Rasoir ancien démonté en 3 pièces

Non, il ne faut pas privilégier l’hypothèse la plus parcimonieuse ! De l’injonction au vraisemblable

Rasoir ancien démonté en 3 pièces

Le rasoir d’Ockham ! Quel outil intellectuel puissant. Ce principe (également appelé principe de parcimonie) nous dit qu’il faut privilégier la théorie avec les hypothèse les plus parcimonieuses. Autrement dit, les hypothèses les plus vraisemblables, les moins coûteuses ou les moins farfelues (nous nous attarderons pas ici sur la signification exacte, vous pouvez aller voir ici). C‘est un outil érigé comme pilier central de la pensée critique qui est enseigné et éculé depuis des siècles bien avant Guillaume d’Ockham d’ailleurs (Une liste des différentes formulations de ce principe à travers l’histoire est disponible sur le site Toupie.org : Les différentes formulations du rasoir d’Ockham). Mais quelle est la portée réelle de ce principe ? Qu’est-ce qu’il nous permet vraiment de dire sur le monde ? Nous allons le voir, le rasoir d’Ockham bien souvent est employé bien au-delà de son domaine d’application. Loin d’être anecdotique, ce mésusage du rasoir d’Ockham est probablement symptomatique d’une certaine manière de faire de l’esprit critique. Nous partirons donc d’une critique spécifique à cet outil pour questionner d’un point de vue philosophique plus globalement notre rapport à la pensée critique (oui, rien que ça !)

Si vous préférez, cet article est également disponible en vidéo ici.

Préliminaire : là ou le rasoir d’Ockham se grippe.

Quel est le problème ?

Commençons par donner deux exemples sur les limites du rasoir d’Ockham.

Le scientifique Randall Mindy du film Don't look up qui fait des calculs sur un tableau

Une équipe de la NASA collecte des données qui indiquent la présence d’un objet astronomique qui n’était pas encore référencé. D’après les études préliminaires, il y a de grandes chances pour que ce soit une petite comète qui passera à quelques centaines de millions de kilomètres de la Terre. Cependant, les mêmes données sont également compatibles avec une comète qui s’écraserait sur Terre dans les prochains mois. Mais ce genre de comète est assez rare et il faudrait qu’elle aie été captée avec un angle très particulier pour correspondre aux données. L’équipe estime pour l’heure à 0,004 % (1 chance sur 25000) la probabilité que ce soit effectivement une comète qui vise la terre.
Est-ce qu’il faut donc privilégier l’hypothèse de la comète inoffensive ? Et dans quelle mesure ? Quid si la probabilité était de 0,000004 % ou 0,4 % ?

Extrait de H où Aymé montre un tableau de reconnaissance de champignon
Non une collerette ce n’est pas une petite couleur !


Prenons un autre exemple : l’autre jour j’étais en forêt et je trouve un champignon (c’est faux je ne trouve jamais de champignon, c’est pour l’exemple). Piètre mycologue que je suis, j’ai du mal à identifier de quel champignon il s’agit. Il me semble cependant reconnaître un cèpe et je me rappelle qu’un ami m’a dit il y a quelques jours que dans ce coin-là presque tous les champignons sont comestibles, d’autant plus si ils n’ont pas de collerette. Tout porte à croire alors que mon champignon est comestible (pour rendre l’exemple plus parlant, vous pouvez d’ailleurs imaginer d’autres indices rendant plus crédible la comestibilité du champignon). Considérant les deux théories T1 : « le champignon est comestible » et T: « le champignon n’est pas comestible », les indices que j’ai en ma possession me poussent donc à croire que la théorie T1 est plus parcimonieuse.
Est-ce que je dois pour autant manger ce champignon ? Autrement formulé, qu’implique exactement le privilège accordé à cette théorie ? Quelle est sa portée ?

Ces deux exemples ont pour but de montrer qu’on ne peut pas se contenter de dire qu’il faut privilégier les hypothèses les plus parcimonieuses sans plus de précision

➤ Complément : Est-ce que ces exemples parlent réellement du rasoir d’Ockham ? (cliquer pour déroulé)

C’est un des retours critique que j’ai reçu à la sortie de cet article, je rajoute donc cette petite note pour ajouter des précisions. En réalité cela dépend ce que l’on entend par « parcimonie » dans principe de parcimonie. Dans une acception classique, la parcimonie correspond au faible nombre d’entités explicatives. Ainsi on préfèrera une explication qui ne fait pas intervenir d’extra-terrestre, de cryptide ou de pouvoir parapsychique si l’on peut s’en passer. De ce point de vue-là, les exemples donnés tape à coté : les théories concurrentes (champignon comestible vs. non comestible dans un cas, météorite dangereuse vs. inoffensives dans l’autre) ont chacune le même nombre d’entité explicative. Il est donc faux de dire que le rasoir d’Ockham dit quelque chose ici de la théorie à privilégier.
On peut cependant considérer une version un peu différente de cette parcimonie en considérant la plausibilité des hypothèses. Cette acception quoique abusive par rapport au sens original du rasoir d’Ockham semble etre toutefois utilisé (c’est celle-ci d’ailleurs qui est présentée et démontrée dans notre article Vers une vision bayésienne de la zététique).

La portée réelle du rasoir d’Ockham

Alors, le rasoir d’Ockham est il faux ? Faut-il l’abandonner dans nos réflexions et nos enseignements ? Non, ce n’est pas nécessaire. En fait il faut plutôt faire attention à ce qu’on lui fait dire. Considérons deux manières différentes de formuler le rasoir d’Ockham :

  1. La théorie la plus vraisemblable est celle ayant les hypothèses les plus parcimonieuses.
  2. Il faut privilégier la théorie ayant les hypothèses les plus parcimonieuses.

Ces deux formulations semblent relativement proches mais en réalité elles ne disent pas la même chose. D’une certaine manière la première formulation est une version faible du rasoir d’Ockham alors que la seconde va plus loin en donnant une valeur prescriptive au rasoir d’Ockham ce qui est, on va le voir, difficilement justifiable. C’est cette seconde formulation du rasoir d’Ockham que nous allons tenter de creuser ici. Et cette formulation du rasoir d’Ockham est relativement commune1. Et moi même, je l’utilise telle quelle la plupart du temps. Par abus de langage et suivant le contexte, ça peut tout à fait être entendable, mais il est intéressant d’investiguer en toute rigueur ce qui ne va pas avec cette formulation et en quoi cela nous renseigne plus généralement sur notre manière de conceptualiser la rationalité et la pensée critique. Détaillons donc la construction de cette formulation prescriptive du principe de parcimonie.

Illustration de la guillotine de Hume

Passer de la première formulation à la seconde sans plus de justification est une erreur de logique : une prescription ne peut se déduire simplement d’une description. C’est un principe fondamentale de logique que l’on appelle la guillotine de Hume. Une autre formulation, que l’on doit à Raymond Boudon2, dit qu’on ne peut passer d’une prémisse à l’indicatif (la première formulation) à une conclusion à l’impératif (la seconde formulation)


Pour avoir une construction logique qui aboutisse à la seconde formulation, il faudrait en réalité deux prémisses :

  1. La théorie la plus vraisemblable est celle ayant les hypothèses les plus parcimonieuses.
  2. Il faut privilégier la théorie la plus vraisemblable.

On peut appeler la première prémisse « rasoir d’Ockham descriptif » et la deuxième « injonction au vraisemblable ». De ces deux prémisses ont peut alors conclure aisément « Il faut privilégier la théorie ayant les hypothèses les plus parcimonieuses » que l’on pourra appeler « rasoir d’Ockham prescriptif ». Mais c’est là que le bât blesse, la seconde prémisse n’est pas gratuite du tout et ne peut pas être mobilisée à la légère. Les deux exemples d’introduction devraient vous en convaincre.

Une autre formulation du rasoir d’Ockham consiste à dire « il ne faut pas accumuler les hypothèses superflues » 3. Encore une fois, cette formulation ne poserait pas de problème si on précise que ce « il ne faut pas » se cantonne au cas où l’on recherche la théorie la plus vraisemblable. Mais, comme nous l’avons vu, un « il ne faut pas » absolu ne tient pas. Ceci étant dit cette autre formulation est intéressante parce qu’elle permet de voir le problème sous un nouvel angle : il existe de nombreux cas où il est en réalité rentable d’ajouter des hypothèses superflues. L’hypothèse du champignon toxique ou celle de la météorite qui pourrait nous écraser aussi peu parcimonieuses soient-elles peuvent être salvatrices pour nous, il est donc rentable de les tenir pour vraies.

La manière dont nous mobilisions communément le rasoir d’Ockham nous a donc permis de mettre en lumière une hypothèse sous-jacente, relativement insidieuse et largement répandue : une injonction au vraisemblable : « La théorie la plus vraisemblance doit être retenue ! ».
Laissons de coté ce cher Ockham pour nous concentrer plus généralement sur l’utilisation de cette hypothèse et sur sa légitimité.

« Tu privilégieras la meilleure hypothèse »

Suivant les contextes, la prémisse d’injonction au vraisemblable est parfois pertinente et parfois elle ne l’est pas. Prenons deux exemples classiques des enseignements de pensée critique :

  • On enferme un chat et une souris dans une pièce. Dix minutes plus tard on y retrouve plus que le chat. On peut alors formuler plusieurs théories : « le chat a mangé la souris », « la souris s’est téléportée », « la souris a tué le chat et a pris son apparence », etc. Cet exemple classique que l’on doit à Stanislas Antczak est souvent utilisé en cours pour illustrer le principe du rasoir d’Ockham.
    Ici il est clair que quand on dit qu’il faut privilégier la théorie ayant les hypothèses les plus parcimonieuses, il est sous-entendu que c’est dans un cadre spécifique où l’on cherche à trouver l’explication la plus vraisemblable dans un exemple théorique. La prémisse d’injonction au vraisemblable peut donc être sous-entendue sans problème.
  • Une femme Cro-Magnon se promenant en foret entend un bruit dans un buisson. Les prédateurs étant rares à cet endroit il est probable que ce soit seulement le vent ou une petite bête inoffensive. La théorie la plus parcimonieuse est donc « ce n’est pas un prédateur ». Faut-il pour autant la privilégier c’est-à-dire la tenir pour vrai4 et agir en fonction ? Non, ce serait trop risqué, s’il s’agit effectivement d’un prédateur elle pourrait se faire attaquer. Accepter l’injonction à la vraisemblance ici serait une erreur de raisonnement en plus d’être une vraie menace pour la survie. La théorie à privilégier est plutôt celle de la présence d’un prédateur c’est à dire la théorie qui a le plus de chance de sauver les fesses de notre aventurière.

On peut alors marquer une différence essentielle entre la théorie la plus vraisemblable et la théorie la plus rationnelle à adopter. Ainsi, il existe des situations où le choix rationnel n’est pas d’adopter la théorie la plus vraisemblable. On pourrait même conjecturer que c’est le cas dans la plupart des situations.

Faisons un petit jeu en guise de dernier exemple. Nous faisons un pari sur la réalité d’une visite extraterrestre. Voici les enjeux :

Photographie de Petit-Rechain supposée représenté un vaisseau extra-terrestre.
L’OVNI de Petit-Rechain reste un véritable mystère ! (Pas du tout)
  • Si aucun extra-terrestre n’a visité la terre au cours du siècle dernier, tu gagnes : je t’offre une chocolatine.
  • Si, au contraire, au moins un extra-terrestre a visité la terre au cours du siècle dernier, je gagne : tu dois boire un poison mortel.

Alors acceptez-vous mon pari ?

Un petit modèle mathématique

Cette section propose d’illustrer la situation au travers d’un modèle mathématique. Si vous n’êtes pas très à l’aise, vous pouvez passer directement à la section suivante.

Une manière d’envisager le problème est de considérer deux éléments :

  • La vraisemblance de la théorie
  • Les enjeux associés à l’adoption de cette théorie.

Il semble alors que la théorie qu’il faut tenir pour vraie doit prendre en compte la vraisemblance des différentes théories pondérées d’une certaine manière par les enjeux associés à chacune de ces théories. Essayons de mathématiser cela : Imaginons une situation dans laquelle s’affrontent deux théories T1 et T2 5 et on note P(Ti) la probabilité (ou la vraisemblance) de la théorie Ti.. On note enfin T* la théorie qu’il faut privilégier, c’est-à-dire la théorie qu’il faut tenir pour vraie. La formulation du rasoir d’Ockham prescriptif « Il faut privilégier la théorie ayant les hypothèses les plus parcimonieuses » L’injonction à la vraisemblance pourrait alors se traduire comme suit :

La théorie T* est telle que P(T*) ≥ P(Ti),

Autrement dit, la théorie à privilégier est celle parmi les deux théories qui a la plus grande probabilité d’être vraie.

Maintenant introduisons une fonction d’utilité u, qui à chaque paire de théorie Ti et Tj associe un nombre u(Ti | Tj) (entre -1 et 1 par exemple) correspondant à la balance bénéfice/coût liée au fait de tenir pour vraie la théorie Ti alors que c’est la théorie Tj qui est vraie. Donc par exemple u(T1 | T2) correspond à l’utilité de tenir T1 pour vrai alors que c’est T2 qui est vraie et u(T1 | T1) correspond à l’utilité de tenir T1 pour vrai alors que c’est bien que T1 qui est vraie. On pourrait alors choisir la théorie T* à privilégier comme ceci :

La théorie T* est telle que
u(T*,T1)×P(T1) + u(T*,T2)×P(T2) ≥ u(Ti,T1)×P(T1) + u(Ti,T2)×P(T2)

Autrement dit, la théorie à privilégier est celle parmi les deux théories dont l’adoption a les plus grands bénéfices attendus. Pour faire un parallèle avec le rasoir d’Ockham, on pourrait appeler ce principe le rasoir de Darwin puisque c’est celui qui maximise les conséquences positives et donc les chances de nous sauver les fesses (le rasoir « Gillette de sauvetage » marche aussi).

On peut ici reconnaître une vieille idée : celle du pari de Pascal. Il vaut mieux croire en Dieu puisque les gains sont infiniment plus grands s’il existe que le sont les pertes s’il n’existe pas. Au moment de faire un choix il ne faut pas seulement considérer la vraisemblance de l’existence ou de la non-existence de Dieu, il faut également considérer les enjeux liés à chacune de ses possibilités.

Afin d’illustrer cette mathématisation qui peut paraître obscure, reprenons l’exemple évoqué ci-dessus de la femme Cro-Magnon. On considère trois théories :

  • T1 : « Il s’agit d’un prédateur » 
  • T2 : « Il s’agit d’une bête inoffensive »
  • T3 : « Il s’agit d’un coup de vent »

Les probabilités associées sont par exemple P(T1 ) = 0,05 ; P(T2 ) = 0,35 ; P(T3 ) = 0,6.
L’injonction à la vraisemblance impliquerait donc de privilégier la théorie T3 : « Il s’agit d’un coup de vent ». Mais, nous l’avons vu, c’est un choix risqué. La théorie T3 n’est donc pas celle à privilégier est elle seulement la plus vraisemblable.

Considérons ensuite les fonctions d’utilité u(Ti, Tj) 6 résumée dans le tableau suivant :

Ti (je tiens pour vrai) ↓ \ Tj (réalité) → T1 : prédateurT2 : bête inoffensiveT3 : coup de vent
T1 : prédateur1
Vrai positif : Je considère que c’est un prédateur et c’est réellement un prédateur
→ Course et survie
-0,02
Faux positif : Je considère que c’est un prédateur et c’est une bête inoffensive
→ Course pour rien
-0,02
Faux positif : Je considère que c’est un prédateur et c’est un coup de vent
→ Course pour rien
T2 : bête inoffensive-1
Faux négatif : Je considère que c’est une bête inoffensive et c’est un prédateur
→ Pas de réaction, mort
0
Vrai positif : Je considère que c’est une bête inoffensive et c’est réellement une bête positive
→ Pas de réaction
0
Faux négatif : Je considère que c’est une bête inoffensive et c’est un un coup de vent
→ Pas de réaction et erreur sans conséquence
T3 : coup de vent-1
Faux négatif : Je considère que c’est un coup de vent et c’est un prédateur
→ Pas de réaction, mort
0
Faux négatif : Je considère que c’est un coup de vent et et c’est une bête inoffensive
→ Pas de réaction et erreur sans conséquence
0
Je considère que c’est un coup de vent et c’est réellement un coup de vent
→ Pas de réaction
Tableau donnant les valeurs de la fonction d’utilité7.

On peut alors calculer pour chaque théorie Ti la somme pondérée des utilités pour savoir laquelle il vaut mieux privilégier :

  • u(T1,T1)×P(T1) + u(T1,T2)×P(T2) + u(T1,T3)×P(T3) = 1× 0,05 – 0,02 × 0,35 – 0,02 v 0,6 = 0,031
  • u(T2,T1)×P(T1) + u(T2,T2)×P(T2) + u(T2,T3)×P(T3) = -1× 0,05 + 0 × 0,35 + 0 × 0,6 = -0,05
  • u(T3,T1)×P(T1) + u(T3,T2)×P(T2) + u(T3,T3)×P(T3) = -1× 0,05 + 0 × 0,35 – 0,2 × 0,6 = -0,05

Ainsi, il convient de tenir pour vrai la théorie T1. Ce qui est en effet le choix le plus rationnel.

D’une certaine manière la formulation du rasoir d’Ockham prescriptive (« Il faut privilégier la théorie ayant les hypothèses les plus parcimonieuses ») est un cas particulier de ce rasoir de Darwin dans lequel on considérerais que toutes les fonctions d’utilité sont égales. Et c’est tout à fait pertinent dans de nombreux cas, notamment quand on est le cul posé en amphi et que l’on cherche la bonne explication pour la disparition d’une souris imaginaire. Mais ça ne l’est plus quand on considère des choix concrets qui ont des impacts matériels dans nos vies.

Oui mais enfin, me dira-t-on, tu chipotes avec tes formules mathématiques et tes nuances sémantiques, personne ne fait cet abus-là ! Et bien, au contraire, il me semble que cela a des effets concrets sur la manière dont on parle et dont on transmet la pensée critique. L’idée (fallacieuse nous l’avons vu) qu’il serait toujours logique de privilégier le plus vraisemblable est, il me semble, un postulat sous-jacent et invisible qui semble assez largement répandu. Nous allons essayer de voir cela dans la partie suivante.

Quelques considérations sur la manière de transmettre la pensée critique

Parler du rasoir d’Ockham était surtout un prétexte. Ce principe reste bien évidement très utile dans de nombreux cas et notamment quand il s’agit de réfuter l’existence d’entité explicative superflue (extra-terrestre, cryptides, phénomènes psy, théières cosmique, licornes invisible et autres dragons dans le garage). Mais son application à des cas concrets est plus délicate et met en exergue une erreur logique que l’on a tendance à faire : considérer que le plus vraisemblable est nécessairement le plus rationnel à adopter. Et c’était plutôt cette idée que l’on voulait souligner ici.

Lutter contre cette idée c’est aussi aller vers une pensée critique plus large en cela qu’elle prend en compte au delà des considérations épistémologique, les conditions concrètes des individus, les enjeux et les intérêts particuliers qui peuvent gouverner a l’adoption d’une position. Cet aspect peut se retrouver dans certaines définition de l’esprit critique comme chez Matthew Lipman qui parle de sensibilité au contexte8 :

La pensée critique est cette pensée adroite et responsable qui facilite le bon jugement parce qu’elle s’appuie sur des critères ; elle est auto-rectificatrice ; elle est sensible au contexte.

Matthew Lipman (1988), « Critical thinking: What can it be? »

Je ne sais pas tout à fait ce qu’entendait Lipman par « sensibilité au contexte », mais il nous semble pertinent d’y voir une sensibilité aux enjeux. L’occasion de souligner que cette conception de l’esprit critique centrée sur la plausibilité n’est pas universelle. La recherche en esprit critique ou les théories du choix rationnel dépassent clairement cette conception là. Mais il semblerait qu’elle soit assez répandue dans une approche classique de la zététique (ce qui n’est pas sans rappeler la très bonne conférence Les deux familles du scepticisme de l’ami Tranxen)

Comprendre des choix jugés irrationnels

Il est d’autant plus intéressant de considérer ce double aspect vraisemblance et enjeux que c’est probablement quelque chose de cette forme-là qui a été sélectionné au fil de l’évolution et qui est effectivement implanté dans nos schémas de prise de décision9. Nous prenons des décisions en combinant ce qui nous semble vraisemblable (but épistémiques) et ce qui nous semble nous bénéficier (but non-épistémiques) 10. Prenons l’exemple d’une personne qui croit en une thèse conspirationniste. Ce n’est pas forcément que la personne croit plus vraisemblable que nous soyons dirigés par des lézards extraterrestres, mais c’est peut-être qu’elle considère plus utile, plus rentable pour elle de le croire. Cette utilité perçue peut d’ailleurs s’expliquer de différentes façons :

  • La personne peut percevoir qu’il vaut mieux croire dans l’existence des reptiliens. Par exemple en se disant que s’ils existent réellement et qu’on l’ignore, le risque de manipulation est énorme. Le risque inverse (y croire alors qu’ils n’existent pas) peut sembler moins grave.
  • La personne peut vivre dans un environnement social où cette croyance est valorisée.
  • Les engagements passées de la personne peut rendre très coûteux de changer d’avis.

Cette lecture permet également de comprendre pourquoi certaines personnes vont privilégier des thérapies alternatives et complémentaires (TAC). Ce n’est pas simplement que ces personnes jugent vraisemblable qu’une thérapie X soit plus efficace qu’une thérapie Y. C’est aussi le coût associé à chacune qui va guider ce choix. Par exemple, les TAC peuvent être perçues sans risque d’effet secondaire, plus en phase avec d’autres valeurs alors que le système de santé classique peut être perçu à la solde d’enjeux financiers ou source de discrimination. Des enjeux que l’on pourra juger pertinents.

De ce point de vue-là, il est difficile de considérer qu’un choix est irrationnel. Il est (presque) toujours rationnel à l’aune des enjeux perçus par l’individu. Ainsi, peut-être est-il un peu simpliste d’affirmer que les personnes qui s’opposaient au vaccin anti-covid était des « cons » sans prendre en compte les enjeux qui ont pu traverser ces individus (le manque de transparence, l’angoisse de la pandémie, la peur du contrôle, l’urgence…) comme cela est bien pointé dans la vidéo Le biais et le bruit de Hygiène Mentale (notamment à partir de 23:40) ou dans la série d’article Les gens pensent mal : le mal du siècle du blog Zet-ethique métacritique.

Ce qu’il faut croire et ce qu’il faut faire

Si l’on reprend une définition classique de l’esprit critique (Ennis 1991) « Une pensée rationnelle et réflexive tournée vers ce qu’il convient de croire ou de faire », il est intéressant de considérer séparément ces deux éléments ce qu’il faut croire et ce qu’il faut faire.

J’ai pensé dans un premier temps que ce qu’il faut croire correspond toujours à l’explication la plus vraisemblance alors que ce n’est pas nécessairement le cas pour ce qu’il faut faire. Pour reprendre deux exemples déjà donnés dans cet article, il serait rationnel de croire que mon champignon est probablement comestible et en même temps de ne pas le manger. Donc de croire en une théorie et d’agir en fonction d’une autre. Il serait rationnel pour la femme Cro-Magnon de croire que ce n’est pas un prédateur et en même temps de partir en courant.

Mais à la réflexion, je ne vois pas de raison pour que ce soit nécessairement le cas. Faut-il toujours accorder notre croyance à la théorie la plus vraisemblable ? On peut même trouver des contre-exemples : une théorie en philosophie de l’esprit affirme que la conscience11 n’existe pas ou du moins qu’elle n’existe pas comme on l’entend. Elle serait plutôt une illusion créé par notre système cognitif. Cette théorie s’appelle d’ailleurs l’illusionnisme. Quand bien même il y aurait des preuves solides de sa vraisemblance, j’imagine qu’il en va de notre santé mentale de ne pas trop y croire.
De la même manière, on pourrait aussi penser à la question de l’existence du libre arbitre. Quand bien même il serait plus probable que le libre arbitre n’existât pas, il pourrait être préférable de continuer d’y croire.

Il me semble qu’il n’y a pas de raison qu’il faille en soi croire en la théorie la plus parcimonieuse. Cela nous pousserait à nouveau à faire un bond périlleux à travers la guillotine de Hume. La prémisse « il faut croire ce qui est vraisemblable » est certes très utile la plupart du temps, il me semble que rien ne l’impose dans l’absolu. J’imagine que la plupart du temps il est même préférable de croire en une version approximative, facilement manipulable et transmissible qu’en la théorie la plus parcimonieuse.

Une vision plus globale de la pensée critique

Considérer que les choix et les actions d’un individu ne se base pas seulement sur ce qu’il considère comme étant le plus vraisemblable, ouvre d’autres pistes de réflexions qui peuvent être prolifiques.

Comme on l’a vu dans les exemples précédents, le recours à des TAC ou les discours conspirationnistes ne peuvent plus se réduire à la bêtise ou la méconnaissance de l’individu. Il convient de prendre en compte les enjeux qu’il perçoit autour de ces questions et qui le poussent à adopter tel ou tel point de vue.

Prenons un nouvel exemple : la question du nucléaire civil. Certaines organisations s’opposent au nucléaire en évoquant le danger qu’il représente (déchets, accidents…). Pourtant des sources sérieuses abondent pour expliquer en quoi la sécurité est très bien contrôlée et les risques assez minimes. On pourrait alors perdre son temps à développer en quoi ces discours sont contraires aux meilleures connaissances actuelles. C’est-à-dire restreindre le champ de réflexion de la pensée critique à une simple question épistémique.
Il semble plus riche de considérer plus globalement les enjeux perçus pour comprendre les différentes positions. Les risques liés au nucléaires peuvent être perçus comme particulièrement angoissants : les échelles de temps très longue, les représentations des catastrophes passées, la méconnaissance d’une technologie extrêmement complexe, … Probablement que ces éléments-là peuvent influencer les positions sur le nucléaire au moins autant qu’un seul point de vue épistémique de la question. Le contexte socio-politique dans lequel prend place cette technologie influence donc la représentation que peut en avoir la population : quel contrôle de la part de la population ? Y a-t-il des intérêts privés ou militaires ? Quelle confiance est accordée au gouvernement ?
Il est probable par exemple qu’un système davantage démocratique (transparence et contrôle sur nos choix énergétiques, médias sans conflits d’intérêts, …) pourrait favoriser l’adoption de points de vue plus informés et raisonnés.

Cela ouvre donc d’autres leviers d’action pour la pensée critique : au-delà de considérer simplement un individu, ses systèmes de croyances, ses stratégies argumentatives… on peut questionner et vouloir modifier le champ informationnel dans lequel il baigne et qui influence ses croyances et ses actions. Pour paraphraser Bertold Brecht : « On dit d’un fleuve emportant tout qu’il est irrationnel, mais on ne dit jamais rien de l’irrationalité des rives qui l’enserrent ».

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Un grand merci à mes camarades du Cortecs Jeremy Attard, Céline Schöepfer et Delphine Toquet pour leurs relectures attentives et leurs conseils pour la rédaction de ce texte qui est presque devenu un article collectif !

Des mots pour abîmer les dogmes : Poésie et pensée critique

Qu’est-ce qui nous fait sortir des chemins battus qu’emprunte aveuglément notre pensée ? Qu’est-ce qui fait vaciller les esprits, les normes, les règles, les habitudes ? Bien peu de choses semble-t-il. Mais peut-être que la poésie est de celles qui savent corrompre les équilibres trop bien établis de nos mondes intérieurs nous confinant à un éternel statu quo. C’est en tout cas une idée que nous avons tenté d’explorer dans le dernier épisode en date du podcast « Enfin, peut-être », intitulé « Le droit des ombres à choisir leur forme et leur couleur », en compagnie de Gabrielle Golondrina.
L’essentiel de l’épisode consiste à découvrir des textes à même de bousculer nos représentations du monde. Dans cet article nous en retranscrivons l’introduction et la conclusion qui tentent d’éclaircir et de motiver cette idée : les mots ont le pouvoir de fissurer la niche confortable et redoutable que sont les dogmes.

Edito : La poésie et le doute 

Il n’y a pas d’esprit critique. 

Je veux dire : il n’y a pas d’esprit qui soit continûment critique : toujours à l’affût de ses perceptions, décortiquant toute information, analysant tous les arguments, interrogeant chaque mot et doutant de sa capacité à raisonner. On ne peut pas toujours prendre du recul, il y a des moments où on est juste là. Parce que le doute est inconfortable.
Voilà ce que dit à ce sujet David Hume dans Enquête sur l’entendement humain

“La grande destructrice du pyrrhonisme, des principes excessifs du scepticisme, c’est l’action, c’est le travail, ce sont les occupations de la vie courante. Ces principes peuvent fleurir et triompher dans les écoles, où il est, certes difficile, sinon impossible de les réfuter. Mais aussitôt qu’ils quittent l’ombre et que la présence des objets réels, qui animent nos passions et nos sentiments, les oppose aux plus puissants principes de notre nature, ils se dissipent comme de la fumée, et laissent le sceptique le plus déterminé dans le même état que les autres mortels”

David Hume, Enquête sur l’entendement humain

Même après avoir remis en cause nos systèmes de croyances, nos raisonnements, nos arguments, on atterrit dans un nouveau vallon confortable, une nouvelle structure dans laquelle il nous est possible de penser et de vivre. Vous avez peut-être vécu la découverte de la pensée critique comme un abandon du monde de la croyance pour celui de la vérité ou celui du doute permanent. Il n’en est rien, vous l’avez abandonné au profit d’un autre système. Probablement meilleur d’ailleurs. Encore qu’il est difficile de savoir ce que signifie ce meilleur, mais c’est une autre question.   

Il n’y a donc pas de pensée critique, ce que l’on expérimente c’est plutôt des bonds critiques. Ce sont des instants isolés où l’on perçoit une erreur de raisonnement jusque-là invisible, où l’on réalise l’ambiguïté d’un mot, où l’on distingue une autre manière de voir les choses, où l’on doute réellement. On va alors faire évoluer notre appréhension du monde vers un autre état, stable à nouveau.  

Voilà, le scepticisme est fait de bonds qui séparent deux états stables de la pensée. On peut évidemment favoriser l’apparition de ces bonds critiques afin de mettre à jour régulièrement notre vision du monde.  

C’est, en un sens, le but des enseignements de zététique et d’esprit critique : s’approprier des méthodes, des outils permettant d’identifier une vision du monde fallacieuse. 

Mais ce n’est pas la seule manière de faire émerger des bonds critiques : dès que nous expérimentons un rapport au monde qui bouscule notre vision courante du monde, celle-ci risque d’évoluer.
Pas toujours d’ailleurs, on peut rejeter en bloc cette expérience inhabituelle, mais si l’on y est disposé, cette expérience peut faire vaciller l’inertie de notre pensée.

Parmi ces sources de perturbations, il y a l’art et en particulier la poésie. Et ce sera le sujet de cet épisode.

L’idée de l’épisode sera de lire quelques textes qui d’une manière ou d’une autre viennent questionner notre vision du monde et possiblement assouplir nos rigidités cognitives. 

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Retrouvez le reste de l’épisode ci-dessous :

Conclusion

L’idée que nous voulions partager ici, c’est de promouvoir des visions alternatives, des angles différents, s’amuser à bousculer nos croyances, quelles qu’elles soient. Non pas parce que l’alternative est forcément meilleure mais parce qu’elle montre que notre pensée actuelle peut être remise en question.

C’est une idée que j’ai depuis quelque temps : l’éducation à l’esprit critique gagnerait à insister sur l’exploration des différentes explications et des différentes solutions. Peut-être plus que sur la méthode. En fait, le manque d’esprit critique vient en premier lieu d’un manque de visibilité sur les explications ou les solutions alternatives. Une fois que l’on prend en compte ces différentes alternatives, il me semble que l’on est plus aisément disposé à les comparer et que la méthode pour y parvenir en découle plus naturellement.  

Je vais prendre un exemple que je cite souvent et qui vient du livre La naissance de la pensée scientifique de Carlo Rovelli. Il raconte le périple de Hécatée, un historien et géographe grec qui part voyager en Egypte. Hécatée est un savant et il sait que l’histoire humaine se résume en gros à une vingtaine de générations. Avant cela, c’était le règne des dieux. Il le sait parce que c’est ce que son maître lui a transmis, et c’est ce que le maître de son maître avait transmis à son maître. C’est une connaissance qui fait partie de la culture grecque à ce moment-là. Non seulement Hécatée n’a aucune idée de comment il pourrait la tester, mais pire, il n’imagine même pas que cette connaissance pourrait être testée et remise en question.

Hécatée part donc en Egypte, il y visite le temple de Thèbes et il est confronté à la vision égyptienne de la généalogie humaine qui compte, elle, 343 génération d’humains. Hécatée en est fortement déstabilisé et de retour en Grèce, il lui est désormais possible de se dire que sa connaissance de l’histoire peut être remise en question et il peut commencer à réfléchir à une méthode pour y parvenir. Voilà ce qu’en dit Carlo Rovelli :

“Un Grec, devant les statues égyptiennes qui contredisent spectaculairement son orgueilleuse vision du monde, a peut-être commencé à penser que nos certitudes peuvent aussi être mises en doute.
C’est la rencontre avec l’altérité qui ouvre nos esprits, en ridiculisant nos préjugés.”

Carlo Rovelli, Anaximandre de Milet ou la naissance de la pensée scientifique

Cette aventure, vécue par Hécatée et par un certain nombre d’autres penseurs grecs de l’époque, est assez emblématique de ce qui se passe dans le bassin méditerranéen au IVe siècle avant notre ère et plus particulièrement en Ionie : le contexte de cette période a rendu possible la naissance de la pensée scientifique. Et ce n’est pas pour rien que le livre porte justement ce nom, c’est parce que cet événement, aussi flou soit-il, est souvent situé dans cette région et à cette époque.
Et il y a trois facteurs qui peuvent expliquer cela :  les échanges culturels se multiplient, les premières formes de démocraties apparaissent et la simplification de l’écriture rend l’accès à la culture beaucoup plus facile1. Trois facteurs qui vont faire émerger des pensées alternatives, des connaissances contradictoires, des points de vue différents et desquels va spontanément découler une critique des dogmes et la mise en place de méthodes pour comparer, quand cela est nécessaire, ces différentes visions du monde.

La pensée critique naît de là, de ces confrontations à une altérité qui bouscule nos préjugés, qui mobilise notre flexibilité cognitive, qui fissure les dogmes et les conventions. Il faut, je crois, toujours être attentif à cette altérité et rendre visible celles et ceux qui l’incarnent : les artistes, les punks, les queers, les clowns, les marginaux, les pirates, les poètes, les rhinocéros et les enfants…  

Je vous laisse avec un dernier poème : « Les statuts de l’Homme » de Thiago Mello qui se permet de réécrire les règles qui gouvernent le monde, jusque dans les mots qu’on utilise, jusque dans nos ressentis, jusque dans les lois physiques et qui, de ce fait fragilise, l’espace d’un instant, des conventions qui étant trop familières nous deviennent des fatalités.  

affiche festival low-tech

Pensée critique & Low-tech : le Cortecs au festival Apala

affiche festival low-tech

Du 22 au 25 Juin avait lieu à Nantes le festival « Low-tech : au-delà du concept » organisé par l’association APALA (« Aux petits acteurs l’avenir ») et qui se veut un lieu d’échange autour des enjeux environnementaux et sociaux actuels. Le Cortecs y était présent en la personne de Nicolas Martin qui y a donné une conférence et un atelier. Il nous raconte.

« Contre le concept de nature »

Faut-il revenir à la traction animale pour éviter d’avoir à utiliser un tracteur ? Voilà un dilemme low-tech 1 qui aurait pu servir d’introduction à la conférence. Si la question est complexe, l’argument consistant à dire que la traction animale serait plus « naturel » semble en tout cas peu satisfaisant ! Et c’est là un écueil possible des mouvements low-tech (et écologistes en général) : promouvoir un retour à un passé fantasmé, à un état antérieur qui aurait été perverti. Et c’était là le propos de ma conférence : Pourquoi la nature n’est pas un bon critère et comment est-ce que l’on peut s’en passer2. Vous pouvez retrouver une rediffusion de la conférence ici :

Nicolas Martin – Contre le concept de nature

Notons que les critiques de « l’appel à nature » se résument parfois à l’opposition entre nature et chimique que l’on retrouve souvent dans le marketing, l’alimentation ou la santé. En réalité l’idée de nature est bien plus pernicieuse que cela puisqu’elle soutient au moins en partie des systèmes de dominations (spécisme, sexisme, racisme, validisme…) et joue un rôle important dans la surexploitation des ressources et dans notre système économique actuelle.

Pour répondre au dilemme ci-dessus, plutôt que d’invoquer le critère de nature — ou un autre critère arbitraire, comme le progrès — il semble plus judicieux de considérer les conséquences de chaque option et choisir celle qui, par exemple, minimise les souffrances de tous les êtres capables d’en ressentir (cheval y compris donc). Il est important aussi d’explorer toutes les alternatives possibles : le problème « traction animale vs. tracteur » formant certainement un faux dilemme.
Ce remplacement d’une vision naturaliste par une vision conséquentialiste (et sentientiste 3) est abordé dans la deuxième partie de la conférence.

J’ai, malheureusement, oublié pendant la conférence de citer le très bon site contrenature.org qui référence du très bon contenu sur ce sujet là.

Enfin je remercie les personnes (entre autre Thomas Lepletier) qui suite à ma conférence m’ont remonté les bretelles sur mes références à Philippe Descola. Si son travail sur l’idée de nature a été central et reste pédagogiquement intéressant, il serait possiblement dépassé et peu enclin à porter un discours anti-spéciste 4. J’en prend note pour l’avenir !

Atelier esprit critique pour le militant : décortiquer une question complexe

Couverture du manuel
Couverture du manuel

En plus de la conférence j’ai également animé un atelier proposant de décortiquer une question complexe avec des outils critiques. L’atelier s’appuyait en grande partie sur les outils proposait dans le petit manuel d’esprit critique pour le militantisme écologiste présenté ici.

Le déroulé de l’atelier s’est fait en trois temps : dans un premier temps, j’ai proposé une introduction rapide présentant le petit manuel ainsi que l’intérêt d’avoir des outils face à des questions complexes ; ensuite les participants, par groupe de 3 ou 4 ont travaillé sur une problématique de leur choix en suivant la méthode proposée (détaillée ci-dessous) ; enfin dans un dernier temps nous avons fait un débat en utilisant la grille de lecture préalablement établie.

La méthode proposée

Partant du principe que nos points de vues sont limités (on ne voit qu’une partie du problème et qu’une partie des solutions), l’idée est d’éclater le problème pour en avoir une vue plus globale. Cela se fait en 5 étapes dont le but principal est de construire un tableau. Chaque groupe travaille sur un problème et en parralèle je fais le même exercice à partir d’un exemple traité dans le petit manuel celui de l’expérimentation animale.

  1. Pensée multifactorielle : Lister tous les facteurs et enjeux liés à cette problématique.
    Dans l’exemple que je traite je liste les suivants : avancées médicales, bien-être animal, rapports de domination, coûts financiers, emplois du secteurs, …
    Chaque groupe en fait de même puis le présente aux autres. En échangeant on peut identifier de nouveaux facteurs. Je rajoute d’ailleurs avancées scientifiques et enjeux religieux / philosophiques à ma liste.
  2. L’alternative est féconde : Identifier les autres solutions, modes de fonctionnement, qui pourraient se substituer à l’alternative principale.
    Dans mon cas je note : Expérimentation sur les humains, simulation bio-informatique, abandon de la recherche médicale nécessitant des tests, puis sur proposition d’une participante Expérimentation in-vitro (non sentient).
    Chaque groupe en fait de même et échange sur les différentes alternatives. À ce stade ils ont un tableau avec en ligne les facteurs et en colonne les solutions.
  3. Remplissage du tableau : Noter si la solution x est plutôt positive ou négative au regard du facteur y.
    Pour ma part par exemple l’arrêt net de l’expérimentation a un impact négatif sur les avancées médicales mais positifs sur les rapports de domination et sur les souffrances.
    Puisque cette étape demande beaucoup de temps et de documentation. Je propose de la faire partiellement et de rajouter des points d’interrogations là où il y a le plus d’incertitude.
  4. Comment trancher ? Sans rentrer dans le détail, j’explique qu’une fois le tableau rempli il faut une réflexion éthique pour savoir comment trancher et se demander ce qui compte le plus.
  5. Comment mettre en place ? Que peut on actionner, individuellement et collectivement, pour promouvoir la solution envisagée.

Je conclus en leur indiquant qu’à partir de cet outil il est possible de mener quatre types de réflexion5 : scientifique (en creusant l’étape 3) ; éthique (en creusant l’étape 4) ; politique (en creusant l’étape 5) et une réflexion « méta » (en creusant l’étape 1 & 2 et en critiquant plus généralement les limites de cet outil).

On termine en faisant un petit débat mouvant sur la question de l’expérimentation animale en se basant sur le tableau que j’ai construit pendant l’atelier et que vous pouvez voir ci-dessous (en qualité discutable) :

Le reste du festival

Ce week-end aura été également l’occasion d’intervenir sur deux autres médias : le podcast du futurologue dans un épisode à venir ainsi que pour un documentaire de Julien Malara à venir.

Le festival aura été l’occasion de discussions riches avec de nombreuses personnes alimentant les réflexions et les échanges entre pensée critique et militantisme que je crois, plus que jamais, très productifs (bien souvent d’ailleurs du militantisme vers la pensée critique !)

Encore un grand merci aux organisateur·ices et à tous·tes les bénévoles pour leur travail formidable et pour la programmation très diversifiée qui laisse un espace considérable à l’auto-critique ! À très vite, j’espère.

Un renard qui trime vaut-il mieux qu’un putois qui flâne ? – Le danger de l’argumentation de la NUPES sur les « nuisibles »

Renard roux. Crédit : Domenico Salvagnin - Wikipedia

le renard (Vulpes vulpes) peut toute l’année être :
– piégé en tout lieu ;
– déterré avec ou sans chien, dans les conditions fixées par l’arrêté du 18 mars 1982 susvisé.

Voici un extrait (en l’occurrence l’article 2) de l’arrêté du 3 juillet 2019 concernant les espèces susceptibles d’occasionner des dégâts (ESOD) plus couramment appelées « nuisibles ». On y apprend également quand et comment les belettes, fouines, putois1, corbeaux freux, corneilles ou pies bavardes peuvent être tuées (ou selon la terminologie précise « piégées » ou « détruites au tir »2).
Cet arrêté pose des questions sur notre rapport au reste du vivant : qu’est-ce que le verbe « pouvoir » signifie quand on dit qu’une espèce peut être tuée ? D’où vient la légitimité de ce pouvoir ? Ce n’est cependant pas directement à ces questions que nous répondrons ici3.
Alors que la liste des ESOD sera mise à jour en juillet 2023, 30 député·es de la NUPES interpellent le ministre de la Transition écologique Christophe Béchu à ce sujet. L’argumentaire qu’ils avancent nous semble assez fragile voire contre-productif au vue des enjeux écologistes. Décorticage…

L’argumentation des députés

Résumons d’abord l’appel au ministre qui a été initié par les députées Manon Meunier et Anne Stambach-Terrenoir et porté par une trentaine d’autres député·es. Vous pouvez retrouver ci-contre en vidéo la prise de parole de Manon Meunier à ce sujet.

En synthèse, certaines espèces considérées comme ESOD ne devraient pas l’être car elles ont certaines utilités : par exemple, le geai des chênes régénère nos forêts, la belette régule les populations de rongeurs qui ravagent les cultures céréalières tout comme le renard qui en plus réduit la circulation d’agents pathogènes. Ces espèces permettent, je cite, « une lutte biologique pour notre agriculture ».

Cherry-picking et biais de cadrage

On peut critiquer cet argument-là en deux temps :

1. On constate que dans leur présentation ne sont évoquées que des fonctions considérées comme utiles de ces animaux. C’est une forme de cherry-picking (ou cueillette de cerises) : on ne considère que les éléments qui vont dans notre sens (les belles cerises) et on oublie ceux qui risquent de réfuter notre position (les fruits pourris). Les raisons pour lesquelles ces espèces ont été classées comme ESOD ne sont pas évoquées. Le risque serait que cela leur retombe dessus : « Ah oui mais vous avez pas dit que le renard ceci ou la martre cela ! » Cela rend l’argumentaire assez fragile.
On peut retrouver par exemple ce travail dans l’avis de la SFEPM (Société française pour l’étude et la protection des mammifères) sur le classement des petits carnivores indigènes « susceptibles d’occasionner des dégâts » .

À bien y regarder, ce cherry-picking est plutôt un moyen de rattraper une erreur d’argumentation qui semble plus fondamentale.

2. Le problème réside plutôt dans le fait d’avoir accepté cette grille de lecture un peu moisie. Se plier à la règle du décompte des bons points de chaque animal c’est accepter l’idée qu’il est pertinent de juger du statut d’un animal à l’aune de son utilité pour les humains. C’est ce que l’on appelle un biais de cadrage : les règles implicites du débat, les termes utilisés ou encore le prisme par lequel est abordé le problème sont malhonnêtes ou contiennent en eux-mêmes le germe d’une idéologie. Dans le cas présent cette grille d’évaluation est spéciste en cela qu’elle ne reconnaît pas d’intérêts propres aux animaux mais seulement un intérêt instrumental pour les humains.

Prenons un autre exemple : si on proposait d’accorder des droits différents aux humains en fonction de leur niveau au sudoku, il est clair que la bonne réponse ne serait pas de défendre la performance de tel ou tel individu, mais plutôt de remettre en question le cadre même de l’évaluation.

Le biais de cadrage est beaucoup plus facile à détecter dans cet exemple que dans le cas des animaux probablement parce que la pensée spéciste et naturaliste imprègne assez solidement notre culture et par conséquent notre vision du monde.

Quelle alternative ?

Le biais de cadrage est une erreur de raisonnement particulièrement difficile à détecter car il est très pernicieux. Même un discours en apparence très rationnel, sourcé, chiffré, répondant à tous les standards scientifiques se construit sur un certain cadre de pensée, isole certaines variables, identifie des enjeux…

L’effort à fournir pour pouvoir le repérer et en proposer une alternative est donc assez important. Ici, on peut s’appuyer sur le discours antispéciste qui prend de l’ampleur et se formalise depuis plusieurs décennies. Nous vous invitons d’ailleurs à consulter sur notre site cette liste de ressources en éthique animale établie par Timothée Gallen.
Alors plutôt que de prendre comme critère d’évaluation l’utilité d’une espèce pour l’humain, pourquoi ne pas considérer plutôt sa sentience, c’est-à-dire sa capacité à ressentir des expériences subjectives et essayer de minimiser les expériences négatives de l’ensemble des êtres sentients ? Sur la question de la sentience, nous vous renvoyons sur le site sentience.pm créé par le Projet Méduse qui est une mine d’or sur le sujet !

Si le projet semble ambitieux et difficilement opérable dans l’immédiat, une prise en compte plus fine et plus locale des interactions écologiques de chaque espèce semble être un pas dans cette direction. C’est d’ailleurs la direction que préconise la SFEPM dans son avis déjà cité plus haut :

« Il serait pertinent de réfléchir l’obsolescence même de la réglementation sur les ESOD, la notion d’espèce susceptible d’occasionner des dégâts étant une notion anthropocentrique qui n’a pas de sens du point de vue écologique.
Plus globalement le débat autour des carnivores et d’une biodiversité nuisible et à supprimer questionne la place que la société civile laisse aux espèces qui sont une partie intégrante d’un écosystème fonctionnel et « normal » – bien que largement dominé par l’espèce humaine. Car au-delà des arguments scientifiques se pose la question éthique d’une mainmise de l’humain sur son environnement et de la « gestion » appliquée à une espèce au lieu d’individus avec les effets en chaîne que cela génère.

Lacoste N. & Travers W. (coords.) (2022). Avis de la SFEPM sur le classement des petits carnivores indigènes
« susceptibles d’occasionner des dégâts ». Société française pour l’étude et la protection des mammifères (SFEPM).

Sans tomber dans la naïveté d’une non-intervention stricte sur le vivant qui n’est ni possible, ni réellement souhaitable, les enjeux écologiques actuels demandent plus de moyens et une prise en compte plus fine des écosystèmes locaux. Le statut ESOD ne semble pas être un outil politique capable de répondre de manière satisfaisante à l’urgence de ces enjeux.

Le contrôle des ESOD est actuellement réalisé sans obligation de résultats, et sans évaluation de leur efficacité. À travers l’Europe, l’abattage à grande échelle est la règle majoritaire pour contrôler les prédateurs ayant un possible impact sur les activités économiques ou représentant des risques sanitaires potentiels, sans évaluation des coûts et des bénéfices écologiques et économiques, ni prise en considération des aspects éthiques.

Lacoste N. & Travers W. (coords.) (2022). Avis de la SFEPM sur le classement des petits carnivores indigènes
« susceptibles d’occasionner des dégâts ». Société française pour l’étude et la protection des mammifères (SFEPM).

C’est en tout cas la position que l’on pourrait attendre de partis politiques prônant l’écologie et la prise en compte de l’intérêt de l’ensemble du vivant. Cette démarche est un pas vers un élargissement de la sphère de nos considérations morales : d’un anthropocentrisme traditionnel mais difficilement justifiable vers un sentiocentrisme qui nous semble bien plus convaincant sur le plan moral.

Le renard et la belette, si certain·es les entendent chanter, il tient à nous de leur prêter notre voix pour les entendre lutter !

Merci à Sohan, David et Gabrielle G. pour la relecture

La verité sortant du puits, tableau de Jean-Léon Gérome

Quand faut-il dépendre son jugement ? Ou l’objectif du scepticisme

La vérité est au fond du puits, nous dit-on1.
Voilà ce que nous répètent les sceptiques de tout poil depuis la nuit des temps : illusions d’optique, faux souvenirs, erreurs de jugement, limites de notre langage, erreurs de logique, sophisme, conformisme social, bulles de filtre, constructions socio-culturelles et toujours la possibilité d’un rêve, d’une simulation ou d’un malin génie, … et puis si ça se trouve vous n’êtes qu’un papillon en train de rêver d’être un humain2.
Les distorsions de l’information sont nombreuses et apparaissent à toutes les échelles. Il est alors tentant, à la manière de Pyrrhon, de sombrer dans l’indifférence, de ne donner pas plus de crédit à ceci qu’à cela, et laisser son jugement suspendu pour toujours. Ou alors il faut décider de dépendre son jugement – si celui-ci est suffisamment affiné.
Cet article propose quelques pistes de réflexion sur cet acte crucial dans la démarche sceptique : la dépendaison du jugement.

Juger et choisir

La vérité est au fond du puits, vous dis-je. Et il y a une solution toute trouvée : n’allons plus au puits. L’univers qui m’entoure m’est éternellement inaccessible – et encore, même ceci n’est pas certain – il n’y a pas de raison d’aller y chercher une quelconque vérité.

C’est, en tout cas, la réponse qu’apporte la première grande école du scepticisme1, celle de Pyrrhon, qui suspend son jugement aussi vite qu’il le peut. « Épochè« , nous dit-il2. C’est la suspension, l’interruption, l’arrêt du jugement. Alors, on s’assoit sur le bord de la réalité et on la regarde défiler.

Appliquer cette doctrine à des enjeux actuels donnerait quelque chose comme ça : Catastrophes écologiques ? Mouais, peut-être ; Inégalités sociales ? Pas plus que ça ; Covid ? J’en sais rien ; Guerre en Ukraine ? Je m’abstient3 ; Tu boiras quand même un petit coup ? Bof, à la rigueur.

Pyrrhon ira voter blanc. Ou il n’ira pas voter. Ou bien il ira. Cela importe bien peu au final. Rien n’est mieux que rien, rien n’est plus beau que rien. Même « rien n’est mieux que rien » n’est pas mieux que « certaines choses sont mieux que d’autres ». C’est dire.

Ainsi, puisqu’il n’affirme rien, le sceptique radical ne se trompe jamais. À la bonne heure. Mais évidemment, en contrepartie, il se condamne à ne plus dire, à ne plus faire, autant dire à ne plus être. Ou à être tout juste une plante.

S’il [le sceptique] ne forme aucun jugement, ou plutôt si, indifféremment, il pense et ne pense pas en quoi différera-t-il des plantes ?

Aristote, Métaphysique4

Cela semble être une position bien peu satisfaisante.
Pourtant, la suspension du jugement, lorsqu’elle est appliquée temporairement, est une position épistémologiquement très saine, voire indispensable. Tant que je ne connais pas suffisamment un sujet, il est raisonnable de rester prudent, jusqu’à ce que la cumulation de connaissance me permette de trancher.

S’il veut prétendre être davantage qu’un cactus au soleil, le sceptique doit, tôt ou tard, faire le choix de dépendre son jugement qu’il avait soigneusement suspendu quelque temps.

“Certes, nous pouvons pour un moment déclarer que tout est égal, que la réalité n’est qu’un rêve. C’est très bien, cela nous fait sourire comme Bouddha ; mais ensuite, si nous choisissons de continuer à vivre dans la réalité, nous ne pouvons que nous remettre en jeu, comprendre et choisir. Nous pouvons se faisant continuer à sourire, mais nous ne continuons pas moins à nous mettre en jeu, à comprendre et décider.[…] Parce que juger et choisir est la même chose que penser et vivre”

Carlo Rovelli, Anaximandre ou la naissance de la pensée scientifique

Photo de Carlo Rovelli devant un tableau noir
Carlo Rovelli, physicien et philosophe des sciences, devant un tableau noir avec des équations (ça fait plus intelligent)

Cette position philosophique s’appelle scepticisme scientifique. On suspend prudemment son jugement (c’est la partie sceptique), jusqu’à ce que toute la puissance de la rigueur et de la démarche intellectuelle (c’est la partie scientifique) nous en libère. C’est ce que nous appellerons ici « dépendre son jugement ».

Mais donc une tension apparait : la vérité absolue nous est à jamais étrangère et pourtant il faut finir par trancher. Trancher ce qui est suffisamment fiable pour qu’on puisse le tenir pour vrai.
Et réfléchir à la manière dont on fait ce choix semble crucial pour avoir une démarche sceptique raisonnable.

Quand faut-il « dépendre » son jugement ?

Considérons une affirmation A sur un sujet que je ne connais vraiment pas. Dans un premier temps, je n’exprime pas mon opinion sur le sujet. C’est ce que l’on appelle la suspension du jugement et c’est une position épistémologiquement saine (manière un peu pompeuse de dire « c’est pas con »).
Découvrant de mieux en mieux le sujet, j’accorde à l’affirmation A une vraisemblance croissante.
Mais à partir de quel degré de confiance en A, par rapport à non-A, est-il judicieux de commencer à exprimer mon opinion sur le sujet ? 51 % ? 75% ? 99% ? 100% ?
La réponse sceptique radicale serait 100% – autrement dit jamais – alors qu’une réponse assez crédule serait 51%.

Précisons, avant d’aller plus loin, que cela dépend fortement du contexte : je m’exprimerais avec plus ou moins de prudence suivant que ce soit au cours d’un repas de famille, d’une publication sur les réseaux ou d’un article scientifique. Mais ceci étant dit, cela ne change pas grand-chose à la suite de l’article.

Probablement que le plus judicieux est de naviguer quelque part entre ces deux positions. Mais pour trancher, il faut répondre à une question fondamentale : Qu’est-ce que l’on vise ?
Finalement, pourquoi sommes-nous sceptique, zététicien, ou penseur critique (selon votre terminologie préférée) ?5
L’importance de cette question était déjà identifiée par le philosophe David Hume :

Car voici la principale objection et la plus ruineuse qu’on puisse adresser au scepticisme outré6, qu’aucun bien durable n’en peut jamais résulter tant qu’il conserve sa pleine force et sa pleine vigueur. Il nous suffit de demander à un tel sceptique : Quelle est son intention ? Que se propose-t-il d’obtenir par toutes ces recherches curieuses ? Il est immédiatement embarrassé et ne sait que répondre.

Hume, Enquête sur l’entendement humain, cité dans Le scepticisme, Thomas Bénatouil

David Hume

Hume reconnait par ailleurs la puissance des principes sceptiques. Selon lui, ceux-ci « fleurissent et triomphent dans les écoles où il est difficile, sinon impossible, de les réfuter ».
Il leur reproche en revanche leur inutilité quand ils sont employés dans leur « pleine force » : « Mais un pyrrhonien ne peut s’attendre à ce que sa philosophie ait une influence constante sur l’esprit, ou, s’il en a une, que son influence soit bienfaisante pour la société ».

Héritier de ce scepticisme, les zététiciens aujourd’hui ne tombent pas dans le piège de l’indifférence interminable des pyrrhoniens qui laissent pour toujours leurs jugements suspendus. Non, bien au contraire, les zététiciens, dépendent leur jugement : ils démystifient, ils enquêtent, ils trouvent, ils se positionnent, ils s’opposent, ils twittent, etc.
Ceci dit, cela ne devrait pas nous exempter de répondre à la question de Hume : Qu’est-ce que l’on vise en faisant cela ? Quelle règle permet de trancher si un niveau de connaissance est suffisant pour donner son avis ?

Ce qui est et qui doit être

Pour trancher sur ce qu’il faut faire, ou autrement dit, ce qui doit être, il peut-être utile de s’en remettre au principe de la guillotine de Hume7 que l’on pourrait formuler ainsi : « Ce qui doit être ne peut se déduire de ce qui est« .

Une proposition sur ce qui doit être, que l’on qualifiera de prescriptive (ou normative, éthique, morale, axiologique, politique selon les contextes) ne se déduit pas d’une proposition descriptive – sur ce qui est – mais d’une autre proposition prescriptive8.
Par exemple : la proposition prescriptive « L’homéopathie doit être déremboursée » ne peut se déduire ipso facto de la prémisse descriptive « L’homéopathie n’a pas d’effet propre ». Il faut y adjoindre une autre prémisse prescriptive comme « Ce qui est inefficace doit être déremboursée ». Dans ce cas, la démonstration est rigoureuse (ce qui ne signifie pas que la conclusion est vraie, mais que la véracité des prémisses implique la véracité de la conclusion).

Ainsi, pour savoir quand dépendre son jugement, inutile de contempler l’univers ou de charcuter des équations mathématiques. Ce n’est pas dans ce qui est que l’on trouvera une réponse. Il faut avant tout adopter une prémisse prescriptive. Il faut s’adosser à un système éthique, une règle (ou un ensemble de règles) axiomatique qui guident ce qu’il est éthique de faire ou de ne pas faire, ce que l’on considère comme bien et mal9.

En conjuguant des propositions prescriptives à des descriptions factuelles, il est alors possible de déduire de nouvelles affirmations prescriptives.

Illustration du principe de la guillotine de Hume
Illustration du principe de la guillotine de Hume

Ce prisme-là permet, d’ailleurs, de justifier la position des sceptiques pyrrhoniens. Leur objectif primordial est d’atteindre l’ataraxie, c’est-à-dire l’absence de trouble. Voilà donc leur prémisse prescriptive.
D’autre part, ils développent un argumentaire qui ressemble à cela : La suspension du jugement (épochè), engendre l’absence de jugement (adoxastous) qui engendre l’absence d’affirmation (aphasie). Enfin, puisque ne rien affirmer épargne les déceptions, erreurs et faux espoirs, il s’ensuit l’absence de trouble (ataraxie). 10.
Conclusion implacable : Il faut toujours suspendre son jugement.

Guillotine de Hume appliquée au pyrrhonisme
Guillotine de Hume appliquée au pyrrhonisme

Il est évidemment possible de discuter de cette construction argumentaire en prenant soin de traiter les propositions descriptives et prescriptives en tant que telles. Il n’y a pas de sens à dire que la recherche de l’ataraxie est vraie ou fausse, comme il n’y a pas de sens à dire que le fait que l’aphasie implique l’ataraxie soit bien ou mal.

« Le sceptique, parce qu’il aime les hommes… »

La construction précédente n’est qu’une interprétation du scepticisme pyrrhonien – peut-être un peu naïve – qui ne rend pas entièrement hommage à cette pensée complexe qui ne se laisserait pas si simplement capturée dans un cadre aussi rigide.
Voyons maintenant, une autre interprétation du pyrrhonisme, qui permet également d’illustrer le principe de la guillotine de Hume. Elle se fonde sur cet extrait de Sextus Empiricus :

Le sceptique, parce qu’il aime les hommes , veut les guérir par le discours autant qu’il le peut, de la témérité et de la présomption dogmatique.

Sextus Empiricus , Esquisses Pyrrhoniennes

D’après ce passage, le principe prescriptif fondateur du scepticisme serait l' »amour des humains » ou autrement la défense des individus11 . En le conjuguant à une proposition descriptive implicite ici (quelque chose comme « La présomption dogmatique nuit aux humains »), on en déduit qu’il faut lutter contre la présomption dogmatique.

Interpertation de Sextus Empiricus du point de vue de la guillotine de Hume
Interprétation de Sextus Empiricus du point de vue de la guillotine de Hume

Petite parenthèse : ce passage semble mettre à jour un paradoxe entre deux justifications du scepticisme. D’une part la recherche de l’ataraxie, qui justifie de suspendre éternellement son jugement, d’autre part un engagement « humaniste » qui, semble-t-il, peine à justifier cette incessante aphasie (Si « le sceptique aime les hommes » doit-il suspendre son jugement devant les pires des injustices ?).
Une réponse à ce paradoxe est peut-être donnée un peu plus loin dans le texte de Sextus Empiricus dans un paragraphe intitulé « Pourquoi le sceptique s’applique-t-il parfois à proposer des arguments d’une faible valeur persuasive ? »

[Le sceptique] use d’argument de poids propres à venir à bout de cette maladie qu’est la présomption dogmatique pour ceux qui sont fortement atteints de témérité, mais il use de plus léger pour ceux qui sont superficiellement atteints par le mal de la présomption et facile à soigner et qu’il est possible de rétablir par une persuasion plus légère.

Sextus Empiricus, Esquisses Pyrrhonienne

Sextus Empiricus

Ce point de vue pourrait expliquer la position extrême des sceptiques de l’antiquité : en réalité, la force de leur discours s’adapte en fonction de leur interlocuteur et ce seraient les arguments les plus radicaux qui auraient été retenus par l’histoire.
Peut-être alors que le vrai projet pyrrhonien n’était pas tant de défendre un doute absolu et inconditionnel, presque insensé, mais plutôt de protéger les hommes des discours dogmatiques et la tradition n’aura retenu que les positions les plus radicales qu’ils tenaient face à leurs adversaires les plus coriaces. Peut-être.

Refermons cette parenthèse antique qui permettait surtout d’illustrer différentes constructions argumentaires qui aboutissent à différents projets sceptiques : suivant la prémisse prescriptive qui fonde le discours, les conclusions peuvent différer. Elle influence donc notre rapport à la suspension du jugement, mais pas seulement. Elle guide également le choix des sujets que l’on va traiter, le ton que l’on va adopter, l’audience à qui l’on veut diffuser ces idées, etc.

Prenons un exemple.
Considérons les deux propositions descriptives suivantes : « X prétend être atteint de la pathologie P »; « Il est très probable que X ne soit pas vraiment atteint de la pathologie P ». Doit-on, face à une telle situation, suspendre son jugement sur ce qui est vrai ou faux et sur ce qui est bien ou mal de faire ?
La réponse dépend de la prémisse prescriptive ; par exemple : « Il faut maximiser le bonheur de X », « Il faut dévoiler coute que coute la vérité sur P », « Il faut informer au mieux sur P sans nuire à X », etc.

Posture morale par défaut

Est-il possible d’échapper au choix ?

Non seulement le sceptique doit choisir. Mais pire, il le fait. Aussi attaché soit-il à la suspension du jugement, un sceptique finira tôt ou tard par choisir. La prétention à une indifférence absolue ne survit guère en dehors du confort d’un cabinet de philosophe. Elle s’évapore à l’instant où l’on quitte ces élégantes constructions mentales.

« Comme le doute sceptique résulte naturellement d’une réflexion profonde et intense […], il augmente toujours à mesure que nous poursuivons nos réflexions, qu’elles s’opposent à lui où lui soit conformes. Seules la négligence et l’inattention peuvent nous apporter quelques remèdes.
C’est pourquoi je leur fais entière confiance et j’admets sans discussion que, quelle que soit l’opinion du lecteur à cet instant, il sera dans une heure persuadé qu’il existe à la fois un monde extérieur et un monde interne ».

David Hume, Traité de la nature humaine, I,IV, II

Ainsi, impossible de se croire exempté de la laborieuse tâche qui consiste à s’interroger sur le fondement de son entreprise sceptique.
Que ce soit réfléchi ou non, toute démarche sceptique (et intellectuelle plus généralement) s’appuie sur des hypothèses sous-jacentes sur ce qui doit être.
La vérité est au fond du puits. Qu’est ce qui me donne suffisamment soif pour m’y pencher ?

Quelles valeurs par défaut ?

On pourrait alors réfléchir, à ce qui guide inconsciemment les choix moraux, aux prémisses prescriptives que l’on applique par défaut sans en avoir conscience. On prendrait alors le risque de sortir du champ de cet article (et de mes compétences) alors que d’autres l’ont déjà fait très bien (ici par exemple, ou plus récemment ).
Simplement, il semble que l’on peut remonter à quelques invariants dans notre manière de faire des choix inconscients parmi lesquels la consistance avec son groupe social. Qu’on l’appelle conformisme à la façon de Asch, ou capital symbolique à la manière de Bourdieu, notre conception du monde, et à fortiori notre conception du bien, s’aligne souvent sur la conception que s’en font nos semblables.

Beaucoup de nos actions sont mises en œuvre, non pas pour ce qu’elles sont, mais pour acheter le regard de l’autre.

Aurélien Barrau, extrait de conférence samplé dans Nouveau Monde de Rone.

Évidemment, les milieux sceptiques ne sont pas épargnés par ce mécanisme et certains comportements ou prises de position sont motivés, au moins partiellement, non pas par leur valeur épistémique intrinsèque ou leur bénéfice espéré, mais par ce qu’elles sont valorisées par la communauté.
Que ce soit dans le choix des sujets, dans le ton adopté, dans l’audience visée. Ainsi, semblent apparaitre certaines valeurs qui s’éloignent de la démarche sceptique et humaniste défendue il y a 2000 ans déjà par Sextus Empiricus : le sceptique, parce qu’il aime les hommes…

Application : Zététique et psychophobie.

Certains discours reprochent à la zététique d’être psychophobe notamment en ce qu’elle utiliserait à tort le champ lexical de la psychiatrie et/ou banaliserait des termes péjoratifs sur la santé mentale (fou/folle, démence, parano, perché, …). Une synthèse de cette critique peut être retrouvé dans l’article « Zététique & Psychophobie » de Sohan Tricoire.
D’autres voix se sont élevées contre cette critique parce qu’elle leur paraissait infondées, moralisatrice ou inutilement tatillonne.

Du haut de mon ignorance, difficile d’avoir un avis péremptoire sur la question :
Quel est l’impact réel de l’utilisation de ces termes ? Est-ce que le fait de décrire ces termes comme violents ne contribue-t-il pas, justement, à les faire ressentir comme violents ? Cette critique procède-t-elle, comme on peut l’entendre, d’une pureté militante propre à la culture « woke » ?
D’un autre coté, les personnes qui s’opposent à cette critique ne sont-elle pas, simplement sur la défensive face à un discours qui remet en cause leurs habitudes et qui les accuse d’une certaine violence ?
Est-ce que je peux, moi, remettre en question la violence ressentie par d’autres ? Et d’ailleurs, n’étant pas concerné, est-il judicieux que je m’exprime sur cette question ?

Toutes ces questions demandent des connaissances en linguistique, en psychologie, en sociologie, en philosophie voire en politique, que je n’ai absolument pas. De ce fait, comment me positionner face à cette question ?

Si, à la manière de Sextus, on adopte la défense des individus comme objectif premier, il en découle (assez naturellement) que la défense des individus marginalisés ou soumis à des oppressions, est d’autant plus important.
Ainsi, face aux doutes que je peux avoir, mon raisonnement revient à cet objectif premier et, dans certains contextes au moins, il me semble plus important de défendre la voix des oppréssé.e.s que de laisser mon jugement suspendu.

Il me semble que personne (ou peu) refuserait consciemment la posture « humaniste » proposée ici et déciderait à la place d’adopter un autre objectif comme le triomphe coute que coute de la vérité.
En réalité, ce qui empêche certaines personnes d’adopter cette position « humaniste » relève davantage d’un aveuglement par rapport à leur valeur morale implicite qui risque de se retrouver de facto calqué sur une idéologie dominante. Ce qui ramène à l’importance cette question déjà posée plus haut : « Qu’est ce que l’on vise ? »

Former l’esprit critique : ressources pour enseignant·e·s

Depuis juillet 2020, je participe à une rubrique consacrée à l’esprit critique dans la revue Sciences & Pseudosciences éditée par l’Association Française pour l’Information Scientifique (AFIS). J’y explore notamment les différentes facettes de la formation à l’esprit critique des enseignant·e·s ainsi que les questions en lien avec l’éducation à l’esprit critique. Vous trouverez ici l’ensemble des articles déjà publiés et mis en ligne par l’AFIS, ainsi qu’une présentation de ceux-ci, facilitant leur lecture et la compréhension générale de ce travail.

Pourquoi enseigner l’esprit critique ?

Dans ce premier article, je présente le cadre général de l’éducation à l’esprit critique, ses objectifs et enjeux, la définition de l’esprit critique et ses différentes dimensions. J’aborde également la question des formations à l’esprit critique pour les enseignant·e·s. En effet, si depuis 2015 celles-ci se développent fortement, certaines sont ancrées dans le travail du Cortecs et abordent spécifiquement la question de l’épistémologie, des démarches scientifiques, de la zététique et de l’autodéfense intellectuelle.

Former les enseignant·e·s à enseigner l’esprit critique

Dans ce deuxième article, je présente plus spécifiquement le contenu des formations à l’esprit critique pour les enseignant·e·s. En insistant d’abord sur le sens et les objectifs que l’on donne à ces formations, je reviens sur le juste équilibre à trouver entre un contenu ciblant des ressources pédagogiques à destination des enseignant·e·s et des activités permettant avant tout de former des individus. En effet, si l’on souhaite que soit transposée en classe cette éducation à l’esprit critique, il faut d’abord et avant tout que nos collègues s’approprient et trouvent un intérêt à aborder ces thématiques. Je présente également les différents « modules » que contient cette formation et décris rapidement un premier temps de « remue-méninges » pour travailler sur la délicate distinction entre science, croyances, connaissances et pseudosciences.

Croire et savoir

Cet article développe ce qui a été décrit à la fin du précédent : comment aborder la question de la distinction entre croyances et connaissances ? Comment, en tant qu’enseignant·e, s’y retrouver et être capable de poser clairement les choses face aux élèves ? J’y évoque quelques « astuces » et mises en œuvre pour travailler sur ce sujet : d’abord, en distinguant la capacité à remettre en question (ou pas) nos croyances et connaissances, puis en relevant les différences entre nos croyances (et connaissances individuelles) et les connaissances scientifiques. L’idée est de sortir d’une vision simpliste de la distinction entre croyances et connaissances, tout en donnant des moyens aux enseignants de répondre concrètement aux élèves sur ces questions.

La hiérarchie des niveaux de preuve

Pour continuer sur le lien entre épistémologie et esprit critique, cet article aborde la difficile tâche d’évaluer la fiabilité des preuves étayant une affirmation. En effet, parvenir à ajuster notre niveau de confiance face à une information passe par différents aspects, dont notamment notre capacité à savoir si les éléments fournis pour l’étayer sont suffisants. J’y présente d’abord ce qu’est une preuve puis j’y discute l’intérêt et les limites d’utiliser une échelle des niveaux de preuve, ainsi que les différentes manières d’aborder ces aspects au niveau pédagogique.

Bases théoriques et indications pratiques pour l’enseignement de l’esprit critique

Dans cet article, j’ai le plaisir d’interviewer Elena Pasquinelli, chercheuse, formatrice et membre du Conseil Scientifique de l’Éducation Nationale, ayant en charge les travaux du groupe n°8 consacré à l’esprit critique. Elle revient notamment sur la publication et contenu du rapport produit par ce groupe en 2021 et fournissant pour la première fois un corpus théorique et pratique pour l’enseignement de l’esprit critique. Cet article permet ainsi d’avoir un bon résumé du contenu du rapport qui, si l’on devait le résumer en une phrase, précise l’importance d’identifier certains critères opérationnels et concrets, permettant aux enseignants de savoir comment orienter efficacement leur cours dans l’objectif d’y incorporer des éléments propres à l’éducation à l’esprit critique.

Le niveau d’étude peut-il aggraver les préjugés ?

Une question souvent posée en lien avec l’esprit critique et son enseignement concerne le rôle des connaissances. Celui-ci est indéniable : l’esprit critique ne s’exerce pas à vide. Mais ces connaissances ne suffisent pas pour évaluer l’information et reconnaître si l’on est en face d’un contenu biaisé ou frauduleux. Parfois, elles peuvent même entretenir nos préjugés erronés. Dans cet article, je reviens sur les travaux conduits par différents chercheurs étudiant le lien entre le niveau de connaissances générales (ou même le niveau d’études) et les capacités cognitives ainsi que le niveau de croyances non fondées. Par exemple, certaines recherches suggèrent que, sur des sujets médiatiquement controversés ou très contestés (réchauffement climatique, théories de l’évolution, recherche sur les cellules souches), le niveau d’études, même s’il s’agit d’études scientifiques, est corrélé à un renforcement des préjugés idéologiques. Il ne fait qu’aider à confirmer les opinions préexistantes des individus, même lorsqu’elles sont fausses…

Conférence Esprit critique et sciences ( Lycée Fourcade – D.Caroti) : quelques extraits

Dans le cadre d’une conférence donnée en novembre 2019 au lycée Marie Madeleine Fourcade de Gardanne, notre collègue Denis Caroti avait été filmé… Mais l’enregistrement n’ayant pas les qualités attendues, nous lui avons demandé de publier certains extraits de celle-ci, en mode diaporama commenté, extraits que nous publions à présent. Cette conférence, organisée par Véronique Bianchi pour la « cafèt des sciences », était à destination des élèves et des enseignants et personnels présents. Merci à ces derniers pour leur accueil chaleureux en coulisse ainsi que pour toute l’attention des élèves pendant cette intervention.

Esprit critique ?

Cette première « pastille » présente ce que l’on peut entendre par esprit critique en lien avec l’enquête et l’analyse de l’information : qu’est-ce que l’esprit critique et pourquoi s’en inquiéter ?

Quelques références pour aller plus loin :

Évaluer les preuves

Dans cette vidéo, après avoir défini la notion de preuve, on présente l’échelle des preuves ainsi que les différents sens du mot science, l’importance de préciser les types de registres qui s’entremêlent dans un débat ainsi que les limites et forces de la science en tant que démarche d’enquête et ensemble de connaissances.

Quelques références pour aller plus loin :

Prendre conscience de la limite de nos sens

Dans la vidéo suivante, on aborde la question de la faillibilité de nos sens à travers quelques exemples d’illusions d’optique classiques : l’objectif n’est pas de faire douter systématiquement de nos sens mais plutôt de faire comprendre qu’ils ne sont pas infaillibles : si l’on souhaite gagner en fiabilité, il sera alors utile (et rationnel) d’avoir recours à des preuves plus solides que notre seule expérience personnelle.

Pour aller plus loin :

  • Doit-on encore présenter le délectable cours en ligne de notre collègue et Cortexien de la première heure Richard Monvoisin qui aborde de nombreux exemples sur la limite de nos sens ?

Comment évaluer un témoignage ?

Dans cette partie, il est question d’apprendre à placer son curseur de vraisemblance en fonction du contenu du témoignage que l’on reçoit : toutes choses égales par ailleurs, plus une affirmation sort de l’ordinaire et des connaissances que l’on a, plus on doit exiger des preuves solides soutenant celle-ci. C’est, entre autre, ce que le philosophe David Hume relevait déjà il y a trois siècles dans son Enquête sur l’entendement humain mais aussi Laplace quelques années plus tard en écrivant : « De ce qui précède, nous devons généralement conclure que plus un fait est extraordinaire, plus il a besoin d’être appuyé de fortes preuves ; car, ceux qui l’attestent pouvant ou tromper ou avoir été trompés, ces deux causes sont d’autant plus probables que la réalité du fait l’est moins en elle-même. » (Théorie analytique des probabilités, 2e édition, 1812, p.17)

L’effet cigogne (ou comment ne pas confondre corrélation et causalité)

Dans cette vidéo, on aborde la fameuse confusion corrélation-causalité, que notre collègue Henri Broch a nommé « Effet cigogne » il y a déjà plusieurs années : un lien statistique entre deux variables (corrélation) n’implique pas forcément un lien de causalité entre celles-ci… Attention, la conclusion sur l’établissement du lien causal n’est pas l’objet de cette vidéo : pour en savoir davantage, voir les références ci-dessous.

Pour aller plus loin :

Effet paillasson et impostures intellectuelles

Dans cette dernière vidéo, on présente ce qu’a nommé Henri Broch « l’effet paillasson » ainsi que les dérives qui y sont liées, notamment en termes d’impostures intellectuelles dans le champ du soin (avec le recours au verbiage pseudoscientifique).

Pour aller plus loin :

À propos du critère de réfutabilité et des hypothèses ad hoc

Le critère de réfutabilité est bien connu dans le milieu zététique : élément clé permettant de distinguer sciences et pseudosciences, il est pourtant plus difficile à manier qu’il n’y paraît. Afin d’éviter que le corps astral de Karl Popper ne se retourne dans son plan cosmique sépulcral, notre collègue Jérémy Attard nous aide à nous y retrouver, rappelant les bases de ce concept majeur d’épistémologie, puis en pointant les écueils à contourner lorsqu’il est question de le vulgariser.

Simplifier, sans déformer

Dans notre enseignement de la zététique nous avons souvent coutume de déclarer : « Une proposition irréfutable n’est pas scientifique ! » ce qui pourrait sous-entendre qu’une telle proposition ne mérite pas notre attention. Nous entendons par « proposition irréfutable » indistinctement les propositions du type « demain il va pleuvoir ou bien il ne va pas pleuvoir » comme celles du genre « oui, certes, on a des photos de la Terre vue de l’espace, mais c’est des montages de la NASA pour nous cacher que la Terre est plate ! » Le premier cas correspond à une proposition vraie indépendamment de l’expérience et donc qui n’a pas beaucoup de chance de nous apporter une quelconque information substantielle sur le monde ; le second est un cas bien connu d’immunisation contre la réfutation consistant à rajouter une hypothèse ad hoc pour sauver une thèse à laquelle on tient. Lorsque nous parlons de ce critère de réfutabilité, nous faisons évidemment référence à l’éminent philosophe des sciences Karl Popper qui l’a établi et popularisé dans les années 1930 [1]. Cependant, de même qu’il ne viendrait à l’idée de personne, a priori, de présenter l’effet placebo tel que décrit dans la première méta-analyse de Henry Beecher en 1955 sans tenir compte des travaux plus récents qui le remettent assez profondément en question, il nous semble étrange de résumer l’épistémologie, et notamment la réfutabilité, à Karl Popper sans prendre en compte ce qu’il s’est passé après lui. Il ne s’agit pas, dans un enseignement de zététique consacré aux bases épistémologiques, de faire un cours à proprement parler d’épistémologie, bien entendu. Il s’agit simplement de glisser quelques nuances, qui apporteront un peu de profondeur au problème sans pour autant nous perdre dans des considérations stratosphérico-métaphysiques désincarnées des besoins d’outils pratiques de celles et ceux venu-e-s nous écouter.

Photo et citation de Karl Popper

Il s’agit, d’abord, de réaliser une meilleure vulgarisation que celle que nous faisons. Dans toute démarche de vulgarisation, il y a un équilibre subtil à trouver entre la simplicité du propos, dans un but pédagogique de transmission, et sa solidité scientifique. Ce que l’on gagne en simplicité, on le perd très souvent en rigueur et inversement. Ce que nous proposons ici est une façon de présenter le critère de réfutabilité qui améliore cet équilibre par rapport à la façon dont il est habituellement enseigné. N’oublions pas que comprendre le critère de réfutabilité est un objectif pédagogique avant tout : donner un outil simple d’utilisation pour identifier rapidement, au moins dans un premier temps, ce qui distingue une science d’une pseudoscience. Mais une trop grande simplification, pour toute pédagogique qu’elle soit, peut se retourner contre son but initial si l’on ne transmet pas en même temps l’idée que « c’est un peu plus compliqué que ça » ainsi que des pistes pour aller chercher plus loin.

En effet, si l’on creuse un peu l’histoire des sciences d’une part, et la philosophie des sciences d’autre part, on se rend rapidement compte de deux choses : 1/ les théories les plus scientifiques sont fondées sur des propositions irréfutables ; 2/ le fait d’ajouter des hypothèses pour « sauver » une théorie constitue la majeure partie du travail des scientifiques. Une fois ces deux faits établis, et donc mis à jour le caractère un peu « léger » de notre critique usuelle de l’irréfutabilité, nous verrons comment l’améliorer sans trop d’efforts et ainsi ne plus tendre l’homme de paille1 pour nous faire battre. En effet, une personne défendant un contenu pseudoscientifique et un tant soit peu au fait de l’histoire ou de la philosophie des sciences pourrait nous rétorquer que la science, telle qu’on la présente, fonctionne en réalité de la même manière (et elle n’aurait pas tort…) C’est aussi l’occasion de donner quelques références supplémentaires en épistémologie si l’on veut aller creuser le sujet.

La théorie peut-elle réfuter l’expérience ?

C’est un fait bien accepté qu’une théorie scientifique doit pouvoir rentrer en contradiction avec l’expérience. Le raisonnement est relativement simple : une théorie scientifique prétend dire quelque chose de non trivial sur le monde, et donc tirer sa validité de l’expérience. Si une théorie est irréfutable, c’est-à-dire si elle ne produit que des énoncés tautologiques, vrais en dehors de toute expérience, sa validité ne va pas être conditionnée par celle-ci. L’expérience est pourtant in fine la seule manière que l’on a de rentrer en contact avec la réalité objective dont on prétend pouvoir obtenir une information fiable. Une théorie qui ne produit que des énoncés tautologiques ou qui est immunisée d’une manière ou d’une autre contre la réfutation ne pourra donc pas obtenir d’information non triviale sur le monde, et ainsi ne pourra pas être considérée comme scientifique. En d’autres termes, ce qui est intéressant lorsque l’on prétend dire quelque chose sur le monde, ce n’est pas simplement d’avoir raison, mais d’avoir raison alors qu’on aurait très bien pu avoir tort : c’est de ce type de validation qu’une théorie tire sa valeur scientifique.

Il faut donc que la théorie ait une possibilité de rentrer en contradiction avec l’expérience. Mais, plus précisément, qu’est-ce qui rentre en contact avec l’expérience, dans une théorie ? Prenons un exemple concret, tiré de la physique : le principe de conservation de l’énergie. Dans le cadre de la physique newtonienne, celui-ci s’énonce de la manière suivante : « L’énergie totale d’un système isolé se conserve », un système isolé étant défini comme un système qui n’échange ni énergie ni matière avec l’extérieur. En gros, l’énergie peut changer de forme au sein du système mais ne peut pas disparaître ou apparaître si le système est isolé. Posons-nous alors la question : est-ce que ce principe est réfutable par l’expérience ? On a envie de dire oui, à première vue : si l’on observe un système qu’on a de bonnes raisons de considérer comme isolé et dont l’énergie totale augmente ou diminue, alors on pourrait dire que l’on a réfuté ce principe. Pourtant, penser de cette façon est une erreur à la fois au regard de l’histoire que de la philosophie des sciences. En effet, historiquement, à chaque fois que ce principe a été remis en question, on ne l’a jamais abandonné : on l’a au contraire considéré comme vrai a priori, ce qui a poussé les physicien-ne-s à inventer de nouvelles entités ou des nouveaux phénomènes (par exemple, des formes d’énergies ou des particules inconnues jusqu’alors) pour « sauver » ce principe contre l’expérience : la théorie peut en quelque chose parfois réfuter l’expérience2.

Et cette méthode a très souvent porté ses fruits puisqu’elle a conduit à la découverte de Neptune, des forces de frottements, des neutrinos ou encore du boson de Higgs : dans chacun de ces cas précis, face à une réfutation par l’expérience, on a imaginé des hypothèses pour expliquer pourquoi l’expérience ne collait pas avec ce que l’on avait prédit, tout simplement parce que la solidité de la théorie était posée comme une certitude acquise au vu de ses nombreux succès expérimentaux précédents. On trouvera de nombreux exemples de cette façon de fonctionner en particulier dans les travaux de Thomas Kuhn. Celui-ci, dans son ouvrage majeur [2], décrit en effet l’activité « normale » du ou de la scientifique comme étant la résolution de problèmes au sein d’un paradigme donné. Les « problèmes » dont il s’agit ne sont donc absolument pas considérés, de ce point de vue, comme des réfutations de la théorie dans son ensemble, mais simplement comme des anomalies qu’une reconfiguration de la théorie doit pouvoir absorber. Les anomalies fondamentales, comme celle de l’avancée du périhélie de Mercure, ne sont considérées comme telles que rétrospectivement, et peuvent très bien être parfaitement connues de la communauté scientifique pendant des décennies sans que cela n’implique la remise en question profonde de la théorie sous-jacente.

Du point de vue philosophique, maintenant, cela n’a pas vraiment de sens de considérer qu’un principe fondamental comme celui de la conservation de l’énergie puisse être vrai ou faux : en effet, si face à une contradiction avec l’expérience, on déclare que ce principe est faux, on ne peut plus rien faire ; on n’a pas réglé le problème, on est juste sorti du cadre au sein duquel c’était un problème – ce qui n’est pas du tout la même chose. Par exemple, le problème de l’accélération de l’expansion de l’univers, en cosmologie, est fondamentalement un problème de conservation de l’énergie. Si l’on déclare qu’en fait l’énergie ne se conserve pas, que ce principe est faux, l’accélération de l’expansion n’est plus un problème – son aspect problématique n’existe qu’au sein d’un paradigme où l’énergie se conserve. L’ennui est qu’une fois considéré ce principe comme réfuté, on se retrouve démuni pour faire de nouvelles prédictions, puisque tout ce que l’on avait pour parler de ce pan de la réalité était justement le principe de conservation de l’énergie !

Les programmes de recherche

Ainsi, devant ce double constat, il est intéressant d’affiner ce critère de réfutabilité et d’emprunter à Imre Lakatos, philosophe hongrois et disciple de Karl Popper, la notion de programme de recherche [3]. Pour Lakatos, un programme de recherche est constitué d’une part d’un noyau dur formé de définitions, de principes, de propositions définissant un cadre avec lequel on va investiguer un pan du réel, et d’autre part d’une certaine quantité d’hypothèses auxiliaires desquelles on va déduire, à l’aide des règles du noyau dur, des prédictions qui pourront rentrer en contradiction avec l’expérience. Ce sont ces prédictions-là qui doivent être réfutables, et rien d’autre. Si une prédiction rentre en contradiction avec l’expérience, alors on va modifier des hypothèses auxiliaires afin de résoudre cette contradiction. Un programme de recherche génère alors une suite de théories où l’on passe de l’une à l’autre par un changement d’hypothèses auxiliaires. Le problème, bien sûr, est qu’il y a toujours beaucoup de façons de réajuster notre édifice théorique afin de faire coller une prédiction avec l’expérience3. Karl Popper en est d’ailleurs lui-même bien conscient. Comme l’écrit Lakatos :

« Popper (…) en convient : le problème est de pouvoir distinguer entre des ajustements qui sont scientifiques et d’autres qui sont pseudoscientifiques, entre des modifications rationnelles et des modifications irrationnelles de théorie. Selon Popper, sauver une théorie à l’aide d’hypothèses auxiliaires qui satisfont des conditions bien définies représente un progrès scientifique ; mais sauver une théorie à l’aide d’hypothèses auxiliaires qui n’y satisfont pas représente une dégénérescence. »4

La planète Vulcain : trajectoire calculée mais jamais observée…

Pour le falsificationnisme méthodologique dont se réclame Karl Popper, on a le droit de rajouter ou de modifier certaines hypothèses suite à une contradiction avec l’expérience si cette modification augmente le niveau de réfutabilité de la théorie, c’est-à-dire si cela nous pousse à faire de nouvelles prédictions indépendantes du fait de simplement résoudre la contradiction initiale. Si ces nouvelles prédictions, réfutables, sont validées, alors on a augmenté notre connaissance sur le monde, et c’était une bonne chose de « protéger » notre théorie de la réfutation par l’ajout d’hypothèses. L’exemple de la découverte de Neptune est parlant. Au début du dix-neuvième siècle, la planète du système solaire la plus lointaine alors connue était Uranus, et il s’est vite avéré que sa trajectoire semblait ne pas se soumettre à ce que la théorie de Newton prédisait. Plusieurs solutions s’offraient aux astronomes de l’époque, comme par exemple admettre que la théorie de Newton n’était plus valable à cette échelle. Cependant, la première explication qui fût considérée était qu’il existait une planète encore inconnue à l’époque, dont l’attraction gravitationnelle sur Uranus rendrait compte de sa trajectoire problématique. L’éminent astronome français Le Verrier5 calcula alors les caractéristiques de cette planète (en supposant qu’elle existait) à l’aide des lois de Newton, c’est-à-dire en les considérant comme valides. Neptune fut effectivement observée en 1846 à l’observatoire de Berlin, et ce qui aurait pu être une défaite de la théorie de Newton finit en réalité par en constituer une victoire de plus. Le programme de recherche, selon Lakatos, est alors dans sa phase progressive. Par contre, dès l’instant où la modification d’hypothèses ne permet pas de faire des prédictions réfutables mais simplement de résoudre la contradiction sans augmenter notre niveau de connaissance sur le monde, on se trouve alors dans une phase dégénérative, et la nécessité d’un nouveau programme de recherche, reposant sur un noyau dur différent, se fait sentir. La difficulté est évidemment qu’au pied du mur, on ne peut jamais savoir avec certitude si l’on est dans un cas où l’on peut encore modifier des hypothèses auxiliaires et augmenter notre connaissance ou bien si l’on est face à une aporie intrinsèque du programme de recherche. Ce n’est que rétrospectivement que la situation s’éclaircit. Dans la continuité de la découverte de Neptune, les astronomes de l’époque avaient aussi conjecturé l’existence d’une autre planète hypothétique, Vulcain, censée se trouvait entre le Soleil et Mercure et expliquait une anomalie, tout aussi bien connue, dans la trajectoire de cette dernière. Pour autant, cette planète ne sera jamais observée6. Il faudra attendre 1915 et la théorie de la relativité générale d’Einstein pour comprendre le mouvement apparemment inexplicable (dans le paradigme newtonien) de Mercure.

Willard Quine [4] parle aussi de ce phénomène – en allant toutefois encore plus loin dans sa critique. Il soutient la thèse du holisme de la confirmation, aussi connue sous le nom de thèse de Duhem-Quine : une proposition particulière ne fait pas face « toute seule » au tribunal de l’expérience, mais c’est l’ensemble de la théorie à laquelle elle appartient et in fine l’ensemble de notre savoir qui est testé lorsque l’on fait une expérience particulière. L’ensemble de notre savoir est un système conceptuel où il existe des connections fortes entre les différents domaines de recherche qui pourrait être pensés a priori comme indépendants. Il traduit donc autrement le fait déjà énoncé qu’il y a toujours plusieurs manières de modifier la toile d’araignée de nos connaissances pour ajuster une prédiction à l’expérience. Il énonce alors un principe de parcimonie : il est rationnel, parmi tous les ajustements possibles, de choisir en premier lieu celui qui modifie le moins de choses dans le reste de nos connaissances. Cela rejoint la métaphore de la grille de mots croisés de Susan Haack [5]. L’état d’ébriété d’un expérimentateur en neurosciences utilisant une IRM ou la fausseté de ses hypothèses seront toujours des explications plus parcimonieuses, face à une contradiction avec l’expérience, que la remise en question des lois de la mécanique quantique régissant le phénomène de résonance magnétique nucléaire sous-jacent au fonctionnement d’un dispositif d’IRM.

Irréfutabilité et méthode

Cette façon de voir les choses, pas beaucoup plus compliquée que la simple présentation du critère de réfutabilité, permet de résoudre le double problème rencontré plus haut. Les principes de bases d’une théorie sont ses règles de grammaire ; cela n’a aucun sens, ni logique, ni pratique, de penser qu’ils puissent être réfutés à l’intérieur de cette même théorie. Pour reprendre ce que dit Lakatos, cité plus haut, ce n’est pas tant une théorie qui est scientifique ou pseudoscientifique, mais plutôt la méthode avec laquelle on va la reconfigurer pour faire face à une réfutation. Plus précisément, face à une réfutation, on va modifier des hypothèses auxiliaires pour faire coller la théorie à l’expérience. La différence entre des astronomes découvrant Neptune et des platistes est alors double : 1/ face à une observation contradictoire, les astronomes « sauvent » une théorie qui est extrêmement bien corroborée par ailleurs, ce qui n’est pas le cas des platistes ; 2/ la reconfiguration de la théorie, dans le premier cas, satisfait à une exigence épistémologique contraignante de parcimonie et de prédictibilité, ce qui n’est pas le cas pour les platistes.

Comme on l’a dit, il reste indispensable, en zététique, de mettre en garde contre les propositions irréfutables en général. C’est un premier pas nécessaire, notamment pour mettre le doigt sur le fait que le propre de la science n’est pas de confirmer à tout prix ses prédictions mais d’échouer à les mettre en défaut – ce qui est impossible, ou trivial, plutôt, si l’on n’a affaire qu’à des propositions irréfutables. Pour autant, il ne semble pas non plus très coûteux de nuancer un peu ce propos, et de reconnaître que dire simplement d’une proposition isolée qu’elle est irréfutable et donc qu’elle n’est pas scientifique est un peu léger comme critique.

Lorsque la proposition en question est un principe de la théorie, sa valeur épistémique ne se juge pas par son aspect réfutable mais à l’aune de son potentiel heuristique, c’est-à-dire de sa capacité à nous faire découvrir de nouvelles entités ou des nouveaux phénomènes. Par exemple, le fait que le principe de refoulement au sein de la théorie psychanalytique soit irréfutable n’est pas un problème en soi ; le problème épistémologique de ce corpus théorique est que ses principes ne mènent à aucune prédiction validée qui aurait pu être réfutée.

S’il s’agit au contraire d’une prédiction dont la réfutation pourrait être résolue par l’ajout d’une hypothèse auxiliaire, la critique ne tient pas non plus : ce n’est pas le fait de sauver une proposition ou un noyau dur tout entier par l’ajout d’hypothèses qui est critiquable, c’est la manière avec laquelle cela est fait. Ainsi, face à toutes les observations terrestres et astronomiques que nous pouvons réaliser, on peut toujours les ajuster pour nous persuader que la Terre est plate. Cet ajustement, comme la plupart, est logiquement possible ; le problème est qu’il ne permet de faire aucune nouvelle prédiction, qu’il est hautement coûteux en hypothèses et qu’il ne tient pas face au modèle concurrent et éminemment plus parcimonieux de la Terre sphérique.

Les outils d’autodéfense intellectuelle issus de cette réflexion sont les mêmes qu’ailleurs : dans l’élaboration d’une connaissance synthétique et objective sur le monde, prédictibilité et parcimonie sont deux maîtres mots pour mener à bien cet art difficile.

Références

[1] K. Popper, La logique des découvertes scientifiques, Payot, 1973 (1934).

[2] T. Kuhn, La structure des révolutions scientifiques, Flammarion, 1972 (1962).

[3] I. Lakatos, A methodology of research programs, Cambridge, 1978.

[4] W.V. Quine, Les deux dogmes de l’empirisme, Harper, 1953

[5] Susan Haack, Le bras long du sens commun : en guise de théorie de la méthode scientifique, Philosophiques, vol. 30 , n°2, 2003, p. 295-320.

[6] W. V. Quine, On empirically equivalent Systems of the World, Erkenntnis, 3, 13–328, 1975.

Ressources en éthique animale

Il apparaît à de plus en plus de monde que le traitement moral que nous réservons aux autres individus sentients1 pose un grand nombre de problèmes éthiques. Si la problématique du sort des animaux en philosophie remonte au moins à Pythagore, nous pouvons voir que ces quarante dernières années, de multiples critiques ont émergé du monde académique, et constitue aujourd’hui un domaine de recherche légitime à part entière. Comme le CORTECS trouve certaines critiques et analyses non seulement pertinentes, mais parfois centrales d’un point de vue moral, vous trouverez ici un certain nombre de ressources éclairantes. Plusieurs approches et plusieurs sujets sont ici présentés, et nous espérons qu’ils aideront le lectorat curieux à assouvir sa soif sur ce sujet large et parfois complexe. Au fil de nos découvertes et des demandes nous compléterons cette liste non exhaustive.

Ouvrages philosophiques et politiques

  • Valéry Giroux, Renan Larue, Le Véganisme, Paris, PUF, Que sais-je?, 2017.

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La collection Que sais-je des Presses Universitaires de France est réputée pour ses introductions aux différents sujets qu’ils abordent. Si vous désirez vous initier au mouvement social et politique que porte le veganisme en quatre chapitres (Le carnisme1, une hégémonie facile, La philosophie des véganes, Les véganes, Vers la libération animale), cet ouvrage de Valéry Giroux, (coordonnatrice du Centre de recherche en éthique (CRÉ), professeure associée à la Faculté de droit de l’Université de Montréal) et de Renan Larue (Professeur de littérature française à l’université de Santa Barbara) vous donnera un aperçu pointu des enjeux moraux et politiques du véganisme.

  • Karine Lou Matignon (dir.), Révolutions animales: Comment les animaux sont devenus intelligents, Paris, Arte Éditions/Les Liens Qui Libèrent, 2016.

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Comme le montre cette miniature, beaucoup des grands noms de l’éthique animale ou des animal studies2 se retrouvent dans cet ouvrage conséquent. Scientifiques, philosophes ou encore historiens sont ainsi réunis dans ce recueil d’articles accessibles qui font le point sur nos connaissances actuelles sur les non-humains. Les principales thématiques développées par la question animale sont ainsi traitées: sensibilité des non-humains, cognition, émotions, culture, éthique etc. Même si tous les articles ne se valent pas, ce livre apporte une approche transdisciplinaire et représente certainement un moyen facile de s’initier à la question animale.

  • Peter Singer, La Libération animale, Paris, Payot, 2012.

La libération animale est l’ouvrage à l’origine du mouvement animaliste dit de « libération animale ». En 1975, le philosophe australien Peter Singer produit la première œuvre de défense des non-humains qui posera de manière durable et sérieuse la « question animale ».

En défendant une éthique utilitariste3, Singer dénonce l’immoralité du statut que nous donnons aux « animaux » ainsi que les injustices arbitraires que nous commettons sur la base non rationnelle de l’appartenance à l’espèce. Si Singer n’est pas le père de la notion de spécisme, c’est à travers cet ouvrage qui s’attelle à en dénoncer les traits les plus caractéristiques que la notion s’est popularisée.

Singer est non seulement le premier universitaire à consacrer des livres d’éthique sur la question animale, mais en plus de son analyse éthique de l’exploitation et de la domination humaine sur le reste des êtres sentients, il décrit précisément dans cet ouvrage la réalité de l’expérimentation animale, ou encore de l’industrie de la viande, afin de sensibiliser sur ce qu’est la réalité du sort et l’étendue des souffrances que nous réservons aux non-humains. Même si cette lecture ne donne pas beaucoup de baume au cœur de par les descriptions qu’elle retransmet, il reste un indispensable du mouvement animaliste et de sa frange utilitariste.

  • Yves Bonnardel (dir.), Thomas Lepeltier (dir.), Pierre Sigler (dir.), La Révolution Antispéciste, Paris, PUF, 2018.

La révolution antispéciste par [Lepeltier, Thomas, Bonnardel, Yves, Sigler, Pierre]

La Révolution antispéciste est un recueil d’articles publiés par les Presses Universitaires de France. Cet ouvrage est parfait pour découvrir ou approfondir le sujet de l’antispécisme, et répond aux principales critiques faites aux arguments animalistes. Le livre contient des articles classiques du mouvement antispéciste français, représenté entre autres par Yves Bonnardel, David Olivier et Pierre Sigler. Grâce à une argumentation cohérente et scientifique, vous découvrirez par exemple pourquoi les espèces n’existent pas, en quoi la notion de nature peut représenter un piège éthique, ou encore qu’est ce que la conscience, dont nous nous sommes longtemps enorgueilli d’avoir le monopole. Cet ouvrage est de plus l’un des rares où la question de la prédation est abordée, et où une position interventionniste4 est défendue.

  • Peter Singer, Questions d’éthique pratique, Paris, Bayard Éditions, 1997.

Dans cet ouvrage, Singer défend précisément sont positionnement philosophique, face aux positions plus classiques. En application de ses principes, l’auteur aborde entre autres la question de l’euthanasie, celle du spécisme, de l’avortement ou encore de l’économie.

Cet ouvrage est un classique de l’éthique contemporaine et donnera au lectorat une argumentation riche et précise sur des questions d’éthique normative et appliquée.

  • Kymlicka & Donaldson, Zoopolis. Une théorie politique des droits des animaux, Paris, Alma, 2016.

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Zoopolis est la dernière grande théorie éthique et politique produite par le mouvement animaliste. Cet ouvrage profite donc des conclusions et de la recherche des philosophes de la génération précédente. La position éthique qui y est défendue est clairement déontologique. Même si nous ne partageons pas l’ensemble des analyses présentes dans ce travail, nous ne pouvons que reconnaître l’originalité et l’aspect révolutionnaire du projet éthique et politique que porte les auteur·es.

Les premières générations de philosophes animalistes se sont consacrées à la critique de l’idéologie spéciste et aux autres problèmes éthiques que la question animale pose à nos sociétés. À l’aune des critiques déjà produites, Zoopolis envisage une société non-spéciste prenant en compte les intérêts fondamentaux des non-humains.

Pour résumer en quelques lignes le propos de l’ouvrage :

Donaldson et Kymlicka soutiennent et démontrent que nous pouvons et devons donner un statut politique aux non-humains en fonction du type de relation qu’ils nouent avec nous. Les non-humains dits « domestiques » se verraient ainsi voir accorder un statut de citoyen et jouiraient en conséquence des mêmes droits qui sont rattachés à la citoyenneté. Les non-humains « liminaires », c’est à dire les non-humains autonomes mais avec qui nous partageons un espace de vie commun et qui s’accommodent en partie de nos activités (oiseaux, rongeurs, etc.) se verraient quant à eux accorder un statut de résident. Enfin, les non-humains « sauvages », qui sont les êtres vivants qui vivent indépendamment de toute activité humaine, se verraient accorder un statut de souveraineté sur leur terre, nous empêchant d’intervenir dans leur milieu.

Tout comme La Libération animale de Singer ou Les Droits des animaux de Regan, Zoopolis est amené à être un classique de la littérature animaliste. Pour comprendre les enjeux du livre et explorer l’ensemble du projet et de la force de proposition de Zoopolis, nous vous recommandons si ce n’est la lecture du livre lui même, l’Introduction à Zoopolis par Estiva Reus qui rend compte en détails des idées développées par les auteur·es, disponible à cette adresse.

  • Tom Regan, Les droits des animaux, Paris, Hermann, 2012.

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Les droits des animaux est historiquement le deuxième ouvrage phare du mouvement animaliste. Sorti en 1983, ce livre est le premier à se consacrer et à réfléchir aux droit des animaux. Ainsi, pour Regan, l’approche de l’éthique envers les non-humains ne peut se traduire qu’à travers le droit (éthique déontologique), pour les espèces dont les capacités mentales permettent d’avoir une expérience propre de leur bien-être. Même si les délimitations que donnent Regan posent problème, cet ouvrage offre une approche alternative aux approches utilitaristes et démontre que d’un point de vu déontologique, le traitement que nous réservons aujourd’hui aux non-humains pose tout autant de problèmes.

  • H.-S. Afeissa (dir.) & J.-B Jeangène Vilmer (dir.): Philosophie animale. Différences, responsabilité et communauté. Paris, Vrin, 2015.

Ce livre regroupe des textes de Gary Francione, Peter Singer, Tom Regan, Martha Nussbaum et bien d’autres. Si tous les articles n’ont pas su retenir notre attention, certains méritent le détour.

Si comme beaucoup, vous ne comprenez pas les divergences idéologiques entre Singer (utilitarisme) et Regan (déontologisme) deux textes où les deux philosophes se répondent et confrontent leurs arguments vous seront utiles.

  • Jean-Baptiste Jeangene Vilmer, Éthique animale, Paris, PUF, 2008.

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Ouvrage introductif aux principales questions posées et soulevées par l’éthique animale contemporaine, tout en donnant un bref aperçu  historique.  Ce livre vous expliquera les notions fondamentales de l’éthique animale, tout en expliquant quelles sont les différentes positions et les différents mouvement au seins des antispécistes.

Si vous ne comprenez toujours pas pourquoi la question du traitement des autres espèces pose aujourd’hui de plus en plus question, ce livre mettra pour vous en lumière les grands points de ce débat ainsi que les problèmes moraux que soulèvent les philosophes antispécistes.

  • Charles Patterson, Un éternel Treblinka, Calmann-Levy, 2008.

Le titre de cet ouvrage vient d’une citation d’Isaac Bashevis Singer, et traduit une des idées générales du livre:  « Pour ces créatures, tous les humains sont des nazis ; pour les animaux, la vie est un éternel Treblinka. »

Dans le même ordre d’idée, on pourrait citer Théodor Adorno que Charles Pattersonne reprend dans son ouvrage :  « Auschwitz commence lorsque quelqu’un regarde un abattoir et se dit : ce ne sont que des animaux. »

Malgré le fait que le parallèle entre le génocide nazi et l’exploitation animale ait été fait en large partie par des victimes du nazisme, ces deux citations pourraient faire frémir n’importe quel plateau de télévision.  Ces citations témoignent de l’idée forte que défend pourtant Patterson dans son ouvrage. Il défend en effet la thèse selon laquelle l’oppression des animaux sert de modèle à toute forme d’oppression, et que les violences des humains sur d’autres humains sort des non-humains dans les abattoirs peut être mis en parallèle avec celui des humains.es dans les camps de la mort nazis.

On peut régulièrement entendre les animalistes faire des comparaisons entre la situation des non-humains et celle d’humains.es victimes d’autres systèmes de dominations (esclaves, victimes du nazisme, victimes de la domination masculine…). Les plus spécistes d’entre nous appréhendent ces comparaisons comme scandaleuses, manifestement car cela met non-humains et humains.es à égalité d’un point de vue moral et ontologique. Patterson étaye dans cet ouvrage pourquoi ces comparaisons sont pertinentes et comment des liens historiques ont bel et bien été construits entre le traitement des non-humains celui des humains.es dominés.es. Cet ouvrage est donc essentiel si malgré que vous sachiez que l’humain est un animal, vous peinez à comprendre comment certains peuvent comparer abattoirs et camps de la mort.

Ouvrages historiques

  • Eric Baratay, Et l’Homme créa l’animal, Paris, Odile Jacob, 2003.

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L’anthropologue Pascal Boyer nous avait déjà expliqué comment avait été crée « l’Homme » dans Et l’homme créa les dieux. Eric Baratay, principal historien de la question animale en France nous apprend maintenant comment « l’animal » fut crée. Et l’Homme créa l’animal est un ouvrage qui retrace la gigantesque histoire de nos rapports aux non-humains. Comment certaines espèces ont-elles été domestiquées, comment d’autres ont été fantasmées, comment et pourquoi avons nous aujourd’hui certaines « races » de chiens ou de bovins. En plus de cette histoire concrète de la manière dont nous avons en partie façonné nos rapports aux autres espèces, le livre aborde aussi l’histoire des idées et de comment philosophiquement le statut de l’animal fut justifié et inventé.

  •  Rod Preece, Sins of the Flesh, A History of Ethical Vegetarian Thought, Vancouver, UBC Press, 2008.

  • Kerry S. Walters, Lisa Portmess (ed.), Ethical Vegetarianism, From Pythagoras to Peter Singer, New York, SUNY Press.

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Ce qui frappe à la lecture d’ouvrage sur l’histoire du végéta*isme, c’est la saveur de réchauffé que peuvent avoir les arguments et réactions de nos contemporain·nes face aux arguments contre la consommation carnée. Si connaître les fondements et les premières remises en cause de l’idéologie qui plus tard sera qualifiée de « spéciste » ou « carniste » vous intéresse, ces deux ouvrages approfondirons sûrement ce sujet pour vous.

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Si Sins of the Flesh est un ouvrage Historique, Ethical Végétarism  est un recueil de textes et citations historiques sur la cause végétarienne à travers l’histoire.

  • Renan Larue, Le végétarisme et ses ennemis; Paris, PUF, 2015.

Dans la même lignée, Renan Larue nous invite dans cet ouvrage à entrevoir non seulement les raisons ayant poussé par exemple Pythagore ou encore Porphyre à refuser de se nourrir de chair, mais aussi les querelles que les végétarien·nes ont eu à travers l’histoire et les questionnements philosophiques que ces derniers ont soulevé, surtout durant l’antiquité et avec le développement du christianisme.

Dans la section « Conférences » de cet article vous trouverez une conférence de R. Larue à propos de son travail sur ce livre.

Ouvrages épistémologiques

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  • Frans De Waal, Sommes-nous trop « bêtes » pour comprendre l’intelligence des animaux?, Paris, Les Liens Qui Libèrent, 2016.

En nous comptant l’histoire de l’éthologie et de la manière avec laquelle nous avons penser les non-humains dans les sciences, le célèbre primatologue Frans De Waal fournit dans cet ouvrage de bonnes bases épistémologiques et un regard critique sur la manière dont nous cherchons et pensons l’intelligence des non-humains. Il tire ainsi un portrait réaliste de ce que peuvent être les capacités cognitives des autres êtres sentients, tout en nous montrant les pièges que notre interprétation peut nous jouer.

Pour ne prendre qu’un exemple des sujets abordés, De Waal discute par exemple du biais d’anthropomorphisme, biais aussi important en éthique animale qu’en science de la vie. Après avoir fait lui même la critique de l’anthropomorphisme et en avoir relevé quelques exemples, il défend ainsi un « anthropocentrisme critique », qui veut que face aux critiques faites aux mouvements animalistes, il est rationnel et scientifique d’avoir recours à des intuitions humaines sur certains non-humains afin de produire des idées vérifiables objectivement.

  • Maria Stamp-Dawkins, Through Our Eyes Only?: The Search for Animal Consciousness, Oxford, Oxford University Press, 1998.

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Uniquement disponible en anglais, ce livre de Maria Stamps-Dawkins,
professeure d’éthologie à l’université d’Oxford, et directrice de
l’Animal Behaviour Research Group adopte une posture critique sur la
conscience animale en réfutant toutes preuves qui ne soient pas solides
pour affirmer la conscience des non-humains, dans le but de tenir la
position la plus solide pour étayer le fait que cette conscience existe
et mérite une prise en compte morale.

  • Vinciane Despret, Penser comme un rat, Versailles, Quae, 2009.

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Ce livre de la philosophe des sciences belge Vinciane Despret, laisse entrevoir la complexité de l’étude du comportement des non-humains, non seulement par la difficulté méthodologique qu’une telle recherche demande, mais aussi par la complexité même des comportements des non-humains. Nous connaissons tout un tas de biais à éviter dans les études de psychologie sociale ou cognitive, le premier étant que la plupart du temps les sujets savent qu’ils et elles sont testés. Ce que nous montre Vinciane Despret dans ce court ouvrage est que les études en éthologie souffrent le plus souvent de biais similaires et d’autres propres à la discipline. L’hypothèse majeur que tente de nous faire comprendre ce livre est que les individus testés lors des études contrôlées en éthologie ne « réagissent pas d’instinct », mais interprètent ce qui leur est demandé et répondent avec un point de vue propre sur la situation.

Films et documentaires

  • Série documentaire Animaux trop Humains

Cette série documentaire met à mal un certain nombre de capacités que nous avons longtemps pensé comme étant le « propre de l’homme ». Si on peut y retrouver de grands noms de l’ethnologie comme Franz De Waal ou encore Marc Bekoff, on peut aussi y retrouver quelques anthropomorphismes ou raccourcis sémantiques et scientifiques assez classiques dans les documentaires animaliers. On pourrait aussi regretter le manque de perspective évolutionniste aux comportements décrits, et qui permettent à certains de dire par exemple que l’épisode sur les comportements sexuels appelé à tord « Homosexualité Animale » remet en cause la théorie darwinienne. En plus de documenter un grand nombre de comportements d’individus non-humains divers et variés, ces documentaires fragilisent les barrières que nous avons longtemps établies entre les humains et le reste des animaux.

Les Émotions animales

Homosexualité Animale

L’Adoption Animale

Entraide Animale

L’Animal et l’Outil

  • Earthlings

Earthlings

Divisé en plusieurs chapitres tournés vers les principales dominations et exploitations dont les non-humains sont les victimes (1 – Animaux domestiques; 2
– Nourriture; 3 – Vêtements; 4 – Divertissement; 5- Science), ce documentaire montre, à l’aide de documents vidéos parfois difficiles de par la violence qu’ils traduisent, la réalité et l’étendue de l’exploitation animale. En plus d’avoir reçu plusieurs prix, Earthlings est considéré par beaucoup d’animalistes qui ont eu le courage de le regarder comme étant un documentaire majeur et que tout le monde devrait voir.

  • La Boucherie Éthique. Les Parasites. 2017.

Film prenant la forme d’un documentaire fictif disponible gratuitement sur Youtube. Afin de profiter pleinement du message que tente de donner le collectif Les Parasites dans leur film, il semble bon d’avoir de bonnes bases sur le mouvement et la critique philosophique qu’a développé la philosophie animaliste. Comme en témoigne la réception de ce film par certains qui n’ont pas compris que ce documentaire est fictif, et qui ont par exemple demandé où trouver la « viande éthique » faisant l’objet du documentaire (ou  encore d’autres questions à propos de la fin du film qui ne pourraient être ici discutées sans dévoiler l’intérêt principal du film), il semble important de comprendre que ce documentaire est fait par des personnes se revendiquant ouvertement végétariennes et qui de fait sont habituées à certains arguments, un certain discours de la part des médias, et qui jouent de ces arguments, codes et discours pour produire un film décalé au ton absurde et qui expose de manière excellente certaines hypocrisies et paradoxes du système carniste.

Le message que nous retenons de ce film et qui semble être celui que le collectif semble aussi défendre est que la « viande éthique » que tente de nous vendre aujourd’hui les industriels ayant compris que l’exploitation animale pose problème, n’existe pas. Il faudra attendre la fin du film pour le comprendre, mais c’est aussi de repenser nos rapports de dominations aux individus et particulièrement aux non-humains que propose l’équipe Les Parasites.

Sites internets

Site de la revue crée en 1991 et qui met quasiment l’ensemble de ses articles gratuitement à disposition. Même si la revue a une direction philosophique assez marquée, l’équipe éditoriale publie des articles de différents horizons et de différentes approches  qui nourrissent le débat antispéciste depuis plus de 27 ans. La revue a ainsi mis particulièrement l’accent sur la remise en cause de l’idéologie naturaliste qui voit un ordre moral dans la nature, et sur les conséquences profondes de la pensée antispéciste.

Site disponible en plusieurs langues et qui présente clairement les différents points principaux ainsi que les différents mouvements de l’éthique animale contemporaine.

Site de l’association L214, qui en plus de présenter et suivre leurs actions et reportages sur la condition des « animaux de rentes », permet aussi de détailler les connaissances scientifiques sur les capacités des non-humains les plus touchés par l’exploitation. Le site met aussi à disposition du matériel pédagogique ou militant.

The Vegan Srategiste est un site majoritairement en anglais comportant des ressources diverses sur les meilleures stratégies de communication à propos de la philosophie animaliste.

Blog sur lequel on peut retrouver des articles de réflexion non seulement sur le militantisme et la philosophie animaliste, mais aussi sur d’autres questions progressistes comme le polyamour ou autre relation non propriétaires.

Blog BD qui explique de manière souvent excellente et pédagogique  la pensée animaliste tout en pointant avec humour certaines des incohérences de la pensée carniste et spéciste. Si vous souhaitez soutenir Insolente Veggie (Rosa B) et pouvoir lire ou offrir ses BD, vous  pourrez les trouver dans la  librairie la plus proche de chez vous.

Revue contre le spécisme, L’Amorce est le récent projet commun  de grands noms de l’antispécisme francophone. Ce site engagé sur le plan politique et théorique contre le spécisme vise à proposer des articles de réflexions, d’analyses ou de récessions dans le but de fournir des munitions contre le spécisme.

Balados

  •  France Culture, La Méthode scientifique: A la recherche des émotions animales. Disponible ici.

Marie-Claude Bomsel, docteure vétérinaire, Georges Chapouthier, neurobiologiste et philosophe et Astrid Guillaume, sémioticienne expliquent les différents états émotionnels que l’on connaît chez les non-humains, et de certaines répercussions morales qui peuvent en découler.

  •  France Culture, La Méthode scientifique: Inné, acquis : où est passé l’instinct ?  Disponible Ici.

Nicolas Martin questionne à l’aide de Anne-Sophie Darmaillacq, maître de conférences en biologie du comportement à l’université de Caen, chercheuse au sein de l’UMP « Ethologie animale et humaine », et le biologiste Gilles Bœuf les concepts d’instinct, d’inné et d’acquis au vu de nos connaissances actuelles en éthologie et sciences cognitives.

  • France Culture, Du grain à moudre: Faut-il renvoyer le monde animal à l’état sauvage? Disponible ici

Malgré les contraintes de temps de parole assez réduite que le format de l’émission exige, Valéry Giroux répond avec mérite aux deux autres invités, dont les arguments peuvent vous servir à tester vos connaissances sur l’antispécisme et à repérer les arguments fallacieux des autres intervenants.

Conférences et autres formats vidéos

Ci-dessous vous trouverez une série de conférences toutes plus intéressantes les unes que les autres. La conférence de Francois Jaquet donne les bases sur la notion de spécisme tout en questionnant sa signification. La conférence de Yves Bonnardel traite plus particulièrement de l’actualité et des enjeux de la lutte contre le spécisme, alors que la conférence de Thomas Lepeltier apporte des arguments rigoureux et rationnels sur la question de l’éthique de la prédation, qui sauront remettre en question des positions pourtant confortables que nous avons majoritairement tous sur ces questions.

  • Francois Jaquet : Introduction au spécisme.

  • Yves Bonnardel : Lutte contre le spécisme: actualités et enjeux.

  • Thomas Lepeltier : Faut-il sauver la gazelle du lion ?

  • David Olivier : « Spécisme »: l’importance des fondamentaux.

  • Yves Bonnardel : Pourquoi et comment combattre le spécisme.

Conférence d’Yves Bonnardel sur la philosophie animaliste et la critique du spécisme.

  • Interview de Peter Singer par Richard Dawkins

R. Dawkins questionne et expose la philosophie morale de Peter Singer.

  • Renan Larue, Le végétarisme et ses ennemis: 25 siècles de débats.

Conférence de R. Larue où ce dernier présente un historique des différents affrontements argumentaires et philosophiques que les différents mouvements végétariens ont suscité à travers l’histoire.

  • Conférence de Brock Bastian sur la psychologie du spécisme (en anglais).

Dans cette courte intervention, le psychologue social Brock Bastian, explique certains des phénomènes psychologiques observés en laboratoire et qui vont de paire avec l’idéologie spéciste. Le fait est que l’écrasante majorité de la population admet que faire souffrir les non-humains est immoral. De la même manière, nous donnons à tord une importance morale et des capacités plus importantes à nos animaux de compagnie comparé aux animaux destinés à remplir nos assiettes. Ce que nous montre B. Bastian est que nous résolvons ces contradictions et dissonances cognitives en parti en réduisant les capacités cognitives et la valeur morale des individus que nous consommons afin de maintenir les paradoxes qui régissent nos modes de vie.

  • David Olivier: La souffrance des animaux sauvages, Estivales de la question animale, 2015.

En complément de la conférence de Thomas Lepeltier sur l’éthique de la prédation, David Olivier critique ici la vision biaisée et pourtant majoritairement défendue d’une « Nature » essentiellement bonne. En plus de décrire la souffrance des non-humains dits « sauvages », cette conférence, avance des arguments éthiques et pragmatiques encore trop peu présents dans le mouvement animaliste et n’hésite pas à défendre des positions philosophiques radicales que nous trouvons pertinentes.

  • David Olivier: Les humains sont aussi des animaux – JMFS 2016

Ici encore, David Olivier, qui semble aimer mettre le doigt aux endroits douloureux, critique  une posture souvent défendue par les défenseurs des animaux qui ont parfois une certaine tendance à faire ce qu’il nomme un « spécisme inversé », et à retirer à l’Humain toute considération morale au profit des non-humains.

  • Chaîne Youtube Cervelle d’oiseau.

Cette chaîne Youtube, comme les documentaires animaliers, ne parle pas à proprement parler d’éthique animale, mais comme des études tendent à montrer que plus nous connaissons une espèce et les capacités des individus.es qui la compose, plus notre empathie augmente envers les intéressés nous relayons aussi le travail de qualité que propose Sébastien Moro sur sa chaîne Cervelle d’oiseau. Malgré que ça ne soit pas son métier, M. Moro semble avoir la faculté de pouvoir lire un nombre d’études impressionnant qu’il vulgarise avec brio. Comme de plus il traite des individus les plus touchés par l’exploitation animale, cela nous motive à partager ces vidéos qui mériteraient plus d’audience.

“Les paupières des poissons” : l’éthologie sous-marine en ...

Nous vous mettons les liens de deux de ses vidéos mais n’hésitez pas à faire le tour de sa chaîne. En collaboration avec Fanny Vaucher, Sébastien Moro vient en plus de publier aux éditions La Plage, Les Paupières des poissons, une BD qui vous expliquera la vie de nos cousins aquatiques avec humour tout en étant scientifiquement rigoureux.

Vidéo Disputatio n°2 – Souffrance animale et expérimentation thérapeutique

Après la première mouture de disputatio, réalisée en octobre 2016 (voir ici : Vidéo – Disputatio n°1 – L’art du débat rationnel), nous avons remis le couvert le mardi 21 novembre 2017 sur un thème fréquent de nos enseignements liés à la philosophie morale : la souffrance animale se justifie-t-elle moralement dans le cadre de l’expérimentation thérapeutique ? Nos invités furent le pharmacologue Christophe Ribuot et le militant égalitariste Yves Bonnardel. L’événement, qui rassembla environ 350 personnes, fut filmé par les bons soins de Fabien La Rocca, et mis en forme par Djamel Hadji, tous deux membres de l’équipe audiovisuelle de l’Université Grenoble-Alpes. L’événement fut dédié au réseau libre-penseur Mukto-Mona. Il n’y eut aucun travail de coupe dans le document. A déguster sans modération.

Déroulement

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Christophe Ribuot

Le plan du soir fut le même que pour la première fois, et nos consignes sont données dans le début de la vidéo.

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Yves Bonnardel, et la juge Nelly Darbois

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Nicolas Vivant

  • Puis 20/20/10/10 : tirage au sort de la partie qui commence, puis 20minutes de présentation pour chaque partie, puis 10 minutes de réponses aux arguments de la partie adverse.
  • Système d’arbitrage : deux juges de touche ont la possibilité d’arrêter le débat si une entourloupe argumentative est déployée.
  • Vérification des faits (fact checking) : en cas d’utilisation d’une donnée chiffrée, possibilité de vérifier en direct la valeur de la donnée.
  • Enfin le public a eu la possibilité de transmettre ses propres questions par SMS (nous réfléchissons à un système permettant d’archiver ces questions par un autre procédé).

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Richard Monvoisin, Julien Peccoud et Albin Guillaud

Faisant l’analyse de l’événement, le principal regret fut dans le fait que le débat s’est quelque peu « croisé », et non opposé. Par contre le débat fut dans la forme de haute tenue, et le nombre d’interventions assez faible du jury en est témoin.  Voyez plutôt ci-dessous.

Christophe Ribuot met son diaporama à disposition en pdf : ici.

Les vidéos

Premier round

Deuxième round

Troisième round

Quatrième round

Résultats du test

Avec l’aide de Timothée Guilhermet et de Timothée Gallen, nous avons dépouillé les 207 résultats exploitables. Nous avons posé les hypothèses suivantes :

  • H1: Il y a une différence significative entre les scores avant et les scores après le débat chez les personnes du public
  • H2 : les différences entre les scores avant et après le débat sont dépendantes de l’âge du public (avec l’hypothèse que plus une personne est âgée, moins elle tend à changer d’avis). Aussi avons-nous trié trois populations : moins de 18 ans, 18-34, et 35 ans et plus.
  • H3 : les Les différences entre les scores avant et après le débat sont dépendantes de la position de départ : si extrême, peu mobiles ; si modérée, elles seront plus mobiles.

Nous avons dépouillé en attribuant -1 jusqu’à -5 aux positions du non, et +1 à +5 aux position du oui. Tous les résultats sont tronqués à trois décimales.

Le résultat est… décevant.

La moyenne générale est avant débat de -0.789 ; après débat, de -0.756. Nous avons commencé par tester la normalité de la distribution, et comme celle-ci n’était pas normale, nous avons ensuite fait un test de Wilcoxon signé pour comparer les résultats avant et après. Aucun résultat significatif sur l’effet général, donc H1 n’est pas validée.

Moyenne des moins de 18 ans : avant débat: -0.571 ; après débat: -0.035.

Moyenne des 18-35 ans : avant débat: -1.175 ; après débat: -1.221.

Moyenne +35 ans avant débat: -0.625 ; après débat: -0.729.

La même méthode (normalité puis Wilcoxon) a été utilisée, en testant les moins de 18 ans, ce qui suffit à compromettre l’hypothèse H2. Les différences entre les scores avant et après le débat ne sont donc pas accrues avec la jeunesse du public, puisque les différences sont non significatives même pour les plus jeunes. H2 n’est donc pas validée.

Pour H3 (les différences entre les scores avant et après le débat sont dépendantes de la position de départ : si extrême, peu mobiles ; si modérée, elles seront plus mobiles), nous avons fait comme suit : soit Delta {+/-i}, la moyenne des différences entre la valeur avant et la valeur après pour les gens ayant répondu i ou-i avant.

On s’attend d’après H3 à :

Delta {0} > Delta {+/-1}  > Delta {+/-2} > Delta {+/-3} > Delta {+/-4}

Voici les résultats tronqués à la 4ème décimale.

Delta {0} = 1.5384

Delta {+/-1} = 1.0243

Delta {+/-2} = 1.0245

Delta {+/-3} = 0.625

Delta {+/-4} = 0.7380

On a donc : Delta {0} > Delta {+/-2}  > Delta {+/-1} > Delta {+/-4} > Delta {+/-3}

Sans aucun test, on constate par simple calcul de la moyenne que l’effet n’est pas présent.

Aucune de nos hypothèses de départ n’a donc été validée. Ainsi va la science. Il est possible que ce soit du fait du « croisement » des argumentaires, et/ou aussi d’un effet de gel des positions sur des sujets aussi affectivement marqués. D’autre part, l’idée du questionnaire a été tardive, et fut construite en peu de temps. Il n’est pas exclu que les résultats soient biaisés, par la forme de la présentation, par celle de la question ou celle des modalités de réponse. Nous ferons notre possible pour améliorer le prototype et enlever cette variable de nos biais potentiels. Gageons que les disputes ultérieures auront un plus fort impact, sinon il nous faudra admettre que ce stratagème pédagogique ne porte pas les fruits escomptés.

Les statistiques ont été traitées par le logiciel (non libre) SPSS par Timothée Guilhermet, Licence 3 de psychologie, et Timothée Gallen, Master 2 philosophie des sciences.

CorteX_disputatio_souffrance_animale_21.11.2017

Merci à Ismaël Benslimane, Julien Peccoud, Nicolas Vivant, Nelly Darbois, Albin Guillaud, Timothée Gallen, Timothée Guilhermet, Fabien La Rocca, Djamel Hadji, Francois B pour le graphisme, Serge Merlin-Forel qui s’est démené pour nous procurer les chaises d’arbitre et les conférenciers qui se sont bien donnés, Christophe Ribuot et Yves Bonnardel. Grand merci à Armand Zvenigorodsky pour la musique spécialement créée pour nous.