Chaîne de Ponzi, affaire Maddoff et retraites

Si quelqu’un vous vend un tableau mille euros, en vous assurant qu’il le revendra le lendemain 2000 euros, mais ne revient pas ledit lendemain : avez-vous perdu 1000 euros ? Ou avez-vous perdu 2000 euros ? Combien vaut une promesse de 1000 euros ?
Voici un travail pratique qui n’a pas encore été développé en cours par l’un.e d’entre nous, mais qui mériterait d’être testé car il fait le pont entre un escroc de Boston, des systèmes économiques pyramidaux et un débat moral captivant pouvant déborder, comme le fait Delahaye ci-contre, sur le système français des retraites.


Imaginons que quelqu’un propose un investissement à 100 % d’intérêts : vous lui donnez 10 euros, il vous en rend 20 en utilisant l’argent déposé par les clients suivants (il lui suffit d’ailleurs de proposer un rendement double des rendements connus du marché pour s’attirer de la clientèle et pour durer). Le système est viable tant que la clientèle afflue, attirée en masse par les promesses financières (et d’autant plus tentantes que les premiers investisseurs sont satisfaits et font une formidable publicité au placement). Les premiers clients, trop heureux de ce placement mirifique, reviennent dans la chaîne eux aussi, s’ajoutant à tous ceux qu’ils ont réussi à convaincre.

Le phénomène fait alors boule de neige, entretenu tant que l’argent rentre et permet de payer à 100 % les nouveaux investisseurs. L’organisateur prend une commission, bien compréhensible lorsque l’on voit les promesses qu’il fait, et qu’il tient. La chaîne peut durer tant que la demande suit la croissance exponentielle imposée par ce système, les clients arrivant par 2, 4, 8, 16, 32, etc. Lorsque la chaîne se coupe, la bulle éclate : tous les derniers investisseurs sont spoliés. Les gagnants sont ceux qui ont quitté le navire à temps et, surtout, l’organisateur.

Un système de Ponzi (« Ponzi scheme » en anglais) est un montage financier frauduleux qui consiste à rémunérer les investissements des clients essentiellement par les fonds procurés par les nouveaux entrants. Si l’escroquerie n’est pas découverte, elle apparaît au grand jour et s’écroule quand les sommes procurées par les nouveaux entrants ne suffisent plus à couvrir les rémunérations des clients1. Elle tient son nom de « Charles » Ponzi qui est devenu célèbre après avoir mis en place une opération basée sur ce principe à Boston dans les années 1920, même si le principe est bien plus vieux. Il est d’ailleurs narré dans une nouvelle de Charles Dickens de 1843 intitulée Vie et aventures de Martin Chuzzlewit.

Le mathématicien Marc Artzrouni modélise les chaînes de Ponzi en utilisant des équations différentielles linéaires du premier ordre.

Soit un fonds avec un dépôt initial K/>0″> au temps <img decoding=, un flux de capitaux entrant de s(t), un taux de rendement promis r_p et un taux de rendement effectif r_n. Si r_ngeq r_p alors le fonds est légal et possède un taux de profit de r_n-r_p. Si par contre r_n< r_p, alors le fonds promet plus d’argent qu’il ne peut en obtenir. Dans ce cas, r_p est appelé le taux de Ponzi.

Il faut aussi modéliser les retraits faits par les investisseurs. Pour ce faire, nous définissons un taux de retrait constant r_w, appliqué à tout temps t sur le capital accumulé promis. Le retrait au temps t vaut donc r_wKe^{(r_p-r_w)t}. Il faut aussi ajouter les retraits des investisseurs qui sont arrivés entre le temps 0 et le temps t, à savoir ceux qui ont investit s(u) au temps u. Le retrait pour ces investisseurs est donc de r_ws(u)e^{(r_p-r_w)(t-u)}. En intégrant ces retraits entre 0 et t et en ajoutant les retraits des investisseurs initiaux, nous obtenons: W(t)=r_w(Ke^{(r_p-r_w)t}+int_0^ts(u)e^{(r_p-r_w)(t-u)}du)

Si S(t) est la valeur du fonds au temps t, alors S(t+dt) est obtenu en ajoutant à S(t) l’intérêt nominal r_nS(t+dt), le flux de capitaux entrant s(t)dt et en soustrayant les retraits W(t)dt. Nous obtenons donc S(t+dt)=S(t)+(r_nS(t)+s(t)-W(t))dt, ce qui conduit à l’équation différentielle linéaire dS(t)/dt=r_nS(t)+s(t)-W(t)

    Voici un extrait de l’émission du 17 septembre 2012 de Continent Sciences, sur France Culture, avec Jean-Paul Delahaye, qui pose très bien la question suivante : dans quelle mesure le système de retraites françaises est-il une chaîne de Ponzi ?

Télécharger ou écouter :

Nonobstant deux imprécisions de Jean-Paul Delahaye :

– il confond Charles Dickens et Edgar Allan Poe dans ce passage

– il ne cite pas l’association philanthropique ayant déposé de l’argent chez B. Madoff. Et pour cause, il y en a plusieurs : les Fondations Carl et Ruth Shapiro, Jeffry et Barbara Picower, Sonja Kohn, The Mark and Stephanie Madoff Foundation, the Deborah and Andrew Madoff Foundation, America Israel Cultural Foundation, The American Committee for Shaare Zedek Medical Center, Hadassah, l’organisation des femmes sionistes et United Congregations Mesorah, une association religieuse qui est poursuivie pour 16 millions de dollars.

Histoire – Peut-on critiquer le Métronome de Lorant Deutsch ?

Très instructives sont les oeuvres de fiction dans leur manière de traiter ou de maltraiter la connaissance scientifique. Nous sommes plutôt coutumiers de films ou de séries qui traitent de physique ou de chimie, mais l’OVNI historique qu’a représenté le Métronome de Lorant Deutsch mérite un regard critique appuyé. Dans sa propension à proposer une interprétation dévoyée de l’histoire, l’analyse du Métronome rejoint les critiques du Comité de Vigilance sur les Usages de l’Histoire, que nous faisons nôtre. Nous n’avons pas les compétences pour décortiquer scientifiquement le Métronome, mais en attendant une déconstruction analytique, nous souhaitons placer en contre-point de l’immense couverture médiatique du livre puis des documentaires cette critique lancé par l’élu Alexis Corbière, sur un plan historico-politique.

Peut-on critiquer le Métronome de Lorant Deutsch ? 

(…) Il est temps que sur ce blog je m’exprime clairement à propos du volumineux et inattendu « buzz » qui est né en fin de semaine, depuis que la nouvelle s’est répandue que j’allais proposer un vœu au Conseil de Paris de demain et après-demain à propos du livre de Lorant Deutsch, le « Métronome ». Par naïveté, je pensais que l’écho médiatique de nos batailles sociales pour les parisiens, et notamment notre opposition à la volonté de la majorité socialiste que désormais les personnes âgées payent la carte Emeraude (qui leur donnait droit à la gratuité des transports), serait plus important que ma volonté d’ouvrir un débat sur le contenu de cet ouvrage. J’ai eu tort. Mais du coup, j’étais parti en province quelques jours et dans l’incapacité d’écrire sur ce blog pour apporter quelques précisions. De nombreux journalistes m’ont appelé et c’est au téléphone que j’ai pu m’exprimer pour préciser mon propos. C’est avec amusement que j’ai découvert par la suite les titres de ces différents articles. Ils sont révélateurs. En voici quelques uns, en vrac : « Lorant Deutsch attaqué par les élus communistes » (ça, c’est le Figaro qui ne connaît pas le Front de Gauche et le PG manifestement). Pour un autre : « Les élus PCF-PG réclament la tête de Lorant Deutsch » (Bigre, ça sent la guillotine et le sang… ! ). Pour un autre encore nommé Médiatterranée : « L’auteur du Métronome dans le collimateur des élus communistes » (Ils ne connaissent toujours pas le Front de Gauche ? Et pourquoi ce mot de collimateur qui sous-entend que je souhaite abattre un homme ?). Etc.. Et puis, il y a aussi l’extrême droite qui se déchaîne. Sur des sites de Fédérations FN, on affirme à mon sujet « La Gôche n’aime pas l’histoire » et l’on défend Lorant Deutsch. Selon des sites d’extrême droite, déjà connus pour m’insulter et me calomnier sur ma vie privée, je ferai preuve d’un « Totalitarisme de gauche » en osant m’en prendre à M. Deutsch. Enfin, « Jeune Nation », le site du groupuscule de l’ultra droite antisémite, affirme : « Lorant Deustch et son Métronome donnent de l’urticaire à la gauche maçonnique parisienne » et se moque de notre initiative en termes abjects. J’arrête, la liste est encore longue.CorteX_vignette_Metronome

Je m’amuse et m’indigne à la fois de cette façon de prendre le débat. Il faut donc remettre à l’endroit ce qui semble à l’envers dans l’esprit de certains. Je ne demande pas l’interdiction du Métronome de Lorant Deustch. Ce serait ridicule, je serais de plus un bien mauvais censeur, ce livre est vendu depuis deux ans avec le succès que l’on sait. Non, non, et non, je ne réclame aucune censure. C’est même l’inverse. Je refuse par contre que l’espace public et médiatique soit saturé d’une certaine façon de raconter l’histoire qui donne la part belle aux monarques et affaiblit la laïcité. Je veux défendre la liberté de conscience et la démocratie en demandant que ce ne soit pas seulement les ouvrages mâtinés d’obscurantisme qui dominent le haut du pavé. Je veux que l’école publique laïque et républicaine ne soit pas le lieu dans lequel se transmettent les légendes portées depuis des siècles par l’Eglise catholique. Est-ce trop ? Est-ce possible de faire entendre ma voix ? M. Deutsch et son éditeur disposent d’une puissance de feu médiatique 10 000 fois supérieure à la mienne et l’on me montre du doigt en me dépeignant comme une brute épaisse car j’oserais critiquer le contenu de ce livre ? Prenons garde. Si des gens comme moi ne peuvent se faire entendre, ou sont systématiquement ridiculisés, c’est là que résidera la nouvelle censure. Place aux marchands de produits à connotation historique, de préférence portés par un comédien ou un présentateur TV,  et silence du côté de ceux qui veulent défendre une histoire basée sur des faits historiques réels et prenant en compte l’existence du peuple, et ses aspirations, et non seulement de quelques « héros » et monarques glorifiés à longueur de pages. Car le paradoxe de la situation est le suivant : nous vivons désormais dans une société marchande et médiatique où il n’est plus besoin d’interdire un livre pour qu’il soit censuré, c’est de façon plus sournoise que les choses se déroulent. Il suffit d’ultra médiatiser certains ouvrages et de taire l’existence d’autres pour que l’affaire soit réglée.  C’est là le cœur du problème. C’est là le sens de mon vœu déposé au Conseil de Paris et qui va être débattu sans doute mardi après midi.

En voici l’essentiel du contenu. Rappel des faits. En 2009, le comédien Lorant Deutsch a publié un livre « Métronome » proposant une histoire de Paris construite au gré de promenades suivant des stations du métro parisien. Cet ouvrage a rencontré un vif succès a été vendu à près de 2 millions d’exemplaires. Pour moi, cela traduit une volonté, tout à fait positive, de la part de beaucoup de personnes, et évidemment de parisiens, de mieux connaître l’histoire de notre ville.

En plus de son succès commercial, cet ouvrage a immédiatement bénéficié d’une forte promotion médiatique, d’un soutien de la part du service public qui a financé la production de quatre épisodes diffusés à la télévision (France 5) qui reprennent son contenu historique, animé et présenté par son auteur M. Lorant Deutsch. Ce dernier a même été invité dans des écoles parisiennes, où en présence des représentants du Rectorat et d’élus de la Ville de Paris, il a proposé des conférences basées sur ses travaux, à de jeunes élèves d’écoles élémentaires. Le 4 juin 2010, le Maire de Paris a remis la médaille Vermeil de la Ville de Paris à M. Deutsch pour lui assurer « la gratitude, l’admiration et les encouragements » de la Ville. A cette occasion, le Maire de Paris a qualifié son livre de « remarquable récit » et a assuré à M. Deutsch que « cette ville vous doit beaucoup ».

On ne peut rester indifférent à cette situation. La façon dont se transmet l’histoire de notre ville n’est pas une question secondaire. Elle a nécessairement des conséquences sur la perception qu’en ont et auront nos concitoyens . Il y a ici un problème majeur. Le Conseil de Paris doit savoir que l’ouvrage de M. Deutsch contient de très nombreuses erreurs, affabulations et inventions historiques flagrantes qui ont choqué beaucoup d’historiens spécialistes de l’histoire de notre Ville. Il propose en réalité une vision orientée, répondant à une lecture idéologique assumée, pétrie notamment des convictions religieuses de l’auteur, bien particulière de notre histoire commune. L’auteur, au cours d’un entretien a d’ailleurs affirmé : « L’idéologie ne doit pas être détruite au nom du fait scientifique ». Ainsi, il ne se cache pas d’être hostile à la République, particulièrement à la Révolution française et se dit nostalgique de la monarchie (cf. l’émission On n’est pas couché). Les révolutionnaires de l’an II sont systématiquement montrés comme destructeurs et méprisables. Il invente par exemple une scène où Maximilien Robespierre couperait des poils de la barbe du cadavre d’Henri IV. Cette scène imaginaire vise à moquer une des principales figures du jacobinisme. Il assure dans son épisode 1 diffusé sur France 5, sans recul, que si Biscornet, le serrurier et ferronnier du portail de Notre Dame de Paris a pu réaliser dans les délais demandés son œuvre : « sans aide surnaturelle, c’est impossible.. alors Biscornet signe un pacte avec la diable qui permet de l’aider en temps voulu, contre son âme.. ». Est-ce bien raisonnable de présenter les choses ainsi, dans des conditions où les parents pensent que leurs enfants peuvent se cultiver en regardant ces épisodes (et les choses sont écrites de façon quasi identique dans le bouquin ) ?  Et le livre est rempli d’exemples comparables. Il consacre généralement plusieurs pages à des légendes pures et simples (notamment celle de saint Denis, saint Marcel ou saint Martin relatées comme des faits quasi réels) mais oublie ou minimise des moments importants de l’histoire de Paris (la Commune de 1871, l’occupation, etc…).

Selon moi, le Conseil de Paris ne saurait cautionner sans commentaire ni mise en garde, une telle vision de notre histoire commune. Bien sûr, l’histoire appartient à tous et chacun peut écrire et publier ce qu’il veut. Mais, il convient notamment de préciser aux lecteurs et aux amoureux de Paris que l’ouvrage de M. Deutsch et son adaptation télévisée,  ne sont pas des outils pédagogiques qui peuvent être utilisés, sans recul ni critique, dans nos écoles. Actuellement, le site de la Ville de Paris fait encore la promotion de cet ouvrage apportant là une « caution » particulièrement valorisante.

C’est pourquoi, je demande :
–          que cesse la promotion acritique de la part de la Ville de Paris (sur son site, dans les écoles parisiennes, etc…) de l’ouvrage de M. Lorant Deutsch

–          que les associations d’historiens faisant la promotion d’une éducation populaire de l’histoire de la Ville de Paris soient sollicitées pour promouvoir une histoire de Paris conforme à la réalité historique

–          qu’un débat public soit proposé et organisé entre M. Lorant Deutsch et des historiens sur l’histoire de Paris

–          que des outils pédagogiques « grand public » (DVD, brochure…) proposant une découverte de notre capitale soient encouragés et réalisés avec l’aide de la Ville de Paris.

Voilà donc, ce que je demande au Conseil de Paris. J’ignore encore les conditions dans lesquelles tout ceci sera débattu dans les jours qui viennent. J’en ferai état sur ce blog. Je précise une dernière chose. Je suis un homme de gauche, engagé dans le débat public. Mais, cette « polémique » n’est pas d’ordre privée entre M. Lorant Deutsch et moi sous prétexte qu’il ne partage pas mes opinions politiques. Il existe , selon moi, des historiens de droite et monarchistes tout à fait rigoureux et dignes de foi. Je sais tout cela. De grâce, que l’on ne caricature pas ce que je veux faire entendre avec d’autres. Je suis surtout la voix dans cette affaire d’historiens et d’associations d’historiens qui essayent de se faire entendre depuis des mois, en vain. Je pense ici aux associations d’Education populaire Goliards animé par M. William Blanc et aussi Histoire pour tous. Que l’on soit d’accord ou pas avec les critiques que nous portons, ils veulent, et moi avec eux, d’abord une chose : que le débat soit possible et qu’il soit à armes égales La façon dont se transmet l’histoire d’une Nation est un enjeu majeur. Ne laissons pas cela entre les mains des marchands et des nostalgiques de l’Ancien régime. Débat d’apparence mineur aujourd’hui, c’est pourtant de l’avenir de la République qu’il s’agit. Que chacun y réfléchisse.

Alexis Corbière

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Le coût de la connaissance – Boycott d'Elsevier

Dans les années 1580, un certain Lodewiejk Elzevir (1542–1617), typographe de Louvain, monta à Leyde une entreprise de publication et de vente de livres, en particulier des classiques latins mais aussi des livres plus engagés, dont ceux d’Erasme ou Galilée. La boîte ferma en 1712, mais c’est en hommage à cette vieille maison qu’en 1880, à Amsterdam, naquit Elsevier sous sa forme moderne… et tentaculaire. L’entreprise a tellement grandi en un siècle que la marque couvre désormais une importante part de la publication scientifique dans le monde. Propriétaire de la revue Cell, du Lancet, de collections de livres comme Gray’s anatomy, elle publie 250 000 articles par an, dans 2000 journaux. En 1993, Reed International PLC et Elsevier PLC fusionnent et forment ce qui est actuellement le deuxième diplodocus de l’édition au monde. Les profits, eux aussi, sont colossaux (plus précisément, l’EBITDA [0] est de l’ordre de 36% sur un chiffre d’affaire de 4,3 milliards de dollars en 2010, ce qui représente plus de 1,5 milliards de dollars), avec une pratique de prix d’accès à leur catalogue agressive et, pour tout dire, assez choquante. Pour avoir un ordre d’idée, certaines bibliothèques payent pour l’abonnement aux revues d’Elsevier près de 40 000 dollars [1].
La situation se résume grosso modo ainsi :
Une personne produisant un savoir, généralement avec de l’argent public, doit publier coûte que coûte pour survivre dans son métier. Or publier signifie apporter son travail à une revue. Vend-elle son travail ? Non, elle l’offre. Et pour être précis elle paye même pour soumettre son article (sans assurance d’être acceptée). Qu’a-t-elle en échange ? Du capital symbolique sur le marché du travail, car la publication est intégrée dans le Curriculum Vitae du chercheur. Qui va accepter ou non l’article ? Des collègues plus ou moins lointains de la personne, spécialistes du sujet, que la maison recrute mais ne paye pas (car là encore, être relecteur se vend bien sur un CV). Que fait ensuite la revue ? Elle revend les articles aux universités, à un prix exorbitant [2].
Comme on ne manquera pas de le remarquer, il s’agit, dans cette marchandisation du savoir, d’un quintuple effet kiss cool, ou d’une quintuple tonte gratis :
– le contribuable paye par ses impôts une recherche (bruit de machine à sous)
– que le chercheur publiera en payant [3] (bruit de machine à sous), 
– que d’autres chercheurs devront relire gratuitement (bruit de machine à sous,
– car c’est sur du temps de travail du chercheur payé par le contribuable) 
– que les universités doivent racheter à prix d’or un couteau sous la gorge, (bruit de machine à sous) perdant à peu près la moitié du budget fonctionnement des bibliothèques universitaires, et excluant d’office les universités les moins riches

Tout ceci a des répercussions sur les frais de scolarité des étudiants, voués probablement à devenir chercheurs, qui devront publier, etc.
Arrive soudain que souffle le vent de la contestation.

CorteX_Logo_Elsevier CorteX_Logo_boycott_Elsevier_Daniel Mietchen
Logo d’ElsevierUn vieux sage, près d’un orme servant de tuteur à une vigne, allégorie du rôle symbiotique « éditeur/chercheur ». Non solus signifie « pas seul » Logo Boycott Elsevier (parmi d’autres créé par Michael Leisen)Le vieux sage se tourne cette fois vers la planète de PLoS, Public Library of Science, pour un accès libre, et laisse l’arbre mort seul.
 
 

De fait, des chercheurs se sont fâchés. Des mathématiciens, d’abord, souvent il faut bien le dire, à l’avant-garde contestataire en science.

CorteX_The-Cost-of-Knowledge-petLeur vase déborda lorsqu’en décembre 2011 fut présenté au Congrès états-unien un projet de loi sur les travaux de recherche interdisant aux agences fédérales d’exiger le libre accès à des résultats scientifiques, et ce même lorsque ces recherches sont financées par l’Etat fédéral états-unien. C’en était trop. Le 21 janvier 2012, le matheux Timothy Gowers, médaille Fields en 1998, annonça publiquement son boycott d’Elsevier. Un article du Guardian [4] puis du New York Times [5] relatèrent la chose, et trente-quatre autres mathématiciens suivirent. Une pétition naquit, intitulée The Cost of knowledge (« le coût de la connaissance ») enjoignant à ne pas soumettre d’articles à des revues de l’entreprise, ne pas se réferer à des articles d’Elsevier et ne participer d’aucune manière à ses éditions.

The Cost of knowledge a été signée par désormais plus de 10 000 chercheurs académiques. L’Université française P. & M.CorteX_The_Cost_of_Knowledge Curie a relayé le boycott, elle qui dépense 1,02 millions d’euros pour ces abonnements. Puis l’Université de Harvard a suivi car bien qu’elle soit la deuxième institution à but non lucratif la plus riche dans le monde, ses comptes sont gravement amputés par les abonnements aux revues académiques : il semble que le prix des abonnements lui coûte chaque année en moyenne 3,75 millions de dollars. Le directeur de la bibliothèque, Robert Darnton, a déclaré dans le Guardian :

 « J’espère que d’autres universités vont faire des actions similaires. On est tous confrontés au même paradoxe. Nous faisons les recherches, écrivons les articles, œuvrons au référencement des articles par d’autres chercheurs, le tout gratuitement… Et ensuite nous rachetons le résultat de notre travail à des prix scandaleux. »

S’il était des étudiants Québecois en lutte qui se demandaient encore à quoi pouvaient servir des frais d’inscription croissants à l’université, ils ont là un élément de réponse.

A Grenoble ? Le laboratoire de mathématiques de l’Institut Fourier a, selon Le Monde, renégocié son contrat en février 2012 pour une durée de trois ans avec l’éditeur Springler. Chaque année, il dépense en moyenne 135 000 euros pour l’achat de ses revues, pour un budget total de fonctionnement d’environ 400 000 euros.

Au cours des négociations, l’Institut a lancé un appel pour tenter d’être en position de force face à l’éditeur. « Ce n’était pas un boycott », explique Benoît Kloeckner, de l’Institut Fourier de Grenoble (…)  :

 

« Les contrats sont pluriannuels donc il est impossible de se désabonner d’une revue et l’éditeur prévoit des augmentations des prix supérieurs au coût de la vie, de l’ordre de 3 à 4% à chaque négociation. » Son Institut a réussi à limiter la hausse à 2% mais « sur l’essentiel, le désabonnement, on n’a pas eu gain de cause ». (…) « les éditeurs sont en position de force car paraître dans ces revues participent à la réputation d’un chercheur. » [6]

Publicisation des coûts, privatisation des profits, mise en concurrence, cela nous rappelle d’autres modèles économiques.
Alors ? Les solutions sont « pirates ». La publication libre et gratuite s’impose lentement, sous forme de revues électroniques gratuites, de plates-formes d’archives ouvertes, arXiv ou Hal. Reste encore le problème de relecture par les pairs, qui n’est pas encore réglé. Une note publiée sur le site de Harvard et envoyée aux 2 100 professeurs et chercheurs les encourage à mettre à disposition, librement, en ligne leurs recherches.
Le corteX, dont les ressources pédagogiques sont libres, s’inscrit complètement dans cette démarche, depuis le début, et ne peut qu’encourager ses membres, son réseau et tous les chercheurs à publier librement, à construire le nouveau système de relecture de la publication libre, et à boycotter les poulpes comme Elsevier. CorteX_The_Cost_of_Knowledge_commitment
La charte se trouve ici.
Le choix de cette déclaration ne va pas sans douleur pour nous. Deux exemples : Nicolas Pinsault et moi-même avons un ouvrage sur le feu (un manuel critique pour kinésithérapeutes) que nous pensions éditer chez Masson. Or Masson, c’est Elsevier. Nous n’irons donc pas proposer notre manuscrit chez Masson. Quant aux revues d’Elsevier qui nous publiaient, nous allons devoir nous en éloigner un peu, souvent à regret. Certains de nos articles sont dans les tuyaux de Kiné la revue, hélas propriété d’Elsevier aussi. Il va être coûteux de ne plus écrire là-bas. Ceci étant, les revues auront tout loisir de citer nos publications une fois mises en ligne gracieusement par nos soins.

Richard Monvoisin

[0] L’EBITDA (Earnings before Interest, Taxes, Depreciation, and Amortization) est un indicateur classiquement utilisé pour mesurer la rentabilité d’une activité économique. Il est différent du résultat net de l’entreprise puisqu’il ne prend en compte ni les amortissements, ni les charges financières (comme le coût de la dette, par exemple), ni l’impôt sur les sociétés. Il permet notamment d’évaluer la marge générée par l’activité de l’entreprise indépendamment de sa structure de financement. Merci à Léonore et Baptiste pour ces renseignements généreux.
[1] A titre indicatif, les 127 établissements français dont les achats d’abonnements électroniques sont gérés par la structure centrale ABES (Agence Bibliographique de l’Enseignement Supérieur), le montant 2010 des abonnements Elsevier s’est élevé à 13,6 millions d’Euros (soit 69% du total des abonnements électroniques gérés). On lira les rapports d’activité annuels ici.
[2] Pour donner un ordre d’idée : si vous ou moi voulons obtenir par exemple, au hasard, l’article The DRESS syndrom : litterature review, de Cacoub & al,  dans The American Journal of Medicine Volume 124, Issue 7, juillet 2011, pages 588–597, il nous en coutera la bagatelle de 31,50 dollars US.
[3] Pour avoir un ordre d’idée, Nicolas Pinsault m’indique que par exemple pour Nanomedicine: Nanotechnology, Biology and Medicine, revue prise parmi les titres Elsevier, le coût de soumission (submission fee), non remboursable est de 100 US$ (voir ici). Mais les sommes peuvent grimper un peu, comme dans le domaine de la science économique. 175 US$ pour soumettre au Journal of Monetary Economics (Elsevier), 5 US$ de plus pour le Journal of Banking and Finance (Elsevier), et jusqu’à 400US$ pour le Journal of Financial Economics. Toujours Elsevier. (Source Laurent Linnemer).
[4] Alison Flood, Scientists sign petition to boycott academic publisher Elsevier, The Guardian, 2 février 2012.
[4] Thomas Lin, Mathematicians Organize Boycott of a Publisher, New York Times, 13 février 2012.
[5] Anne Benjamin, Harvard rejoint les universitaires pour un boycott des éditeurs, Le Monde, 25 avril 2012.


Le blog Rédaction Médicale et Scientifique réagit à notre article ici.

Nous avons pris note des remarques et souhaitons user d’un droit de réponse.

L’article nous fait un procès d’intention en affirmant que nous sommes des « donneurs de leçon ». A moins d’en apporter la preuve, nous n’avons jamais prétendu donner des leçons, plutôt apporter des informations critiques sur un sujet complexe.
Ecrire que « Se battre pour l’Open Access va dans le sens de l’histoire, mais se battre pour la qualité est tout aussi important » est un argument fallacieux (un homme de paille pour être précis) puisque l’auteur travestit notre propos (qui n’a jamais été de baisser la qualité des publications scientifiques, bien au contraire).
– L’auteur instille que « Cortex semble se rapprocher d’un groupuscule militant en médecine, le Formindep » : cette scénarisation rappelle plus une nébuleuse terroriste qu’un réseau intellectuel. Formindep et CorteX collaborent effectivement et en toute transparence. Il nous semble étrange que cela inquiète.
– Enfin, l’article fait état que « La pseudo sagesse des donneurs de leçons ne tient pas toujours avec l’expérience et le temps« . Sauf incompréhension de notre part, cette phrase n’a aucune portée autre que de prêter des intentions, saper les rares énergies vivaces, et entretenir le calme plat et la bonace sur des processus délétères.

L’équipe du CorteX 

La médecine et ses "alternatives", quelques outils d'autodéfense pour militant.es…

En ce début octobre 2013 paraissait la revue La Traverse N°3, éditée par les Renseignements Généreux. S’il en est qui n’ont pas consulté les numéros précédents et leur contenu, talentueusement mis en page par la graphiste Clara Chambon, qu’ils/elles se précipitent .
Richard Monvoisin y a écrit La médecine et ses « alternatives », Quelques outils d’autodéfense intellectuelle pour militant-es, reproduit ci-dessous, ainsi que sur Médiapart. En rouge, des corrections ultérieures.

Magnifique version pdf ici (sans la correction)

La médecine et ses « alternatives » – Quelques outils d’autodéfense intellectuelle pour militant.es

 
Je vais partir de la question suivante : quelles sont les raisons qui font que nous-mêmes, et nos proches, dont la santé est essentielle, nous détournons du système de soin classique pour recourir à des thérapies dites alternatives, quitte parfois à ce que l’efficacité du soin ne soit pas au rendez-vous ?

La médecine scientifique : hégémonie et gémonies

La médecine est un ensemble de techniques utilisées pour guérir un mal-être ou une pathologie particulière, ou pour prévenir leur apparition. L’objectif premier du médecin est de mettre au point des méthodes efficaces, c’est-à-dire des techniques qui, appliquées, permettent d’obtenir plus de guérisons qu’on n’en obtiendrait sans rien faire. Pour cela, il lui est nécessaire d’étudier longuement la physiologie et la psychologie de l’humain, et cela pose à mes yeux au moins cinq problèmes politiques majeurs à regarder de près.
Le premier problème vient directement de ces longues études : ayant suivi un long cursus, le toubib jouit d’un statut d’élite, supérieur aux pharmaciens, maïeuticiens (les « sage-femmes »), infirmiers, aide-soignants, et s’en sert souvent. Les médecins ont souvent cette morgue agaçante de ceux qui, comme les avocats ou les garagistes, nous placent dans une situation de dépendance technique – à la différence qu’il n’y a pas d’exercice illégal de la loi ou de la mécanique. Comme il y a par contre un exercice illégal de la médecine, que c’est la loi qui tranche entre ce qui est de la « bonne » médecine et de la « mauvaise », et que de fait il n’y a pas de processus démocratique consultatif sur les lois qui fixent le curseur, cela donne l’impression vague d’un corps « officiel » s’étant octroyé une hégémonie sur la santé, sur notre santé. Il n’est donc pas étonnant que des militants politiques méfiants envers des experts proclamés par l’état et semblant s’approprier une question qui nous appartient – le rapport à notre corps – dénoncent le statut mandarinal du médecin, et contestent son autorité, qui va parfois jusqu’à prendre des décisions à l’insu du patient, ou l’incorporer dans une étude sans le lui dire. Partant du principe que chacun.e est libre de disposer de son propre corps, il n’est pas illogique de contester les médecins qui doutent de la santé mentale et font la morale à un.e trans1, ou à une femme souhaitant avorter, qui font la leçon aux toxicomanes ou n’octroient pas aux personnes en souffrance le droit de mourir quand bon leur semble.
 
En revanche se posera alors la question, par exemple, de notre positionnement par rapport au Témoin de Jéhovah (TJ) qui refusera une transfusion sanguine car perçue comme contraire à ses principes religieux. J’ai envie de dire que si les risques encourus sont clairement exposés au malade, la décision ultime lui appartient, mais le problème se déplace si ce sont les parents TJ qui réclament que leur enfant TJ ne soit pas transfusé. Je laisse cette question en suspens pour nos longues soirées d’hiver.
 
Le deuxième problème est la question de l’efficacité. Devant un tel statut d’autorité, le patient a une attente de toute puissance, et s’attend à 100% de guérison. Or il n’existe pas de méthode efficace à 100%. Tout au plus peut-on nous dire que dans l’état où nous sommes, à l’instant t, la probabilité que telle intervention nous sorte de la maladie est de tant, sur la base de toute la littérature scientifique sur le sujet. Contester le médecin parce qu’il est autoritaire est un point, le contester parce que 100% des gens ne guérissent pas ce qui prouverait le naufrage de la médecine scientifique est une erreur.
 
Le troisième problème est plus subtil, car il entraîne dans des chemins métaphysiques. Généralement, le patient gravement atteint cherche plus qu’une cause physique à sa maladie : il cherche une « raison », un pourquoi. Pourquoi moi, qu’est-ce que j’ai fait au bon dieu pour mériter ça, etc.  Aussi compréhensible soit-elle, cette question est du même genre que celle sur le sens de la vie, ou sur « pourquoi moi, je suis dans le corps-là, maintenant, et où vais-je aller après ma mort ? ». La poser à un médecin est un peu la même chose que demander le sens de notre existence à notre employeur, ou au chauffeur du bus. Là où le malade demande pourquoi, le médecin ne peut répondre que comment ; quand la personne cherche un « sens », le médecin ne peut que donner des « raisons ». C’est assez insatisfaisant, bien sûr. Dire à quelqu’un ayant développé une maladie que c’est normal, qu’il est la personne sur 100 prévue par la théorie, est aussi dur que d’expliquer à un autre qui a gagné au loto que cela n’a rien à voir avec la chance. Il était prévisible que le gros lot / le cancer tombe sur quelqu’un ; maintenant, que ce soit vous, moi ou un autre est un hasard de tirage au sort parmi des populations-cible (celles qui jouent pour le Loto, celles qui cumulent susceptibilités génétiques et comportement ou contexte à risque pour les cancers)1.
 
J’ai tendance à penser que cette recherche d’un sens caché est un mélange entre une morale religieuse qui nous a martelé que tous les épisodes qui nous arrivent sont le fait de la volonté d’un Dieu, et une occultation permanente de la mort en France (hormis pour les chrysanthèmes de la Toussaint) : on fait un peu comme si on ne mourait jamais, on nous épargne la vue de nos proches défunts pendant toute notre jeunesse, et on aborde rarement sans prendre un ton solennel la manière dont on aimerait mourir. Même aujourd’hui parler de ses propres obsèques est un tabou fort. Alors quand le médecin annonce une mort possible ou probable, le cerveau ne peut absorber la nouvelle : d’abord il rechigne, puis tente de s’accrocher à des questions supérieures, des questions de sens auxquelles le médecin ou le scientifique ne peuvent hélas absolument rien répondre. Autant d’interrogations qui font par contre la fortune des prêtres au chevet des moribonds terrorisés, la fortune de Mère Teresa qui baptisait contre leur gré de futurs défunts2, et des techniques alternatives type Biologie totaleMédecine nouvelle de Hamer, Dianétique ou Psychogénéalogie qui vont fournir un choix de « raisons » séduisantes à la maladie  (selon nos goûts, un conflit interne,  un Dirk Hamer Syndrome par filiation, un engramme mal réglé ou un fantôme hérité d’autres générations, et transmis à notre insu3).
 
Je crains qu’il n’y ait finalement que deux possibilités pour trouver le « sens » de la vie – et celui de la mort à plus forte raison : soit au rayon surgelé des prêtres, des imams, ou des philosophes à la mode, qui construisent des réponses toutes faites et peu autonomisantes ; soit dans l’activisme personnel, pour construire un sens de vie politique, ici-bas, sans attendre un quelconque au-delà chantant. J’y reviendrai dans la conclusion
 
Le quatrième problème est la manne financière que représente le médecin : prescripteur, il fait qu’il le veuille ou non les beaux et les mauvais jours des médicaments et des équipements coûteux. Pas étonnant donc que les industriels développent des politiques marketing très agressives, développant des gammes de séduction auxquelles il est franchement difficile de résister, allant de cadeaux séditieux à des financements de colloques scientifiques de grand intérêt, – colloques qui n’auraient d’ailleurs généralement pas pu être financés autrement. Les militants politiques, là encore, y voient à raison un avatar du capitalisme industriel et se demandent parfois dans quelle mesure le médecin n’est pas pris dans un conflit d’intérêt avec une industrie lorsqu’il prescrit, lorsqu’il cherche, lorsqu’il se fait envahir par des visiteurs médicaux, quand il siège dans des commissions d’autorisation de mise sur le marché.
 
Enfin, le cinquième problème est celui du soin. La santé était l’objet d’un service public qui est démantelé lentement, en mille morceaux, pour diverses raisons prenant toutes leur source dans l’ultralibéralisme économique dont l’Accord Général sur le Commerce des Services, annexe des accords constitutifs de l’Organisation Mondiale du Commerce est le principal burin. On retrouve là un conflit classique dans les discussions anti-domination : passer par un service public géré par l’État est une forme de soumission, mais finalement bien moindre que de passer par des solutions de libre concurrence, les cliniques privées par exemple, qui créent des accès au soin à plusieurs vitesses se résumant ainsi : aux plus fortunés les meilleurs soins, et que les autres fassent la queue. Quant à ceux qui sont gravement malades, non solvables, ou dont les soins ne rapportent rien, eh bien… qu’ils aillent se faire voir chez les Grecs. Chomsky a popularisé un slogan du Movimento dos Trabalhadores Sem Terra, les Fermiers Brésiliens Sans-terre : « étendre la surface de la cage avant de la casser. ». L’État est une cage, certes, mais en dehors de la cage il y a des fauves qui sont les grandes compagnies privées et, d’une certaine façon, la cage nous protège des fauves. Il faut donc étendre les barreaux de la cage, mais ne pas la retirer tout de suite au risque de se faire croquer.
 
C’est ainsi que de fil (à recoudre) en aiguille (de seringue) les hôpitaux publics accueillent une majorité de gens, la moins fortunée, avec des moyens et du personnel se réduisant au jour le jour. Et qui dit moins de moyens et d’accueil dit dépersonnalisation du soin, stress, conditions de travail pénibles, rythmes infernaux et donc prise en charge médiocre, sinon indécente comme dans les services d’Urgence.
 
Donc, pour un public grandissant, la médecine scientifique est qualifiée d’« officielle », cumule autoritarisme, non-réponse aux questions métaphysiques, collusion avec les industriel.les, prise en charge froide, pressée et défaillante, tout ceci pour des résultats qui ne sont « même pas » de 100% et des prises de risques parfois cachées (comme dans les affaires récentes du Mediator, ou du Vioxx). Et je ne parle même pas du fonctionnement hospitalier très hiérarchisé, ou du refus du choix des actes les moins rentables. Il est temps de créer des alternatives, c’est évident.

Réappropriation, à quel prix ?

… c’est évident. Les mots d’ordre intuitifs sont donc : réapproprions-nous notre corps, soignons-nous nous-même, exproprions le corps médical de ses droits comme on exproprie les riches propriétaires de leurs latifundio, et ne dépendons plus des médecines qui, comme chantait Renaud, « est une putain, son maquereau c’est le pharmacien ». À ces slogans, même les manchots signeraient. Pourtant…
 
Si se réapproprier notre corps signifie l’écouter plus, et sentir les débuts de lombalgie, prévenir les contextes allergiques ou veiller à son sommeil, pas de problème. Si cela signifie par contre prétendre tout sentir et tout savoir sur notre corps par simple « écoute de soi », c’est un leurre. Il est difficile de sentir une appendicite secréter son pus à l’avance, il est malaisé de distinguer une migraine d’une tumeur au cerveau, l’apparition d’un diabète ne se détecte pas par introspection et on ne connait pas d’intuition mystique qui permette de sentir si une tâche ou un kyste sont bénins ou malins. Soignons-nous nous-même ? Sauf à se tromper de plante comme Christopher McCandless dans le film Into the Wild4 cela marchera entre huit et neuf fois sur dix, puisque huit à neuf pathologies humaines sur dix disparaissent spontanément. Pour les autres cas, il faudra recommencer 2000 ans de botanique poussive, de pharmacologie et de galénique laborieuse pour obtenir un remède efficace. Enfin, ne dépendons plus des médecins, d’accord, mais entre nous, êtes-vous près à confier une opération de la cornée ou des dents de sagesse à n’importe quel quidam venu ? Pas moi.
 
Se passer des médecins est possible. Soit on sait ce qui relève de la guérison spontanée et de la pathologie bénigne, et on court chez le toubib pour les autres cas. Soit il faut étudier la médecine. C’est possible, mais il faut entre 7 et 10 ans, passer le concours d’entrée et lire l’anglais. Je connais des militants qui ont décidé de se former solidement en économie pour contrer le dogme dominant, d’autres qui ont décidé de se former pour cultiver la terre afin de ne plus dépendre des grands céréaliers et des serres maraîchères esclavagistes de Murcia, au sud de l’Espagne. Je connais des militant.es de l’action directe qui sont devenus avocat.es pour la cause. En médecine, je ne connais pas grand monde qui a fait le choix de faire Médecine pour spécifiquement se réapproprier sa santé. Pour expliquer ça, je fais une hypothèse : il y a une telle multiplicité de thérapies, médecines alternatives, douces ou complémentaires, qui se développent et qui proposent de presque tout guérir en 3 mois de stage, 3 semaines de formation, et un livre du fondateur que personne n’a envie de consacrer au moins un dixième de sa vie entouré de carabins braillards5.

L’arbre des possibles

Imaginons que je veuille acheter un slip qui ne soit pas fabriqué par un prisonnier chinois. Je vais fouiller, refouiller, jusqu’à ce que je trouve un slip fabriqué dans des conditions décentes par un travailleur épanoui. Mais à la fin, je veux quand même un slip, c’est-à-dire un truc qui tient au cul tout seul, qui laisse passer les deux jambes, que je peux enlever facilement et qui ne gratte pas. Si le seul slip-non-fait-par-un-détenu-chinois est une vague boule de tissu écru sans élastique, je n’ai plus que trois solutions : la première, retourner vers le slip-fait-par-un-détenu-chinois (de dépit). La deuxième, tisser moi-même mon slip (autonomie accrue, mais il faut que j’apprenne). La troisième, renoncer purement et simplement au slip.
 
Revenons à nos boutons. Si je veux un soin qui se passe d’un médecin autoritaire et de la pharmacologie agressive, je vais fouiller, refouiller jusqu’à ce que je trouve un médecin non autoritaire qui garantit son indépendance vis-à-vis des industriels. À la fin, je veux quand même un soin efficace, c’est-à-dire le soin qui me garantit le maximum de chances de guérir – et s’il en est deux qui proposent la même garantie, je choisirai celui qui me convient le mieux. Si le seul soin-sans-médecin-autoritaire-ni-pharmacologie-agressive est une obscure technique de prière indonésienne faisant appel au dieu Chacal par ingestion de l’hallucinogène ayahuasca dans une yourte de sudation, je n’ai plus que trois solutions : la première, retourner vers le soin-avec-médecin-autoritaire-et-pharmacologie-agressive (de dépit). La deuxième, apprendre moi-même à faire un soin à efficacité maximum (autonomie accrue, mais pour le cas sur 10 non bénin, il faut que je fasse Médecine). La troisième, renoncer purement et simplement au soin, avec les risques que cela comporte.
 
Encart
Effet placebo, efficacité réelle, pathologie spontanément résolutive et médecines alternatives : quelques notions de base pour l’honnête militant-e alternatif
 
On peut semble-t-il faire remonter à quelques dizaines de siècles le constat suivant : un patient qui a confiance en son thérapeute aura de meilleurs résultats que… s’il n’a pas confiance. Il faut bien comprendre qu’il ne s’agit généralement pas de meilleures « guérisons » : on ne guérit hélas pas vraiment plus. Par contre, on le vit mieux. Le patient aura ainsi une meilleure appréciation de son état, vivra mieux son mal-être, ses douleurs et les évaluera comme moins pire après la visite, indépendamment de l’acte qui lui est prodigué, que ce soit une injection, un massage, une discussion introspective ou un comprimé.
 
C’est ainsi qu’est né l’effet placebo, du latin je plairai – qui vient de Placebo domino, « je plairai au Seigneur » 6 – qui est l’écart positif, entre le résultat thérapeutique d’un soin et son efficacité réelle ; en gros, le « bonus en plus » de l’efficacité réelle du soin. Ce bonus est un mélange d’auto-suggestion et de sécrétion de substances par notre cerveau, les endorphines, stimulées par la confiance et qui baissent la douleur ressentie. La grosse surprise est que tout acte thérapeutique efficace ou non entraîne un effet placebo, effet d’autant plus important que la pathologie est psychosomatique, ou dépendante de l’état psychologique du patient. En clair, il y a effet placebo que le soin soit efficace ou non.
 
Un certain nombre de médecins malgré eux ont compris cela : lorsqu’ils ne savaient pas vraiment que faire pour un patient, ils lui donnaient des substances « vides », des placebos. On dit que c’est dans son Dictionnaire Médical de 1811 que le médecin Robert Hooper nomma pour la première fois placebo la « dication destinée plus à plaire au patient qu’à être efficace ». À la même époque le médecin Jean-Nicolas Corvisart utilisait avec succès des boules de mie de pain pour l’entourage de Napoléon.
 
Ainsi a-t-on cerné progressivement les diverses facettes du placebo, que la psychologie appelle les effets contextuels : le prix élevé d’une consultation, un diplôme ronflant, un thérapeute à la mode et une longue queue devant le cabinet jouent aussi sur l’évaluation de notre mieux-être consécutif au soin. Idem pour les médicaments, dont la forme, la couleur et le prix entraînent un effet placebo. Deux comprimés placebo valent mieux qu’un seul et les gros comprimés font plus de bien que les petits. Même le nom « scientifique » agit : la mie de pain de Corvisart séduisit seulement sous le nom de Mica panis. Maintenant ce sont Viagra (que les publicitaires tirèrent de viril et Niagara) ou Seresta (sérénité et stabilité), mais aussi Medorrhinum (pus urétral de blennorragie), Pertussinum (crachat de coquelucheux) ou Oscillococcinum (autolysat de foie et de cœur de canard de barbarie) qui jouent sur le latin pour amplifier leur effet.
 
Le médecin Richard Asher pointa aussi ce paradoxe qui a gardé son nom : plus un thérapeute est autoritaire et persuadé d’avoir raison, plus le patient évalue comme valide le soin reçu 7. Au contraire, un thérapeute qui doute, ou une thérapie détestée par le patient entraînera un effet placebo négatif qu’on appelle alors nocebo (je nuirai).
 
Placebo = cerise, efficacité spécifique = gâteau
 
Pour savoir si un acte médical, soin, manipulation ou médicament a un effet réel sans les effets contextuels (les médecins disent une efficacité « spécifique ») il a fallu faire des tests en simple aveugle.
 
Imaginons que nous voulions tester une pilule : il nous faut un groupe – les médecins disent une cohorte – de patients consentants tous avec le même problème que la pilule prétend arranger ou guérir. On tire au sort la moitié qui prend la vraie pilule, et la moitié qui prendra un placebo de la pilule (même forme, même goût mais qui ne contient rien). Ainsi les patients ne savent pas s’ils reçoivent le médicament ou son placebo. La différence d’amélioration entre les deux groupes donnera l’efficacité spécifique de la pilule, et l’amélioration du groupe placebo renseignera sur l’ampleur de l’effet placebo déclenché.
 
Bien entendu, ce n’est pas toujours possible de faire un test en simple aveugle. Avec l’acupuncture par exemple, c’est faisable, car on peut faire un placebo d’acupuncture en utilisant des aiguilles retractables qui donnent l’illusion d’être plantées mais qui ne le sont pas. Par contre, il est très difficile d’évaluer ainsi l’intérêt spécifique d’une thalassothérapie par exemple, car comment faire un placebo de thalassothérapie ?
 
Toutefois, le simple aveugle n’est pas suffisant. C’est une mésaventure qu’on prête à Stewart Wolf, vers 1940, qui fit avancer encore d’un cran l’évaluation. On raconte que Wolf reçut un médicament nouveau qu’il testa sur ses patients, lesquels lui en dirent immédiatement le plus grand bien.  Conscient de la possibilité d’un effet placebo, il demanda au laboratoire un placebo de ce médicament, et le donna en cachette à ses patients qui illico remarquèrent la perte d’efficacité. Wolf s’apprêtait à conclure que le produit était excellent, avec une efficacité spécifique énorme… lorsque le labo l’informa que les médicaments envoyés étaient tous des placebos depuis le début.
 
Des indices non verbaux, des mimiques, des comportements à peine perceptibles avaient probablement renseigné les malades sur l’efficacité que Wolf attendait. Wolf créait ainsi sans le vouloir une sorte de prédiction auto-réalisatrice. On comprit donc qu’évaluer un produit nécessitait que le patient ne sache pas ce qu’il reçoit, et qu’en outre le thérapeute ne sache pas ce qu’il donne.
 
Ce fut la naissance du double aveugle, appelé parfois double insu, condition sine qua none pour prouver l’efficacité d’une technique. Simple à mettre en place, on peut utiliser le double aveugle aussi bien pour tester des thérapies que pour tester par exemple notre capacité à reconnaître un vin rosé d’un rouge, une bière blonde d’une brune, différentes sortes de fromages, etc.
 
En résumé, on parle d’étude en « ouvert » (open design) quand le médecin et le patient connaissent la nature du traitement ; de simple aveugle ou simple insu (simple blind) lorsque le médecin connaît la nature du traitement, non le patient. Notons que les nécessités réglementaires et éthiques de l’information de patients font que le simple insu est en pratique impossible. Et enfin, on dira étude en double aveugle (double blind) lorsque ni le patient, ni le médecin investigateur ne connaissent la nature réelle du traitement. Le terme « triple aveugle » est parfois utilisé : il désigne un essai dans lequel même la personne qui dépouille la statistique des résultats ne connaît la nature du traitement.
 
Placebo démesuré ?
 
On entend souvent que l’effet placebo est énorme, et par exemple que les cancers et autres pathologies graves peuvent se résorber par la simple volonté du malade. Ce n’est malheureusement pas le cas (et c’est en plus culpabilisant pour le malade qui ne guérit pas). L’effet placebo est largement surestimé. Voici trois des nombreuses raisons.

  • D’abord, comme je l’ai écrit plus haut, une majorité des affections disparaissent spontanément, quoi qu’on y fasse. Soigne ton rhume, dit le proverbe, il durera sept jours. Ne le soigne pas, il durera une semaine. On fait une erreur de causalité, et on prête ainsi à l’effet placebo ce qui est l’œuvre du temps.
  • La deuxième raison porte un nom barbare : la régression à la moyenne8. Un patient vient souvent voir le médecin quand il est dans le pic de la souffrance. Si on vient prendre une pilule au moment d’un pic, il est très probable que le mieux soit dû non à la pilule mais à la redescente naturelle vers la position moyenne.
  • Une troisième raison est appelée effet Hawthorne et mérite un détour historiqueEntre 1924 et 1932, le psychologue Elton Mayo conduisit une suite d’essais dans les usines de Hawthorne de la Western Electric Company, aux États-Unis qui devaient montrer si des modifications simples des conditions de travail comme l’éclairage pouvaient avoir des effets sur la productivité des ouvriers. À sa grande surprise, la productivité a augmenté qu’on augmente, ou qu’on diminue la lumière, et même lorsque les ampoules étaient remplacées par de nouvelles de même puissance. Ce n’étaient cependant pas les conditions extérieures qui étaient décisives pour les résultats, mais la participation à l’étude en soi, et l’attention accrue des sujets sur l’impression que quelque chose s’était passé. L’effet Hawthorne prévoit donc que des sujets qui se savent inclus dans une étude ont tendance à être plus motivés et répondre un peu ce qu’ils présument qu’on attend d’eux9.

Il y a encore d’autres raisons, plus techniques, que je n’aborde pas ici.

 

Les médecines alternatives sont-elles des médecines, et sont-elles alternatives ?

Voici donc la question qui fâche, et il y a tant de théories différentes que c’est difficile de répondre en vrac. Je ne vais prendre que quatre des exemples principaux en France : l’homéopathie, l’acupuncture, les élixirs floraux de Bach et la naturopathie. Je précise d’emblée que ce que je vais écrire n’est pas une opinion, mais le fruit d’une étude approfondie, et que j’ai moi-même longtemps été persuadé de l’exact contraire. Et comme nous sommes contre le prêt-à-penser, j’encourage les lecteurs à vérifier tout ce que je raconte s’ils ont le moindre doute.

L’homéopathie

Les fondements de l’homéopathie, posés par Samuel Hahnemann en 1796, sont au nombre de quatre (la pathogénésie, les hautes dilutions, la succussion et l’individualisation, cf. encart). On sait désormais que les trois premiers sont soit démontrés faux, soit affirmés sans preuve. Seul le quatrième a un réel intérêt, celui d’individualiser, de donner la sensation au patient d’être pris dans toute sa personne dans un laps de temps plus long qu’une majorité de médecins non-homéopathes – et l’on fera le lien avec les notions d’effets contextuels abordés plus haut. Chose paradoxale, le médicament homéopathique le plus vendu est un médicament non individualisé, l’Oscillococcinum. Toutes les études en double aveugle montrent toutes le même résultat : l’homéopathie est un bon générateur d’effet placebo. Son efficacité spécifique, elle, est nulle. On pourrait alors se demander comment est donnée l’Autorisation de Mise sur le Marché (AMM) de l’homéopathie, puisque dans l’AMM, il faut prouver l’efficacité spécifique de la substance. La réponse est vraiment étrange : les médicaments homéopathiques sont les seuls médicaments dispensés de faire la preuve de leur efficacité. Ils jouissent de conditions d’AMM allégées, sorte de passe-droit que guigneraient volontiers tous les autres éléments de la pharmacopée. Il y a beaucoup d’articles disponibles pour entrer dans le détail de ces fondements de l’homéopathie. Voici un bref résumé.
  • Pathogénésie. Hahnemann est parti du principe qu’on doit soigner le mal par le mal, et a posé la règle suivante : si un poison crée des dégâts chez un sujet sain, on doit pouvoir l’utiliser pour guérir ces mêmes dégâts. Mais afin de ne plus avoir le « poison », mais seulement son message, il faut le diluer suffisamment, puis le dynamiser (cf. plus loin). Prenons un exemple : si le café maintient éveillé un sujet sain, alors selon Hahnemann du café hautement dilué et dynamisé (médicament homéopathique Coffea cruda) entrainera le sommeil chez une personne insomniaque. Hahnemann a ainsi posé des centaines de poisons, qui vont deMephitis putorius (sécrétion de la glande anale du putois) à Tonsillinum (extraits d’abcès d’amygdales) – et qui bat en brèche l’idée répandue que l’homéopathie est une médecine à base de plantes. Cette règle de pathogénésie sur la base des poisons est désormais abandonnée en médecine, car elle ne fonctionne pas et il n’y a aucun indice suspectant que ça puisse fonctionner. Chose étrange, l’homéopathie d’aujourd’hui n’est plus indexée sur les pathogénésies du fondateur.

Attention, le mécanisme vaccinal n’est pas le même : alors que Hahnemann veut soigner le mal par la substance hautement diluée et dynamisée qui à l’origine pouvait créer le mal chez un sujet sain, le vaccin « prévient » une maladie en préparant le corps à la substance qui le rendra malade, et cela avec des doses importantes. Là, quel que soit son point de vue moral dessus, la technique fonctionne, et le mécanisme physiologique est largement décrit depuis plus d’un siècle.

  • Très hautes dilutions. La substance de départ est diluée dans 99 fois son volume de solvant (l’eau en général, parfois l’alcool) pour obtenir 1 CH, ou Centésimale Hahnemanienne. CH2 revient à prendre une goutte de CH1, et rediluer dans 99 gouttes de solvant (donc un volume de substance, pour 10000 volumes de solvants, etc.) A partir de CH12, il n’y a pratiquement plus aucune chance de trouver la molécule de départ, et chaque CH en plus divise cette chance par 100. À 5 CH, l’équivalence de dilution est un fond de bière (1 cl) dans 40 piscines olympiques. À 12 CH, c’est la même goutte de bière dans tous les océans du monde. Les plus curieux auront remarqué qu’un autre type de dilution est utilisé entre autres pour l’Oscillococcinum dilué à la 200e K. La technique K du nom de son inventeur l’homéopathe Semen Korsakov revient à rincer 200 fois un récipient avec de l’eau et en secouant très fortement à chaque rinçage, ce qui est une technique de dilution au bas mot hasardeuse.Devant de telles techniques, la seule solution fut d’invoquer l’idée que même en l’absence de substance, un message se répand dans le solvant qui en garde une « mémoire ». C’est ainsi que naquit l’histoire de la « mémoire de l’eau », née d’une publication dans Nature en 1989 de résultats que l’on a démontrés depuis comme frauduleux. Ceci dit, rien pour l’instant ne vient à l’appui d’une telle « mémoire », mais qui sait ? Peut-être un jour la science montrera-t-elle son existence. En attendant, cette hypothèse n’est pas nécessaire car l’efficacité relative de l’homéopathie ne dépasse pas les effets contextuels placebo.
  • La succussion. Voyant qu’en diluant ses poisons, il diluait également les principes actifs, Hahnemann eut l’intuition de secouer le mélange pour le « dynamiser » et retrouver ainsi le « message » de départ. Pour l’instant, il n’existe aucun élément à l’appui de l’idée que secouer une solution dans laquelle trop peu de substances actives sont présentes réveillerait et stimulerait une activité. Pour imager un peu, c’est comme si, secouant un extrait de pastis dilué à un point où il n’y a plus les molécules du pastis, on retrouvait du pastis.

L’efficacité thérapeutique repose sur la confiance que les patients lui vouent couplée aux pathologies spontanément résolutives et aux régressions à la moyenne expliquent son succès. Les mêmes effets contextuels sont observés chez les nourrissons. Quant aux animaux, idem (c’est montré depuis 1999 par McMillian) avec un paramètre en plus : non seulement les animaux sont sensibles aux effets contextuels – attention accrue, visites plus nombreuses, caresses – mais en outre le mieux-être est évalué par le propriétaire, non par l’animal lui-même. Et il est rare que le propriétaire ne sache pas quels sont les résultats attendus, ce qui est une belle brèche dans le double aveugle.

Les fleurs de Bach

Les élixirs floraux ont une théorie fortement mystique, non basée sur des évaluations réelles mais sur l’intuition et la « révélation » du fondateur, le très pieux Edward Bach. Les rares études développées, que j’ai toutes lues avec attention 10, ont montré que ces élixirs ont sensiblement la même efficacité propre que l’homéopathie, avec ceci que les symptômes que les fleurs se proposent de soigner sont très subjectifs (red chestnut pour lutter contre la tendance mère-poule par exemple, sweet chestnut pour le « sentiment d’être au bord du gouffre » ou le célèbre rescue, ou remède de secours pour toute situation de stress).

L’acupuncture

L’acupuncture est un peu différente. Même si la théorie est un vrai bricolage, que les cartes de points sont un tel bazar qu’il a fallu ré-harmoniser toutes les cartes disponibles, et que les supports énergétiques prétendus n’ont jamais été isolés ou mis en évidence, on s’est rendu compte chez l’humain comme chez les grands mammifères que le fait de piquer la peau a un intérêt. En double aveugle, les résultats sont sensiblement les mêmes chez les acupuncté.es que chez cell.eux qui sont piqués hors point méridien ; idem pour ceux chez qui on a simplement donné l’impression de planter une aiguille (rétractable), ce qui laisse penser que c’est moins l’acupuncture et sa théorie que l’aiguille seule qui exerce un effet intéressant. On a également remarqué que l’acupuncture marche d’autant mieux que les thérapeutes sont aimables et gentil.les. On dit aussi – mais je n’ai pas trouvé de source – que la technique marche encore mieux quand il.les sont typé asiatique, si possible chinois. On entend parfois dire que « tout de même, si les Chinois s’en servent depuis des millénaires, c’est qu’il y a une raison ». Non seulement on peut se servir des millénaires de choses inefficaces (comme les lavements ou les ventouses en France), mais on se sert aussi de l’effet placebo depuis des millénaires. À titre d’anecdote, il est stimulant d’apprendre que l’acupuncture avait été fortement délaissée en Chine fin XIXe, considérée comme la thérapie du pauvre, et il a fallu attendre un coup de bluff scientifico-politique de Mao envers les États-Unis en 1971 pour relancer la mode hors-Chine 11.
 
La naturopathie2
 
C’est un domaine très touffu, puisqu’il mélange des techniques à fort mysticisme, des procédés pseudoscientifiques, à une partie phytothérapie, à velléité scientifique, certaines plantes pouvant avoir une certaine efficacité relative (même l’efficacité de nous expédier en aller simple pour l’au-delà, comme la belladone ou la digitale). La naturopathie repose toutefois sur une prémisse fausse : que tous les remèdes humains sont dans la nature, ce qui laisserait penser que la Nature a été créée pour l’Humain et son utilisation, avatar de la bonté de Dame Nature et de la force curative vitale vantée au Moyen-âge. Ceci dit, il est des plantes possédant des principes actifs, mais noyées dans un amas d’affirmations non démontrées dans presque tous les bouquins de botanique populaire. On lit par exemple que la tisane de tilleul fait dormir, alors que la même tisane sans le tilleul assoupit dans les mêmes proportions… ce qui permet de se passer de tilleul, et de ne garder que l’essentiel : l’eau chaude. En outre il faut d’une part jauger le bénéfice contre les effets secondaires – car tout principe actif a des effets secondaires possibles ; mais aussi évaluer la dose nécessaire, car s’il s’agit de manger plusieurs kilos de cerfeuil pour avoir sa dose de vitamine C, il devient vite nécessaire de compacter la part intéressante dans un petit granulé et c’est… la naissance du médicament, avec les dérives commerciales que l’on connaît.

Alors ?

Moi qui conteste le système de santé, l’autoritarisme médical, les industries pharmaceutiques et leur mainmise, je fais un constat assez perturbant.
 
Les thérapies alternatives n’offrent pas une alternative économique.
 
Si j’excepte quelques recettes mises en open-source (dont l’efficacité n’est pas toujours au rendez-vous) je ne vois qu’une série d’initiatives marchandes privées. Le marché des médecines alternatives est exemplaire de capitalisme, depuis la suprématie monopolistique de l’entreprise Boiron qui a tout racheté, aux entreprises florissantes d’élixirs floraux comme Nelson’s ou Center Bach qui se font une guerre commerciale à coup de procès ; des salons du bien-être à celui de la détox aux gadgets dépassant plusieurs centaines d’euros présentés dans des foires hautement commerciales.
 
Les thérapies alternatives n’offrent pas une alternative politique.
 
J’y vois au contraire une pulvérisation et une dépolitisation du mal-être. Alors que beaucoup de souffrance provient des aliénations classiques, patronat et subordination, sexisme, discrimination et souffrance au travail, les thérapies alternatives proposent à leurs clients en souffrance des solutions…. individuelles. Vous souffrez de ne pas pouvoir dire fuck à votre patron ? Ne lisez surtout pas Thoreau, Bakounine, ou Soumission à l’autorité de Milgram, mais prenez une gélule d’oligoéléments. Oh, vous ne pourrez toujours pas dire fuck au boss, mais au moins vous vous sentirez mieux. Vous avez un fort instinct maternel ? Ne lisez surtout pas Simone de Beauvoir ou Christine Delphy, prenez l’élixir Red Chestnut. Vous, jeune étudiant, vous stressez à l’école ? N’allez pas discuter avec Catherine Baker et parler d’insoumission à l’école obligatoire, prenez des extraits de pépins de pamplemousse et des massages énergétiques.
 
Les thérapies alternatives n’offrent pas une alternative à la soumission à l’autorité.
 
Je n’aborde pas le sujet des pères fondateurs de la plupart des médecines douces, qui lorsqu’on les lit dans le texte, nous transportent plus du côté au mieux de l’écologisme de droite et de l’illumination à la Swedenborg, au pire vers les thèses de soumission aux esprit des Grands Maîtres de l’Anthroposophie, et aux thèses astrologo-racistes d’un Rudolf Steiner 12. Plus prosaïquement, il n’y a pas grande différence en terme de soumission à l’autorité entre quelqu’un qui dépend d’un anxiolytique et quelqu’autre qui dépend d’une caisse pleine d’homéopathie. J’ai des amis tout contents de ne plus aller chez le médecin, mais qui voient leur ostéopathe chaque semaine, l’étiopathe et le diététicien tous les mois, et qui téléphonent régulièrement à leur micro-kiné et leur barreur de feu. La réappropriation de notre propre santé se refait confisquer. Quitte à utiliser un placebo, je ne vois pas en quoi il est libérateur d’aller l’acheter à une multinationale dont les patrons et l’actionnaire principal sont dans les 200 plus grandes fortunes françaises.
 
Alors ? Si on ajoute que les thérapies alternatives n’offrent pas une alternative à l’efficacité, c’est-à-dire que l’efficacité réelle des thérapies est largement moindre que les thérapies scientifiques, je ne perçois plus du tout l’intérêt de départ. Et moi qui souhaite voir mes compagnon-nes politiques en pleine forme, je suis inquiet.

Que faire ?

Voici ce que pour ma part j’ai décidé de faire, et qui est accessible à pratiquement tout le monde.
 
D’un côté : j’ai décidé de quitter les médecins qui me prennent 5 minutes entre deux portes, et qui accueillent des visiteurs médicaux des industries pharmaceutiques. J’essaie de savoir s’ils lisent la seule presse médicale indépendante, la revue Prescrire, plutôt que les brochures des grands groupes industriels. J’exige qu’ils soient membres du Formindep, association qui milite « pour une formation médicale indépendante au service des seuls professionnels de santé et des patients » 13, et je les titille sur leurs conflits d’intérêts.
 
D’un autre, j’ai appris à aller chercher par moi-même les études faites en double-aveugle sur les produits qu’on me donne (chercher le nom de la molécule de départ et le mot-clé « double blind » sur un moteur de recherche médical comme www.pubmed.com, avec quelqu’un qui lit l’anglais). J’ai également appris à plonger dans les textes d’origine des fondateurs (Hahnemann, Bach, Steiner, Nozier, Von Peczely, Freud etc.) dont les textes sont aussi disponibles que très rarement lus.
 
D’un autre côté encore, je milite pour de réels biens publics de santé, avec accès inconditionnel, personnel suffisant, gratuité des soins pour le maximum de gens, et indépendance de l’information médicale face aux lobbying industriel. Il s’agit d’un combat important car ces biens publics sont disloqués, morcelés par le gouvernement français et les directives européennes fortement libérales. Le fait que les hôpitaux ferment des lits, fonctionnent à flux tendu de personnel, ou acceptent des queues aux urgences n’est pas le fruit du hasard, mais d’une marchandisation du soin contre laquelle il faut se battre et dont les premières victimes sont les pauvres qui ne peuvent se payer des soins privés. Certaines opérations sont devenues plus rentables que d’autres, les mutuelles se transforment en assurances sous nos yeux, et une certaine morale s’y instille, vis-à-vis des toxicomanes, des autistes et de leurs parents, des femmes qui avortent, ou des transidentités3 qui sont méjugées.
 
Enfin, et c’est peut être le plus subversif, j’ai appris les mécanismes du placebo et à jouer avec. Je fabrique mes placebos, je fais des tisanes de sorcières avec plein de trucs dedans, et pour 8 à 9 pathologies sur dix, j’utilise la méthode la plus « naturelle » qui soit : j’attends et je glande. Et si par hasard nous contractons une pathologie lourde, il nous faut demander, exiger même, toutes les solutions possibles, leur taux d’efficacité, leurs effets collatéraux, quitte à se faire accompagner si les termes techniques nous complexent. Car c’est seulement ainsi que nous pourrons faire le meilleur choix, et l’imposer : le nôtre, quel qu’il soit. Car il sera fait en toute connaissance de cause. Le médecin ne sera plus que l’exécutant de notre choix éclairé, et les opinions, croyances et ressentis de chacun auront leur place et seront un élément de ce choix. Je hasarde donc un vœu : qu’on prenne l’efficacité de la médecine scientifique, et la douceur de la prise en charge des techniques douces, et qu’on créé une troisième voie, efficace et douce, mais aussi vraiment alternative : celle du combat pour des services publics de santé efficaces, égalitaires, mutualistes, patients, et délivrant une information fiable, contrôlable et indépendante des industries.
 
Richard Monvoisin, du collectif CorteX, Collectif de Recherche Transdiciplinaire Esprit Critique & Sciences (www.cortecs.org)

Notes

  • 1. Voir Effet pangloss, les dangers des raisonnements à reboursLa Traverse 2.
  • 2. Je n’utilise pas par hasard Mère Teresa, qui en plus d’être baptiseuse de moribonds, était intégriste conservatrice et anti-avortement comme l’a montré Christopher Hitchens dans Le mythe de mère Teresa ou comment devenir une sainte de son vivant grâce à un excellent plan média, Dagorno (1996) et dans Mère Teresa, une sainteté médiatiqueLe Monde Diplomatique (novembre 1996).
  • 3. Un exemple tout à fait épouvantable sur la Biologie totale est donné dans On a tué ma mère – Face aux charlatans de la santé, par Nathalie de Reuck et Philippe Dutilleul, Buchet Chastel (2010).
  • 4. Il semble que la version du film de Sean Penn soit un peu arrangée et que McCandless soit plus probablement mort d’une combinaison de sous-nutrition et du Mal du Caribou – hyperconsommation quasi-exclusive de protéines animales, appelée aussi Rabbit starvation.
  • 5. Le carabin, surnom de l’étudiant en médecine, est un terme qui désignait ceux qui enfouissaient les morts pendant les grandes pestes de la fin du Moyen-Âge.
  • 6. C’est le premier verset de la Vulgate, la Bible version latine, utilisé au V° siècle dans la liturgie lors de l’Office des morts
  • 7. Richard Asher en parlait dans son recueil d’articles non traduit Talking Sense, Pitman Medical (1972). À titre d’anecdote, Asher dénonçait la littérature scientifique incrustée de « foul-2-mots-6-byl-1,1-compréhensibles-2-tout-1-chakin » (allotov-words-2-obscure-4-any-1,2-succidin-understanding-them) et parlait des 7 péchés capitaux du médecin : l’obscurité, la cruauté, les mauvaises manières, la sur-spécialisation, l’amour du rare, la stupidité commune et la paresse (dans The Lancet, 27 août 1949, pages 358-60).
  • 8. Autre anecdote : on doit ce biais, cette « regression to the mean », à Francis Galton, grand savant mais également tragique fondateur de l’eugénisme, et inventeur de la systématique des empruntes digitales.
  • 9. Elton Mayo, Hawthorne and the Western Electric CompanyThe Social Problems of an Industrial Civilisation, Routledge (1949). Cela rejoint ce que les enseignants appellent parfois l’effet Pygmalion, sorte de prophétie autoréalisatrice qui consiste à influencer l’évolution d’un élève en émettant une hypothèse sur son devenir scolaire. Mais si l’effet Hawthorne est considéré comme certain, l’effet pygmalion a semble-t-il été surestimé.
  • 10. J’ai recensé tout cela dans Les fleurs de Bach, Enquête au pays des élixirs, Book-i-book.com (2008).
  • 11. L’opération de l’appendicite « sous acupuncture » du journaliste James Reston à Pékin lors du voyage du président Nixon, et racontée par ses soins dans le New York Times du 26 juillet 1971 fit grand bruit. Mais l’histoire est embellie, puisqu’il semble que Reston eut une anesthésie et des soins post-opératoires classiques auxquels fut adjointe de l’acupuncture.
  • 12. À propos de Steiner, je ne parle pas directement des écoles Waldorf, de l’agriculture biodynamique, des produits Weleda ou du mouvement Camphill, mais du père fondateur lui-même, Rudolf Steiner, dont il faut lire les textes pour se rendre compte qu’on n’est pas du tout dans l’alternative progressiste, mais plus volontiers dans le naturalisme chrétien d’extrême-droite. Cela vaut le détour de lire par exemple R. Steiner, Cours aux agriculteurs, Novalis (2003).
  • 13. Association Formindep www.formindep.org

Science politique – Réflexion critique autour de la notion d’identité européenne

Notre collègue Clara Egger (Sciences Politiques) nous livre ici de ses contenus de cours, élaboré pour ses étudiants quand elle enseignait à l’Institut D’Études Politiques de Grenoble. Ce cours visait à ébranler, critiquer et requestionner une notion aussi floue que rabâchée : la notion d’identité européenne.
Bonne lecture.
RM

Cette session de cours a été proposée en novembre 2012 à des étudiants de troisième année en sciences politiques à l’Institut d’Etudes Politiques de Grenoble dans le cadre d’une conférence de méthode sur la construction européenne et ses effets.

Le thème de la séance portait sur l’ »Europe des Peuples » et cherchait à interroger les mécanismes de rejet et d’adhésion à la construction européenne. Plus largement, la séance visait à questionner la construction d’une identité européenne par les institutions européennes et analyser les processus d’identification sur lesquels reposent les différents systèmes politiques.

Les étudiants étaient au nombre de 22 et étaient « captifs » pour trois heures. Je les connaissais depuis mi-septembre.

Voici le déroulement de la séquence.

Préparation

En amont du cours, il a été demandé aux étudiants de trouver un support (vidéo, chant, texte, images) illustrant une vision de l’identité européenne. Les étudiants sont invités à expliquer leur choix (support qui les choque, qui les interroge, qui représente leur vision de l’Europe).

 

Introduction du support choisi par l’enseignante

CorteX_clip_europeDans un premier temps, j’ai introduit un support, une vidéo d’un clip de la Commission Européenne de mars 2012 visant à promouvoir l’élargissement auprès des jeunes. La vidéo est restée quelques heures en lignes et a fait scandale car on y voit une jeune femme blanche (habillée comme Uma Thurman dans le film Kill Bill, de Q. Tarantino) se faisant agresser par des guerriers chinois, brésiliens et indiens maniant chacun un art martial national. Pour se défendre la jeune femme se dédouble jusqu’à former un cercle autour des guerriers les invitant à la négociation. Le slogan est : « the more we are, the stronger we are » : plus nous sommes nombreux, plus nous sommes forts. Voir la vidéo ici, ou ci-dessous [1].

[youtube=http://www.youtube.com/watch?v=9E2B_yI8jrI]

 

Débat autour de la notion d’identité européenne autour des supports de chacun

Avant le débat, j’ai introduit quelques règles.

  • On évite les débats « ping-pong », c’est-à-dire les réactions à chaud peu construites et peu argumentées entre deux étudiants aux positions différentes.

  • On essaie de construire des réponses et des arguments construits et originaux.

  • Pas d’attaques personnelles, on réfléchit sur les supports mais on ne juge pas les choix des collègues.

  • Je prendrai toujours le parti de l’argument minoritaire.

Le débat s’est engagé spontanément après le visionnage de la vidéo qui, après avoir fait sourire (la référence à Kill Bill), puis franchement rire (avec le ridicule des arts martiaux sur-joués), a fini par choquer. Les étudiants ont d’abord tout comme moi cru à une parodie des supports de communication de l’Union Européenne. Puis le débat s’est engagé. 

Au début les étudiants ont « réagi » plutôt que de construit des arguments : certains se disaient choqués, d’autres trouvaient la gaffe utile pour montrer « le vrai visage de l’Europe ». Je les ai ensuite invité à mobiliser et présenter leur support pour nourrir le débat. 

  • Une étudiante a évoqué un projet d’exposition européenne, Art et Europe (ici) organisé par des étudiants et visant à faire de l’art un vecteur d’identité européenne.
  • CorteX_Europe_a_coeur_Sculpture_Ludmila_TcherinaUn autre étudiant a parlé des sculptures placés devant les institutions européennes, notamment celle représentant la figure maternelle portant dans ses bras des enfants (ci-contre, « L’Europe à coeur« , sculpture de Ludmila Tcherina).
  • Des étudiants ont aussi utilisé des supports utilisant la religion comme vecteur identitaire pour l’Europe, notamment une citation de Chantal Delsol, philosophe politique, catholique et éditorialiste au Figaro publiée dans sa contribution à l’ouvrage d’ E. Montfort, Dieu a-t-il sa place en Europe? : 

« Si nous regardons la Charte des droits de l’homme musulman, nous y trouvons deux espèces humaines distinctes : celle des hommes et celle des femmes. Or, ce n’est pas ainsi que les Européens voient les choses, puisqu’ils héritent de Saint-Paul le postulat de l’unité de l’espèce humaine. Peut-on imaginer une liberté personnelle qui ne vaudrait que pour une partie d’entre nous ? Les Européens feraient bien de s’interroger là-dessus quand il s’agit de l’entrée de la Turquie en Europe » [2].

 

Comme tout le monde ne présentait pas ses supports, je me suis permise d’inviter ceux qui ne s’étaient pas exprimés. Certains, certes avaient trouvé la vidéo, parmi d’autres n’avaient sans doute pas eu le temps de chercher. J’ai alors demandé s’ils/elles avaient trouvé des supports de pédagogie destinés à des classes primaires ou secondaires, et beaucoup ont réagi en pointant le fait que dans les manuels, la construction européenne est présentée de façon très positive comme un phénomène « naturel » (cf. travaux de G. Reviron, ici), et non issus de choix politiques et d’une construction identitaire. D’autres ont évoqué l’absurdité d’invoquer le mythe d’Europe comme base de l’identité européenne (mythe peu connu, lointain et assez violent : il s’agit tout de même d’un enlèvement et d’un viol déguisé).

CorteX_europe_Da_Verona

Référence à la figure mythologique d’Europe, souvent mis en avant comme figure  tutélaire du continent. Selon le mythe, Europe princesse phénicienne fille d’Agénor a été enlevée par Zeus métamorphosé en taureau blanc pour séduire la jeune femme et éviter la colère de son épouse Héra. Zeus emmène la jeune femme en Crète pour s’accoupler avec elle une fois redevenu humain. De leur union, naissent Minos, Radhamante (tous deux devenus juges des Enfers) et Sarpédon qui s’exile en Anatolie. Europe est ensuite donnée par Zeus comme épouse au roi de Crète.

Arguments échangés

Le débat a beaucoup tourné autour de l’instrumentalisation des symboles pour construire une identité commune, notamment l’absurdité d’une référence au mythe d’Europe : c’est une histoire misogyne et fondamentalement violente. Les étudiants ont aussi mis en lumière une certaine schizophrénie européenne alternant messages de paix et d’amour (notamment via la figure de la mère nourricière) et une vision xénophobe de l’étranger. Des parallèles ont été proposés avec la construction d’une mémoire et d’une mythologie commune au sein des états nationaux. La construction d’une identité européenne a été perçue comme largement artificielle car basée sur une volonté d’imposer un attachement au marché unique alors que l’Europe n’est pas en mesure de construire un projet fédérateur avec et pour ses citoyens. Dès lors, l’identité européenne semble se baser uniquement sur un rejet de l’étranger. En guise de conclusion l’auteur a proposé la lecture de l’article de Denis Duez, « L’Europe et les clandestins : la peur de l’autre comme facteur d’intégration ? » [3].

Retours pédagogiques sur l’expérience

Utiliser des supports a permis de dépassionner le débat. Il faut sans doute rappeler que le groupe d’étudiants est parmi l’un des plus politisés que j’ai connus et que le débat tourne parfois aux attaques personnelles tant la prise de recul est difficile sur des sujets polémiques ou mettant en jeu des opinions personnelles. En outre, j’ai beaucoup apprécié de voir des étudiants qui peinaient à prendre la parole prendre activement part au débat. Les étudiants ont proposé une lecture critique des processus d’identification à l’Europe en analysant avec justesse ses dérives : rejet de l’autre, xénophobie et repli nationaliste et ethnocentrique. Plus largement, ce cours a aussi permis d’étendre la réflexion à la construction des identités nationales.

Je garderai cette idée de mobiliser des supports pour organiser un débat mais je pense préparer les choses plus en amont en y consacrant un temps de préparation et d’analyse plus long afin que chacun puisse s’exprimer et mûrir le débat. J’ai trouvé les supports globalement pertinents mais j’ai regretté que les étudiants ne puisent pas dans « l’histoire officielle » de la construction européenne (en mobilisant des contenus de cours, des articles…).

Clara Egger

 

[1] François Asselineau, Le choc des civilisations prôné dans un clip de la commission européenne, Agoravox, 6 mars 2012. 

[2] Chantal Delsol, « Liberté et christianisme », in E. Montfort, Dieu a-t-il sa place en Europe ?, p.115.

[3] Denis Duez, L’Europe et les clandestins : la peur de l’autre comme facteur d’intégration ?, Politique européenne, 2008/3 n° 26, p. 97-119.

–Vous reprenez ce matériel pour un de vos enseignements ? Vous l’améliorez ? Racontez-nous.—

Biologie, neurosciences – Petite histoire naturelle des différences sexuelles, par C. Brandner

Faire appel à des différences d’ordre « naturel » entre deux groupes de population (juifs et aryens, noirs et blancs, hommes et femmes) est un procédé récurrent pour asseoir et légitimer une domination et des différences de droits. Mais c’est moins la véracité de ces différences dites naturelles que le mécanisme argumentatif qui les sous-tend qui nous intéresse d’habitude. Lorsque nous abordons le sexisme en cours ou en atelier, nous rentrons donc rarement dans ce type de débat. Pour prendre un exemple parmi tant d’autres, plutôt que de discuter sur le sens et la validité scientifique de l’affirmation « les femmes sont moins fortes que les hommes », nous préférons discuter de la question « en quoi le fait que les femmes soient moins fortes en moyenne que les hommes légitime-t-il (ou non) que la moyenne des revenus des hommes soient 50% plus élevée que celle des femmes, qu’il n’y ait que 25% de femmes à l’assemblée nationale, qu’il n’y ait qu’une minorité de sages-femmes masculins et de femmes saxophonistes dans le jazz ?, etc « 
Pourtant, nous avons décidé de faire une exception et de revenir ici sur ces différences entre les hommes et les femmes. D’abord parce qu’il y a beaucoup d’idées reçues sur le sujet, ensuite parce que la publication de l’article Sélection commentée de ressources sur le genrea suscité des questionnements* sur l’influence du combat féministe dans les interprétations des dernières connaissances en neurosciences. Les chercheurs militants ont-ils tendance à interpréter exagérément les dernières connaissances en neuroscience (notamment sur la plasticité cérébrale) dans le sens d’une minimisation des différences naturelles entre les hommes et les femmes ? Si nous rêvons de voir un jour disparaître les différences de droits entre les sexes, nous souhaitons avant tout le faire sur des bases solides. Pour tenter de minimiser toute intrusion idéologique sur ce sujet, nous nous sommes tournés vers Catherine Brandner, chercheure au Laboratoire de Recherche Expérimentale sur le Comportement (LERB) de l’Université de Lausanne, qui a accepté de faire un bilan des connaissances scientifiques actuelles sur le sujet. 

Guillemette Reviron

* Merci à Franck Ramus, chercheur en sciences cognitives à l‘Ecole Normale Supérieure, pour cette démarche ainsi que ses commentaires sur cet article.


Sommaire


Préambule

Introduction

I. Sexe et genèse

Sexe et chromosomes : quelques mécanismes à l’origine de dimorphismes sexuels dans les organes

Hormones sexuelles et cerveau

Dimorphisme sexuel cérébral

II. Différences sexuelles, cerveau et aptitudes cognitives

Différences sexuelles, cognition et comportement

Conclusion


Préambule

Bien que les connaissances ne cessent de progresser, la question des différences sexuelles reste un sujet de débat. La polémique est le plus souvent alimentée par des opinions divergentes concernant la présence ou au contraire l’absence de différence entre les sexes, et ceci souvent sur un fond idéologique créateur de confusion.
Afin de clarifier cette situation, il est nécessaire de rappeler qu’une question scientifique se traite dans un cadre théorique qui fournit une structure potentielle d’explication. Ce cadre permet de clarifier et de définir les concepts ou les objets d’une recherche afin de pouvoir les analyser. De ce point de vue, l’étude des différences sexuelles se divise en différents champs de recherche caractérisés par leurs objets et leurs méthodes spécifiques. Par exemple:

  • la biologie moléculaire cherche à expliquer l’origine des chromosomes sexuels et les mécanismes liés à leurs gènes
  • la neuroendocrinologie cherche à expliquer comment les hormones sexuelles sont en mesure de façonner le cerveau
  • les neurosciences cherchent à expliquer comment le sexe modèle le cerveau tant du point de vue de sa structure (architecture) que de ses propriétés fonctionnelles
  • la psychologie expérimentale cherche à isoler certaines variables ou fonctions cognitives afin d’étudier le comportement des hommes et des femmes
  • les études genre cherchent à expliquer comment le sexe influence les rapports sociaux, le pouvoir et la discrimination qui en découle

Ces quelques exemples n’ont pas la prétention d’être exhaustifs. Ils visent à montrer que discuter des différences sexuelles demande de préciser l’objet, en tant que partie de la réalité que l’on cherche à expliquer, afin de se détacher du passionnel ou du normatif.


Introduction

Depuis quelques années, les neurosciences alliées à la biologie moléculaire manifestent un regain d’intérêt pour l’investigation des différences entre les sexes chez l’humain. Cet effet repose pour l’essentiel sur le développement de nouvelles technologies (séquençage, biopuces, imagerie cérébrale, tractographie) permettant de mieux décrire les mécanismes liés aux chromosomes et aux hormones sexuelles mais aussi de mieux retracer leur histoire évolutive. Ces développements nous obligent à constater que les différences sexuelles sont beaucoup plus largement répandues que nous pouvions le penser jusqu’ici. Par exemple, des découvertes récentes indiquent que la prévalence, le déroulement et la sévérité de maladies communes comme les maladies cardio-vasculaires, les maladies auto-immunes ou les pathologies cérébrales ne sont pas semblables chez les femmes et les hommes, et que ces différences pourraient être dues à une régulation des gènes (ensemble des mécanismes biochimiques aboutissant à la production de molécules nécessaires à la fabrication des protéines) qui diffère entre les sexes (35).
Comprendre d’où viennent ces différences sexuelles et comment elles agissent demande de se pencher sur des mécanismes compliqués que la science commence à pouvoir expliquer. L’objectif de ce texte est de fournir des explications simplifiées de quelques mécanismes compliqués à l’origine des différences sexuelles, et de montrer comment ces derniers façonnent le cerveau au cours du développement et donnent lieu à des variations tant structurelles, fonctionnelles, qu’adaptatives. Une fois ces différences décrites, et considérant que la fonction prioritaire du cerveau est de traiter de l’information, la question se pose de savoir si ces variations sont à l’origine de différences d’aptitudes ou de raisonnement entre les sexes. Afin d’y répondre, la seconde partie du texte cherchera à évaluer comment certains dimorphismes cérébraux pourraient offrir la possibilité de résoudre un même problème à l’aide de différentes stratégies cognitives.


I. Sexe et genèse

Sexe et chromosomes : quelques mécanismes à l’origine de dimorphismes sexuels dans les organes

Le caryotype (arrangement standard de l’ensemble des chromosomes) du génome (ensemble du matériel génétique codé dans l’ADN d’un individu) est constitué de paires de chromosomes homologues appelés autosomes et, pour les espèces à reproduction sexuée, d’une paire de chromosomes sexuels appelés hétérochromosomes ou gonosomes. Chez les mammifères, l’étude de l’origine de ces chromosomes sexuels semble indiquer qu’ils dérivent d’une paire d’autosomes présent chez un ancêtre vertébré qui, au cours de l’évolution, a accumulé des différences et des spécialisations (41,46)

Chez les mammifères y compris l’humain, cette histoire évolutive se traduit par la présence de deux caryotypes distincts où la 23e paire de chromosomes est homogamétique XX pour un individu femelle et hétérogamétique XY pour un individu mâle. Comparativement, les chromosomes X et Y se distinguent par leur taille (le chromosome X étant beaucoup plus grand que le chromosome Y) mais aussi par leur contenu en gènes (environ 6% des gènes du génome pour le chromosome X et environ 2% pour le chromosome Y). Ces différences indiquent que le chromosome X a été fortement conservé au cours des différentes étapes évolutives alors que le chromosome Y a perdu beaucoup d’ADN par la suppression de recombinaisons. D’un point de vue fonctionnel, cette divergence a restreint, pour l’essentiel, le rôle du chromosome Y à porter un gène (SRY) dont la transcription et la traduction avec d’autres gènes aboutissent à la différenciation des gonades de l’embryon en testicules (différentiation sexuelle) alors que la majorité des gènes du chromosome X n’est pas impliquée dans les caractéristiques sexuelles.

L’ADN, présent dans tous les noyaux des cellules vivantes, renferme l’ensemble des informations nécessaires au développement et au fonctionnement d’un organisme. Chez les organismes sexués, chaque gène comporte deux versions, appelées allèles, dont l’une est issue du père et l’autre de la mère. L’expression des gènes repose sur un ensemble de mécanismes de régulation permettant de transposer l’information génétique contenue dans une séquence d’ADN en protéine. Les caryotypes XX et XY divergeant par leur contenu potentiel en gènes, ce déséquilibre est compensé par des mécanismes spécifiques comme la compensation du dosage de gènes et l’empreinte parentale : le mécanisme de compensation du dosage des gènes liés au chromosome X se produit durant les stades précoces du développement embryonnaire. Il correspond à l’inactivation aléatoire et permanente de l’un des deux chromosomes X (Xm maternel ou Xp paternel) dans chaque cellule somatique des embryons femelles. Ce mécanisme temporaire est ensuite relayé par un mécanisme épigénétique (modification transmissible réversible sans modification de la séquence ADN) appelé «empreinte génomique parentale» conduisant à une expression différentielle des allèles d’un gène en fonction de sa provenance maternelle ou paternelle (5). Comme le mécanisme d’inactivation n’est pas parfait, certains gènes (estimés à environ 15% chez l’humain) portés par le chromosomes X silencieux échappent à l’inactivation. Ce phénomène permet l’expression de gènes provenant à la fois du gène X maternel et paternel. Ainsi, les femmes présentent des populations de cellules mosaïques (ayant une composition allélique différente) ce qui n’est pas le cas chez les hommes. Cette différence est pensée comme l’origine des dimorphismes sexuels observés dans divers organes mais aussi dans le cerveau (216334050).

Un exemple classique pour illustrer ce phénomène de cellules mosaïques est celui de la chatte à taches tricolores dont le pelage est le résultat de l’expression des allèles gouvernant la couleur rouge et la couleur noire alors que celui du mâle ne présente que l’expression de l’allèle gouvernant soit la couleur rouge soit la couleur noire (pour plus de détail voir l’illustration 2 in Arnold, 2004, pp. 3).

Hormones sexuelles et cerveau

Durant l’embryogenèse, l’expression différentielle des gènes portés par les chromosomes sexuels alliée à l’action des hormones sexuelles est à l’origine de la différentiation sexuelle morphologique. Dans les deux sexes, la crête génitale constitue l’ébauche gonadique primitive qui, une fois enrichie par les cellules germinales primordiales (destinées à former les spermatozoïdes et les ovocytes), va permettre le développement de gonades sexuellement différenciées. Chez l’embryon de sexe masculin (XY), c’est au cours de la  septième semaine de gestation, sous l’influence d’une cascade d’événements génétiques impliquant le gène SRY situé sur le chromosome Y, que la gonade indifférenciée se développe en testicules ; le développement des ovaires, lui, commence autour de la huitième semaine pour être reconnaissable autour de la dixième semaine. Chez l’embryon de sexe masculin, l’augmentation importante de la production et de la sécrétion de testostérone par les testicules, entre la  neuvième et la dixième semaine, produit la masculinisation de l’embryon et donc le développement d’un phénotype masculin. En l’absence de chromosome Y, et donc du gène SRY, on observe le développement d’un phénotype féminin. Ces phénomènes conditionnent les facteurs génétiques et hormonaux de la détermination du sexe (23).

Après la naissance, et chez le garçon, la testostérone continue à circuler à des concentrations élevées pour devenir indétectable vers l’âge de 6 mois et reprendre de l’activité à la puberté. Chez la fille, la testostérone est présente juste après la naissance puis chute ensuite très rapidement (elle provient du placenta d’une part et de la production surrénalienne de la mère en réponse au stress physiologique de l’accouchement). À la puberté, la testostérone est à nouveau sécrétée faiblement dans la circulation sanguine par l’ovaire et les glandes corticosurrénales (10). Durant la phase précoce du développement post-natal, la testostérone opère des fonctions liées au développement cérébral (3,8).

Cette action spécifique est le produit de la conversion de la testostérone en œstradiol par une enzyme, l’aromatase, produite par les neurones et les astrocytes (cellule de support et de protection des neurones). Cette conversion permet d’activer des récepteurs aux œstrogènes, lesquels, durant cette période, sont largement distribués dans le système nerveux (4).

Cette cascade d’événements cellulaires opère un modelage du cerveau impliquant (7) :

  • les chromosomes sexuels et les mécanismes liés à leurs gènes
  • la différenciation de cellules souches en neurones fonctionnels (i.e. neurogenèse)
  • la croissance dendritique (i.e. le prolongement divisé du corps cellulaire des neurones ressemblant à un arbre et ayant pour fonction de recevoir et de transmettre les potentiels d’action)
  • la croissance des axones (i.e. prolongement des neurones) et de leurs projections qui permettent de transmettre l’information (potentiels d’action)
  • l’apoptose qui régule la destruction ciblée de cellules cérébrales non fonctionnelles
  • l’élagage synaptique correspondant à la suppression des synapses afin d’optimiser le traitement des informations neuronales
Question – Y a-t-il des différences selon les sexes dans cette étape ?Réponse de C. Brandner –   Il ne faut pas oublier que la différence existe dès la conception avec l’union des chromosomes sexuels (XX et XY). D’un point de vue cérébral, le remodelage sexué du substrat neuronal au cours du développement dépend de la présence ou de l’absence du gène SRY et des gènes associés (chromosome Y). Ainsi, le développement cérébral féminin typique dépend prioritairement de l’absence des gènes liés au chromosome Y et de l’absence d’hormone testiculaire (testostérone).

Quant au remodelage, et comme nous le verrons plus loin, tant la chronologie que les régions où se déroulent ces actions varient entre les sexes. Ces variations sont à l’origine des différences de taille de certaines régions cérébrales, du nombre de neurones, des patrons de connexions synaptiques et de la distribution des récepteurs aux neurotransmetteurs.

L’adolescence est une autre période de développement durant laquelle les hormones sexuelles opèrent un remodelage structurel du cerveau par les mêmes mécanismes. Ainsi, la puberté et l’élévation de la sécrétion d’hormones sexuelles qui l’accompagne, sont considérées comme une période clé pour l’établissement de connexions cérébrales et des réseaux neuronaux fonctionnels. Par exemple, il a été montré que les hormones ovariennes (œstradiol et progestérone) sont en mesure d’améliorer à la fois la connectivité fonctionnelle cortico-corticales (connexions entre différentes parties du cortex cérébral) et sous-cortico-corticale (régions situées en dessous de la couche de cortex cérébral) alors que les androgènes (testostérone) sont en mesure de diminuer la connectivité sous-cortico-corticale mais aussi d’augmenter la connectivité fonctionnelle entre les aires cérébrales sous-corticales (39).

Il important de rappeler que la puberté correspond à un signal de maturité pour la reproduction correspondant à la capacité à produire des gamètes matures. Ce signal dépend à la fois de facteurs internes mais aussi de facteurs externes tant sensoriels, sociaux, qu’environnementaux (relation aux autres, disponibilité de partenaires potentiels, stress, nutrition, pollutions) lesquels sont intégrés et évalués par le système nerveux central avant de déclencher les mécanismes responsables de la puberté.

Cette précision indique que l’initiation de la puberté doit plutôt être considérée comme un mécanisme cérébral plutôt que comme un mécanisme gonadique. Elle permet aussi d’expliquer pourquoi certains signes liés à la puberté varient en fonction de l’environnement mais aussi pourquoi ils sont exprimés malgré l’absence de fonction normale des gonades (45)

 
Question – Cela veut dire qu’on peut avoir l’air pubère sans testicules ?Réponse de Catherine Brandner – Je ne sais pas s’il existe des humains sans gonades par contre il existe une variabilité dans la composition des chromosomes sexuels dont les plus fréquentes sont des individus XXY, XO, XYY, XXYY, les hommes XX, et les femmes XXX et d’autres variations dues à des modifications métaboliques comme le déficit de la synthèse du cortisol dans les glandes corticosurrénales (hyperplasie congénitale surrénalienne), le syndrome d’insensibilité aux androgènes, le déficit en 5-alpha réductase (enzyme). Ces variations impliquent le plus souvent des modifications anatomiques parfois accompagnées de modifications des fonctions cognitives et de l’adaptation sociale. Pour une idée plus précise de l’influence de ces variations génétiques, on pourra lire la revue de littérature de Blackless et al. (2000) (52).
Question – En quoi et comment l’environnement social influe-t-il la puberté ?Réponse de Catherine Brandner – Une fois encore, cette question demanderait un développement à part. Il est premièrement important de mentionner que les facteurs sociaux de ces études peuvent être contrôlés. A titre d’exemples, des études ont montré que la maturation sexuelle varie en fonction des soins parentaux , de la présence de partenaires sexuels potentiels, ou encore des traditions en matière de mariage.Un phénomène intéressant à mentionner en regard à la théorie de l’évolution et des facteurs sociaux est l’effet du sex-ratio (taux d’hommes et de femmes au sein d’une population). Lorsqu’il est asymétrique (moins d’hommes que de femmes), il semble accélérer la maturation sexuelle féminine. Les études de populations ont montré que le sex-ratio exerce une influence sur l’espérance de vie des hommes. Lorsqu’il y a plus de femmes que d’hommes, leur longévité semble s’accroître alors que lorsque l’asymétrie s’inverse leur longévité diminue. Pour une idée plus précise de l’influence de ce facteur, on pourra lire Jin et al (2010) (54).

Finalement, le stress dû à des facteurs sociaux ou environnementaux (par exemple la malnutrition) est susceptible d’interagir avec les mécanismes de la reproduction (par exemple un retard pubertaire). Ces phénomènes semblent résulter de l’interaction multiple de deux axes de régulation hormonale: l’axe HPA (hypothalamus-hypophyse-glandes surrénales) correspondant au système de la réponse hormonale au stress et l’axe HPG (hypothalamus – hypophyse – gonades) correspondant au système hormonal de la reproduction. Par exemple, le retard pubertaire observé en cas de malnutrition semble lié à l’action du stress sur le système hormonal de reproduction. Pour une idée plus précise de l’influence des facteurs sociaux, on pourra lire Ellis (2004) (53).

Question – Certaines expériences  prétendent montrer que la testostérone serait liée/corrélée à l’agressivité chez les hommes. Que penses-tu de ces expériences ?Réponse de Catherine Brandner – Il m’est difficile de répondre à cette question sans références spécifiques et donc en l’absence de données. D’anciens papiers voulaient lier le taux de testostérone à l’agressivité à partir de l’observation de certains comportements compétitifs en vue de l’accouplement chez d’autres espèces (par exemple les oiseaux). Ces études ne considéraient pas les relations existantes entre les différents systèmes de régulation comme les axes HPA et HPG que nous avons mentionnésprécédemment. Elles ne permettent donc pas d’évaluer la possible relation entre certains traits de personnalité et la réponse au stress.Des études plus récentes plaident en défaveur de l’hypothèse liant la testostérone à l’agressivité. Ces résultats ont conduit les chercheurs à réviser l’hypothèse d’origine, laquelle était sans doute bâtie sur une interprétation erronée du comportement animal, en proposant que le taux de testostérone correspond à un marqueur de succès social plutôt qu’à un déficit d’ajustement comportemental. Par exemple, des études menées chez le sujet adolescent indiquent que de jeunes garçons perçus comme socialement dominantset populaires présentent des taux plus élevés de testostérone. A l’inverse, des garçons socialement mal perçus et ayant été brutalisés par leurs pairs durant leur enfance présentent des taux peu élevés de testostérone comparativement à un groupe de contrôle. D’autre part, l’administration de testostérone chez le sujet adulte présentant un déficit de synthèse de cette hormone modifie son comportement sexuel mais aussi son humeur en diminuant son score  sur une échelle de dépression. Pour une revue de la question, on peut lire Archer (2006) (51).

 

Dimorphisme sexuel cérébral

Avant d’aborder les différences sexuelles cérébrales, il convient de rappeler que les tissus du système nerveux central (cerveau et moelle épinière) sont dissociés en matière blanche et matière grise. Il convient peut-être aussi de préciser que ces adjectifs colorés n’ont aucune fonction symbolique mais proviennent des premières observations anatomiques où, après fixation, certaines parties du cerveau sont de couleur blanche alors que les autres ont un aspect grisâtre. Ces couleurs sont dues à la composition des cellules de ces tissus. Brièvement, la matière blanche (myéline) est une graisse qui sert à protéger et isoler les fibres nerveuses (axones) et à accélérer la vitesse de conduction du signal neuronal (potentiels d’action) ; la matière grise quant à elle se compose essentiellement des corps cellulaires et des dendrites responsables de la réponse aux stimulations par leur conversion en potentiels d’action et la propagation de ce signal.
Développement cérébral
Le développement cérébral est le produit d’une cascade d’événements cellulaires ayant pour origine les gènes.

  • Matière grise
    Du point de vue neuroanatomique, la matière grise commence par croître pour ensuite décroître, faisant ressembler sa courbe développementale à un U inversé. Les pics de volume de la matière grise varient avec l’âge et les régions cérébrales. Par exemple, les lobes pariétaux et occipitaux atteignent leur maturation plus rapidement que les lobes frontaux et temporaux lesquels se développent jusqu’à l’âge adulte. Ces différences de développement impliquent aussi une différences de maturation des fonctions cognitives. Ainsi, les fonctions sensorielles primaires (comme la vision ou l’audition) atteignent leur maturité plus rapidement que les fonctions exécutives (comme la planification ou le raisonnement) ou les capacités d’associations sensorielles (traitement multimodal de l’information). Hormis l’âge, le sexe influence les pics de développement cérébraux. Ainsi, les pics de volume de matière grise sont atteints plus précocement chez les filles que chez les garçons comme pour le début de la puberté(20,37,38).
  • Matière blanche
    La matière blanche croît de manière linéaire jusqu’à l’âge adulte. Les connaissances actuelles laissent supposer que cette évolution de la matière blanche est liée au développement de réseaux neuronaux fonctionnels, lesquels se caractérisent par l’activation conjointe de régions cérébrales anatomiquement séparées (19).
    Comme pour la matière grise, les pics de développement de la matière blanche varient en fonction de l’âge, des régions et en fonction du sexe. Durant l’adolescence, la croissance de la matière blanche est plus rapide et se poursuit plus longtemps chez les garçons que chez les filles (21, pour une visualisation de ces développements: http://www.nimh.nih.gov/videos/press/prbrainmaturing.mpeg).


Age adulte

Ce modelage différentiel du cerveau durant le développement est maintenu à l’âge adulte. A ces différences morphologiques globales s’ajoutent d’autres dimensions fonctionnelles comme la neurotransmission ou la réponse métabolique à l’expérience (15). Du point de vue de l’anatomique macroscopique, le cerveau des hommes est plus gros et plus lourd que celui des femmes. Les études morphométriques, pondérées par la taille et le poids, confirment que la proportion matière grise/matière blanche de diverses régions cérébrales diffère de manière significative entre les sexes. En moyenne, le cerveau des femmes contient un pourcentage plus élevé de matière grise alors que celui des hommes contient un pourcentage plus élevé de matière blanche et de liquide céphalo-rachidien (12).


II. Différences sexuelles, cerveau et aptitudes cognitives

L’étude de ces différences neuroanatomiques entre les sexes est particulièrement intéressante eu égard aux croyances largement répandues concernant les capacités cognitives (28). Ces capacités sont le plus souvent mesurées par des tests de quotient intellectuel (QI) qui correspondent à des corrélations positives entre différents tests d’aptitudes cognitives (verbales, spatiales, numériques pour l’essentiel) donnant lieu à une nouvelle variable (non corrélée) appelée facteur g (27,18, pour plus de détails voir la figure 1 et la boîte 2 de la référence 17 et pour une discussion sur les limites de l’utilisation des tests de QI, Gauvrit (2010).)

Les neurosciences ont contribué à la compréhension des bases biologiques responsables des   capacités cognitives chez l’humain et permis d’identifier les principaux circuits cérébraux impliqués dans cette fonction. De plus, les études de neuroimagerie ont permis d’évaluer comment le dimorphisme cérébral module l’intelligence générale mesurée par le facteur g. Les principaux résultats peuvent être résumé de la manière suivante. L’article de revue de Deary et collaborateurs (17) permet de résumer les principaux résultats issus de ces recherches.

  • Matière grise
    Chez les hommes, le facteur g est plus fortement corrélé au volume de matière grise des lobes fronto-pariétaux alors que chez les femmes, ce paramètre est plus fortement corrélé avec la matière blanche d’une part et la matière grise de l’aire de Broca (l’une des principales aires cérébrales responsable du langage). Les mesures d’épaisseur corticale (corps cellulaires des neurones et des cellules gliales formant la matière grise) indiquent que le facteur g corrèle plus fortement avec les régions frontales chez les femmes alors que ce paramètre corrèle plus fortement avec l’épaisseur corticale du lobe temporal occipital chez les hommes.
  • Matière blanche
    Concernant les liens entre la matière blanche et le facteur g, son intégrité semble plus importante chez les femmes que chez les hommes. Certaines études ont même montré une corrélation négative entre ce facteur et la matière blanche fronto-pariétale chez les hommes après la puberté. Pour expliquer cette dernière différence, l’hypothèse a été posée que, chez les hommes, les fonctions cognitives dépendent d’un nombre de fibres plus restreint, ce qui suppose que les axones des hommes sont plus épais et plus étroitement liés que chez les femmes.  
  • Efficacité neuronale
    Hormis ces différences de corrélations entre le substrat cérébral et le facteur g, certaines études se sont penchées sur l’efficacité neuronale, mesurée par l’activation cérébrale électroencéphalographique (EEG) lors de résolution de tâches cognitives. Ces patrons d’activations ont montré que, lors de la résolution de tâches spatiales de difficulté moyenne, le cerveau des hommes est moins actif que celui des femmes. Inversement, lors de la résolution de tâches verbales de difficulté moyenne, le cerveau des femmes est moins actif que celui des hommes. Ces résultats indiquent que l’indice d’efficacité neuronale (activité cérébrale réduite pour résoudre une même tâche) varie entre les sexes en fonction du type de tâches. Ces résultats concordent avec les différences sexuelles comportementales, où, en moyenne, les hommes montrent un avantage pour les tâches spatiales alors que les femmes montrent un avantage pour les tâches verbales (15).
 
Question – Ces études montrent-elles des différences indépendamment de l’environnement social ?   Réponse de C. Brandner –  Pour répondre à cette question le terme environnement social devrait être précisé afin qu’il puisse être opérationnalisé. Des variables comme la malnutrition et l’absence de soins parentaux suffisants engendrent des réponses de stress susceptibles de modifier le développement cérébral. Il faut cependant relever que les études IRM ou EEG publiées dans des journaux scientifiques concernent des populations contrôlées pour un certain nombre de variables. Ainsi, les personnes présentant un QI inférieur à la moyenne, des maladies cardiaques, cérébrales et psychiatriques sont exclues des échantillons. Les études les plus récentes contrôlent même une partie de l’histoire embryonnaire en excluant des personnes issus de mères présentant des problèmes de dépendance à des substances comme l’alcool.

Différences sexuelles, cognition et comportement

L’étude comportementale des différences sexuelles vise à dégager des différences entre les sexes pour le traitement de certaines informations. Afin d’y parvenir, certaines variables cognitives (capacité verbale, capacité spatiale, capacité numérique par exemple) sont isolées et manipulées dans le but de dégager en quoi les hommes et les femmes diffèrent. Chacune de ces recherches peut fournir des arguments en faveur et contre l’hypothèse que le sexe influence les comportements. Cette divergence a souvent été prise comme argument pour nier la fiabilité de ce type de recherche. Cependant, et pour que cette critique soit valide, elle devrait être basée sur la comparaison d’études exactement comparables (i.e. participants, matériel et procédure expérimentale, analyses de données) ce qui demanderait des réplications d’expérience plutôt que le développement de nouveaux protocoles. Les méta-analyses sont un moyen pour pallier à cette difficulté en compilant un grand nombre d’études afin de tenter de dégager une vision plus claire de ces différences (11).

En regard des différences sexuelles, le comportement spatial a donné lieu à un très grand nombre de débats dont une partie concerne les modèles évolutionnistes que nous n’aborderons pas ici car ils méritent un développement propre (voir à ce sujet les suggestions de lecture proposées en fin de texte) . Ce comportement est un bon exemple pour illustrer les variations cognitives pouvant exister entre les hommes et les femmes. La mesure des capacités spatiales à l’aide de tests spécifiques indique qu’en comparaison des femmes, les hommes présentent en général un avantage pour résoudre des tâches de rotation mentale. A l’origine, cette capacité a été mesurée à l’aide d’un test qui demande de manipuler et transformer des figures géométriques (47,1 pour le test et son évalutation). Cependant, la poursuite de l’investigation de cette capacité par la modification du matériel de base (stimuli bidimensionnels simplifiant la tâche, utilisation d’images d’animaux en lieu et place de stimuli géométriques, ou utilisation d’un environnement virtuel impliquant une activité motrice) indique que du point de vue comportemental, cette différence peut être supprimée.

Les résultats des différentes études de la rotation mentales ont été interprétés comme une différence de stratégie utilisée pour résoudre une tâche de rotation mentale. Selon cette hypothèse, les hommes privilégient une stratégie globale où l’objet est traité en tant que configuration à comparer avec un objet témoin, alors que les femmes adoptent une stratégie locale consistant à comparer les détails de l’objet mémorisé avec les détails de l’objet témoin. Les études neuroanatomiques soutiennent cette hypothèse, qui implique que ces deux stratégies diffèrent en terme de charge mnésique, puisqu’elles ont montré qu’à performance égale, l’activité cérébrale (mesurée par électroencéphalographie ou par imagerie cérébrale) des femmes est plus élevée que celle des hommes lors de la réalisation de ce type de tâche (14,29,30,36).

La mesure des habiletés spatiales à l’aide de tests impliquant la capacité de se souvenir de la position qu’occupait un objet particulier dans un ensemble d’objets indique qu’en comparaison des hommes, les femmes présentent en général un avantage pour ce type de tâche (44). Cependant, si l’ensemble des stimuli correspond à des catégories objets de type masculin (par exemple after-shave), objets de type féminin (par exemple rouge à lèves), et objets neutres (par exemple crayon), les femmes et les hommes se souviennent plus des objets congruents avec leur propre sexe, et l’avantage des femmes pour ce type de tâche disparaît (13).

Question – Si on laisse les sujets s’entraîner pendant quelques semaines, les différences de capacités disparaissent-elles aussi ?

Réponse de C. Brandner – Absolument. Cependant, si l’on compare le nombre d’essais nécessaires pour atteindre une performance asymptote, on retrouvera la différence entre les sexes.


Dans un contexte plus large, et plus proche de la vie quotidienne, la mémoire spatiale est évaluée à l’aide de tests d’orientation et de navigation spatiale. Ces recherches indiquent que si les hommes comme les femmes savent s’orienter, les moyens mis en œuvre pour y parvenir sont différents. De manière générale, les recherches indiquent que les femmes utilisent plus volontiers la position des points de repère alors que les hommes utilisent plus volontiers les informations géométriques fournis par l’environnement (24,34,43). Ces différences entre les sexes suggèrent que les femmes et les hommes développent différentes stratégies cognitives pour résoudre les problèmes qu’ils rencontrent, et que ces différences de stratégies pourraient avoir pour origine le dimorphisme sexuel cérébral. Cette hypothèse est soutenue par des études d’imagerie cérébrale fonctionnelle indiquant que les différences entre les femmes et les hommes dans l’utilisation de points de repère et d’informations géométriques sont liées à l’activation de différents circuits cérébraux (22).

Prises dans leur ensemble, ces recherches sont intéressantes à plus d’un titre. Du point de vue des neurosciences, elles permettent d’affiner le concept de plasticité cérébrale. Il est tout aussi fondamental de rappeler que durant de nombreuses années, le cerveau adulte a été vu comme un organe qui n’était pas susceptible de changer. Cette hypothèse a été abandonnée au profit de la notion de plasticité neuronale correspondant à des modulations fines du substrat cérébral lequel varie entre les individus. La plasticité cérébrale correspond à la réorganisation  des connexions et des circuits cérébraux suite à un apprentissage. Depuis quelques années, ce concept a été généralisé au point de considérer le cerveau comme un organe en perpétuelle reconstruction. Cet argument a parfois été utilisé pour remettre en question la robustesse de l’hypothèse du dimorphisme sexuel cérébral. Cependant, si cette plasticité dépendante de l’expérience s’exerce tout au long de notre vie, elle le fait sur un substrat cérébral dont l’organisation générale est déterminée par le génome de l’individu. Comme nous l’avons vu, ce génome comporte une paire de chromosomes sexuels à l’origine d’une cascade d’événements qui engendrent des différences sexuelles tant corporelles que cérébrales. Sans entrer dans les détails, il est peut-être important de rappeler que la plasticité neuronale s’exerce par l’activation de récepteurs cérébraux, et que, parmi ces derniers, les récepteurs aux œstrogènes jouent un rôle majeur. Par exemple, les personnes atteintes du syndrome de Turner (maladie chromosomique caractérisée par l’absence d’unchromosome X), qui induit une déficience en œstrogène, présente des modifications de la répartition du volume de matière grise dans différentes régions cérébrales et une réduction de la cognition visuospatiale (9). De même, les thérapies de supplémentation en œstradiol chez la femme ménopausée atténuent les pertes de matière grise due à l’âge (32). La testostérone exerce aussi ces effets neurotrophiques par l’activation de la voie des androgènes et le mécanisme de l’aromatisation. Finalement, les études morphométriques chez le sujet âgé indiquent que le dimorphisme sexuel cérébral est maintenu par le biais de l’expression différentiel des gènes dans le cerveau (6,42).

Question – Les cerveaux des hommes et des femmes sont différents à la naissance et le restent tout au long de la vie et, comme tu viens de nous l’expliquer, les chromosomes, les gènes et les hormones sont à l’origine des ces différences. Par ailleurs, les études de sociologie nous montrent que nos comportements diffèrent si nous sommes en présence d’un homme ou d’une femme, mais aussi d’un nourrisson garçon ou d’un nourrisson fille. On interprète différemment leurs pleurs (colère pour les garçons, tristesse pour les filles), on pousse un petit garçon à grimper aux arbres tandis qu’on encourage une petite fille à jouer à la poupée. Ces différences de comportements de l’entourage sont-elles aussi en partie responsables des différences structurelles du cerveau ? (zones plus développées que d’autres par exemple).

Catherine Brandner – Il est difficile de répondre à une question qui ne donne pas de références précises permettant d’examiner les données. Les étudiants m’adressent souvent des questions concernant l’influence de la culture ou du social. Ma réponse invariablement mentionne qu’en psychologie expérimentale, seuls les résultats provenant de l’opérationnalisation des variables sont susceptibles d’être publiés. Ce qui signifie que lorsque l’on parle de l’effet de l’environnement social, on devrait être en mesure de le faire varier et d’en mesurer les effets comparativement à un groupe de contrôle. Comme il est éthiquement (mais pas seulement) impossible de faire varier l’ «environnement social», il me semble bien difficile de poser la moindre hypothèse concernant la question adressée.
Je serai cependant tentée par une réponse provocante : s’il s’avère que nos comportements sont modifiés en fonction du sexe de notre interlocuteur, qu’est-ce qui nous pousse à les ajuster ? Si l’on me répond qu’il s’agit de facteurs culturels ou sociaux, je me  permettrais de demander comment une telle règle a pu se mettre en place et se maintenir, et ceci quelles que soient les régions du globe que l’on considère ? Je pense qu’émergeraient alors la piste phylogénétique et les hypothèses liées aux mécanismes de la reproduction sexuée d’une part et à la sélection sexuelle d’autre part. Nous entrons ici dans une autre perspective tout aussi fascinante et je ne peux une fois encore que recommander de consulter les suggestions de lecture pour replacer les différences sexuelles comportementales dans un contexte évolutionniste.
Réponse de GR – Il ne me semble pas déraisonnable d’envisager les choses sous cette perspective évolutionniste, en soulignant toutefois que ces attentes différenciées selon les sexes ont évolué au cours du temps et que la sélection s’est effectuée suivant des critères différents selon les époques (critères de beauté, comportements et rôle dans la sphère publique et au foyer, rapport à la sexualité, etc.) et qu’ils ne sont pas (ou en tout cas n’ont pas été) immuables.

Conclusion

En conclusion, il est important de relever que les résultats des études comportementales indiquent que les femmes et les hommes sont égaux quant à leur capacité à résoudre des problèmes. Cependant, leur manière d’y parvenir repose sur des stratégies cognitives différentes, et ces différences semblent reposer sur le dimorphisme du substrat cérébral. Dans ce contexte, l’apparition de la reproduction sexuée (eucaryote) et les différences sexuelles qui en découlent est une source formidable de variation de l’expression des gènes, laquelle du point de vue de la théorie de l’évolution est fondamentale pour expliquer l’adaptation des organismes (par le biais des mécanismes de la sélection naturelle et sexuelle) aux changements de l’environnement au fil des générations.

Catherine Brandner,

Questions de DC et GR.


Suite à la publication de cet article, Franck Ramus, chercheur en sciences cognitives à l’Ecole Normale Supérieure, nous fait part de ses réflexions :

« Il existe toute une littérature en psychologie sociale montrant les effets d’attente et de stéréotype. La limite de ces études est que, si elles montrent bien que les stéréotypes que l’on peut avoir sur les femmes les poussent à s’y conformer, elles ne sont pas en mesure de montrer que c’est la seule cause de différences hommes/femmes. Peut-être qu’elles se superposent et accentuent des différences pré-existantes. La meilleure réponse à la question de l’origine des différences, ce sont les études précoces qui montrent des différences de capacités et de préférences cognitives chez le bébé, à des âges où il est peu plausible qu’elles soient dues à un conditionnement social. Mais ces études sont difficiles méthodologiquement et peu nombreuses. D’autres réponses complémentaires peuvent venir de travaux montrant les effets précoces des hormones, comme la testostérone fœtale, ou encore les cas de CAH (Congenital Adrenal Hyperplasia). Bref, il y a quand même quelques données qui montrent de manière relativement convaincante que certaines différences cognitives entre les sexes ne sont pas entièrement dues à des facteurs sociaux.« 

On trouvera quelques références ici.


Références

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16. Davies, W., Isles, A.R. & Wilkinson, L.S. (2005). Imprinted gene expression in the brain. Neuroscience & Biobehavioral Reviews, 29, 421-430

17. Deary, I.J., Penke, L. & Johnson, W. (2010). The neuroscience of human intelligence differences. Nature Review Neuroscience, 11, 201–211.

18. Façon, R. (2003). Sur la loi des rendements décroissants. Efficience intellectuelle et facteur général. L’année psychologique, 103, 81-102.

19. Fields, R.D., & Stevens-Graham, B. (2002). New insights into neuron-glia communication. Science, 298, 556-562.

20. Giedd, J.N., Lalonde, F.M., Celano, M.J., White, S.L., Wallace, Lee, N.R., & Lenroot, R.K. (2009). Anatomical brain magnetic resonance imaging of typically developing children and adolescents. Journal of the American Academy of Child and Adolescent Psychiatry, 48, 465-70

21. Gogtay, N., Giedd, J.N., Lusk, L., Hayashi, K.M., Greenstein, D., Vaituzis, A.C., Nugent III, T.F., Herman, D.H., Clasen, L.S., Toga, A.W., Rapoport, J.L., & Thompson, P.M. (2004). Dynamic mapping of human cortical development during childhood through early adulthood. Proceedings of the National Academy of Sciences USA, 101, 8174-8179.

22. Grön, G., Wunderlich, A.P., Spitzer, M., Tomczak, R., & Riepe, M.W. (2000). Brain activation during human navigation: gender-different neural networks as substrate of performance. Nature Neuroscience, 3, 404–408).

23. Heffner, L.J.(2001). Human reproduction at a glance. Blackwell Science Ltd.

24. Hines, M. (2011). Gender development and the human brain. Annual Review of Neuroscience, 34, 69–88.

25. Hyde, J., Fennema, E., & Lamon, S.J. (1990). Gender differences in mathematics performance: A meta-analysis. Psychological Bulletin, 107, 139-155.

26. Hyde, J.S., & Linn, M.C. (1988). Gender differences in verbal ability: A meta-analysis. Psychological Bulletin, 104, 53–69.

27. Jensen, A.R. (1998). The g Factor: The Science of Mental Ability. Westport Praeger Publishers.

28. Johnson, W., Carothers, A. & Deary, I.J. (2008). Sex differences in variability in general intelligence: a new look at the old question. Perspectives in Psychological Science, 3, 518-531.

29. Jordan, K., Wüstenberg, T., Heinze, H-J., Peters, M., & Jäncke, L. (2002). Women and men exhibit different cortical activation patterns during mental rotation tasks. Neuropsychologia, 40, 2397-2408.

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31. Linn, M.C., & Petersen, A.C. (1985). Emergence and characterisation of gender differences in spatial abilities : a meta-analysis. Child Development, 56, 1479-1498.

32. Lord, C., Buss, C., Lupien, S.J., Pruessner, J.C. (2008). Hippocampal volumes are larger in postmenopausal women using estrogen therapy compared to past users, never users and men: a possible window of opportunity effect. Neurobiology of Aging, 29, 95–101

33. McCarthy, M.M., & Arnold, A.P. (2011). Reframing sexual differentiation of the brain. Nature Neuroscience, 14, 677-683.

34. Maguire, E.A., Burgess, N., and O’Keefe, J. (1999). Human spatial navigation: cognitive maps, sexual dimorphism, and neural substrates. Current Opinion in Neurobiology, 9, 171–177.

35. Ober, C., Loisel, D.A. & Gilad, Y. (2008). Sex-specific genetic architecture of human disease. Nature Review Genetics, 9, 911–922.

36. Parsons, T.D., Larson, P., Kratz, K., Thiebaux, M., Bluestein, B., Buckwalter, J.G., & Rizzo, A.A. (2004). Sex differences in mental rotation in a virtual environment. Neuropsychologia, 42, 555–562.

37. Paus, T. (2010). Sex differences in the human brain. A developmental perspective. Progress in Brain Research, 186, 13–28.

38. Paus, T., Nawaz-Khan, I., Leonard, G., Perron, M., Pike, G.B., Pitiot, A., Richer, L., Susman, E., Veillette, S., & Pausova, Z. (2010) Sexual dimorphism in the adolescent brain: role of testosterone and androgen receptor in global and local volumes of grey and white matter. Hormones and Behavior, 57, 63-75.

39. Peper, J.S., van den Heuvel, M.P., Mandl, R.C.W. Hulshoff Pol, H.E., & van Honk, J. (2011). Sex steroids and connectivity in the human brain: a review of neuroimaging studies. Psychoneuroendocrinology, 36, 1101-1113.

40. Qureshi, I.A., & Mehler, M.F. (2010). Genetics and epigenetic underpinnings of sex différences in the brain and in neurological and psychiatric disease susceptibility. In Sex differences in the human brain, their underpinnings and implication. Progress in Brain Research, 186, Chapter 6, p.77-96

41. Quintana-Murci, L., Jamain, S., & Fellous, M. (2001). Origine et évolution des chromosomes sexuels des mammifères. Comptes Rendus de l’Académie des Sciences – Series III – Sciences de la Vie, 324, 1-11.

42. Raz, N., Gunning-Dixon, F., Headd, D., Rodrigue, K.M., Williamson, A. Acker, J.D. (2004). Aging, sexual dimorphism, and hemispheric asymmetry of the cérébral cortex: replicability of regional differences in volume. Neurobiology of Aging, 25, 377–396.

43. Saucier, D. M., Green, S. M., Leason, J., MacFadden, A., Bell, S., & Elias, L. J. (2002). Are sex differences in navigation caused by sexually dimorphic strategies or by differences in the ability to use the strategies?Behavioral Neuroscience, 116, 403–410.

44. Silverman, I., & Eals, M. (1992). Sex differences in spatial abilities: Evolutionary theory and data. In J. Barkow, I. Cosmides, & J. Tooby (Eds.), The adapted mind: Evolutionary psychology and the génération of culture (pp. 533-549). New York: Oxford University Press.

45. Sisk, C.L., & Zehr, J.L., 2005. Pubertal hormones organize the adolescent brain and behavior. Frontiers in Neuroendocrinology, 26, 163–174.

46. Vallender, E.J. & Lahn, B.T. (2004). How mammalian sex chromosomes acquired their peculiar gene content.BioEssays, 26, 159–169.

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48. Voyer, D., Voyer, S., & Bryden, M. P. (1995). Magnitude of sex différences in spatial abilities: A meta-analysis and consideration of critical variables. Psychological Bulletin, 117, 250–270.

49. Voyer, D., Postma, A., Brake, B., and Imperato-McGinley, J. 2007. Gender differences in object location memory: A meta-analysis. Psychonomic Bulletin and Review, 14, 23-38.

50. Wilkinson, L.S., Davies, W., Isles, A.R. (2007). Genomic imprinting effects on brain development and function.Nature Reviews Neuroscience, 8, 832-843.)

Références liées aux réponses aux questions

51. Archer, J. (2006). Testosterone and human aggression: an evaluation of the challenge hypothesis.Neuroscience and Biobehavioral Reviews, 30, 319–345.

52. Blackless, M., Charuvastra, A., Derryck, A., Fausto-Sterling, A., Lauzanne, K., Lee, E. (2000). How sexually dimorphic are we? Review and synthesis. American Journal of Human Biology, 12, 151–166.

53. Ellis, B. J. (2004). Timing of pubertal maturation in girls: an integrated life history approach. Psychological Bulletin, 130, 920–958.

54. Jin, L., Elwert, F., Freese, J., & Christakis, N.A. (2010). Preliminary evidence regarding the hypothesis that the sex ratio at sexual maturity may affect longevity in men. Demography, 47, 579-586.

Suggestions de lecture pour replacer les différences sexuelles comportementales dans un contexte évolutionniste

Laland, K.N., & Brown, G.R. (2011). Sense & non sense, evolutionary perspective on human behavior. Oxford University Press.

Geary, D.C. (2003). Hommes, femmes. L’évolution des différences sexuelles humaines. Traduction par Gouillou, P. Ed. de Boeck, collection Neurosciences & Cognition

Darwin, C. (2000). La filiation de l’homme et la sélection liée au sexe. Oeuvres de Charles Darwin. Traduction coordonnée par Prum, M. Editions Syllepse. Institut Charles Darwin International.


Références proposées par Franck Ramus.

Auyeung B., Baron-Cohen S., Ashwin E., Knickmeyer R., Taylor K. and Gerald Hackett G. (2009). Fetal testosterone and autistic traits.
………..British Journal of Psychology, 100, 1–22

Berenbaum S.A., Snyder E. (1995). Early Hormonal Influences on Childhood Sex-Typed Activity and Playmate Preferences :
………..Implications for the Development of Sexual Orientation, Developmental Psychology Vol. 31, No. 1,31-42

Connellana J., Baron-Cohena S., Wheelwrighta S., Batkia A., Ahluwaliab J. (2000). Sex differences in human neonatal social
………..perception, Infant Behavior & Development, 23, 113–118

Atelier Esprit critique & Travail – la Fabrique du futur

J’ai co-animé avec notre compère Philippe Rennard un atelier sur le sujet du travail dans le cadre du cycle de coformation de la Fabrique du futur, à Grenoble. Voici le déroulé de cet atelier et le matériel utilisé pour aborder des notions d’esprit critique dans le vaste domaine du travail, que ce soit dans la présentation de chiffres ou de graphiques ou dans les discours politiques.


Cet atelier avait pour objectif de décortiquer des discours politiques et médiatiques autour du monde du travail afin de mettre en lumière des techniques de manipulations langagières, de raisonnements fallacieux, et l’utilisation abusive de chiffres et de données scientifiques.

Après le décorticage d’exemples, le groupe était ensuite invité à échanger sur les enjeux et les implications de ces petites et grandes manipulations.

1ère étape : un peu d’outillage critique

Avant de partir sur le terrain il est nécessaire de s’équiper.CorteX_Chiffre_chomage_comparaison_graphique_Le_Petit_journal_29_11_2011_image2 J’ai donc présenté une partie des techniques de manipulation des chiffres, de leur présentation fallacieuse et des moyens de s’en prémunir en utilisant essentiellement du matériel tiré de l’article de Nicolas Gauvrit et du matériel de Guillemette Reviron : Mathématiques et statistiques – Graphiques, attention aux axes ! .
Cet outillage est important car il permet de tordre le cou à l’idée d’une objectivité totale dans la présentation de résultats scientifiques, qui bloque le débat et empêche toute contestation sous le prétexte que « c’est arithmétique ! on ne peut donc rien y faire ». Comme le dit Franck Lepage « On ne va pas descendre dans la rue en disant : non à l’arithmétique, non à l’arithmétique ! ».
Comprenons bien que si les données de bases sont objectives, la manière dont on en rend compte ne l’est pas forcément.

2ème étape : utilisation de données scientifiques

Des chiffres du chômage jusqu’aux sondages d’opinion, les discours politiques et médiatiques à propos du travail sont régulièrement étayés par des données de type scientifique. Pourtant ces données apparemment objectives peuvent être largement dévoyées, que ce soit pour mieux coller à la ligne éditoriale d’un journal, à celle d’un courant politique. J’ai présenté deux exemples.

1er exemple : le Journal du dimanche du 12 octobre 2008 affiche en couverture « Sondage : les Français veulent travailler le dimanche. »

L’article s’appuie sur un sondage Ifop-Publicis et indique que 67% des français veulent travailler le dimanche. Pourtant, quand on prend le temps d’éplucher ledit sondage, on se rend compte que la question était posée d’une bien curieuse façon.
Question : « travailler le dimanche est payé davantage qu’en semaine. Si votre employeur vous proposait de travailler le dimanche, accepteriez-vous ? ».
CorteX_travai_Titre choc2Réponses possibles :
– non jamais (33%)
– de temps en temps  (50 %)
– toujours  (17 %)
 
On note que la question n’est pas « voulez-vous travailler le dimanche ? » ou « êtes-vous favorable au travail le dimanche ? » comme le titre de l’article semble l’affirmer.
La question est construite d’abord sur une prémisse (travailler le dimanche est payé davantage qu’en semaine) puis une hypothèse (si votre employeur vous proposait de travailler le dimanche, accepteriez-vous ?). Cette construction oriente particulièrement les réponses des sondés, qui n’ont que le choix d’accepter la prémisse de départ qui ne va pourtant pas de soi (travailler le dimanche n’est pas forcement payé plus) et qui se centre sur l’aspect pécuniaire.
Enfin, les réponses possibles sont restreintes : – non jamais – de temps en temps  – toujours. La proposition de réponse à 3 entrées induit presque automatiquement un effet Bof en offrant une réponse moyenne, consensuelle : « de temps en temps », ce qui expliquerait peut-être les 50% pour cette réponse.
Les 3 entrées offrent, en outre, la possibilité de présenter les résultats à la guise du commentateur : « Travail le dimanche : 67% des français y seraient favorables », c’est-à-dire, 50 % « de temps en temps » + 17 % « toujours ».  Mais on pourrait commenter également : « Travail le dimanche : 83 % des français n’y seraient pas vraiment favorable » : c’est-à-dire 50 % « de temps en temps » + 33% « non jamais ».
Cette présentation joue sur un effet Bi-standard, qui consiste à raisonner selon deux standards différents selon les circonstances, en gros changer les règles en cours du jeu.
Article lié, sur Agoravox

2ème exemple : Le Figaro.fr du 12 Octobre 2010 titre « Partir plus tôt en retraite peut nuire à la santé »

CorteX_travai_Le figaro_travail et sante« Partir plus tôt en retraite ne permet pas forcément aux ouvriers d’en profiter plus longtemps. Au contraire, un rapport publié par l’Institut allemand pour l’étude du travail, montre que cela augmente les chances de mourir prématurément », annonce l’article du Figaro en octobre 2010, étude scientifique à la clé.
Fatal Attraction ? Access to Early Retirement and Mortality”, Andreas Kuhn Jean-Philippe Wuellrich, Josef Zweimüller, Institute for the Study of Labor, August 2010.

Là encore, la lecture de l’étude nous apprend beaucoup de choses, entre autres ces conclusions des chercheurs  : « Pour les hommes, partir à la retraite un an plus tôt augmente de 13,4% les chances de mourir avant 67 ans. Pour les femmes, en revanche, un départ à la retraite anticipé n’a aucun effet sur l’âge du décès » est interprété par le Figaro comme « Partir plus tôt en retraite peut nuire à la santé » C’est une simplification pour le moins radicale.

Ensuite l’article du Figaro ne mentionne pas une donnée importante. En effet, les chercheurs parlent de retraites volontaires et de retraites non volontaires (licenciements par exemple) : « La retraite précoce concernant les départs volontaires ne semble pas liée à la mortalité, alors que la retraite précoce causée par des licenciements involontaires l’est ». Cela change la conclusion de cette étude par rapport à la présentation qu’en fait l’article.

Enfin, l’article du Figaro ne mentionne pas les hypothèses d’explication des chercheurs, conclusion de l’étude : « Finalement, nous apportons des éléments prouvant que la retraite précoce involontaire a un effet négatif sur la santé, mais pas nécessairement la retraite précoce volontaire »

Ce sont bien les départs en retraite « involontaires » qui auraient un impact significatif sur la mortalité, et non le fait – en lui-même – de partir à la retraite plus jeune. Nous avons donc affaire à un effet Cigogne.
On peut se demander si l’article du Figaro n’a pas été construit d’abord sur une conception idéologique – qui serait : « partir en retraite plus tôt n’est pas forcément une bonne chose » – puis étayé ensuite par les données de l’étude scientifique, non sans de petits oublis et de grandes simplifications. Cela s’apparente à un effet petit ruisseaux : si les petits ruisseaux font les grandes rivières, les petits oublis (ou erreurs) permettent les grandioses théories. Pour éviter cet effet, on peut se poser la question suivante : tous les paramètres sont-ils donnés et donnés correctement ?

Article lié, sur Acrimed


3ème étape : supports vidéo

Désormais lourdement armé contre les manipulations, mon co-animateur Philippe Rennard a pris le flambeau pour présenter une série de documents vidéos comme supports de discussion. Il présente, quatre exemples de vidéos et résume les réactions qu’elles ont pu susciter.
Ces commentaires s’inscrivent dans le travail de réflexion de la fabrique du Futur : « Un autre monde du travail est possible… oui, mais lequel ? » 

1/ Serge Dassault et la valeur « travail »

[youtube=http://www.youtube.com/watch?v=cCnEYdhtqJM]

Dans cet exemple Serge Dassault oriente la pression sur les salariés :

  • en comparant l’incomparable, à savoir (bons) travailleurs chinois et (mauvais) français, sans même évoquer les différences abyssales entre les standards socio-productifs des pays respectifs ;
  • en nivelant par le bas : nous devrions culpabiliser de ne pas travailler assez, au lieu de nous mobiliser contre l’exploitation des travailleurs chinois.
C’est un discours qui fait fi des contraintes concurrentielles et des injonctions productivistes
 
 

2/ UMP : la République du travail et du mérite

[youtube=http://www.youtube.com/watch?v=PfnXQixZXvg]Dans cet exemple, Camille Bedin tente de masquer la répartition arbitraire des richesses :

  • sous couvert de l’idée reçue « la réussite ne pourrait s’accomplir en dehors du travail ». C’est la représentation d’un travail qui (par la magie du mérite) engendrerait la réussite sociale qui est inlassablement répétée ici ;
  • sous le concept « d’égalité des chances », cache-sexe des inégalités auxquelles aboutit une économie basée sur le capitalisme. Les déclinaisons récentes de ce concept vont de la Bourse au mérite aux internats d’excellence, structures sujettes aux discriminations positives qui permettront d’entretenir le mythe de l’ascension sociale ;
  • sous la gabegie de « l’assistanat » désignée comme cause de tous les maux économiques et sociaux. Cela résulte pourtant des impasses de l’idéologie du mérite dont le seul partage des richesses n’assurerait certainement pas la paix sociale.

3/ Wauquiez et les contreparties au RSA

[youtube=http://www.youtube.com/watch?v=hp0hX7XMdMs]

Laurent Wauquiez tente dans cet exemple de rendre évident des conditions à l’octroi de minima sociaux :

  • en manipulant les chiffres. Selon lui, un couple au RSA gagnerait plus qu’un couple au SMIC. C’est faux ;
  • en substituant à l’emploi salarié un service bénévole de travail obligatoire ;
  • en plafonnant, c’est-à-dire en réduisant les aides de l’État.

Autant de stratégies qui s’effondreraient avec par exemple un revenu de base inconditionnel.


4/ Un jour sur quatre, un Québécois perd la vie au travail

[youtube=http://www.youtube.com/watch?v=9jwNUlbYIYU]

Dans cet exemple le message tente de concilier santé et travail au sein d’une économie qui les rend profondément incompatibles :

  • on travaille pour gagner notre vie, pas pour la perdre. Difficile de ne pas déceler ici un détournement du slogan « soixante-huitard » « on ne veut pas perdre notre vie à la gagner« . Augmenter la sécurité sur un lieu de travail risqué préserve moins de vies que refuser tout travail dans des conditions hasardeuses.
  • la touche patriotique finale et anthropomorphique (le Québec a besoin de tous ses travailleurs) arrive comme pour convaincre de l’intérêt supérieur de la mobilisation dans l’intérêt du « travail » mais pas forcément des salariés.

Philippe Rennard et Nicolas Gaillard

Économie – Matériel critique pour élaborer le post-capitalisme

Nos ami-es d’Antigone l’appellent la Fabrique du futur. Le point de départ est pourtant simple : de plus en plus nombreux sont les contestataires du modèle économique capitaliste et des politiques néo-libérales (voir par exemple les derniers grands sondages de BBC news 2009).
La question qui meut toutes ces initiatives est la suivante : peut-on étayer scientifiquement la contestation du modèle économique dominant ? Et que  peut-on proposer à la place ?
Voici une contribution du CorteX : fournir du matériel audio critique sur la science économique et son paradigme dominant. Puissent ces documents fournir de quoi élaborer des ateliers stimulants et questionnant les concepts scientifiques de base.

Certaines de ces émissions sont de très bonne qualité, d’autres beaucoup moins – elles peuvent dans ce cas servir à illustrer des lieux communs ou des idées reçues. Il s’agit en quelque sorte d’un matériau « brut », que j’ai groupé en 5 entrées.  On remarquera que les  sources sont souvent les mêmes. Il s’agit moins d’une sélection partiale  de ma part que du constat de la pauvreté des critiques du capitalisme sur les ondes. On notera aussi qu’il y a beaucoup d’hommes qui causent : l’économie est-elle une matière « genrée » ?

Économie politique

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Alain Denault

Noir Canada, par Alain Denault

(France Culture, émission Terre à terre, 18 février 2012)

Entretien avec Alain Denault, philosophe, sociologue, auteur de « Noir Canada, corruption et criminalité en Afrique » (Ecosociété, 2008) et de « L’économie de la haine » (Ecosociété, 2011).

Télécharger – Écouter :

Entrevue d’Ernest Antoine Seillière

(France Inter, Le 7/9, 2 mars 2012)

Ernest Antoine Seillière est invité à parler de son livre On n’est pas là pour se faire engueuler. Il y donne son point de vue sur les très riches, sur le capitalisme, sur la mise en place des 35 heures, sur les responsables de la crise de 2008 etc. C’est le point de vue très partial de l’ancien président du syndicat patronal, le MEDEF.

Dette publique

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Eric Toussaint

La dette ou la vie !

(France Inter, émission Là-bas si j’y suis,14 et 15 décembre 2011)
Avec Eric Toussaint

Partie 1 – Télécharger (39Mo) – Ecouter :

Partie 2 – Télécharger (40Mo) – Ecouter :

Privatisation des médias – Intrication journalisme & capitalisme financier

Émission sur le documentaire Les nouveaux chiens de garde, de Gilles Balbastre et Yann Kergoat

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Jean Gadrey

(France Inter, émission Là-bas si j’y suis, 5 et 6 janvier 2012)
Avec l’économiste Jean Gadrey, les journalistes Michel Naudy, Gilles Balbastre et Serge Halimi.

Partie 1 – Télécharger (36Mo) – Écouter :

Partie 2Télécharger (36Mo) – Écouter

Émissions « Le cauchemar des années 80 »

(France Inter, émission Là-bas si j’y suis, du 22 au 29 novembre 2011)

Avec les journalistes Gilles Balbastre, Pierre Rimbert, Serge Halimi, l’historien des idées François Cusset, l’économiste Frédéric Lordon.

Partie 1 : Télécharger , écouter :

Partie 2 : Télécharger , écouter :

Partie 3 : Télécharger , écouter :

Partie 4 : Télécharger , écouter :

Partie 5 : Télécharger , écouter :

Partie 6 : Télécharger , écouter :

Partie 7 : Télécharger , écouter :

CorteX_Pierre_Rimbert
CorteX_Serge_Halimi
CorteX_Francois_Cusset
CorteX_Frederic-Lordon

Privatisations et réforme des retraites

L’enjeu des retraites

(France Inter, émission Là-bas si j’y suis, 2 septembre 2010)
Avec l’écrivain Bernard Friot.

Télécharger (37Mo) – Ecouter :

Une mise en scène par la Scop Le pavé est visionnable en bas de l’article.

Fiscalité

Devenez riche, ne payez plus d’impôt

(France Inter, émission Là-bas si j’y suis, 20 janvier 2012) Reportage de Charlotte Perry.

Télécharger (48Mo) – Écouter

Prenons l’argent là où il se trouve : chez les pauvres

(France Inter, émission Là-bas si j’y suis, 30 mai 2010). Reportage de Charlotte Perry.

Télécharger (45Mo) – Écouter :

Taxez-nous !

(France Inter, émission Là-bas si j’y suis, 30 aout 2011) Avec les sociologues Monique et Michel Pinçon Charlot.

CorteX_Pincon-charlot
Monique et Michel Pinçon-Charlot

Télécharger (41Mo) – Écouter :

Le temps des riches, anatomie d’une sécession

PARIS : Thierry Pech
Thierry Pech

(France Culture, émission la suite dans les idées, 8 octobre 2011). Avec Thierry Pech, directeur de la rédaction du magazine Alternatives économiques.

Télécharger (28Mo) – Écouter :

Fiscalité, la fabrique des inégalités 1 et 2

CorteX_Francois-Ruffin

(France Inter, émission Là-bas si j’y suis, 21 et 22 septembre 2011) Reportages de François Ruffin.

Partie 1 : Télécharger (38Mo) – Écouter :

Partie 2 : Télécharger (51Mo) – Écouter :

Au secours, les riches veulent s’en aller !
(France Inter, émission Là-bas si j’y suis, 5 novembre 2010)
Reportage de Julien Brygo.

Télécharger (40Mo) – Ecouter :

CorteX_Julien_Brygo
Julien Brygo

Vous avez des suggestions, des critiques ou d’autres documents à proposer ? Ecrivez-nous !

La folie des grandeurs, Gérard Oury (1971)

Bibliographie

Ici sont présentés les livres cités dans les émissions ci-dessus.

CorteX_Bensaid_Marx

MARX L’INTEMPESTIF, Grandeurs et misères d’une aventure critique (XIXe, XXè siècles), Daniel Bensaïd, Fayard (1995)

CorteX_Eco_atterres

Manifeste des économistes attérés – Crise et dettes en europe, Philippe Askenazy, Thomas Coutrot, André Orléan et Henri Sterdyniak, Les liens qui libèrent (2010)

CorteX_temps-des-riches-Pech

LE TEMPS DES RICHES, Anatomie d’une Sécession, Thierry Pech, Seuil (2011)

CorteX_Servet-le-grand-renversement

Le grand renversement : de la crise au renouveau solidaire, Jean-Michel Servet, Desclée de Brouwer (2010)

CorteX_Friot_retraites

L’enjeu des retraites, Bernard Friot, La dispute (2010)

CorteX_20_ans_aveuglement

20 ans d’aveuglement l’Europe au bord du gouffre, Economistes atterrés, Les liens qui libèrent (2010)

CorteX_Sapir_Trous_noirs_eco_

Les trous noirs de la science économique. Essai sur l’impossibilité de penser le temps et l’argent, Jacques Sapir, Albin Michel (2000)

CorteX_president_des_riches

Le président des riches, enquête sur l’oligarchie dans la France de Nicolas Sarkozy, Monique Pinçon Charlot & Michel Pinçon, Zones, La découverte (2010)

CorteX_Lordon_Quand

Jusqu’à quand ? Pour en finir avec les crises, Frédéric Lordon, Raisons d’agir (2008)

CorteX_Lordon_vertu

Et la vertu sauvera le monde, Frédéric Lordon, Raisons d’agir (2003)

CorteX_Lordon_fonds_pension

Fonds de pension, piège à cons, Frédéric Lordon, Raisons d’agir (2000)

CorteX_Lordon_Conflits

Conflits et pouvoirs dans les institutions capitaliste, Frédéric Lordon, Presses de la Fondation des Sciences Politiques (2008)

CorteX_Lordon_Crise_trop

La crise de trop, Frédéric Lordon, Fayard

CorteX_Ruffin_grande_trouille

Leur grande trouille – journal intime de mes « pulsions protectionnistes », François Ruffin,  Liens qui libèrent (Les) (2011)

Ordre monétaire et chaos social, Frédéric Lebaron, éditions du Croquant (2006)

La grande régression, Jacques Généreux, Seuil (2010)

Quand la gauche essayait, Serge Halimi, Arléa (2000)

La stratégie du choc, Naomi Klein, Actes sud (2008)

Adieu à la croissance de Jean Gadrey, Les petits matins (2010)

A l’ombre des niches fiscales, Katia Weinfeld,Economica (2011)

La dette ou la vie, Eric Toussaint et Damien Millet, Aden (2011)

Annexes

Fric, Krach et gueule de bois

de Daniel Cohen et Erik Orsenna, diffusée le 11 janvier 2011 sur France 2

Partie 1

Partie 2

Partie 3

Partie 4

Partie 5

 Mise en scène par la Scop Le pavé

Richard Monvoisin

Compétitivité : un mythe en vogue

Pour sortir d’une crise déclenchée par la finance, les pistes étaient multiples : brider la spéculation, réglementer les marchés, sanctionner les banquiers… Avec le soutien d’un nombre croissant d’industriels, l’Union européenne a formulé une autre priorité, qu’elle impose déjà aux pays en difficulté : accroître la « compétitivité » du marché du travail. Mais que désigne ce terme, que dirigeants de gauche comme de droite semblent avoir érigé en nouveau Graâl ? C’est un exemple typique d’effet Impact (cf. outillage). Cet article s’appuie sur la thèse de doctorat du géographe Gilles Ardinat, « Géographie de la compétitivité » (université Paul-Valéry, Montpellier, 2011) que l’on peut écouter ci-dessous.

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La compétitivité, un mythe en vogue

Pour sortir d’une crise déclenchée par la finance, les pistes étaient multiples : brider la spéculation, réglementer les marchés, sanctionner les banquiers… Avec le soutien d’un nombre croissant d’industriels, l’Union européenne a formulé une autre priorité, qu’elle impose déjà aux pays en difficulté : accroître la « compétitivité » du marché du travail. Mais que désigne ce terme, que dirigeants de gauche comme de droite semblent avoir érigé en nouveau Graal ?
par Gilles Ardinat, octobre 2012

Aperçu

Singulier unanimisme. L’ancien ministre des affaires étrangères Alain Juppé révélait, le 28 août dernier, « le vrai problème de l’économie française » : son manque de compétitivité (matinale de France Inter). Un mois auparavant, à l’annonce de huit mille licenciements par le groupe Peugeot (PSA), M. Jean-François Copé, secrétaire général de l’Union pour un mouvement populaire (UMP), avait déjà identifié une « priorité absolue », « la compétitivité de notre industrie », avant que le sénateur et ancien premier ministre Jean-Pierre Raffarin n’appelle de ses vœux un « choc de compétitivité », seul capable d’aiguillonner l’économie hexagonale.

L’accord parfait des ténors de l’UMP offrait un étonnant écho à celui des salons de Bercy et du palais de Matignon. Le premier ministre Jean-Marc Ayrault n’avait-il pas conclu la « conférence sociale » des 9 et 10 juillet avec les partenaires sociaux en fixant un objectif fondamental : « Améliorer la compétitivité de nos entreprises » ? Sur ce point, aucune cacophonie gouvernementale. Soucieux de justifier sa participation à l’université d’été du Mouvement des entreprises de France (Medef), le ministre socialiste de l’économie et des finances, M. Pierre Moscovici, précisait : « Nous serons là pour dire que le gouvernement est pleinement décidé à affronter le défi économique de la compétitivité, car ce n’est qu’en renforçant nos capacités de croissance que nous gagnerons la bataille de l’emploi. »

De la stratégie de Lisbonne, qui, en 2000, fixait un « nouvel objectif » à l’Union européenne — « devenir l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde » — aux « accords compétitivité-emploi », lancés par le président Nicolas Sarkozy à la fin de son mandat, des injonctions à la « compétitivité fiscale » du patronat britannique aux plans de « compétitivité industrielle » de son homologue espagnol, le mot est sur toutes les lèvres. Il ne s’agit plus uniquement de gestion d’entreprise : dorénavant, les villes, les régions et plus encore les nations (…)

La suite ici.

Richard Monvoisin

Le modèle finlandais, par Philippe Descamps

Philippe Descamps, dans le Monde Diplomatique janvier 2013, traite du pays qui propose, selon l’enquête PISA, les meilleurs résultats, et qui plus est, pour un coût moindre. On peut lire ci-dessous le début de son article, et l’écouter commenter celui-ci dans l’émission du 14 janvier 2013 de D. Mermet Là-bas si j’y suis, sur France Inter. 

Des établissements sans classements ni redoublements En Finlande, la quête d’une école égalitaire

Au mois de novembre, des parents d’élèves et des enseignants de Seine-Saint-Denis ont organisé la quatrième Nuit des écoles dans le département. Leur objectif : dénoncer les inégalités territoriales en matière d’enseignement. Dans ce domaine, la Finlande s’érige depuis quelques années en modèle, en raison des excellents résultats qu’elle affiche dans les enquêtes internationales mesurant les acquis des élèves.

Par Philippe Descamps, janvier 2013.

Pour entrer dans l’école élémentaire de Rauma, sur la côte du golfe de Botnie, en Finlande, on ne franchit ni portail ni clôture. On passe simplement devant un grand garage à vélos et des jeux. Du gymnase à la salle de musique, tout semble avoir été pensé pour accueillir des enfants. En quarante-cinq minutes de cours, la professeure d’anglais enchaîne cinq activités différentes. Elle capte l’attention de tous dès les premières secondes, grâce à une balle qui circule en même temps que la parole. Un dispositif qui n’est pas inconnu des salles de classe d’autres pays mais qui, avec un nombre moyen de 12,4 jeunes par enseignant finlandais — soit l’un des meilleurs taux d’encadrement pour le primaire en Europe —, semble tout particulièrement efficace ici.

À la mi-août, les moissons n’étaient pas encore terminées lorsque Mmes Fanny Soleilhavoup et Fabienne Moisy ont accompagné leurs enfants pour une seconde rentrée dans ce pays. Enseignantes françaises en disponibilité pour suivre leurs conjoints, elles n’imaginaient pas que leur choix de l’école locale, plutôt que de l’établissement français à leur disposition, bouleverserait leur approche de l’éducation. « Mes trois fils sont en train de devenir des gens bien, ajoute Mme Claire Herpin, décidée à rester loin de la France. On respecte leur différence. Ils respectent les autres. Les professeurs savent les encourager et révéler ce qu’il y a de meilleur en eux. » Dyslexie, simple décrochage ou précocité, ces familles étaient confrontées à des situations pourtant communes, mais que le système français prend difficilement en compte.

Certains auront du mal à croire possible ce qu’elles décrivent : une école sans tension nerveuse, sans compétition entre élèves, sans concurrence entre établissements, sans inspecteurs, sans redoublements, voire sans notes les premières années, et qui aurait les meilleurs résultats du monde.

Les enquêtes du Programme international pour le suivi des acquis des élèves (PISA) de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) suscitent une grande inquiétude en Allemagne ou au Royaume-Uni, alors qu’elles sont encore peu commentées en France ou aux États-Unis, pourtant pas mieux classés. Malgré leurs investissements dans l’éducation, ces grands pays apparaissent seulement dans la moyenne de l’OCDE pour les capacités des jeunes de 15 ans en compréhension de l’écrit, en mathématiques et en sciences (1). Outre leur rigueur méthodologique visant à écarter tout biais culturel, ces évaluations présentent l’intérêt de ne pas porter sur l’acquisition d’un programme, mais d’un ensemble de compétences utiles pour comprendre le monde et résoudre des problèmes dans des contextes proches de la vie quotidienne.

Or ces enquêtes ont révélé la Finlande comme un modèle inattendu. Dans la livraison de 2009, qui portait sur soixante-cinq pays, tout comme dans les trois précédentes (2000, 2003 et 2006), elle apparaît dans le groupe de tête pour les performances globales, avec la Corée du Sud et plusieurs villes asiatiques partenaires de l’OCDE (Shanghaï, Hongkong et Singapour). C’est aussi le pays (avec la Corée du Sud) dont les résultats sont les plus homogènes et où les corrélations entre le milieu socio- économique et les performances scolaires s’avèrent les plus faibles. 93 % des jeunes obtiennent par ailleurs un diplôme du niveau bac, contre seulement 80 % en moyenne dans les nations occidentales (2). Le pays se distingue, il est vrai, par des inégalités sociales parmi les plus faibles des membres de l’OCDE.

Les résultats du PISA ont attiré une nouvelle sorte de touristes. A la suite d’une visite au mois d’août 2011, le ministre de l’éducation nationale de l’époque, M. Luc Chatel, expliquait : « Il y a un nombre de recettes, que j’ai vues fonctionner ici, qui sont transposables », notamment « la grande autonomie donnée aux établissements » (3). Un an plus tard,la revue britannique Socialist Review saluait un système « dépourvu d’évaluations » et où « chaque enfant reçoit un déjeuner sain le midi » (4). Qu’il provienne de la droite libérale française ou du trotskisme anglais,chaque observateur étranger vient faire son marché, à la recherche de telle ou telle innovation qui, isolée du reste, validera son propre projet.

Le plus souvent, la presse internationale ignore les conditions spécifiques de la genèse du « modèle » (lire Une lutte politique menée par les parents), auquel plusieurs ouvrages captivants ont été consacrés (5).

Pourtant, ici, décentralisation ne rime pas avec mise en concurrence des territoires, parler de l’implication des professeurs ne se résume pas à vouloir accroître leurs heures de présence dans les établissements, et promouvoir la modération des dépenses ne maquille pas le souhait de promouvoir des prestataires privés. « Oubliez le PISA !, lance M. Jukka Sarjala, l’un des artisans de la réforme scolaire dans les années 1970. Bien sûr, nous sommes fiers de cette consécration de notre travail. Mais il faut regarder notre système comme un ensemble et non pas picorer tel ou tel aspect. »

Le succès finlandais prend racine dans la tradition politique des pays nordiques, attachée aux réalisations concrètes de l’Etat-providence davantage qu’à une doctrine. Sommé de dévoiler la bonne recette pédagogique sur un plateau de la chaîne de télévision américaine PBS, le 10 décembre 2010, le Pr Pasi Sahlberg répond avec un large sourire : « Vous savez, chez nous, l’école est gratuite pour tous, du cours préparatoire à l’université ! »

Difficile, sur la base de tels présupposés, de poursuivre les comparaisons avec le modèle américain…

Méfiance à l’égard des évaluations

En Finlande, la gratuité ne vaut pas seulement pour l’enseignement. Jusqu’à 16 ans, toutes les fournitures sont prises en charge par la collectivité, ainsi que le soutien scolaire, la cantine, les dépenses de santé et les transports jusqu’à l’établissement de secteur.

Le financement provient en majorité des trois cent trente-six municipalités, mais l’Etat harmonise les moyens. S’il ne participe qu’à 1 % du budget scolaire dans la municipalité la plus riche, Espoo (près d’Helsinki), il fournit en moyenne 33 % des ressources (6) et jusqu’à 60 % dans les communes pauvres. Le gouvernement dissuade également l’ouverture d’établissements privés. Ils ont quasiment disparu dans les années 1970 (moins de 2 % des effectifs, contre 17 % en France), à l’exception d’écoles associatives à pédagogie alternative, type Steiner ou Freinet. Ce service public unifié n’apparaît pas particulièrement onéreux, bien au contraire. En parité de pouvoir d’achat, la Finlande dépense moins d’argent par élève du primaire et du secondaire que la moyenne des pays occidentaux, et beaucoup moins que les États-Unis ou le Royaume-Uni (7).

L’accent a été mis sur la qualité de l’encadrement, le nombre et la formation des professeurs. Le métier d’enseignant est devenu hautement considéré et très convoité, même s’il requiert une formation longue (au minimum cinq ans d’université, généralement davantage) et si les salaires suivent grosso modo la moyenne occidentale (8) : nettement plus élevés que les salaires français en début de carrière (36 % de plus dans le primaire, 27 % dans le secondaire), ils s’en rapprochent en fin de carrière. Seul un candidat à l’enseignement sur dix parvient à son but. On attend par ailleurs des professeurs une implication si forte qu’il n’est pas rare que certains confient leur numéro de téléphone ou leur adresse électronique aux parents. Une bonne partie de la formation (au minimum un an) n’est pas consacrée au contenu à transmettre, mais à la pédagogie : la façon de le transmettre.

La directrice adjointe de l’école élémentaire de Rauma, Mme Ulla Rohiola, définit ainsi sa mission : « Nous avons le devoir d’intégrer tous les enfants. Chacun d’eux est important ! » Tout handicap, différence, difficulté sociale, affective ou scolaire doit trouver une réponse. « Si vous êtes à l’aise dans le groupe et que vous apprenez à votre niveau, vous n’avez pas de frustration, précise-t-elle. Un jeune rapide peut vivre toute sa scolarité avec un camarade plus lent, lorsque l’on prend en compte au quotidien les besoins de chacun. ».  Alors que le modèle international promeut les indicateurs de performance, les audits et les classements, les pédagogues finlandais défendent un autre usage des évaluations. Elles doivent demeurer un outil de réajustement des moyens ou des méthodes au service de l’épanouissement des enseignants et des enfants, jamais un outil de contrôle ou de concurrence. C’est pourquoi les évaluations sont réalisées par échantillons et pas au niveau national. Chacun connaît ses résultats, mais pas ceux des autres écoles. Plusieurs municipalités ont d’ailleurs attaqué en justice les journaux qui voulaient publier des classements. Et même quand les tribunaux ont donné tort à l’administration, une bonne partie de la presse a préféré garder le silence.

« Dans les années 1990, on a encouragé la concurrence entre les écoles, un élu conservateur d’Helsinki les a même invitées à faire de la publicité. Aujourd’hui, on a compris que c’était une erreur », explique M. Susse Huhta, professeur de finnois à Helsinki. Avec l’abolition de la carte scolaire, la quête des écoles les plus réputées, marginale ailleurs, devient un phénomène important dans la capitale, où 30 % des enfants de classe 7 (13 ans) ne vont pas dans l’établissement de leur quartier. Elle ne fait que suivre la croissance rapide des inégalités et l’évolution sociale de la Finlande, selon M. Tuomas Kurttila, directeur de la Ligue des parents : « Notre politique éducative risque de devenir une simple vitrine, alors que nos politiques sociales se dégradent. Les succès d’aujourd’hui ont été construits dans les années 1970 et 1980. Le succès de demain se bâtit aujourd’hui. Encore trop d’enfants ne dépassent pas la scolarité obligatoire. Je suis optimiste, mais nous devons rester vigilants devant la montée des disparités. » « On demande à l’école de répondre à tous les problèmes de la société. Ce qu’elle peut difficilement faire », complète M. Petri Pohjonen, directeur adjoint du Bureau national de l’éducation.

Après avoir longtemps dirigé une école puis le service éducation de la ville de Vantaa, voisine d’Helsinki, M. Eero Väätäinen résume un sentiment largement partagé chez les enseignants finlandais : « Nous devons garder en tête que les enfants ne sont pas à l’école pour passer des tests. Ils viennent apprendre la vie, trouver leur propre chemin. Est-ce que l’on peut mesurer la vie ? » Dans le pays européen le mieux classé dans les palmarès internationaux, on se méfie beaucoup des classements.

Notes

(1) OCDE, Résultats du PISA 2009,
en six volumes, Editions OCDE, Paris, 2011.

(2) Statistique de l’OCDE, 2010.

(3) « En visite en Finlande, Chatelprépare la rentrée et 2012 », LesEchos, Paris, 19 août 2011.
(4) Terry Wrigley, « Growing up inGoveland : How Politicians AreWrecking Schools », Socialist Review,Londres, juillet-août 2012.
(5) Paul Robert, La Finlande : unmodèle éducatif pour la France ? Lessecrets de la réussite, ESF éditeur,2008 ; Pasi Sahlberg, FinnishLessons : What Can the World Learn from Educational Change inFinland ?, Teachers College Press,New York, 2011 ; Hannele Niemi, Auli Toom et Arto Kallioniemi,
Miracle of Education : The Principles and Practices of Teaching andLearning in Finnish Schools, Sense Publishers, Rotterdam, 2012.
(6) Données du Bureau national de l’éducation,agence indépendantechargée du suivi des programmes et de l’évaluation de l’enseignement primaire et secondaire.
(7) OCDE, Regards sur l’éducation2010.
(8) Idem.

© 2013 SA Le Monde diplomatique

Difficile, sur la base de tels présupposés,de poursuivre les comparaisons avec le modèle américain…

Méfiance à l’égard des évaluations

En Finlande, la gratuité ne vaut passeulementpourl’enseignement.
Jusqu’à 16 ans, toutes les fournituressont prises en charge par la collectivité, ainsi que le soutienscolaire, la cantine, les dépenses desanté et les transports jusqu’àl’établissementdesecteur.


Le financement provient en majorité des trois cent trente-six municipalités, mais l’Etat harmonise les moyens. S’il ne participe qu’à 1 % du budget scolaire dans la municipalité la plus riche, Espoo (près d’Helsinki), il fournit en moyenne 33 % des ressources (6) et jusqu’à 60 % dans les communes pauvres.
Le gouvernement dissuade également l’ouverture d’établissements privés. Ils ont quasiment disparu dans les années 1970 (moins de 2 % des effectifs, contre 17 % en France), à l’exception d’écoles associatives à pédagogie alternative, type Steiner ou Freinet.

Ce service public unifié n’apparaît pas particulièrement onéreux, bien au contraire. En parité de pouvoir d’achat, la Finlande dépense moins d’argent par élève du primaire et du secondaire que la moyenne des pays occidentaux, et beaucoup moins que les États-Unis ou le Royaume-Uni (7).

L’accent a été mis sur la qualité del’encadrement, le nombre et laformation des professeurs. Le métierd’enseignant est devenu hautementconsidéré et très convoité, même s’ilrequiert une formation longue (auminimum cinq ans d’université,généralement davantage) et si lessalaires suivent grosso modo lamoyenne occidentale (8) : nettementplus élevés que les salaires françaisen début de carrière (36 % de plusdans le primaire, 27 % dans lesecondaire), ils s’en rapprochent enfin de carrière. Seul un candidat àl’enseignement sur dix parvient à sonbut. On attend par ailleurs desprofesseurs une implication si fortequ’il n’est pas rare que certainsconfient leur numéro de téléphone ouleur adresse électronique aux parents.Une bonne partie de la formation (auminimum un an) n’est pas consacréeau contenu à transmettre, mais à lapédagogie : la façon de le transmettre.

La directrice adjointe de l’écoleélémentaire de Rauma, Mme UllaRohiola, définit ainsi sa mission : «Nous avons le devoir d’intégrer tousles enfants. Chacun d’eux estimportant ! » Tout handicap,différence, difficulté sociale, affectiveou scolaire doit trouver une réponse.« Si vous êtes à l’aise dans le groupeet que vous apprenez à votre niveau,vous n’avez pas de frustration,précise-t-elle. Un jeune rapide peutvivre toute sa scolarité avec uncamarade plus lent, lorsque l’onprend en compte au quotidien lesbesoins de chacun. ».

Alors que le modèle international promeut les indicateurs de performance, les audits et les classements,les pédagogues finlandais défendent un autre usage des évaluations.
Elles doivent demeurer un outil de réajustement des moyens ou des méthodes au service de l’épanouissement des enseignants et des enfants, jamais un outil de contrôle ou de concurrence. C’est pourquoi les évaluations sont réalisées par échantillons et pas au niveau national. Chacun connaît ses résultats, mais pas ceux des autres écoles. Plusieurs municipalités ont d’ailleurs attaqué en justice les journaux qui voulaient publier des classements. Et même quand les tribunaux ont donné tort à l’administration, une bonne partie de la presse a préféré garder le silence.
« Dans les années 1990, on a encouragé la concurrence entre les écoles, un élu conservateur d’Helsinki les a même invitées à faire de la publicité.

Aujourd’hui, on a comprisque c’était une erreur », explique M.Susse Huhta, professeur de finnois àHelsinki. Avec l’abolition de la cartescolaire, la quête des écoles les plusréputées, marginale ailleurs, devientun phénomène important dans lacapitale, où 30 % des enfants declasse 7 (13 ans) ne vont pas dansl’établissement de leur quartier. Ellene fait que suivre la croissance rapidedes inégalités et l’évolution sociale dela Finlande, selon M. TuomasKurttila, directeur de la Ligue desparents : « Notre politique éducativerisque de devenir une simple vitrine,alors que nos politiques sociales sedégradent. Les succès d’aujourd’huiont été construits dans les années1970 et 1980. Le succès de demain sebâtitaujourd’hui.

Encoretropd’enfants ne dépassent pas lascolaritéobligatoire.Jesuisoptimiste, mais nous devons restervigilants devant la montée desdisparités. » « On demande à l’écolede répondre à tous les problèmes delasociété.Cequ’ellepeutdifficilement faire », complète M.Petri Pohjonen, directeur adjoint duBureau national de l’éducation.

Après avoir longtemps dirigé une école puis le service éducation de la ville de Vantaa, voisine d’Helsinki,M. Eero Väätäinen résume un sentiment largement partagé chez les enseignants finlandais : « Nous devons garder en tête que les enfants ne sont pas à l’école pour passer des tests. Ils viennent apprendre la vie,trouver leur propre chemin. Est-ce que l’on peut mesurer la vie ? » Dans le pays européen le mieux classé dans les palmarès internationaux, on se méfie beaucoup des classements.