Éduquer à l’esprit critique : une approche collective par l’argumentation

cette séquence pédagogique et son compte rendu vous sont proposés par Christophe Adourian, professeur agrégé de science de la vie et de la Terre et membre du groupe de travail 8 « Éduquer à l’esprit critique » du conseil scientifique de l’Éducation nationale.

Dans mon précédent article (Éduquer à l’esprit critique : une approche par l’investigation) j’ai présenté le point consensuel entre les différentes définitions de l’esprit critique, à savoir sa structure tripartite proposée par Edward Glaser en 19411. L’esprit critique repose sur des connaissances (déclaratives, procédurales…), sur des compétences critiques (d’investigation et d’argumentation) et surtout sur des dispositions qui permettent d’orienter l’application de ces connaissances et compétences dans un processus de jugement critique, c’est à dire dont la décision porte sur ce qu’il faudrait croire ou faire dans un contexte précis.

L’approche par investigation développée par le groupe de travail 8 “Éduquer à l’esprit critique” du CSEN2 permet une scénarisation pédagogique qui s’appuie sur l’Éducation aux Médias et à l’Information. Par exemple, dans un cours de SVT qui chercherait à évaluer la pertinence des mesures d’atténuation du réchauffement climatique, on pourrait confronter les élèves à cet article en ligne du National Geographic3Manger deux fois moins de viande améliorerait significativement notre bilan carbone”.

Ici, le processus d’évaluation par l’élève se réalise sur trois axes : 

  • évaluation du contenu de l’article à travers les critères de la qualité des preuves, de la plausibilité du point de vue développé et de la pertinence des arguments mobilisés ;  
  • évaluation de la fiabilité du média et des sources citées dans l’article; 
  • et enfin auto-évaluation de la fiabilité de ses aptitudes à réaliser un bon jugement critique (les élèves ont eu plusieurs cours sur les origines du réchauffement climatique ainsi que des séances pour développer leurs compétences et dispositions critiques).

Ce processus aboutit à un résultat de haut niveau de confiance envers la crédibilité de cette information. Cet objet épistémique peut alors se transformer en brique de connaissance qui s’incorpore dans les savoirs en construction des élèves.

Par cette approche, si on part du principe que le “On sait” influence le “On fait”, alors se mettre d’accord sur la véracité de cette information serait le préalable indispensable qui permettrait de prendre des décisions cohérentes avec les connaissances établies. Mais est-ce si sûr ? Tout d’abord, il y a un écart entre les croyances auxquelles on adhère, les intentions d’agir qu’elles devraient induire et surtout les actions effectivement réalisées. En effet, les raisons de croire et de faire ne se rejoignent pas forcément (on peut avoir la conviction qu’il faut réduire sa consommation de viande pour réduire son empreinte carbone mais ne pas franchir le cap car les habitudes à changer seraient trop coûteuses, car le regard de son environnement social serait pesant, ou encore parce qu’on estime que l’on fait déjà assez d’efforts comme ça, parce que l’on aime trop ça etc …)4.

Par ailleurs, s’il est possible d’arriver à un point d’accord assez consensuel sur un objet épistémique bien circonscrit, qu’en est-il pour des sujets bien plus complexes comme les questions socio-scientifiques (QSS) ? A savoir des sujets de société qui mettent en jeu des sciences ou technologies actuelles ou émergentes5.

Par exemple, toujours dans le contexte d’un cours sur les décisions à prendre pour agir efficacement vers une atténuation des émissions de gaz à effet de serre, je peux soumettre ce sondage autour d’un sujet de société inspiré du cas d’une tentative de réforme des menus des cantines scolaires de la ville de Grenoble6:

“Il y a un consensus scientifique pour dire que végétaliser notre alimentation est un levier d’atténuation du réchauffement climatique. En conséquence :

Doit-on rendre obligatoire les repas végétariens en restauration scolaire pour atténuer les émissions de GES ?

Ici, le résultat du sondage met en évidence un désaccord entre les élèves dans cette situation dite “écologique”, c’est-à-dire une situation proche de ce que l’on pourrait vivre dans notre vie quotidienne. Ce désaccord ne concerne donc pas le “Quoi croire”, mais le “Quoi faire”.

Ainsi, si l’approche critique par l’investigation individuelle apporte des outils efficaces pour juger de la qualité d’une information précise et contribuer à nous orienter dans l’élaboration de nos opinions, elle peut parfois se heurter à la difficulté de résoudre une question plus complexe par délibération collective à propos d’une décision à prendre sur un sujet socialement vif. 

Dès lors, comment construire une réflexion commune dans le cadre d’un désaccord entre pairs épistémiques7 (ici les élèves) autour d’une QSS ?

Ce problème pédagogique est accentué par d’autres constats issus des baromètres de l’esprit critique (20238 et 20259) qui semblent être des écueils à la possibilité d’engager une réflexion collective citoyenne sur des sujets socio-scientifiques dans notre espace démocratique. Tout d’abord, 64% des 18-24 ans préfèrent échanger avec des personnes qui partagent leur opinion, ce qui serait un signe d’un manque d’ouverture d’esprit à de nouvelles perspectives, disposition pourtant importante pour mener un processus critique. Par ailleurs, 60% des 15-24 ans persistent dans leurs arguments sans être sûr·e·s de leur solidité. Ce dernier point conforte l’idée que nous serions toutes et tous influencés par le biais de l’autoconfirmation10 : nous sommes bien meilleurs pour critiquer les arguments d’autrui (vigilance épistémique forte), que pour évaluer et critiquer nos arguments ou ceux qui sont en conformité avec notre point de vue initial (prudence épistémique faible).

Ce manque de réflexivité constitue un biais qui renforce l’opinion à priori dans le contexte d’un penseur solitaire ou dans le cas d’un débat entre personnes partageant le même point de vue. Cependant, il semble être bénéfique dans un contexte de raisonnement coopératif poussant les élèves à interagir à travers une argumentation contradictoire collective ! Dans ce contexte, savoir que l’on va argumenter face à un·e interlocuteur·trice qui sera très vigilant·e sur la qualité de nos arguments, nous pousse à les évaluer de manière réflexive et à s’auto-corriger pour les améliorer. Or cette pensée réflexive autocorrectrice est une disposition essentielle de l’esprit critique.

C’est sur la base de cette analyse, qu’avec Pleen Le Jeune nous avons travaillé sur un projet pédagogique, au sein du programme Profs-Chercheurs11, visant à développer les compétences et dispositions argumentatives critiques des élèves à l’oral sur des questions socio-scientifiques12. L’objectif était de mettre en pratique dans ma classe ces données issues de la littérature scientifique, puis de les tester à travers des actions pédagogiques concrètes.  Nous avons ainsi élaboré et testé un dispositif pédagogique issu des travaux de Nussbaum (2021)14

Ce travail se retrouve également dans la ressource “Éduquer aux approches critiques”  produite par le collectif EPhiScience, qui regroupe de nombreuses autres pistes pédagogiques conçues par des enseignant·e·s et chercheur·se·s, sous la direction de Pleen15.

Il s’agit ici de débattre par petits groupes (binômes, trinômes) dans la situation d’un désaccord en lien avec une décision à prendre sur ce “qu’il faudrait faire” en réponse à une QSS. Ce débat est structuré par un support matériel, un diagramme en V qui peut prendre la forme suivante (photo ci-après).

Ce diagramme peut-être transcrit sur un tableau mural, ou imprimé en format A-3… 

Au centre en haut,  les élèves inscrivent la QSS débattue. 

Sur les côtés, ils notent les arguments convoqués à l’oral pour la défense du point de vue contradictoire (les élèves “pour” doivent noter les arguments des élèves “contre”et vice-versa). La gestion du temps du débat est régulée pour que les échanges soient équilibrés (3 à 4 rotations de 2 minutes de parole successive pour les “pour” et pour les “contre”). C’est dans cette phase que l’on retrouve la dimension intégrative de l’argumentation. Les élèves sont contraints de prendre en compte les contre-arguments, les réfutations à leurs arguments mais aussi les potentielles contradictions de valeurs. Cela favorise le travail sur les dispositions critiques telles que l’ouverture au point de vue d’autrui qui, nous l’avons vu, semble faire défaut selon le baromètre de l’esprit critique, mais aussi la réflexivité intellectuelle et l’humilité intellectuelle.

Cependant, une ouverture d’esprit non soumise à des critères d’évaluation méthodique pourrait favoriser une forme de relativisme intellectuel. Il ne s’agit donc pas de se contenter de débattre uniquement pour s’écouter avec bienveillance et parler librement. Ce débat est avant tout un moyen de mettre en œuvre un processus de jugement critique de prise de décision qui va dans le sens du bien commun.

Cette dimension critique se manifeste tout d’abord de manière implicite lors de la phase contradictoire du débat qui pousse à améliorer la qualité de ses arguments, mais surtout de manière explicite dans un temps prolongeant ce débat.

En effet, au centre en bas du diagramme, est indiqué l’objectif final du débat, la phase d’évaluation pour déterminer si l’un des deux argumentaires est plus robuste que l’autre, s’il existe un compromis, ou s’il faut rechercher une piste alternative. On passe, à ce stade, à une délibération collaborative où les deux groupes d’élèves qui ont débattu doivent soumettre les deux argumentaires à une liste de questions critiques pour évaluer la qualité, la pertinence et l’acceptabilité des différents arguments, mais aussi les coûts et bénéfices qu’impliqueraient les actions que proposent les deux points de vue. Cette procédure permet de travailler les dispositions critiques du scepticisme méthodique, la rigueur intellectuelle et surtout la flexibilité intellectuelle.  Sur ce dernier point, dès le début de la séquence pédagogique, je leur rappelle régulièrement que l’objectif n’est pas de convaincre absolument son interlocuteur·trice, mais de défendre son point de vue tout en accueillant et évaluant les arguments opposés et que, changer d‘opinion face à des arguments convaincants, ce n’est pas perdre la face…mais faire preuve d’ouverture d’esprit “critique” !

Tout en rappelant de faire preuve de prudence épistémique quant aux conclusions qui seront prises collectivement étant donnée l’incertitude inhérente à la complexité des QSS. De plus,  le jugement émis pourra évoluer sur un temps long au gré des nouvelles informations et autres connaissances acquises ultérieurement. Ce maintien à long terme du processus de révision de l’évaluation d’un point de vue constitue la force des procédures démocratiques de prises de décisions collectives des sujets de société.

Ce débat guidé par le diagramme en V de Nussbaum s’insère dans une séquence pédagogique d’une durée plus ou moins longue selon nos objectifs et contraintes pédagogiques. 

En voici les principales étapes (pour plus de détail, voir les ressources Profs-Chercheurs et la synthèse “Éduquer aux approches critiques”) : 

  1. Situation déclenchante, présentation de la QSS. 
  2. Émergence du désaccord entre pairs (sondage d’opinion, micro-débat…). Étape indispensable pour faire conscientiser l’existence d’une diversité d’opinions entre les élèves et donc questionner la confiance que chaque élève accorde à la sienne. On en profite pour réfléchir sur l’importance que peuvent prendre les conséquences éventuelles des différents points de vue. On peut aussi réfléchir sur l’état des connaissances possédées sur le sujet et ainsi mettre en évidence une certaine carence qui doit être comblée pour avoir un avis éclairé. Ces points semblent constituer des leviers intéressants pour motiver les élèves à se lancer dans un processus de recherche d’information sur le sujet traité (voir Ressource Éduquer aux approches critiques et ici16).
  3. Recherche documentaire (libre ou guidée selon les objectifs) et préparation de l’argumentaire. La recherche peut se faire de manière individuelle ou collaborative par bi-trinôme, en classe et/ou à la maison.

Les étapes 1 à 3 se déroulent pour ma part sur une séance de deux heures, avec possibilité d’affiner les recherches documentaires avant la séance suivante. Afin de comprendre comment structurer, analyser et produire un argumentaire, mes élèves peuvent s’aider de ce schéma inspiré des travaux de G. Pallarès (voir note 5).

4. Débat en V d’une durée maximale de 20 minutes pendant lequel les élèves présentent leurs arguments et notent ceux de leurs camarades.

5. Identifier et représenter les fonctions des arguments et contre-arguments (réfuter, concéder, nuancer, questionner, développer une idée…) par des flèches indiquant les mouvements argumentatifs. Cette étape permet d’apprendre aux élèves que les arguments se définissent par leur contenu (thèse, justifications…) mais aussi par la fonction qu’ils tiennent dans un débat. Comme le montre cette illustration de la ressource “Éduquer aux approches critiques”.

6. Évaluation critique des argumentaires qui peut prendre environ 45 minutes. Les élèves sont alors guidés par une liste de questions critiques dont voici une version simplifiée : 

  • Pour chaque argument : souligner la thèse, mettre entre parenthèses la/les justification·s … L’objectif et d’aider les élèves à identifier la structure des argumentaires développés. 
  • Distinguer les arguments qui relèvent des faits, de leurs interprétations, ou des valeurs (code couleur surlignage …). Ici, il s’agit de distinguer les registres des arguments, ce qui orientera la manière de les évaluer.
  • Évaluer la validité de chaque argument énoncé et l’acceptabilité des valeurs mobilisées. Cette étape permet de séquencer les argumentaires et d’évaluer indépendamment chaque argument avant de procéder à un jugement global des points de vue défendus.
  • Évaluer les possibles conséquences (coûts, bénéfices) des arguments développés. Cette dimension permet de ne pas se focaliser uniquement sur la dimension épistémique du débat et de s’intéresser aux dimensions éthiques et politiques du sujet.
  • Les justifications s’appuient-elles sur des sources fiables ? Ce critère s’avère important pour discerner le niveau d’expertise des sources mobilisées, leurs intentionnalités, leurs liens d’intérêts. Autant d’indices qui aident à se positionner quant on manque de connaissances et/ou de temps pour évaluer les arguments.
  • L’argumentaire dans son ensemble vous semble-t-il pertinent, cohérent  avec la situation ? Le faisceau des arguments convergent-ils suffisamment pour accepter le point de vue ? Cette dernière étape permet de faire la synthèse des évaluations segmentées des arguments et sur cette base, produire un jugement global moins influencé par une vision intuitive du sujet.

Pour conclure, si les QSS peuvent être difficiles à aborder en classe par leur charge cognitive mais aussi affective, cette approche permet : 

  • De confronter les élèves à des points de vue contradictoires, ce qui est indispensable pour avoir une attitude citoyenne qui s’engage dans un débat démocratique où l’on cherche à construire du commun malgré les désaccords interindividuels.
  • De développer, à travers sa dimension collective, les compétences et dispositions argumentatives critiques des élèves au service d’une réflexion commune quant à une prise de décision sur un sujet complexe.
  • D’inviter les élèves, de par son questionnement centré sur les décisions, à conscientiser et questionner le lien entre les croyances élaborées et les actions concrètes et responsables à entreprendre.
  • De confronter les élèves, par sa complexité, à l’incertitude de leurs points de vue et ainsi nuancer leurs discours, leurs jugements, avec comme boussole le goût du vrai et du juste. Et donc laisser le processus critique ouvert sur un cheminement long…voire sans fin. Attitude primordiale pour devenir un·e citoyenıe éclairé·e et autonome.

Tous ces points demeurent toutefois théoriques. Ainsi, pour savoir si certains de ces objectifs sont atteints, je me devais de le soumettre à une tentative de démarche expérimentale mettant à l’épreuve ce dispositif pédagogique au réel de ma classe. Je parle bien de tentative, car il est évident qu’un·e enseignant·e seul·e dans sa classe peut difficilement mettre en place un protocole de recherche suffisamment rigoureux pour effectuer une comparaison qui aboutisse à la mesure fiable de l’efficacité d’une pratique pédagogique, d’autant plus sur un aussi grand nombre de variables. Cependant, l’objectif de l’action (note 14) menée est justement d’essayer de recueillir des données expérimentales dans cette séquence pédagogique. Cela m’a permis d’aboutir à ce retour d’expérience17 dont voici quelques résultats à prendre avec toute la prudence épistémique qui s’impose.

Il semble que le groupe classe testé a sensiblement amélioré la qualité globale des argumentaires développés. Notamment dans l’articulation “Point de vue – Arguments (thèses et justifications) / contre-arguments”. A l’issue de la séquence, au lieu d’apposer leurs arguments, les élèves ont davantage mobilisé des arguments en relation avec ceux des autres camarades, que ce soit pour les développer, pour concéder une validité aux contre-arguments ou nuancer les propos. Cela indique une utilisation d’un plus grand panel de fonctions argumentatives rendant le discours plus complexe et subtil. Cette évolution semble aussi indiquer que les élèves se seraient relativement décentrés de leur point de vue personnel et auraient mieux pris en compte celui de leur contradicteur pour l’intégrer dans leur réflexion. Le ton utilisé par les élèves est devenu moins affirmatif, signe d’une plus grande prudence épistémique et d’une meilleure prise en compte de leur degré d’incertitude. Par ailleurs, les sources convoquées étaient davantage citées et évaluées. 

Enfin, d’un point de vue qualitatif, j’ai pu noter que lors de la phase d’évaluation,  les groupes de débats se positionnaient systématiquement sur une position de « compromis ». Ce qui était parfois en décalage avec leurs justifications qui penchaient plus sur une position que sur l’autre. Cela peut être vu comme un progrès dans le sens où ielles se montreraient moins « dogmatiques » et plus nuancé·e·s, mais cela peut aussi être vu sous un prisme négatif : peut-on parler ici d’un biais de « Faux-équilibre » ? Serait-ce une forme de conformisme social dû au désir de ne pas heurter leurs camarades dont l’argumentaire s’est avéré moins pertinent ? Serait-ce une forme de manque de courage intellectuel ? Plusieurs pistes sont à étudier pour moi dès l’année prochaine.

Enfin, la mise en place de ce dispositif pédagogique ne s’est pas fait dans les conditions favorables que j’espérais, notamment par manque de temps du fait de la course contre la montre afin de terminer le programme en vue du baccalauréat (manque d’étayage, de synthèse collective…). Ainsi, j’ai eu parfois l’impression que ce dispositif pouvait créer une surcharge cognitive à la fois pour les élèves et moi-même. Toutefois, l’objectif de les préparer au grand oral (sans heure allouée dans l’emploi du temps) et de développer leurs compétences argumentatives demeure primordial. Ainsi, je pense renouveler ce dispositif l’année prochaine, mais en le démarrant dès le premier trimestre, au lieu du dernier cette année, afin de ménager le temps nécessaire à une progression dans les dispositions et compétences. J’espère ainsi  améliorer l’efficacité de cet enseignement… À suivre dans les prochaines récoltes de données expérimentales que j’espère pouvoir mener.

Le Rapport douteux (compte-rendu de l’École Douteuse du CORTECS)

Cet été s’est déroulée l’École Douteuse, l’École d’été du CORTECS, la première d’une longue série on l’espère. Dans le cadre magnifique d’un gîte alpin prêt du lac de Serre-Ponçon, un groupe de passionné.es d’esprit critique s’est réuni pendant 5 jours (du 14 au 18 juillet) pour assouvir son envie d’en savoir plus sur comment en savoir plus…

Les 4 fantastiques

Heureusement, les 4 fantastiques : Céline Schöpfer, Lucille Geay, Julien Hernandez et Valentin Guigon, ont répondu à l’appel et à la mission difficile – mais néanmoins passionnante – d’étancher la soif de savoir des participant.es en proposant des cours très enrichissants :

Partage de savoirs

Dans une logique d’échange horizontal de savoirs, de nombreux et divers thèmes ont été discutés en plein air. Chaque participant.e a donc pu partager un peu de sa connaissance du monde :

  • Fonctionnement de Wikimédia 🌐 (par Mathilde Louis),
  • Sécurité des données sur internet 🛡️ (par Geoffrey Gavalda),
  • L’esprit critique dans les programmes de l’éducation nationale 🔎 (par Hélène Barthomeuf)
  • Fantasmes et réalité de la physique quantique 🛸 (par Orion Van Helden),
  • Définition des espèces en biologie 🐺 (par Lyla Maurel, alias Raie Futée),
  • Usage de l’IA en médecine 👩‍⚕️ (par Kim Gauthier),
  • De l’utilité des ateliers philosophiques avec des enfants 🧠 (par Yanis Gattone)
  • Perception de la sociologie 👨‍👨‍👧‍👧 (par Thibault Comes)

Deux invités spéciaux ont également enrichis grandement les débats grâce à leur présence : Richard Monvoisin (ancien membre et co-fondateur du CORTECS) et David Engelibert (Membre du CORTECS)

Activités, loisirs et autogestion

Si les après-midi libres ont permis balade/rando, jeux de société, échanges, activités sportives (pétanque, palet, footing, ping pong, etc.), les soirées ont permis d’animer le collectif (parfois jusqu’à tard), notamment la soirée pizzas (cuisinées par le chef Jérémy Attard – qui n’est pas vraiment chef – et son four de compagnie) et la soirée cinéma (animée par Vivien Soldé dans une salle des secrets extraordinaires).

L’expérience auto-gestionnaire a également été riche d’enseignements. Elle a fonctionné largement au-delà de nos attentes, bien qu’il y ait toujours des choses à améliorer (Emmanuel et Jérémy qui se sont nourris de courgettes, d’oignons et d’œufs pendant 2 semaines en attestent).

Merci donc à toutes et tous les participant.es pour votre bonne humeur, vos blagues, votre envie de transmettre et votre curiosité à toute épreuve qui a ravi et a grandement enrichi tous les membres d’organisation du Cortecs (Jérémy Attard, Eva Vives, Nicolas Martin, Emmanuel Mayoud, Delphine Toquet et Vivien Soldé).

L’aventure organisationnelle de la deuxième édition pour l’été 2026 commence d’ores et déjà. N’hésitez pas à réfléchir à votre candidature ! Des Séminaires Douteux, qui auront lieu tout au long de l’année, sont également en cours de préparation. On vous en dit plus très prochainement…

Juillet 2025 : le Cortecs lance sa première École douteuse !

Du 14 au 18 juillet 2025, au cœur des Alpes de Haute Provence, le Cortecs organise sa première École douteuse, une école d’été autogérée de la pensée critique. Elle a vocation à réunir une vingtaine de personnes, d’horizons différents, intéressées par divers aspects de la pensée critique, le tout dans une ambiance conviviale, inclusive et stimulante. Vous aimez réfléchir sur l’esprit critique, participer à une belle dynamique collective et couper des légumes en parlant d’épistémologie ? Vous aimerez l’École douteuse !

Le Cortecs organise l’École douteuse, sa première école d’été autogérée, interdisciplinaire et ouverte à toute personne (étudiant-e, chercheur-euse, enseignant-e, formateur-ice, animateur-ice, …) intéressée et motivée pour échanger intensément à propos de la pensée critique et de ses aspects conceptuels, pédagogiques, didactiques et socio-politiques. Le principe est de réunir pendant une semaine, du 14 au 18 juillet, dans un gîte près du lac de Serre-Ponçon, une vingtaine de personnes passionnées par l’esprit critique, le tout dans une ambiance conviviale, inclusive, autogérée (partage des tâches de vie en commun comme la cuisine, la vaisselle, l’installation technique, etc.), et favorisant la stimulation intellectuelle permanente, les échanges et les rencontres !

Vous trouverez plus de détails, des informations pratiques, le programme, ainsi que la possibilité de candidater à l’école (une dizaine de places ouvertes), ici : https://ecoledouteuse.sciencesconf.org/ .

Qu’est-ce qui se passe quoi donc au Cortecs ? Bilan 2024

Le Cortecs c’est un collectif d’individu qui oeuvre pour la transmission de l’esprit critique. Certes, mais concrètement on fait quoi ?
En bonne partie, on blablate, on s’échange des mèmes et parfois on se retrouve pour manger des pizzas. Mais ça vous le trouverez pas dans le bilan. Pour le reste, des fois on bosse un peu, et on a produit un document qui fait le bilan de nos activités sur l’année.

Vous pouvez accéder au rapport en cliquant juste ici !

Vous y trouverez une partie caviardée, elle concerne un projet pour l’instant confidentiel… mais des infos arriveront rapidement.
Par ailleurs, si la liste de nos enseignements et interventions vous donne des idées et que vous voudriez faire intervenir un-e membre du collectif, n’hésitez pas à nous contacter par mail contact[at]cortecs.org

Qu’est-ce qu’un (bon) concept ?


Je retranscris ici une petite présentation que j’ai eu l’occasion de faire à notre réunion annuelle du Cortecs qui s’est tenue dans les Alpes le week-end du 16 Août 2024. L’outillage présenté semble répondre à des questions que l’on est nombreux·ses à se poser à propos des concepts et plus généralement des catégories de base que l’on utilise pour penser le monde. Que l’on cherche à définir « la science », « l’esprit critique » ou « la démocratie », on tombe facilement dans certains pièges où on peut vite s’embourber, et ces quelques éléments peuvent peut-être nous aider à éclaircir un peu les choses.18

Pour commencer, posons-nous une question, fondamentale s’il en est : qu’est-ce qu’un sandwich ? Allez-y, essayez dans votre tête de produire une définition du concept de « sandwich » qui vous satisfasse. Pour vous faciliter la tâche, voici plusieurs exemples concrets : à vous de dire si, selon vous, il s’agit de sandwich ou pas.

Pour le numéro 1, normalement, tout le monde devrait tomber d’accord : si cette chose n’est pas un sandwich, alors on imagine mal ce qui pourrait être un sandwich. Le deuxième ne pose habituellement pas trop de problème non plus. En particulier, les personnes qui ont défini le sandwich comme de la garniture insérée entre deux tranches de pain le qualifieront de sandwich sans hésiter. Le numéro 3 fera plus polémique : en effet, selon la même définition, ce petit en-cas d’apéritif devrait lui aussi être un sandwich. Mais on sent que ça ne nous satisfait pas pleinement. Alors, peut-être qu’il faut rajouter, dans la définition, quelque chose à propos de la taille ? Le numéro 3 n’est pas un sandwich, mais si vous faites exactement la même chose en plus grand, cela devient un sandwich (les fameux sandwichs triangles) ? Pourquoi pas – même si on est en droit de trouver ce fait un peu étrange.

A partir du numéro 4, les choses se corsent, et c’est bien souvent ici que les gens commencent à ne plus être d’accord. Le hotdog est-il un sandwich ? Voilà une question que vous pourrez poser à vos repas de famille – et si vous en avez assez des engueulades sur fond de débats politiques sans fin, attendez de voir ce que cette question peut générer. Si non, c’est peut-être parce qu’un sandwich doit être froid pour mériter cette appellation ? Les gens sont divisés sur cette question. De la même façon, un hamburger (numéro 5) est-il un sandwich ? Si ce n’est pas le cas, il s’agit pourtant à peu près de la même idée : mettre de la garniture entre deux tranches de pain. Pourtant, on sent bien que ce n’est pas vraiment la même chose. Peut-être alors que la forme du pain est importante ? Et si jamais un hamburger est un sandwich, alors est-ce qu’un bagel (numéro 6) en est un ? Si la réponse est non, alors le simple fait de faire un trou dans le pain suffit-il à faire passer de l’état de sandwich à l’état de non-sandwich (ou inversement) ?

Finalement, et on va arrêter là, un burrito (numéro 7) est-il un sandwich ? Là, la difficulté provient du fait que la garniture n’est pas insérée entre des tranches, mais enroulée dans une galette. À part cela, vous conviendrez que l’idée fondamentale reste essentiellement identique. Pourtant, si vous en parlez autour de vous, vous verrez que le fait qu’un burrito est ou n’est pas un sandwich n’est vraiment pas une question facile à trancher (et un sandwich difficile à trancher, c’est quand même dommage).

Alors, me direz-vous, pourquoi donc parle-t-on de sandwichs ? Tout d’abord, je dois dire que j’ai piqué cette d’idée d’introduction à base de sandwichs au sociologue Gabriel Abend, que j’ai eu la chance de rencontrer à l’automne 2023 à l’Institut de Sociologie Analytique de Norrköping, lorsqu’il est venu présenter son dernier ouvrage Words and distinctions for the common good – practical reason in the logic of social science.19 Dans le premier chapitre, intitulé « sandwichness wars », il explique d’ailleurs que cet exemple, bien qu’il puisse être utilisé (comme je le fais ici) comme une introduction à la façon avec laquelle on construit, manipule ou clarifie des concepts, fait en réalité référence à un cas tout à fait concret de jurisprudence aux États-Unis.

Dans les années 2000, une chaîne de restaurants, Panera Bread, a négocié son bail dans un centre commercial, White City Shopping Center, à Shrewsbury, dans le Massachussetts, en parvenant à obtenir une clause d’exclusivité sur la vente de sandwichs : aucun autre commerce du centre commercial n’avait le droit de vendre des sandwichs à part lui. Jusqu’au jour où un restaurant mexicain, Qdoba, ouvre dans le même centre commercial et se met à vendre… des burritos. Panera Bread a alors tenté d’empêcher légalement cette ouverture en prétextant que les burritos étaient des sandwichs et donc que Qdoba et le centre commercial violaient par là les termes du contrat. Des juges ont donc du se poser très sérieusement la question : un burrito est-il un sandwich ? Bien entendu, cette question était juridiquement très difficile à résoudre, puisqu’il n’existe pas une seule définition précise de ce qu’est un sandwich, et chaque partie dans le procès pouvait exhiber la définition qui l’arrangeait – ce dont ils ne se sont d’ailleurs pas privés.

De la même manière, le procès Nix v. Hedden eut à statuer en 1893 sur la question de savoir si la tomate devait être considérée comme fruit ou légume. Résultat : la tomate est « juridiquement » un légume. Alors que c’est un fruit d’un point de vue botanique, et un légume d’un point de vue culinaire. Nous le verrons, une définition s’ancre toujours dans un point de vue et avec un certain objectif. Et si un botaniste vous invite à manger une salade de fruit, méfiez-vous !

Bref, tenter de définir et de clarifier des concepts n’est donc pas uniquement le fait de philosophes aimant à répondre à des questions abstraites que personne d’autre ne se pose, mais peut avoir des conséquences très concrètes, en orientant certaines décisions politiques ou juridiques. Les exemples du burrito ou de la tomate peuvent prêter à sourire, mais font irrésistiblement penser à un autre procès, plus grave : celui de Dover, en 2005, qui opposa des parents d’élèves à l’école publique de Dover, en Pennsylvanie.20 La raison était qu’ils accusaient cette école de vouloir enseigner, en cours de biologie, à la fois la théorie de l’évolution et l’Intelligent Design21, qu’ils identifiaient comme une forme de créationnisme savamment déguisé. Parmi toutes les questions que les juges ont du se poser, figurait donc en bonne place une question épistémologique (et conceptuelle) fondamentale : l’Intelligent Design est-il une théorie scientifique – et si non, pourquoi ? En d’autres termes, qu’est-ce qu’une théorie scientifique ?

Mise à part la différence de gravité en termes d’impact politique et social qui distingue les questions « un burrito est-il un sandwich ? », « la tomate est-elle un fruit ou un légume ? » et « l’Intelligent Design est-il une théorie scientifique ? », on comprend qu’elles sont sous-tendues par le même type de questionnements philosophiques : comment définit-on un concept ? Quelles sont les caractéristiques principales d’un concept, et comment tout ça peut nous aider à mieux nous orienter lors d’un débat ? Est-il possible de comparer plusieurs versions d’un même concept sur des bases objectives, ou tout du moins un peu moins subjectives que de simplement suivre celui qui gueule le plus fort ou a le meilleur avocat ?

Vous avez de la chance, c’est précisément ce que l’on va voir dans cet article.

Quelques caractéristiques de base des concepts

Dans cette première partie, j’aimerais présenter quatre éléments de base permettant de caractériser un concept : son domaine d’application, son extension, son intension et son but épistémique.

Le domaine d’application d’un concept donné est tout simplement l’ensemble des objets sur lesquels il est intéressant de se poser la question de s’ils correspondent positivement au concept ou pas. Par exemple, si vous cherchez à définir le concept de « chaise » (un exemple que les philosophes aiment beaucoup utiliser, avec celui de « table »), ce que vous cherchez à faire, c’est à trouver une caractérisation des objets « chaises » à l’intérieur d’un ensemble d’objets plus vaste. Pour autant, cet ensemble plus vaste ne contient pas tous les objets de l’univers, puisque pour un grand nombre d’objets, la question de s’ils sont des chaises ou non n’est pas vraiment intéressante. Il n’est pas très intéressant, par exemple, de vous demander pourquoi un chat n’est pas une chaise, alors que ça l’est beaucoup plus de vous demander pourquoi un tabouret ou un banc n’en est pas une. Pour qu’une conceptualisation, c’est-à-dire la classification d’un ensemble d’objets dans différents concepts, soit intéressante — c’est-à-dire, nous apprenne quelque chose que l’on ne savait pas — il faut que les objets que l’on souhaite classer aient quand même un minimum en commun.

L’extension d’un concept se définit alors simplement comme l’ensemble des objets qui correspondent effectivement à ce concept. L’extension du concept de « chaise » est l’ensemble des objets (le sous-ensemble du domaine d’application) qui sont effectivement des chaises. De même, l’extension du concept de « théorie scientifique » est l’ensemble des productions cognitives qui sont des théories scientifiques. Remarquez que l’on définit ici l’extension d’un concept de manière formelle : cela ne signifie pas que l’on connaît effectivement cet ensemble d’objets, que l’on y a accès dans son entièreté ou que celui-ci fasse consensus.

L’intension d’un concept, quand à elle, est sa définition théorique, c’est-à-dire sa caractérisation à l’aide d’autres concepts ou propriétés. Par exemple, quand j’ai demandé à chatgpt (avril 2024) de me donner une définition d’un sandwich, voici ce qu’il a répondu :

Ce qu’il m’a donné, c’est une caractérisation intensionnelle du concept de sandwich, c’est-à-dire sa définition en fonction d’un certain nombre de propriétés pouvant appartenir aux objets que l’on souhaite classer dans le concept de sandwich. Remarquez que sa définition est relativement floue, finalement, puisque dire qu’il « peut être trouvé dans de nombreuses variantes et styles à travers le monde » permet de rentrer un certain nombre d’objets que l’on aurait a priori pas mis dedans, comme les burritos.

L’intension d’un concept peut se présenter sous diverses formes. Par exemple, définir un concept peut signifier donner un ensemble de propriétés individuellement nécessaires et collectivement suffisantes que doit posséder l’objet en question pour appartenir au concept : si l’une des propriétés manque, l’objet n’est pas dans l’extension du concept, et il suffit qu’elles y soient toutes pour que l’objet soit dans l’extension du concept.

Un exemple connu : le problème de la démarcation scientifique, c’est-à-dire le problème de démarquer entre quelque chose de scientifique et quelque chose de non-scientifique, peut être vu comme un problème d’analyse conceptuelle – plus précisément, comme la recherche d’une définition intensionnelle du concept de « science » ou de « scientificité ».22

Les scientifiques, au sein de leur domaine de compétence, sont en général capables de différencier les théories scientifiques des théories pseudo-scientifiques ou non scientifiques : ils tombent d’accord sur l’extension du concept de « théorie scientifique » dans leur domaine. Par contre, demandez-leur ce qui distingue fondamentalement une théorie scientifique et une théorie non- ou pseudo-scientifique et vous les verrez avancer des propriétés censées caractériser la scientificité d’une théorie : ielles seront en train de chercher une définition en intension de ce concept, et ne seront alors peut-être pas d’accord du tout. C’est un peu la même chose que si vous présentez un ensemble d’objets sur lesquels on peut s’asseoir à des personnes, en leur demandant de vous dire lesquels sont des chaises. Même si elles tombent d’accord, ce qui n’est déjà pas gagné, demandez-leur de définir ce qu’est une chaise, l’essence de la « chaisité » : c’est là où les choses se corsent.

C’est précisément l’impossibilité d’exhiber un ensemble satisfaisant de propriétés individuellement nécessaires et collectivement suffisantes qui a poussé le philosophe Larry Laudan à déclarer au début des années 1980 que le problème de la démarcation scientifique était un pseudo-problème,23 une position qui ne fait cependant pas l’unanimité.24

Une dernière caractéristique importante d’un concept est son but (épistémique). Ingo Brigandt25 définit le but épistémique d’un concept scientifique comme l’objectif (en termes de production de connaissances, donc) qui est recherché par son utilisation.

En effet, un même concept scientifique peut être utilisé dans des contextes différents et poursuivre des objectifs épistémiques différents : décrire et classifier des phénomènes ou des objets, explorer des nouvelles pistes de recherche, parler un langage commun pour communiquer avec d’autres scientifiques, et ainsi de suite. Idem pour les concepts de la vie de tous les jours (mise à part que le but n’est pas forcément épistémique) : le concept de « sandwich » utilisé par une bande d’ami.e.s qui cherche simplement quelque chose à manger peut être un peu plus lâche (et inclure des cas limites comme les burritos ou les hamburgers) que celui utilisé par un restaurant mexicain souhaitant contourner la clause d’exclusivité de la vente de sandwichs en vendant des burritos. De même, le concept de « poisson » n’est pas le même pour les biologistes que pour les poissonniers et les restaurateurs,26 non pas parce que ces différentes personnes vivent dans des réalités parallèles, mais parce que l’objectif poursuivi par l’utilisation du concept de « poisson » n’est pas le même. Les biologistes cherchent à classifier le vivant d’une façon cohérente avec la théorie de l’évolution, ce qui les a amené à éliminer le concept de poisson comme un concept pertinent (de la même façon qu’a été éliminé le concept de race humaine), alors que les poissonniers et les restaurateurs l’ont conservé, car leurs objectifs ne sont tout simplement pas les mêmes. La réalité objective est la même (les animaux que les biologistes nommaient « poissons » sont restés a priori inchangés lorsque ce concept est tombé en désuétude), mais la façon de l’appréhender, de la découper, dépend, elle, de l’objectif que l’on s’est fixé.

Ainsi, un concept peut être caractérisé par son domaine d’application, son extension, son intension et son but (épistémique ou non). Parfois, on rencontre une situation que l’on peut qualifier de pluralité conceptuelle : plusieurs versions d’un même concept co-existent mais sont utilisées différemment par différentes personnes – en gros : quand on s’engueule pour savoir ce qu’est un sandwich, une chaise, une théorie scientifique ou une espèce vivante. Dans certaines cas (mais pas toujours !) une telle situation peut être considérée comme problématique, notamment si elle s’accompagne d’une certaine confusion et d’un manque de repères communs pour travailler ensemble.

Quoiqu’il en soit, une telle pluralité conceptuelle se réduit très souvent à une différence dans le domaine d’application, l’extension, l’intension et/ou le but épistémique des concepts en question. Avoir en tête ces quatre composantes essentielles pour caractériser un concept peut donc permettre à chaque parti d’une discussion de les expliciter, ce qui peut permettre de mieux appréhender ces situations et finalement de clarifier les dissensions, afin de les rendre les plus fécondes possibles. Comme on dit : ce n’est pas grave de s’engueuler tant qu’on s’engueule pour de bonnes raisons et pas simplement parce qu’on ne parlait pas de la même chose depuis le début.

Comment évaluer une conceptualisation ?

Venons-en maintenant à la dernière question que je voudrais présenter ici : comment peut-on faire pour évaluer la pertinence d’une conceptualisation, de façon à pouvoir définir et choisir « la meilleure » parmi plusieurs possibilités ? Je définis une conceptualisation ici comme la classification d’un même ensemble d’objets en différents concepts. Par exemple, la classification des astres en planètes, planètes naines, astéroïdes, etc. ou bien celle des régimes politiques en régimes démocratiques, dictatoriaux, oligarchiques, etc.

Tout d’abord, comme on l’a vu, la pertinence d’une conceptualisation est toujours adossée au but qu’elle est censée nous aider à atteindre. Ainsi, ce n’est sûrement pas possible de définir une métrique permettant d’évaluer la qualité d’une conceptualisation dans l’absolu, puisque celle-ci dépend du but poursuivi et que celui-ci n’est pas donné une fois pour toute. Cependant, il me semble que la notion de concept utility développée par Paul Egré et Cathal O Madagain27 peut nous aider à y voir plus clair dans un certain nombre de cas intéressants.

Deux qualités attendues d’un concept sont son inclusivité et son homogénéité. L’inclusivité d’un concept est le nombre d’objets que ce concept recouvre effectivement parmi l’ensemble de son domaine possible d’application : en d’autres termes, c’est la taille relative de son extension. Un concept très inclusif recouvre beaucoup d’objets, et au contraire un concept qui ne contiendrait qu’un seul objet serait le moins inclusif possible.

L’homogénéité d’un concept, quant à elle, mesure à quel point les objets à l’intérieur d’un même concept sont similaires. Une manière de définir l’homogénéité d’un concept est de calculer à quel point les objets présents dans le concept possèdent en commun un certain nombre de propriétés. Bien sûr, l’homogénéité d’un concept dépend alors directement de cet ensemble de propriétés : le concept de « poisson » recouvre un ensemble d’objets relativement homogène si on se base sur des propriétés phénotypiques ou gastronomiques, mais beaucoup moins si on se base sur d’autres propriétés, par exemple les relations phylogénétiques qu’ils entretiennent.

Dans l’histoire des sciences, une révolution se traduit souvent par un changement dans les propriétés pertinentes à la base des conceptualisations accompagnant les différentes théories en jeu. Par exemple, avant la mécanique newtonienne, les phénomènes célestes étaient considérés comme intrinsèquement distincts des phénomènes terrestres, avant d’être unifiés au niveau descriptif et explicatif. Les propriétés « terrestre » et « célestes » ont simplement cessé d’être pertinentes d’un point de vue de la classification des phénomènes proposée par la nouvelle théorie scientifique.

L’homogénéité est (généralement) une bonne chose, puisqu’elle permet d’inférer certaines propriétés à de nouveaux objets à partir des propriétés d’objets connus, du simple fait qu’ils appartiennent tous au même concept. Par exemple, si j’identifie un nouveau mets comme correspondant au concept de « sandwich », je pourrai inférer, sans trop risquer de me tromper, son goût, sa texture, ou tout simplement le fait qu’il va sûrement parvenir à me nourrir de manière satisfaisante.

Il se trouve que ces deux caractéristiques, inclusivité et homogénéité, bien qu’elles soient des qualités que l’on cherche à maximiser lorsqu’on construit des concepts, se retrouvent généralement en compétition l’une avec l’autre. En effet, une augmentation de l’inclusivité (on fait rentrer plus d’objets dans notre concept) mène très probablement à moins d’homogénéité (les objets sont plus nombreux mais aussi plus divers), et inversement. Une conceptualisation qui associerait un concept distinct à chaque objet serait très homogène (chaque concept contient un ensemble très homogène d’objets, puisqu’il ne contient qu’un seul objet), mais très peu inclusif – et donc, peu utile puisqu’il s’agit d’une simple reformulation de ce que l’on savait déjà. Au contraire, une conceptualisation où tous les objets d’un domaine d’application serait regroupés au sein du même concept serait très inclusive mais probablement tellement hétérogène que l’on ne pourrait rien apprendre sur un objet du fait qu’il appartient à ce concept (puisque tous les objets y appartiennent).

Une telle situation, où l’on peut définir deux qualités que l’on cherche à maximiser mais qui rentrent en concurrence l’une avec l’autre, appelle à la recherche d’un optimum. C’est précisément ce que tente de capturer la concept utility : elle est définie comme le produit de l’inclusivité et de l’homogénéité d’un concept, moyenné sur tous les concepts d’une conceptualisation donnée. Dans leur article, les auteurs définissent cette notion mathématiquement, mais l’idée se comprend bien même sans son formalisme : une fois donné un ensemble d’objets que l’on cherche à classer, et un ensemble de propriétés que l’on peut mesurer sur ces objets, la meilleure conceptualisation (le meilleur découpage de ces objets en un nombre donné de concepts) est celle qui est optimale du point de vue à la fois de l’inclusivité et de l’homogénéité de ses différents concepts – par définition, celle qui maximise la concept utility.

Les conceptualisations sous-optimales, au sens de la concept utility, seraient celles qui favoriseraient une qualité au détriment de l’autre. Le concept de « nature » ou « naturel », par exemple, se retrouve souvent être trop inclusif, recouvrant par là des choses si hétérogènes que rien ne peut être inféré à leur propos du seul fait qu’elles appartiennent à ce concept. Par exemple, des substances « naturelles » sont dangereuses pour l’humain, quand autant d’autres lui sont bénéfiques : impossible, avec ce concept de « substance naturelle » de savoir si une telle substance donnée va être bénéfique ou pas. Mais encore une fois, la pertinence d’un concept dépend aussi de ce que l’on souhaite en faire, c’est-à-dire du contexte de son utilisation. Si on veut faire des inférences à propos de la dangerosité d’une substance, le fait qu’elle soit « naturelle » ou pas ne nous apportera pas d’information, puisque le concept de « naturel » tel qu’il est entendu dans ce contexte est en réalité trop inclusif et trop hétérogène pour cela. Par contre, s’il s’agit d’inviter vos ami.e.s à aller vous balader « dans la nature » pour le week-end, dans le cas ce concept peut très bien être tout à faire opérant.

Conclusion

Voilà donc un ensemble de caractéristiques importantes des concepts et des conceptualisations qu’il me semblait intéressant de partager. Je vous invite chaleureusement à tenter d’appliquer ce cadre d’analyse aux exemples de concepts ou de catégories, scientifiques ou pas, qui vous touchent de plus près — je suis certain qu’il y en a !

Il y aurait encore d’autres questions à se poser à propos des concepts. Par exemple, comment les opérationnaliser efficacement ? C’est-à-dire, comment passer d’une définition théorique et générale à une manière concrète de les traduire en propriétés, grandeurs et variables mesurables ? L’opérationnalisation d’un concept, bien qu’elle ne soit jamais univoque, est indispensable lorsque l’on veut tester des hypothèses et des modèles portant sur le monde réel et ne pas en rester à un simple jeu intellectuel théorique. Une autre question intéressante pourrait être celle de la réaction à adopter face à une pluralité conceptuelle, lorsque différentes versions d’un même concept co-existent. Comme je l’ai évoqué plus haut, cela peut, dans certains cas, mener à des situations intellectuellement insatisfaisantes, comme par exemple à une confusion conceptuelle ou à une impossibilité pour des scientifiques de se comprendre et de débattre au sein d’un cadre commun.

Nous pourrons éventuellement y revenir dans un prochain article.

Yaltax 2024 – Réunion du Cortecs

Une réunion au sommet

Cette année pour la réunion annuelle de l’association, les membres du Cortecs se sont réunis dans les Alpes. Au programme de ce week-end, une introduction aux conférences gesticulées comme outil pédagogique, des discussions autour de la guillotine de Hume, des questionnements sur les notions de pluralité conceptuelle et de but épistémique, des choix cornéliens face à des dilemmes moraux et d’incroyables quiz sceptiques plutôt croque-cerveaux. En résumé, ce Yaltax 2024, c’était beaucoup de discussions passionnantes, de pizzas et de doutes !

Les acteur∙ices de la pensée critique se mobilisent pour la Palestine

©Hani Alshaer/Anadolu via Getty Images / via le site d’Amnesty International

Nous avons vu les images de la bande de Gaza. Nous avons vu des hommes, des femmes et des enfants massacré.es, déchiqueté.es, brûlé.es. Nous avons vu à Rafah des réfugiés décapités, ensevelis et écrasés sous les décombres. Nous avons vu les témoignages des survivant∙es[1]. Avant d’avoir touché notre raison, ces images nous ont submergé.es et nous ont laissées hagard.es et impuissant.es. 

Nous avons vu les chiffres ahurissants des victimes. Ce nouvel épisode du conflit israélo-palestinien débute avec les attaques du 7 octobre qui auront coûté la vie à 1 200 personnes, dont 37 enfants, fait 7 500 blessés, provoqué l’enlèvement d’environ 150 personnes dont 134 – parmi lesquelles 2 enfants – sont toujours retenues en otage. Depuis, on dénombre 1,7 million de réfugiés, 36 050 tués du côté palestinien, dont plus de 14 100 enfants et 9 000 femmes (ils et elles représentent 70 % des victimes). Plus de 81 000 personnes auraient été blessées, dont 12 300 enfants. Des milliers d’autres sont portées disparues et seraient probablement sous les décombres. Actuellement un enfant est blessé ou tué toutes les dix minutes[2]. Selon l’ONU, plus d’enfants ont été tués dans la bande de Gaza en quatre mois  qu’en quatre ans de guerre dans le monde entier[3]. En raison de l’organisation volontaire de l’absence d’aide humanitaire, empêchée par Israël, la famine est également en train de s’installer[4]. Nous sommes très loin de la réplique proportionnée et dirigée vers le Hamas annoncée par le gouvernement d’extrême droite[5] de Benyamin Netanyahou.

Nous avons vu le gouvernement israélien provoquer la mort d’humanitaires (196 en avril)[6] et de journalistes (103 en mars)[7].

Nous avons vu, lu et entendu les paroles de déshumanisation et d’incitation au génocide du peuple palestinien de la part des représentant∙es et des défenseur∙euses du gouvernement d’Israël.

Nous avons vu le traitement médiatique en France en grande partie d’un niveau déplorable, inhumain, clairement orienté en faveur de la propagande israélienne et incapable de présenter les évènements dans un contexte plus global (historique et politique notamment)[8].

Nous avons vu les tentatives de censure des prises de parole, d’appel à la paix et/ou propalestinienne : répression judiciaire, interdiction de manifester, interdiction de tenir des conférences, entrave à la liberté d’expression, etc.[9].

Nous avons vu les répressions systématiques des mouvements de soutien à la Palestine et les accusations d’antisémitisme à l’emporte-pièce[10] délégitimant malheureusement le véritable combat contre les actes antisémites en France[11].

Nous avons vu la première décision de la Cour internationale de justice (CIJ) du 26 janvier, prenant au sérieux la plainte de l’Afrique du Sud contre Israël en évoquant un risque de génocide et incitant l’Israël à « prendre des mesures immédiates et efficaces pour assurer la fourniture des services de base et de l’aide humanitaire » [12].

Nous avons vu Karim Khan, procureur de la Cour pénale internationale, requérir des mandats d’arrêt contre trois leaders du Hamas ainsi que contre Benyamin Netanyahou et le ministre de la Défense, Yoav Gallant, pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité, accusés de morts intentionnelles de civils, de recours à la famine de la population gazaouie comme méthode de guerre et de persécutions contre les civils[13].

Nous avons vu, le 24 mai, la Cour internationale de justice ordonner à Israël de cesser « immédiatement » son offensive militaire à Rafah[14].

Nous avons vu l’inaction du gouvernement français, qui malgré tous les points précédents, continue de soutenir le gouvernement israélien et de livrer des armes[15], tandis que d’autres pays tentent d’agir pour faire cesser le massacre. Nous avons pourtant commémoré cette année les 30 ans du génocide rwandais en rappelant l’implication de la France dans celui-ci… L’État rend hommage aux morts d’hier tout en  cautionnant ceux d’aujourd’hui.

Tout cela nous l’avons vu et constaté ! Et nous n’avons pas tout vu, et nous n’avons pas tout saisi mais face à cela, il nous est impossible de nous taire !

Nous, militant∙es, formateur∙ices, chercheur∙euses, enseignant∙es et acteur∙ices de l’esprit critique, nous prenons aujourd’hui la parole face à cette situation gravissime pour la défense des droits fondamentaux, la lutte contre le colonialisme, contre l’impérialisme et contre l’extrême droite. Nous ne considérons pas l’esprit critique comme un outil de réflexion déconnecté de la réalité. L’exercice de la rationalité doit mener à l’action, en particulier dans une situation comme celle-ci où l’injustice est criante. Le combat pour la pensée critique se place, et se placera toujours, du côté de la défense des persécuté∙es, des opprimé∙es, des massacré∙es, des affamé∙es… Ce côté est aujourd’hui celui du peuple palestinien.

Nous nous engageons – et nous appelons nos consœurs et confrères à en faire de même – à accorder une importance toute particulière au traitement du conflit israélo-palestinien, à en pointer les discours fallacieux, à en dénoncer les mensonges et cadrages médiatiques, à relayer avec la plus grande attention des analyses et des données concernant la situation, à traiter ce sujet auprès de nos étudiant∙es et dans les contenus que nous produisons.

Nous nous engageons à soutenir les actions et mouvements étudiants qui portent ces mêmes valeurs au sein de nos établissements.    

Nous appelons les médias français à reconsidérer leur traitement du sujet, à adopter un regard plus critique sur les informations délivrées par le gouvernement israélien ainsi que sur celles de leurs « experts » de plateau, à faire preuve de rigueur et d’honnêteté dans leurs analyses, et à prendre en compte la complexité historique et politique du conflit. 

Nous appelons les candidat∙es aux prochaines législatives à prendre en compte la situation à Gaza avec le plus grand sérieux et la gravité qu’impose ce moment critique de l’histoire.

Nous appelons le gouvernement français à changer son orientation et à stopper sa politique de répression.

Nous appelons le gouvernement français à soutenir les décisions des instances internationales tel que la Cour internationale de justice et la Cour pénale internationale.

Nous appelons le gouvernement français à soutenir la libération immédiate des otages et prisonniers israéliens et palestiniens et à avancer vers une prise en compte des intérêts du peuple palestinien et son droit à l’autodétermination.

Nous appelons le gouvernement français à tout mettre en œuvre pour un cessez-le-feu rapide, à soutenir l’aide humanitaire en favorisant leur actions sur les territoires palestiniens et à s’aligner sur les réclamations des ONG sur place, à l’instar de Médecins sans frontières[16], Médecins du monde ou Amnesty International.

La frontière entre le doute et la mise en action est un chemin de crête dans la brume. Mais nous croyons qu’il vaut mieux faire un pas à peu près bien dirigé que rester assis·e occupé·e à trouver la meilleure direction. Aujourd’hui, alors que nous voyons chaque jour des vies s’éteindre devant nos yeux, nous ne voulons plus rester assis·es à penser, mais nous voulons – et nous appelons à – agir !

Si vous souhaitez ajouter votre signature à cette tribune, envoyez votre nom/prénom/pseudo et qualité à solde@cortecs.org. Pour une structure (association, collectif, ou autres), envoyez le nom de la structure et éventuellement un logo.

Structures signataires

Individu·es signataires

Richard MonvoisinPensée critique, Université Grenoble Alpes
Jacques Van RillaerProfesseur émérite à l’université de Louvain
Nathanael JeuneChercheur et médiateur
Jean-Marc Peigneux (Troots)Animateur socioculturel et membre de Cinétique
Elisabeth FeytitDocumentariste et podcasteuse indépendante
TranxenVulgarisateur
Vivien SoldéChercheur, président de Cinétique et membre du Cortecs
Hadrien SchmittInformaticien, vulgarisateur et musicien
Gwen PallarèsMaîtresse de Conférences en Didactique des Sciences – Université de Reims Champagne-Ardennes
Gaël LenimoisTrésorier de la FIDESS (Fédération des Initiatives pour le Développement de l’Esprit critique et du Scepticisme Scientifique) et membre du SITP Paris
Serpent à plumesMembre de l’équipe ZSF (Zététique, Scepticisme et Féminisme) et du bureau de la FIDESS.
AvistewBénévole dans l’esprit critique et membre de l’ASTEC (Association pour la Science et la Transmission de l’Esprit Critique)
Luca BobenriethMembre de l’ASTEC
Nicolas MartinEnseignant esprit critique (Cortecs, Rasoir d’Oc, Skeptikon)
le Fou AlliéTravaille sur les réseaux sociaux sur les questions de sexisme et de violences masculines
Frédérique Miller Orthophoniste
NichoaxVidéaste, podcasteur, conférencier sur le fact checking & l’esprit critique et membre de Cinétique et du centre d’analyse Zététique de Nice
Arthur Dian Ostéopathe et étudiant en master d’histoire et philosophie des sciences
VicissChaîne Hacking Social
ChaykaChaîne Hacking Social
Florence DellerieAutrice, illustratrice scientifique et vulgarisatrice sur Questions animalistes
Dimitri Lasserre (Doomit)Docteur en philosophie
Lyla M. (Raie futée)Vulgarisatrice au sujet des luttes sociales et de la pensée critique
Yohann HoarauPsychologue et vulgarisateur en psychologie sociale et philosophie morale
Hugo MartinPostdoctorant, ancien organisateur du Skeptics in the Pub Paris et vulgarisateur de l’esprit critique.
Matthieu Mollard Clown, musicien
Yvan SonjonDoctorant en neurosciences et cadre de recherche en psychiatrie
Orlando H. BentaCréateur de Réplique éthique, collectif sentientiste de scepticisme appliqué à l’éthique
TzitzimitlAuteur de la chaîne Esprit critique
Lou GirardPrésidente de la FIDESS (en son nom), vulgaristatrice en études sur le genre.
Albert MoukheiberDocteur en neurosciences cognitives
Loïc MassaïaVulgarisateur pour le projet Utopia
Serge Bret-MorelAstroscept, ex-astrologue spécialiste de l’analyse critique de la croyance astrologique
TrilobiteProfesseur des écoles
Adrien BigotCo-auteur de Réplique éthique
Emmanuelle DecosterOrthophonie anthropologie hypnose, Formatrice et clinicienne Lille, Cabinet inclusif Queer 
Catherine HélayelAncienne avocate et ex coprésidente du Parti animaliste, conférencière et autrice
Priscille Salmon-LegagneurOrthophoniste
Boris Tzaprenko
Auteur de romans, d’essais et de vulgarisations.
Rym Ibrahim 
Enseignante-Chercheuse en sciences de gestion et du management, Université de Saint-Étienne 
JB MeybeckIllustrateur, graphiste, auteur de BD et de livres jeunesse
Marc AnyoFormateur pour adultes à la pensée critique et l’acculturation
numérique

[1] « Israël/TPO. Les frappes aériennes israéliennes qui ont tué 44 civil·e·s s’ajoutent aux éléments attestant de crimes de guerre – Nouvelle enquête », https://www.amnesty.org/fr/latest/news/2024/05/israel-opt-israeli-air-strikes-that-killed-44-civilians-further-evidence-of-war-crimes-new-investigation/

[2]« Israël-Palestine : des milliers d’enfants usés par la guerre », https://www.unicef.fr/article/israel-palestine-les-enfants-paient-le-prix-de-la-guerre/

[3] « Gaza : plus d’enfants ont été tués dans la bande de Gaza « en quatre mois » qu’en quatre ans de guerre dans le monde entier, alerte l’ONU », https://www.lemonde.fr/international/article/2024/03/13/a-gaza-plus-d-enfants-ont-ete-tues-en-quatre-mois-qu-en-quatre-ans-de-conflits-a-travers-le-monde-alerte-l-onu_6221749_3210.html

[4] « Israël-Palestine : des milliers d’enfants usés par la guerre », https://www.unicef.fr/article/israel-palestine-les-enfants-paient-le-prix-de-la-guerre/

[5] « En Israël, Benyamin Nétanyahou présente un gouvernement qui installe l’extrême droite au pouvoir », https://www.lemonde.fr/international/article/2022/12/29/netanyahou-revient-a-la-tete-du-gouvernement-le-plus-a-droite-de-l-histoire-d-israel_6155974_3210.html

[6] « Mort d’humanitaires à Gaza : l’armée israélienne reconnaît une « grave erreur » », https://www.lesechos.fr/mo nde/afrique-moyen-orient/mort-dhumanitaires-a-gaza-larmee-israelienne-reconnait-une-grave-erreur-2086411

[7] « 103 journalistes tués en 150 jours à Gaza : une tragédie pour le journalisme palestinien », https://rsf.org/fr/103-journalistes-tu%C3%A9s-en-150-jours-%C3%A0-gaza-une-trag%C3%A9die-pour-le-journalisme-palestinien ; « Journalistes tués en Palestine : comment et pourquoi Mediapart a enquêté », https://www.mediapart.fr/journal/international/110224/journalistes-tues-en-palestine-comment-et-pourquoi-mediapart-enquete

[8] «Israël-Palestine : un naufrage médiatique (vidéo) », https://www.acrimed.org/Israel-Palestine-un-naufrage-mediatique-video?recherche=palestine ; « Palestine : naufrage et asphyxie du débat public », https://www.acrimed.org/Palestine-naufrage-et-asphyxie-du-debat-public?recherche=I24 ; Israël-Palestine, le 7 octobre et après (1) : un cadrage médiatique verrouillé, https://www.acrimed.org/Israel-Palestine-le-7-octobre-et-apres-1-un?recherche=palestine ; « Israël-Palestine, le 7 octobre et après (2) : doubles standards et compassions sélectives », https://www.acrimed.org/Israel-Palestine-le-7-octobre-et-apres-2-doubles?recherche=palestine ; « Israël-Palestine, le 7 octobre et après (3) : invisibilisation de Gaza et déshumanisation des Palestiniens », https://www.acrimed.org/Israel-Palestine-le-7-octobre-et-apres-3?recherche=palestine,

[9] « Convocations policières pour « apologie du terrorisme » : les médias façon Orwell », https://www.acrimed.org/Convocations-policieres-pour-apologie-du?recherche=I24

[10] « La gauche accusée d’antisémitisme : le faux procès orchestré par la droite et l’extrême droite », https://www.humanite.fr/politique/antisemitisme/la-gauche-accusee-dantisemitisme-le-faux-proces-orchestre-par-la-droite-et-lextreme-droite ; Menachem Klein : « La décision de la CPI est une honte pour Israël », https://www.mediapart.fr/journal/international/210524/menachem-klein-la-decision-de-la-cpi-est-une-honte-pour-israel

[11] « La LDH exprime sa plus vive préoccupation face à l’actuelle recrudescence d’actes antisémites », https://www.ldh-france.org/la-ldh-exprime-sa-plus-vive-preoccupation-face-a-lactuelle-recrudescence-dactes-antisemites/ ; « Combattre l’antisémitisme en toute clarté » https://www.mediapart.fr/journal/france/230524/combattre-l-antisemitisme-en-toute-clarte

[12] « La Cour Internationale de Justice des Nations Unies reconnaît un risque de génocide à Gaza »,  https://fr.euronews.com/2024/01/26/la-cour-internationale-de-justice-des-nations-unies-reconnait-un-risque-de-genocide-a-gaza

[13] « Le procureur de la CPI requiert des mandats d’arrêt contre le premier ministre israélien et des responsables du Hamas », https://www.mediapart.fr/journal/international/200524/le-procureur-de-la-cpi-requiert-des-mandats-d-arret-contre-le-premier-ministre-israelien-et-des-res

[14] « Décision de la CIJ sur Rafah : “la pression juridique sur Israël s’intensifie” », https://www.courrierinternational.com/article/guerre-a-gaza-decision-de-la-cij-sur-rafah-la-pression-juridique-sur-israel-s-intensifie

[15] «Guerre à Gaza : la France ne peut plus être complice »,  https://www.mediapart.fr/journal/international/270524/guerre-gaza-la-france-ne-peut-plus-etre-complice ; « La France assure que les composants d’armes livrés à Israël ne seront pas utilisés, la gauche demande à voir » https://www.mediapart.fr/journal/international/270324/la-france-assure-que-les-composants-d-armes-livres-israel-ne-seront-pas-utilises-la-gauche-demande

[16] « Gaza : Israël doit mettre fin à son entreprise de mort et de destruction », https://www.msf.fr/communiques-presse/gaza-israel-doit-mettre-fin-a-son-entreprise-de-mort-et-de-destruction

Rasoir ancien démonté en 3 pièces

Non, il ne faut pas privilégier l’hypothèse la plus parcimonieuse ! De l’injonction au vraisemblable

Rasoir ancien démonté en 3 pièces

Le rasoir d’Ockham ! Quel outil intellectuel puissant. Ce principe (également appelé principe de parcimonie) nous dit qu’il faut privilégier la théorie avec les hypothèse les plus parcimonieuses. Autrement dit, les hypothèses les plus vraisemblables, les moins coûteuses ou les moins farfelues (nous nous attarderons pas ici sur la signification exacte, vous pouvez aller voir ici). C‘est un outil érigé comme pilier central de la pensée critique qui est enseigné et éculé depuis des siècles bien avant Guillaume d’Ockham d’ailleurs (Une liste des différentes formulations de ce principe à travers l’histoire est disponible sur le site Toupie.org : Les différentes formulations du rasoir d’Ockham). Mais quelle est la portée réelle de ce principe ? Qu’est-ce qu’il nous permet vraiment de dire sur le monde ? Nous allons le voir, le rasoir d’Ockham bien souvent est employé bien au-delà de son domaine d’application. Loin d’être anecdotique, ce mésusage du rasoir d’Ockham est probablement symptomatique d’une certaine manière de faire de l’esprit critique. Nous partirons donc d’une critique spécifique à cet outil pour questionner d’un point de vue philosophique plus globalement notre rapport à la pensée critique (oui, rien que ça !)

Si vous préférez, cet article est également disponible en vidéo ici.

Préliminaire : là ou le rasoir d’Ockham se grippe.

Quel est le problème ?

Commençons par donner deux exemples sur les limites du rasoir d’Ockham.

Le scientifique Randall Mindy du film Don't look up qui fait des calculs sur un tableau

Une équipe de la NASA collecte des données qui indiquent la présence d’un objet astronomique qui n’était pas encore référencé. D’après les études préliminaires, il y a de grandes chances pour que ce soit une petite comète qui passera à quelques centaines de millions de kilomètres de la Terre. Cependant, les mêmes données sont également compatibles avec une comète qui s’écraserait sur Terre dans les prochains mois. Mais ce genre de comète est assez rare et il faudrait qu’elle aie été captée avec un angle très particulier pour correspondre aux données. L’équipe estime pour l’heure à 0,004 % (1 chance sur 25000) la probabilité que ce soit effectivement une comète qui vise la terre.
Est-ce qu’il faut donc privilégier l’hypothèse de la comète inoffensive ? Et dans quelle mesure ? Quid si la probabilité était de 0,000004 % ou 0,4 % ?

Extrait de H où Aymé montre un tableau de reconnaissance de champignon
Non une collerette ce n’est pas une petite couleur !


Prenons un autre exemple : l’autre jour j’étais en forêt et je trouve un champignon (c’est faux je ne trouve jamais de champignon, c’est pour l’exemple). Piètre mycologue que je suis, j’ai du mal à identifier de quel champignon il s’agit. Il me semble cependant reconnaître un cèpe et je me rappelle qu’un ami m’a dit il y a quelques jours que dans ce coin-là presque tous les champignons sont comestibles, d’autant plus si ils n’ont pas de collerette. Tout porte à croire alors que mon champignon est comestible (pour rendre l’exemple plus parlant, vous pouvez d’ailleurs imaginer d’autres indices rendant plus crédible la comestibilité du champignon). Considérant les deux théories T1 : « le champignon est comestible » et T: « le champignon n’est pas comestible », les indices que j’ai en ma possession me poussent donc à croire que la théorie T1 est plus parcimonieuse.
Est-ce que je dois pour autant manger ce champignon ? Autrement formulé, qu’implique exactement le privilège accordé à cette théorie ? Quelle est sa portée ?

Ces deux exemples ont pour but de montrer qu’on ne peut pas se contenter de dire qu’il faut privilégier les hypothèses les plus parcimonieuses sans plus de précision

➤ Complément : Est-ce que ces exemples parlent réellement du rasoir d’Ockham ? (cliquer pour déroulé)

C’est un des retours critique que j’ai reçu à la sortie de cet article, je rajoute donc cette petite note pour ajouter des précisions. En réalité cela dépend ce que l’on entend par « parcimonie » dans principe de parcimonie. Dans une acception classique, la parcimonie correspond au faible nombre d’entités explicatives. Ainsi on préfèrera une explication qui ne fait pas intervenir d’extra-terrestre, de cryptide ou de pouvoir parapsychique si l’on peut s’en passer. De ce point de vue-là, les exemples donnés tape à coté : les théories concurrentes (champignon comestible vs. non comestible dans un cas, météorite dangereuse vs. inoffensives dans l’autre) ont chacune le même nombre d’entité explicative. Il est donc faux de dire que le rasoir d’Ockham dit quelque chose ici de la théorie à privilégier.
On peut cependant considérer une version un peu différente de cette parcimonie en considérant la plausibilité des hypothèses. Cette acception quoique abusive par rapport au sens original du rasoir d’Ockham semble etre toutefois utilisé (c’est celle-ci d’ailleurs qui est présentée et démontrée dans notre article Vers une vision bayésienne de la zététique).

La portée réelle du rasoir d’Ockham

Alors, le rasoir d’Ockham est il faux ? Faut-il l’abandonner dans nos réflexions et nos enseignements ? Non, ce n’est pas nécessaire. En fait il faut plutôt faire attention à ce qu’on lui fait dire. Considérons deux manières différentes de formuler le rasoir d’Ockham :

  1. La théorie la plus vraisemblable est celle ayant les hypothèses les plus parcimonieuses.
  2. Il faut privilégier la théorie ayant les hypothèses les plus parcimonieuses.

Ces deux formulations semblent relativement proches mais en réalité elles ne disent pas la même chose. D’une certaine manière la première formulation est une version faible du rasoir d’Ockham alors que la seconde va plus loin en donnant une valeur prescriptive au rasoir d’Ockham ce qui est, on va le voir, difficilement justifiable. C’est cette seconde formulation du rasoir d’Ockham que nous allons tenter de creuser ici. Et cette formulation du rasoir d’Ockham est relativement commune1. Et moi même, je l’utilise telle quelle la plupart du temps. Par abus de langage et suivant le contexte, ça peut tout à fait être entendable, mais il est intéressant d’investiguer en toute rigueur ce qui ne va pas avec cette formulation et en quoi cela nous renseigne plus généralement sur notre manière de conceptualiser la rationalité et la pensée critique. Détaillons donc la construction de cette formulation prescriptive du principe de parcimonie.

Illustration de la guillotine de Hume

Passer de la première formulation à la seconde sans plus de justification est une erreur de logique : une prescription ne peut se déduire simplement d’une description. C’est un principe fondamentale de logique que l’on appelle la guillotine de Hume. Une autre formulation, que l’on doit à Raymond Boudon2, dit qu’on ne peut passer d’une prémisse à l’indicatif (la première formulation) à une conclusion à l’impératif (la seconde formulation)


Pour avoir une construction logique qui aboutisse à la seconde formulation, il faudrait en réalité deux prémisses :

  1. La théorie la plus vraisemblable est celle ayant les hypothèses les plus parcimonieuses.
  2. Il faut privilégier la théorie la plus vraisemblable.

On peut appeler la première prémisse « rasoir d’Ockham descriptif » et la deuxième « injonction au vraisemblable ». De ces deux prémisses ont peut alors conclure aisément « Il faut privilégier la théorie ayant les hypothèses les plus parcimonieuses » que l’on pourra appeler « rasoir d’Ockham prescriptif ». Mais c’est là que le bât blesse, la seconde prémisse n’est pas gratuite du tout et ne peut pas être mobilisée à la légère. Les deux exemples d’introduction devraient vous en convaincre.

Une autre formulation du rasoir d’Ockham consiste à dire « il ne faut pas accumuler les hypothèses superflues » 3. Encore une fois, cette formulation ne poserait pas de problème si on précise que ce « il ne faut pas » se cantonne au cas où l’on recherche la théorie la plus vraisemblable. Mais, comme nous l’avons vu, un « il ne faut pas » absolu ne tient pas. Ceci étant dit cette autre formulation est intéressante parce qu’elle permet de voir le problème sous un nouvel angle : il existe de nombreux cas où il est en réalité rentable d’ajouter des hypothèses superflues. L’hypothèse du champignon toxique ou celle de la météorite qui pourrait nous écraser aussi peu parcimonieuses soient-elles peuvent être salvatrices pour nous, il est donc rentable de les tenir pour vraies.

La manière dont nous mobilisions communément le rasoir d’Ockham nous a donc permis de mettre en lumière une hypothèse sous-jacente, relativement insidieuse et largement répandue : une injonction au vraisemblable : « La théorie la plus vraisemblance doit être retenue ! ».
Laissons de coté ce cher Ockham pour nous concentrer plus généralement sur l’utilisation de cette hypothèse et sur sa légitimité.

« Tu privilégieras la meilleure hypothèse »

Suivant les contextes, la prémisse d’injonction au vraisemblable est parfois pertinente et parfois elle ne l’est pas. Prenons deux exemples classiques des enseignements de pensée critique :

  • On enferme un chat et une souris dans une pièce. Dix minutes plus tard on y retrouve plus que le chat. On peut alors formuler plusieurs théories : « le chat a mangé la souris », « la souris s’est téléportée », « la souris a tué le chat et a pris son apparence », etc. Cet exemple classique que l’on doit à Stanislas Antczak est souvent utilisé en cours pour illustrer le principe du rasoir d’Ockham.
    Ici il est clair que quand on dit qu’il faut privilégier la théorie ayant les hypothèses les plus parcimonieuses, il est sous-entendu que c’est dans un cadre spécifique où l’on cherche à trouver l’explication la plus vraisemblable dans un exemple théorique. La prémisse d’injonction au vraisemblable peut donc être sous-entendue sans problème.
  • Une femme Cro-Magnon se promenant en foret entend un bruit dans un buisson. Les prédateurs étant rares à cet endroit il est probable que ce soit seulement le vent ou une petite bête inoffensive. La théorie la plus parcimonieuse est donc « ce n’est pas un prédateur ». Faut-il pour autant la privilégier c’est-à-dire la tenir pour vrai4 et agir en fonction ? Non, ce serait trop risqué, s’il s’agit effectivement d’un prédateur elle pourrait se faire attaquer. Accepter l’injonction à la vraisemblance ici serait une erreur de raisonnement en plus d’être une vraie menace pour la survie. La théorie à privilégier est plutôt celle de la présence d’un prédateur c’est à dire la théorie qui a le plus de chance de sauver les fesses de notre aventurière.

On peut alors marquer une différence essentielle entre la théorie la plus vraisemblable et la théorie la plus rationnelle à adopter. Ainsi, il existe des situations où le choix rationnel n’est pas d’adopter la théorie la plus vraisemblable. On pourrait même conjecturer que c’est le cas dans la plupart des situations.

Faisons un petit jeu en guise de dernier exemple. Nous faisons un pari sur la réalité d’une visite extraterrestre. Voici les enjeux :

Photographie de Petit-Rechain supposée représenté un vaisseau extra-terrestre.
L’OVNI de Petit-Rechain reste un véritable mystère ! (Pas du tout)
  • Si aucun extra-terrestre n’a visité la terre au cours du siècle dernier, tu gagnes : je t’offre une chocolatine.
  • Si, au contraire, au moins un extra-terrestre a visité la terre au cours du siècle dernier, je gagne : tu dois boire un poison mortel.

Alors acceptez-vous mon pari ?

Un petit modèle mathématique

Cette section propose d’illustrer la situation au travers d’un modèle mathématique. Si vous n’êtes pas très à l’aise, vous pouvez passer directement à la section suivante.

Une manière d’envisager le problème est de considérer deux éléments :

  • La vraisemblance de la théorie
  • Les enjeux associés à l’adoption de cette théorie.

Il semble alors que la théorie qu’il faut tenir pour vraie doit prendre en compte la vraisemblance des différentes théories pondérées d’une certaine manière par les enjeux associés à chacune de ces théories. Essayons de mathématiser cela : Imaginons une situation dans laquelle s’affrontent deux théories T1 et T2 5 et on note P(Ti) la probabilité (ou la vraisemblance) de la théorie Ti.. On note enfin T* la théorie qu’il faut privilégier, c’est-à-dire la théorie qu’il faut tenir pour vraie. La formulation du rasoir d’Ockham prescriptif « Il faut privilégier la théorie ayant les hypothèses les plus parcimonieuses » L’injonction à la vraisemblance pourrait alors se traduire comme suit :

La théorie T* est telle que P(T*) ≥ P(Ti),

Autrement dit, la théorie à privilégier est celle parmi les deux théories qui a la plus grande probabilité d’être vraie.

Maintenant introduisons une fonction d’utilité u, qui à chaque paire de théorie Ti et Tj associe un nombre u(Ti | Tj) (entre -1 et 1 par exemple) correspondant à la balance bénéfice/coût liée au fait de tenir pour vraie la théorie Ti alors que c’est la théorie Tj qui est vraie. Donc par exemple u(T1 | T2) correspond à l’utilité de tenir T1 pour vrai alors que c’est T2 qui est vraie et u(T1 | T1) correspond à l’utilité de tenir T1 pour vrai alors que c’est bien que T1 qui est vraie. On pourrait alors choisir la théorie T* à privilégier comme ceci :

La théorie T* est telle que
u(T*,T1)×P(T1) + u(T*,T2)×P(T2) ≥ u(Ti,T1)×P(T1) + u(Ti,T2)×P(T2)

Autrement dit, la théorie à privilégier est celle parmi les deux théories dont l’adoption a les plus grands bénéfices attendus. Pour faire un parallèle avec le rasoir d’Ockham, on pourrait appeler ce principe le rasoir de Darwin puisque c’est celui qui maximise les conséquences positives et donc les chances de nous sauver les fesses (le rasoir « Gillette de sauvetage » marche aussi).

On peut ici reconnaître une vieille idée : celle du pari de Pascal. Il vaut mieux croire en Dieu puisque les gains sont infiniment plus grands s’il existe que le sont les pertes s’il n’existe pas. Au moment de faire un choix il ne faut pas seulement considérer la vraisemblance de l’existence ou de la non-existence de Dieu, il faut également considérer les enjeux liés à chacune de ses possibilités.

Afin d’illustrer cette mathématisation qui peut paraître obscure, reprenons l’exemple évoqué ci-dessus de la femme Cro-Magnon. On considère trois théories :

  • T1 : « Il s’agit d’un prédateur » 
  • T2 : « Il s’agit d’une bête inoffensive »
  • T3 : « Il s’agit d’un coup de vent »

Les probabilités associées sont par exemple P(T1 ) = 0,05 ; P(T2 ) = 0,35 ; P(T3 ) = 0,6.
L’injonction à la vraisemblance impliquerait donc de privilégier la théorie T3 : « Il s’agit d’un coup de vent ». Mais, nous l’avons vu, c’est un choix risqué. La théorie T3 n’est donc pas celle à privilégier est elle seulement la plus vraisemblable.

Considérons ensuite les fonctions d’utilité u(Ti, Tj) 6 résumée dans le tableau suivant :

Ti (je tiens pour vrai) ↓ \ Tj (réalité) → T1 : prédateurT2 : bête inoffensiveT3 : coup de vent
T1 : prédateur1
Vrai positif : Je considère que c’est un prédateur et c’est réellement un prédateur
→ Course et survie
-0,02
Faux positif : Je considère que c’est un prédateur et c’est une bête inoffensive
→ Course pour rien
-0,02
Faux positif : Je considère que c’est un prédateur et c’est un coup de vent
→ Course pour rien
T2 : bête inoffensive-1
Faux négatif : Je considère que c’est une bête inoffensive et c’est un prédateur
→ Pas de réaction, mort
0
Vrai positif : Je considère que c’est une bête inoffensive et c’est réellement une bête positive
→ Pas de réaction
0
Faux négatif : Je considère que c’est une bête inoffensive et c’est un un coup de vent
→ Pas de réaction et erreur sans conséquence
T3 : coup de vent-1
Faux négatif : Je considère que c’est un coup de vent et c’est un prédateur
→ Pas de réaction, mort
0
Faux négatif : Je considère que c’est un coup de vent et et c’est une bête inoffensive
→ Pas de réaction et erreur sans conséquence
0
Je considère que c’est un coup de vent et c’est réellement un coup de vent
→ Pas de réaction
Tableau donnant les valeurs de la fonction d’utilité7.

On peut alors calculer pour chaque théorie Ti la somme pondérée des utilités pour savoir laquelle il vaut mieux privilégier :

  • u(T1,T1)×P(T1) + u(T1,T2)×P(T2) + u(T1,T3)×P(T3) = 1× 0,05 – 0,02 × 0,35 – 0,02 v 0,6 = 0,031
  • u(T2,T1)×P(T1) + u(T2,T2)×P(T2) + u(T2,T3)×P(T3) = -1× 0,05 + 0 × 0,35 + 0 × 0,6 = -0,05
  • u(T3,T1)×P(T1) + u(T3,T2)×P(T2) + u(T3,T3)×P(T3) = -1× 0,05 + 0 × 0,35 – 0,2 × 0,6 = -0,05

Ainsi, il convient de tenir pour vrai la théorie T1. Ce qui est en effet le choix le plus rationnel.

D’une certaine manière la formulation du rasoir d’Ockham prescriptive (« Il faut privilégier la théorie ayant les hypothèses les plus parcimonieuses ») est un cas particulier de ce rasoir de Darwin dans lequel on considérerais que toutes les fonctions d’utilité sont égales. Et c’est tout à fait pertinent dans de nombreux cas, notamment quand on est le cul posé en amphi et que l’on cherche la bonne explication pour la disparition d’une souris imaginaire. Mais ça ne l’est plus quand on considère des choix concrets qui ont des impacts matériels dans nos vies.

Oui mais enfin, me dira-t-on, tu chipotes avec tes formules mathématiques et tes nuances sémantiques, personne ne fait cet abus-là ! Et bien, au contraire, il me semble que cela a des effets concrets sur la manière dont on parle et dont on transmet la pensée critique. L’idée (fallacieuse nous l’avons vu) qu’il serait toujours logique de privilégier le plus vraisemblable est, il me semble, un postulat sous-jacent et invisible qui semble assez largement répandu. Nous allons essayer de voir cela dans la partie suivante.

Quelques considérations sur la manière de transmettre la pensée critique

Parler du rasoir d’Ockham était surtout un prétexte. Ce principe reste bien évidement très utile dans de nombreux cas et notamment quand il s’agit de réfuter l’existence d’entité explicative superflue (extra-terrestre, cryptides, phénomènes psy, théières cosmique, licornes invisible et autres dragons dans le garage). Mais son application à des cas concrets est plus délicate et met en exergue une erreur logique que l’on a tendance à faire : considérer que le plus vraisemblable est nécessairement le plus rationnel à adopter. Et c’était plutôt cette idée que l’on voulait souligner ici.

Lutter contre cette idée c’est aussi aller vers une pensée critique plus large en cela qu’elle prend en compte au delà des considérations épistémologique, les conditions concrètes des individus, les enjeux et les intérêts particuliers qui peuvent gouverner a l’adoption d’une position. Cet aspect peut se retrouver dans certaines définition de l’esprit critique comme chez Matthew Lipman qui parle de sensibilité au contexte8 :

La pensée critique est cette pensée adroite et responsable qui facilite le bon jugement parce qu’elle s’appuie sur des critères ; elle est auto-rectificatrice ; elle est sensible au contexte.

Matthew Lipman (1988), « Critical thinking: What can it be? »

Je ne sais pas tout à fait ce qu’entendait Lipman par « sensibilité au contexte », mais il nous semble pertinent d’y voir une sensibilité aux enjeux. L’occasion de souligner que cette conception de l’esprit critique centrée sur la plausibilité n’est pas universelle. La recherche en esprit critique ou les théories du choix rationnel dépassent clairement cette conception là. Mais il semblerait qu’elle soit assez répandue dans une approche classique de la zététique (ce qui n’est pas sans rappeler la très bonne conférence Les deux familles du scepticisme de l’ami Tranxen)

Comprendre des choix jugés irrationnels

Il est d’autant plus intéressant de considérer ce double aspect vraisemblance et enjeux que c’est probablement quelque chose de cette forme-là qui a été sélectionné au fil de l’évolution et qui est effectivement implanté dans nos schémas de prise de décision9. Nous prenons des décisions en combinant ce qui nous semble vraisemblable (but épistémiques) et ce qui nous semble nous bénéficier (but non-épistémiques) 10. Prenons l’exemple d’une personne qui croit en une thèse conspirationniste. Ce n’est pas forcément que la personne croit plus vraisemblable que nous soyons dirigés par des lézards extraterrestres, mais c’est peut-être qu’elle considère plus utile, plus rentable pour elle de le croire. Cette utilité perçue peut d’ailleurs s’expliquer de différentes façons :

  • La personne peut percevoir qu’il vaut mieux croire dans l’existence des reptiliens. Par exemple en se disant que s’ils existent réellement et qu’on l’ignore, le risque de manipulation est énorme. Le risque inverse (y croire alors qu’ils n’existent pas) peut sembler moins grave.
  • La personne peut vivre dans un environnement social où cette croyance est valorisée.
  • Les engagements passées de la personne peut rendre très coûteux de changer d’avis.

Cette lecture permet également de comprendre pourquoi certaines personnes vont privilégier des thérapies alternatives et complémentaires (TAC). Ce n’est pas simplement que ces personnes jugent vraisemblable qu’une thérapie X soit plus efficace qu’une thérapie Y. C’est aussi le coût associé à chacune qui va guider ce choix. Par exemple, les TAC peuvent être perçues sans risque d’effet secondaire, plus en phase avec d’autres valeurs alors que le système de santé classique peut être perçu à la solde d’enjeux financiers ou source de discrimination. Des enjeux que l’on pourra juger pertinents.

De ce point de vue-là, il est difficile de considérer qu’un choix est irrationnel. Il est (presque) toujours rationnel à l’aune des enjeux perçus par l’individu. Ainsi, peut-être est-il un peu simpliste d’affirmer que les personnes qui s’opposaient au vaccin anti-covid était des « cons » sans prendre en compte les enjeux qui ont pu traverser ces individus (le manque de transparence, l’angoisse de la pandémie, la peur du contrôle, l’urgence…) comme cela est bien pointé dans la vidéo Le biais et le bruit de Hygiène Mentale (notamment à partir de 23:40) ou dans la série d’article Les gens pensent mal : le mal du siècle du blog Zet-ethique métacritique.

Ce qu’il faut croire et ce qu’il faut faire

Si l’on reprend une définition classique de l’esprit critique (Ennis 1991) « Une pensée rationnelle et réflexive tournée vers ce qu’il convient de croire ou de faire », il est intéressant de considérer séparément ces deux éléments ce qu’il faut croire et ce qu’il faut faire.

J’ai pensé dans un premier temps que ce qu’il faut croire correspond toujours à l’explication la plus vraisemblance alors que ce n’est pas nécessairement le cas pour ce qu’il faut faire. Pour reprendre deux exemples déjà donnés dans cet article, il serait rationnel de croire que mon champignon est probablement comestible et en même temps de ne pas le manger. Donc de croire en une théorie et d’agir en fonction d’une autre. Il serait rationnel pour la femme Cro-Magnon de croire que ce n’est pas un prédateur et en même temps de partir en courant.

Mais à la réflexion, je ne vois pas de raison pour que ce soit nécessairement le cas. Faut-il toujours accorder notre croyance à la théorie la plus vraisemblable ? On peut même trouver des contre-exemples : une théorie en philosophie de l’esprit affirme que la conscience11 n’existe pas ou du moins qu’elle n’existe pas comme on l’entend. Elle serait plutôt une illusion créé par notre système cognitif. Cette théorie s’appelle d’ailleurs l’illusionnisme. Quand bien même il y aurait des preuves solides de sa vraisemblance, j’imagine qu’il en va de notre santé mentale de ne pas trop y croire.
De la même manière, on pourrait aussi penser à la question de l’existence du libre arbitre. Quand bien même il serait plus probable que le libre arbitre n’existât pas, il pourrait être préférable de continuer d’y croire.

Il me semble qu’il n’y a pas de raison qu’il faille en soi croire en la théorie la plus parcimonieuse. Cela nous pousserait à nouveau à faire un bond périlleux à travers la guillotine de Hume. La prémisse « il faut croire ce qui est vraisemblable » est certes très utile la plupart du temps, il me semble que rien ne l’impose dans l’absolu. J’imagine que la plupart du temps il est même préférable de croire en une version approximative, facilement manipulable et transmissible qu’en la théorie la plus parcimonieuse.

Une vision plus globale de la pensée critique

Considérer que les choix et les actions d’un individu ne se base pas seulement sur ce qu’il considère comme étant le plus vraisemblable, ouvre d’autres pistes de réflexions qui peuvent être prolifiques.

Comme on l’a vu dans les exemples précédents, le recours à des TAC ou les discours conspirationnistes ne peuvent plus se réduire à la bêtise ou la méconnaissance de l’individu. Il convient de prendre en compte les enjeux qu’il perçoit autour de ces questions et qui le poussent à adopter tel ou tel point de vue.

Prenons un nouvel exemple : la question du nucléaire civil. Certaines organisations s’opposent au nucléaire en évoquant le danger qu’il représente (déchets, accidents…). Pourtant des sources sérieuses abondent pour expliquer en quoi la sécurité est très bien contrôlée et les risques assez minimes. On pourrait alors perdre son temps à développer en quoi ces discours sont contraires aux meilleures connaissances actuelles. C’est-à-dire restreindre le champ de réflexion de la pensée critique à une simple question épistémique.
Il semble plus riche de considérer plus globalement les enjeux perçus pour comprendre les différentes positions. Les risques liés au nucléaires peuvent être perçus comme particulièrement angoissants : les échelles de temps très longue, les représentations des catastrophes passées, la méconnaissance d’une technologie extrêmement complexe, … Probablement que ces éléments-là peuvent influencer les positions sur le nucléaire au moins autant qu’un seul point de vue épistémique de la question. Le contexte socio-politique dans lequel prend place cette technologie influence donc la représentation que peut en avoir la population : quel contrôle de la part de la population ? Y a-t-il des intérêts privés ou militaires ? Quelle confiance est accordée au gouvernement ?
Il est probable par exemple qu’un système davantage démocratique (transparence et contrôle sur nos choix énergétiques, médias sans conflits d’intérêts, …) pourrait favoriser l’adoption de points de vue plus informés et raisonnés.

Cela ouvre donc d’autres leviers d’action pour la pensée critique : au-delà de considérer simplement un individu, ses systèmes de croyances, ses stratégies argumentatives… on peut questionner et vouloir modifier le champ informationnel dans lequel il baigne et qui influence ses croyances et ses actions. Pour paraphraser Bertold Brecht : « On dit d’un fleuve emportant tout qu’il est irrationnel, mais on ne dit jamais rien de l’irrationalité des rives qui l’enserrent ».

——-
Un grand merci à mes camarades du Cortecs Jeremy Attard, Céline Schöepfer et Delphine Toquet pour leurs relectures attentives et leurs conseils pour la rédaction de ce texte qui est presque devenu un article collectif !

« Pilules roses – De l’ignorance en médecine » de Juliette Ferry-Danini (Note de lecture)

Avec « Pilules roses », la philosophe de la médecine Juliette Ferry-Danini nous livre son enquête édifiante sur un scandale entourant le Spasfon, et plus généralement le phloroglucinol, sa molécule active. Faisant partie des médicaments les plus prescrits et vendus (principalement) en France, et en majorité à des femmes, il se trouve qu’il n’a pourtant jamais fait la preuve de son efficacité selon les critères méthodologiques qui sous-tendent de nos jours la mise sur le marché d’un produit de santé. Les origines de cette situation d’ignorance ainsi que les conditions de son maintien dans le temps sont multiples, mais mettent au jour des défaillances tout autant épistémologiques qu’éthiques, le tout profondément imprégné d’un sexisme systémique dont l’institution médicale, des essais cliniques eux-mêmes jusqu’aux professionnels de santé en passant par les campagnes de publicité de l’industrie pharmaceutique, constitue la courroie de transmission.

L’ouvrage débute avec une image très parlante et pédagogiquement puissante de la façon avec laquelle les différents types de connaissances et de pratiques en médecine s’encapsulent les unes dans les autres : des boites gigognes, à l’intérieur desquelles s’entremêlent à la fois des questions épistémologiques (qui ont trait aux connaissances et à leur justification) et des questions éthiques (qui ont trait à ce qu’il convient moralement de faire). La boite qui contient toutes les autres, la plus visible, représente la façon avec laquelle le ou la professionnel-le de santé va informer son ou sa patient-e pour mener à une décision de santé éclairée. Elle dissimule toutes les autres boites, non moins importantes. D’abord, comment un-e professionnel-le de santé s’informe sur les différents médicaments à disposition et sur les données soutenant (ou pas) leur efficacité. Puis, comment ces données sont elles-mêmes produites. Cette dernière question en renferme deux autres : comment mener des essais cliniques sans produire de souffrance inutile et, finalement, à quelle méthodologie un essai clinique doit-il se plier, et pourquoi. Cette vision en boites gigognes donne sa structure à l’ouvrage, où chaque question est abordée l’une après l’autre. En plus d’être une étude de cas à propos du scandale entourant le Spasfon, il constitue donc également une très riche introduction à des questions plus générales concernant l’institution biomédicale dans son ensemble, du laboratoire de recherche au cabinet de consultation. Dans cet article, nous en présentons de manière très résumée certains aspects en particulier, mais le but étant de vous donner envie d’aller lire le livre, sachez que nous sommes loin d’être exhaustifs.

L’origine du problème

Tester un médicament, ça coûte de l’argent et ça prend du temps, deux éléments qui étaient pourtant à disposition (et plus qu’il n’en faut) des différentes entreprises qui ont commercialisé le Spasfon depuis sa mise sur le marché. En effet, commercialisé depuis les années 60, il est rapidement devenu un énorme succès industriel. C’est à mettre en rapport avec le nombre extrêmement faible d’études cliniques produites depuis plus d’un demi-siècle – sans parler de celles, encore plus rares, qui respectent une méthodologie un tant soit peu rigoureuse. Il semble qu’au moment de sa mise sur le marché, le médicament n’avait été testé que sur une poignée de personnes, dont une majorité de femmes, et qu’il ait profité d’un certain laxisme, probablement parce que les pathologies qu’il était censé traiter étaient dès le départ considérées comme principalement féminines. A cette époque, les contraintes pour mettre sur le marché un médicament étaient certes moins fortes qu’aujourd’hui mais, d’une part, cela n’a jamais été régularisé par la suite alors que des essais cliniques auraient pu être réalisés – et auraient du être exigés de la part des autorités – et, d’autre part, certaines expérimentations (où il s’agissait, en particulier, de provoquer volontairement des douleurs) ont été pratiquées alors qu’elles violaient des principes éthiques fondamentaux, même pour l’époque. La philosophe se fait alors historienne et met au jour des archives de l’époque pour appuyer son propos de manière convaincante.

Les mécanismes de maintien de l’ignorance

Pour comprendre comment une telle situation d’ignorance caractérisée a pu émerger et surtout se maintenir aussi longtemps, différents éléments sont à prendre en compte. En plus des essais cliniques déjà peu convaincants, d’autres études censées appuyer l’efficacité du Spasfon portaient en réalité uniquement sur des mécanismes biologiques (perçus comme) plausibles, ce qui constitue un niveau de preuve très faible en regard des standard actuels, loin derrière les essais contrôlés randomisés et les méta-analyses, par exemple – d’autant plus que certains de ces mécanismes étaient supposés agir sur les « spasmes » et les calmer, phénomènes dont l’existence même est très controversée. En réalité, comme le souligne l’autrice, il ne s’agirait probablement que d’un mythe comme il en existe d’autres autour du fonctionnement physiologique féminin, rappelant par exemple la fameuse « hystérie » psychanalytique, et dont une conséquence importante est la minimisation des ressentis – et en particulier de la douleur – des femmes. Un problème reposant sur un mythe, donc, ainsi qu’une solution toute trouvée pour le résoudre, toute aussi mythique mais qui peut pourtant convaincre par sa simplicité.

On voit un biais sexiste à l’œuvre déjà à au moins deux endroits ici : dans le laxisme concernant les conditions de la mise sur le marché d’un médicament censé prévenir ou soulager des maux perçus comme principalement féminins, et dans les conditions même de justification de l’efficacité d’un traitement, quand bien même celle-ci repose déjà sur des bases très fragiles. Mais ce n’est pas fini. Il reste également à expliquer comment le succès du Spasfon a pu se maintenir dans le temps en dépit de son inefficacité probable – il est également affaire de discriminations et de présupposés sexistes ici. Imaginez que vous vouliez faire de votre médicament un succès commercial. Une fois qu’il est mis sur le marché, vous pouvez faire de la publicité pour convaincre directement les patients et les patientes de son efficacité, mais c’est long, coûteux, sans certitude que cela soit vraiment efficace. Vous pouvez aussi, et c’est la stratégie que l’autrice s’attache à décrire ici, concentrer vos efforts sur les professionnel-les de santé, par exemple en payant très cher le fameux « office de vulgarisation pharmaceutique » pour faire inscrire votre médicament dans le dictionnaire pharmacologique de référence (en France) : le Vidal, ou bien pour qu’il fasse votre publicité directement auprès des professionnel-les de santé. (Ici, nul besoin de supposer un quelconque lavage de cerveau : simplement contrôler l’information disponible et la façon avec laquelle on la perçoit est beaucoup plus efficace.) Ensuite, une fois que celleux-ci sont enclin-es à prescrire votre médicament en masse, le fait qu’en général les patients et patientes font confiance aux professionnel-les de santé qu’ils et elles consultent fera le reste. De plus, concernant les traitements visant à soulager la douleur chez les femmes, le fait que les professionnel-les de santé ont tendance à minimiser systématiquement celle-ci permettra également de protéger votre médicament de la réfutation de son efficacité : si la patiente n’a plus mal, c’est bien la preuve que votre médicament est efficace ; si elle a encore mal, c’est probablement « psychologique », ou dû au fait que « les femmes ont tendance à exagérer leur douleur », rien à voir avec l’inefficacité de votre médicament. Ainsi, le risque est minime qu’on cherche à le remettre en question en produisant, par exemple, de nouvelles études cliniques. L’ignorance à la base du problème se reproduit donc d’elle-même – et le tout s’auto-entretient.

Il faut bien sûr prendre ceci pour ce que c’est : un modèle, forcément simplifié, d’un mécanisme possible de reproduction des discriminations expliquant le maintien dans le temps d’un tel produit de santé sans efficacité propre. Pour autant, il capture déjà des aspects essentiels du processus. Pour une vision plus fouillée et complète, nous vous invitons bien sûr à lire l’ouvrage.

Secret de Polichinelle et éthique du placebo

Finalement, il apparaît que l’inefficacité du Spasfon serait plus ou moins un secret de polichinelle chez les professionnel-les de santé. Comme montré dans le livre, beaucoup le savent très bien ou du moins s’en doutent fort, et pourtant continuent de le prescrire. Nul besoin de supposer qu’iels sont payé-es directement par l’industrie pharmaceutique pour ça : encore une fois, l’inertie de l’habitude couplée d’une rationalisation du type « les patientes sont habituées » ou « dans tous les cas on peut jouer sur l’effet placebo, ce qui ne fait jamais de mal », suffit à expliquer cette situation. Et justement, c’est sur ce dernier point – l’utilisation des placebos en médecine – que l’autrice clôture son ouvrage. Elle se prononce en effet en défaveur de leur utilisation, pour plusieurs raisons en accord à la fois avec les recommandations issues des meilleures méta-analyses sur les effets supposés de l’administration d’un placebo et sur des travaux fondamentaux en éthique du biomédical, dont elle est d’ailleurs spécialiste. Allant à l’encontre d’une idée reçue (qui semble intuitive de prime abord) souvent entendue en défense des traitements qui n’ont pas fait la preuve de leur efficacité spécifique, elle montre que non, l’administration d’un placebo n’est pas (toujours) sans danger. D’une part, il peut y avoir des effets directs de l’administration d’un placebo, notamment lorsque celui-ci est « impur » – c’est-à-dire qu’il y a un principe actif, c’est juste qu’on a de bonnes raisons de penser que ce principe n’agit pas sur la pathologie que l’on veut traiter. Quant aux placebos purs (qui ne contiennent aucun principe actif), les meilleures études sur le sujet montrent que l’effet placebo a été surestimé pendant des décennies, et qu’en réalité, quand il existe, il est assez faible, trop faible pour apporter un bénéfice thérapeutique substantiel – vous ne pouvez pas guérir grâce à un placebo, mais son administration couplée à certains éléments de contexte thérapeutique peut avoir un effet sur certains de vos symptômes, comme par exemple la douleur. Mais d’autre part, il y a aussi des effets indirects : certains médicaments prescrits comme « placebo » peuvent être achetés sans ordonnance, et donc la croyance dans leur efficacité peut mener à de l’automédication, éloigner les personnes de traitements efficaces et donc diminuer leurs chances d’être soignées correctement. De plus, du point de vue éthique, administrer un placebo à un ou une patient-e à son insu c’est aller contre leur consentement, puisqu’iels ne sont alors pas en mesure de prendre une décision éclairée. De nouveau, nous vous invitons à lire l’ouvrage pour une présentation bien plus riche et détaillée des raisonnements sous-jacents à cette discussion.

Conclusion

Puisant à la fois dans l’épistémologie, la philosophie, l’éthique, l’histoire et la sociologie de la médecine, l’ouvrage de Juliette Ferry-Danini apparaît donc incontournable pour toute personne désireuse d’aiguiser son esprit critique sur la production, la diffusion et l’application des connaissances en médecine. Celles-ci, d’un point de vue féministe, ne semblent pas pouvoir se départir de leurs conditions sociales et culturelles d’émergence où les logiques patriarcales et mercantiles, comme souvent, vont de pair dans la production et le maintien d’une ignorance stratégique.

Vélos électriques, cliquet et cambouis : cas pratique de la techno-critique

Le débat sur le vélo à assistance électrique (VAE) revient souvent, et pas seulement dans les ateliers de vélo. Il est désormais un objet du quotidien. Il est présent dans les rues, on en possède ou on connaît des gens qui en possèdent. En cela, il est un objet sur lequel tout le monde ou presque peut prétendre avoir à dire quelque chose d’intéressant. Je ne parle pas d’expertise, mais au moins d’une expérience vécue, ce qui est à prendre en compte sérieusement quand on formule une critique, sans quoi cette dernière est « hors-sol », théoriquement intéressante mais condamnée à flotter dans le monde des idées.
Même s’il est possible de formuler des critiques pertinentes sans les accompagner de propositions d’alternatives réalistes, il est utile de poursuivre la réflexion vers ces alternatives. Mais ne nous trompons pas d’ordre : il faut d’abord critiquer radicalement pour savoir ce qu’on se donne le droit d’imaginer comme alternative, et ce qu’on serait prêt à effectuer comme compromis.

Dans cet article, je m’appliquerai à critiquer le vélo électrique en faisant apparaître des reliefs qui nous échappent dans le cadre de son utilisation quotidienne. Puis je ferai une brève ouverture sur la portée concrète de cette critique.

Acier ou alu ? Le choix du cadre

Très vite, les débats sur les VAE (et en général sur les technologies incluant des éléments électroniques) amènent à parler d’écologie, de production électrique et de fabrication des batteries (Exemples : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7). On sort des chiffres, des rapports, on argue que tel ou tel dégât environnemental est acceptable ou non en regard du bénéfice obtenu, et parfois on s’improvise expert en réseau électrique européen.

Ce sont des discussions très intéressantes dans lesquelles, si on est en présence de personnes renseignées, on peut apprendre énormément d’informations techniques applicables à d’autres sujets : la production d’électricité est liée au nucléaire, aux réseaux, aux sources de production d’électricité non pilotables ; la fabrication des batteries est liée à l’exploitation de métaux dont les procédés entraînent de graves pollutions…

Ce faisant, on rejoue certainement des discussions qui ont déjà eu lieu chez les ingénieurs chargés de la conception des VAE et dans les bureaux d’études d’impact environnementaux. Il s’agit également du cadrage médiatique habituel sur ces questions.

L’enjeu est la résolution de problèmes (pour reprendre les termes d’une typologie proposée par Irène Pereira39), une instrumentalisation de la pensée au service d’un objectif précis, mobilisant des connaissances et des compétences spécifiques, souvent liés à des sciences formelles, à la physique et à la chimie.

Ce cadre de réflexion, si intéressant et pertinent qu’il soit, n’est pas le seul possible.

Son pendant est la contextualisation de problèmes, qui cherche à contextualiser l’objet et les connaissances qu’on en a, en faisant davantage appel à des sciences sociales et humaines. On questionne la pertinence de l’objet et ses liens avec son contexte, plutôt que l’objet lui-même.

Tentons d’appliquer un cadre de contextualisation avec nos VAE. Voyons comment en parler autrement que par la technique et l’écologie, voyons quelles questions se poser face à cet objet, et s’il est possible de le dépasser pour l’inscrire dans un propos plus large.

Angle d’attaque et pertinence

En mécanique, quand on diagnostique un vélo cassé, on identifie plusieurs sources de dégradations et donc plusieurs interventions pour le réparer. Pour un seul problème, il peut y avoir plusieurs sources : une crevaison suppose de vérifier l’état de la chambre à air, du pneu, du fond de jante, du réglage des freins, de questionner les habitudes d’utilisation de la/du cycliste… Chaque intervention possible est un angle d’attaque différent, l’idéal étant d’intervenir sur tous. Mais peut-être que certains angles d’attaque sont plus pertinents que d’autres, car davantage susceptibles d’occasionner un dégât.

Dans l’étude d’un sujet complexe tel que le VAE (N’étant pas certain que l’on puisse qualifier le VAE de « question socio-scientifique » (QSS) tel que définie dans la thèse de Gwen Pallarès40 (chapitre 2), je me contrains ici à parler de sujet complexe, car la grille d’analyse qu’elle fournit pour les QSS me semble s’appliquer dans ce cas-là.), plusieurs angles d’attaques sont aussi possibles : les aspects politique, économique, social, sanitaire, environnemental, scientifique, technique et axiologique (qui a trait aux valeurs) sont autant de manières d’aborder le sujet. Si l’idéal est de l’étudier sous tous ces angles, l’humilité nous rappelle que nous ne disposons pas forcément des connaissances ni des compétences pour ce faire, chaque angle faisant appel à des disciplines, sinon au moins à des savoirs, spécifiques. Néanmoins il faut garder en tête que ces aspects existent et que certains sont probablement plus pertinents à étudier que d’autres selon le sujet. Difficile toutefois d’évaluer cette pertinence à moins d’avoir un tableau d’ensemble déjà bien complet du sujet. Je ne m’aventurerai pas à affirmer que tel angle est plus pertinent qu’un autre dans l’absolu, je soulignerai simplement qu’il vaut la peine d’aller creuser en priorité les angles d’attaque dont il est rarement question dans le traitement médiatique habituel du sujet. L’intérêt est de faire émerger d’autres facettes du débat, pour peser dans la balance et réintroduire de la complexité là où on pensait peut-être avoir fait le tour.

Concernant les VAE, là où les angles d’attaques privilégiés sont techniques et environnementaux, il me semble pertinent d’explorer les angles politiques et axiologiques.

L’inexorable cliquet

Les VAE sont un sujet de discussion même en dehors du monde des cyclistes et des mécanos. Certaines personnes s’offusquent qu’on critique cette technologie dont elles disent ne plus pouvoir se passer. Tout magasin de vélo a dû se positionner et décider si il vendait et réparait, ou non, des VAE. Des entreprises proposent des VAE de fonction à leurs employé·es (ce qui, étant donné le prix de ces engins, s’avère plus intéressant que de proposer cela avec des vélos mécaniques).

Rien qu’avec ces exemples, on constate que le VAE a occasionné des changements d’organisation sociale. C’est là qu’on voit l’aspect politique de cette technologie.

La question se pose alors : Pourquoi on utilise le VAE ? Et si on constate qu’il est devenu indispensable, alors comment l’est-il devenu ?

Une technologie n’est pas neutre. Tout ne dépend pas de ce que l’on en fait. Une technologie est nécessairement conçue dans un but, que l’on peut chercher à contourner, mais jusqu’à certaines limites. Une technologie n’est ni bonne ni mauvaise en soit, mais pas neutre non plus. Elle sert un projet qui reflète la vision du monde de ses concepteurs.

Lorsque le but qu’on cherche à atteindre est envisagé sous sa seule dimension technique, on peut parler de réductionnisme41 technologique. Dans le cas de la mobilité, l’angle d’attaque techno-réductionniste42 cherche à optimiser la vitesse en compromis avec la sécurité et l’accessibilité.

Lorsqu’une technologie a pour seul objectif de répondre aux problèmes posés dans le cadre techno-réductionniste, on parle de solutionnisme technologique (pour reprendre le néologisme de Evgeny Morozov).

Le VAE s’inscrit dans cette logique-là, conçu pour rouler vite facilement tout en conservant l’ergonomie et la sécurité d’un vélo.

Tout pourrait s’arrêter là, mais les réductionnisme et solutionnisme technologiques ont pour conséquence de créer de nouveaux problèmes. En effet, en négligeant les aspects non purement techniques du sujet duquel il est question (en l’occurrence la mobilité), on n’envisage pas les interactions de la technologie avec ceux-ci. Aucune « solution technique » ne saurait être parfaite ni isolée de la société dans laquelle elle évolue. Nécessairement, des problèmes techniques adviendront, qu’ils soient propres à cette « solution » ou issus de ses interactions avec la société.
Le VAE dispose de batteries valant assez cher. Se pose le problème du vol et des assurances spécifiques. Ces batteries consomment du lithium à la fabrication. Se pose le problème des pollutions liées à l’extraction minière. Le VAE est lourd et va en moyenne plus vite que les vélos mécaniques. Se pose le problème de l’interaction avec les autres cyclistes sur les pistes existantes.

En poursuivant la logique des réductionnisme et solutionnisme technologiques, ces nouveaux problèmes sont envisagés sous leur angle technique, et on leur cherche des solutions techniques, lesquelles créeront de nouveaux problèmes, et ainsi de suite.

On en arrive au point crucial : conjointement à ce processus de surenchère technique, la société dans laquelle il prend part s’adapte en intégrant chaque solution technique. Cette adaptation est loin d’être purement technique : les différents aspects évoqués plus haut (social, politique, économique, technique, scientifique, environnemental, sanitaire, axiologique) interagissent toujours entre eux. Ainsi, la loi évolue pour prendre en compte les nouvelles pratiques de mobilité, les assurances pour prendre en compte ces nouveaux véhicules, les routes s’adaptent, les magasins de vélos intègrent des VAE ou militent contre… Inéluctablement, les évolutions techniques provoquent des effets en dehors de la technique. Gardons cela en tête lorsqu’on parle de « problème technique » : aucun problème n’est purement technique.

Une fois que la société dans laquelle évolue cette technologie s’est modifiée en relation avec cette dernière, il est quasi-impossible de revenir en arrière. Tel un cliquet, les implémentations techniques avancent mais ne reculent pas. Leur existence s’insère dans un réseau d’interdépendances. Chaque nouveau problème qu’elles causent est alors plus simple à régler par une nouvelle solution technique, plutôt que par le retrait de la précédente. Ce retrait nécessiterait techniquement de vastes chantiers, et socialement de renoncer unanimement aux bénéfices qu’on retire de cette technologie.

Si l’on a accepté l’arrivée de la technologie, pourquoi ne pourrait-on pas se mettre d’accord pour son rejet ? Car les processus ne sont pas équivalents. Le développement des technologies ne dépend d’aucun processus démocratique, et parfois ne répond à aucun besoin. Les technologies sont projetées dans la société sans qu’une demande de celle-ci n’ait été formulée.
Leur rejet nécessite en revanche des efforts considérables, en raison justement du réseau d’interdépendances dans lesquels elles s’insèrent.
Pour se figurer l’ampleur du chantier, tentons d’imaginer tout ce que supposerait l’abandon d’une technologie comme celle du smartphone…

Le progrès technique est assimilé au progrès social, ce qui est une erreur si on souhaite se donner le temps d’évaluer les conséquences des technologies. Une fois insérée dans son réseau d’interdépendances, une technologie est pratiquement intouchable. Les problèmes que ses critiques identifient sont réduits à leur aspect technique, prétextes à développer de nouvelles solutions techniques.

Conflit de valeurs

Les conséquences de ce cliquet de la technologie sont objectivables, mais soumises à des jugements de valeurs, qui dépendent de nos positions sociales, de nos intérêts matériels et de nos visions du monde. C’est-à-dire que même si l’on reconnaît tous les changements sociaux que l’introduction d’une technologie comme le VAE occasionne, on ne sera pas d’accord avec tout le monde avec le caractère « souhaitable » ou non de ces changements.

Même les anarchistes ne sont pas d’accord sur la posture à adopter vis-à-vis de la technologie : des libristes qui codent des crypto-monnaies aux anti-tech convaincus, le spectre est large.

Considérons d’abord que le mécanisme de cliquet est anti-démocratique. La technologie progresse, se complexifie et s’étend de façon quasiment autonome, comme n’importe quel phénomène culturel. Elle n’est pas soumise à un processus démocratique qui aurait éventuellement le pouvoir de la stopper, ou au moins de la questionner.43

Or, si une société ne peut pas complètement contraindre des technologies et que ces technologies modèlent cette société, cette société se retrouve en partie dépossédée des choix de sa propre trajectoire.

Quelle trajectoire une technologie induit-elle ? Si l’on ne peut pas le prévoir avec certitude ni généraliser les exemples de ce que des technologies ont eu comme effets, on peut dégager des tendances.

Ivan Illich44, dans ses analyses des institutions, identifie ce qu’il nomme des « contre-productivités paradoxales »45 : « On peut présenter ce concept au moyen d’une formule faite pour choquer : passé certains seuils critiques de développement, plus croissent les grandes institutions de nos sociétés industrielles, plus elles deviennent un obstacle à la réalisation des objectifs mêmes qu’elles sont censées servir […] »46

Résumons ici les trois types de contre-productivité qu’il identifie. Ainsi, passé un certain seuil critique de développement, une institution produit :

– Les externalités négatives : Des effets négatifs directs sur les systèmes qui lui sont extérieurs. Pollutions, augmentation des coûts, risques sanitaires…

– Une contre-productivité du système envers lui-même : Il s’agit en quelque sorte de la spirale de solutions techniques à produire pour répondre aux problèmes techniques causés par les précédentes solutions techniques, mais en restreignant l’analyse à l’institution dont on parle. L’institution crée elle-même les problèmes qui entravent son bon fonctionnement, elle engendre son propre blocage.

– Une contre-productivité du système envers ses alternatives autonomes47 : « […] le monopole d’un produit hétéronome prive les personnes de toute capacité d’accomplir par leurs propres forces une action homologue. » 48

L’illustration des externalités négatives des VAE est déjà couverte, comme évoqué plus haut : pollutions dues à l’extraction des composants électroniques, augmentation des coûts, gestion des déchets électroniques…

Concernant l’auto-blocage du système hétéronome, je ne sais pas s’il a ou aura lieu. En revanche, le VAE poursuit les mêmes objectifs que la voiture, qui elle, subit son auto-blocage notamment en permettant d’agrandir constamment les distances quotidiennes à parcourir. Le VAE s’inscrit dans cette logique d’accepter les grandes distances et donc de devoir recourir systématiquement à des véhicules toujours plus rapides et puissants.

C’est dans sa contre-productivité envers les alternatives autonomes que le VAE a le plus d’impact.

Là où un vélo musculaire 49 est relativement simple à entretenir au quotidien et ne représente pas un grand danger si certaines pièces sont défaillantes, le VAE demande beaucoup plus de soins (son poids et sa vitesse rendent nécessaires de bons réglages) et est plus complexe du fait de son système électronique.

De fait, beaucoup de mécanicien·nes de magasins et d’ateliers ne sont pas formé·es aux réparations spécifiques aux VAE et ne disposent pas des outils nécessaires. Certaines pièces comme les batteries ne sont réparables que par le constructeur, il faut donc lui envoyer en colis et attendre un renvoi.

Cette complexité d’entretien va à l’encontre d’une des revendications politiques des mouvements vélorutionnaires : la « vélonomie », ou tout simplement le fait d’être autonome dans l’entretien et la réparation mécanique d’un vélo et plus largement dans sa capacité à se déplacer à vélo librement et sans entrave.50

Une raison de l’adoption du VAE, souvent déclarée par ses utilisateurs eux-mêmes, est sa facilité d’usage comparée à celle du vélo musculaire. Cette facilité, pour les utilisateurs de VAE, est un facteur de remplacement du vélo musculaire par le VAE. En effet, le VAE n’est pas différent du vélo au même titre que la voiture l’est du train. Avoir une voiture ne remplace pas l’usage qu’on peut faire du train, alors que le VAE tend plus facilement à remplacer l’usage du vélo.

Enfin, le prix des VAE encourage le développement d’entreprises de locations à destination des particuliers ou du personnel d’entreprises (en tant que vélo de fonction). Quelle meilleure incitation à acquérir un VAE qu’une location à prix très réduit suivie d’un rachat à un très faible pourcentage du coût d’origine ? 51

Ce qu’il faut faire

Dernier point que je voudrais aborder, qui peut sembler un peu fumeux au premier abord : la dimension prescriptive implicite des technologies (en l’occurrence du VAE).

Comme évoqué plus haut, toute technologie est conçue dans un but. L’utilisation optimale qui doit en être faite est donc prescrite. Même si on peut tenter de détourner cette utilisation en vue d’autres objectifs, on ne peut le faire qu’à la marge, et l’efficacité de la technologie baisse. En tant qu’usager d’une technologie qui ne tolère que peu de détournements de son utilisation optimale, on en vient à conclure que l’usage optimal est nécessaire, qu’il faut le réaliser.

À plus large échelle et également évoqué plus haut, la technologie s’insère dans une société et la modèle. Elle modifie la manière dont on évolue dans cette société au quotidien et produit ainsi de nouvelles normes sociales.

Ces deux mécanismes, l’un à l’échelle individuelle et l’autre à l’échelle des transformations sociales, participent à brouiller les limites entre le descriptif et le prescriptif.

Si le VAE dispose d’une batterie et d’un moteur, c’est bien que celle-ci doit être chargée pour que celui-ci nous permette de circuler vite et sans effort.

Si le VAE permet de parcourir de grandes distances, c’est bien que les grandes distances sont normales.

Ce qu’on fait, ce qui se fait, devient ce qu’il faut faire.

Ouverture : mettre les mains dans le cambouis

Cette critique de la technologie ne doit pas occulter les avantages que peuvent en tirer les utilisateurs, ni les raisons qui les poussent parfois malgré eux à l’utiliser.

En l’occurrence, il faut reconnaître qu’il est bien plus pratique, voire indispensable, de disposer d’une assistance électrique quand on parcoure plusieurs dizaines de kilomètres chaque jour en livraison, quand on doit porter de lourdes charges ou des enfants, quand on habite dans un coin avec de forts dénivelés, quand les transports en commun ne desservent pas nos destinations, quand nos trajets quotidiens sont longs, ou tout simplement quand on galère à pédaler !

Une proposition que j’ai parfois entendue, qui souhaite faire la synthèse entre la critique de la technologie et la prise en compte des usages réels, est qu’il faudrait réserver les VAE aux personnes en ayant vraiment besoin.

Au-delà des questions d’organisation que cela poserait (Comment faire concrètement pour éviter un marché noir ou des fraudes ? Comment catégoriser ce qui relève du besoin ou du confort ?), il faut garder en tête que la conséquence de l’introduction d’une technologie dans une société est, pour toutes les raisons détaillées plus haut, qu’elle se généralise et fait ressentir ses effets à l’extérieur de la sphère de ses utilisateurs. On ne peut pas, par le droit, restreindre les utilisations possibles d’une technologie. Le fait précède le droit.

Cette critique n’a évidemment pas pour but de prôner l’interdiction du VAE, et surtout pas aux personnes qui déclarent en avoir besoin. Elle ne vise pas à fermer le débat, mais tente de montrer une complexité, pour imaginer des alternatives (qui ne soient pas simplement des solutions technologiques) les plus cohérentes possibles et prenant en compte un maximum d’aspects (politiques, axiologiques, sociaux…).

Si on ne peut pas se contenter de critiquer sans apporter d’alternatives, ces alternatives doivent être réfléchies. Mettre les mains dans le cambouis c’est bien, mais un cambouis critique.

Un exemple (dont je me permets de parler parce que je le connais de l’intérieur) : Aujourd’hui une majorité des livreurs de Deliveroo et Uber Eats roulent en VAE. Une solution technique dont le seul objectif serait de ne pas utiliser le VAE, serait de trouver un autre moyen de transport, ce qui laisse les problèmes de fond intacts : pourquoi les livreurs utilisent-ils des VAE ? Pour rentabiliser la moindre seconde étant donnée leur paye dérisoire, et pour ne pas s’épuiser à la tâche.

Payer décemment les livreurs et leur fournir un vrai cadre de travail remettrait en cause l’utilisation de VAE. Mais aussi l’existence des plate-formes pour qui ils travaillent : peut-être qu’au fond, le réel problème réside dans le modèle économique de celles-ci ?
Ce qu’on voit dans cet exemple, c’est bien que le problème n’est pas l’usage qu’on fait des technologies, mais le contexte (social, économique, politique…) qui les rend indispensables, ainsi que les conséquences de leur développement.

La question n’est pas « Peut-il y avoir une bonne utilisation du vélo électrique ? » mais « Pourquoi et comment s’est-il imposé ? ».

Je vous laisse le soin d’étendre cette réflexion à d’autres domaines…52

En bonus, une petite biblio de références qui ont énormément nourri cette réflexion, sans que je puisse les citer précisément :

Relevé provisoire de nos griefs contre le despotisme de la vitesse à l’occasion de l’extension des lignes du TGV.
Ce texte, publié par l’Encyclopédie des nuisances en 1998, reste très actuel. Prenant pour prétexte le TGV, il s’agit d’une critique sociale de la technique et de l’injonction à la vitesse.

L’idéologie sociale de la bagnole
Court texte d’André Gorz publié en 1973, qui décrit avec un ton acerbe la contre-productivité de la voiture et la manière dont elle modèle la société.

Énergie et équité
Livre d’Ivan Illich sur les transports. Il se focalise sur la voiture, pour en faire une critique sociale. Il y expose son concept de vitesse généralisée : à l’aide d’un calcul (à la méthodologie douteuse, il l’admet lui-même) prenant en compte le temps passé à travailler pour payer sa voiture, ainsi que tout le temps passé immobile dans les bouchons ou à la pompe à essence, il avance que les automobilistes ont une vitesse moyenne plus faible que les cyclistes.
De joyeuses pensées pour tout vélorutionnaire !

Dans les rouages de la ville-machine – enquête sur la smart-city lyonnaise
Brochure de 50 pages par le collectif Les Décâblés (leur écrire : lesdecables@riseup.net). Ce texte examine différentes innovation technologiques urbaines déjà en place ou en projet, dans les environs de Lyon. Un chapitre traite des transports.

Reprendre la terre aux machines
Livre du collectif L’Atelier Paysan, paru en 2021 au Seuil, qui explique la manière dont les technologies agricoles se sont répandues et ont progressivement verrouillé le système agricole en rendant dépendants les exploitants. C’est une illustration ciblé du principe de cliquet que j’expliquais dans l’article.

L’intelligence artificielle ou l’enjeu du siècle
Livre du philosophe Éric Sadin, paru en 2018 à L’Échappée. À travers son analyse des enjeux sociaux de l’intelligence artificielle, il développe des concepts à mon avis applicables en partie à d’autres technologies, notamment le « pouvoir d’infléchissement des comportements ».