Statut philosophique des arguments anti-avortement de la Fondation Jérôme-Lejeune et leur critique

Début 2017, Averil Huck est venue en stage au CorteX, dans les locaux de Grenoble, pour clore sa troisième année de licence de philosophie. Sous la poigne de fer (dans un gant de velours violet) de Richard Monvoisin, elle a effectué un magnifique travail critique sur les productions philosophiquement assez peu digestes de la Fondation Jérôme-Lejeune, réputée pour ses positions radicales anti-avortement. Le voici ci-dessous. En toute fin, on trouvera son rapport de stage, plutôt élogieux, ce qui s’explique de deux façons possibles : soit elle a aimé son séjour avec nous, soit elle a peur de son sadique directeur et de ses pouvoirs de vengeance à distance. En attendant, voici un magnifique travail qu’on attendrait plus volontiers au niveau Master 2.

Introduction

La Fondation Jérôme-Lejeune (FJL) est caractéristique du mélange fréquent, dans le marché cognitif de l’information, entre les croyances religieuses et l’usage d’arguments scientifiques censés appuyer celles-ci. Elle a attiré notre attention du fait de son soutien politique important lors de sa création en 1996, de sa reconnaissance d’utilité publique, et d’un combat idéologique très fort pour « défendre la vie et la dignité humaine »1 et contre l’avortement, combat nourri de la réputation scientifique de son fondateur.

La FJL se distingue aussi par une défense argumentative assez éclectique de son combat, ayant recours à des arguments aussi bien déontologiques que conséquentialistes. La façade destinée au public est moins explicitement religieuse que dans d’autres associations « pro-vie », comme chez SOS Tout-petits, par exemple, où la filiation au catholicisme, notamment aux trois figures de Joseph d’Arimathie2, de Jean-Paul II3 et de Mère Teresa4, est manifeste. Le mélange entre croyances et sciences y est néanmoins tortueux, et c’est pourquoi il va nous falloir étudier le rôle que la FJL donne aux sciences dans un combat qui relève de l’idéologie.

I. Les filiations de la FJL

1) Les prémisses de la FJL : Jérôme et Birthe Lejeune

Afin de comprendre la genèse de cette Fondation, il est nécessaire de présenter les personnes de Jérôme Lejeune, qui en a été la source d’inspiration et de sa femme, Birthe, actrice importante dans sa pérennisation.

Jérôme Lejeune est un médecin chercheur qui a travaillé sur les maladies génétiques avec déficience intellectuelle, dont la trisomie 21. Il a été l’un des trois co-auteur·e·s de la découverte du gène de la trisomie 21, avec Marthe Gauthier et Raymond Turpin en 1959, même s’il en est souvent présenté comme seul découvreur. La FJL a eu pour effet secondaire, volontaire ou non, de centrer cette découverte sur le personnage de Lejeune, au détriment des deux autres acteurs et actrices, alors même que la conduite de la recherche, de même que l’intuition dès les années 1930 de l’origine génétique de ce qu’on appelait alors le mongolisme5 reviennent à Raymond Turpin. Quant au rôle de Marthe Gauthier, il a été artificiellement minimisé. Gauthier est en effet à l’origine des cultures cellulaires in vitro d’un enfant trisomique et a pu observer au microscope le chromosome surnuméraire sur la 21ème paire en mai 19586. Seulement, le laboratoire ne disposant pas d’appareil photo efficace pour en prendre trace, Jérôme Lejeune, alors stagiaire au CNRS, s’est alors chargé de faire les photos dans un autre laboratoire7. L’avis du Comité d’éthique de l’Inserm relatif à la saisine d’un collectif de chercheurs concernant la contribution de Marthe Gautier dans la découverte de la trisomie 21 nous fait savoir que « ces photos lui [J. Lejeune] serviront de support dans les congrès et ses interventions médiatiques », participeront de cette façon à le mettre en avant sur le plan médiatique et à le mettre en premier signataire, en 1959, de Les chromosomes humains en culture de tissus, l’article scientifique rapportant la découverte8.

Jérôme Lejeune a très vite craint que cette découverte ne serve à autre chose qu’à une meilleure connaissance de la maladie et à sa prise en charge. En effet, on a pu rapidement développer des tests prénataux diagnostiquant le gène de la trisomie 21, comme le test de clarté nucale entre la 11ème et la 13ème semaine d’aménorrhée couplée à une prise de sang, qui laissent ainsi le choix aux parents de prendre une décision en connaissance de cause. Jérôme Lejeune s’est donc proclamé « défenseur de la vie », sous-entendant qu’en effectuant de tels diagnostics, on faisait non seulement mourir volontairement des êtres désirant vivre, mais en outre on pratiquait l’orthogénisme  : « je vais être obligé de prendre la parole publiquement pour défendre nos malades. On va utiliser notre découverte pour les supprimer. Si je ne les défends pas, je les trahis, je renonce à ce que je suis devenu de fait : leur avocat naturel. »9. Il s’est par la suite investi de manière très combative dans les débats sur l’avortement et les diagnostics prénataux.

Par ailleurs, en pleine période des discussions sur la loi Veil, Birthe Lejeune organise une pétition contre la légalisation de l’avortement, publiée le 5 juin 1971, et réclamant le respect du serment d’Hippocrate qu’elle interprète comme prescrivant de ne pas pratiquer les avortements. En 1974, Jérôme Lejeune a été conseiller scientifique pour l’association anti-avortement « Laissez-les vivre-SOS futures mères ». Fiammetta Venner explique dans son livre L’opposition à l’avortement, du lobby au commando que cette association est la plus vieille association anti-IVG française. Elle a été créée par la Cité catholique10, via l’Action familiale et scolaire11 et est connue pour avoir organisé un commando en 1990 pour bloquer l’accès à des femmes voulant avorter à l’hôpital de Tournon. Iels12 ont aussi organisé deux congrès anti-IVG à Paris les 24 et 25 mars 1991.

Par ailleurs, il a reçu le titre de « serviteur de Dieu » par l’Église Catholique pour sa « défense de la vie ». Jérôme Lejeune a été membre de l’Opus Dei où il a reçu le titre de « docteur honoris causa »13.

En 1996, deux ans après la mort de J. Lejeune, la FJL est cofondée entre autres par le magistrat Jean-Marie Le Méné, par la propre fille de Jérôme Lejeune Clara Gaymard, née Lejeune, et par son mari Hervé Gaymard, secrétaire d’État de la Santé et de la Sécurité sociale de 1995 à 1997 dans le Gouvernement Juppé. Iels ont demandé à ce que la Fondation soit reconnue d’utilité publique et elle le fut en moins d’un an. Nous savons, de surcroît, qu’au moment de la demande, C. Gaymard était directrice de cabinet de Colette Codaccioni, ministre de la Solidarité entre générations. Le Président de la République, Jacques Chirac, était membre du comité d’honneur de l’association Les amis du Professeur Lejeune (LAPL), association créée en 1994 « pour faire connaître son œuvre et ses découvertes, spécialement dans le domaine génétique, faire éditer et diffuser l’ensemble des textes, ouvrages et conférences qu’il a laissés, et poursuivre son action pour la défense de la vie humaine de son premier instant à son terme »14. Cette association finançait, par ailleurs, d’autres associations anti-IVG15. L’association LAPL se transformera ensuite en Fondation et sera réduite à un site biographique. Il faut admettre que ces liens entre certains membres du Gouvernement et la Fondation soulève le doute quant à l’impartialité dans la décision de reconnaître la Fondation d’utilité publique.

2) Etat des lieux actuel des filiations avec des associations chrétiennes de la FJL

La Fondation Jérôme-Lejeune reprend les combats fixés par son personnage éponyme. Il n’est pas évident, quand on ne connaît pas bien la Fondation de saisir d’emblée qu’elle est intimement liée et proche des valeurs chrétiennes catholiques et qu’elle prend une part importante à la défense des intérêts de l’Église catholique romaine. Ce n’est qu’en s’intéressant au personnage et à l’histoire de Jérôme Lejeune ou aux actions concrètes sur la « défense de la vie » de la Fondation qu’on voit ressortir les valeurs chrétiennes du « respect de la vie ». En consultant leur site internet et les manuels pédagogiques qu’iel ont produit, nous avons pu mettre en lumière certaines filiations.

Tout d’abord, sur le bulletin officiel16qui recense les fondations reconnues d’utilité publique, nous pouvons lire que les missions de la FJL sont au nombre de deux : « Poursuivre l’œuvre du Pr. J. Lejeune : recherche médicale sur les maladies de l’intelligence et génétiques; accueil et soins des personnes, atteintes de la trisomie 21 et autres anomalies génétiques. ». Il n’est pas question de leur troisième mission qui est « défendre le commencement de la vie », « défendre le plus petit d’entre-nous »ou encore « défendre le plus fragile d’entre-nous »17. Par conséquent, la Fondation utilise des dons et des legs pour d’autres actions non reconnues par l’État.

La Fondation fait partie du collectif En Marche Pour La Vie qui regroupe différentes associations : Choisir la vie, Les Survivants, Renaissance Catholique, les Éveilleurs d’Espérance, l’Avant-Garde. On peut donc se rendre compte de l’action militante politique de la FJL, liée à ces associations d’obédience chrétienne. Jean-Marie Le Méné, le président actuel de la FJL, fait de nombreuses apparitions et discours lors des « marches pour la vie » (dernier discours recensé le 22 janvier 2017, au moment de rédiger ces lignes18). Celui-ci a aussi a été auditionné en 2008 et en 2009 dans le cadre de la révision de la loi de bioéthique par le Conseil d’État et l’Assemblée nationale, ainsi qu’en 2011 par le Sénat dans le cadre du projet de loi relatif à la bioéthique.

On peut trouver dans le Manuel Bioéthique des jeunes produit par la FJL des liens vers des sites renseignant les femmes enceintes sur les idées pro-vie en général, sur l’IVG et la parentalité en particulier. Iels citent notamment ivg.net avec le numéro gratuit et sosbebe.org (p. 14). Bien souvent, ce sont des sites qui ne se présentent pas comme pro-vie mais qui partagent ces idées et véhiculent de fausses informations. Ces sites sont considérés depuis la loi Vallaud-Belkacem du 4 août 201419 comme faisant entrave à l’information à l’IVG, et étaient au cœur de la proposition de loi relative à l’extension du délit d’entrave à l’IVG promulguée le 20 mars 201720.

La Fondation a reçu un prix le 4 mai 2017 appelé le « prix evangelium vitae 2017 » remis par l’Université catholique Notre-Dame dans l’Indiana aux États-Unis pour leurs actions en faveur du « respect de la vie ».

La Fondation est aussi assez prolixe sur les médias. Sur leur site, nous pouvons lire et écouter les différentes tribunes et articles de Jean-Marie Le Méné dans lesquels il s’exprime régulièrement au nom de l’association : Radio Chrétiennes Francophones, Famille Chrétienne, Valeurs actuelles, L’Homme Nouveau, Radio Notre Dame, Le Figaro, La Croix, La Nef, l’agence de presse religieuse Zénit, Libertépolitique.com. Ces radios et journaux ont en commun leur ligne éditoriale de droite conservatrice et pour la plupart chrétienne catholique.

3) Filiations aux autorités catholiques

Certain·e·s adhérent·e·s de la FJL sont en lien étroit avec les institutions catholiques.
Jean-Marie Le Méné est depuis 2009 membre de l’Académie pontificale pour la vie, académie créée en 1994 par le Pape Jean-Paul II. C’est une « institution indépendante » siégeant au Vatican et qui a pour mission « d’étudier, d’informer et de former » au sujet des « principaux problèmes biomédicaux et juridiques relatifs à la promotion et à la défense de la vie, surtout dans le rapport qu’ils ont avec la morale chrétienne et les directives du magistère de l’Église ». Elle est financée en partie par une Fondation créée par le Vatican, la Fondation Vitae Mysterium. Nous savons, en outre, que le Pape François a soutenu le mouvement En Marche Pour La Vie21, tout comme un certain nombre d’évêques français (21 signataires sur environ 80 évêques métropolitains)22.

Intéressons-nous à présent aux positions de l’Église catholique romaine sur les questions de l’avortement. Le Pape Paul VI a rédigé la lettre encyclique Humanae Vitae en 1968 et elle porte « sur le mariage et la régulation des naissances ». Dans cette encyclique, Paul VI exprime les craintes de l’Église quant aux nouvelles questions qui se posent à l’époque. En effet, les débats sont intenses à propos de la liberté sexuelle des femmes, de la planification familiale et de la contraception, tout ceci émancipé de la tutelle patriarcale. Face à ces revendications, l’Église catholique vient renforcer ses valeurs et injonctions sur l’importance du mariage et de la régulation des naissances. Selon leur «  doctrine fondée sur la loi naturelle, éclairée et enrichie par la Révélation divine », un mariage, c’est l’union d’un homme et d’une femme pour toute leur vie et cette union a comme finalité la « génération et l’éducation de nouvelles vies ». Leurs positionnements sont clairs : utiliser la contraception ou avoir recours à l’IVG revient, à « contredire à la nature de l’homme comme à celle de la femme et de leur rapport le plus intime, c’est donc contredire aussi au plan de Dieu et à sa volonté »23. Ils interdisent donc le recours à l’IVG même thérapeutique, les contraceptions et les stérilisations définitives (vasectomie, ligature des trompes). Le seul moyen de réguler les naissances est de suivre le cycle naturel reproducteur qui est l’œuvre de Dieu. Par ailleurs, il faut, selon cette encyclique, éduquer à la chasteté et se dresser contre l’excitation des sens, le dérèglement des mœurs, la pornographie et autres spectacles licencieux.

On peut lire, en outre, dans la bibliographie du Manuel Bioéthique des jeunes l’utilisation de la lettre encyclique Evangelium vitae, écrite par Jean-Paul II, en 1995 et qui porte « sur la valeur et l’inviolabilité de la vie humaine ». Cette encyclique est présentée comme plus moderne, plus adaptée aux mœurs d’aujourd’hui. Celle-ci est centrée sur le statut de la vie, et de l’embryon, ainsi que sur les atteintes à la vie humaine, à sa dignité, à son intégrité. L’avortement y est considéré comme une menace au même titre que le génocide, l’euthanasie ou le suicide. Le Pape Jean-Paul II y déclare que « l’avortement direct, c’est-à-dire voulu comme fin ou comme moyen, constitue toujours un désordre moral grave, en tant que meurtre délibéré d’un être humain innocent »24.

 

II. Les arguments anti-avortement de la FJL

Les philosophes tendent à distinguer deux grandes catégories d’arguments moraux dépendant de leurs fondements idéologiques. Nous distinguerons donc ici les arguments dits déontologiques, qui se basent sur le respect d’un ou de plusieurs devoirs fondamentaux, et les arguments conséquentialistes, qui tendent à jauger moralement les choix en fonction de leurs conséquences globales, positives ou négatives.

1) Arguments déontologiques qui découlent de la morale de Loi naturelle et des encycliques

Intéressons-nous à présent aux arguments développés par la Fondation Jérôme-Lejeune par rapport à l’avortement et essayons d’en évaluer la logique interne. Avant tout, précisons que tous ces arguments reposent sur une triple prémisse :

  • la vie est une notion claire et le fruit d’une volonté transcendante. Elle est présente dès la fécondation et est un don divin sur lequel l’humain·e n’a pas à agir.
  • Dieu a un plan et ses créatures, les humain·e·s, doivent le suivre sans y déroger.
  • La vie de l’embryon doit être comprise comme de valeur égale à toute autre vie humaine et est une vie en propre, séparée de celle de la mère.

Nous avons distingué quatre arguments majeurs. L’avortement est considéré

  • comme meurtre
  • comme dérogation au rôle dévolu à « la mère »
  • comme droit abusif de propriété (dérive du précédent)
  • comme instrument de politique eugéniste.

A) L’avortement comme meurtre

Nous comprenons, à partir des présupposés religieux que nous venons d’exposer, qu’à partir du moment où l’avortement est posé comme un acte allant à l’encontre du plan divin, il est donc par conséquent proscrit. Y recourir équivaut à un meurtre. En effet, avorter, c’est ôter la vie, c’est « un acte de mort » (p. 17). La FJL explique dans le Manuel Bioéthique des jeunes qu’« en avortant son enfant, on choisit pour lui la mort, comme si on avait le droit de tuer. La loi qui donne ce droit semble rendre ce choix acceptable. Et pourtant on commet un acte de mort. Si la justice française ne le reproche plus depuis 1975, la conscience rappelle ce principe fondateur : « tu ne tueras point ». Ce qui est légal n’est pas forcément moral. » (p. 17).

De la sorte, pour proscrire l’avortement et montrer que c’est un acte mauvais, la FJL fait appel au sixième commandement25, regrettant que ce commandement ne fasse pas office de loi, et jugeant l’actualité juridique comme en retard sur la morale : ce qui est moral découle de Dieu, de la Bible – définition archétypale d’une morale déontologique chrétienne – et ce qui est juridique, ce sont les lois humaines, imparfaites et parfois, selon eux, immorales.

À titre accessoire, on trouvera également dans leurs productions ce type de constatation : « tuer son enfant ne peut pas être source de liberté ni d’accomplissement personnel » (p. 16) sous-entendant ici en une forme rhétorique classique dite « de l’épouvantail » (ou strawman) que les femmes qui avortent le revendiquent avec pour seul argument une simple liberté, une simple commodité et que, de l’acte même d’avorter, les femmes en tirent un accomplissement personnel. C’est l’argument standard de « l’avortement de confort », qu’avait défendu Marine Le Pen le 8 mars 2012 sur France 2, déplorant que « [l]es avortements de confort sembl[ai]ent se multiplier ».

B) L’avortement comme dérogation au rôle fixé de femme-mère

L’avortement est considéré comme « une atteinte à la nature même de la femme qui est d’être mère ». La Fondation en donne pour preuve « [l]’immense souffrance de la stérilité [qui] montre combien la maternité est constitutive de l’identité féminine »26. La Fondation juge que « la capacité de l’homme et de la femme à être père pour le premier, et mère pour la seconde, est l’une des caractéristiques essentielles de l’identité sexuelle. La grossesse et la maternité sont une part importante de la féminité »27. Dans cette lecture des choses, n’existeraient que deux sexes bien délimités, avec deux « essences » distinctes auxquelles sont assignés des rôles genrés précis (ceux de l’homme et ceux de la femme). Ces deux catégories seraient irréductibles aussi bien sur le plan biologique que social. Le féminin serait per se toujours lié à la reproduction, la maternité, le care, à l’exclusion du masculin. Nous retrouvons dans la seconde citation le lien fait entre sexualité et procréation par l’Église catholique romaine. L’identité sexuelle y est exclusivement définie en rapport direct à la reproduction, évinçant de fait tout autre pratique sexuelle ne servant pas un dessein procréatif.

C) L’avortement comme droit abusif de propriété de la mère sur l’enfant

La FJL répond ici à un argument utilisé par les féministes, dans le cadre juridique de la dépénalisation de l’avortement, qui invoquait « le droit à disposer de son corps ». Elle y répond par l’argument biologique suivant : l’embryon n’est pas une partie de la mère, c’est un être humain à part entière, « le fait d’être abrité et nourri dans le corps de sa mère, ne fait pas de l’enfant in utero un élément du corps de la mère. Il en diffère par toutes ses cellules »28. De ce fait, la mère ne peut pas disposer de l’embryon ou du fœtus comme elle l’entend. Dans le dossier « IVG/IMG » créé par le site www.genethique.org29, l’argument est plus détaillé. « Pourtant, biologiquement, l’enfant n’est pas une partie du corps de sa mère : il en est l’hôte. La preuve en est : l’enfant a un patrimoine génétique distinct de celui de sa mère ; il peut même, en cas de dysfonctionnement du corps de sa mère, produire des anticorps ; il continue à se développer normalement même si la mère est dans le coma, comme le montre la première médicale de ce type répercutée par la presse en octobre 2009 (cf. Synthèse de presse Gènéthique du 12 octobre 2009) »30. Cet argument permet donc à la FJL de proscrire l’avortement, en répondant à un argument juridique par un argument biologique. Afin de cerner les droits des personnes, il est nécessaire de définir les bornes de ce qu’est une personne juridique, c’est-à-dire ayant des droits. Par conséquent, le Droit s’appuie sur la biologie et les avancées scientifiques pour définir la vie et la mort, une personne et une chose, soi et son corps, etc. Pour l’instant, dans le Droit français, un·e enfant obtient la personnalité physique (qui nous donne droits et devoirs) dès la naissance, s’iel est vivant·e et viable. La FJL s’insurge contre cela et voudrait placer le début de la vie à la fécondation afin de garantir des droits à des « personnes potentielles ».

Pour répondre à ce problème, la FJL présente deux solutions « morales », qui sont :

  • garder l’enfant,
  • ou le faire adopter.

Comme on le comprendra, avorter ne fait pas partie de ces solutions. Dans le Manuel Bioéthique des jeunes, la FJL explique à plusieurs reprises que « la meilleure façon d’aider une mère en difficulté n’est pas de l’aider à supprimer une vie mais à résoudre ses difficultés. Si la mère ne peut pas élever son enfant, l’adoption reste aussi un recours pour lui » (p. 17). Iels ajoutent à cela qu’ « [e]n France beaucoup de parents (28 000 en 2008) sont prêts à accueillir un enfant par adoption » (p. 17). Qu’en est-il des grossesses non-désirées suites à un viol ? « La mère doit être bien accompagnée après un tel traumatisme mais tuer l’enfant n’annule pas le drame » (p. 16). « Pourquoi l’enfant […] subirait-il la peine de mort que ne subira pas le criminel ? » (p. 16). Partant, même en cas de viol, les femmes doivent, soit décider de garder l’enfant, soit le·la faire adopter.

D) L’avortement comme instrument d’une forme d’eugénisme

Une autre inquiétude exprimée par la Fondation est celle de l’eugénisme. La FJL explique que 96% des cas de trisomie 21 diagnostiqués aboutissent à un avortement. Jean-Marie Le Méné, dans son livre Les premières victimes du transhumanisme considère que ce sont les personnes trisomiques qui sont victimes d’une sélection artificielle normative, définition même de l’eugénisme de Francis Galton (1822-1911). Jérôme Lejeune parlait de « racisme chromosomique »31. Par ailleurs, nous pouvons lire ceci : « Le diagnostic prénatal est trop souvent utilisé pour surveiller la « qualité » de l’enfant (voire l’éliminer s’il n’est pas conforme à l’attente des parents ou de la société) »32 et « notre société devient de plus en plus intolérante face au handicap et « le mythe de l’enfant parfait » avance… »33. En conséquence, la Fondation craint que les avancées scientifiques (DPN, DPNI, DPI, IVG…) ne fassent dériver notre société vers une société qui classe les humains en personnes acceptables et non-acceptables (les personnes handicapées moteurs et mentaux) et finissent par faire éliminer ces personnes non-acceptables au profit d’enfants « parfaits », sans « défauts ». Leur lutte se place sur la recherche scientifique afin de trouver une thérapie et guérir les personnes trisomiques. Une fois la guérison possible, le critère de la maladie trisomie 21 comme maladie incurable ne pourra plus être invoqué et aboutir à des avortements.

2) Nouveaux arguments de type conséquentialiste

Nous aurions pu faire l’hypothèse selon laquelle la grille de défense des thèses de la FJL était unilatéralement déontologique. Pourtant, en regardant en détail, il semble, sans que nous puissions le dater avec précision, qu’une autre stratégie morale se fasse jour, avec des arguments qui s’aventurent dans l’idéologie conséquentialiste.
Nous avons délimité deux d’entre eux, aussi caractéristiques que récurrents dans la prose de la FJL : l’invocation de la douleur du fœtus, et celle des risques auxquels s’exposent les femmes qui avortent.

A) Le fœtus ressent la douleur dès le deuxième trimestre

« Aujourd’hui on sait tous que le fœtus perçoit la douleur dès le second trimestre de grossesse et sans doute avant (Assises Fond. PremUp, juin 2010). »34. La Fondation nous donne explicitement la source de cette affirmation scientifique. Elle provient d’un colloque, les Assises de la fondation PremUp35, datant de juin 2010 et intitulée « La douleur du fœtus et du nouveau-né prématuré ». Il y est question de la douleur fœtale et des problématiques qui s’y rapportent : comment la mesurer ? Comment la prendre en compte ? Quel est le statut du fœtus et de l’embryon ? etc.
Précisons, néanmoins, que la citation n’est pas exacte. Ayant lu les actes du colloque en intégralité, nous n’avons pas été en mesure de retrouver la phrase telle quelle.

Cet argument implique donc que l’on ne doit pas avorter de peur de faire du mal au fœtus ou à l’embryon car il ressent la douleur. C’est un argument clairement conséquentialiste car ce sont les conséquences de l’acte d’avorter qui sont prises en compte. Nous pourrions aller plus loin encore en disant que c’est un argument utilitariste car il invoque la douleur. L’utilitarisme repose sur un double principe : la maximisation du bonheur et la minimisation de la peine pour l’ensemble des agents. Ici, la Fondation part du principe que la douleur du fœtus est plus importante que celle d’une mère dans l’évaluation de la minimisation de la peine pour l’ensemble des agents.

B) Il y a des risques pour les femmes qui avortent : le syndrome post-avortement (SPA)

Une autre manière de décourager les femmes d’avorter, c’est d’invoquer les risques qu’elles courent. L’argument qui revient le plus par rapport aux risques, c’est celui du syndrome post-avortement. « On observe chez beaucoup de femmes qui ont avorté un état dépressif et des désordres divers : culpabilité, perte de l’estime de soi, dépression, désir de suicide, anxiété, insomnies, colère, troubles sexuels, cauchemars sur son bébé qui la hait, qui l’appelle… Le lien avec l’avortement n’est pas toujours fait. Ces conséquences, qui peuvent apparaître tout de suite ou plus tard, sont aujourd’hui bien connues et identifiées sous le nom de « syndrome post-abortif ». Ces symptômes s’amplifient chaque fois que la mère rencontre une femme enceinte, voit un bébé dans un landau, passe près d’une clinique, pense à l’anniversaire de son enfant… Le syndrome « post-abortif » ne se limite pas à la mère. Il est possible qu’il s’étende aux proches : au père, aux frères et sœurs ».

Nous pensons que la FJL fait référence, à la fin de la citation, au « syndrome du survivant » invoqué par les jeunes de l’association les Survivants. Ces jeunes partagent leur choc devant l’affirmation suivante : « nés après [19]75, nous avions 1 chance sur 5 de ne pas voir le jour puisque l’on pratique en France 220 000 avortements pour 800 000 naissances »36. Iels se battent par conséquent contre l’IVG et témoignent du manque qu’iels ressentent : « Nous ne connaîtrons jamais notre sœur ou notre frère arrivé trop tôt ou trop tard ». En plus de cela, la Fondation fait des liens avec des associations et organisations à caractère religieux dans lesquelles les femmes s’expriment par rapport à leur avortement : www.sosbebe.org, www.ivg.net (et le numéro vert), http://www.silentnomoreawareness.org/ sur lequel on peut retrouver cette phrase : « Dans le monde les femmes commencent à témoigner : « si seulement nous avions su » ». Enfin, la Fondation donne des liens vers des maisons d’accueil, Tom Pouce et El Paso (p. 14), cette dernière étant sous l’égide de la Fondation Notre-Dame.

 

III. Analyse critique des arguments

Autant l’analyse des arguments déontologiques ne se fait qu’au prix du décentrage des valeurs fondamentales sur lesquels ils reposent – quels devoirs, envers quelle entité sur-naturelle, etc.– autant l’analyse des arguments conséquentialistes est en soi plus simple, car pour l’essentiel, les faits empiriques confrontent et jaugent les allégations de type scientifique produites par la FJL.
Nous allons donc d’abord faire une brève revue de la scientificité des prétentions, puis nous introduirons le problème central de l’épistémologie de la FJL : l’essentialisme.

1) Vérification des prétentions scientifiques

Une part de l’argumentaire de la Fondation Jérôme-Lejeune repose sur des arguments de type scientifique, c’est-à-dire, pour faire simple, qu’iels affirment des choses sur le monde et que ces affirmations sont testables. Nous avons relevé trois prétentions scientifiques :
a) la notion de « vie » est claire et ne fait plus débat ;
b) le fœtus ressent la douleur ;
c) les femmes courent des risques psycho-pathologiques dus à l’avortement (syndrome post-avortement).

Au vu du militantisme de la Fondation, il nous a paru nécessaire de vérifier si ces prétentions correspondaient réellement à l’état actuel des connaissances scientifiques.

A) Il n’y a plus de débat scientifique sur le statut de la vie

Nous l’avons abordé plus haut (partie II.1.A), la FJL part du principe qu’il n’y a plus de débat en ce qui concerne le statut du début de la vie de l’embryon. Ses représentant·e·s affirment qu’« accepter que la fécondation soit le départ d’un nouvel être humain n’est pas une question de goût ou d’opinion, c’est une réalité biologique. Toutes les preuves scientifiques vont dans ce sens et rien ne peut prouver le contraire. Personne n’en doute sincèrement »37. Or, c’est un débat qui est loin d’être clos. En effet, il existe encore des programmes de recherche, des colloques, des articles scientifiques publiés sur le sujet qui montrent la complexité de poser le point de départ de la vie, et à plus forte raison celle de définir la vie. Le projet de définir ne serait-ce que biologiquement la vie rencontre d’énormes écueils, comme l’a montré Claude Bernard (1878), de même que sur le plan physique (Schrödinger 1944), sans parler des plans axiologiques ou téléologiques qui malgré leur intérêt, ne se soumettent pas à la corroboration de la même façon.
Pour ne prendre que la biologie qui nous occupe ici, Tsokolov (2009), Mullen (2002), Strother (2010) McKay (2004) et tant d’autres ont du mal à s’entendre sur la définition de la vie, depuis les virus et viroïdes jusqu’aux coraux. Quant à dire quand exactement commence un processus qui est mal délimité, c’est une sacrée gageure.

La FJL ne se risque d’ailleurs pas à donner de source d’un quelconque consensus scientifique à ce propos. Ils·elles font le choix arbitraire de placer le début de la vie humaine au moment de la fécondation, c’est-à-dire, au moment où les gamètes fusionnent pour donner une cellule-œuf contenant l’ADN. Pourquoi faire commencer la vie à la fécondation ? Ce n’est pas une hypothèse idiote. Il faut cependant considérer que c’est une hypothèse parmi d’autres et, qu’à ce jour, la communauté scientifique n’a toujours pas tranché.

De cette sorte, la Fondation fait un choix théorique, parmi d’autres, lié à ses convictions chrétiennes où la vie humaine est un don de Dieu, une création faisant partie du plan divin. Avorter revient donc à déroger au plan divin et à pêcher. Chez les militant·e·s anti-avortement, nous assistons fréquemment à la volonté de prouver rationnellement un principe provenant d’une révélation divine, à l’instar de Thomas d’Aquin, au XIIIe s. qui a tenté de prouver rationnellement l’existence de Dieu. L’argument de la fécondation est du même acabit. Mais si l’on se détache de l’idée de création, de divinité, ou de son avatar politique l’intelligent design38, alors il n’y a pas lieu de choisir nécessairement l’hypothèse du début de la vie au moment de la fécondation.

B) La douleur fœtale

La douleur fœtale est un autre argument brandi par la Fondation (partie II.2.A). Est invoqué à l’appui de cette douleur un colloque scientifique, les Assises Prem.Up 2010 pour démontrer que la douleur apparaît « dès le (sic) 2nd trimestre de grossesse et sans doute avant ». Or, à l’évidence, personne n’a démontré quelque chose de ce type lors de ce colloque. Les personnalités présentes ne sont d’ailleurs pas tout à fait d’accord sur le moment où le phénomène de la douleur apparaît pour le fœtus mais il semblerait que « les voies de la nociception (terme qui désigne les voies nerveuses qui conduisent l’information douloureuse de l’organe cible jusqu’au cerveau) sont formées dès la fin du second trimestre de la grossesse. Dès ce terme, le fœtus est capable de percevoir ce type de stimulations. Il est impossible de savoir en revanche ce qu’il ressent exactement, mais il est essentiel de déterminer si ces stimulations peuvent avoir des conséquences immédiates ou à long terme sur le bébé à naître. » (troisième intervenante, Véronique Houfflin Debarge). On peut compléter ceci avec une étude multidisciplinaire : « Les fibres thalamo-corticales commencent à apparaître entre 23 et 30 semaines d’âge gestationnel; d’autre part, l’électroencéphalographie chez le prématuré suggère que les capacités de perception de la douleur ne sont probablement pas fonctionnelles avant 29 ou 30 semaines »39. Rappelons que les IVG sont autorisées en France jusqu’à 12 semaines de gestation, hormis pour les IMG (Interruptions Médicales de Grossesse) qui peuvent être autorisées à la toute fin de la grossesse – ce qui concerne un chiffre assez restreint des avortements. La FJL semble aussi omettre le fait qu’aujourd’hui, on propose aux femmes ayant recours à l’IMG des analgésiques pour fœtus, pour empêcher qu’ils souffrent pendant la procédure. « Lors des gestes fœticides par exemple, réalisés lors des interruptions médicales de grossesse au troisième trimestre de la grossesse, il est nécessaire d’assurer au préalable une anesthésie du fœtus avant d’injecter le produit qui va arrêter sa vie. » (Houfflin Debarge, déjà citée).

C) Le syndrome post-avortement

Plusieurs études40 montrent que le SPA est un mythe créé de toutes pièces, qui démarre en 1987 avec David C. Reardon et son livre, Aborted Women: Silent No More. Il y détaille une étude de psychologie qu’il a menée sur 252 femmes qui aurait prouvé la réalité de ce syndrome. Intéressons-nous à sa scientificité car cette étude présente des lacunes méthodologiques.

Reardon a fait son étude sur 252 femmes faisant toutes partie du groupe « Women exploited by abortion » (WEBA) qui est une association regroupant des femmes regrettant d’avoir avorté. Son échantillon d’étude est non-conforme et biaisé car il devrait impliquer des femmes ayant avorté venant de différents milieux sociaux, de différents avis sur l’avortement. En somme, son échantillon n’est pas représentatif de l’ensemble des femmes et est très orienté vers une souffrance subjective accrue. Ensuite, il n’y a pas de groupe témoin auquel comparer le mal-être ou le bien-être du groupe test. Il aurait fallu pouvoir comparer ce groupe de femmes, avec un autre groupe ayant poursuivi leur grossesse jusqu’au bout de même qu’avec un troisième groupe n’étant pas enceintes et nullipares par exemple. Dans une autre étude, une comparaison a été faite, à deux semaines et six mois après l’avortement (ou l’accouchement), de la santé mentale entre un groupe de femmes ayant avorté et un groupe de femmes ayant poursuivi leur grossesse41. Il n’y a pas eu de résultats prouvant un lien de causalité entre l’avortement et la santé mentale dégradé des sujets. Au contraire, on mesure plutôt du stress avant l’avortement et il peut y avoir plusieurs autres facteurs : « les impacts d’une grossesse non désirée ; l’oppression religieuse et patriarcale ; les facteurs socio-économiques ; les violences envers les femmes; et l’influence négative du mouvement pro-vie. »42. On note aussi un soulagement après l’avortement.

L’auteur utilise par ailleurs une échelle de mesure du bien-être et du mal-être non-officielle. Il semblerait qu’il en ait créé une pour son étude. On peut voir dans son « appendice 2 » le questionnaire qu’il a donné à ses sujets pour évaluer le mal-être qu’elles ont vécu dans la prise de décision d’avorter. Il utilise une échelle de 1 à 5, dans laquelle 1 équivaut à « not at all » et 5 à « very much ». Il y a une case en plus « N-A (non-applicable) et unsure (pas sûre) ». En psychologie positive, c’est-à-dire la psychologie qui s’intéresse à l’évaluation du bien-être, il existe une échelle, the Subjective Happiness Scale (SHS) ou Échelle de bonheur subjectif. Elle va de 1 à 7 et est l’une des plus utilisées.

Notons en outre que son étude n’est pas une publication scientifique mais un livre best-seller. C’est une étude isolée qui n’a pas été répliquée. Pour qu’une étude amène à un consensus, il faut qu’elle soit répliquée dans différents laboratoires afin de déterminer si le résultat est confirmé ou infirmé. Dans quel cas, elle ne peut être prise en compte. En l’occurrence, il y a eu d’autres études qui ont été revues par des pairs, c’est-à-dire que d’autres spécialistes ont lu et critiqué l’étude avant qu’elle ne soit publiée, et iels ne sont pas arrivé·e·s au même résultat que David C. Reardon (voir études déjà citées).

Enfin, il faut savoir que cette étude est en partie impossible à évaluer car on ne peut pas réfuter le pseudo mécanisme du « refoulement » hérité de la psychanalyse. Une étude scientifique incluse dans un corpus théorique irréfutable n’offre pas la possibilité d’être infirmée expérimentalement dans le cas où elle serait fausse. Ici, l’affirmation selon laquelle des femmes refoulent le traumatisme et qu’elles en souffrent sans le savoir n’est pas testable et, de fait, sort du champ des allégations scientifiques.

             Ainsi, nous avons mis au clair certaines prétentions scientifiques qu’a la FJL et avons pu montrer qu’aucune de ces prétentions ne résistait à la critique. La Fondation fait des recherches en génétique et c’est tout à son honneur. Cependant, elle a tendance à tordre certaines connaissances scientifiques afin de confirmer ses positions morales, positions morales qui ne sont en outre pas confortées par la scientificité des recherches effectuées. Il est notoire qu’un haut degré de scientificité n’augure pas d’un choix moral forcément positif, et le XXe siècle illustre bien cette corrélation illusoire. Nous pouvons en conclure que la rigueur scientifique prônée par la Fondation est une façade qui leur permet d’avoir plus d’autorité et d’audience.

2) Essentialisme

En imputant un rôle « naturel », celui d’être mère, à « la femme », la FJL parle bien d’une seule « nature » qui habite de la même manière chaque femme. « La femme » est vouée à la grossesse et à la maternité. Il en découle qu’avorter est contre-nature. Cette manière privilégiée d’être « femme » serait déterminée par l’appartenance au sexe femelle. La FJL s’inscrit dans une vision dichotomique essentialiste critiquable des êtres humains. En quoi exactement ? Premièrement, la FJL se place dans un cadre de pensée dans lequel il y a une distinction entre le domaine du naturel et le domaine du culturel. Deuxièmement, une causalité entre sexes et rôles sociaux, ou encore entre sexes et genres, est implicitement postulée. Troisièmement, ce cadre de pensée se base uniquement sur ce qu’il présente comme « la biologie ». Rappelons que la FJL est très proche des institutions catholiques chrétiennes, sans toutefois aller jusqu’à invoquer dans ses propres communiqués la Création biblique. Elle passe par la science afin de parler de ce qui est « naturel », sans d’ailleurs prendre le temps de questionner cette notion protéiforme de « nature ». Or, il se trouve que les trois aspects de cette vision essentialiste ont été largement remis en cause depuis la seconde moitié du XXe siècle. Nous allons tout d’abord voir en quoi penser les genres comme déterminés par les sexes est une erreur. Nous mettrons ensuite en évidence des limites en ce qui concerne l’utilisation de la biologie comme base théorique à la description des comportements sociaux du genre humain.

Tout d’abord, la FJL voit une séparation entre un sexe dit « biologique » et un sexe dit « social ». Chez l’humain·e, il y aurait une « partie naturelle » d’où découleraient, dans le « domaine culturel », des rôles sociaux, des comportements, des préférences, des ambitions, des envies, etc. Partant, du fait qu’une personne soit pourvue d’un appareil génital femelle (ou d’un génotype femme), il en découle qu’elle doive se reproduire et s’occuper de la progéniture. De nombreux·ses biologistes, psychologues d’obédience psychanalytique et anthropologues de la première moitié du XXe siècle pensaient décrire un état de fait en corroborant ce modèle, essentialiste et bicatégorisé, dans lequel un génotype / caryotype femme implique un « comportement » de femme (avec les rôles sociaux féminins et maternels coutumiers associés). La lecture qu’offre la FJL présente de multiples similitudes avec cette représentation, comme on peut le lire dans le manuel Théorie du genre : décryptage à l’intention des jeunes : « Le « sexe » désigne la réalité biologique – garçon ou fille – de l’être humain, tandis que le « genre » désigne la dimension sociale du sexe, c’est-à-dire le comportement social d’un homme ou d’une femme en lien avec son sexe biologique ». Cependant, les travaux de féministes de la première vague telles que Simone de Beauvoir ou Ann Oackley ont brisé cette implication. Des années 1950 à la fin des années 1970, elles se sont intéressées aux résultats des recherches en biologie et en sciences humaines et sociales pour entamer une première critique de l’approche causaliste entre sexes et genres et de la distinction entre sexes et genres. De plus, leur démarche avait explicitement des fins de changements politiques et sociaux (droit de vote, accès à la contraception, doit à l’avortement, meilleures conditions de vie, égalité en droits…). Ces auteur·e·s voient une plus grande influence du culturel que du biologique sur les comportements humains. Pour Ann Oackley, au niveau définitionnel, « le mot « sexe » se réfère aux différences biologiques entre entre mâles et femelles : à la différence visible entre leurs organes génitaux et à la différence corrélative entre leurs fonctions procréatives. Le « genre », lui, est une question de culture : il se réfère à la classification sociale en « masculin » et « féminin » »43. Le « sexe » est vu comme un invariant tandis que le « genre » est contingent, c’est-à-dire que l’on peut faire changer ces rôles sociaux par l’action politique.
Toutefois, pour certain·e·s féministes des années 1990, dont la sociologue et philosophe matérialiste Christine Delphy44, la critique n’est pas aboutie. En effet, penser un invariant (les sexes) et un variant (les genres) est insuffisant pour fonder un modèle satisfaisant, car cela implique que ce qui définit principalement les êtres humains est leur sexuation. Certain·e·s pourraient en effet penser que ce qui varie arbitrairement (les genres) ne peut définir de manière consistante un groupe d’individus, et donc qu’une catégorisation solide doit faire appel à un invariant, soit le sexe. C’est ce problème pour penser le genre qui amène Delphy à soutenir qu’il y a un impensé dans la plupart des travaux scientifiques et féministes qui est l’« antécédence du sexe sur le genre »45. Ce postulat implicite renvoie à la séparation (somme toute artificielle en bien des points) nature / culture. Notons que cet impensé conduit à ne plus pouvoir penser les genres que comme résultant des sexes. Or, nous ne pouvons pas penser en-dehors de concepts culturellement et historiquement construits. Les travaux d’anthropologues comme Lévi-Strauss ont été remis en cause sur ce point : il n’existe pas d’état naturel de l’humain où son « essence » se traduirait par son sexe. D’un point de vue simplement méthodologique, il est difficile d’affirmer l’existence d’ « essences ». Il faudrait en effet isoler les personnes de leur société afin d’évaluer ces « essences » séparément de l’influence de l’environnement et des interactions avec autrui. De plus, en ce qui concerne le développement cognitif humain, « établir qu’une différence cérébrale est purement biologique et non pas sociale est méthodologiquement impossible : la grande majorité des connexions neuronales se forment après la naissance et la différentiation sexuée du cerveau est donc un processus continu modulé par l’expérience et la société »46. C’est pourquoi nous jugeons à l’aide du rasoir d’Occam47, un principe méthodologique de parcimonie des hypothèses, qu’il est très coûteux de postuler deux essences complémentaires qui déterminent tous nos faits et geste. Nous n’en avons en fait pas l’utilité pour expliquer qu’il y ait des êtres différents les uns des autres et que, de fait, ils ont des rôles différents dans la société. Il est nécessaire de comprendre que les êtres humains sont des êtres sociaux complexes et qu’il faut de ce fait distinguer plusieurs niveaux de description irréductibles les uns aux autres, rendant par là douteux de tout réduire au déterminisme strictement biologique. Surtout, lorsque ce qu’on peut considérer comme étant « le biologique » est l’objet d’une discipline scientifique (la biologie), construite et en évolution, objet par ailleurs différent de ce que la FJL appelle du même nom. Les études de genre (et non pas « la théorie du genre », déformation de type strawman48 utilisée par la FJL) penchent aujourd’hui davantage pour une explication qui combine les interactions avec l’environnement, avec autrui et avec la société sans rejeter pour autant notre héritage biologique. Par conséquent, des auteur·e·s comme Delphy argumentent en faveur de l’utilisation du concept de « genre » au singulier. Il renvoie alors au système de domination qui produit ces catégories de pensée que sont « sexes » et « genres » et qui applique la division, la hiérarchisation et l’hétéro-normativité. C’est pourquoi Delphy soutient que le genre précède le sexe. Cette expression lapidaire veut dire que nous sommes toujours impliqué·e·s dans une culture et que tous les concepts que nous utilisons sont construits. La FJL emploie le terme « genre » au singulier comme indissociable de son « genre » opposé. Les « genres » sont donc toujours pluriels et, pour eux, au nombre de deux : le féminin et le masculin. Ni la bicatégorisation, ni le caractère mimétique du genre par rapport au sexe (c’est-à-dire où sexe mâle va avec masculin et sexe femelle va avec féminin et jamais autrement) ne sont remis·es en cause. On notera que ces postulats non questionnés impliquent une naturalisation de l’hétérosexualité qui participe à normer les comportements à travers les discours.

Il en découle que nous ne pouvons utiliser la biologie pour décrire les interactions humaines sans la replacer dans un contexte socio-historique et politique. Les travaux du philosophe étasunien Thomas Laqueur49 vont dans ce sens. Les sciences s’inscrivent dans le système de genre et participent à la pérennisation voire à la production de concepts, de schémas de pensée binaires et mimétiques. Le « sexe » est aujourd’hui souvent pensé en deux pôles distincts et complémentaires et réduit aux caractères anatomiques (avoir un pénis ou un vagin) ou chromosomiques (XY ou XX). Cette définition ne prend pas en compte les personnes qui ne sont ni mâles, ni femelles, que ce soit sur le plan phénotypique, hormonal, génétique. On range un peu artificiellement ces personnes dans la catégorie dite « intersexe », bien qu’il en existe plusieurs types. Ces personnes représentent environ 1,7% de la population humaine selon Anne Fausto-Sterling50, d’autres estiment qu’elles représentent 1 à 4% de la population humaine51. C’est toutefois un chiffre compliqué à déterminer car nombre de personnes intersexes se font opérer dans les premiers mois de leurs vies, certain·e·s ne s’en rendent même pas compte et d’autres le cachent. De plus, il existe plusieurs niveaux d’évaluation de la sexuation : anatomique, génétique, phénotypique, hormonal et aujourd’hui, on essaie de prendre en compte l’organisation du cerveau. Ces chiffres sont donc des approximations statistiques, et en raison de ces limites, la population intersexe est délicate à nombrer et pourrait de fait concerner encore plus d’individu·e·s. Mais peu importe : une seule personne dans ce cas de figure mériterait une place que la majorité des sociétés ne lui prépare pas. Toutes ces personnes sont marginalisées, entre autres par cette vision binaire encore très répandue et dont la FJL se fait la courroie : elles sont vues comme des « anomalies ». Enfin, dans le champ des études féministes des sciences, rien ne va dans le sens d’une « dichotomie naturelle entre les mâles et les femelles » en tant que « groupes humains biologiquement et clairement séparés »52 car il y a trop de « chevauchements entre les sexes et trop de variations des caractéristiques et capacités à l’intérieur de chaque sexe »53.
Ainsi, quand la FJL invoque des rôles naturels des femmes et invoque leur « sexe », elle tombe dans un essentialisme basé sur le présupposé non examiné que nous avons critiqué plus haut. Nous ne pouvons donc raisonnablement pas invoquer une quelconque « nature » de « la femme » pour interdire l’avortement.

 

Conclusion

En allant analyser en profondeur les prétentions scientifiques de la Fondation Jérôme-Lejeune, nous avons montré que la teneur scientifique de leur discours n’est qu’un paravent pour leur subjectivité morale. En grattant cette première couche, nous réalisons que le ciment de leurs allégations sur l’avortement est composé d’essentialisme, de réductionnisme génétique et de mélange entre prescriptions divines et appels à la nature. Leurs arguments contre l’avortement sont sexistes, mal fondés scientifiquement et imprégnés des recommandations de l’Église Catholique romaine. Ainsi, le rôle qu’était censé jouer la science dans leur discours était un rôle d’autorité, de scientificité, de vernis qui, quand on prend le temps de le gratter avec un ongle un peu dur, se fendille facilement.

Bibliographie

  • I. Côté, « Analyse féministe du syndrome postavortement : la déconstruction d’un mythe véhiculé par le mouvement provie », Reflets, no 191, p. 65‑84, 2013.
  • M. Gautier, « Cinquantenaire de la trisomie 21 : Retour sur une découverte », Med Sci, vol. 25, no 3, p. 311‑316, 2009.
  • Encyclopédie critique du genre, La Découverte. Paris, 2016.
  • C. Baudouin et O. Brosseau, Enquête sur les créationnismes, Réseaux, stratégies et objectifs politiques, Belin. 2013.
  • S. E. Preves, Intersex and Identity : The Contested Self, Rutgers University Press. USA, 2003.
  • L. Mouloud, « Jean-Marie Le Méné, le croisé embryonnaire », L’Humanité, 04-avr-2013.
  • « La douleur chez le foetus, Revue systématique multidisciplinaire des données existantes », JAMA, no 9, sept. 2005.
  • T. Laqueur, La fabrique du sexe. Essai sur le corps et le genre en Occident, Gallimard. Paris, 1990.
  • S. Huet, « L’affaire Marthe Gautier/trisomie 21 rebondit », Libération.fr, 30-sept-2014.
  • C. Delphy, L’ennemi principal 2. Penser le genre, Syllepse., vol. 2. Paris, 1998.
  • J. Lejeune, M. Gautier, et R. Turpin, « Les chromosomes humains en culture de tissus », Comptes rendus de l’Académie des sciences, p. 602‑603, janv. 1959.
  • D. Gardey, L’invention du naturel. Les sciences et la fabrication du féminin et du masculin, Editions des archives contemporaines. Paris, 2000.
  • F. Venner, L’opposition à l’avortement, du lobby au commando. Paris: Berg International Editeurs, 1995.
  • « Séquelles psychiques de l’interruption de grossesse », Bern, 2001.
  • A. Oackley, Sex, Gender and Society, Temple Smith. Londres, 1972.
  • A. Fausto-Sterling, Sexing the Body : Gender Politics and the Constrution of Sexuality, Basic Books. New-York, 2000.

Pour aller plus loin, voici une bibliographie complémentaire:

  • « 1974 : le débat de la loi Veil sur l’interruption volontaire de grossesse », La marche de l’Histoire, France Inter, 14 mai-2014.
  • Major et Brenda, « APA Task Force Finds Single Abortion Not a Threat to Women’s Mental Health », American Psychological Association, 2008.
  • Collectif IVP, Avorter, Histoire des luttes et des conditions d’avortement des années 1960 à aujourd’hui, Tahin party. Grenoble, 2008.
  • L. Motet et S. Laurent, « Derrière IVG.net, des militants anti-avortement », Le Monde, Paris, p.13, 08-déc-2016.
  • V. Houfflin Debarge, « Douleur et analgésie foetale », Spirale, no 59, p. 69-78, 2011.
  • L. Bereni, S. Chauvin, A. Jaunait, et A. Revillard, Introduction aux études sur le genre, De boeck. Bruxelles, 2012.
  • A. Meffre, « Loi sur l’avortement de 1920 », Fabrique de l’histoire, France Culture, 28-nov-2014.

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In memoriam minimalismus Ruwen Ogien

Le philosophe Ruwen Ogien a toujours eu une certaine distance amusée à l’égard des situations morales qu’il traitait dans ses livres. Jusqu’au dernier moment, il regardait sa maladie d’un air circonspect, et la pantomime médicale et afflictionnelle d’un œil rieur – ce qu’il a d’ailleurs raconté dans son dernier ouvrage. Il est mort le 4 mai 2017 sans que l’on sache à quel âge exactement, et on peut miser que là où il est, il doit rire de ceux qui se demandent s’il est moral de mourir au printemps ou de manger des pissenlits par la racine plutôt que par les feuilles. Au CorteX, nous essayons de jauger nos choix politiques et moraux par l’analyse rationnelle, et la philosophie morale nous fournit des outils de premier choix. Parmi les fournisseuses et fournisseurs officiels et principaux, Ruwen Ogien et son éthique minimale. Alors pour solder notre dette intellectuelle, nous avons voulu consacrer un article à sa pensée et la faire découvrir à celles et ceux qui seraient passés à côté, parce qu’il n’est jamais trop tard. Quoi de mieux pour cela que de demander à l’une des ses collègues philosophes, Marlène Jouan, qui a bien connu le monsieur, et assidûment fréquenté l’œuvre ?

Un spécialiste de philosophie morale

Spécialiste de philosophie morale ou d’éthique, pour Ruwen Ogien c’est pareil. Seulement, quand on a dit ça on n’est guère avancé, car il y a « philosophie morale » et « philosophie morale ». Pour comprendre ce qu’il faisait, le mieux est donc de commencer par revenir sur les trois « branches » que l’on a coutume de distinguer dans le domaine.

La méta-éthique, d’abord, qui s’intéresse à la signification des prédicats moraux tels que « bien », « mal », « juste » ou « injuste » par distinction d’avec « rouge », « vrai » ou « laid » par exemple ; au rapport entre les jugements moraux et les autres types de jugements, factuels et évaluatifs ; au statut épistémologique des jugements moraux (que nous permettent-ils de connaître ?) ainsi qu’à leur pouvoir explicatif (en quoi motivent-ils nos actions ?). En bref la méta-éthique, c’est l’étude du langage de la morale, indifférente à la question de savoir quelles sont les actions qu’il est bien ou mal, juste ou injuste d’accomplir. Sous l’impulsion première du philosophe britannique George Edward Moore au début du XXe siècle, et aussi surprenant que cela puisse paraître à celles et ceux qui ne sont pas familiers de ce champ de recherche, la philosophie morale ainsi conçue est donc tout sauf une philosophie pratique qui aurait vocation à guider notre conduite, voire notre existence tout entière.

L’éthique normative, ensuite, correspond bien davantage à ce que nous nous attendons à trouver quand on nous parle de philosophie morale. Elle élabore en effet des théories ayant une ambition prescriptive, c’est-à-dire visant à nous dire ce qu’il faut faire en telle et telle circonstance, comment nous devons agir, ou bien ce qu’il serait bien ou correct de faire en telle en telle circonstance. Plus exactement, ces théories proposent des méthodes de raisonnement permettant de décider de ce qu’il faut faire ou de ce qu’il serait bien de faire – aux autres mais, pourquoi pas aussi, à soi-même. Historiquement et schématiquement, il y a trois grandes théories de ce type : l’arétaïsme, ou éthique des vertus, que l’on doit à Aristote mais qui est bien vivante aujourd’hui encore ; le déontologisme, dont le représentant le plus fameux est le philosophe allemand Emmanuel Kant mais dont on a aussi une variante dans le catholicisme par exemple ; l’utilitarisme, qui nous vient initialement de Grande-Bretagne, et dont les pères fondateurs sont Jeremy Bentham et John Stuart Mill.

Enfin, l’éthique appliquée, qui consiste au premier abord à exploiter ces théories normatives, ou les principes qu’elles mettent en avant, pour résoudre des questions d’éthique concrètes, que l’on appelle parfois aussi « questions de société ». Par exemple et pêle-mêle : l’euthanasie, la prostitution, le don d’organe, la torture, la liberté d’expression, l’expérimentation sur les animaux, la peine de mort, l’assistance médicale à la procréation, la protection de l’environnement, le clonage, le port du voile, etc. En réalité l’étude de ces cas concrets, qui s’est développée de manière exponentielle dans la seconde moitié du XXe siècle, permet tout autant de mettre à l’épreuve les théories normatives dominantes, de les tester et de les amender ; elle oblige aussi à reconnaître qu’en pratique, nous avons souvent recours à un « bricolage » entre ces différentes théories ; elle a enfin besoin de recourir, à des fins d’éclaircissement des difficultés et des enjeux des débats, à la méta-éthique.

Pour en savoir un peu plus sur cette organisation du paysage de la philosophie morale, on peut se référer utilement au « Que sais-je ? » que Ruwen Ogien lui a consacré, avec Monique Canto-Sperber, en 2004 : ce petit ouvrage constitue, pour les étudiant.e.s qui souhaitent s’initier sérieusement à la philosophie morale contemporaine, une très bonne introduction. Pour sa part, et depuis son premier ouvrage intitulé La faiblesse de la volonté, issu de sa thèse de doctorat et paru en 1993, Ruwen Ogien a constamment frayé, sans respecter leurs frontières académiques, avec chacune de ces trois branches de la philosophie morale. Mais on associe plutôt ses travaux à l’éthique appliquée, comme le suggèrent les titres de quelques ouvrages : Penser la pornographie (2003), La liberté d’offenser. Le sexe, l’art et la morale (2007), La vie, la mort, l’État. Le débat bioéthique (2009), La guerre aux pauvres commence à l’école. Sur la morale laïque (2012). C’est également sous ce drapeau que s’inscrivaient ses interventions régulières, depuis 2014, sur le blog « LibeRation de Philo ». À destination d’un public plus large, elles ont été récemment reprises, avec d’autres textes rédigés au fil de l’actualité, dans son Dîner chez les cannibales et autres chroniques sur le monde d’aujourd’hui.

Dans les pas de Montaigne…  

La référence à Montaigne est ici immanquable, et instructive pour se faire une idée de la conception qu’avait Ruwen Ogien de l’utilité pratique de la philosophie. L’auteur de l’essai « Des cannibales » revendiquait en effet, dans un autre essai intitulé « Du repentir », une tâche de « récitation de l’homme » qu’il faut comprendre par contraste avec la prétention de ses prédécesseurs à « former l’homme », qui sera aussi celle de beaucoup de ses successeurs.

Mais pas de Ruwen Ogien, pour qui la philosophie morale n’a précisément pas pour mission de « former » l’être humain c’est-à-dire de le mettre ou de le remettre sur le chemin de la vertu, de la perfection ou de la sainteté. Cela supposerait qu’il soit légitime de soumettre l’ensemble de ses conduites, privées comme publiques, au jugement moral, et de confier ce jugement moral au philosophe : n’est-il pas l’« expert » en cette matière ? De fait, c’est bien ce qu’on demande souvent aux philosophes, tant dans les comités d’éthique que dans l’espace médiatique, à savoir de donner leur « avis », leur diagnostic et leur conseil, sur à peu près toutes les questions qui soulèvent et alimentent la « panique morale », voire le « délire catastrophiste » ambiants – la crainte que certaines pratiques, notamment sexuelles et reproductives, mais aussi religieuses et migratoires, ne renversent les « piliers » ou les « fondements » de la société en transgressant les normes et les valeurs qui seraient essentielles à notre « identité » ou au « vivre-ensemble ». C’est bien d’ailleurs aussi ce que nombre d’entre eux proposent, quand bien même on ne leur demande rien !

Ruwen Ogien fait résolument partie de ceux qui refusent d’endosser un tel rôle, que dénonçait déjà Jacques Bouveresse, son directeur de thèse, en 1973 dans un essai intitulé Wittgenstein : la rime et la raison :

« Dans quelle mesure […] le philosophe est-il qualifié pour parler de morale ? Est-il fondamentalement meilleur, plus expérimenté ou plus heureux que le reste des hommes ? Quel genre de secret détient-il ? Que pourrait-il bien savoir que d’autres ignorent ? De toute évidence rien »

Qu’on ne se méprenne pas : cette position sceptique, inspirée de Ludwig Wittgenstein, ne signifie pas que la philosophie morale en général, l’éthique appliquée en particulier, est une imposture intégrale. S’il ne faut pas attendre du philosophe un savoir, mi-spéculatif mi-existentiel, qui lui permettrait de fournir des solutions forcément justes aux problèmes éthiques que l’on rencontre (ou que l’on invente), et s’il faut encore moins attendre de lui un comportement moral particulièrement exemplaire, en revanche on peut et l’on devrait pouvoir compter sur lui pour élaborer et transmettre certains savoir-faire nous permettant d’éclairer ces problèmes, de sortir des confusions conceptuelles et argumentatives qui gangrènent la façon dont on en discute.

L’avant-propos de L’influence de l’odeur des croissants chauds sur la bonté humaine – et autres questions de philosophie morale expérimentale (2011) illustre explicitement cette démarche, que certainement le CorteX ne renierait pas [NdCorteX : effectivement, nous nous servons de ses productions depuis 2012, voir ici] : dans ce qu’il présente comme une « introduction générale à l’éthique », Ruwen Ogien affirme vouloir « mettre à la disposition de ceux que cela pourrait intéresser une sorte de boîte à outils intellectuels pour affronter le débat moral sans se laisser intimider par les grands mots (“Dignité”, “Vertu”, “Devoir”) et les grandes déclarations de principe (“Il ne faut jamais traiter personne comme un simple moyen”, etc.) » ; on pourrait ajouter les grandes émotions comme l’amour, la haine ou encore la honte, qu’il a disséquées dans d’autres ouvrages. Et de préciser que « si ces titres n’étaient pas devenus des marques déposées », il aurait pu intituler son introduction « Antimanuel d’éthique ou Petit cours d’autodéfense intellectuelle contre le moralisme ».

Les philosophes n’ont pas de leçon de morale à donner

La philosophie devrait donc se garder de donner des leçons de morale ; elle devrait aussi, cela va de pair, se déprendre de l’ambition de fonder la moralité. Dans les faits, cela revient à cautionner certaines formes de normalité, ou à imposer certaines formes d’existence, au nom d’un ordre transcendant, universel et anhistorique qui fait l’objet de bien des fantasmes mais qui ne résiste guère à l’examen rationnel, du moins dès que le philosophe daigne sortir de sa tour d’ivoire pour s’informer auprès des sciences, de la sociologie à la psychologie en passant par la biologie et l’anthropologie – à l’instar de ce qui nous est proposé dans un article de 2007 intitulé « Que fait la police morale ? ». On pourrait dire, en reprenant une célèbre formule de Hegel, que la philosophie à mieux à faire que se poser en « valet de chambre de la moralité » : plus modestement ou plus humblement, son entreprise est essentiellement analytique et critique. Celles et ceux qui n’oseraient pas se lancer directement dans la lecture d’un ouvrage de Ruwen Ogien peuvent alors commencer à goûter cette entreprise avec un autre article, paru en 2012 et disponible sur le site de la revue Raison publique sous le titre « La “marchandisation du corps humain” : les incohérences et les usages réactionnaires d’une dénonciation » : on y trouve toute la rigueur et la pédagogie caractéristiques d’un auteur qui – ce serait à mon sens une bonne façon de résumer sa contribution – a montré combien les appels à la moralité dissimulaient et participaient à la production d’injustices sociales. En bref, comme on peut le lire au début de La panique morale : « trop d’éthique tue l’éthique ».

Un philosophe qui fait grincer les gencives

À plusieurs titres, cette contribution fait de Ruwen Ogien une voix singulière et peu audible dans le paysage philosophique français, que l’on aurait tort de réduire au geste d’iconoclastie ou de provocation dont il est parfois affublé mais dont il est évident qu’il s’amuse lui-même.

Par la tradition dans laquelle il s’inscrit d’abord, celle de la philosophie analytique, dont il adopte les exigences typiques d’analyse et de justification, de confrontation à l’objection et aux données de l’expérience, de clarté, de précision et de cohérence, mais sans les scories logiques et la froideur stylistique qui hérissent encore sa réception française et qui peuvent la rendre peu accessible. L’ancrage de Ruwen Ogien dans la méta-éthique vient de là, pour autant on est avec lui au plus loin du constat lapidaire que pouvait faire, en 1972 dans Morality. An Introduction to Ethics, le philosophe anglais Bernard Williams, déplorant que la philosophie morale ait trouvé, en s’adonnant à la méta-éthique, « une manière originale d’être ennuyeuse, consistant à ne pas discuter du tout des problèmes moraux ». Au contraire, Ruwen Ogien met directement la méta-éthique au service de la discussion de ces problèmes moraux, tout en l’utilisant comme garde-fou contre la moralisation de cette discussion.

Indéniablement, cette méthode le place en marge des interventions les plus bruyantes de nos philosophes nationaux dans les débats de société. Une grande partie de ces interventions s’énonce en effet à l’abri de positions théoriques normatives dont les concepts et les principes clés sont à ce points soustraits à la démonstration, mais aussi à l’imagination, qu’ils ont pris la forme de clichés ou de slogans et les alimentent en tout cas trop facilement. Cela vaut en particulier de celles qui revendiquent une fidélité sans faille à l’éthique kantienne, sans doute la cible privilégiée quoique non exclusive de Ruwen Ogien. Avec l’auteur des Fondements de la métaphysique des mœurs ou de la Doctrine de la vertu, mais aussi celui de l’Éthique à Nicomaque, c’est en fait l’ensemble des éthiques dites « maximalistes » qui est révoqué, au profit de la défense d’une éthique « minimale » et même « minimaliste ».

Une éthique « libérale » ?

Cette défense d’une éthique minimale est largement minoritaire, et il arrive à Ruwen Ogien de suggérer que ce n’est pas sans lien avec le fait que si la situation venait à changer, un grand nombre de philosophes moraux se retrouverait tout bonnement au chômage technique. Elle n’est d’ailleurs pas minoritaire seulement en France, mais le langage au moyen duquel nous formulons nos antagonismes politiques tend tout spécialement à l’obscurcir. Que cette position vaille souvent à Ruwen Ogien d’être taxé de philosophe « libéral » ou « individualiste », ce qui dans nos contrées suffit à disqualifier n’importe quelle prétention à faire de la philosophie « morale », est en effet symptomatique : on confond, dans l’opprobre que ces étiquettes sont censées véhiculer, deux prises de position distinctes. Ainsi quelqu’un de « libéral » sur les questions morales, c’est-à-dire de « progressiste » au sens du terme « libéral » en vigueur dans le monde politique anglophone par contraste avec « conservateur », serait-il forcément « libéral » aussi sur les questions économiques et sociales, c’est-à-dire, au sens ordinaire du terme en vigueur chez nous, un chantre de la fin de la protection sociale, de la disparition de l’État-Providence au profit des mécanismes « auto-régulateurs » du marché, de la mise en concurrence de tous avec chacun et donc d’un solide égoïsme rationnel. Or on peut fort bien être l’un sans être l’autre ! Comme on peut légitimer les inégalités économiques et sociales, et ainsi le maintien du statu quo, avec des arguments moraux qui n’ont rien de progressiste.

L’éthique minimale de Ruwen Ogien, qui implique une conception restreinte des interventions de l’État dans la vie des citoyens, mais aussi de celles de chaque citoyen dans la vie de ses concitoyens, ne concerne en tout état de cause que les questions morales et elle peut fort bien être adossée à une philosophie sociale d’autant plus « riche » que sa contre-partie morale est « pauvre ». De fait, l’alternative « plus ou moins d’État » est fourvoyante : ce qu’il faut analyser et soumettre au regard critique, ce sont les normes morales mobilisées pour justifier son intervention, que celle-ci s’oppose ou non au marché. Comme son nom l’indique, l’éthique minimale réduit ces normes au minimum, à quelques principes pas franchement grandioses, qui visent deux effets corrélés : d’une part assurer sa portée universelle, c’est-à-dire son indépendance à l’égard de tout engagement métaphysique et religieux, et d’autre part soustraire un maximum de domaines de nos existences à l’ingérence de la loi, que celle-ci ait la force du droit ou qu’elle soit simple affaire de coutumes sociales.

Principes de base de l’éthique minimal(ist)e

Quels sont ces principes ?

(1) Porter une égale considération ou la même valeur à la voix ou aux intérêts de chacun.

(2) Assumer une neutralité à l’égard des conceptions du bien personnel ou de ce qu’est une vie « bonne » ou « réussie ».

(3) Limiter l’intervention de l’État aux cas de torts flagrants et délibérément causés à autrui c’est-à-dire, avec Montaigne une fois de plus, « éviter la cruauté ».

Celles et ceux qui ont quelques atomes crochus avec l’utilitarisme penseront que Ruwen Ogien est l’un des leurs et ils et elles auront raison. Reste que comme tout principe, ces trois-là sont susceptibles d’être interprétés diversement, et Ruwen Ogien en propose une interprétation radicale, qui distingue son éthique minimale de celle qui est solidaire du libéralisme politique tel qu’il fut renouvelé, à partir des années 1970, par les travaux du philosophe américain John Rawls. Sans être trop technique ni entrer dans les arcanes du débat sur la priorité du « juste » ou du « bien » – on renvoie pour cela les lecteurs et lectrices à L’éthique aujourd’hui. Maximalistes et minimalistes (2007) –, cette radicalité tient à la thèse suivante : nos conceptions du bien ou nos idéaux de la vie bonne, qui se traduisent dans les façons plurielles dont nous menons nos existences, dont nous fuyons ou prenons à bras le corps les questions qu’elles nous posent ou encore, comme le dirait le vieux Socrate, dont nous nous soucions ou ne nous soucions pas de nous-mêmes, corps et âme compris, ces conceptions n’ont aucune valeur ou portée morale en elles-mêmes. Par conséquent il n’y a pas en cette matière, celle du rapport de chacun avec lui-même, de l’usage que l’on fait de soi, d’évaluation morale qui tienne et a fortiori de sanction légitime, qu’elle soit le fait de l’État ou de la société.

Tant que les gens ne nuisent pas à autrui, laissez-les faire ce qu’ils veulent

La substance de l’éthique minimaliste défendue par Ruwen Ogien tient ainsi en peu de mots : tant que gens ne nuisent pas à autrui, laissez-les faire ce qu’ils veulent. En version un peu plus développée : tant que leur liberté ne fait pas de victime c’est-à-dire qu’elle ne cause pas directement de dommages non-consentis à d’autres personnes qu’elles-mêmes, il ne saurait y avoir d’infraction morale – non plus d’ailleurs que de réalisation ou de noblesse morale : ni l’éloge ni le blâme ne sont de mise (ce qui n’empêche pas d’être généreux dans les conseils et les recommandations que l’on peut prodiguer à ses proches et ses amis). Le potentiel subversif d’une telle éthique est proportionnel à son économie de moyens, et pour en prendre concrètement la mesure il suffit de la confronter à son antipode occupée encore à ce jour par le modèle français de bioéthique, qui depuis la création du Comité Consultatif National d’Éthique en 1983 a fait l’objet d’une institutionnalisation sans équivalent dans le monde.

Ce modèle est en effet profondément paternaliste, investi de la mission consistant à « protéger les gens d’eux-mêmes ou à essayer de faire leur bien sans tenir compte de leur opinion », et donc prompt à soupçonner leur consentement de toutes sortes de vices qui en annulent la validité. Corrélativement, c’est un modèle qui ne se contente pas de faire valoir les devoirs que nous avons envers autrui mais qui oppose aussi à notre liberté les devoirs que nous aurions envers nous-mêmes ou envers notre propre humanité – celui de ne pas nous suicider par exemple, ou de ne pas faire commerce de certains usages de notre corps. En dernière instance, c’est un modèle fondé sur une valeur, la dignité, dont le contenu est pour le moins douteux et contesté si ce n’est complètement vide. Il a donc bien souvent besoin, pour compenser ce vide, de s’appuyer sur des pratiques et des normes sociales et culturelles, éventuellement flanquées de « lois de la nature » pour plus de sécurité, dont Ruwen Ogien montre que la prévalence ici ou là ne fait pourtant pas la moralité.

Une bombe subversive cachée dans Shaun le mouton

Il est sans doute inutile de préciser, en conclusion, que quiconque veut le lire doit donc être prêt non seulement à voir ses idées reçues bousculées, mais aussi, autant être prévenu, à faire preuve du courage nécessaire pour aller jusqu’au bout de ses raisonnements moraux, quitte à ne pas être très fier de ce que leurs implications révèlent. Mais il ou elle doit aussi s’attendre, et la chose est suffisamment peu commune en philosophie pour être soulignée, à tomber plus d’une fois « mdr » – d’un rire déclenché par l’absurde ou l’incohérence (des idées que l’on partage ou pas), par l’expérience de pensée farfelue ou la comparaison irrévérencieuse, et surtout par l’ironie et l’autodérision de celui qui les propose et se tient à bonne distance de tout « esprit de sérieux » (ne pas se fier à l’auteure de ces lignes, qui n’a pas le même talent).

Cet humour nous tient, et l’a sans doute tenu, jusque dans son dernier livre paru début mars, Mes Mille et Une Nuits. La maladie comme drame et comme comédie, écrit entre deux chimiothérapies. Si Ruwen Ogien y poursuit sa critique d’un moralisme qui prend alors la forme du « dolorisme », cette idée qu’il y aurait quelque chose de bon voire de rédempteur dans la souffrance, que celle-ci aurait un sens ou ne serait pas sans raison, l’argumentation expose ses propres hésitations et se noue avec un récit dont il retenait surtout, dans la correspondance dispersée que nous entretenions alors, les moments de soulagement qui accueillent le simple fait de comprendre. « On peut refuser de s’apitoyer sur ses propres souffrances tout en éprouvant une profonde compassion pour celles des autres », disait-il à Libération dans un entretien du 10 février 2017. Les hommages et portraits parus depuis le 4 mai l’ont d’ailleurs déjà rapporté : celles et ceux qui ont eu la chance de le rencontrer étaient toutes et tous un peu « émerveillés » par sa gentillesse, sa bienveillance et sa sollicitude, et avec le philosophe Patrick Savidan il faut reconnaître que sa personne était peut-être « le meilleur argument qui soit en faveur de l’éthique minimale », même si lui-même ne l’aurait pas admis. « Doux comme Shaun le mouton ! » rétorquait-il dans l’un de ses mails aux insultes que lui valaient ses prises de position dans le débat public ; le moins que l’on puisse faire c’est tenter d’éviter les passions tristes qui lui étaient si étrangères pour entretenir la passion joyeuse qu’il avait pour la vie non moins que pour la philosophie.

CorteX_Marlene_JouanMarlène Jouan, maîtresse de conférences en philosophie à l’Université Grenoble-Alpes.

Bibliographie

Nous n’avons retenu ici que les ouvrages.

  • Pour s’interroger sur les objets de nos perplexités et de nos passions morales contemporaines :

Un portrait logique et moral de la haine, Combas, L’éclat, 1993.

La honte est-elle immorale ?, Paris, Bayard, 2002.

Penser la pornographie, Paris, PUF, 2003.

La panique morale, Paris, Grasset, 2004.

La liberté d’offenser. Le sexe, l’art et la morale, Paris, La Musardine, 2007.

La vie, la mort, l’État. Le débat bioéthique, Paris, Grasset, 2009.

Le corps et l’argent, Paris, La Musardine, 2010.

L’influence de l’odeur des croissants chauds sur la bonté humaine – et autres questions de philosophie morale expérimentale, Paris, Grasset, 2011.

La guerre aux pauvres commence à l’école. Sur la morale laïque, Paris, Grasset, 2012.

Philosopher ou faire l’amour, Paris, Grasset, 2014.

Mon dîner chez les cannibales et autres chroniques sur le monde d’aujourd’hui, Paris, Grasset, 2016.

  • Pour approfondir les paradigmes théoriques qui permettent d’orienter cette interrogation :

La faiblesse de la volonté, Paris, PUF, 1993.

Les causes et les raisons : philosophie analytique et sciences humaines, Arles, Jacqueline Chambon, 1995.

Le réalisme moral, « Première partie », Paris PUF, 1999.

Le rasoir de Kant et autres essais de philosophie pratique, Combas, L’éclat, 2003.

La philosophie morale (avec Monique Canto-Sperber), Paris, PUF, 2004.

L’éthique aujourd’hui. Maximalistes et minimalistes, Paris, Gallimard, 2007.

Les concepts de l’éthique. Faut-il être conséquentialiste ? (avec Christine Tappolet), Paris, Hermann, 2009.

Et le dernier, hélas : Les Mille et Une Nuits. La maladie comme drame et comme comédie, Paris, Albin Michel, 2017.

Le CorteX a par ailleurs gardé en stock quelques passages radiodiffusés de Ruwen Ogien. Les voici.

École : doit-on enseigner la morale laïque ?, dans La grande table, sur France Culture, le 13 septembre 2012.

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Liberté négative et volonté d’égalité, dans Questions d’éthique, de Monique Canto-Sperber sur France Culture, le 6 juin 2013.

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La maladie aurait-elle des vertus ? Dans La conversation scientifique, d’Étienne Klein sur France Culture, 4 mars 2017.

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Crédit photo : le Nouvel Observateur.

Le biais de financement

On appelle biais de financement le fait qu’une étude financée par une industrie, ou dont les investigatrices ou investigateurs sont financé·es par une industrie, a plus de chance d’avoir des résultats favorables à l’industrie concernée toutes choses égales par ailleurs.

On peut introduire ce biais avec cet extrait de Cash investigation « Industrie agroalimentaire : business contre santé » de septembre 2016.

La journaliste interroge un chercheur ayant écrit un rapport pour lequel celui-ci a été rémunéré par l’American Meat Institute (association qui représentait les industries de la viande et des volailles aux États-Unis)1. Ce rapport critique les travaux sur les effets délétères pour la santé de la consommation de viande d’une scientifique, S. Preston-Martin. À la question « Vous ne pensez pas que votre point de vue serait plus fort si je n’avais pas découvert que aviez été payé ?« , le chercheur répond « Non, je ne pense pas que ça changerait mon point de vue« .

L’étude de 2013 Bes-Rastrollo et al. 2 recense toutes les études portant sur le lien entre consommation de boissons sucrées et prise de poids et obésité. Les chercheuses et chercheurs les ont classées en deux catégories : celles dont les résultats montraient un lien entre ces deux variables, et celles dont les résultats ne montraient pas de lien. On peut schématiser ainsi ces résultats (figure A).

CorteX_Bes-rastrollo1
Figure A

Un autre chercheur de manière indépendante a ensuite classé les études en fonction des déclarations de liens d’intérêt des chercheuses et chercheurs avec les industries fabricants des boissons sucrées. Si on prend en compte cette variable là, les résultats sont les suivants (figure B).

CorteX_Bes-rastrollo2
Figure B

On s’aperçoit alors que la plupart des études montrant un lien entre consommation de produits sucrés et prise de poids n’ont pas déclaré de liens d’intérêt alors que la plupart des études ne montrant pas de lien entre ces deux variables déclarent des liens d’intérêts avec des industries.

Ces résultats convergent avec d’autres au sujet desquels les industries agro-alimentaires 3, pharmaceutiques 4, du tabac 5, des organismes génétiquement modifié 6, des télécommunications 7, des nanotechnologies 8 ou encore du nucléaire 9 sont impliquées.

Une des hypothèses explicatives possible du biais de financement est le biais de publication, le fait que les chercheuses et chercheurs ont bien plus tendance à soumettre,  et les revues scientifiques à publier des expériences ayant obtenu un résultat positif que des expériences ayant obtenu un résultat négatif. Cela soulève le problème de l’inféodation des recherches aux intérêts commerciaux des grands groupes d’éditeurs privés (voir à ce sujet ici et ).

Vidéo – Conférence « Croyance et raison : le problème de la démarcation »

Vidéo de la conférence « Croyance et raison : le problème de la démarcation », donnée le 12 janvier 2017 par Albin Guillaud et Ismaël Benslimane pour des enseignant·es de philosophie, dans le cadre du Plan académique de formation (rectorat de Lyon). La première partie est une introduction générale au problème, la seconde partie concerne les outils pédagogiques qui nous semblent pertinents pour parler de ces sujets.

 Cette conférence avait pour but d’introduire les différents outils et méthodes utilisés par le CorteX pour parler de science, de croyance, de matérialisme, du vrai/du faux, etc. Si vous êtes amené·e·s à faire des enseignements autour de la pensée critique, ce genre d’introduction nous semble essentiel avec un public lycéen ou étudiant afin de poursuivre, sur des bases solides, une réflexion sur les mécanismes à l’œuvre derrière certaines croyances (telles que les complotismes, les intrusions spiritualistes ou les théories controversées).

Pour approfondir après la conférence, vous trouverez ici des conseils d’ouvrages sur le sujet.

Mémoire de Master : intégration et évaluation des médecines alternatives et complémentaires

Albin Guillaud a réalisé en 2015-2016 le Master 2 d’Histoire, philosophie et sociologie des sciences de l’UGA (ici). Dans le cadre de son mémoire intitulé « Doit-on intégrer les « médecines alternatives » dans les systèmes de santé ? Éléments d’analyse générale, cas de la recherche clinique », il s’est intéressé à la question de l’intégration des médecines alternatives et complémentaires (MAC) au système de santé et plus précisément à la problématique de leur évaluation : doit-on évaluer toutes les médecines alternatives et complémentaires ? Aucune ? Certaines ? Le cas échéant, selon quels critères ? Quels sont les arguments avancés, notamment par l’Organisation mondiale de la santé, pour recommander l’intégration de ces médecines ? Ces arguments sont-ils rigoureux ? Autant de questions abordées dans ce travail qui permet de dépasser le débat stérile « pour » ou « contre » les MAC.

Résumé du mémoire d’Albin co-encadré par Nicolas Pinsault et Stéphanie Ruphy.

Les « médecines alternatives et complémentaires » (MAC) ont le vent en poupe à tel point que des institutions comme l’Organisation mondiale de la santé souhaiteraient que les États intègrent celles-ci à leur système de santé. On appelle un tel projet politique la « médecine intégrative ». Un tel projet est-il éthiquement justifiable ? L’identification et l’analyse d’une partie des arguments de l’OMS dans son dernier document stratégique ont permis de mettre en évidence la faiblesse et l’imprécision de son argumentaire, et l’importance de procéder à des clarifications et analyses des concepts de « médecine alternative et complémentaire », de « médecine » et de « médecine intégrative ». Ce travail a permis de dégager une multitude de sous-questions. Parmi ces dernières, nous avons choisi de traiter du problème de la justification à entreprendre des essais cliniques pour évaluer l’efficacité thérapeutique des MAC. Nous avons soutenu qu’il n’existait pas d’argument irréfutable d’un côté comme de l’autre et que la décision d’entreprendre ou non un essai clinique pour une MAC impliquait un choix politique. Dans la perspective d’un tel choix, un ensemble de treize critères a été proposé et illustré par une étude de cas de la MAC « ostéopathie crânienne ». Cette analyse de cas nous a permis d’apporter un éclairage sur les difficultés que rencontrerait un éventuel promoteur d’essai clinique portant sur l’ostéopathie crânienne pour justifier son souhait de réaliser une telle étude. D’une manière plus générale, notre travail démontre qu’un projet global de médecine intégrative qui ne précise pas les niveaux auxquels il compte opérer (pratique clinique, recherche clinique, etc.) n’est pas éthiquement justifiable.

Télécharger le mémoire

Travaux pratiques : la théorie de l'anus du Cardinal Carrera

Vous êtes déjà bien entraîné-e à la recherche du finalisme en biologie, n’est-ce pas ?1. Cette fois, un petit exercice sur le pouce : quelles critiques peut-on faire à la « théorie de l’anus » du Cardinal Carrera ?

Norberto Rivera Carrera est un cardinal mexicain de l’Église catholique romaine, archevêque de Mexico depuis 1995. En tant que prélat, il n’est pas censé parler de science – et le fait d’avoir été professeur de théologie et d’écriture sainte ne compense malheureusement pas. Or il s’est aventuré récemment (début août 2016) dans le terrain des sciences de la vie et de la terre en dispensant dans le journal Desde la Fe une leçon pour le moins frappante. La voici dans le texte.

“La mujer tiene una cavidad especialmente preparada para la relación sexual, que se lubrica para facilitar la penetración, resiste la fricción, segrega sustancias que protegen al cuerpo femenino de posibles infecciones presentes en el semen.

En cambio, el ano del hombre no está diseñado para recibir, sólo para expeler. Su membrana es delicada, se desgarra con facilidad y carece de protección contra agentes externos que pudieran infectarlo. El miembro que penetra el ano lo lastima severamente pudiendo causar sangrados e infecciones”.

Un enseignant d’espagnol sera ravi de proposer ce texte en version. Cela donnera quelque chose comme :

« La femme dispose d’une cavité spécialement conçue pour la relation sexuelle, qui se lubrifie pour faciliter la pénétration, résiste au frottement, secrète des substances qui protègent le corps féminins de possibles infections présentes dans la semence. A l’inverse, l’anus de l’homme n’est pas conçu pour recevoir, mais seulement pour expulser. Sa membrane est délicate, se déchire avec facilité et manque d’une protection contre les agents externes qui pourraient l’infecter. Le membre qui pénètre l’anus lui fait sévèrement mal, pouvant causer saignements et infections.» (traduction personnelle)

 Première erreur : le finalisme

Mon collègue Julien Peccoud répète souvent qu’en évolution, le « pour » n’a pas sa place. Rien n’est fait pour ceci ou pour cela. L’évolution des espèces s’est faite par séries de contraintes du milieu, sans but précis, sans plan. Le labelle de la fleur d’orchidée Ophrys apifera ne « choisit » pas de prendre la forme d’un abdomen d’abeille solitaire pour attirer les autres abeilles. L’humain n’a pas des jambes pour mieux porter les pantalons, ni un nez pour sentir (sinon, il aurait dû préférer la truffe du chien ou du cochon, bien meilleure en terme de performance olfactive). Les personnes qui postulent l’existence d’un dieu, ou d’un plan préalable, ont le droit de le faire, puisque c’est un postulat, une croyance, un acte de foi, et cela les regarde. Mais s’ils prennent leur acte de foi et le présentent aux autres comme un fait, alors ils doivent apporter des éléments à l’appui.

Or pour l’instant, la théorie de l’évolution n’a jamais eu « besoin » de plan prédéfini 2, de dessein, pour reprendre le célèbre terme qui a fait le succès populaire du Dessein Intelligent3. C’est une hypothèse coûteuse en trop, comme dirait Laplace, et comme l’indique le rasoir d’Occam, il n’y a aucune raison de la privilégier (pour creuser ce point, voir Rasoir d’Occam et le Dragon dans mon garage).

Par conséquent il est faux de dire que

  • la femme dispose d’une cavité spécialement conçue pour la relation sexuelle
  • qui se lubrifie pour faciliter la pénétration,
  • l’anus de l’homme n’est pas conçu pour recevoir,
  • mais seulement pour expulser.

Il faudrait dire en toute rigueur :

  • la femme dispose (généralement4) d’une cavité musculo-muqueuse car de génération en génération, les femmes porteuses de la variation « cavité » ont été plus en mesure de faire des enfants que celles qui en étaient dépourvues. 5. Ce caractère s’est donc davantage transmis….avec un mâle de la même espèce portant un pénis de dimension similaire ou approchant
  • Les femelles ayant une cavité de taille correspondante au pénis des mâles ont été avantagés dans la facilité de reproduction sans risque de déchirement et donc d’infections, et ont donc eu plus de descendants… et ainsi de suite.6
  • qui se lubrifie car parmi toutes les options empruntées par les diverses mutations, celle-ci s’est révélée plus efficace dans la maximisation du succès reproducteur des individus portant ce trait (ce caractère) – de même que par exemple, le peu d’innervation du vagin actuel, fruit des probables nombreux décès ou refus de coït devant la douleur qu’engendrait l’enfantement. Pour illustrer ça, pensons à des hérissonnes : toutes les hérissonnes dont les petits avaient des piquants sont probablement mortes en couche. De fait, les hérissonnes faisant des petits sans piquants se sont plus volontiers reproduites, et on les comprend.

etc.

Deuxième erreur : le raisonnement panglossien

En filigrane du finalisme de ses propos, le cardinal mexicain imprime des rôles prédéfinis aux organes. C’est l’une des spécificités des religions : imposer un ordonnancement du monde, avec des êtres bien à leur place et des organes bien à leur fonction. Ainsi a-t-on pu lire :

– que les femmes avaient été crées pour satisfaire les hommes,

– que les Noirs avaient les os et les sutures du crâne plus épais pour mieux recevoir les coups 7

– que les animaux sont mis à disposition pour le service des humains (considérés comme non-animaux)8,

– que les oiseaux ont des plumes pour voler, (ce qui est faux – on sait désormais que les plumes se développèrent car propices à la régulation de la température de certains reptiles. Le vol que certains développèrent n’est qu’une conséquence secondaire – depuis 1982, on appelle ce processus secondaire l’exaptation9),

– que les cerises sont rondes comme la bouche humaine et que les melons ont été prédécoupés par Dieu pour être mangés en famille10,

etc.

Le programme est prédéfini à l’avance, comme c’est le cas dans les raisonnements de type panglossien.

Ici, pour notre prêtre, le vagin est conçu (par Dieu) pour la relation sexuelle avec pénétration. Si vous pensiez, porteuses d’un vagin, vous en servir pour

– des relations homosexuelles, c’est péché

– des relations hétérosexuelles sans pénétration, c’est péché

– planquer des billets de banque ou une barrette de shit au parloir, c’est péché,

vous êtes hors des conditions d’usage recommandées par l’entité surnaturelle dans laquelle croit le monsieur, et qu’il vient vous imposer sans vous demander si vous souscrivez à la même.

De même pour l’anus : il serait conçu pour expulser, donc malheur à :

– la femme dans l’anus de laquelle un homme introduit un pénis / un doigt / un plug anal / un suppositoire / une sonde de dépistage…

– l’homme dans l’anus duquel une femme introduit un godemiché / un doigt / un plug anal / un suppositoire / une sonde de dépistage…

– l’homme dans l’anus duquel un homme introduit un godemiché / un doigt / un plug anal / un suppositoire / une sonde de dépistage…

Ce qui nous amène au troisième problème.

Troisième erreur : l’ordre moral immanent

Le cardinal imprime des rôles aux organes, dans la même ligne que son église a toujours imprimé des rôles aux individus : à la femme d’être bonne épouse, par exemple, et d’être soumise à son mari, comme on le lit dans la première épître de Pierre, chapitre 3, verset 111. Au vagin (de Maman) d’être bien lubrifié pour la pénétration (de Papa, pas de quelqu’un d’autre).

Soit cet ordre moral n’existe que dans la tête des croyants, auquel cas il n’a aucune raison de prendre la forme d’une leçon scientifique (qui rappelons-le a pour but de diffuser de la connaissance désubjectivée), et de ce fait le cardinal outrepasse ses droits avec un savoir obsolète.

Soit cet ordre existe (même si on ne peut pas le prouver) à la façon d’un destin. De deux choses l’une : si c’est un destin de Dieu, alors comment se fait-il que nombreux sont ceux qui ne le suivent pas ? Serait-ce un destin mou ? Et surtout, quand bien même il y aurait un rôle prédéfini, qu’est-ce qui nous empêche d’y désobéir ? Surtout si cette désobéissance, en l’occurrence sous forme de pénétrations diverses, n’entraîne aucune souffrance à personne – au contraire, bien souvent.

J’ai coutume de dire aux étudiants ceci : quand quelqu’un au nom d’une entité supérieure vous enjoint à suivre un destin (subir un dictateur, se voir cantonnée à des tâches subalternes, etc.), il n’y a rien de plus réjouissant intellectuellement que d’essayer de s’y insoumettre.

Quatrième erreur : l’argument de la douleur

Vous connaissez probablement l’effet bi-standard, qui consiste à changer de critère d’évaluation selon les circonstances. Ici Carrera précise : Le membre qui pénètre l’anus lui fait sévèrement mal et sous-entend dans sa diatribe que puisque douloureux, ce n’est pas bien. Or, bien que mes connaissances en pénétration anale ne soient pas démesurées, je sais que :

– il y a des choses que le cardinal trouvent bonnes et qui font pourtant mal : par exemple l’accouchement12 ;

– toutes les pénétrations anales par des « membres » ne font pas mal – cela dépend de la dimension du membre, de l’anus, mais surtout de la douceur et de la délicatesse du partenaire. En toute cohérence, le cardinal devrait tolérer les pénétrations anales qui ne font pas mal ;

– certaines pénétrations vaginales font mal – dans ce cas, dilemme, n’est-ce pas : le vagin est fait pour ça, mais ça fait mal, donc ça ne devrait plus être bien. Étonnant, non ?

– certaines pénétrations anales douloureuses ou désagréables sont somme toute plutôt souhaitables, depuis le toucher rectal (en cas de fécalome, de prévention du cancer de la prostate, etc.) jusqu’à la coloscopie.

Indication : le contexte est important

 Il faut replacer la saillie du cardinal dans son contexte. Depuis début août (2016) une polémique attise la ville de Monterrey, ville la plus cossue du pays, dans l’Etat du Nuevo Léon. Des élus issus de la droite catholique invitent les parents à brûler les livres, arracher les pages consacrées à la biologie et aux droits sexuels, voire à occuper les écoles. Luz María Ortiz, présidente de l’Union des parents d’élèves de l’Etat du Nuevo Léon, revendique pour certains livres distribués par l’Éducation publique une nouvelle forme de mise à l’Index (bien que l’Index librorum prohibitorum n’existe plus chez les Catholiques depuis 1966). Elle dénonce une incitation à la débauche, et comme le rapporte Libération le 25 août : «A force de marteler ces thèmes, les manuels provoquent des pulsions sexuelles précoces. En outre, on inculque aux enfants une idéologie de genre, leur faisant croire qu’ils peuvent choisir leur sexe.» Joignant le geste à la parole, la leader de la révolte parentale désigne un exercice pour élèves de CP, invitant ceux-ci à nommer les parties du corps sur des schémas. «Un éveil à la génitalité, selon elle. C’est un exercice isolé, il n’y a aucun développement, aucun encadrement. C’est comme leur lancer une bombe sans se préoccuper des dégâts

On peut parler de pseudo-controverse sur le plan scientifique. Pseudo car les questions introduites par les études sociales de genre ne sont pas aussi caricaturales que ça – il suffit de les compulser. La science a permis de comprendre que le sexe et le genre d’un individu ne sont pas toujours en accord, et qu’il est moralement loisible à une personne de changer de genre si elle le souhaite, puisqu’aucun destin, contrairement à ce que nombre de clercs ont souhaité faire croire de tout temps, ne préside aux choix de chacun. Pseudo encore car les études montrent qu’une information accrue sur la sexualité diminue fortement certaines souffrances sociales, comme les grossesses précoces 13

Pseudo enfin, par le caractère propagandiste et communautaire : rappelons-nous les réactions épidermiques de certains parents en France métropolitaine début janvier 2014, persuadés par des SMS qu’on apprenait à leurs enfants à se masturber en classe, à se travestir, que des intervenant-es gays et lesbiennes viendraient expliquer aux enfants comment on s’embrasse, que des associations juives (sic !) viendraient voir le sexe des enfants, que l’école diffuserait des films pornographiques, etc. Cette campagne, appelée JRE pour Journée de retrait de l’école, avait été portée par Farida Belghoul, et l’équipe d‘Egalité & Réconciliation d’Alain Soral.

J’avais écrit une conclusion à ce sujet, que j’ose à peine vous faire lire. Qu’au lieu de se préoccuper de la prédestination hypothétique et surnaturelle de nos organes, Monsieur Carrera devrait se consacrer à minimiser la souffrance collective ; qu’au lieu de préjuger de nos incuries, qu’il se consacre à sa propre curie, et qu’en guise de préoccupation pour nos anus, le cardinal ferait peut être mieux, entre nous, de s’occuper de ses propres fesses.

RM

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P.S. : le CorteX revendique une indépendance maximale vis-à-vis des industries. Qu’il permette pour une fois de mettre en avant une entreprise peu connue, celle de Magnus Irvin, edible anus, qui développe une gamme d’anus comestibles en chocolat, tout à fait adaptés pour des soirées de haute tenue. Cinq boites d’anus pour moins d’une quarantaine de dollars US, ici : mais à l’heure de clore ces lignes, l’entreprise est en rupture de stock.

Éditions Matériologiques alimentent ton esprit critique

Il est possible de développer son esprit critique de différentes manières. La confrontation méthodique à des matériaux issus des théories et champs controversés est particulièrement efficace pour cette fin. C’est pourquoi au CorteX nous affectionnons travailler à partir des phénomènes réputés paranormaux, des théories essentialistes, des médecines dites « alternatives », des scénarios complotistes et d’autres choses encore. Une autre voie possible est de s’acoquiner avec les problématiques philosophico-scientifiques en cours. Le lecteur notera que là où nous aurions pu dire philosophiques et scientifiques, nous avons à dessein rapproché les deux termes. En effet, nous ne pensons pas qu’il puisse y avoir de réflexion philosophique efficace qui ne prendrait pas appui sur le réel, et quelle meilleure voie d’accès à ce réel que la démarche scientifique ? D’un autre côté, nous doutons qu’il puisse y avoir une démarche scientifique en apesanteur de toute réflexion philosophique1. Il existe en France une maison d’édition qui s’inscrit pleinement dans un arrière-plan de ce type : les Éditions Matériologiques (EM). Nous annoncions la naissance de ces éditions en 2011 ici et nous en reparlions . Aujourd’hui, nous avons sollicité Marc Silberstein, l’un des cofondateurs, afin de mieux comprendre leur travail à travers une brève histoire des EM et un court entretien.

Une brève histoire des Éditions Matériologiques

En 1998, Marc Silberstein commença par éditer des livres de sciences et d’épistémologie dans une maison d’édition parisienne au sein d’une collection appelée « Matériologiques » – qui rend hommage au matérialisme scientifique revendiqué par Mario Bunge. Durant près de dix ans, la collection se développe doucement et d’autres auteurs se lancent dans l’aventure. Les livres rencontrent un succès convenable qui permet à la collection d’atteindre les 21 titres (dont des traductions de Bertrand Russell, Mario Bunge, Jaegwon Kim). Parmi ces ouvrages, deux semblent avoir fait un peu de bruit dans les milieux concernés : en 2000, Intrusions spiritualistes et impostures intellectuelles en sciences, dirigé par Jean Dubessy et Guillaume Lecointre, et en 2004, Les Matérialismes (et ses détracteurs), sous la même direction avec Marc Silberstein en plus. Ces deux pièces constitueront les piliers d’une série de livres traitant de l’imposture intellectuelle en sciences ainsi que d’une défense et illustration du matérialisme en tant que matériaux des sciences1.

En 2008, émergent de fortes divergences idéologiques entre Marc Silberstein et cet éditeur. Selon lui, un des éléments déclencheurs de cette divergence fut la traduction de l’ouvrage de Bunge (version anglaise en 1981) dans lequel ce dernier exerce une critique serrée du matérialisme dialectique, position philosophique qui avait alors le vent en poupe dans la maison d’édition en question.

En juin 2009, Marc se voit contraint de quitter la maison d’édition et la collection « Matériologiques » est supprimée dans les semaines qui suivent. De nombreux projets de livres lancés des mois, voire des années auparavant sont annulés. Ne souhaitant alors pas laisser ces ouvrages et leurs auteurs dans le néant, il a l’idée de créer une nouvelle maison d’édition pour faire aboutir ces projets. Les Éditions Matériologiques ont été formellement fondées en 2010 par Marc Silberstein et deux de ses amis philosophes spécialistes du matérialisme des Lumières françaises, Pascal Charbonnat2 et François Pépin, sous la forme d’une association loi 1901. Les ont rapidement rejoint un groupe d’amis qui constitue peu ou prou l’équipe actuelle et le conseil d’administration de l’association3.

Les débuts des EM sont difficiles. La construction dune maison d’édition professionnelle coûte cher à tout point de vue. La recherche initiale de mécènes et de diffuseurs n’est pas simple, ce qui conduit l’équipe des EM à la décision de s’affranchir du support papier et de devenir un éditeur d’ebooks exclusif. C’est ainsi que les premiers livres parurent, en partie en reprenant des titres de l’ancienne collection abandonnés par l’éditeur initial, en partie des livres originaux que des auteurs, malgré un contexte éditorial particulier pour l’époque, ont bien voulu leur confier. Cependant, en dépit de la levée de ces premières difficultés, d’autres survinrent par la suite. La faible popularité du support ebook, les piratages, ainsi que des thématiques à lectorat restreint firent partie de ces difficultés. Il a pu être malgré tout publié plusieurs livres importants durant cette période, ceci grâce à des auteurs confiants dans le travail éditorial des EM et grâce aux réseaux académiques des amis des membres du Conseil d’administration, écoutés par leurs pairs. Deux ans plus tard, en 2014, avec divers facteurs dont le retour au livre papier, l’augmentation du chiffre d’affaires, le nombre des manuscrits reçus et l’augmentation de la notoriété des EM, celle-ci arrive enfin à maturité.

Depuis cette période, les EM se développent sans cesse, en termes de titres, de création de nouvelles collections, d’exploration de nouveaux domaines scientifiques ou philosophiques dans la lignée des préoccupations initiales des fondateurs des éditions. Le catalogue des EM compte aujourd’hui plus de 50 ouvrages (livres et revues), près de 30 titres à paraître en 2016-2017.

Quelques questions à Marc Silberstein

Que signifie le terme « Matériologiques » dans « Éditions Matériologiques » ?

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Je rappelle que c’est la reprise du nom d’une collection que j’avais créée en 1998 dans une autre maison d’édition. C’est la contraction et inversion de « logiques du matérialisme ». Il faut ajouter que nous avions fondé une revue d’épistémologie matérialiste/du matérialisme dont le titre est Matière première (dont je recommande vivement le numéro consacré au déterminisme, paru aux EM en 2012). On a ainsi voulu affirmer par ce nom notre adhésion au matérialisme en dépit des connotations péjoratives qui obèrent ce terme. D’ailleurs, au début de notre activité, il n’était pas rare qu’on nous en fasse le reproche en comprenant cette désignation d’une façon péjorative (malgré nos avertissements, nos parcours et un catalogue qui parlaient pour nous). Bien que tous nos livres ne soient pas porteurs d’une revendication matérialiste, nous tenons sans retenue à cette estampille, surtout quand sont souvent assimilés à tort voire à dessein matérialisme, darwinisme, stalinisme, nazisme et d’autres choses encore. Pour clarifier notre position ontologique, s’il en était besoin sur le site du CorteX, je la résumerais ainsi : nous ressentons, nous souffrons, nous aimons, nous sommes conscients de notre conscience, nous sommes si différents de la matière inerte, comment tout cela peut-il être le résultat d’un embrouillamini de molécules, bref de cette physico-chimie qui d’inerte donne le vivant, qui de non-sensible donne le sensible, qui de non-consciente donne la conscience ? Telles sont les questions traditionnelles sur lesquelles insistent toutes les doctrines idéalistes et spiritualistes. Refuser ce hiatus, cette barrière entre ces mondes et ne les concevoir que dans une relation de continuité, que dans un rapport de modifications qualitatives déterminées par les innombrables combinaisons d’éléments plus simples, et cela sans finalisme, sans intervention d’une cause hors de la nature (le matérialisme est avant tout un antisurnaturalisme). Le matérialisme ne dit rien d’autre : que nos affects, notre art, nos émotions, notre sentiment même du divin (pour ceux qui l’éprouvent), notre sollicitude vis-à-vis d’autrui ou nos aberrations, nos déviances, notre grandeur comme nos bassesses ne sont que (mais ô combien de phénomènes complexes dans ce « que ») les résultats des aléas et des déterminations de la matière la plus humble.

À quels manques souhaitent répondre les EM ?

Commençons en citant Guillaume Lecointre : « Les EM comblent une lacune dans le paysage intellectuel français : dans un pays où l’épistémologie reste trop éloignée des laboratoires, il était urgent que des scientifiques y prennent part, accompagnés de philosophes et d’historiens des sciences. Elles proposent un lieu de rencontre entre les scientifiques qui réfléchissent à leurs pratiques et les philosophies qui travaillent avec les sciences. » Sans se hausser du col bien sûr, je crois qu’on peut dire que les EM comblent un vide en France : nous sommes un éditeur « à manifeste » résolument attaché à la production d’ouvrages en sciences, histoire et philosophie des sciences (c’est d’ailleurs le sous-titre des EM), pas un éditeur généraliste sans ligne directrice. Nous avons une ligne éditoriale bien spécifiée – ce que j’appelle notre manifeste (matérialisme, laïcité, rationalisme, athéisme4, etc.), c’est-à-dire des idées rectrices qui fondent notre identité et notre projet. Ceci nous distingue des éditeurs qui peuvent certes publier des sciences et de la philosophie des sciences tout en ayant à leur catalogue des ouvrages aux positions diamétralement opposées.

Plus secondairement, car la frontière est plus difficile à définir, nous sommes assez différents des quelques éditeurs francophones spécialisés dans les sciences existant encore : la dimension épistémologique n’y est pas prépondérante, comme chez nous, tandis que manuels et ouvrages techniques sont privilégiés chez ces éditeurs (bien sûr, il faudrait nuancer tout cela, prendre des exemples.) Une autre différence, qui a l’air plus terre à terre mais qui a son importance, est à considérer : je pense que nous sommes le seul éditeur français, sur ces sujets, à pouvoir publier de gros, voire très gros, ouvrages. La tendance lourde dans l’édition du même type est de réduire très fortement les paginations, de demander des réécritures tendant à des simplifications excessives, bref à des dénaturations des textes préjudiciables à l’entendement de sujets qui ne peuvent se satisfaire de telles amputations… Un des enjeux pour les EM est d’essayer de combiner un arrière-plan social progressiste et une ligne éditoriale pleinement ancrée dans la promotion des idées émancipatrices issues de la rationalité (pour aller vite) et des sciences de la nature (c’est vrai, en revanche, pour les sciences humaines et la philosophie, Agone ou Le Croquant, Raisons d’agir, par exemple).

Comment le travail des EM est-il perçu par le milieu scientifique ?

Le fait est que nous sommes surtout connus d’une partie assez modérée du milieu scientifique, pour au moins quatre raisons :

1) nous avons publié surtout des livres sur la biologie5 (pour des raisons d’affinités directes avec le domaine, des raisons de réseaux d’auteurs potentiels, etc.) et c’est là, principalement, que nous sommes connus ;

2) très souvent ces livres comportent une composante épistémologique (philosophique donc) substantielle, alors que trop de scientifiques n’en voient pas l’utilité, voire tendent à déconsidérer la philosophie dans son ensemble ;

3) nos livres sont en français, or le milieu scientifique français est très anglocentrique, pensant bien souvent que c’est uniquement dans les livres en langue anglaise que se trouvent la quintessence et la pointe avancée du savoir ;

4) nous sommes encore trop petits… Une notoriété se construit au long cours, il faut patienter, nous développer, publier davantage en physique, explorer des domaines moins familiers, etc. C’est largement en cours car, d’après ce qu’on entend, ces milieux-là nous connaissent et reconnaissent notre travail. Plus prosaïquement, cette reconnaissance ne se transforme pas encore suffisamment en résultats commerciaux. Mais je pense qu’on va arriver en 2016 à une masse critique, si je puis dire, qui va nous rendre assez incontournable pour qui veut publier sérieusement un livre non expurgé, dans des domaines de moins en moins considérés par les acteurs traditionnels de la filière « Livres sur la/de sciences ».

Qu’en est-il du milieu philosophique ?

C’est très divers. Autant en sciences, nous sommes pluriels quant à nos centres d’intérêt (comme je disais, la biologie est centrale mais c’est contingent, et toutes les sciences nous intéressent), autant en philosophie, nous sommes plus restrictifs. On peut faire l’hypothèse raisonnable qu’une partie importante du milieu philosophique nous voit comme des scientistes ou nous ignore tout simplement. Mais les épistémologues, les philosophes de telle ou telle science, les philosophes analytiques, ou ceux issus de la tradition dix-huitièmiste, nous connaissent. À tel point que nous allons développer un projet d’histoire de la philosophie qui concerne des doctrines éloignées du matérialisme, mais qui, faisant partie de l’histoire des idées, intéresse un éditeur érudit comme nous. Ce qui nous importe beaucoup, c’est de nous faire admettre par les professeurs de philosophie du secondaire. Je crois que nos livres d’interdomaines sciences/philosophie sont utiles dans ce cadre.

Et pour le grand public ?

Difficile à dire. Mais je crois très sincèrement qu’on n’est pas connus du grand public (cependant, quel est son périmètre ?), qu’on ne peut l’être. Premièrement, nos livres, sauf exception, ne sont pas grand public, ne leurrons personne en ayant une telle illusion. Deuxièmement, pour l’être, y compris avec des livres difficiles, il faudrait bénéficier de deux soutiens dont nous sommes largement privés : primo des médias de masse qui parleraient de nous ; secundo des librairies qui, suite à de tels appuis médiatiques, accueilleraient nos livres sur les présentoirs et vitrines les plus en vue. Comme je dis souvent, nous ne promettons ni merveilleux ni extraordinaire dans nos livres ; pour prendre un exemple récent, nous évoquons un nouveau regard sur les cellules souches, là où un éditeur plus soucieux du marketing aurait titré un truc comme Les cellules souches et la fin du cancer… Cependant, force est de constater que la majorité de nos lecteurs ne sont pas scientifiques ou philosophes professionnels ; ce sont des gens cultivés, dotés notamment d’une culture scientifique et/ou philosophique forte, soucieux de contenus de haut niveau. Bien sûr, on ne peut pas regrouper ces lecteurs sous le terme « grand public », mais tout de même l’assimiler au lectorat, assez vaste et divers, d’une revue comme Pour la science (que je ne cite pas au hasard, cette revue est une des rares à avoir publié des recensions développées à propos de plusieurs de nos livres, reconnaissant ainsi notre place dans le paysage éditorial scientifique6

Quels ouvrages attendez-vous avec impatience ?

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Mario Bunge

Il y en a plusieurs… En tout premier lieu, une édition revue et augmentée du livre cité plus haut, Intrusions spiritualistes et impostures intellectuelles en sciences. Il portera un autre titre, sera dirigé par Olivier Brosseau (spécialiste des créationnismes) et Guillaume Lecointre (biologiste au MNHN). On aimerait avec ce livre inaugurer une nouvelle collection dédiée à ces problématiques, en un mot cortecsiennes. D’ailleurs, il y a des projets communs en discussion, ou en tout cas avec des membres du Cortecs, et, espère-t-on, avec la SFR « Pensée critique ». Il y a aussi l’autobiographie de Mario Bunge, Entre deux mondes. Mémoires d’un philosophe-scientifique, traduite bénévolement par un ami, le biologiste Pierre Deleporte. Bunge est un personnage hors normes, méconnu en France. On espère que ce livre, moins technique que ceux qu’il écrit généralement, sera un moyen (bien tardif, il a 97 ans !, et n’a jamais reçu en France l’attention qu’il mérite, malgré quelques traductions ces dernières décennies) de rendre justice au plus important penseur matérialiste actuel ; et d’autres encore, mais pas assez avancés pour que j’en parle maintenant.

Quelles thématiques aimeriez-vous développer ?

Deux domaines capitaux pour nous sont pourtant très lacunaires aux EM. Versant sciences : la physique. Versant philosophie : l’athéisme. Pour les raisons déjà évoquées, nous avons moins de lien avec le milieu des physiciens, et surtout cette science a des débouchés éditoriaux bien plus nombreux que d’autres sciences. J’ai des idées pour tenter de débloquer cette situation (la physique est le domaine scientifique que je trouve le plus passionnant), mais pas le temps de les mettre en œuvre… Quant à l’athéisme, il faut trouver de bons textes, et pas des exégèses d’exégèses sur la vie (ou l’inexistence) de Jésus, par exemple. Certes, il y a eu ces dernières années quelques rares autres traductions de bon livres sur l’athéisme. La piste que j’entraperçois, c’est une collaboration avec Éric Lowen, le principal animateur de l’Université populaire de philosophie, à Toulouse. On en a parlé quand j’y ai donné une causerie sur le matérialisme, en 2014. Ses cours sur l’athéisme sont remarquables, les rassembler en un ou plusieurs volumes serait important pour lancer une telle collection. Mais c’est un gros travail, il faut trouver le temps… (J’en profite pour signaler aux lecteurs de cet entretien que s’ils sont en région toulousaine, il faut fréquenter cette UP, son programme de conférences, d’ateliers, de cours est sensationnel.)

Quelle est la demande d’ouvrages des EM de la part des bibliothèques universitaires ?

Difficile de savoir si c’est dû à un manque de notoriété qu’il faut donc régler ou si ce sont les conditions économiques des BU qui priment, mais disons que nos livres ne sont pas suffisamment achetés par les BU. Là encore, peut-être que le fait que beaucoup de nos livres soient des interfaces disciplinaires ne facilite pas l’acquisition d’ouvrages qui ne rentrent pas dans les cases des nomenclatures, je ne sais pas, je réfléchis tout haut… Mais j’ai bon espoir qu’il en soit autrement dans quelques années, à condition bien sûr que l’université ne soit pas saccagée par le prochain gouvernement et les fossoyeurs du service public.

Où peut-on trouver les ouvrages des EM ?

C’est un peu le principe « Directement du producteur au consommateur » : donc principalement sur le site des EM pour les livres papier. Chez Eyrolles à Paris, on trouve une partie du catalogue, un peu chez Vrin. Chez les libraires, sur commande. Un gros tiers, si ce n’est plus, de notre chiffre d’affaires est réalisé avec les libraires, même si nous ne sommes pas distribués en librairies, au sens classique du terme. Pour les ebooks, sur de nombreuses librairies en ligne, et surtout sur Cairn.org, portail de revues et livres de sciences humaines, bien connu des milieux universitaires. On est à l’affût de tous circuits de vente, alternatifs ou pas, qui pourraient faire l’affaire. On regarde, on évalue. La vente de livres, a fortiori de livres de niches, est beaucoup moins standardisée qu’il y a encore cinq ans. Cela demande adaptation et réactivité.

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Nous te remercions Marc pour ces nombreuses précisions.

Si nous rêvons de parcourir l’intégralité des ouvrages des EM, nous pouvons en attendant recommander  quelques spécimens supplémentaires à ceux évoqués ci-dessus tels l’émergence de la médecine scientifique dirigé par Anne Fagot-Largeault en 2013, La morale humaine et les sciences dirigé par Alberto Massala & Jérôme Rava en 2011 et enfin Qu’est-ce que la technologie ? de Dominique Raynaud en 2015 (avec une mention spéciale pour ce dernier). Autant de matériaux pour alimenter la chaudière de ceux qui souhaitent faire carburer leur esprit critique !

AG

Critère de Popper et réfutabilité d'une théorie

L’irréfutabilité est le premier critère (non suffisant) de démarcation entre science et pseudoscience : toute théorie scientifique doit pouvoir potentiellement être réfutable, et par conséquent ne pas contenir sa propre réfutation. Ce critère de réfutabilité (ou de falsifiabilité) est désormais indissociable du nom de l’épistémologue autrichien Karl Popper.

Bien que soulevant un certain nombre de problèmes épistémologiques, il se révèle utile dans un grand nombre de confrontations avec les pseudosciences1. Il permet entre autres d’éviter le biais de confirmation d’hypothèse (BCH), travers psycho-cognitif qui fait que tout individu cherche activement et accorde un poids plus grand aux preuves qui confirment ses hypothèses, et par conséquent est capable d’occulter les contre-exemples qui contredisent sa théorie. Il permet aussi d’étayer épistémologiquement notre refus d’analyse des actes de foi, puisque une assertion du type « Dieu a créé l’univers » n’est pas réfutable2. Broch l’entend ainsi avec sa facette Z : une hypothèse est testable, réfutable. La nécessité d’un tel tri science réfutable / scénario irréfutable a déjà été montré au moyen de la théière de Russell, du Dragon de Sagan et Druyan et du culte de la Licorne Rose Invisible. Il devient alors possible de distinguer assez efficacement entre les « champs de croyance » des « champs de recherche » en regardant lesquels peuvent se soumettre à une scrutation scientifique sérieuse.

Pour les puristes : le critère de réfutabilité de Popper peut être rapproché d’un test de réfutabilité bayésien, si ce n’est qu’il opère en logique discrète (vrai ou faux) tandis que les domaines bayésiens font varier les valeurs de vérité sur un continuum de l’intervalle]0;1[.

Voici quelques exemples d’irréfutabilité piochés de-ci de-là.

Les stades ontogénétiques de Jean Piaget

Olivier Houdé est professeur de psychologie à l’Université Paris Descartes. Dans une émission dont nous vous avons déjà parlé (audible ici), il explique le caractère tautologique de la théorie des stades de l’ontogenèse de Jean Piaget.

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Le Dr House

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Célèbres sont les échanges entre le Docteur House et ses patients ou ses collaborateurs. Maître incontesté de la répartie, le personnage de la série éponyme cherche néanmoins à résoudre des énigmes médicales en apparence insolubles. Ses outils ? La démarche scientifique, la logique. C’est donc une ressource utile et ludique comme nous les aimons, permettant de traiter de sujets parfois ardus comme celui évoqué ci-dessous.

Dans l’extrait suivant (saison 7, épisode 8), le Dr. House commet visiblement une erreur en tentant d’utiliser face à son patient un argument qui ne peut – on s’en aperçoit à la toute fin de la séquence – le convaincre et pour cause : l’irréfutabilité d’une théorie est l’un des signes que nous n’avons peut-être pas affaire à une théorie au sens scientifique du terme (une argumentation comme on l’entend dans l’extrait) mais plutôt à un scénario, voire à un acte de foi dans ce cas précis. « Faith is not an argument » déclare le patient…

Extrait de la série Docteur House, saison 7, épisode 8. Pour voir directement la vidéo, cliquer ici.

Nous rappelons systématiquement dans nos enseignements que notre démarche (chercher à distinguer le » plutôt vraisemblable » du « plutôt faux ») ne peut s’appliquer à ces actes de foi : lorsqu’une affirmation est non réfutable comme dans cet exemple (« la punition est une preuve de Dieu et l’absence de punition aussi » soupire le Dr. House), c’est-à-dire lorsqu’elle contient elle-même sa propre réfutation, elle sort du champ de l’analyse scientifique et se cantonne à n’être qu’un scénario. Le piège ? Se retrouver confronté à des affirmations non réfutables de type « pile je gagne, face tu perds… » : dans tous les cas, je gagne. Voir venir le piège n’est pas évident.

Prenons l’exemple d’un patient en visite chez un thérapeute [1] :

Le patient : « J’ai des problèmes de couple, surtout au niveau sexuel…« 

Le thérapeute : « Vos troubles sexuels sont certainement liés à des attouchements dans votre petite enfance.« 

Le patient : « C’est impossible, je ne m’en souviens pas« 

Le thérapeute : « Justement, ce refoulement de vos souvenirs est bien la preuve que ces actes existent et ont causé les troubles dont vous souffrez« .

Ce qui peut se résumer ainsi (référence à une blague épinglée sur le mur du chef de Denis Caroti) :

Règle n°1 : le chef a raison ;
Règle n°2 : le chef a toujours raison ;
Règle n°3 : si quelqu’un d’autre a raison, lesouse deux premières règles s’appliquent…

Pour approfondir ce thème, on pourra lire :

– Alan Chalmers, Qu’est-ce que la science ? (Livre de Poche, Biblio essais, 1990) –> pour commencer.

– Karl Popper, La connaissance objective (Flammarion, 2006) –> un peu plus pointu.

DC & RM

Benedetta Tripodi – « Réussir » son canular philosophique pour dénoncer les discours « supposément profonds »

Benedetta Tripodi a signé un article intitulé « Ontology, Neutrality and the Strive for (non) Being-Queer » (« Ontologie, neutralité et le désir de (ne pas) être-queer ») dans la revue anglo-saxone Badiou Studies, « interdisciplinaire » et très confidentielle. Ce texte répondait à un appel à contribution sur le féminisme. Il se voulait, selon son auteure, une exploration du féminisme et des queer studies dans l’œuvre du philosophe Alain Badiou, Benedetta Tripodi n’a, en fait, jamais existé.

(Cet article a été reproduit depuis le Blog Le Monde. Il est suffisamment clair pour rejoindre notre matériel pédagogique de lutte contre les impostures intellectuelles. Merci à l’auteur, ainsi qu’au membre de Mediapart qui a crée cette image).

La philosophe est une créature de papier, dont l’inconsistance n’a d’égal que la vacuité du propos. Son article n’est basé sur aucune recherche philosophique sérieuse. Il n’a aucun sens. Il a pourtant été publié dans le quatrième numéro de la revue philosophique américaine Badiou Studies, qui l’a retiré depuis.

Anouk Barberousse
Anouk Barberousse

Ce canular est l’œuvre de deux philosophes français, Philippe Huneman, directeur de recherche au CNRS, et Anouk Barberousse, professeure à l’université Paris-Sorbonne, qui ont voulu dénoncer une mystification autour de la personne et de l’œuvre de leur collègue Alain Badiou, membre du comité éditorial de la revue qui porte son nom.

Philippe Huneman
Philippe Huneman

Le problème, écrivent les deux auteurs dans le blog de sciences sociales Zilsel, est qu’Alain Badiou dispose d’une aura médiatique considérable, en France et à l’étranger. Or, selon eux, son propos a l’avantage d’être invérifiable, car il réunit des disciplines que la plupart des chercheurs ne peuvent croiser, étant spécialistes soit de l’une, soit de l’autre. Dans un style à l’ironie savoureuse, Huneman et Barberousse résument la façon dont la philosophie badiousienne passe, pour ainsi dire, entre les mailles du filet de la critique.

« Le programme philosophique de Badiou, si on doit en dire deux mots, semble le suivant : réconcilier Jacques Lacan et Martin Heidegger par la théorie des ensembles. […] Qui connaît la théorie des ensembles, en général, ignore parfois jusqu’à l’existence de Heidegger (et en tout cas, ignore tout de son enseignement) ou de Lacan, et réciproquement. Ces données en quelque sorte stratégiques suggèrent que cette philosophie, quel que soit son contenu, puisse être admirée par beaucoup mais comprise par quasiment personne. »

Alain Badiou bénéficierait d’un paradoxe qui le rend légitime : même s’il est « assez peu écouté dans le milieu académique« , il y possède quand même d’un peu de crédit. Dans le même temps, il a une grande aura dans ce qu’ils appellent la « sphère médiane », cet espace qui se situe entre le monde académique et les médias, et où l’on trouve un certain nombre de projets para-académiques, comme des « séminaires » qui ne sont rattachés à aucun laboratoire de recherche, des collections de livres ou des revues.

Après le succès de son ouvrage De quoi Sarkozy est-il le nom ? en 2012, il a réussi à obtenir une reconnaissance comme penseur politique contestataire. Là encore, selon Barberousse et Huneman, sa pensée philosophique passe assez facilement à la trappe :

« […] La plupart des badiousiens ‘politiques’ se satisfont de savoir que cette métaphysique est profonde, mais ils n’y comprennent rien. »

Pourquoi écrire un tissu d’âneries pour déconstruire l’aura médiatique d’un chercheur ? Faire un pastiche et réussir à le publier pour discréditer un auteur ou un courant de pensée n’est pas une combine nouvelle.

  • On peut citer le physicien américain Alan Sokal, qui a voulu ridiculiser la French Theory en réussissant à publier, en 1996, dans la revue Social Text un article fantaisiste au titre improbable : « Transgresser les frontières : vers une herméneutique transformative de la gravitation quantique » ;
  • En 2015, un certain Jean-Pierre Tremblay soumet à la revue Sociétés un texte intitulé « Automobilités postmodernes : quand l’Autolib’ fait sensation à Paris. » Il est publié, avant que ses véritables auteurs, Manuel Quinon et Arnaud Saint-Martin, ne révèlent la supercherie, destinée à dénoncer « ces revues en toc et sans éthique » qui « publient n’importe quoi« *.

Huneman et Barberousse admettent sans peine que de nombreuses bêtises ont été publiées sur la plupart des grands philosophes, sans que cela ne vienne remettre en cause leurs travaux. Cependant, Alain Badiou étant membre du comité éditorial de la revue, il a une « certaine responsabilité morale » à vérifier le contenu des articles. 

Les deux philosophes concluent que le but de leur projet n’est pas d’attaquer Alain Badiou personnellement, mais plutôt de dénoncer les discours « supposément profonds » qui parasitent le champ philosophique actuel, en tout cas « auprès du grand public et parmi les étudiants ». Car, par un effet d’emballement dont la presse est en partie responsable (Le Monde est cité parmi les grands médias coupables de relayer la novlangue philosophique qu’ils dénoncent, vous pouvez lire cette novlangue  ici, ici ou ici), ces discours contiennent une « promesse de sens » jamais remplie, toujours renouvelée, qui suscite l’admiration.

En deux mots comme en mille : plus un propos est complexe, plus l’effet d’intimidation est puissant, et plus les lecteurs ont tendance à croire que l’auteur est un « grand penseur » qu’ils sont simplement trop bêtes pour comprendre. En pratique, le comité éditorial des Badiou Studies n’est pas en reste dans cette tyrannie de la « langue pseudo-scientifique », puisqu’il a laissé passer, en toute bonne foi, un article sans queue ni tête.

*Lire aussi : Deux sociologues piègent une revue pour dénoncer la « junk science »

Les miracles selon Jean Rostand

Jean Rostand, spécialiste des grenouilles, grand penseur rationaliste, pacifiste, pro-avortement (il témoigna lors du procès de Bobigny), qui défendait ce qu’il appelait l’hygiène préventive du jugement, s’exprime en 1958 sur les miracles.

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Cela rappellera à certain-es la maxime de Hume sur les miracles (dans Enquête sur l’entendement humain, chapitre X). Nous ferons une entrée sur la maxime de Hume sous peu, promis !