Raphaël Hammer est docteur en sociologie, et actuellement enseignant et chercheur en Suisse au sein d’une structure regroupant différentes formations paramédicales. Cet ouvrage 1 retranscrit les résultats d’une enquête sociologique menée dans le canton de Genève en l’an 2000, qui s’intéressait aux formes principales de reconnaissance, de valorisation et de critique portées par les « profanes » vis-à-vis des médecins, du système de santé et des thérapies dites alternatives. Son contenu fait écho à de nombreuses problématiques soulevées et traitées au sein du Cortecs. Un livre de plus à ajouter à la bibliothèque critique du praticien en santé !
Une saine méthodologie
Dans le cadre de l’étude sur laquelle s’appuie l’ouvrage, des entretiens semi-directifs ont été menés auprès de 64 hommes âgés de 40 à 60 ans habitant dans le canton de Genève, recrutés via l’annuaire téléphonique, appartenant à différentes catégories socio-professionnelles : travailleurs manuels, instituteurs, employés de bureau. Les conclusions tirées de cette enquête concernent donc un échantillon bien spécifique de la population suisse ; l’auteur insiste à juste titre sur cet élément épistémologique important. Surtout, ce qui est intéressant ici, c’est de voir comment une méthodologie qualitative fréquemment utilisée en sciences sociales (la conduite d’entretien) peut être menée de manière rigoureuse.
Des précisions sur la critique de « la science »
Souvenons-nous, le mot science peut revêtir différents sens2. Rappelons-les brièvement ; le mot science peut renvoyer à la méthode, à la somme des connaissances, aux sciences appliquées et aux technologies, à la communauté scientifique vue de l’intérieur, à la même communauté vue de l’extérieure. Lorsque quelqu’un remet en cause la science médicale, il est donc légitime de se questionner sur ce qu’il désigne par ces termes. C’est ce que fait Raphaël Hammer.
Ainsi, nous découvrons que les personnes interrogées ne remettent pas du tout en cause la science en tant que méthode. En effet, « c’est moins la science en tant que telle qui est l’objet des inquiétudes et des contestations, que les aspects politiques et économiques de son fonctionnement et de son insertion dans la société globale » (p220). Plus précisément, « ce sont bien les aspects politiques et économiques qui sont au centre des acquisitions les plus fréquentes et les plus vives : l’influence du néo-libéralisme sur la gestion des institutions de soin, l’importance de la rentabilité des politiques sanitaires, ou encore le pouvoir des industries pharmaceutiques et des assurances-maladie sur le système de santé et les pratiques médicales. Nombre de discours sont ainsi marqués par ce sentiment inquiet que la qualité des soins, la santé comme bien en soi et l’équité sont des valeurs menacées par la logique capitaliste et la quête du profit » (p221).
Critères de légitimité des thérapies alternatives selon leurs usagers ou sympathisants
Le chapitre IV s’intitule « Médecines alternatives et populaires : représentations et usages » et tente de cerner les éléments socio-institutionnels, symboliques, et pratiques qui fondent la crédibilité de ces thérapies aux yeux de leurs usagers.
Les positionnements des interrogés sont différents selon le type de thérapie proposée. Lorsque la pratique est présentée comme étant le fruit d’un talent ou du don d’une personne (c’est souvent le cas avec les barreurs de feu ou les rebouteux), les critères de rationalité, de scientificité et de reconnaissance institutionnelle sont plus fréquemment suspendus ; on se fie alors aux témoignages, à la gratuité de l’acte, comme garants de son efficacité. Lorsque les pratiques sont présentées comme étant le fruit d’un savoir (l’homéopathie, l’acupuncture par exemple), elles sont jugées comme étant digne de confiance, puisque s’appuyant sur un savoir théorique constitué et énonçant peu voir aucun effet secondaire. L’adhésion aux idéologies et aux principes qu’elles véhiculent (l’approche globale de l’individu, la valorisation des défenses propres de l’organisme etc.), le parcours académique des pratiquants, le contrôle par les autorités scientifiques et politiques rassure et leur confère plus de crédibilité.
Le développement de ces pratiques serait avant tout la conséquence d’un profond désenchantement vis-à-vis de la technicité médicale, de la déshumanisation des soins, de la barrière relationnelle et statutaire entre le soignant et la patient. Il est alors étrange de s’apercevoir que les pratiques « alternatives » sont finalement évaluées et choisies selon les mêmes critères que les pratiques dont elles prétendent se démarquer. Les interlocuteurs désirant les utiliser disent qu’elles doivent répondre à des impératifs de validité, de compétence, et d’efficacité. Vis-à-vis d’elles, ils adoptent un positionnement agnostique, qu’Hammer qualifie de « scepticisme libéral » (p173) : ils n’y croient pas, sans pour autant dire qu’elles ne sont pas valides ou efficaces.
Pour de vraies alternatives en santé
Si Raphaël Hammer ne prend pas vraiment position vis-à-vis du statut des thérapies « alternatives », on peut penser qu’en plus de ne pas avoir fait la preuve de leur efficacité propre, elles ne sont pas des alternatives politiques ou économiques 3. Mais alors, que proposer pour parvenir à un système plus efficace et satisfaisant pour le plus grand nombre ? Quelques éléments de réponse sont esquissés dans cet ouvrage. Hammer postule que la question n’est plus d’être pour ou contre la science, mais plutôt de définir le cadre de son développement, d’instaurer un débat autour des questions éthiques. J’ajouterais à cela que tous les citoyens devraient potentiellement pouvoir y prendre part. Mais pour que les échanges soient fructueux, cela nécessitera de bien poser la cadre épistémologique et théorique de départ (notamment, ce que l’on entend par « science »), et de détecter les argumentations fallacieuses, ce qui nécessite que les participants soient formés au préalable au maniement d’outils d’analyse spécifiques.
À titre individuel, en tant que professionnel de santé, l’ouvrage nous rappelle, s’il le fallait, l’importance du dialogue, du facteur relationnel et de l’attention que l’on doit porter aux aspects psychosociaux de la prise en charge de nos patients. Encore faut-il que notre contexte professionnel nous le permette, où que nous nous octroyons cette possibilité.
Nelly Darbois
- Raphaël Hammer, Expériences ordinaires de la médecine, confiances, croyances et critiques profanes, 2000, Éditions Seismo / Terrains des sciences sociales, 236 p., 26 euros, ISBN : 9782883510456
- Voir notamment cet article qui rappelle des principes épistémologiques essentiels pour les enseignants souhaitant parler de science : ici
- Voir ici l’article La médecine et ses « alternatives » de Richard Monvoisin (2013) qui explicite ce positionnement