrevu précédemment, cette définition n’est pas très robuste. En effet, tout ce qui est qualifié de naturel n’est pas nécessairement bon : le laurier rose est « naturel », il est également extrêmement toxique. Par ailleurs, la vitamine C est « chimique » mais indispensable pour être en bonne santé (même si Richard Monvoisin rappelle ici même qu’il y a parfois exagération de ses bienfaits ou des doses à consommer).

Cette représentation pseudo-scientifique est fréquemment utilisée par la publicité, qui exploite ainsi la volonté de tout un chacun de choisir le « meilleur » pour soi ou pour son entourage : gels douche, soupes, jus de fruits, produits laitiers, sodas, etc, la publicité a recours au naturel pour valoriser ses produits.

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C’est également le cas des médecines dites « naturelles », qui se drapent par là-même d’une connotation a priori positive. Pourtant, sans discuter de l’efficacité de telle ou telle pratique thérapeutique en particulier – c’est un sujet vraiment trop vaste pour en parler si succinctement –, assurer qu’une médecine est naturelle n’informe en tant que tel ni sur les qualités de ses effets thérapeutiques, ni sur ses effets secondaires.

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Une autre représentation fortement basée sur le concept d’une nature bonne et bienveillante est l’idée répandue que la nature est bien faite. À ce moment de l’exposé, je propose en guise d’introduction humoristique à la question, cet extrait du sketch La nature est bien faite de Florence Foresti :

Cette représentation soulève deux questions :

1 — Avant même de se demander si la nature est bien ou mal faite, il faudrait commencer par se demander si elle est faite et par qui. Toute réponse ne peut qu’appartenir au domaine des finalismes, qui sont hors-science, et relèvent donc de la sphère privée.

2 — Se pose ensuite la question du sens de l’expression « bien faite ». Vous aurez peut-être reconnu ici un effet Pangloss, effet qui désigne un raisonnement à rebours. Pour préciser un peu les choses, imaginons que je tire une flèche en fermant les yeux dans une forêt. Une fois la flèche plantée, j’ouvre les yeux, je retrouve la flèche, je trace une cible autour et je m’exclame « c’est incroyable, elle est arrivée au centre ! » : ce n’est pas parce qu’aujourd’hui le monde fonctionne comme il fonctionne que c’était pré-écrit, téléologique. Pour prendre un exemple parmi d’autres, la cicatrisation n’est pas un but d’une Création Divine ou d’un dessein intelligent : les individus qui cicatrisaient ont eu un avantage sur les autres, avantage leur permettant de survivre et de se reproduire préférentiellement. Dire que la nature est bien faite, c’est reprendre et propager, souvent malgré soi et dans une phrase apparemment sans grande profondeur, une trame rhétorique finaliste de l’Intelligent Design qui explique le monde en mobilisant une intelligence créatrice extérieure à ce même monde.

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Cette idéologie repose sur une métaphore, appelée métaphore de l’horloger énoncée par William Paley en 1802 : quand on observe une montre, le fait que chaque pièce soit parfaitement ajustée pour jouer son rôle et que ses rouages soient si parfaitement agencés est dû à l’intention de l’horloger qui a conçu chaque pièce en fonction du rôle qu’elle allait jouer. Par analogie, les adeptes de l’Intelligent Design en concluent que la nature est si bien faite qu’elle est nécessairement mue par un but sous-jacent. Ce courant milite pour que ses idées soient enseignées dans les écoles au même titre ou parfois même à la place de la théorie de l’évolution. Si aujourd’hui celui-ci n’est autorisé dans les écoles publiques ni aux Etats-Unis, ni en Europe, les enseignants restent tout de même confrontés à des élèves qui refusent la théorie de l’évolution en avançant des arguments finalistes.

Si vous souhaitez approfondir ce sujet, vous pouvez par exemple consulter les travaux de Joël Peerboom – Comment enseigner la théorie de l’évolution à des élèves croyant qu’elle n’existe pas – et/ou l’interview de Guillaume Lecointre (vidéo n°4).

Sens commun n°2 – Tout est nature mis à part les Humains

La nature serait un monde sans Humains, en parfaite harmonie et sans violence, où cohabiteraient brebis et loups dans un fragile et précieux équilibre ; la nature serait alors un paradis perdu ou une sorte de Terre mère – Gaïa ou Pachamama (on pourra approfondir ce sujet avec l’article de ?. Lambert dans le Monde Diplomatique de Février 2011 : Le spectre du pachamamisme)

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Dans cette représentation, la Nature revêt son N majuscule, elle est sacralisée.

À l’image de la Nature dans le film Avatar, elle doit affronter l’Humain qui la parasite et brise cette harmonie en outrepassant ses droits ; la Nature en colère se défend à coup d’ouragans et de tsunamis tout comme Zeus brandissait jadis son foudre.

On retrouve cette représentation, à des degrés de sacralisation plus ou moins importants, dans certains milieux politiques écologistes qui, pour amener leur public à s’interroger sur les conséquences de l’activité humaine sur l’environnement, s’appuient sur l’idée d’une Nature pure et fragile opposée à l’Humain destructeur. C’est le cas par exemple dans les films Le syndrome du Titanic de Nicolas Hulot ou Home de Yan Arthus-Bertrand, où les séquences montrant une Nature harmonieuse et sublime sont systématiquement opposées à des séquences d’images d’activité humaine polluante, en témoigne la bande-annonce du film Home :

Sens commun n°3 – Tout est nature mis à part la culture

Le sens commun n°2, en excluant totalement l’espèce humaine de la nature, devient rapidement peu satisfaisant, car l’Humain reste un mammifère qui, en tant que tel, a des comportements animaux ou innés que l’on peut légitimement intégrer dans le naturel. Le sens n°3 propose donc de lui rendre une place dans la nature tout en excluant ses comportements dits culturels, qui constitueraient le « propre » de l’Humanité. Pourtant, la frontière entre nature et culture n’est pas aussi nette que le laisse entendre cette proposition de définition. La question de la part de l’inné et de l’acquis dans le comportement humain est complexe et l’on rencontre plusieurs idées reçues sur ce sujet, y compris dans la sphère politique. Citons par exemple le débat initié en avril 2007 par certains propos de Nicolas Sarkozy, alors candidat aux élections présidentielles :

« J’inclinerais, pour ma part, à penser qu’on naît pédophile, et c’est d’ailleurs un problème que nous ne sachions soigner cette pathologie. Il y a 1 200 ou 1 300 jeunes qui se suicident en France chaque année, ce n’est pas parce que leurs parents s’en sont mal occupés ! Mais parce que, génétiquement, ils avaient une fragilité, une douleur préalable. Prenez les fumeurs : certains développent un cancer, d’autres non. Les premiers ont une faiblesse physiologique héréditaire. Les circonstances ne font pas tout, la part de l’inné est immense. »

Nicolas Sarkozy dans Confidences entre ennemis, Psychologie Magazine, n°8, Avril 2007

Certains neurologues, comme Axel Kahn, avaient alors réagi publiquement en faisant le point sur les connaissances scientifiques actuelles dans ce domaine. Vous pouvez l’écouter dans cet extrait du Magazine de la santé au quotidien du 10 avril 2007 (France 5) :

Certes le patrimoine génétique d’un individu le prédispose à certains comportements, mais le cerveau ne cesse « d’apprendre » et de réagir à son environnement ; Axel Kahn dira sur La Télé Libre.fr : « à la question : sommes-nous inné ou acquis ? il faut répondre : nous sommes 100% inné et 100% acquis ». On pourrait aussi répondre « Mu ».

Pour ceux qui souhaiteraient pousser les questionnements un peu plus loin sur l’existence d’une frontière nature-culture, il y a une piste intéressante, à creuser, dans les travaux de Richard Dawkins sur la mémétique : sa tentative d’intégrer certains processus culturels dans une lecture évolutionniste atténue encore la distinction puisque, selon sa théorie, certains « éléments de culture » subiraient variations et sélection « naturelle » dans un processus similaire à celui de l’évolution.

On pourra lire Richard Dawkins, Le gène égoïste, 1976 ou regarder les vidéos de Cyrille Barrette.

 Bref, il n’est pas si simple de distinguer, dans nos comportements, la part de l’acquis de celle de l’inné. Et ce n’est pas la seule raison de remettre en question la pertinence du sens 3. En effet, en excluant la culture humaine de la nature, il me semble difficile de se soustraire à la question de la culture animale. Je m’explique : si une certaine culture animale existe, pourquoi la considérer comme naturelle tandis que la culture humaine ne l’est pas ? Cela renforcerait le caractère arbitraire et anthropocentré d’une telle dénomination. Or les progrès récents en éthologie, en révélant que de nombreuses espèces ont développé des comportements semblables à des comportements humains dits culturels, vont dans ce sens. Citons quelques exemples , tous tirés de l’émission Sur les épaules de Darwin du 11 Septembre 2010 (France Culture) que vous pouvez écouter ici :

  • Jane Goodall découvre en octobre 1960 que des chimpanzés de la région du lac de Tanganyika, en Tanzanie, fabriquent des outils pour attraper des termites. Ceci remet en question les définitions de l’Humain et de la culture adoptées jusque-là.
  • Alban Lemasson et Martine Hausberger découvrent en 2004 que certains singes ont élaboré une syntaxe : en combinant six sons de manières différentes, ils sont capables de donner des précisions sur l’origine d’un danger.  
  • Sur l’île de Koshima, l’éthologue Syunzo Kawamura observe pour la première fois en 1953 une femelle d’un an et demi laver une patate douce dans l’eau : elle la tient dans une main et la frotte avec l’autre. En 1965, Masao Kawai publie son analyse de la transmission de ce nouveau savoir-faire aux autres membres du groupe : les adultes et surtout les mâles, qui sont moins en contact avec les femelles, s’approprient peu cette pratique tandis que la plupart des jeunes de moins de 4 ans l’apprennent au contact de leur mère. Ce comportement est ensuite complètement adopté par les nouvelles générations, tandis qu’il est inexistant dans des groupes de singes identiques vivant sur des îles voisines : la transmission et l’apprentissage d’un savoir-faire non inné fait partie du monde animal.
  • Si la culture désigne un changement de comportement suite à une expérience personnelle, que dire du comportement de ce geai décrit par Nathan J. Emery, Joana M. Dally et Nicola S. Clayton en 2004 qui cache sa nourriture et revient la chercher quand il en a besoin. Il arrive qu’un de ses congénères le remarque en train de dissimuler ses réserves et pille la cachette dès qu’il a le dos tourné. Un geai dont la cachette a déjà été pillée ne modifie pas son comportement, mais un geai qui a déjà eu l’occasion d’aller voler la nourriture d’un autre, lorsqu’il se sait observé, finit de dissimuler ses denrées mais revient plus tard pour les cacher ailleurs, un peu comme s’il projetait que son congénère pouvait avoir le même comportement que lui.

Pour aller plus loin, voici les références des articles :
LEMASSON, Alban et Martine HAUSBERGER, « Patterns of Vocal Sharing and Social Dynamics in a Captive Group of Campbell’s Monkeys (Cercopithecus campbelli campbelli) », Journal of Comparative Psychology, n°3, vol. 118, Septembre 2004, pp. 347-359
KAWAI Masao, « New-acquired Pre-cultural Behavior of the Natural Troop of Japanese Monkeys on Koshima Islet », Primates, n°1, vol. 6, Août 1965, pp. 1-30
EMERY Nathan J., Joanna M. DALLY et Nicola S. CLAYTON, « Western scrub-jays (Aphelocoma californica) use cognitive strategies to protect their caches from thieving conspecifics », Animal Cognition, n°1, vol. 7, Janvier 2004

Ces découvertes récentes rendent encore plus difficile la distinction nature-culture, distinction qui tend d’ailleurs à disparaître dans le milieu scientifique. Elle reste pourtant courante au quotidien, par exemple dans des expressions du type « il n’est pas dans ma nature de grimper aux arbres » ou « je n’aime pas jouer avec les enfants, ce n’est pas dans ma nature ». Pourtant, invoquer la nature dans ce contexte s’avère particulièrement aliénant : si tel ou tel comportement fait partie de ma nature, de mon essence, rien ni personne n’y pourra rien changer, je ne grimperai jamais aux arbres et n’aimerai jamais jouer avec des enfants ; et si je ne suis pas « entrepreneur-né », je n’entreprendrai jamais rien. C’est renoncer a priori à toute forme d’éducation et à toute volonté de changement.

Pour prendre un exemple dans la vie politique, l’extrait qui suit du film Juppé forcément de Pierre Carles, Alain Juppé invoque ses racines, pour justifier sa candidature aux élections municipales de 1995. Ce qui m’a frappée dans ce discours, c’est le rôle « dépolitisateur » qu’y joue la nature.

On pourra s’amuser à repérer dans cet extrait le champ lexical de la nature. Juppé forcément, Pierres Carles, 1995

Mais là où le recours à la nature sert particulièrement à légitimer un ordre éabli, c’est bien dans les préjugés racistes ou sexistes ; on appelle cela l’essentialisme. Plus précisément, ces préjugés s’appuient souvent sur une différence physiologique « naturelle » (sexes différents, couleur de peau, …) pour décréter que cette différence physiologique ou physique induit une « nature » différente, c’est-à-dire un ensemble de caractéristiques intellectuelles, affectives ou comportementales qui sont immuables et universelles. Comme nous allons le voir, l’essentialisme se fait une place, à des degrés divers, dans les blagues et la publicité mais aussi dans les catalogues de jouets ou la littérature enfantine et même dans le discours d’hommes politiques ou de journalistes.

Les discours essentialistes sur les Noirs – qui seraient fainéants et un peu à côté de la plaque, courraient vite, aimeraient le sexe, sentiraient fort, etc. – n’ont pas disparu. Il suffit, pour s’en convaincre, d’aller jeter un oeil à la page Racisme ordinaire qui fourmille d’exemples. J’en donnerai deux ici :

1 — la médiatisation des performances du sprinter Christophe Lemaître, présenté depuis deux ans comme  » le premier blanc à être passé sous les 10″ au 100m « , avec notamment le titre très essentialiste du 20minutes.fr du 13 août 2009 : Mondiaux de Berlin: les blancs savent-ils courir ?

2 — l’extrait d’un discours de Nicolas Sarkozy, tout juste élu Président de la République, à l’Université de Cheik-Anta-Diop de Dakar (Sénégal), le 26 juillet 2007 (le son et l’image sont un peu décalés).

Ceci dit, sans aucunement minimiser l’étendue du racisme ordinaire actuel, on peut tout de même noter que certains propos essentialistes envers les Noirs et les Arabes soulèvent l’indignation d’une partie de la population et des médias et qu’ils sont parfois condamnés par les tribunaux – je pense par exemple à certains propos d’Eric Zemmour ou de Jean-Paul Guerlain :

« J’ai travaillé comme un nègre, je ne sais pas si les nègres ont toujours tellement travaillé, m’enfin…», 15/10/10, JT de 13h (France 2)

« La plupart de trafiquants sont Noirs et Arabes », 06/03/2010, Salut les terriens (Canal+) (voir une analyse détaillée ici)

Cela ne signe pas la fin des inégalités sociales entre les Blancs et les Noirs, mais cela permet tout de même de réaliser qu’un pas a été fait…

Pourquoi cette remarque ? Parce qu’il existe une catégorie de personnes dont l’essentialisation ne provoque pas encore le même émoi : il s’agit des Femmes. Pour s’en convaincre, il suffit de se demander si quelqu’un a déjà provoqué une polémique pour avoir dit publiquement :  » les Femmes aiment s’occuper des enfants « ,  » les Femmes sont tête en l’air « , ou  » les Femmes ne s’intéressent pas à l’informatique « .

Pour une analyse détaillée de l’idée reçue :  » les Femmes ne s’intéressent pas à l’informatique « , on pourra écouter la conférence Opératrices de saisie ou hackeuses d’Isabelle Collet, contributrice du CorteX.​

Pour mesurer toute la portée de ces phrases faussement anodines, je suggère à mon public de les reprendre en y remplaçant Femme par Noir : en changeant le contexte, on se rend parfois mieux compte de l’aberration de certaines affirmations, qui ne font rien de moins que de cantonner les Femmes au foyer ou de les écarter a priori de certaines professions, sans invoquer d’autre raison que leur nature de Femme.

Pourtant, s’il est vrai que les Femmes s’occupent plus des enfants et qu’elles continuent à prendre largement en charge les travaux domestiques, il n’existe nulle preuve de l’existence de cette fameuse nature des Femmes qui les rendrait plus aptes à passer la serpillère.

CorteX_martine_menage_genetique
Parodie des albums pour enfants de la collection Martine

Si certaines recherches sont menées dans le but de mettre en évidence des différences entre les cerveaux des Femmes et des Hommes pour expliquer les différences de comportement et d’aptitude, Catherine Vidal et Dorothée Benoît-Browaeys précisent bien dans leur ouvrage Cerveau Sexe et Pouvoir qu’aucune étude ne révèle de différence signifiactive. Entendons-nous bien : quand bien même les différences physiologiques seraient telles qu’une partie de la population (Noirs, Arabes, Femmes…) serait en moyenne plus faible/moins résistante/moins intelligente/moins efficace/etc. qu’une autre (Blancs, Hommes…) – si tant est que plus « faible », « efficace », intelligente » ait un sens précis -, on pourrait toujours se demander en quoi cela devrait légitimer une différence de droits. Mais ce qui est intéressant ici, c’est que cette infériorité a priori n’est pas prouvée et reste purement spéculative, alors que d’autres pistes présentent des pouvoirs explicatifs bien plus importants. Plutôt que d’invoquer une morphologie typique du Blanc ou du Noir, le peu de performances des Blancs sur le 100m s’explique par le fait que c’est un sport peu rémunérateur et peu attractif qui reste pratiqué par les classes sociales les plus pauvres où les Noirs sont surreprésentés. C’est également le cas pour la boxe anglaise, mais le phénomène s’inverse pour le ski, où l’on ne rencontre que très peu de Noirs.En ce qui concerne les différences de comportement entre les Hommes et les Femmes, il suffit de s’arrêter dans un magasin de jouets ou de feuilleter un de leurs catalogues et de comparer ce qui y est proposé pour les petites filles puis pour les petits garçons. En attendant, voici quelques exemples sur lesquels on pourra observer le code couleur, les activités des filles et celles des garçons, mais aussi leurs attitudes.

CorteX_Fille_Barbapapa

CorteX_Garcon_astronaute

CorteX_Fille_maison

CorteX_Garcon_bricolage

CorteX_Fille_ours_calin

CorteX_Garcon_agressif

CorteX_Garcon_fille_marchand

CorteX_Garcon_fille_voiture

 

Cette catégorisation Fille-Garçon et des rôles qui leur incombent est également très prégnante dans les livres pour enfants. L’association européenne Du côté des filles qui a analysé 537 albums pour enfants fait le constat suivant : les filles sont le plus souvent représentées à l’intérieur de la maison plutôt qu’à l’extérieur, dans un lieu privé plutôt que public et dans des attitudes plutôt passives qu’actives.

Caractéristiques de la
représentation des Hommes
Caractéristiques de la représentation des Femmes
extérieurintérieur
espace publicespace privé
actifpassive
travail rémunérateurtravail gratuit et dans le cadre familial
multitude de rois, ministres, médecins,scientifiques, historiens,écrivains, policiersune femme cadre, une avocate, une reine

On retrouve également la répartition « homme = actif » et « femme = passif » dans les livres de biologie : lorsqu’il s’agit du système lymphatique, on représente majoritairement une femme ; pour le système musculaire, un homme ; de même, l’idée est assez répandue que l’ovule attend passivement l’arrivée du spermatozoïde, fougueux, combattif et… gagnant. Et la métaphore couramment utilisée pour expliquer la reproduction aux enfants, à savoir que « le papa met une petite graine dans le ventre de la maman », propage aussi cette image de l’homme actif et de la femme passive. La publicité n’est pas en reste et véhicule elle aussi des stéréotypes essentialisants ; en voici un exemple :

{avi}CorteX_Nature_Pub_Heineken_genre_sexe_social{/avi}

C’est ce qu’on appelle la construction du sexe social ou le genre. Être femme ou homme, cela s’apprend et ce n’est d’ailleurs pas la même chose suivant les époques ou les régions géographiques. C’est ce que résume en quelques mots la formule de Simone de Beauvoir : « on ne naît pas Femme, on le devient ». De la même manière, on ne naît ni Homme, ni entrepreneur, ni même Noir.

Qu’en est-il de la nature humaine ?

S’il n’existe pas de nature du Noir ou de la Femme, qu’en est-il de la nature Humaine ? Qu’est-ce qui fait de l’Humain une espèce à part ou, dit autrement, qu’est-ce qui constitue le « propre » de l’Humain ? S’il s’agit de savoir si l’Humain est différent du crocodile ou du moineau, la réponse ne peut être qu’affirmative, mais s’il s’agit de savoir en quoi l’Humain est supérieur au crocodile ou au moineau, la réponse est bien moins évidente. D’ailleurs, le crocodile est tout aussi différent du moineau que l’humain et nous n’en ressentons pas nécessairement le besoin d’en déduire une relation d’ordre entre ces deux espèces, ni d’octroyer plus de droits à l’un qu’à l’autre. Alors je terminerai en posant cette question dont je n’ai pas la réponse : qu’y a-t-il de si différent dans la nature humaine qui autorise les Humains à se décréter au-dessus des autres espèces et à s’octroyer des droits qu’ils n’accordent pas aux autre.

Qu’en conclure ?

Une fois le constat fait que la nature ne décrit pas de réalité scientifique précise, il me semble important de s’interroger sur le rôle que joue ce pseudo-concept dans un argumentaire.

En premier lieu, la nature est formidable pour se soustraire à toute obligation d’argumentation. Lorsque Nadine Morano, ministre de l’apprentissage, veut soutenir la candidature de Nicolas Sarkozy à l’élection présidentielle contre celle éventuelle de Jean-Louis Borloo, elle déclare : « Nous avons un leader [Nicolas Sarkozy], nous avons un candidat naturel donc la question des primaires ne se pose même pas ». La voici sur le plateau de l’émission En route vers la présidentielle du 21 avril 2011 :

 

On trouve la même trame argumentative dans des débats sur la légitimité du mariage entre personnes de même sexe, jugé parfois contre-nature. Argument souvent suivi d’un effet Pangloss du type : « s’il y a des hommes et des femmes, c’est bien fait pour se reproduire ». Je fais une petite parenthèse : cet argument est assez étonnant aujourd’hui, en France, où la contraception est très répandue – quid de tous les rapports sexuels sous contraceptifs ? Quid des relations sexuelles sans pénétration ? Et quid de toutes les assistances médicales à la procréation, peu « naturelles » mais bien légales ? Sans oublier le fait que la recherche du plaisir sexuel sans reproduction peut difficilement être taxée de « contre-nature », tant les exemples de pratiques sexuelles indépendantes de l’acte de reproduction sont nombreux dans le monde animal.

On essaie de nous faire intégrer la chose suivante : ce qui est naturel est dans l’ordre des choses ; c’est ce qui doit être.

Par ailleurs, le concept de nature est aussi très utile pour justifier et asseoir des discours conservateurs et des inégalités sociales. Comme le rappelle Yves Bonnardel dans le texte De l’appropriation à l’idée de Nature (cahiers antispécistes, vol.11, 1994) et contrairement à une idée répandue, les rhétoriques essentialistes sur les Noirs ne sont apparues qu’après le début de l’esclavagisme ; ce n’est pas une conception du Noir en tant que race inférieure qui a rendu possible l’esclavagisme, mais bien le fait d’avoir réduit les Noirs en esclavage qui a conduit les Blancs à invoquer la nature inférieure du Noir pour légitimer cette exploitation. Quant à l’essentialisme concernant les femmes, s’il a beaucoup évolué ces dernières décennies, il a lui aussi justifié en France l’appropriation légale des Femmes par les Hommes jusque dans les années 1990. Le mot peut paraître fort, mais n’oublions pas que, jusqu’en 1965, les Femmes devaient avoir l’autorisation de leur mari pour être salariées, que le devoir conjugal n’a été aboli qu’en 1990 et que le viol conjugal n’a été reconnu par jurisprudence qu’en 1992.

La nature humaine, elle, continue de légitimer la différence de droits entre les espèces sur le plan juridique, différence de droits immense puisque l’Humain, malgré certaines mesures de protection – parcs nationaux ou régionaux, règlementation de la chasse ou de la pêche, etc. – dispose tout de même du droit de tuer les autres espèces (élevage, permis de chasse ou de pêche etc.), parfois même en invoquant une tradition ininterrompue (corrida, combats de coq).

Article 521-1 du code pénal « Le fait, publiquement ou non, d’exercer des sévices graves, ou de nature sexuelle, ou de commettre un acte de cruauté envers un animal domestique, ou apprivoisé, ou tenu en captivité, est puni de deux ans d’emprisonnement et de 30 000 euros d’amende. » (alinéa 1) À titre de peine complémentaire, le tribunal peut prononcer « l’interdiction, à titre définitif ou non, de détenir un animal. » (alinéa 3) « Les dispositions du présent article ne sont pas applicables aux courses de taureaux lorsqu’une tradition locale ininterrompue peut être invoquée. Elles ne sont pas non plus applicables aux combats de coqs dans les localités où une tradition ininterrompue peut être établie. » (alinéa 7)

Le mot nature est un mot valise : il est tellement creux qu’on le pense très profond, ce qui permet à chacun d’y mettre ce qu’il veut. Evidemment, cela ne porte pas à conséquence si l’on reste dans le domaine de la poésie, mais la rhétorique naturaliste reste un adversaire de taille dans la lutte contre toute sorte de discriminations. Alors, à chaque fois que je l’entends, je dresse l’oreille, j’active mon système d’auto-défense intellectuelle et je me méfie car, à chaque fois que je l’ai relevé, la nature était utilisée pour asseoir ou défendre un ordre établi et bottait en touche toute remise en question potentielle. C’est ce que résume particulièrement bien Yves Bonnardel dans ce court extrait :

« En pratique, l’attitude est plus ambiguë : tantôt les humains dénoncent avec indignation ce qu’ils jugent contre-nature, tantôt ils célèbrent les conquêtes qui ont permis à l’humanité d’échapper aux rigueurs de sa condition primitive. Personne ne souhaite vraiment que nous imitions la nature en tout point, mais personne ne renonce pour autant volontiers à l’idée que la Nature doit nous servir d’exemple ou de modèle. Les considérations sur ce qui est contre-nature et ce qui est naturel (censé être équivalent à : normal, sain, bon…) viennent trop souvent court-circuiter la réflexion sur ce qu’il est bon ou mauvais de faire, sur ce qui est souhaitable et pourquoi, en fonction de quels critères. L’idée de nature « pollue » les débats moraux et politiques… « (En finir avec l’idée de Nature, Renouer avec l’éthique et le politique, Les Temps modernes, Mars-Juin 2005)

 

Alors concrètement, je dresse l’oreille, donc, mais j’essaie aussi de rayer le terme nature de mon vocabulaire, par exemple en le supprimant, en le remplaçant par des termes plus précis ou en formulant les choses autrement. Par exemple, plutôt que de dire « il est de nature coquette » ou « elle est dynamique par nature » je dirai quelque chose comme « il aime prendre le temps de se faire beau » ou « elle est dynamique ». Plutôt que de dire « j’aime la nature » je dirais « j’aime les ballades en montagne » (ou « à la campagne » ou « sur la plage », etc.), même si, évidemment, dans ce contexte l’équivoque ne prête pas trop à conséquences.    

Cette démarche, parfois plus difficile qu’elle n’y paraît, est plus qu’un simple exercice de style : elle me contraint à raisonner en dehors des rhétoriques naturalistes, tellement courantes qu’on les reprend parfois à son compte sans même s’en rendre compte. D’ailleurs, cela arrive même à Lévi-Strauss (premier extrait de l’article Quelques perles de Lévi-Strauss)… 

Guillemette Reviron

Entraînez-vous ! Effectifs, polices municipales, les questions qui fâchent (Figaro)

Le 7 Juillet 2011, la Cour des Comptes rend public un rapport intitulé L’organisation et la gestion des forces de sécurité publique. Le lendemain, le Figaro.fr publie l’article qui suit. Une belle occasion de tester l’outillage critique sur des sujets politiques !
Mon analyse est à votre entière disposition ici.

Guillemette Reviron

Effectifs, polices municipales, des questions qui fâchent (LE FIGARO.fr)

Un certain nombre de points, évoqués dans le rapport de la Cour des comptes, agacent la Place Beauvau. Revue de détail.

La baisse de la délinquance résulterait de «l’amélioration par les constructeurs autos des dispositifs contre les vols»
«Raccourci trompeur, d’autant plus qu’une telle affirmation ne fait l’objet d’aucune démonstration sérieuse…», rétorque Claude Guéant. «Contrairement aux allégations des rapporteurs», le ministre de l’Intérieur défend ses troupes en expliquant le repli des crimes et délits par «les efforts de mobilisation des services et l’efficacité des services d’enquêtes». Entre 2002 et 2009, le nombre des infractions révélées par l’activité des services est passé d’environ 200.000 à 290.000, soit un bond de 46 %.
L’essor des polices municipales serait lié à une «forme de recul» des missions de surveillance générale par l’État
«Manifestement, tout en prenant acte de la place prise par les polices municipales en France, la Cour semble mésestimer leur rôle et leur importance», insiste Claude Guéant. «Je conteste vigoureusement l’interprétation que font les rapporteurs», lance le ministre qui rappelle que ses instructions visent plutôt à une reconquête du terrain. Par ailleurs, il précise que «le principe de coordination repose sur une logique de complémentarité et non de substitution».
La participation de l’Intérieur à l’effort de réduction des emplois publics annulerait les recrutements antérieurs
Selon Beauvau, «la Cour confond meilleur usage des deniers publics et contrainte sur les moyens». «Il est regrettable que la Cour ne prête nullement attention aux efforts continus depuis 2002 pour moderniser les forces de sécurité, lâche-t-on à l’Intérieur. En recentrant les forces de sécurité sur leur cœur de métier, les réductions des charges indues (transfèrements, garde des dépôts, sécurisation de salles d’audience) ou de missions périphériques (convois exceptionnels, gardes statiques) permettent ainsi à la police d’offrir le même niveau de service à la population.»
L’efficacité de la vidéo mise en doute
Rappelant que c’est depuis les attentats de Londres en 2005 que la France mise sur la vidéoprotection, Claude Guéant rappelle qu’un rapport de l’Inspection générale de l’administration a conclu la même année à «un développement insuffisant» et à une «implantation aléatoire des dispositifs les rendant mal adaptés à l’évolution des risques encourus par les citoyens». Environ 60.000 caméras devraient couvrir le pays d’ici à 2012.

Je vous propose mon analyse ici. N’hésitez pas à nous écrire pour nous faire part de vos suggestions ou remarques !

Guillemette Reviron