Rasoir ancien démonté en 3 pièces

Non, il ne faut pas privilégier l’hypothèse la plus parcimonieuse ! De l’injonction au vraisemblable

Rasoir ancien démonté en 3 pièces

Le rasoir d’Ockham ! Quel outil intellectuel puissant. Ce principe (également appelé principe de parcimonie) nous dit qu’il faut privilégier la théorie avec les hypothèse les plus parcimonieuses. Autrement dit, les hypothèses les plus vraisemblables, les moins coûteuses ou les moins farfelues (nous nous attarderons pas ici sur la signification exacte, vous pouvez aller voir ici). C‘est un outil érigé comme pilier central de la pensée critique qui est enseigné et éculé depuis des siècles bien avant Guillaume d’Ockham d’ailleurs (Une liste des différentes formulations de ce principe à travers l’histoire est disponible sur le site Toupie.org : Les différentes formulations du rasoir d’Ockham). Mais quelle est la portée réelle de ce principe ? Qu’est-ce qu’il nous permet vraiment de dire sur le monde ? Nous allons le voir, le rasoir d’Ockham bien souvent est employé bien au-delà de son domaine d’application. Loin d’être anecdotique, ce mésusage du rasoir d’Ockham est probablement symptomatique d’une certaine manière de faire de l’esprit critique. Nous partirons donc d’une critique spécifique à cet outil pour questionner d’un point de vue philosophique plus globalement notre rapport à la pensée critique (oui, rien que ça !)

Si vous préférez, cet article est également disponible en vidéo ici.

Préliminaire : là ou le rasoir d’Ockham se grippe.

Quel est le problème ?

Commençons par donner deux exemples sur les limites du rasoir d’Ockham.

Le scientifique Randall Mindy du film Don't look up qui fait des calculs sur un tableau

Une équipe de la NASA collecte des données qui indiquent la présence d’un objet astronomique qui n’était pas encore référencé. D’après les études préliminaires, il y a de grandes chances pour que ce soit une petite comète qui passera à quelques centaines de millions de kilomètres de la Terre. Cependant, les mêmes données sont également compatibles avec une comète qui s’écraserait sur Terre dans les prochains mois. Mais ce genre de comète est assez rare et il faudrait qu’elle aie été captée avec un angle très particulier pour correspondre aux données. L’équipe estime pour l’heure à 0,004 % (1 chance sur 25000) la probabilité que ce soit effectivement une comète qui vise la terre.
Est-ce qu’il faut donc privilégier l’hypothèse de la comète inoffensive ? Et dans quelle mesure ? Quid si la probabilité était de 0,000004 % ou 0,4 % ?

Extrait de H où Aymé montre un tableau de reconnaissance de champignon
Non une collerette ce n’est pas une petite couleur !


Prenons un autre exemple : l’autre jour j’étais en forêt et je trouve un champignon (c’est faux je ne trouve jamais de champignon, c’est pour l’exemple). Piètre mycologue que je suis, j’ai du mal à identifier de quel champignon il s’agit. Il me semble cependant reconnaître un cèpe et je me rappelle qu’un ami m’a dit il y a quelques jours que dans ce coin-là presque tous les champignons sont comestibles, d’autant plus si ils n’ont pas de collerette. Tout porte à croire alors que mon champignon est comestible (pour rendre l’exemple plus parlant, vous pouvez d’ailleurs imaginer d’autres indices rendant plus crédible la comestibilité du champignon). Considérant les deux théories T1 : « le champignon est comestible » et T: « le champignon n’est pas comestible », les indices que j’ai en ma possession me poussent donc à croire que la théorie T1 est plus parcimonieuse.
Est-ce que je dois pour autant manger ce champignon ? Autrement formulé, qu’implique exactement le privilège accordé à cette théorie ? Quelle est sa portée ?

Ces deux exemples ont pour but de montrer qu’on ne peut pas se contenter de dire qu’il faut privilégier les hypothèses les plus parcimonieuses sans plus de précision

➤ Complément : Est-ce que ces exemples parlent réellement du rasoir d’Ockham ? (cliquer pour déroulé)

C’est un des retours critique que j’ai reçu à la sortie de cet article, je rajoute donc cette petite note pour ajouter des précisions. En réalité cela dépend ce que l’on entend par « parcimonie » dans principe de parcimonie. Dans une acception classique, la parcimonie correspond au faible nombre d’entités explicatives. Ainsi on préfèrera une explication qui ne fait pas intervenir d’extra-terrestre, de cryptide ou de pouvoir parapsychique si l’on peut s’en passer. De ce point de vue-là, les exemples donnés tape à coté : les théories concurrentes (champignon comestible vs. non comestible dans un cas, météorite dangereuse vs. inoffensives dans l’autre) ont chacune le même nombre d’entité explicative. Il est donc faux de dire que le rasoir d’Ockham dit quelque chose ici de la théorie à privilégier.
On peut cependant considérer une version un peu différente de cette parcimonie en considérant la plausibilité des hypothèses. Cette acception quoique abusive par rapport au sens original du rasoir d’Ockham semble etre toutefois utilisé (c’est celle-ci d’ailleurs qui est présentée et démontrée dans notre article Vers une vision bayésienne de la zététique).

La portée réelle du rasoir d’Ockham

Alors, le rasoir d’Ockham est il faux ? Faut-il l’abandonner dans nos réflexions et nos enseignements ? Non, ce n’est pas nécessaire. En fait il faut plutôt faire attention à ce qu’on lui fait dire. Considérons deux manières différentes de formuler le rasoir d’Ockham :

  1. La théorie la plus vraisemblable est celle ayant les hypothèses les plus parcimonieuses.
  2. Il faut privilégier la théorie ayant les hypothèses les plus parcimonieuses.

Ces deux formulations semblent relativement proches mais en réalité elles ne disent pas la même chose. D’une certaine manière la première formulation est une version faible du rasoir d’Ockham alors que la seconde va plus loin en donnant une valeur prescriptive au rasoir d’Ockham ce qui est, on va le voir, difficilement justifiable. C’est cette seconde formulation du rasoir d’Ockham que nous allons tenter de creuser ici. Et cette formulation du rasoir d’Ockham est relativement commune1. Et moi même, je l’utilise telle quelle la plupart du temps. Par abus de langage et suivant le contexte, ça peut tout à fait être entendable, mais il est intéressant d’investiguer en toute rigueur ce qui ne va pas avec cette formulation et en quoi cela nous renseigne plus généralement sur notre manière de conceptualiser la rationalité et la pensée critique. Détaillons donc la construction de cette formulation prescriptive du principe de parcimonie.

Illustration de la guillotine de Hume

Passer de la première formulation à la seconde sans plus de justification est une erreur de logique : une prescription ne peut se déduire simplement d’une description. C’est un principe fondamentale de logique que l’on appelle la guillotine de Hume. Une autre formulation, que l’on doit à Raymond Boudon2, dit qu’on ne peut passer d’une prémisse à l’indicatif (la première formulation) à une conclusion à l’impératif (la seconde formulation)


Pour avoir une construction logique qui aboutisse à la seconde formulation, il faudrait en réalité deux prémisses :

  1. La théorie la plus vraisemblable est celle ayant les hypothèses les plus parcimonieuses.
  2. Il faut privilégier la théorie la plus vraisemblable.

On peut appeler la première prémisse « rasoir d’Ockham descriptif » et la deuxième « injonction au vraisemblable ». De ces deux prémisses ont peut alors conclure aisément « Il faut privilégier la théorie ayant les hypothèses les plus parcimonieuses » que l’on pourra appeler « rasoir d’Ockham prescriptif ». Mais c’est là que le bât blesse, la seconde prémisse n’est pas gratuite du tout et ne peut pas être mobilisée à la légère. Les deux exemples d’introduction devraient vous en convaincre.

Une autre formulation du rasoir d’Ockham consiste à dire « il ne faut pas accumuler les hypothèses superflues » 3. Encore une fois, cette formulation ne poserait pas de problème si on précise que ce « il ne faut pas » se cantonne au cas où l’on recherche la théorie la plus vraisemblable. Mais, comme nous l’avons vu, un « il ne faut pas » absolu ne tient pas. Ceci étant dit cette autre formulation est intéressante parce qu’elle permet de voir le problème sous un nouvel angle : il existe de nombreux cas où il est en réalité rentable d’ajouter des hypothèses superflues. L’hypothèse du champignon toxique ou celle de la météorite qui pourrait nous écraser aussi peu parcimonieuses soient-elles peuvent être salvatrices pour nous, il est donc rentable de les tenir pour vraies.

La manière dont nous mobilisions communément le rasoir d’Ockham nous a donc permis de mettre en lumière une hypothèse sous-jacente, relativement insidieuse et largement répandue : une injonction au vraisemblable : « La théorie la plus vraisemblance doit être retenue ! ».
Laissons de coté ce cher Ockham pour nous concentrer plus généralement sur l’utilisation de cette hypothèse et sur sa légitimité.

« Tu privilégieras la meilleure hypothèse »

Suivant les contextes, la prémisse d’injonction au vraisemblable est parfois pertinente et parfois elle ne l’est pas. Prenons deux exemples classiques des enseignements de pensée critique :

  • On enferme un chat et une souris dans une pièce. Dix minutes plus tard on y retrouve plus que le chat. On peut alors formuler plusieurs théories : « le chat a mangé la souris », « la souris s’est téléportée », « la souris a tué le chat et a pris son apparence », etc. Cet exemple classique que l’on doit à Stanislas Antczak est souvent utilisé en cours pour illustrer le principe du rasoir d’Ockham.
    Ici il est clair que quand on dit qu’il faut privilégier la théorie ayant les hypothèses les plus parcimonieuses, il est sous-entendu que c’est dans un cadre spécifique où l’on cherche à trouver l’explication la plus vraisemblable dans un exemple théorique. La prémisse d’injonction au vraisemblable peut donc être sous-entendue sans problème.
  • Une femme Cro-Magnon se promenant en foret entend un bruit dans un buisson. Les prédateurs étant rares à cet endroit il est probable que ce soit seulement le vent ou une petite bête inoffensive. La théorie la plus parcimonieuse est donc « ce n’est pas un prédateur ». Faut-il pour autant la privilégier c’est-à-dire la tenir pour vrai4 et agir en fonction ? Non, ce serait trop risqué, s’il s’agit effectivement d’un prédateur elle pourrait se faire attaquer. Accepter l’injonction à la vraisemblance ici serait une erreur de raisonnement en plus d’être une vraie menace pour la survie. La théorie à privilégier est plutôt celle de la présence d’un prédateur c’est à dire la théorie qui a le plus de chance de sauver les fesses de notre aventurière.

On peut alors marquer une différence essentielle entre la théorie la plus vraisemblable et la théorie la plus rationnelle à adopter. Ainsi, il existe des situations où le choix rationnel n’est pas d’adopter la théorie la plus vraisemblable. On pourrait même conjecturer que c’est le cas dans la plupart des situations.

Faisons un petit jeu en guise de dernier exemple. Nous faisons un pari sur la réalité d’une visite extraterrestre. Voici les enjeux :

Photographie de Petit-Rechain supposée représenté un vaisseau extra-terrestre.
L’OVNI de Petit-Rechain reste un véritable mystère ! (Pas du tout)
  • Si aucun extra-terrestre n’a visité la terre au cours du siècle dernier, tu gagnes : je t’offre une chocolatine.
  • Si, au contraire, au moins un extra-terrestre a visité la terre au cours du siècle dernier, je gagne : tu dois boire un poison mortel.

Alors acceptez-vous mon pari ?

Un petit modèle mathématique

Cette section propose d’illustrer la situation au travers d’un modèle mathématique. Si vous n’êtes pas très à l’aise, vous pouvez passer directement à la section suivante.

Une manière d’envisager le problème est de considérer deux éléments :

  • La vraisemblance de la théorie
  • Les enjeux associés à l’adoption de cette théorie.

Il semble alors que la théorie qu’il faut tenir pour vraie doit prendre en compte la vraisemblance des différentes théories pondérées d’une certaine manière par les enjeux associés à chacune de ces théories. Essayons de mathématiser cela : Imaginons une situation dans laquelle s’affrontent deux théories T1 et T2 5 et on note P(Ti) la probabilité (ou la vraisemblance) de la théorie Ti.. On note enfin T* la théorie qu’il faut privilégier, c’est-à-dire la théorie qu’il faut tenir pour vraie. La formulation du rasoir d’Ockham prescriptif « Il faut privilégier la théorie ayant les hypothèses les plus parcimonieuses » L’injonction à la vraisemblance pourrait alors se traduire comme suit :

La théorie T* est telle que P(T*) ≥ P(Ti),

Autrement dit, la théorie à privilégier est celle parmi les deux théories qui a la plus grande probabilité d’être vraie.

Maintenant introduisons une fonction d’utilité u, qui à chaque paire de théorie Ti et Tj associe un nombre u(Ti | Tj) (entre -1 et 1 par exemple) correspondant à la balance bénéfice/coût liée au fait de tenir pour vraie la théorie Ti alors que c’est la théorie Tj qui est vraie. Donc par exemple u(T1 | T2) correspond à l’utilité de tenir T1 pour vrai alors que c’est T2 qui est vraie et u(T1 | T1) correspond à l’utilité de tenir T1 pour vrai alors que c’est bien que T1 qui est vraie. On pourrait alors choisir la théorie T* à privilégier comme ceci :

La théorie T* est telle que
u(T*,T1)×P(T1) + u(T*,T2)×P(T2) ≥ u(Ti,T1)×P(T1) + u(Ti,T2)×P(T2)

Autrement dit, la théorie à privilégier est celle parmi les deux théories dont l’adoption a les plus grands bénéfices attendus. Pour faire un parallèle avec le rasoir d’Ockham, on pourrait appeler ce principe le rasoir de Darwin puisque c’est celui qui maximise les conséquences positives et donc les chances de nous sauver les fesses (le rasoir « Gillette de sauvetage » marche aussi).

On peut ici reconnaître une vieille idée : celle du pari de Pascal. Il vaut mieux croire en Dieu puisque les gains sont infiniment plus grands s’il existe que le sont les pertes s’il n’existe pas. Au moment de faire un choix il ne faut pas seulement considérer la vraisemblance de l’existence ou de la non-existence de Dieu, il faut également considérer les enjeux liés à chacune de ses possibilités.

Afin d’illustrer cette mathématisation qui peut paraître obscure, reprenons l’exemple évoqué ci-dessus de la femme Cro-Magnon. On considère trois théories :

  • T1 : « Il s’agit d’un prédateur » 
  • T2 : « Il s’agit d’une bête inoffensive »
  • T3 : « Il s’agit d’un coup de vent »

Les probabilités associées sont par exemple P(T1 ) = 0,05 ; P(T2 ) = 0,35 ; P(T3 ) = 0,6.
L’injonction à la vraisemblance impliquerait donc de privilégier la théorie T3 : « Il s’agit d’un coup de vent ». Mais, nous l’avons vu, c’est un choix risqué. La théorie T3 n’est donc pas celle à privilégier est elle seulement la plus vraisemblable.

Considérons ensuite les fonctions d’utilité u(Ti, Tj) 6 résumée dans le tableau suivant :

Ti (je tiens pour vrai) ↓ \ Tj (réalité) → T1 : prédateurT2 : bête inoffensiveT3 : coup de vent
T1 : prédateur1
Vrai positif : Je considère que c’est un prédateur et c’est réellement un prédateur
→ Course et survie
-0,02
Faux positif : Je considère que c’est un prédateur et c’est une bête inoffensive
→ Course pour rien
-0,02
Faux positif : Je considère que c’est un prédateur et c’est un coup de vent
→ Course pour rien
T2 : bête inoffensive-1
Faux négatif : Je considère que c’est une bête inoffensive et c’est un prédateur
→ Pas de réaction, mort
0
Vrai positif : Je considère que c’est une bête inoffensive et c’est réellement une bête positive
→ Pas de réaction
0
Faux négatif : Je considère que c’est une bête inoffensive et c’est un un coup de vent
→ Pas de réaction et erreur sans conséquence
T3 : coup de vent-1
Faux négatif : Je considère que c’est un coup de vent et c’est un prédateur
→ Pas de réaction, mort
0
Faux négatif : Je considère que c’est un coup de vent et et c’est une bête inoffensive
→ Pas de réaction et erreur sans conséquence
0
Je considère que c’est un coup de vent et c’est réellement un coup de vent
→ Pas de réaction
Tableau donnant les valeurs de la fonction d’utilité7.

On peut alors calculer pour chaque théorie Ti la somme pondérée des utilités pour savoir laquelle il vaut mieux privilégier :

  • u(T1,T1)×P(T1) + u(T1,T2)×P(T2) + u(T1,T3)×P(T3) = 1× 0,05 – 0,02 × 0,35 – 0,02 v 0,6 = 0,031
  • u(T2,T1)×P(T1) + u(T2,T2)×P(T2) + u(T2,T3)×P(T3) = -1× 0,05 + 0 × 0,35 + 0 × 0,6 = -0,05
  • u(T3,T1)×P(T1) + u(T3,T2)×P(T2) + u(T3,T3)×P(T3) = -1× 0,05 + 0 × 0,35 – 0,2 × 0,6 = -0,05

Ainsi, il convient de tenir pour vrai la théorie T1. Ce qui est en effet le choix le plus rationnel.

D’une certaine manière la formulation du rasoir d’Ockham prescriptive (« Il faut privilégier la théorie ayant les hypothèses les plus parcimonieuses ») est un cas particulier de ce rasoir de Darwin dans lequel on considérerais que toutes les fonctions d’utilité sont égales. Et c’est tout à fait pertinent dans de nombreux cas, notamment quand on est le cul posé en amphi et que l’on cherche la bonne explication pour la disparition d’une souris imaginaire. Mais ça ne l’est plus quand on considère des choix concrets qui ont des impacts matériels dans nos vies.

Oui mais enfin, me dira-t-on, tu chipotes avec tes formules mathématiques et tes nuances sémantiques, personne ne fait cet abus-là ! Et bien, au contraire, il me semble que cela a des effets concrets sur la manière dont on parle et dont on transmet la pensée critique. L’idée (fallacieuse nous l’avons vu) qu’il serait toujours logique de privilégier le plus vraisemblable est, il me semble, un postulat sous-jacent et invisible qui semble assez largement répandu. Nous allons essayer de voir cela dans la partie suivante.

Quelques considérations sur la manière de transmettre la pensée critique

Parler du rasoir d’Ockham était surtout un prétexte. Ce principe reste bien évidement très utile dans de nombreux cas et notamment quand il s’agit de réfuter l’existence d’entité explicative superflue (extra-terrestre, cryptides, phénomènes psy, théières cosmique, licornes invisible et autres dragons dans le garage). Mais son application à des cas concrets est plus délicate et met en exergue une erreur logique que l’on a tendance à faire : considérer que le plus vraisemblable est nécessairement le plus rationnel à adopter. Et c’était plutôt cette idée que l’on voulait souligner ici.

Lutter contre cette idée c’est aussi aller vers une pensée critique plus large en cela qu’elle prend en compte au delà des considérations épistémologique, les conditions concrètes des individus, les enjeux et les intérêts particuliers qui peuvent gouverner a l’adoption d’une position. Cet aspect peut se retrouver dans certaines définition de l’esprit critique comme chez Matthew Lipman qui parle de sensibilité au contexte8 :

La pensée critique est cette pensée adroite et responsable qui facilite le bon jugement parce qu’elle s’appuie sur des critères ; elle est auto-rectificatrice ; elle est sensible au contexte.

Matthew Lipman (1988), « Critical thinking: What can it be? »

Je ne sais pas tout à fait ce qu’entendait Lipman par « sensibilité au contexte », mais il nous semble pertinent d’y voir une sensibilité aux enjeux. L’occasion de souligner que cette conception de l’esprit critique centrée sur la plausibilité n’est pas universelle. La recherche en esprit critique ou les théories du choix rationnel dépassent clairement cette conception là. Mais il semblerait qu’elle soit assez répandue dans une approche classique de la zététique (ce qui n’est pas sans rappeler la très bonne conférence Les deux familles du scepticisme de l’ami Tranxen)

Comprendre des choix jugés irrationnels

Il est d’autant plus intéressant de considérer ce double aspect vraisemblance et enjeux que c’est probablement quelque chose de cette forme-là qui a été sélectionné au fil de l’évolution et qui est effectivement implanté dans nos schémas de prise de décision9. Nous prenons des décisions en combinant ce qui nous semble vraisemblable (but épistémiques) et ce qui nous semble nous bénéficier (but non-épistémiques) 10. Prenons l’exemple d’une personne qui croit en une thèse conspirationniste. Ce n’est pas forcément que la personne croit plus vraisemblable que nous soyons dirigés par des lézards extraterrestres, mais c’est peut-être qu’elle considère plus utile, plus rentable pour elle de le croire. Cette utilité perçue peut d’ailleurs s’expliquer de différentes façons :

  • La personne peut percevoir qu’il vaut mieux croire dans l’existence des reptiliens. Par exemple en se disant que s’ils existent réellement et qu’on l’ignore, le risque de manipulation est énorme. Le risque inverse (y croire alors qu’ils n’existent pas) peut sembler moins grave.
  • La personne peut vivre dans un environnement social où cette croyance est valorisée.
  • Les engagements passées de la personne peut rendre très coûteux de changer d’avis.

Cette lecture permet également de comprendre pourquoi certaines personnes vont privilégier des thérapies alternatives et complémentaires (TAC). Ce n’est pas simplement que ces personnes jugent vraisemblable qu’une thérapie X soit plus efficace qu’une thérapie Y. C’est aussi le coût associé à chacune qui va guider ce choix. Par exemple, les TAC peuvent être perçues sans risque d’effet secondaire, plus en phase avec d’autres valeurs alors que le système de santé classique peut être perçu à la solde d’enjeux financiers ou source de discrimination. Des enjeux que l’on pourra juger pertinents.

De ce point de vue-là, il est difficile de considérer qu’un choix est irrationnel. Il est (presque) toujours rationnel à l’aune des enjeux perçus par l’individu. Ainsi, peut-être est-il un peu simpliste d’affirmer que les personnes qui s’opposaient au vaccin anti-covid était des « cons » sans prendre en compte les enjeux qui ont pu traverser ces individus (le manque de transparence, l’angoisse de la pandémie, la peur du contrôle, l’urgence…) comme cela est bien pointé dans la vidéo Le biais et le bruit de Hygiène Mentale (notamment à partir de 23:40) ou dans la série d’article Les gens pensent mal : le mal du siècle du blog Zet-ethique métacritique.

Ce qu’il faut croire et ce qu’il faut faire

Si l’on reprend une définition classique de l’esprit critique (Ennis 1991) « Une pensée rationnelle et réflexive tournée vers ce qu’il convient de croire ou de faire », il est intéressant de considérer séparément ces deux éléments ce qu’il faut croire et ce qu’il faut faire.

J’ai pensé dans un premier temps que ce qu’il faut croire correspond toujours à l’explication la plus vraisemblance alors que ce n’est pas nécessairement le cas pour ce qu’il faut faire. Pour reprendre deux exemples déjà donnés dans cet article, il serait rationnel de croire que mon champignon est probablement comestible et en même temps de ne pas le manger. Donc de croire en une théorie et d’agir en fonction d’une autre. Il serait rationnel pour la femme Cro-Magnon de croire que ce n’est pas un prédateur et en même temps de partir en courant.

Mais à la réflexion, je ne vois pas de raison pour que ce soit nécessairement le cas. Faut-il toujours accorder notre croyance à la théorie la plus vraisemblable ? On peut même trouver des contre-exemples : une théorie en philosophie de l’esprit affirme que la conscience11 n’existe pas ou du moins qu’elle n’existe pas comme on l’entend. Elle serait plutôt une illusion créé par notre système cognitif. Cette théorie s’appelle d’ailleurs l’illusionnisme. Quand bien même il y aurait des preuves solides de sa vraisemblance, j’imagine qu’il en va de notre santé mentale de ne pas trop y croire.
De la même manière, on pourrait aussi penser à la question de l’existence du libre arbitre. Quand bien même il serait plus probable que le libre arbitre n’existât pas, il pourrait être préférable de continuer d’y croire.

Il me semble qu’il n’y a pas de raison qu’il faille en soi croire en la théorie la plus parcimonieuse. Cela nous pousserait à nouveau à faire un bond périlleux à travers la guillotine de Hume. La prémisse « il faut croire ce qui est vraisemblable » est certes très utile la plupart du temps, il me semble que rien ne l’impose dans l’absolu. J’imagine que la plupart du temps il est même préférable de croire en une version approximative, facilement manipulable et transmissible qu’en la théorie la plus parcimonieuse.

Une vision plus globale de la pensée critique

Considérer que les choix et les actions d’un individu ne se base pas seulement sur ce qu’il considère comme étant le plus vraisemblable, ouvre d’autres pistes de réflexions qui peuvent être prolifiques.

Comme on l’a vu dans les exemples précédents, le recours à des TAC ou les discours conspirationnistes ne peuvent plus se réduire à la bêtise ou la méconnaissance de l’individu. Il convient de prendre en compte les enjeux qu’il perçoit autour de ces questions et qui le poussent à adopter tel ou tel point de vue.

Prenons un nouvel exemple : la question du nucléaire civil. Certaines organisations s’opposent au nucléaire en évoquant le danger qu’il représente (déchets, accidents…). Pourtant des sources sérieuses abondent pour expliquer en quoi la sécurité est très bien contrôlée et les risques assez minimes. On pourrait alors perdre son temps à développer en quoi ces discours sont contraires aux meilleures connaissances actuelles. C’est-à-dire restreindre le champ de réflexion de la pensée critique à une simple question épistémique.
Il semble plus riche de considérer plus globalement les enjeux perçus pour comprendre les différentes positions. Les risques liés au nucléaires peuvent être perçus comme particulièrement angoissants : les échelles de temps très longue, les représentations des catastrophes passées, la méconnaissance d’une technologie extrêmement complexe, … Probablement que ces éléments-là peuvent influencer les positions sur le nucléaire au moins autant qu’un seul point de vue épistémique de la question. Le contexte socio-politique dans lequel prend place cette technologie influence donc la représentation que peut en avoir la population : quel contrôle de la part de la population ? Y a-t-il des intérêts privés ou militaires ? Quelle confiance est accordée au gouvernement ?
Il est probable par exemple qu’un système davantage démocratique (transparence et contrôle sur nos choix énergétiques, médias sans conflits d’intérêts, …) pourrait favoriser l’adoption de points de vue plus informés et raisonnés.

Cela ouvre donc d’autres leviers d’action pour la pensée critique : au-delà de considérer simplement un individu, ses systèmes de croyances, ses stratégies argumentatives… on peut questionner et vouloir modifier le champ informationnel dans lequel il baigne et qui influence ses croyances et ses actions. Pour paraphraser Bertold Brecht : « On dit d’un fleuve emportant tout qu’il est irrationnel, mais on ne dit jamais rien de l’irrationalité des rives qui l’enserrent ».

——-
Un grand merci à mes camarades du Cortecs Jeremy Attard, Céline Schöepfer et Delphine Toquet pour leurs relectures attentives et leurs conseils pour la rédaction de ce texte qui est presque devenu un article collectif !

La verité sortant du puits, tableau de Jean-Léon Gérome

Quand faut-il dépendre son jugement ? Ou l’objectif du scepticisme

La vérité est au fond du puits, nous dit-on1.
Voilà ce que nous répètent les sceptiques de tout poil depuis la nuit des temps : illusions d’optique, faux souvenirs, erreurs de jugement, limites de notre langage, erreurs de logique, sophisme, conformisme social, bulles de filtre, constructions socio-culturelles et toujours la possibilité d’un rêve, d’une simulation ou d’un malin génie, … et puis si ça se trouve vous n’êtes qu’un papillon en train de rêver d’être un humain2.
Les distorsions de l’information sont nombreuses et apparaissent à toutes les échelles. Il est alors tentant, à la manière de Pyrrhon, de sombrer dans l’indifférence, de ne donner pas plus de crédit à ceci qu’à cela, et laisser son jugement suspendu pour toujours. Ou alors il faut décider de dépendre son jugement – si celui-ci est suffisamment affiné.
Cet article propose quelques pistes de réflexion sur cet acte crucial dans la démarche sceptique : la dépendaison du jugement.

Juger et choisir

La vérité est au fond du puits, vous dis-je. Et il y a une solution toute trouvée : n’allons plus au puits. L’univers qui m’entoure m’est éternellement inaccessible – et encore, même ceci n’est pas certain – il n’y a pas de raison d’aller y chercher une quelconque vérité.

C’est, en tout cas, la réponse qu’apporte la première grande école du scepticisme1, celle de Pyrrhon, qui suspend son jugement aussi vite qu’il le peut. « Épochè« , nous dit-il2. C’est la suspension, l’interruption, l’arrêt du jugement. Alors, on s’assoit sur le bord de la réalité et on la regarde défiler.

Appliquer cette doctrine à des enjeux actuels donnerait quelque chose comme ça : Catastrophes écologiques ? Mouais, peut-être ; Inégalités sociales ? Pas plus que ça ; Covid ? J’en sais rien ; Guerre en Ukraine ? Je m’abstient3 ; Tu boiras quand même un petit coup ? Bof, à la rigueur.

Pyrrhon ira voter blanc. Ou il n’ira pas voter. Ou bien il ira. Cela importe bien peu au final. Rien n’est mieux que rien, rien n’est plus beau que rien. Même « rien n’est mieux que rien » n’est pas mieux que « certaines choses sont mieux que d’autres ». C’est dire.

Ainsi, puisqu’il n’affirme rien, le sceptique radical ne se trompe jamais. À la bonne heure. Mais évidemment, en contrepartie, il se condamne à ne plus dire, à ne plus faire, autant dire à ne plus être. Ou à être tout juste une plante.

S’il [le sceptique] ne forme aucun jugement, ou plutôt si, indifféremment, il pense et ne pense pas en quoi différera-t-il des plantes ?

Aristote, Métaphysique4

Cela semble être une position bien peu satisfaisante.
Pourtant, la suspension du jugement, lorsqu’elle est appliquée temporairement, est une position épistémologiquement très saine, voire indispensable. Tant que je ne connais pas suffisamment un sujet, il est raisonnable de rester prudent, jusqu’à ce que la cumulation de connaissance me permette de trancher.

S’il veut prétendre être davantage qu’un cactus au soleil, le sceptique doit, tôt ou tard, faire le choix de dépendre son jugement qu’il avait soigneusement suspendu quelque temps.

“Certes, nous pouvons pour un moment déclarer que tout est égal, que la réalité n’est qu’un rêve. C’est très bien, cela nous fait sourire comme Bouddha ; mais ensuite, si nous choisissons de continuer à vivre dans la réalité, nous ne pouvons que nous remettre en jeu, comprendre et choisir. Nous pouvons se faisant continuer à sourire, mais nous ne continuons pas moins à nous mettre en jeu, à comprendre et décider.[…] Parce que juger et choisir est la même chose que penser et vivre”

Carlo Rovelli, Anaximandre ou la naissance de la pensée scientifique

Photo de Carlo Rovelli devant un tableau noir
Carlo Rovelli, physicien et philosophe des sciences, devant un tableau noir avec des équations (ça fait plus intelligent)

Cette position philosophique s’appelle scepticisme scientifique. On suspend prudemment son jugement (c’est la partie sceptique), jusqu’à ce que toute la puissance de la rigueur et de la démarche intellectuelle (c’est la partie scientifique) nous en libère. C’est ce que nous appellerons ici « dépendre son jugement ».

Mais donc une tension apparait : la vérité absolue nous est à jamais étrangère et pourtant il faut finir par trancher. Trancher ce qui est suffisamment fiable pour qu’on puisse le tenir pour vrai.
Et réfléchir à la manière dont on fait ce choix semble crucial pour avoir une démarche sceptique raisonnable.

Quand faut-il « dépendre » son jugement ?

Considérons une affirmation A sur un sujet que je ne connais vraiment pas. Dans un premier temps, je n’exprime pas mon opinion sur le sujet. C’est ce que l’on appelle la suspension du jugement et c’est une position épistémologiquement saine (manière un peu pompeuse de dire « c’est pas con »).
Découvrant de mieux en mieux le sujet, j’accorde à l’affirmation A une vraisemblance croissante.
Mais à partir de quel degré de confiance en A, par rapport à non-A, est-il judicieux de commencer à exprimer mon opinion sur le sujet ? 51 % ? 75% ? 99% ? 100% ?
La réponse sceptique radicale serait 100% – autrement dit jamais – alors qu’une réponse assez crédule serait 51%.

Précisons, avant d’aller plus loin, que cela dépend fortement du contexte : je m’exprimerais avec plus ou moins de prudence suivant que ce soit au cours d’un repas de famille, d’une publication sur les réseaux ou d’un article scientifique. Mais ceci étant dit, cela ne change pas grand-chose à la suite de l’article.

Probablement que le plus judicieux est de naviguer quelque part entre ces deux positions. Mais pour trancher, il faut répondre à une question fondamentale : Qu’est-ce que l’on vise ?
Finalement, pourquoi sommes-nous sceptique, zététicien, ou penseur critique (selon votre terminologie préférée) ?5
L’importance de cette question était déjà identifiée par le philosophe David Hume :

Car voici la principale objection et la plus ruineuse qu’on puisse adresser au scepticisme outré6, qu’aucun bien durable n’en peut jamais résulter tant qu’il conserve sa pleine force et sa pleine vigueur. Il nous suffit de demander à un tel sceptique : Quelle est son intention ? Que se propose-t-il d’obtenir par toutes ces recherches curieuses ? Il est immédiatement embarrassé et ne sait que répondre.

Hume, Enquête sur l’entendement humain, cité dans Le scepticisme, Thomas Bénatouil

David Hume

Hume reconnait par ailleurs la puissance des principes sceptiques. Selon lui, ceux-ci « fleurissent et triomphent dans les écoles où il est difficile, sinon impossible, de les réfuter ».
Il leur reproche en revanche leur inutilité quand ils sont employés dans leur « pleine force » : « Mais un pyrrhonien ne peut s’attendre à ce que sa philosophie ait une influence constante sur l’esprit, ou, s’il en a une, que son influence soit bienfaisante pour la société ».

Héritier de ce scepticisme, les zététiciens aujourd’hui ne tombent pas dans le piège de l’indifférence interminable des pyrrhoniens qui laissent pour toujours leurs jugements suspendus. Non, bien au contraire, les zététiciens, dépendent leur jugement : ils démystifient, ils enquêtent, ils trouvent, ils se positionnent, ils s’opposent, ils twittent, etc.
Ceci dit, cela ne devrait pas nous exempter de répondre à la question de Hume : Qu’est-ce que l’on vise en faisant cela ? Quelle règle permet de trancher si un niveau de connaissance est suffisant pour donner son avis ?

Ce qui est et qui doit être

Pour trancher sur ce qu’il faut faire, ou autrement dit, ce qui doit être, il peut-être utile de s’en remettre au principe de la guillotine de Hume7 que l’on pourrait formuler ainsi : « Ce qui doit être ne peut se déduire de ce qui est« .

Une proposition sur ce qui doit être, que l’on qualifiera de prescriptive (ou normative, éthique, morale, axiologique, politique selon les contextes) ne se déduit pas d’une proposition descriptive – sur ce qui est – mais d’une autre proposition prescriptive8.
Par exemple : la proposition prescriptive « L’homéopathie doit être déremboursée » ne peut se déduire ipso facto de la prémisse descriptive « L’homéopathie n’a pas d’effet propre ». Il faut y adjoindre une autre prémisse prescriptive comme « Ce qui est inefficace doit être déremboursée ». Dans ce cas, la démonstration est rigoureuse (ce qui ne signifie pas que la conclusion est vraie, mais que la véracité des prémisses implique la véracité de la conclusion).

Ainsi, pour savoir quand dépendre son jugement, inutile de contempler l’univers ou de charcuter des équations mathématiques. Ce n’est pas dans ce qui est que l’on trouvera une réponse. Il faut avant tout adopter une prémisse prescriptive. Il faut s’adosser à un système éthique, une règle (ou un ensemble de règles) axiomatique qui guident ce qu’il est éthique de faire ou de ne pas faire, ce que l’on considère comme bien et mal9.

En conjuguant des propositions prescriptives à des descriptions factuelles, il est alors possible de déduire de nouvelles affirmations prescriptives.

Illustration du principe de la guillotine de Hume
Illustration du principe de la guillotine de Hume

Ce prisme-là permet, d’ailleurs, de justifier la position des sceptiques pyrrhoniens. Leur objectif primordial est d’atteindre l’ataraxie, c’est-à-dire l’absence de trouble. Voilà donc leur prémisse prescriptive.
D’autre part, ils développent un argumentaire qui ressemble à cela : La suspension du jugement (épochè), engendre l’absence de jugement (adoxastous) qui engendre l’absence d’affirmation (aphasie). Enfin, puisque ne rien affirmer épargne les déceptions, erreurs et faux espoirs, il s’ensuit l’absence de trouble (ataraxie). 10.
Conclusion implacable : Il faut toujours suspendre son jugement.

Guillotine de Hume appliquée au pyrrhonisme
Guillotine de Hume appliquée au pyrrhonisme

Il est évidemment possible de discuter de cette construction argumentaire en prenant soin de traiter les propositions descriptives et prescriptives en tant que telles. Il n’y a pas de sens à dire que la recherche de l’ataraxie est vraie ou fausse, comme il n’y a pas de sens à dire que le fait que l’aphasie implique l’ataraxie soit bien ou mal.

« Le sceptique, parce qu’il aime les hommes… »

La construction précédente n’est qu’une interprétation du scepticisme pyrrhonien – peut-être un peu naïve – qui ne rend pas entièrement hommage à cette pensée complexe qui ne se laisserait pas si simplement capturée dans un cadre aussi rigide.
Voyons maintenant, une autre interprétation du pyrrhonisme, qui permet également d’illustrer le principe de la guillotine de Hume. Elle se fonde sur cet extrait de Sextus Empiricus :

Le sceptique, parce qu’il aime les hommes , veut les guérir par le discours autant qu’il le peut, de la témérité et de la présomption dogmatique.

Sextus Empiricus , Esquisses Pyrrhoniennes

D’après ce passage, le principe prescriptif fondateur du scepticisme serait l' »amour des humains » ou autrement la défense des individus11 . En le conjuguant à une proposition descriptive implicite ici (quelque chose comme « La présomption dogmatique nuit aux humains »), on en déduit qu’il faut lutter contre la présomption dogmatique.

Interpertation de Sextus Empiricus du point de vue de la guillotine de Hume
Interprétation de Sextus Empiricus du point de vue de la guillotine de Hume

Petite parenthèse : ce passage semble mettre à jour un paradoxe entre deux justifications du scepticisme. D’une part la recherche de l’ataraxie, qui justifie de suspendre éternellement son jugement, d’autre part un engagement « humaniste » qui, semble-t-il, peine à justifier cette incessante aphasie (Si « le sceptique aime les hommes » doit-il suspendre son jugement devant les pires des injustices ?).
Une réponse à ce paradoxe est peut-être donnée un peu plus loin dans le texte de Sextus Empiricus dans un paragraphe intitulé « Pourquoi le sceptique s’applique-t-il parfois à proposer des arguments d’une faible valeur persuasive ? »

[Le sceptique] use d’argument de poids propres à venir à bout de cette maladie qu’est la présomption dogmatique pour ceux qui sont fortement atteints de témérité, mais il use de plus léger pour ceux qui sont superficiellement atteints par le mal de la présomption et facile à soigner et qu’il est possible de rétablir par une persuasion plus légère.

Sextus Empiricus, Esquisses Pyrrhonienne

Sextus Empiricus

Ce point de vue pourrait expliquer la position extrême des sceptiques de l’antiquité : en réalité, la force de leur discours s’adapte en fonction de leur interlocuteur et ce seraient les arguments les plus radicaux qui auraient été retenus par l’histoire.
Peut-être alors que le vrai projet pyrrhonien n’était pas tant de défendre un doute absolu et inconditionnel, presque insensé, mais plutôt de protéger les hommes des discours dogmatiques et la tradition n’aura retenu que les positions les plus radicales qu’ils tenaient face à leurs adversaires les plus coriaces. Peut-être.

Refermons cette parenthèse antique qui permettait surtout d’illustrer différentes constructions argumentaires qui aboutissent à différents projets sceptiques : suivant la prémisse prescriptive qui fonde le discours, les conclusions peuvent différer. Elle influence donc notre rapport à la suspension du jugement, mais pas seulement. Elle guide également le choix des sujets que l’on va traiter, le ton que l’on va adopter, l’audience à qui l’on veut diffuser ces idées, etc.

Prenons un exemple.
Considérons les deux propositions descriptives suivantes : « X prétend être atteint de la pathologie P »; « Il est très probable que X ne soit pas vraiment atteint de la pathologie P ». Doit-on, face à une telle situation, suspendre son jugement sur ce qui est vrai ou faux et sur ce qui est bien ou mal de faire ?
La réponse dépend de la prémisse prescriptive ; par exemple : « Il faut maximiser le bonheur de X », « Il faut dévoiler coute que coute la vérité sur P », « Il faut informer au mieux sur P sans nuire à X », etc.

Posture morale par défaut

Est-il possible d’échapper au choix ?

Non seulement le sceptique doit choisir. Mais pire, il le fait. Aussi attaché soit-il à la suspension du jugement, un sceptique finira tôt ou tard par choisir. La prétention à une indifférence absolue ne survit guère en dehors du confort d’un cabinet de philosophe. Elle s’évapore à l’instant où l’on quitte ces élégantes constructions mentales.

« Comme le doute sceptique résulte naturellement d’une réflexion profonde et intense […], il augmente toujours à mesure que nous poursuivons nos réflexions, qu’elles s’opposent à lui où lui soit conformes. Seules la négligence et l’inattention peuvent nous apporter quelques remèdes.
C’est pourquoi je leur fais entière confiance et j’admets sans discussion que, quelle que soit l’opinion du lecteur à cet instant, il sera dans une heure persuadé qu’il existe à la fois un monde extérieur et un monde interne ».

David Hume, Traité de la nature humaine, I,IV, II

Ainsi, impossible de se croire exempté de la laborieuse tâche qui consiste à s’interroger sur le fondement de son entreprise sceptique.
Que ce soit réfléchi ou non, toute démarche sceptique (et intellectuelle plus généralement) s’appuie sur des hypothèses sous-jacentes sur ce qui doit être.
La vérité est au fond du puits. Qu’est ce qui me donne suffisamment soif pour m’y pencher ?

Quelles valeurs par défaut ?

On pourrait alors réfléchir, à ce qui guide inconsciemment les choix moraux, aux prémisses prescriptives que l’on applique par défaut sans en avoir conscience. On prendrait alors le risque de sortir du champ de cet article (et de mes compétences) alors que d’autres l’ont déjà fait très bien (ici par exemple, ou plus récemment ).
Simplement, il semble que l’on peut remonter à quelques invariants dans notre manière de faire des choix inconscients parmi lesquels la consistance avec son groupe social. Qu’on l’appelle conformisme à la façon de Asch, ou capital symbolique à la manière de Bourdieu, notre conception du monde, et à fortiori notre conception du bien, s’aligne souvent sur la conception que s’en font nos semblables.

Beaucoup de nos actions sont mises en œuvre, non pas pour ce qu’elles sont, mais pour acheter le regard de l’autre.

Aurélien Barrau, extrait de conférence samplé dans Nouveau Monde de Rone.

Évidemment, les milieux sceptiques ne sont pas épargnés par ce mécanisme et certains comportements ou prises de position sont motivés, au moins partiellement, non pas par leur valeur épistémique intrinsèque ou leur bénéfice espéré, mais par ce qu’elles sont valorisées par la communauté.
Que ce soit dans le choix des sujets, dans le ton adopté, dans l’audience visée. Ainsi, semblent apparaitre certaines valeurs qui s’éloignent de la démarche sceptique et humaniste défendue il y a 2000 ans déjà par Sextus Empiricus : le sceptique, parce qu’il aime les hommes…

Application : Zététique et psychophobie.

Certains discours reprochent à la zététique d’être psychophobe notamment en ce qu’elle utiliserait à tort le champ lexical de la psychiatrie et/ou banaliserait des termes péjoratifs sur la santé mentale (fou/folle, démence, parano, perché, …). Une synthèse de cette critique peut être retrouvé dans l’article « Zététique & Psychophobie » de Sohan Tricoire.
D’autres voix se sont élevées contre cette critique parce qu’elle leur paraissait infondées, moralisatrice ou inutilement tatillonne.

Du haut de mon ignorance, difficile d’avoir un avis péremptoire sur la question :
Quel est l’impact réel de l’utilisation de ces termes ? Est-ce que le fait de décrire ces termes comme violents ne contribue-t-il pas, justement, à les faire ressentir comme violents ? Cette critique procède-t-elle, comme on peut l’entendre, d’une pureté militante propre à la culture « woke » ?
D’un autre coté, les personnes qui s’opposent à cette critique ne sont-elle pas, simplement sur la défensive face à un discours qui remet en cause leurs habitudes et qui les accuse d’une certaine violence ?
Est-ce que je peux, moi, remettre en question la violence ressentie par d’autres ? Et d’ailleurs, n’étant pas concerné, est-il judicieux que je m’exprime sur cette question ?

Toutes ces questions demandent des connaissances en linguistique, en psychologie, en sociologie, en philosophie voire en politique, que je n’ai absolument pas. De ce fait, comment me positionner face à cette question ?

Si, à la manière de Sextus, on adopte la défense des individus comme objectif premier, il en découle (assez naturellement) que la défense des individus marginalisés ou soumis à des oppressions, est d’autant plus important.
Ainsi, face aux doutes que je peux avoir, mon raisonnement revient à cet objectif premier et, dans certains contextes au moins, il me semble plus important de défendre la voix des oppréssé.e.s que de laisser mon jugement suspendu.

Il me semble que personne (ou peu) refuserait consciemment la posture « humaniste » proposée ici et déciderait à la place d’adopter un autre objectif comme le triomphe coute que coute de la vérité.
En réalité, ce qui empêche certaines personnes d’adopter cette position « humaniste » relève davantage d’un aveuglement par rapport à leur valeur morale implicite qui risque de se retrouver de facto calqué sur une idéologie dominante. Ce qui ramène à l’importance cette question déjà posée plus haut : « Qu’est ce que l’on vise ? »

Le droit, enfant abandonné de l’épistémologie ? – Entretien avec Oriane Sulpice

Oriane Sulpice - droit (Grenoble, France)
Oriane Sulpice en pleine réflexion

Bonjour Oriane, au CORTECS, nous faisons des stages pour doctorant·es, et c’est comme ça que nous nous sommes rencontré·s. Nos compétences en droit sont assez réduites, et nous y arrivons essentiellement par deux chemins, soit par la philosophie morale, soit par des exemples d’usages de techniques mensongères ou frauduleuses et tombant (ou non d’ailleurs) sous le coup de la loi. Il en existe un troisième, que nous arpentons avec grosses chaussures de marche et protections aux genoux : la scientificité de cette discipline. On voit bien que le droit a une cohérence interne, à l’instar des mathématiques par exemple. On constate aussi que le droit réagit au réel, en fonction des nouveaux cas, des jurisprudences, etc. Bref, les sciences juridiques revendiquant le mot « science », nous aimerions documenter un peu cela.

Si j’ai bonne mémoire, lors de notre réflexion commune, tu as commencé par dire que les juristes mettent en avant deux grands modèles, deux grands paradigmes, qui orientent la façon de travailler pour les juristes et de concevoir les lois. Peux-tu nous dire lesquels, et leurs différences fondamentales ?

Oui, effectivement, les juristes mettent en avant qu’il existe deux modèles, présentés CorteX_lady-injusticecomme antagonistes : le positivisme juridique, d’un côté, qui s’opposerait au jusnaturalisme. Il nous faut expliciter ces termes tant bien que mal.

La définition du positivisme juridique, d’abord : ça commence mal, il ne fait pas consensus1, néanmoins tou·tes les auteur·es s’accordent sur le fait que le positivisme juridique consiste à travailler sur le droit en vigueur, c’est-à-dire les lois, règlements et jugements existants à un moment donné. Les positivistes juridiques travaillent sur ce qu’on nomme le droit positif, du latin positum, « posé », pour désigner le droit tel qu’il existe réellement. Dans ce modèle, la science du droit consiste à décrire le droit tel qu’il existe, sans jugement de valeur, sans chercher ce qui est fondamentalement juste. Sa base de travail est l’état des règles juridiques à un instant précis.

Peut-on dire que les positivistes juridiques sont des technicien·nes de la science juridique ? Peu importe où va le véhicule, les positivistes le réparent, le modifient… ?

Effectivement, c’est l’image qu’ils et elles renvoient, et qui est critiquée parfois par les opposant·es, les jusnaturalistes. Les positivistes se soucient de la cohérence de l’ordre juridique, mais ne jugent pas son contenu au regard de valeurs. C’est une conception moniste du droit.

Que veux-tu-dire par « conception moniste du droit » ?

Pour saisir ça, faisons un détour vers l’autre courant, le jusnaturalisme (qui vient de jus naturale, le droit naturel) : on y postule qu’il existe un droit positif, mais qui englobe le droit naturel qui prévaut sur le droit positif. Mais alors, qu’est-ce que le droit naturel ? Pour les jusnaturalistes, le droit naturel préexiste à notre existence. Ce serait un ensemble de normes non écrites, qui découlent de valeurs fondamentales, et le droit positif doit être conforme à ces normes non écrites. C’est par exemple le droit à l’éducation ou à la santé d’un enfant, le droit au logement, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, etc. Ce droit naturel est tiré de principes éthiques et moraux qui s’imposent aux législateurs et législatrices lorsqu’ils et elles élaborent le droit positif. Et le droit positif doit être en conformité avec le droit naturel. Il faut étudier ces principes moraux et ne considérer comme valide que le droit qui respecte ces principes. Cette conception est dualiste : d’un côté le droit naturel, d’où découle, de l’autre côté, le droit positif, tandis que chez les positivistes, il n’y a « que » le droit positif. C’est pour ça qu’on dit « moniste ».

Selon le positivisme, il faut obéir aux lois en tant que telles. Et selon le jusnaturalisme, il faut  créer des lois et leur obéir uniquement si elles sont conformes au droit naturel, c’est-à-dire aux principes moraux et éthiques qui prévalent dans nos sociétés.

Donc pour les jusnaturalistes, il y a un droit naturel, qui se formalise en droit positif, mais ce qui compte, c’est le droit naturel ?

Oui exactement.

Évidemment chaque modèle caricature un peu les positions de l’autre pour mieux les critiquer et les détruire, mais il y a de vrais problèmes de fond. Les positivistes par exemple reprochent aux jusnaturalistes leur croyance d’un droit inhérent ou pire, préexistant à l’humain. Or, disent les positivistes, son contenu ne pourrait faire l’objet d’une définition stable et universelle qu’au prix d’un consensus général sur la nature humaine, ce qui est loin d’être facile (il suffit de regarder les différences de droits entre hommes et femmes dans divers endroits du monde). En outre, les jusnaturalistes ajoutent que l’application réelle de ce droit naturel supposerait qu’il soit transposé dans les divers systèmes juridiques – et donc sanctionné par des autorités disposant du pouvoir de coercition – donc, c’est-à-dire traduit en droit positif.

En gros, quand bien même il y aurait un droit naturel, il faudrait qu’il se traduise en droit positif, donc on retombe chez les positivistes.

Oui. Bien sûr, les jusnaturalistes reprochent aux positivistes leur fétichisme de la règle de droit positive, l’idée que pour ces dernièr·es le droit est gravé dans le monde, comme les lois de la physique. En réalité on trouve toutes sortes de jusnaturalistes, qui prendront selon leurs affinités comme référence la nature humaine, Dieu, la Nature…. Les positions sont très diverses, mais le tronc commun est le suivant : le droit doit être conforme à un droit naturel. Que ce droit naturel soit issu de Dieu, de la Nature ou d’une certaine idée de la nature humaine, il dépend des choix philosophiques, religieux, spirituels de l’auteur·e. Et il est évident que des conceptions antagonistes de ce qui est « juste » amène à des conclusions juridiques différentes.

Pour te donner un exemple, les jusnaturalistes ont notamment reproché aux thèses positivistes d’approuver l’existence du droit nazi. Cela est caricatural et ne nourrit pas le débat.

Je t’arrête un instant. Le droit nazi est un droit positif, centré sur un corpus législatif précis, et donc effectivement des juristes positivistes peuvent s’amuser dans cette cour de récréation, sans remettre en cause quoi que ce soit. Mais ce droit positif, pourtant, venait bien d’un droit naturel, pourtant, du type « droit du plus fort », ordonnancement des races. Donc même des jusnaturalistes nazi·es auront pu cautionner ce système.

Oui tu as raison. Les positivistes étudient le droit en tant que forme, et travaillent les règles de droit sans se soucier de leur fond. Ils et elles ne se préoccupent pas des justifications philosophiques, morales, politiques ou religieuses de l’existence d’une règle CorteX_juristesde droit.

En fait pour les positivistes le droit positif est le droit tel qu’il existe, celui qui est directement observable dans les textes de droit ou les jugements. Il existe par les textes de lois édictés par celles et ceux qui en ont la compétence. Le droit n’est pas gravé dans le monde mais dans des textes de droit, qui peuvent changer, selon les décisions de celles et ceux qui ont la compétence d’édicter ces textes.

Prenons un exemple, à propos de la Révolution française : on peut penser à l’opposition entre Edmund Burke, jusnaturaliste, et la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen de 1789. Ces droits expriment une vision différente de ce qu’est le droit naturel pour Burke. L’article 2 cette déclaration dispose « Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’Homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté, et la résistance à l’oppression. ». Pour Burke, cette déclaration est invalide car elle va à l’encontre de sa conception du droit issu de la nature. Pour lui, la nature est un ensemble de coutumes sociales et familiales qui tendent d’elles-mêmes vers la perfection. Or cette Déclaration est un ordre social imposé qui coupe court à cette évolution « naturelle » vers un perfectionnement. Il critique de même les droits de l’Homme, car selon lui la volonté universaliste qu’ils expriment nie l’ensemble des traditions et coutumes qui différencient chaque peuple.

Le positivisme, regroupe-t’il lui aussi un grand nombre de théories du droit différentes ?

Oui, et parfois contradictoires entre elles. De plus, certain·es positivistes versent aussi dans l’idéologie, en confondant la description de ce qui est à la prescription de ce qui devrait être, la fameuse is/ought fallacy, ou guillotine de Hume (cf. Être ou devoir être, telle est la question : La guillotine de Hume, CORTECS). On peut penser notamment à l’exaltation de l’État par certain·es théoricien·nes, qui reprennent à leur compte le discours fourni par les institutions étatiques pour en faire une théorie. Nous verrons plus bas l’exemple relatif à l’intérêt général érigé comme principe directeur de l’action de l’État par les juristes. On passe alors à une théorie érigée à partir d’une idéologie, ce qui paradoxalement les rapproche du jusnaturalisme tant combattu.

Notons que le positivisme est clairement dominant dans le champ universitaire.

Cette opposition entre positivistes et jusnaturalistes est-elle la seule qui existe ?

Non, il existe aussi une opposition entre juristes positivistes et sociologues à propos de l’étude du droit. Les juristes étudient le droit comme phénomène autonome des autres faits sociaux. Une bonne part des sociologues considèrent le droit comme un fait social parmi d’autres, et le considèrent comme un registre normatif parmi les autres (il existerait aussi des normes sociales, religieuses, morales etc.). Les sociologues étudient les faits sociaux menant à la création d’une règle et ceux menant à l’application d’une règle de droit. L’école du sociological jurisprudence2, à la fin du XIXème siècle, par exemple, fait la distinction entre law in books et law in action. Law in books, c’est le droit positif, écrit dans les codes juridiques. Law in action, c’est le droit tel qu’il est interprété et appliqué par les juristes, notamment les juges. Le sociological jurisprudence introduit l’idée que pour comprendre le droit, il faut étudier les textes de droit en même temps que l’application et l’interprétation qu’en fournissent les individus. Ce courant introduit aussi l’idée que les sciences sociales peuvent permettre de mieux comprendre le droit, notamment le law in action.

Les juristes reprochent aux sociologues leur faible connaissance des contraintes juridiques qui pèsent sur les acteurs juridiques. A contrario, chez la majorité des juristes, les contraintes sociales ou psychologique exercées sur les organes et individus chargés d’appliquer les normes ne sont pas prises en compte. Pour beaucoup de juristes, les individus sont des individus dénués de déterminants psychosociaux.

En soi, sont inutilisées la sociologie critique, les habitus3, les classes sociales, les formes de domination ?

On ne peut pas dire que ces dimensions sont complètement niées. Simplement les juristes ne prennent pas cela en compte dans leur étude du droit. Leur étude porte sur le droit, et non dans l’étude des comportements sociaux. La science du droit, en ce sens, porte sur un recensement et une classification des règles de droit existantes. Les juristes ne s’interrogent que peu ou pas sur l’interaction entre normes sociales et normes juridiques. Ils et elles portent peu d’attention à la vie des acteurs et actrices chargés de l’élaboration et de l’application du droit.

Mais il y a des spécialistes du droit qui ne sont pas d’accord avec ce positivisme ?

Certain·es auteurs·es vont plus loin, en critiquant fortement l’épistémologie de la science du droit mise en avant par les positivistes. Michel Miaille4 par exemple se qualifie d’auteur « critique », car il entend présenter le droit de manière scientifique, c’est-à-dire qu’il entend débarrasser la science du droit de ses « obstacles épistémologiques », au sens donné par Gaston Bachelard5, c’est-à-dire au sens des embûches d’appréciation qui viennent se dresser entre l’envie de savoir des scientifiques et l’objet du savoir. Selon Miaille, ces obstacles sont des empêchements non conscients à produire un travail scientifique, et sont fortement ancrés dans la culture des juristes. Il en donne trois.

Premièrement, il pointe la fausse transparence du droit, qui signifie que les positivistes présentent immanquablement l’étude des règles de droit comme objective et neutre sur un plan politique et moral. Les juristes positivistes pensent que seule l’étude des règles de droit permet de comprendre le droit. Il existerait donc une confusion entre l’observation qu’il existe des règles de droit dans une société, et la définition du droit comme objet de recherche. L’objet de recherche des juristes est ainsi défini de manière trop faible. Ces dernièr·es considèrent que seule l’étude des règles de droit permet de comprendre le droit et que le droit reflète complètement la société dans laquelle il se forme.

Deuxièmement, Miaille pointe l’idéalisme juridique, c’est-à-dire que les juristes positivistes vont prendre les notions que leur renvoie le droit comme explication du monde. Les notions juridiques sont idéalisées, et transformées en explication du monde qui les entoure. Miaille prend l’exemple de la notion d’« intérêt général ». L’intérêt général est devenue une notion explicative de l’action de l’État, par exemple pour les auteurs de l’école du service public du début au XXème siècle6. De même, un universitaire contemporain comme René Chapus, écrit en 2001 que les pouvoirs détenus pour l’administration lui servent à « assurer au mieux le service de l’intérêt général »7. L’idéalisation de la notion d’intérêt général conduit à véhiculer une image idéalisée de l’action de l’administration. Ce qui conduit les juristes à véhiculer une image idéalisée de la société, telle que renvoyée par les textes de droit étudiés. Si, par exemple les textes juridiques et acteurs juridiques induisent que la notion d’intérêt général est la raison de l’existence de l’État, les juristes vont en faire une théorie. L’État est alors la réalisation de l’intérêt général pour les juristes, qui oublient de questionner ce que disent les textes de droit. Ils et elles oublient l’explication historique et sociale de l’État. Dans cette optique, M. Miaille reproche aussi aux juristes d’être fortement imprégné·es de philosophie hégélienne. Pour Hegel, l’histoire a un sens, elle est guidée par une finalité. Ainsi, sans même en avoir forcément conscience, les juristes reproduiraient ce schéma avec la notion d’État. L’existence de l’État aurait donc un sens précis, celui de réaliser l’intérêt général.

Troisièmement, il critique ce qu’il appelle la supposée indépendance de la science juridique. En effet, les juristes feraient du droit un phénomène social parfaitement isolé des autres phénomènes, aussi doit-il donc être étudié indépendamment. C’est ce que critiquent évidemment aussi les sociologues du droit. Michel Miaille préférerait que le droit soit un objet abordé par le prisme de plusieurs disciplines, telles que l’histoire et la sociologie.

Son analyse est rejointe par des chercheur·es qui pensent que les théories juridiques créent une « illusion scientifique »8. Les théoricien·nes du droit, notamment positivistes, auraient voulu dissocier la théorie du droit de la philosophie du droit, et pour cela ont voulu faire un travail descriptif et qui se veut neutre, en décrivant le droit comme il est, on ne porte pas de jugement dessus. Cela apparaît à leurs yeux comme un gage de scientificité. Malheureusement, pour tout:e scientifique, la neutralité est illusoire, puisque toutes de sortes de biais nous affectent. De plus, on ne peut pas vraiment dire que la description systématique de règles de droit et des institutions juridiques s’apparente à une méthode hypothético-déductive, permettant d’écarter et de préciser des théories scientifiques. En effet, décrire ne permet pas d’expliquer ce droit. La description des règles de droit peut être faite par un·e universitaire ou par un·e professionnel·le du secteur (juriste, avocat·e, juge, etc.). Il suffit de regarder qui écrit les manuels ou les articles dans les revues juridiques dans lesquels ces descriptions sont écrites. Dès lors, la description des règles n’est dont pas un critère discriminant pour affirmer qu’une personne effectue un travail scientifique. De plus, les juristes affirment que l’objet de leur recherche leur est donné, c’est le droit positif. La description peut être opérée à l’infini tellement il existe des règles de droit. Or, un travail scientifique construit son objet de recherche, en formulant des hypothèses et en élaborant un protocole permettant de les tester.

On dit en épistémologie que c’est la prédictibilité d’un système qui en fait sa valeur. Laquelle de ces deux écoles, positiviste ou jusnaturaliste, offre la meilleure prédictibilité ?

En fait, il existe un profond vide dans la réflexion épistémologique en droit. La réflexion sur les méthodes est de même extrêmement pauvre.

Certain·es auteur·es proposent un protocole de vérification. Mais en fait, il s’agit d’établir un protocole de vérification… pour vérifier si les hypothèses avancées concernant le sens d’une règle de droit sont confirmées par la décision du juge. Cet empirisme doit donc servir à prédire les décisions de justice… À mon avis, on n’est pas loin de la « futurologie » ! Le sociological jurisprudence dont je te parlais précédemment avait pour volonté de prédire les décisions de justice grâce aux méthodes des sciences sociales.

Cette pauvreté de la réflexion épistémologique est assumée par certain·es juristes, qui font de la science du droit une discipline de commentaire des lois et de prédiction des décisions des tribunaux. Or, cela ne s’appelle pas de la science, mais de la dogmatique, de la doctrine. La doctrine juridique est l’ensemble des opinions émises par les universitaires et les juristes sur le droit, qui s’expriment dans des manuels ou des revues juridiques9. La doctrine est présentée comme une source de droit, et effectivement, les professionnel·les du droit s’y réfèrent. Je l’ai moi-même expérimenté en stage. Quand un·e client·e par exemple demande ce que signifie une loi qui vient de sortir, et sur laquelle il n’existe encore aucune application ni aucune jurisprudence, tu fouilles les revues juridiques pour regarder ce qu’en a dit la doctrine du droit, et tu te débrouilles avec ça. De même, le/la rapporteur·euse publique du Conseil d’État peut parfois construire sa réflexion avec l’aide de la doctrine, il suffit de lire certaines conclusions.CorteX_death_of_the_justice_Quadraro

La doctrine est donc une réelle source du droit car elle inspire les juristes chargés de sa création. De plus, certain·es professeur·es de droit font souvent partie de commissions chargées de rendre des rapports proposant des réformes du droit dans tel ou tel domaine. La doctrine a une réelle utilité pour les professionnel·les du droit. Elle a une vocation d’analyse des textes et réformes, souvent complexes, qui s’avère précieuse. Mais, à mon avis, le travail doctrinal diffère d’un travail scientifique où tu testes des hypothèses.

De la même façon, la réflexion méthodologique est pauvre. Si tu cherches un manuel de méthodologie juridique, tu trouveras un manuel qui t’explique comment raisonner en droit et quelles sont les différentes façon d’interpréter une règle de droit. Mais il y a peu de manuels en langue française, à ma connaissance, qui expliquent comment conduire un travail de recherche hypothético-déductif en droit.

À mon avis, il y a une grande confusion entre la dogmatique juridique (ou doctrine juridique) et une science hypothético-déductive qui fait de la falsifiabilité de ses hypothèses un critère de scientificité. Les juristes ont une culture et une réflexion pauvre sur ce que doit être leur science. De rares travaux pointent cette incohérence.

Mais comment évalue-t-on en droit si une méthode est bonne, meilleure que d’autres, ou parfaitement caduque ?

En droit, les articles dans des revues à comité de lecture sont souvent composés de deux parties, deux sous-parties, sans aucune introduction sur l’objet de recherche, ni de revue de littérature, ni d’hypothèses, ni de méthode et encore moins de méthode d’analyse des données. Alors à moins d’être soi-même spécialiste du domaine juridique traité par l’article que tu lis, c’est compliqué d’évaluer la pertinence de celui-ci. Tu vas devoir regarder si l’auteur·e cite des dispositions (textes de loi, actes administratif, etc.) et des jurisprudences pour analyser le droit. C’est scientifique car cela répond à ce que construit le positivisme juridique : une science descriptive du droit.

Donc en gros, après avoir viré les prêtres, l’ordalie et la justice divine, il reste une justice partagée entre des juristes positivistes un peu axiomatiques, et des sociologues « gauchistes » ?

Ce serait effectivement la vision que l’on pourrait avoir, et l’image que renvoient parfois les discussions sur ce thème. Mais la vraie question est d’ordre méthodologique. Les juristes, font le reproche aux sociologues de minimiser la contrainte juridique qui pèse sur les acteurs et actrices et de prendre en compte des contraintes extérieures (sociales, psychologiques, etc.) dont l’influence sur le comportement des acteurs juridique est difficile à prouver. Mais les juristes ont une épistémologie et une méthodologie floues.

En fait, il peut paraître parfaitement pertinent au regard d’un questionnement sur le droit de ne s’intéresser qu’au droit positif. Comme il peut paraître parfaitement pertinent d’étudier les causes sociales dès lors que la question de recherche s’y prête. Mais dès lors que la démarche déductive qui conduit à émettre des hypothèses et à les soumettre à un test empirique falsifiant est négligée cela pose problème.

Est-ce un débat purement épistémologique ? Ou bien a-t-il des conséquences concrètes ? Y a-t-il par exemple des cas où selon l’ « école juridique », ce qu’encoure un individu dans le cadre d’un délit ou d’un crime peut varier ?

Effectivement, la doctrine juridique n’est pas unanime concernant les questions qu’elle traite. Elle commente les textes de droit et en déduit des interprétations qui peuvent varier selon la conception du juste que se fait chaque professeur·e de droit qui livre son commentaire. Comme les professionnel·les du droit (avocat·es, juges,…) prêtent attention à la doctrine on peut penser que ces commentaires peuvent avoir des conséquences dans le raisonnement des juges et des avocat·es. Certains cabinets d’avocat·es par exemple payent des professeur·es de droit pour venir dans leurs locaux faire une conférence sur les réformes juridiques en cours. Dans ce cas, le/la professeur·e sera interrogé·e sur les conséquences juridiques possibles de la réforme, livrera son interprétation, et les avocat·es se positionneront face à cette interprétation, pouvant la suivre ou non. Je ne suis pas dans leur tête pour savoir.

Aussi, il ne faut pas négliger que la doctrine juridique a un large rôle dans la formation des juristes, tout simplement parce que la doctrine est constituée par les professeur·es de droit qui enseignent à la faculté.

Encore mieux, je vais prendre l’exemple du droit administratif. Ce droit a été forgé par les décisions du Conseil d’État. Ce droit prend sa forme moderne à la fin du XIXème siècle à partir de décisions du Conseil d’État, qu’on estime fondatrices, car elles ont créé des règles de droit qui n’existaient pas. Le Conseil d’État est la juridiction la plus élevée de l’ordre de la justice administrative. Il est la cour de cassation en matière de contentieux concernant les actes de l’administration, voir juge d’appel ou de premier ressort dans certains litiges. Le corps des conseillers d’État est un des grands corps de l’État, accessible notamment après avoir fait l’ENA.

Effectivement. J’ai lu le livre d’Olivier Saby sur l’ENA, Promotion Ubu Roi (et en ai parlé ici). C’est une formation relativement indigente, et, vue de près, assez scandaleuse.

L’ENA sélectionne et forme ce qui est considéré comme une élite destinée à la haute administration. Je sais que la formation est contestée, notamment le fait que celles et ceux qui ont su y accéder ont « titre » à vie, celui d’énarque. Ce titre leur assure d’occuper des positions prestigieuses toute leur vie. Imagine, si tu réussis ce concours à 25 ans ! Tu as un job prestigieux, dans les hautes sphères de décision, assuré pour le reste de ta vie, que ce soit dans le public ou le privé. Bien sûr tu devras faire tes preuves et travailler dur dans les postes que tu occuperas pour avoir l’évolution de carrière que tu souhaites.

Certain·es énarques, les mieux classé·es choisissent de rejoindre le Conseil d’État. Or, les membres du Conseil d’État (ceux et celles qui le souhaitent) sont parfois professeur·es associé·es à certaines facultés, et produisent des manuels de droit, enseignent dans les universités, commentent leurs propres décisions. À noter aussi que le Conseil d’État a une certaine maîtrise de la diffusion de ses décisions en décidant de l’importance qu’elles ont. En fait, le degré d’importance de la décision dépend de la formation de jugement qui la rend.

? Explique-moi.

Je t’explique. Le Conseil d’État est à la fois conseiller juridique du gouvernement et exerce la fonction de juge administratif. Pour la fonction de juge, il existe dix chambres qui se répartissent les affaires à juger. Si l’affaire n’est pas trop complexe, une chambre juge seule. Si l’affaire est jugée plus complexe, deux chambres jugent l’affaire ensemble. Dans ce cas, seuls les membres les plus éminent·es des deux chambres se réunissent. Si l’affaire est très complexe, elle est jugée par la section du contentieux, qui réunit les président·es des dix chambres. Si l’affaire est extrêmement complexe, elle est jugée par l’assemblée du contentieux. Cette assemblée réunit dix-sept membres les plus éminent·es des chambres contentieuses pour trancher le litige. Ainsi, plus la formation de jugement est prestigieux, plus le point de droit à trancher est important, plus la décision sera estimée importante.

legal computer judge concept, robot with gavel,3D illustrationUne division spéciale au sein du Conseil d’État s’occupe de la diffusion des décisions et même de leur explication. C’est donc un acteur juridique, qui produit un discours sur ce qu’il fait, et qui est largement diffusé, et qui supplante même parfois la doctrine des professeur·es d’Université. On comprend alors mieux la difficulté pour les juristes de se distancer du discours des professionnel·les du droit dans leurs analyses. Soit ce sont leurs collègues, soit ce sont elles et eux-mêmes. Cette proximité pose de vrais problèmes, tant éthiques que scientifiques.

Par ailleurs, j’ai du mal à comprendre pourquoi chaque discipline à la fac ne propose pas l’épistémologie comme matière obligatoire en première année. On fait faire des mémoires de recherche à pratiquement tou·tes les étudiant·es, sans leur soumettre les questions essentielles que pose l’édification d’un savoir scientifique. Mais je crois que c’est ce que le CORTECS cherche à faire, non ?

Quoi qu’il en soit, je souhaitais pouvoir exposer les questionnements que j’ai sur ce sujet. Les enseignements du CORTECS pour les doctorant·es m’ont permis de pouvoir interroger ma propre discipline. J’espère approfondir encore ces questions.

 

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES NON EXHAUSTIVES

  • Accardo, Alain, Introduction à une sociologie critique : lire Bourdieu, Agone 1997.
  • Chazal, Jean Pascal. « Philosophie du droit et théorie du droit, ou l’illusion scientifique ». Archives de philosophie du droit 45 (2001): 303‑33.
  • Christophe Grzegorczyk, Françoise Michaut sous la dir. de]. Le positivisme juridique. Bruxelles ; Paris: : Story Scienta : LGDJ, 1993.
  • Geslin, Albane. L’importance de l’épistémologie pour la recherche en droit. LGDJ, Lextenso éditions ; Presses de l’université Toulouse 1 Capitole ; Institut Fédératif de Recherche « Mutation des normes juridiques » – Université Toulouse I, 2016. https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-01228870/document.
  • Miaille, Michel. L’état du droit: introduction à une critique du droit constitutionnel. Critique du droit ; 2. Paris: F. Maspero, 1978.
  • Miaille, Michel, Une introduction critique au droit. Textes à l’appui. Paris: F. Maspero, 1976.
  • Ricci, Roland. « Le statut épistémologique des théories juridiques : essai de définition d’une pratique scientifique juridique ». Droit et société, no 50 (2002): 151‑84.
  • Saby, Olivier, Promotion Ubu Roi, Mes 27 mois sur les bancs de l’ENA, Flammarion, 2012.

 

Vidéo – Conférence « Croyance et raison : le problème de la démarcation »

Vidéo de la conférence « Croyance et raison : le problème de la démarcation », donnée le 12 janvier 2017 par Albin Guillaud et Ismaël Benslimane pour des enseignant·es de philosophie, dans le cadre du Plan académique de formation (rectorat de Lyon). La première partie est une introduction générale au problème, la seconde partie concerne les outils pédagogiques qui nous semblent pertinents pour parler de ces sujets.

 Cette conférence avait pour but d’introduire les différents outils et méthodes utilisés par le CorteX pour parler de science, de croyance, de matérialisme, du vrai/du faux, etc. Si vous êtes amené·e·s à faire des enseignements autour de la pensée critique, ce genre d’introduction nous semble essentiel avec un public lycéen ou étudiant afin de poursuivre, sur des bases solides, une réflexion sur les mécanismes à l’œuvre derrière certaines croyances (telles que les complotismes, les intrusions spiritualistes ou les théories controversées).

Pour approfondir après la conférence, vous trouverez ici des conseils d’ouvrages sur le sujet.

Conseils d'ouvrages en philosophie des sciences (Croyance et Raison : Le problème de la démarcation)

Suite à la conférence « Croyance et Raison : Le problème de la démarcation » (vidéo disponible ici), donnée le 12 janvier 2017 par Albin Guillaud et Ismaël Benslimane pour des enseignantes et enseignants de philosophie, voici quelques conseils d’ouvrages permettant à la fois de s’outiller pour aborder une épistémologie de terrain (différents usages du mot « science », affirmation de type scientifique, matérialisme en méthode, etc.), et de mieux comprendre les mécanismes à l’œuvre derrières certaines croyances (complotismes, intrusions spiritualistes, théories controversées, etc.). Ce sont de précieux préalables à tout enseignement complet de la pensée critique avec un public lycéen ou étudiant.

 

Remarques

Comme de nombreux types de classification, les catégories de la présente bibliographie se recouvrent parfois. De nombreux ouvrages auraient donc pu être classés à plusieurs endroits différents. En outre, puisque la formation n’avait pas pour objet une introduction à la philosophie des sciences, nous n’avons pas fait figurer dans cette bibliographie les grands classiques sur le sujet (Popper, Duhem, Kuhn, etc.). Les commentaires entre parenthèses qui suivent certaines références sont les nôtres.

Bibliographie principale

Sur l’autodéfense intellectuelle et la zététique

  • Baillargeon Normand, Petit cours d’autodéfense intellectuelle, Montréal, Lux, 2006.
  • Broch Henri, L’art du doute ou Comment s’affranchir du prêt-à-penser, Valbonne, Éd. Book-e-book, 2008.
  • Broch Henri, Comment déjouer les pièges de l’information ou Les règles d’or de la zététique, Valbonne, Éd. Book-e-book, 2008.
  • Collectif CorteX (Saint-Martin d’Hères Isère), Esprit critique es-tu là ? : 30 activités zététiques pour aiguiser son esprit critique, Sophia-Antipolis, Éd. Book-e-book, 2013. Tout le matériel pédagogique contenu dans cet ouvrage se trouve ici
  • Pinsault Nicolas et Richard Monvoisin, Tout ce que vous n’avez jamais voulu savoir sur les thérapies manuelles, Saint-Martin-d’Hères, PUG, 2014.
  • Monvoisin Richard, Pour une didactique de l’esprit critique – Zététique & utilisation des interstices pseudoscientifiques dans les médias, Didactique des disciplines scientifiques, Saint-Martin-d’Hères, Université Grenoble 1 – Joseph Fourier, 2007.
    Document qui contient plusieurs types de matériaux pédagogiques. Cette thèse est accessible en ligne ici.

Sur les processus d’influence et les techniques de manipulation

  • Beauvois Jean-Léon, Les influences sournoises : précis des manipulations ordinaires, Paris, François Bourin, coll. « Société », 2011.
  • Cialdini Robert B, Influence & manipulation, Paris, First, 2004.
  • Joule Robert-Vincent et Jean-Léon Beauvois, Petit traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 2014.
  • Milgram Stanley, Soumission à l’autorité un point de vue expérimental, Paris, Calmann-Lévy, 1984. (Ouvrage passionnant qui permet d’aller bien au-delà de ce que l’on peut apprendre de cette fameuse expérience par d’autres moyens. On apprendra par exemple que 20 conditions expérimentales différentes ont été réalisées et que les pré-tests effectués sans aucun rétrocontrôle conduisaient presque 100 % des sujets à aller jusqu’à 450 volts.)

Sur le paranormal et quelques théories controversées

  • Broch Henri, Gourous, sorciers et savants, Paris, Odile Jacob, 2007.
  • Charpak Georges et Henri Broch, Devenez sorciers, devenez savants, Paris, O. Jacob, 2003.
  • Broch Henri, Au cœur de l’extra-ordinaire, Sophia Antipolis (Alpes maritimes), Book-e-book, 2005. (Henri Broch s’est employé à l’approche scientifique des phénomènes réputés paranormaux et a utilisé ces mêmes phénomènes pour construire une initiation à la démarche scientifique tant dans son aspect constructif que sceptique.)

Plus de matériel sur ces thématiques dans la collection book-e-book : www.book-e-book.com

Sur la sociologie des croyances

  • Bronner Gérald, La démocratie des crédules, Paris, PUF, 2013.
    Origine du concept de « mille-feuille argumentatif ».
  • Bronner Gérald, La pensée extrême : comment des hommes ordinaires deviennent des fanatiques, Paris, Denoël, coll. « Denoël impacts », 2009. (Quelles sont les différences entre un collectionneur de timbre passionné, un culturiste et un fanatique religieux ? Il en existe de nombreuses, c’est évident. Cependant, il existe aussi des points communs dans le processus qui les a conduit à faire ce qu’ils font. C’est ce que démontre Gérald Bronner.)
  • Bronner Gérald, L’empire des croyances, 1re éd, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Sociologies », 2003.

Comprendre le « matérialisme en méthode »

  • Bunge Mario Augusto, Le matérialisme scientifique, Paris, Éd. Syllepse, 2008.
  • Charbonnat Pascal, Histoire des philosophies matérialistes, Paris, Éditions Kimé, 2013.
  • Dubessy Jean, Guillaume Lecointre et Jacques Bouveresse (éd.), Intrusions spiritualistes et impostures intellectuelles en sciences, Paris, Syllepse, 2001. (C’est dans cet ouvrage que Guillaume Lecointre explique en quoi l’absence de distinction entre les différents sens du mot « science » (communauté, connaissances, applications, démarche) peut conduire à jeter le bébé (la démarche) avec l’eau du bain (les problèmes liés à la communauté, à l’instabilité de certaines connaissances et aux applications des connaissances).)
  • Silberstein Marc, Matériaux philosophiques et scientifiques pour un matérialisme contemporain − Sciences, ontologie, épistémologie, Paris, Éd. Matériologiques, 2013. (Les deux premiers chapitres en particulier.)

Épistémologie

  • Chalmers Alan Francis et Michel Biezunski, Qu’est-ce que la science ? Récents développements en philosophie des sciences : Popper, Kuhn, Lakatos, Feyerabend, Paris, Librairie générale française, 1990.
  • Dubessy Jean, Guillaume Lecointre et Jacques Bouveresse (éd.), Intrusions spiritualistes et impostures intellectuelles en sciences, Paris, Syllepse, 2001.
  • Haack Susan, Defending science–within reason, Amherst, N.Y, Prometheus Books, 2007.
    Les citations utilisées pendant la présentation sont disponibles en français ici.
  • Laudan L, « The Demise of the Demarcation Problem », dans R.S. Cohen et L. Laudan (éd.), Physics, Philosophy and Psychoanalysis: Essays in Honour of Adolf Grünbaum, Dordrecht, Springer Netherlands, 1983, p. 111‑128.
  • Lecointre Guillaume, Les sciences face aux créationnismes : ré-expliciter le contrat méthodologique des chercheurs, Versailles, Quae, coll. « Sciences en question », 2012.
  • Piaget Jean, « La situation des sciences de l’homme dans le système des sciences », dans Épistémologie des sciences de l’homme, Saint-Amand, Gallimard, coll. « Idées », 1970, p. 15-130.
  • Piaget Jean, Sagesse et illusions de la philosophie, 1. éd, Paris, Pr. Univ. de France, coll. « Quadrige », no 139, 1992. (Piaget analyse dans ce livre le rapport entre la philosophie, la science et la question des faits.)
  • Pigliucci Massimo et Maarten Boudry (éd.), Philosophy of Pseudoscience : Reconsidering The Demarcation Problem, 1ere édition, Chicago, University of Chicago Press, 2013.
  • Raynaud Dominique, Qu’est-ce que la technologie ?, Éditions Matériologiques, Paris, 2015. (Dominique Raynaud réalise une analyse philosophique et empirique du rapport entre science et technologie en évitant les écueils technophiles et technophobes.)
  • Raynaud Dominique, La Sociologie et sa vocation scientifique, Hermann, 2006. (Ouvrage plutôt technique dans lequel Raynaud effectue une critique épistémologique et empirique de la thèse d’une épistémologie régionale de la sociologie. C’est aussi un des meilleurs argumentaires à notre connaissance en faveur d’un monisme épistémologique. Avec une approche différente et sur le même sujet on pourra lire le chapitre de l’ouvrage de Jean Piaget « La situation des sciences de l’homme dans le système des sciences » dans Épistémologie des sciences de l’homme (voir ci-dessus).)
  • Raynaud Dominique, Sociologie des controverses scientifiques, Presses universitaires de France, 2003. (Raynaud présente dans cet ouvrage ses études socio-historiques de trois controverses scientifiques : la controverse entre Pasteur et Pouchet sur la génération spontanée en biologie, la controverse entre organicisme et vitalisme en médecine, et la controverse entre extramissionnisme et intramissionnisme en optique. Il utilise ces trois études pour réaliser une analyse de la méta-controverse en sociologie des sciences qui porte, ironie du sort, sur la façon d’aborder les controverses scientifiques. Il s’agit de la controverse entre rationalisme et relativisme. L’auteur examine également en détail si oui ou non Duhem, Quine et Wittgenstein peuvent être utilisés pour justifier le programme relativiste. On trouvera également dans ce livre l’explication de la cohabitation possible entre certitude et perfectibilité en science, ainsi que la description du cadre au sein duquel se trouve réconciliés vérificationnisme et falsificationnisme. Un ouvrage incontournable qui se lit aisément.)
  • Sagan Carl, The demon-haunted world: science as a candle in the dark, 1. ed, New York, NY, Ballantine Books, coll. « The New York Times bestseller », 1997.
    La citation utilisée dans notre conférence se trouve en ligne ici (en français).
  • Sokal Alan D et Jean Bricmont, Pseudosciences et postmodernisme : adversaires ou compagnons de route ?, Paris, O. Jacob, 2005. (Surtout la préface de Jean Bricmont et l’appendice B de Sokal et Bricmont. C’est dans la préface que l’on trouvera l’utile distinction entre aspect affirmatif et aspect sceptique de la science. Dans l’appendice B, les auteurs font état de leur positionnement dans le débat entre réalisme vs. idéalisme et sollipsisme, et entre réalisme scientifique vs. instrumentalisme. Le propos est d’une grande clarté.)
  • Sokal Alan D et Jean Bricmont, Impostures intellectuelles, Paris, O. Jacob, 1997. (Ouvrage qui a marqué les esprits. Concernant le propos de Bricmont, on peut écouter les présentations suivantes :

Bibliographie complémentaire

  • Bouveresse Jacques, Prodiges et vertiges de l’analogie : de l’abus des belles-lettres dans la pensée, Paris, Raisons d’agir : Diffusion Le Seuil, 1999.
    Cet ouvrage de Bouveresse a fait suite à Impostures intellectuelles de Sokal et Bricmont.
  • Bunge Mario, Evaluating Philosophies, Dordrecht, Springer Netherlands, 2012. (Bunge défend dans cet ouvrage une thèse originale : il est possible d’évaluer une philosophie à l’aune de sa capacité à permettre des progrès dans la connaissance du monde et en matière morale.)
  • Bunge Mario, Épistémologie, traduit par H. Donadieu, Maloine, Paris, 1983.
  • Harris Sam, The Moral Landscape, How Science Can Determine Human Values, Free Press, New York, 2010.

Pour approfondir certaines notions