Des mots pour abîmer les dogmes : Poésie et pensée critique

Qu’est-ce qui nous fait sortir des chemins battus qu’emprunte aveuglément notre pensée ? Qu’est-ce qui fait vaciller les esprits, les normes, les règles, les habitudes ? Bien peu de choses semble-t-il. Mais peut-être que la poésie est de celles qui savent corrompre les équilibres trop bien établis de nos mondes intérieurs nous confinant à un éternel statu quo. C’est en tout cas une idée que nous avons tenté d’explorer dans le dernier épisode en date du podcast « Enfin, peut-être », intitulé « Le droit des ombres à choisir leur forme et leur couleur », en compagnie de Gabrielle Golondrina.
L’essentiel de l’épisode consiste à découvrir des textes à même de bousculer nos représentations du monde. Dans cet article nous en retranscrivons l’introduction et la conclusion qui tentent d’éclaircir et de motiver cette idée : les mots ont le pouvoir de fissurer la niche confortable et redoutable que sont les dogmes.

Edito : La poésie et le doute 

Il n’y a pas d’esprit critique. 

Je veux dire : il n’y a pas d’esprit qui soit continûment critique : toujours à l’affût de ses perceptions, décortiquant toute information, analysant tous les arguments, interrogeant chaque mot et doutant de sa capacité à raisonner. On ne peut pas toujours prendre du recul, il y a des moments où on est juste là. Parce que le doute est inconfortable.
Voilà ce que dit à ce sujet David Hume dans Enquête sur l’entendement humain

“La grande destructrice du pyrrhonisme, des principes excessifs du scepticisme, c’est l’action, c’est le travail, ce sont les occupations de la vie courante. Ces principes peuvent fleurir et triompher dans les écoles, où il est, certes difficile, sinon impossible de les réfuter. Mais aussitôt qu’ils quittent l’ombre et que la présence des objets réels, qui animent nos passions et nos sentiments, les oppose aux plus puissants principes de notre nature, ils se dissipent comme de la fumée, et laissent le sceptique le plus déterminé dans le même état que les autres mortels”

David Hume, Enquête sur l’entendement humain

Même après avoir remis en cause nos systèmes de croyances, nos raisonnements, nos arguments, on atterrit dans un nouveau vallon confortable, une nouvelle structure dans laquelle il nous est possible de penser et de vivre. Vous avez peut-être vécu la découverte de la pensée critique comme un abandon du monde de la croyance pour celui de la vérité ou celui du doute permanent. Il n’en est rien, vous l’avez abandonné au profit d’un autre système. Probablement meilleur d’ailleurs. Encore qu’il est difficile de savoir ce que signifie ce meilleur, mais c’est une autre question.   

Il n’y a donc pas de pensée critique, ce que l’on expérimente c’est plutôt des bonds critiques. Ce sont des instants isolés où l’on perçoit une erreur de raisonnement jusque-là invisible, où l’on réalise l’ambiguïté d’un mot, où l’on distingue une autre manière de voir les choses, où l’on doute réellement. On va alors faire évoluer notre appréhension du monde vers un autre état, stable à nouveau.  

Voilà, le scepticisme est fait de bonds qui séparent deux états stables de la pensée. On peut évidemment favoriser l’apparition de ces bonds critiques afin de mettre à jour régulièrement notre vision du monde.  

C’est, en un sens, le but des enseignements de zététique et d’esprit critique : s’approprier des méthodes, des outils permettant d’identifier une vision du monde fallacieuse. 

Mais ce n’est pas la seule manière de faire émerger des bonds critiques : dès que nous expérimentons un rapport au monde qui bouscule notre vision courante du monde, celle-ci risque d’évoluer.
Pas toujours d’ailleurs, on peut rejeter en bloc cette expérience inhabituelle, mais si l’on y est disposé, cette expérience peut faire vaciller l’inertie de notre pensée.

Parmi ces sources de perturbations, il y a l’art et en particulier la poésie. Et ce sera le sujet de cet épisode.

L’idée de l’épisode sera de lire quelques textes qui d’une manière ou d’une autre viennent questionner notre vision du monde et possiblement assouplir nos rigidités cognitives. 

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Retrouvez le reste de l’épisode ci-dessous :

Conclusion

L’idée que nous voulions partager ici, c’est de promouvoir des visions alternatives, des angles différents, s’amuser à bousculer nos croyances, quelles qu’elles soient. Non pas parce que l’alternative est forcément meilleure mais parce qu’elle montre que notre pensée actuelle peut être remise en question.

C’est une idée que j’ai depuis quelque temps : l’éducation à l’esprit critique gagnerait à insister sur l’exploration des différentes explications et des différentes solutions. Peut-être plus que sur la méthode. En fait, le manque d’esprit critique vient en premier lieu d’un manque de visibilité sur les explications ou les solutions alternatives. Une fois que l’on prend en compte ces différentes alternatives, il me semble que l’on est plus aisément disposé à les comparer et que la méthode pour y parvenir en découle plus naturellement.  


Je vais prendre un exemple que je cite souvent et qui vient du livre La naissance de la pensée scientifique de Carlo Rovelli. Il raconte le périple de Hécatée, un historien et géographe grec qui part voyager en Egypte. Hécatée est un savant et il sait que l’histoire humaine se résume en gros à une vingtaine de générations. Avant cela, c’était le règne des dieux. Il le sait parce que c’est ce que son maître lui a transmis, et c’est ce que le maître de son maître avait transmis à son maître. C’est une connaissance qui fait partie de la culture grecque à ce moment-là. Non seulement Hécatée n’a aucune idée de comment il pourrait la tester, mais pire, il n’imagine même pas que cette connaissance pourrait être testée et remise en question.

Hécatée part donc en Egypte, il y visite le temple de Thèbes et il est confronté à la vision égyptienne de la généalogie humaine qui compte, elle, 343 génération d’humains. Hécatée en est fortement déstabilisé et de retour en Grèce, il lui est désormais possible de se dire que sa connaissance de l’histoire peut être remise en question et il peut commencer à réfléchir à une méthode pour y parvenir. Voilà ce qu’en dit Carlo Rovelli :

“Un Grec, devant les statues égyptiennes qui contredisent spectaculairement son orgueilleuse vision du monde, a peut-être commencé à penser que nos certitudes peuvent aussi être mises en doute.
C’est la rencontre avec l’altérité qui ouvre nos esprits, en ridiculisant nos préjugés.”

Carlo Rovelli, Anaximandre de Milet ou la naissance de la pensée scientifique

Cette aventure, vécue par Hécatée et par un certain nombre d’autres penseurs grecs de l’époque, est assez emblématique de ce qui se passe dans le bassin méditerranéen au IVe siècle avant notre ère et plus particulièrement en Ionie : le contexte de cette période a rendu possible la naissance de la pensée scientifique. Et ce n’est pas pour rien que le livre porte justement ce nom, c’est parce que cet événement, aussi flou soit-il, est souvent situé dans cette région et à cette époque.
Et il y a trois facteurs qui peuvent expliquer cela :  les échanges culturels se multiplient, les premières formes de démocraties apparaissent et la simplification de l’écriture rend l’accès à la culture beaucoup plus facile1. Trois facteurs qui vont faire émerger des pensées alternatives, des connaissances contradictoires, des points de vue différents et desquels va spontanément découler une critique des dogmes et la mise en place de méthodes pour comparer, quand cela est nécessaire, ces différentes visions du monde.

La pensée critique naît de là, de ces confrontations à une altérité qui bouscule nos préjugés, qui mobilise notre flexibilité cognitive, qui fissure les dogmes et les conventions. Il faut, je crois, toujours être attentif à cette altérité et rendre visible celles et ceux qui l’incarnent : les artistes, les punks, les queers, les clowns, les marginaux, les pirates, les poètes, les rhinocéros et les enfants…  

Je vous laisse avec un dernier poème : « Les statuts de l’Homme » de Thiago Mello qui se permet de réécrire les règles qui gouvernent le monde, jusque dans les mots que l’on utilise, jusque dans nos ressentis, jusque dans les lois physiques et qui, de ce fait, fragilise, l’espace d’un instant, des conventions qui étant trop familières nous deviennent des fatalités.  

Histoire – Idées reçues sur les Gaulois

Depuis 2008, je fais un cours dans mon enseignement Zététique & autodéfense intellectuelle centré sur les sciences historiques. Parmi les lieux communs que je revisite, le Moyen-âge, la préhistoire et le mythe fondateur français métropolitain, les Gaulois. Sur ce dernier sujet exclusivement, je vous renvoie à cette audio/vidéographie qui m’a documenté au cours du temps.

En guise d’introduction, voici un hommage à Ricet Barrier (1932-2011), grand troubadour moderne, qui écrivit en 1975 La java des Gaulois, qui est l’une des chansons préférées de notre ami et bienfaiteur Stanislas Antczak.

{Refrain:}
Poilus, barbus, vêtus de peaux de bêtes
Ils bravaient la tempête Tue-le, tue-la
C’était la loi des Gaulois !

Ils prenaient la route
Pour chasser l’mammouth
Et courir le guilledou
Ils coupaient le gui
Mais à propos où
Où coupaient-ils donc le houx
La chasse finie
Les homm’s réunis
Plongeaient sur la nourriture
Au p’tit Chilpéric
Qu’était rachitique
On jetait les épluchures

{Refrain:}
Poilu, barbu, le druide à noble tête
Arrivait pour la quête
Paie pas, planque-toi
C’était la loi des Gaulois

Quand ils guerroyaient
Mêm’ les feuill’s tremblaient
Les femm’s se jetaient à leurs pieds
Mais un beau matin
Un sombre devin
Leur a prédit : ça va barder !
Tout près des menhirs
La troupe en délire
Astiqua les fers de lance
Vércingétorix, un dur, un caïd,
Etudia la carte de France

{Refrain:}
Bardé, casqué, un Jul’s nommé César
Arriva sur son char
Il leur a dit :
« Veni, veni, vidi, vici »

On s’tira les tifs
On s’tapa sur l’pif
Mais on vit bientôt les légions
Des Romains pompett’s
Qu’aimaient la piquette
S’coller dans la Vas’ de Soissons
La Gaule manqu’ de bras
Dit un chef gaulois,
Il faut retrousser nos manches
Ils fir’nt des maisons
Ils fir’nt même les ponts
Sauf le sam’di et l’dimanche

{Refrain:}
Poilus, barbus, ils guinchaient le sam’di
Au bal sur pilotis
Flânant, crânant
On causait entre poteaux
En r’gardant les Gauloi(ses)
Jouer les pompadour
Et la Gaule endimanchée
Chantait à plein gosier
En trinquant à l’amour
L’amour !


En prolongement, voici un petit travail modeste
contenant quelques coquilles, mais très intéressant de jeunes
étudiant.es de mon enseignement, saison 21 (janvier 2016), intitulé « La
civilisation gauloise, entre idées reçues et réalité historique », signé
Nicolas Ivol, Flavien André, Marine André, Genevois Clément et Justine
Praly.

L’archéologie contribue-t-elle à fonder nos mythes nationaux ?

Le salon Noir, France Culture, 5 juin 2013

Jean-Paul Demoule (que vous avez déjà rencontré au sujet des hypothétiques Indo-européens ici) et Jean-Jacques Beneix parlent des Gaulois ici.

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Anecdote : le fameux musée de Glozel, célèbre dans le milieu zététique pour son vrai-faux-vrai site ambigu, que j’ai eu la chance de visiter en 2008 avec mes camarades Antczak, Fabre, Vivant, Martin et Déguillaume, a fait un commentaire publié sur le site de France Culture.

Suite à l’émission de ce jour, l’association « Musée de Glozel », par la voix de son président Jean-Claude Fradin, tient à faire savoir qu’elle défend une autre vision de l’histoire des fouilles du site archéologique de Glozel et du rôle important joué par le docteur Antonin Morlet dans cette découverte.

 

Que doit le français à la langue gauloise ?

Le salon Noir, France Culture, 20 mars 2013, avec le linguiste Xavier Delamarre.

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Les Gaulois

La tête au carré, France Inter, 21 novembre 2011

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Les représentations du Gaulois, forgées à partir du XVIIIe siècle, constituent un bric-à-brac de clichés et de préjugés, relevant d’un cabinet de curiosités historiques et préhistoriques. Cette figure fut relayée dans les manuels d’histoire et exploitée par le pouvoir politique à des fins de propagande. Pourtant, le visage des Gaulois est tout autre… Les dernières découvertes archéologiques ont démenti les images d’Épinal. Les Gaulois ne mangeaient pas de sangliers. Leurs construction fortifiées et leurs habitats aux matériaux biodégradables témoignent de leur savoir-faire de bâtisseurs. Derrière le barbare impétueux porté par son courage se dessinent des combattants disciplinés et entraînés, bénéficiant d’un armement renommé pour sa qualité. Avec François Malrain, archéologue, ingénieur d’étude et de recherche à l’INRAP (Institut national de recherches archéologiques préventives) et commissaire scientifique de l’exposition Gaulois, une expo renversante.

Le gaulois en 30 minutes

Le salon Noir, France Culture, 8 octobre 2016

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« La Gaule unie, formant une seule nation, animée d’un même esprit, peut défier l’univers »

Vercingétorix devant ses troupes à Avaricum, de Bello Gallico, VII, 29.

Archéologie et idéologie ont toujours fait bon ménage. Ainsi, l’archéologie est fille de la nation, mais aussi bonne fille ! Dans une période de régression identitaire, à l’image des Mésopotamiens, ou des Polynésiens, les Français, l’avenir dans le dos, font désormais face au passé…leur passé ? Cro-Magnon, gallo-romain, Francs, Clovis ou Jeanne, le débat se focalise aujourd’hui sur le gaulois, les origines gauloises de la nation, en un mot « nos ancêtres les gaulois » ? Dans le cadre de notre roman national, de cette recherche de parenté historique, depuis 150 ans, l’archéologie fait figure, de très bonne fille… Avec Jean-Louis Brunaux, directeur de recherche au CNRS

Ces Gaulois vendus à Rome

Le Salon NoirFrance Culture 4 juin 2016

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Depuis peu, les archéologues entrevoient ces soldats vendus à Rome,
et montrent que la trahison était omniprésente pendant la guerre des
Gaules. Face à l’ancienne fureur guerrière, le sac de Rome en 390, la
prise de Delphes en 279, la société gauloise se serait-elle ramollie
dans les années 60 avant notre ère ? Vercingétorix devant ses troupes
l’aurait dit « la Gaule unie, formant une seule nation, animée d’un même
esprit, peut défier l’univers »… Certes, mais l’esprit n’y était déjà
plus ! Le discours savant évoque souvent une Gaule prête à rentrer dans
l’histoire; peut-on, tout au contraire, envisager des élites gauloises
livrant leur pays à César ? Omniprésente, la trahison se pratique de
toute part dans la Guerre des Gaules, à l’image de Litaviccos, parjure
frère de Rome. Triomphe de l’impérialisme romain, Alésia peut-elle être
vue comme la victoire des élites « collaborationnistes » gauloises ?
Depuis peu, les archéologues entrevoient ces soldats vendus à Rome, un
cavalier gaulois à Paris, la solde de soldats auxiliaires de Rome à
Basing en Moselle… Avec Laurent Olivier, Conservateur en chef du musée
d’Archéologie nationale de Saint-Germain-en-Laye.

Vins, bière ou hydromel : la Gaule était-elle ivrogne ?

Le salon Noir, France Culture, 24 octobre 2015, avec Fanette Laubenheimer, archéologue, directrice de recherche émérite au CNRS.

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Les Gaulois sont-ils des celtes ?

Le salon Noir, France Culture, 25 novembre 2014, avec Jean-Louis Brunaux, directeur de recherche au CNRS. Et si les archéologues qui découvrent des sites archéologiques qu’ils attribuent aux Celtes étaient tout simplement victimes d’une idéologie historique ?

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Cycle Histoire des Gaulois, en 4 épisodes

dans La Fabrique de l’Histoire, France Culture, octobre 2009

N’ayant pas retrouvé toutes les émissions en mp3, nous vous proposons une merveilleuse retranscription du fait du site fabriquedesens.net

Histoire des Gaulois (1) : état des savoirs sur la Gaule et les Gaulois

Émission La Fabrique de l’Histoire, par Emmanuel Laurentin, du lundi 26 octobre 2009, « Histoire des Gaulois », avec Christian Goudineau.

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Ci-dessous, voici la retranscription offerte par le site fabriquedesens.net, que nous remercions !

Lire la retranscription

Édito sur le site de France Culture :

À l’occasion du cinquantième anniversaire du personnage Astérix, la « Fabrique de l’Histoire » a décidé toute cette semaine de faire le point sur ce que nous savons des Gaulois, mais aussi sur leurs représentations. Ce matin, le titulaire de la chaire des Antiquités Nationales du Collège de France, Christian Goudineau est notre invité et il nous explique comment il a été difficile, dans les années 1970, de briser les idées reçues nées des textes romains sur la Gaule et de rénover ce secteur de recherches. Pour ce faire, sa génération de chercheurs a bénéficié des nombreux apports de l’archéologie de sauvetage et de l’archéozoologie. Christian Goudineau a ainsi remis à sa juste place le personnage de Vercingétorix, montré combien les Gaulois étaient depuis longtemps en relation avec le monde méditerranéen, et il a rénové l’analyse des structures sociales de la Gaule d’avant Rome. Avec Christian Goudineau, professeur au Collège de France, titulaire de la chaire d’Antiquités nationales.

Un point d’interrogation, entre parenthèse indique un doute sur un mot ou un groupe de mots.

Introduction par Emmanuel Laurentin : Premier temps de la nouvelle semaine de la « Fabrique de l’Histoire » construite sur un autre modèle que nos séries habituelles. Nous allons en effet de temps en temps tenter de montrer comment un personnage, un événement, un phénomène historique ont été perçus et compris sur la très longue durée. Cette semaine, nous allons évoquer les Gaulois, à l’occasion du cinquantième anniversaire de l’invention du personnage d’Astérix le Gaulois et de ses camarades. Jeudi, vous pourrez écouter un documentaire d’Anaïs Kien et de Véronique Samouiloff qui ont suivi la journée d’étude, organisée il y a une quinzaine de jours, par l’université de Paris13 à Bobigny, la même où Uderzo dessina ses premières planches. Demain, nous nous poserons la question de l’émergence de la figure du Gaulois, dans la France du XVIe siècle. Et mercredi, nous nous attacherons à la façon dont les historiens du XIXe siècle ont réinventé nos ancêtres. Ce matin, nous avons choisi de discuter avec Christian Goudineau, titulaire, depuis vingt cinq ans, de la chaire d’Antiquités nationales. Il nous dira comment la recherche historique et archéologique, des 30 dernières années, a profondément bouleversé notre connaissance de ce monde gaulois et débarrassé celui-ci de bien des idées fausses.

« Saisis de peur au milieu de ce désert et craignant, en se dispersant, de tomber dans quelques pièges, ils se rassemblent au forum et dans les rues environnantes. Là, ils trouvent les maisons des Plébéiens fermées, celles des nobles ouvertes. Ils eurent plus d’hésitations à pénétrer dans celles-ci que dans celles-là car ils se sentaient pris de respect en voyant assis sur le seuil de leur demeure des personnages que leur attitude, leur costume, leur air grave et solennel rendaient pareils à des Dieux. Immobiles, ils les contemplaient tels des statues. D’après ce que l’on raconte, c’est Marcus Papirius, dont un Gaulois s’était permis de toucher la barbe, qu’il laissait pousser selon la mode du temps, qui, en frappant celui-ci sur la tête avec son bâton d’ivoire, déchaîna la fureur des Gaulois. Il fût le premier massacré. Après lui, tous les autres patriciens, trouvés dans leurs maisons. L’extermination des nobles une fois achevée, personne ne fût épargné, ensuite, on pilla les maisons et on y mit le feu. »

Voilà comment Tite-Live, dans le livre V, raconte le siège de Rome par les Gaulois, cette apparition brusque, dans l’histoire de Rome, des Gaulois, en 390 avant J.-C., c’est cela Christian Goudineau ? Bonjour.

Christian Goudineau : Bonjour et merci de m’avoir invité à « La Fabrique de l’Histoire ».

Emmanuel Laurentin : Merci à vous d’avoir accepté de venir.

Christian Goudineau : Parce que là, on voit l’histoire fabriquée.

Emmanuel Laurentin : Cela sera en plus le thème de cette semaine, justement de travailler sur les différentes visions des Gaulois. Là, on voit la vision des Gaulois par un historien tardif, qui raconte évidemment des événements qui se sont passés bien auparavant. Et ces événements ont profondément marqué Rome. Ce sont aussi ces événements, cette arrivée brusque des Gaulois dans Rome, qui d’un seul coup font émerger ce thème des Gaulois dans l’histoire.

Christian Goudineau : Ce qu’il faut bien voir, c’est que l’on peut mettre en doute beaucoup de traits par rapport à la véracité historique. C’est-à-dire que s’est constituée très rapidement, à partir d’événements qui ont été effectivement des migrations de Gaulois, enfin de Celtes – on reviendra peut-être sur la distinction – vers l’Italie, des récits terrifiants. Et ces récits terrifiants, c’est le topo habituel dans l’Antiquité : le civilisé, le Grec ou le Romain, par rapport aux Barbares. Donc, il faut se mettre dans la peau d’un petit Romain, disons du 1er siècle avant J.-C., celui qui sera peut-être un soldat avec César, auquel on apprend qu’il y a des gens absolument féroces, qui sont très grands, très différents, qui poussent des cris inarticulés, qui sont capables de vous trancher la gorge, qui ne se contrôlent pas, qui sont souvent sous l’empire de l’alcool, etc., etc. Il faut partir de là, je pense, pour comprendre les récits, et même certaines descriptions de type, on dira ethnographiques, que l’Antiquité nous a transmis des Gaulois

Emmanuel Laurentin : Il faut savoir – on le racontera toute semaine avec nos autres invités- qu’évidement le savoir sur les Gaulois est un savoir extrêmement limité. Limité par le nombre de textes qui en parlent, quelques poignées de textes pourrait-on dire, hormis celui de Jules César bien entendu, au moment de la guerre des Gaules, qui évoque ces Gaulois avant justement la conquête romaine. Très peu de textes, donc cela veut dire que depuis des siècles et des siècles c’est sur ces textes-là que jusqu’à maintenant on s’appuyait pour pouvoir comprendre ce qu’était la Gaule et les Gaulois ?

Christian Goudineau : Oui, c’est tout à fait cela. Si l’on va rechercher les textes les plus anciens, cela serait, grosso modo, à l’époque de Platon que l’on commence véritablement à dire qu’il y a des Celtes qui ont tel ou tel trait, même si l’on avait parlé un petit peu avant. Le grand récit, sur lequel en partie d’ailleurs s’appuiera César – cela peut nous paraître bizarre mais dans ses propres commentaires il reprend des traditions qui sont les topoï littéraires – est écrit par un personnage absolument étonnant, qui s’appelle Poseidonios. Poseidonios, un Grec d’Asie Mineure, qui a des curiosités de toutes sortes, qui est un grand philosophe. Il va être à la tête de l’école stoïcienne, il va voyager, écrire des livres sur l’océan, sur les climats et il a écrit un livre sur les Celtes, nous savons qu’il est venu dans ce que nous nous appelons la Gaule -on le sait, par un de ses imitateurs ou de ses épigones – qu’il avait, par exemple séjourné chez un Massaliote, qui s’appelle Charmolaos, on a même le nom. Donc, il y a un récit, qui est un récit ethnographique, d’une certaine manière, qui décrit une situation, qui serait une situation aux alentours de 100 avant J.-C. Mais là encore elle décrit relativement rapidement et, comme nous faisons tous aujourd’hui encore, on retient un certain nombre de traits et l’on a du mal à s’en détacher. Je ne dirais pas que l’on voit toujours les Écossais avec un kilt ou un Brésilien avec un borsalino ou en train de danser la samba, mais il y a quelque chose qui traîne. Les clichés dont on a parlé tout à l’heure, avec Tite-Live et « le sac de Rome », d’autres clichés sur le fait que « les Gaulois étant mal civilisés, se livrent plutôt à la guerre alors qu’ils feraient mieux de cultiver la terre », tout cela s’est constitué au fil des consciences…

Emmanuel Laurentin : Ça se sédimente ?

Christian Goudineau : Cela se sédimente et on l’apprend aux enfants.

Emmanuel Laurentin : Et c’est difficile de s’en détacher. C’est d’autant plus difficile de s’en détacher qu’effectivement ce corpus de textes, étant donné la fascination qu’a pu avoir ensuite, à partir de la Renaissance au moins, l’Europe de l’humanisme pour Rome, sert d’appui, de base, pendant très longtemps, pour l’apprentissage de ce qu’étaient véritablement les Gaulois. Il n’est pas vraiment mis en discussion ou en débat. Il y a bien des travaux d’historiographes qui décident que peut-être ici ou peut-être là César ou les autres ont été un peu rapides en jugement, mais néanmoins il n’est pas remis en débat. Il faut attendre – et c’est pour cela que c’est très intéressant de vous avoir à notre micro – mettons, la fin du XXe siècle pour qu’en particulier grâce aux travaux archéologiques, aux grandes missions archéologiques, qui sont liées à tous ces travaux sur le territoire national, qui sont faits grâce aux fouilles de sauvetages, en particulier à partir des années 80, on redécouvre la Gaule et les Gaulois. Redécouvre-t-on d’ailleurs la Gaule, Christian Goudineau, on n’en est pas sûr, parce que cette Gaule évidemment c’est une construction ?

Christian Goudineau : Oh là là ! Cela fait beaucoup de question à la fois.

Emmanuel Laurentin : Allez-y, je vous laisse le temps ?

Christian Goudineau : Je commencerais par dire que ce n’est pas seulement grâce à l’archéologie que l’on redécouvre la Gaule, les Gaulois – on va revenir sur la notion – c’est parce que l’on s’est débarrassé la tête d’un certain nombre de choses qui polluaient notre vision et qui nous mettaient au fond en complicité avec les historiens antiques. C’était quoi ? C’était l’opposition entre Français et Allemands, et c’était aussi notre rôle de colonisateurs.

Emmanuel Laurentin : On en parlera dans nos émissions futures de la semaine.

Christian Goudineau : Vous en parlerez. Moi, je dirais que le déclic, quand même, est parti de là. C’est parce que nous avons compris que nous vivions sur ces clichés qu’on était prêt finalement à accueillir, avec les yeux ouverts, des réalités qui autrement auraient peut-être été escamotées ou auraient dérangé.

Emmanuel Laurentin : Cela veut dire qu’il n’y a pas simplement ces découvertes archéologiques, dont on va parler avec vous, Christian Goudineau, il y a la numismatique, la relecture des textes antiques, et à nouveau frais, là vraiment, en se lavant les yeux de cette accumulation de clichés qui ont pu être mis en place, après la période romaine et jusqu’entre la période romaine et aujourd’hui.

Christian Goudineau : Bien sûr mais il faut bien voir, par exemple, qu’après la guerre 1870, un petit peu avant, un petit peu après, les Français et les Allemands se balançaient César à la tête. César avait dit que : les Gaulois étaient, selon son sens à lui, assimilables alors que les Germains ne l’étaient pas… Donc, vous, vous êtes des sauvages et nous, nous sommes déjà des gens civilisés. En revanche, les Allemands disaient : Mais non, pas du tout, vous, vous êtes des collabos alors que nous les Germains sommes des purs. On n’imagine pas la violence y compris entre gens sérieux, très cultivés, érudits,…

Emmanuel Laurentin : Entre Camille Jullian d’un côté, par exemple, et Mommsen de l’autre, les grands historiens de l’Antiquité…

Christian Goudineau : Et bien d’autres…

Emmanuel Laurentin : D’un côté les Allemands et de l’autre les Français…

Christian Goudineau : Voilà. L’autre message, puisque vous parlerez inévitablement de la conquête de la Gaule, c’était, heureusement d’une certaine manière que l’on a perdu. C’est-à-dire que les Gaulois, on a besoin qu’ils soient civilisés sinon nous-mêmes nous ne serions pas passés dans un monde où règne l’ordre, la paix, les lois. Donc, ils étaient courageux, ils avaient toutes sortes de qualités, mais quand même c’est bien que Rome ait gagné. Et qu’est-ce que nous faisons d’autre ?

Emmanuel Laurentin : Bien sûr…

Christian Goudineau : Aux petits Africains, aux petits Asiatiques etc. ? On apporte le progrès, on apporte la civilisation.

Emmanuel Laurentin : Donc, tout cela c’est dans une sorte de logique dont il est difficile de se détacher.

Christian Goudineau : Extrêmement difficile.

Emmanuel Laurentin : Vous ferez partie de ceux qui, dans les années 60, en décidant ouvertement, après votre passage à l’École de Rome, d’avoir une chaire consacrée aux Antiquités nationales, à l’université de Provence d’abord puis ensuite au Collège de France – Chaire que vous occuperez au Collège de France à partir de 1984 – de reprendre toute cette question-là, de vous dire d’abord que la chaire d’Antiquités nationales, c’est la chaire de Camille Jullian, c’est la chaire de celui qui d’une certaine façon nous a aussi donné des images à voir, qui ont été ensuite reprises par Lavisse et par d’autres dans nos manuels autour de cette histoire de la Gaule et des Romains. Il faut la reprendre et décider qu’à partir de là faire un travail scientifique, un véritable travail de décapage pourrait-on dire de ces couches qui empêchent de voir vraiment ce qu’étaient les Gaulois.

Christian Goudineau : Oui, c’est tout à fait cela mais j’ajouterais quand même une chose, cela a paru un peu ringard, à mon époque, reprendre…

Emmanuel Laurentin : En 68, reprendre ces Antiquités nationales à l’université de Provence, par exemple…

Christian Goudineau : C’était après 68, peu importe, surtout au Collège de France. Pourquoi ? Parce que Camille Jullian s’était battu pour qu’il y ait enfin une chaire consacrée à l’histoire de la Gaule quelque part, il n’y en avait dans aucune université.

Emmanuel Laurentin : Parce qu’il faut imaginer le monde à la fin du XIXème siècle…

Christian Goudineau : Ce qui comptait, c’est Rome, c’est la Grèce, c’est l’Afrique…

Emmanuel Laurentin : Tellement pris dans l’idée de…

Christian Goudineau : Mais la Gaule c’était méprisable. Camille Jullian obtient, et c’est intéressant de voir qui était son concurrent, c’était Durkheim, de 8 voix près. …

Emmanuel Laurentin : L’inventeur de la sociologie à la française.

Christian Goudineau : Il obtient cette chaire d’Antiquités nationales, qui après va évoluer, et qui lorsque Paul-Marie Duval, que l’on peut considérer comme l’un des successeurs de Jullian, l’occupait s’appelait l’histoire de la Gaule, tout simplement. Moi, je reprends Antiquités nationales, pourquoi ? Eh bien pour taper une deuxième fois sur la table, un peu comme Camille Jullian, en disant qu’on est en train de foutre en l’air tout notre patrimoine, notre patrimoine national. On n’a pas de loi prévoyant que les grands travaux seront précédés de fouilles archéologiques. C’était une espèce de pétition de principe. Grâce à des gens comme Jack Lang, on a essayé de monter une mécanique. Mais les oppositions ont été telles qu’il a fallu attendre 2001 pour que l’on ait enfin une loi sur l’archéologie préventive…

Emmanuel Laurentin : Et un institut…

Christian Goudineau : Et des instruments, comme l’Inrap,

Emmanuel Laurentin : [L’Institut national de recherches archéologiques préventives…

Christian Goudineau : Enfin, Antiquités nationales, c’était…

Emmanuel Laurentin : Un acte politique…

Christian Goudineau : Oui, c’était un acte politique.

Emmanuel Laurentin : C’est un acte politique qui tient compte aussi du profond renouvellement de la problématique autour de cette question du passé national sur le territoire de ce que l’on a appelé la Gaule. Alors, venons-en justement à ce renouvellement avec vous, Christian Goudineau. D’abord, vous dites, dès ce moment-là, dès le début des années 80, que la Gaule, ce n’est pas la Gaule. On ne peut pas parler de Gaule, il faut là aussi commencer à nous laver le regard. Il n’y a pas de différence majeure, de différence notable entre ce territoire que l’on appelle la Gaule et les territoires voisins en allant vers le centre de l’Europe en particulier jusqu’à la Hongrie.

Christian Goudineau : C’est une discussion extrêmement compliquée, que je suis obligé de simplifier. Disons que depuis l’Atlantique jusqu’à Budapest, à peu près, il y avait des peuples, une centaine, peut-être 120, que l’on ne sait pas toujours nommer. À certaines époques, c’étaient de toutes petites entités, et il y en avait infiniment plus et puis à l’époque où nous commençons à bien connaître ces choses, grâce à Poseidonios et à César…

Emmanuel Laurentin : Donc, Ier-IIe siècle avant J.-C.

Christian Goudineau : Ier-IIe siècle avant J.-C., il y a ce que l’on peu appeler des espèces d’États, dont les plus grands couvrent trois à quatre de nos département, quelque chose comme ça, les plus petits, la moitié d’un. Donc, c’est une mosaïque. Chaque État étant indépendant mais bien sûr toutes sortes de réseaux secrets, ce sont des réseaux d’alliances, ce sont aussi le fait que le plus puissant contrôle l’un peu plus faible, ce sont des mariages, ce sont des contrats économiques… Donc, une mosaïque mais une mosaïque qui a tissé un certain nombre de liens. C’est le premier point. Là-dedans, pourquoi identifier un ensemble qui s’appelle Gaule ? Qui va le faire ? C’est Jules César. Jules César va se conduire comme beaucoup de conquérants…

Emmanuel Laurentin : En nommant sa conquête.

Christian Goudineau : Une fois une conquête achevée, quand il considère que c’est à peu près homogène, il dit voilà, ça, cela s’appelle la Gaule. D’ailleurs les géographes antiques, après César, vont être dans un embarras constant parce qu’ils ne savent plus entre la Gaule, la Celtique, ils vont faire des contorsions absolument épouvantables, parce que le Dieu César a forcément raison, il a dit que cela s’arrêtait au Rhin, cela s’arrête au Rhin. Alors, comment nommer ceux qui sont de l’autre côté du Rhin ? On ne sait pas trop. On va dire les Germains, un géographe comme Strabon dit : on les appelle Germains mais ils sont vraiment exactement, exactement comme ceux qui sont de l’autre côté. Enfin, vous voyez, cette espèce, comment dire, de révolution comme Lyautey a dit, associer au Maroc, savoir lire le ( ?), voilà, je ne sais pas quoi, le Congo, ou comment on a fait les frontières, totalement artificielles, qui ont causé tant de malheur aussi bien d’ailleurs en Europe qu’à l’extérieur. Alors, il y a ça, puis il y a un deuxième phénomène, sur lequel on ne saurait trop insister, c’est qu’on a eu la conception que la Gaule était une espèce d’entité farouchement repliée sur elle-même, sans contact pratiquement avec l’extérieur, alors qu’à l’époque qui nous intéresse rien n’est plus faux.

Emmanuel Laurentin : C’est la mobilité.

Christian Goudineau : Il suffit de lire César lui-même. Il y avait outre les problèmes de migrations qui se sont produites jusqu’en Asie mineure, notamment sur le nord de l’Italie, il y a le fait que les peuples aux IIe et Ier siècle avant J.-C. ont une politique extérieure.

Emmanuel Laurentin : Les Éduens ont par exemple un ambassadeur à Rome.

Christian Goudineau : Sûrement. Ce sont des alliances qui se sont faites, pour les Éduens, on peut imaginer au début du IIe siècle avant J.-C., en tout cas c’était fait au milieu. Cela veut dire quoi ? Ils sont déclarés même frères du même sang.

Emmanuel Laurentin : Avec les Romains, ce qui est rare.

Christian Goudineau : Avec les Romains. Cela veut dire – vous y reviendrez je suppose en parlant du XVIe siècle – qu’il y a une légende troyenne qui les réunit et que le Sénat de Rome a accepté et puis le Sénat éduen à sans doute imaginé peut-être lui-même des liens remontant au siège de Troie, ou en tout cas à l’époque ( ?). Ce sont des choses absolument fantastiques. Alors, cela veut dire quoi ça ? Cela veut dire évidemment…

Emmanuel Laurentin : Cela veut dire culture, ça veut dire connaissance mutuelle, ça veut dire échange, ça veut dire commerce, ça veut dire cadeaux, etc.

Christian Goudineau : Et tout, bien sûr. Alors, notre idée que la petite Gaule ait été en but aux horribles légions césariennes, rien de plus faux. Il faut voir que parmi les peuples, la soixantaine de peuples dont on a parlé, qui constitue la Gaule – maintenant on va dire au sens césarien –

Emmanuel Laurentin : Jusqu’au Rhin, avec la Belgique etc.

Christian Goudineau : Les plus puissants ont été six années sur sept les alliés de César.

Emmanuel Laurentin : C’est donc seulement la dernière année qu’ils se sont…

Christian Goudineau : Où il y a eu l’insurrection générale, pour des raisons sur lesquelles on pourra revenir, si vous le voulez.

Emmanuel Laurentin : Donc, il y a cette dimension géographique qui est extrêmement importante quand on parle de cette question-là. Puis, il y a une dimension qui tient à la profondeur du temps. On a l’impression, d’une certaine façon, que l’on a rabattu des siècles d’histoire, parce qu’évidemment la documentation manquait, sur, mettons, les 50 ou 100 dernières années avant la conquête romaine et que tout cela c’est la même chose, que cela a été effectivement une sorte de compression rapide dans quelques décennies d’une histoire beaucoup plus longue dont on a les premières traces, mettons, au VIIe – VIIIe siècle avant J.-C. C’est cela, Christian Goudineau ?

Christian Goudineau : Oui, si l’on fait une distinction entre l’âge du bronze, l’âge du fer, la distinction classique de l’archéologie. En réalité le vrai problème cela serait de savoir quand est-ce qu’un fond de population, que l’on appellera celtique par commodité, s’est vraiment installé au centre de l’Europe en diffusant jusqu’à l’Atlantique.

Emmanuel Laurentin : Et ça ?

Christian Goudineau : C’est très, très difficile à dire, faute de textes bien entendu et puis parce que les crises laissent rarement des vestiges qui soient concrets. On peut avoir un énorme incendie, là on le voit, mais des crises sociales, des crises économiques, des crises climatiques, on ne sait pas trop. Aujourd’hui, on dirait sans doute que ce peuplement qui va conduire aux Gaulois est en place essentiellement aux alentours 1200 ou 1000 avant J.-C., quelque chose comme ça. Alors, on peut le retracer grâce essentiellement à des coutumes funéraires, voire éventuellement à une succession d’habitat de petites fermes, enfin on ne dira pas d’agglomération encore, l’agglomération, c’est un autre problème, beaucoup plus difficile. Effectivement, quand on n’a pas les données de l’archéologie, et l’on avait très peu, on comprime tout cela. Pour faire comprendre, lorsque l’on part de textes, c’est-à-dire que l’on a une culture classique, qu’est-ce que l’on a tendance à faire ? On a tendance à illustrer les textes.

Emmanuel Laurentin : Donc, on part du texte et on essaye de retrouver soit dans l’archéologie, soit dans les données de l’épigraphie, des données tangibles, d’une certaine façon, de faire coller ce que l’on trouve avec les textes que l’on a au départ ?

Christian Goudineau : C’est un processus qui n’est pas dévoyé, c’est le processus que l’on a instinctivement dans la tête. Tout ce qui a changé avec les grands travaux, c’est que ce n’est plus l’historien ou l’archéologue qui décide. C’est-à-dire que ce qu’il serait allé chercher avec les textes roudans ( ?) au fond de sa mémoire, là, c’est tout à fait autre chose, on crée une autoroute, on crée une ligne de chemin de fer, on fait un détournement, on va creuser des parkings souterrains dans une ville et on tombe sur des choses que l’on n’aurait pas imaginées.

Emmanuel Laurentin : Et l’on remet à jour d’une certaine façon un passé que l’on n’aurait jamais imaginé autrement.

Christian Goudineau : Bien sûr.

Emmanuel Laurentin : Et à partir de là, il faut repenser de façon différente tout ce passé là.

Christian Goudineau : C’est sûr.

Emmanuel Laurentin : On lui donne une dimension chronologique bien plus longue, une dimension géographique bien plus large d’une certaine façon, on repense et le temps et l’espace.

Christian Goudineau : Le temps et l’espace tout à fait et j’ajouterais que ces grands travaux, dans la mesure où ils génèrent toute une activité, dans la mesure où ils génèrent des facilités économiques que les archéologues n’avaient jamais eues, ont permis de développer des recherches de types techniques, méthodologiques ou scientifiques que l’on n’avait jamais pu lancers auparavant, que l’on aurait souhaitées…

Emmanuel Laurentin : Lesquelles, par exemple ?

Christian Goudineau : Par exemple, on va voir des spécialistes qui vont étudier les restes des graines.

Emmanuel Laurentin : La palynologie

Christian Goudineau : Les spectres polliniques, la dendrochronologie, bref, tout ce qui tient à l’analyse technique d’une part…

Emmanuel Laurentin : L’archéozoologie, également

Christian Goudineau : Et tout ce qui tient à l’environnement, à l’alimentation, donc à la vie quotidienne, des pans entiers que nous ignorions.

Emmanuel Laurentin : Justement, si l’on se rapproche de cette description que l’on veut faire avec vous, en ouverture de cette semaine consacrée à l’histoire aux Gaulois et leurs représentations, de cette vie quotidienne, est-ce qu’on peut pendre quelques secteurs de ce que l’on pourrait imaginer être la vie quotidienne dans cet espace qu’on nomme la Gaule, mais qui n’est pas la Gaule, on l’a compris avec vous, Christian Goudineau, entre le Ier et le IIe siècle avant J.-C. ?

Christian Goudineau : Je vais d’abord vous dire les deux choses qui ont véritablement compté avant même l’archéologie de sauvetage.

Emmanuel Laurentin : Allez-y.

Christian Goudineau : La première, c’est l’archéologie aérienne.

Emmanuel Laurentin : Le survol des territoires, et on comprend assez vite, en particulier au moment de la maturité des cultures, qu’il y a des différences, au printemps par exemple, entre telle ou telle colories de terre et l’on comprend à ce moment-là qu’il y a soit des trous de poteaux soit des restes d’habitation souterrains, sous tel ou tel champ de culture…

Christian Goudineau : Des habitations, des sanctuaires, c’est-à-dire que pour la première fois, et il faut reconnaître le génie de deux ou trois personnages, notamment Roger Lagache, qui avec de tous petits avions a fait ces observations.

Emmanuel Laurentin : Et ça, c’est les années soixante ?

Christian Goudineau : Oui, les années 60. Il faut bien comprendre que beaucoup de gens n’y croyaient pas. On lui disait : mais qu’est-ce que ces photos, ce n’est pas possible, vous les avez truquées ! Hallucinant ! Hallucinant, alors qu’aujourd’hui c’est devenu évidemment une pratique courante et à partir de là on pouvait déjà commencer à faire des atlas et on s’est aperçu que l’occupation rurale, aussi bien à l’époque romaine mais on l’a vu aussi à l’époque gauloise puisqu’il y a souvent ( ?), était infiniment plus dense qu’on ne l’imaginait.

Emmanuel Laurentin : Ce n’était pas une Gaule couverte de forêt.

Christian Goudineau : Et la palynologie ensuite le démontrera. Donc, ça, c’était un premier point.

Emmanuel Laurentin : Très important.

Christian Goudineau : Très important. Le Gaulois qui passe son temps à faire la guerre, non !

Emmanuel Laurentin : Chasser les sangliers, non.

Christian Goudineau : On peut ajouter, puisque vous parlez des sangliers, que l’étude des ossements d’animaux que l’on retrouve dans les fouilles montre que les Gaulois mangeaient du cochon et que le sanglier c’était une part absolument minuscule. Passons là-dessus. Le deuxième point, qui a beaucoup compté, peut-être un tout petit plus tard mais on est encore dans les années 60-70, c’est l’archéologie sous-marine. C’est-à-dire les fouilles méthodiques d’épaves…

Emmanuel Laurentin : En particulier d’épaves romaines qui sont aux alentours du territoire gaulois.

Christian Goudineau : Qui se trouvent sous les rives de Méditerranée et du Languedoc. Quand on trouve une cargaison ce n’est pas parce qu’elle avait du bois, etc. c’est parce qu’elle avait une cargaison d’amphores, sinon la plus-part du temps tout disparaît. Donc, ce sont des tas d’amphores qui font découvrir les épaves. Et on s’est aperçu que depuis le VIIIe siècle avant J.-C., ce sont à peu près les premières épaves, jusqu’à l’époque moderne, il y a un pic dans le nombre des naufrages qui est représentatif du nombre des transports, et ce pic est à peu près entre les années 150 et 50 ou 30 avant J.-C. À partir de là, on s’est rendu compte qu’il s’agissait de vins italiens, qui inondaient littéralement la Gaule, le marché gaulois, à ce point que certains collègues faisant des calculs, évidemment pour donner un ordre d’idée, ont montré qu’il y avait chaque année entre 500 000 et un million d’amphores, contenant chacun à peu près 25 litres de vin, qui arrivaient. Alors, là encore la petite Gaule repliée sur elle-même prenait un sacré coup. Parce que…

Emmanuel Laurentin : C’est un lieu d’échange, de transport, d’économie, bien sûr.

Christian Goudineau : Et contre quoi ? Contre quoi ces amphores ? Il fallait se poser la question. Il y a quelques textes.

Emmanuel Laurentin : La vieille route de l’étain ?

Christian Goudineau : La vieille route de l’étain, sans doute, des métaux, peut-être quelques produits agricoles, des peaux, des voiles, des trucs comme ça. Mais l’essentiel, on le voit bien chez César et d’autres, les esclaves, ce qui amène à réfléchir sur la société en question. C’est-à-dire qu’un certain grand peuple sans doute devait faire des razzias parce que les criminels de guerre c’est vite épongé, si j’ose dire. Alors razzias, où ? Chez qui ? C’est des milliers chaque année.

Emmanuel Laurentin : Un esclavage Nord-Sud et non plus Sud-Nord, comme beaucoup plus tard on l’imagine. On transporte ces esclaves à Rome en particulier parce que l’on a besoin de main-d’œuvre et cette main-d’œuvre on vient la chercher justement du côté de ces territoires dits gaulois.

Christian Goudineau : Bien sûr. Et n’oublions pas que César avait à côté de lui, lors de ses expéditions en Gaule, les représentants d’énormes firmes. Certains sont capables d’acheter 53 000 Aduatuques qu’ils décident de faire prisonniers et de réduire à l’esclavage. Ils les faisaient convoyer vers Rome, ce qui n’est pas rien.

Emmanuel Laurentin : Effectivement.

Christian Goudineau : Alors, donc, là aussi, il y avait ce cheminement la Gaule, agricole en grande partie, puis aussi…

Emmanuel Laurentin : Les échanges.

Christian Goudineau : La Gaule échangeant avec le monde méditerranéen, ce qui accentuait, disons, les réflexions de type politiques, dont on a parlé précédemment.

Emmanuel Laurentin : Cela veut dire que lorsqu’on réfléchit au territoire, on n’y réfléchit pas du tout de la même façon, Christian Goudineau, dans les années 1970-1980. Quand avec d’autres vous lancez tout un tas d’études sur ce territoire gaulois, on n’y réfléchit pas de la même façon, on cherche à la fois des lieux de centralité, des lieux d’échanges, des lieux de marché et on va commencer à réfléchir aux routes qui permettent d’aller de cité en cité et non plus à un vaste territoire vierge dans lequel il n’y aurait que deux ou trois grandes villes qui seraient perdues au milieu de nulle-part.

Christian Goudineau : Oui, c’est tout à fait ça. C’est-à-dire que l’on va se pencher sur des questions, en gros, d’organisation du territoire.

Emmanuel Laurentin : Et organisation du territoire veut dire organisation sociale, organisation culturelle, organisation politique.

Christian Goudineau : Bien sûr. Religieuse également. Et l’archéologie de sauvetage, finalement qu’est-ce qu’elle nous montre ? Elle nous montre un certain nombre de parcelles, elle nous indique comment peuvent être réparties les exploitations agricoles et elle nous montre aussi une hiérarchie, depuis la toute petite ferme jusqu’à une résidence beaucoup plus imposante, cossue, qui représente vraisemblablement, la résidence d’un aristocrate, d’un chef. C’est toujours difficile d’employer des mots précis. Un ( ?) dirait peut-être César. Puis, au niveau supérieur de la hiérarchie, on découvre, pour cette époque-là, ce que dans notre jargon on appelle les oppida, parce que César emploie ce terme qui est un terme neutre qui veut dire les établissements, les agglomérations, les grandes agglomérations. Et là aussi, on s’aperçoit qu’il y en a beaucoup plus qu’on ne le pensait et surtout qu’ils témoignent d’une organisation politique et sociale tout à fait différente des schémas que l’on avait dans la tête.

Emmanuel Laurentin : C’était ?

Christian Goudineau : C’était un grand ouvrage de défense avec pour la Gaule centrale, disons, 100 à 150 hectares, quelques petits artisanats, en cas de coup dur, les gens se réfugiaient, une place publique pour peut-être que l’on puisse tenir des assemblées,…

Emmanuel Laurentin : Et un marché ?

Christian Goudineau : Des marchés périodiques, des choses comme ça, mais relativement vides, clairsemés. Or, par exemple, les fouilles qui ont été menées au Mont Beuvray, à Bibracte, grande capitale des Éduens, témoignent d’une urbanisation…

Emmanuel Laurentin : Complexe.

Christian Goudineau : Complexe. On n’imaginait pas que ces espèces de Barbares puissent avoir quelque chose qui ressemblerait à des villes. Pourquoi ? Parce que les bâtiments en bois ne laissaient pas de traces, ou plus exactement on n’avait pas à les connaître. Moi, quand j’étais jeune, on ne connaissait que la pierre, éventuellement la brique, la brique crue, mais c’est tout. Et dans les découvertes les plus récentes de ces dernières années, à Bibracte même, qu’est-ce que l’on trouve à l’époque césarienne ? Un forum. Un forum de type italien comme on en trouverait en Italie centrale, avec une basilique etc. Puis tout autour des maisons tout à fait différentes de celles que l’on trouverait à Pompéi ou à Rome. Donc, des processus, comment dire, de mélange, d’acculturation mais aussi d’urbanisation très complexes que l’on commence à entrevoir.

Emmanuel Laurentin : Cela veut dire que l’historiographie de l’Antiquité et de la Gaule en particulier n’est pas étrangère aux grandes évolutions, pourrait-on dire, du reste de l’historiographie. C’est-à-dire qu’au moment même où des contemporanéistes ou des modernistes travailler sur la notion de transfert culturel, c’est-à-dire de ces échanges culturels qui ne sont pas simplement l’imposition d’un modèle sur un peuple qui reçoit ce modèle et qui ne discute pas ou qui peut résister mais disons qui ne résiste pas longtemps, vous, vous adaptez cette idée même de transfert culturel, d’acculturation en disant : il y a des échanges, cela va dans un sens mais ça va aussi dans l’autre…

Christian Goudineau : Bien sûr.

Emmanuel Laurentin : Et ça montre bien qu’effectivement cette Gaule de 150 -200 avant Jésus-Christ est beaucoup plus ouverte au monde qu’on ne l’a jamais imaginée et cela grâce aux archives que vous trouvez dans le sol, ces nouvelles façons de questionner le passé ?

Christian Goudineau : Bien sûr. On va donner un exemple extrêmement précis. L’archéozoologie nous a montré que depuis la domestication, au Néolithique, les espèces animales courantes, celles qui faisaient l’objet d’élevage, n’ont cessé de rapetisser, je ne sais pas si c’est pour une question de gestion cheptel etc., mais par rapport à l’animal sauvage, l’animal domestique devient de plus en plus petit, et les chevaux que l’on retrouve normalement dans les fouilles sont des chevaux relativement petits, à l’époque gauloise, ce que l’on appellerait nous des double-poneys, vous voyez, ce n’est pas très grand. On sait d’ailleurs, par les textes, que les grands guerriers essayaient de se procurer des chevaux qui venaient de l’étranger, parce que combattre avec des cuirasses sur un double-poney ce n’est pas terrible, terrible. Mais voilà que des fouilles nous ont montré, parmi les restes alimentaires, des chevaux de grande taille, de type romain, et pas seulement ça. À côté, on peut avoir des amphores, du matériel métallique et même, on a trouvé dans une fouille, à Besançon, un étalon en bronze qui représente un pied romain, cela veut dire l’équivalent de 30 centimètres, avec toutes ses graduations.

Emmanuel Laurentin : Et cela date de quelle époque à peu près ?

Christian Goudineau : 70 avant Jésus-Christ, c’est-à-dire avant la conquête. Et les indices s’accumulant, on peut même se demander s’il n’y avait pas eu avant la conquête une présence romaine qui n’aurait pas été seulement celle de commerçants mais celle de fermiers, d’agriculteurs, ce qui, là encore, changerait considérablement notre vision des choses.

Emmanuel Laurentin : Par exemple, dans cette Gaule transalpine du sud de la…

Christian Goudineau : Là, c’est déjà fait de toute façon…

Emmanuel Laurentin : Même déjà très tôt…

Christian Goudineau : Depuis là…

Emmanuel Laurentin : C’est-à-dire qu’à partir du moment où Rome conquière l’Espagne il faut bien un lieu de passage et ce lieu de passage déjà va être tout ce sud de la France, Languedoc…

Christian Goudineau : Absolument…

Emmanuel Laurentin : Et la région marseillaise qui était déjà alliée de Rome depuis très longtemps, tout cela va déjà être sous influence et dès va remonter plus haut, c’est cela que l’on peut dire ?

Christian Goudineau : Bien sûr, c’est cela. Imaginez par rapport à ce que l’on pensait, il y a simplement trente ans, qu’il puisse y avoir des espèces de colons, entre guillemets, italiens qui viennent en Gaule indépendante, c’est une petite révolution ! Je vais vous citer un deuxième ou troisième phénomène. Les numismates ce sont aperçus, qu’aux alentours de 120-80 avant Jésus-Christ, il s’est produit, à certains endroits, une véritable révolution. Alors que la Gaule fonctionnait avec des monnayages d’or et de petites divisions qui allait jusqu’au bronze, certains peuples passent à l’argent. Et l’argent ils le traduisent en pièces qui font exactement la moitié d’un denier romain et qui correspondent à peu près à une monnaie massaliote. Alors, nous qui avons vécu les difficultés du passage à l’Euro, qui avons vu combien il faut d’accords diplomatiques pour changer les monnaies, qui avons vu aussi tous les problèmes techniques que cela pouvait causer, imaginons ces peuples qui, en suivant à peu près la vallée du Rhône, de la Saône puis toute la périphérie en débordant largement vers l’ouest, changent totalement leur système. Ils le font pourquoi ? Ils ne le font pas forcément pour que les monnaies soient échangeables – il faut imaginer au-delà – mais parce que l’on peut compter. On compte avec le même langage.

Emmanuel Laurentin : On peut compter et l’on peut écrire aussi. Parce que tout compte fait, on a toujours pensé, depuis César, que les Gaulois n’écrivaient pas. Or, la trouvaille ou les trouvailles récentes de l’archéologie nous montrent que si, ils écrivaient sûrement.

Christian Goudineau : Bien sûr.

Emmanuel Laurentin : Ils écrivaient mais sur quoi ? Comment ? En tout cas on a quelques témoignages de ces écritures-là et d’un seul coup cela change complètement, là aussi, la vision d’une tradition simplement orale, qui se serait transmise par l’oralité et pas par l’écriture.

Christian Goudineau : Comment voulez-vous qu’une organisation, y compris commerciale, aussi complexe puisse marcher sans qu’il y ait des contrats ? Ce n’est pas possible. Ce qui reste c’est sur des tablettes de plomb par exemple, mais bien que l’essentiel devait être en cire, des tablettes de bois avec la couche de cire, comme César nous dit en avoir trouvé, lorsqu’il prend le camp des Helvètes. Il a trouvé le décompte complet de tous les microns ( ?), avec leur nom, leur âge, leur nombre, leur tribu, etc. César nous parle bien des testaments. Donc, ça fonctionnait. La seule question, c’est que les textes sacrés, comme il est courant d’ailleurs dans certaines civilisations, ne devaient pas être couchés par écrits et étaient l’objet d’une transmission orale. Mais il s’agit de textes sacrés.

Emmanuel Laurentin : Alors, justement ces textes sacrés, parce qu’évidemment quand on pense Gaule, on pense druidisme. Christian Goudineau, vous dites vous-même, dans un de vos ouvrages, que vous n’êtes pas très à l’aise avec ce milieu de la religion, cette compréhension de la religion et que néanmoins il faut bien s’y coller, quand on est historien de la Gaulle, et donc on tente de s’y coller. Comment ? Justement pour pouvoir là aussi renouveler la vision que l’on a de cette religion, de ses pratiques, pratiques funéraires qui accompagnent peut-être cette religion etc.

Christian Goudineau : Et bien, c’est difficile. C’est très difficile pour plusieurs raisons. D’abord l’archéologie de sauvetage ne nous a pas donné de renseignements tellement là-dessus. Il faut avoir le pot de tomber sur…

Emmanuel Laurentin : Un temple.

Christian Goudineau : Un temple, un sanctuaire. On en a. On a vu le rôle prédominant sans doute des offrandes guerrières. On a vu aussi le rôle politique que pouvait tenir des sanctuaires. Certains sanctuaires manifestement sont des émetteurs de monnaies. Maintenant quel était le fond de cette religion ? C’était un fond certainement savant, comme toute religion. Les Druides étaient considérés, dans l’Antiquité, comme de très hauts personnages, comme d’excellents connaisseurs notamment de l’astronomie et peut-être de l’astrologie.

Emmanuel Laurentin : Théologie fondée peut-être sur les astres, en tout cas on le pensait.

Christian Goudineau : Comme la plupart des religions de l’Antiquité.

Emmanuel Laurentin : Ce qui prouve là aussi les échanges, la capacité justement à faire migrer les savoirs liés à l’astronomie en particulier.

Christian Goudineau : Bien sûr. Ce n’est pas un hasard si l’on pense qu’il y a eu des relations entre les mouvements druidiques et les mouvements pythagoriciens, par exemple. Mais cela se traduit comment dans la vie de tous les jours ? C’est beaucoup plus difficile à savoir. Quel est le type de dévotion une fois que l’on a quitté les grandes sphères politiques ? Quel est le type de dévotion populaire ? On a bien de petits ex-votos, on a des choses comme ça, mais il est très difficile à dire sauf à pense que ce fond là à subsister durant l’époque Gallo-Romaine, auquel cas notre documentation…

Emmanuel Laurentin : Est particulièrement…

Christian Goudineau : S’accroît notablement, là on peut avoir les traces d’une religion populaire. Ce qui a été trouvé quand même, c’est un certain nombre de sanctuaires. Des sanctuaires qui nous étonneraient parce qu’ils sont essentiellement fait avec des matériaux périssables, parce qu’on y accroche des crânes humains, parce qu’on y accroche des dépouilles de bêtes, etc., etc.

Emmanuel Laurentin : Là, la rêverie reprend d’une certaine manière…

Christian Goudineau : La rêverie reprend, non, mais non.

Emmanuel Laurentin : Parce que l’on pourrait se dire…

Christian Goudineau : On se met dans l’idée que le sanctuaire antique c’est le Parthénon avec des colonnes blanches, ce qui est aussi une déformation totale de la réalité. Il suffisait d’aller n’importe où en Grèce ou en Italie pour voir sans doute des arbres avec des tissus, des dépouilles, etc.

Emmanuel Laurentin : Là, la rêverie reprend dans le sens où effectivement cette question des crânes, le funéraire, une vision peut-être de massacre, dont on ne sait s’ils se font sur des vivants ou sur des morts, tout cela commence à faire imaginer ou ré-imaginer un peuple barbare, sauvage, sanglant, qui n’hésite pas effectivement à sacrifier des humains dans sa religion.

Christian Goudineau : D’une part cela s’est fait dans toutes les religions antiques à certains moments…

Emmanuel Laurentin : Y compris à Rome…

Christian Goudineau : Y compris à Rome où l’on a enterré vivants des Gaulois encore au IVe siècle avant Jésus-Christ. D’autre part il faut bien distinguer entre des rituels qui sont des rituels de types guerriers, c’est des ennemis que l’on a battus dont on s’occupe, que l’on sacrifie éventuellement à Dieu, voire des criminels, et puis la notion de sacrifice humain qui est tout à fait autre chose et que l’on ne saurait véritablement attester.

Emmanuel Laurentin : Alors, çà, c’est l’aspect religieux, pourrait-on dire, et puis on va peut-être terminer dans les quelques minutes qui nous restent sur ce qui reste de plus flagrant dans l’imagerie autour des Gaulois, c’est leur aspect. Leur aspect extérieur, leur grandeur, leur pâleur, leur blancheur leur caractéristique hirsute et leur pilosité en particulier, tout cela à nouveau freine là aussi encore l’archéologie, le travail long et patient des historiens, comme vous, Christian Goudineau, tout cela revient de façon différente sur le devant de la scène parce que vous vous dites : attention ! On a peut-être des façons de mieux comprendre à la fois ces textes et puis qui ils étaient véritablement.

Christian Goudineau : Écoutez, la première constatation c’est qu’une nouvelle fois on se trouve en face de clichés traditionnels. On a toujours un voisin, généralement vers le Nord, qui est plus grand, plus blond, etc. Pensez aux fantasmes que provoquent encore, je ne sais pas…

Emmanuel Laurentin : Les Suédois.

Christian Goudineau : Je vois votre œil s’allumer, les Suédoise !

Emmanuel Laurentin : Suédois et Suédoises, selon son inclinaison sexuelle.

Christian Goudineau : Oui. Ce que les Italiens disaient des Gaulois, les Gaulois le disaient des Germains et les Germains devaient le dire des Nordiques. En réalité, lorsqu’on fait, c’est un peu difficile parce qu’on incinère beaucoup à cette époque-là, un peu de paléodémographie, comme on dit, on s’aperçoit que la population entre l’Italie et la Gaule n’était guère différente. Ils devaient être à peu près comme vous et moi, peut-être un peu plus petits. Là encore c’est l’imaginaire qui s’est emparé de tout cela. Alors, hirsutes, là aussi, c’est le cliché du barbare. Ils pouvaient très bien effectivement avoir des cheveux long, pourquoi pas, et des moustaches, du moins pour certains, mais, on a des statues d’aristocrates, on a…

Emmanuel Laurentin : Des statues récemment trouvées, pour certaines.

Christian Goudineau : Oui, bien sûr. On a aussi les monnaies, dont j’ai parlées tout à l’heure. Sur ce monnayage d’argent, pour la première fois, il y a des magistrats, certains d’ailleurs donnant leur nom. Eh bien, on voit que non seulement ils ne sont pas moustachus et barbus mais qu’ils ont une chevelure extrêmement élaborée. Il semblerait que cela ne soit pas seulement la mode…

Emmanuel Laurentin : Soignés.

Christian Goudineau : Non. Ce n’est pas seulement une question de mode, c’est sans doute des signes distinctifs qui pouvaient marquer un rang social ou peut-être l’appartenance à une famille, je ne sais pas. Mais vous auriez rencontré un grand aristocrate gaulois dans la rue, il est probable qu’il vous aurait frappé par un caractère très convenu, je dirais, et vous n’auriez pas dit : Mon Dieu, quel pouilleux !

Emmanuel Laurentin : Est-ce que ce n’est pas difficile, Christian Goudineau, après vous être intéressé avec autant d’acharnement, de volonté, de volontarisme pourrait-on dire même, en tant qu’historien à cette histoire de la Gaule, de voir que malgré le travail, de vous-même et des gens qui sont autour de vous, ceux que vous conviez d’ailleurs dans votre cour au Collège de France, séminaire au Collège de France que vous continuez à faire encore cette année, la vingt-cinquième année, que malgré cela, c’est vraiment difficile d’en finir avec le clichés, les idées reçues ? C’est quand même ça qui est assez frappant ?

Christian Goudineau : Oui, oui, c’est une des grandes peines de ma vie, je dois dire.

Emmanuel Laurentin : La difficulté de transmettre le savoir savant sur des questions aussi ancrés dans les mémoires.

Christian Goudineau : Bien sûr. D’où vient le problème ? Le premier problème, à mon avis, c’est la difficulté d’opérer le passage vers les manuels scolaires. Pour toutes sortes de raisons, à la fois de programme, la Gaule n’est pas enseignée pratiquement. On ne parle de la Gaule que lorsque César a la bonté de venir la conquérir et toutes les découvertes de l’âge du bronze, de l’âge du fer, qui sont parmi les plus fantastiques, généralement elles n’ont aucun écho dans les manuels scolaires.

Emmanuel Laurentin : Alors qu’elle raconte des histoires formidables.

Christian Goudineau : Bien sûr. Mais, ce n’est pas moi qui fais les programmes, malheureusement ! C’est un premier point. La formation des enfants, c’est vitale. Le deuxième point, c’est un trait plus général de civilisation, il faut sans doute que la profession apprenne à mieux s’adresser, à mieux utiliser les médias. C’est ce que l’on essaye de faire, mais ce n’est pas simple parce que ce n’est pas un sujet qui intéresse forcément les médias. Je suis très content de voir que maintenant, cette année en tout cas, il est plutôt à l’ordre du jour…

Emmanuel Laurentin : Grâce à Astérix, qui va encore faire perdurer les idées reçues.

Christian Goudineau : Bien sûr, mais Astérix, c’était, de la part de Goscinny, une volonté de se moquer des contemporains en utilisant des clichés qu’il savait être des clichés alors que ses successeurs apparemment n’ont pas forcément la même acuité historique et intellectuelle.

Emmanuel Laurentin : Merci Christian Goudineau. On enjoint nos auditeurs à vous rejoindre au Collège de France. Les cours ont commencé ?

Christian Goudineau : Oui, Oui.

Emmanuel Laurentin : Cela sera votre dernière année ?

Christian Goudineau : Ah oui. Bien sûr, il faut bien s’arrêter un jour.

Emmanuel Laurentin : On les enjoint également à vous lire. « Le dossier Vercingétorix », c’est vrai que c’est ce caractère d’enquête qui est si formidable que vous mettez en œuvre à propos des personnages historiques : « César et la Gaule », « Regard sur la Gaule », plus récemment encore qu’est-ce qu’on peut conseiller ?

Christian Goudineau : « Regard sur la Gaule », qui va paraître également chez Acte Sud, dans la collection Babel. La plupart de mes livres, disons de vulgarisation, sont chez Babel.

Emmanuel Laurentin : Merci encore, Christian Goudineau, d’avoir accepté d’ouvrir cette semaine de la « Fabrique de l’Histoire », consacrée aux Gaulois et à leurs représentations…

Christian Goudineau : Merci à vous.

Emmanuel Laurentin : On a tenté, avec vous, de dépoussiérer ces représentations et d’être au plus près de ce que l’on sait aujourd’hui, de ce qu’on peut savoir de ce qu’étaient ces Gaulois. Merci encore. Demain, nous continuons cette semaine sur l’histoire des Gaulois en évoquant les Gaulois et leur renaissance, pourrait-on dire, dans l’imaginaire collectif, au XVIe et XVIIe siècle.

Bibliographie indiquée sur le site de l’émission :

Christian Goudineau, « Le dossier Vercingétorix », Ed. Actes Sud, 8 février 2001.
Christian Goudineau, « Regard sur la Gaule », Ed. Errance, 2007.
Christian Goudineau, « Par Toutatis ! : que reste-t-il de la Gaule ? », Ed. Seuil, coll. L’avenir du passé, 2002.

Histoire des gaulois 2

Je n’ai pas retrouvé cette émission, alors en voici la retranscription de l’émission La Fabrique de l’Histoire, par Emmanuel Laurentin, du mardi 27 octobre 2009.

Lire la retranscription

Un point d’interrogation, entre parenthèse indique un doute sur un mot ou un groupe de mots. Un grand merci aux lecteurs qui signaleront à l’auteur (tinhinane[ate]gmail[point]com) les imperfections (y compris coquilles et fautes) afin que cette transcription soit de meilleure qualité pour les lecteurs.

Édito sur le site de France Culture : Après l’état des savoirs sur la Gaule et les Gaulois exposé hier par Christian Goudineau, nous nous imaginons ce matin comment la figure du Gaulois, oubliée tout au long du Moyen-âge, a resurgi dans la France du XVIème siècle.

Les historiens humanistes, soucieux de vanter une France où les contre-pouvoirs juridiques borneraient le pouvoir du souverain, inventent en effet une Gaule à leur image, délibérative et quasi républicaine, pour faire pendant à la Rome impériale et à la Troie que les rois se donnaient jusque-là pour origine. Ainsi, à leur instigation, le Roi se pare des atours de l’Hercule gaulois, tandis que les guerres entre catholiques et protestants déchirent le pays. Mais cette tentative de substituer la généalogie celte à la filiation troyenne tournera court au début du XVIIème siècle avec l’affirmation renouvelée d’un pouvoir monarchique qui ne veut plus s’identifier aux vaincus gaulois… Au cours de cette émission, Martin Amic lit pour nous des textes d’auteurs du XVIème (Ronsard, François Hotman, Étienne Pasquier, Du Bellay), tous commentés et complétés par trois historiens de cet imaginaire gaulois.

Avec Laurent Avezou, professeur en classes préparatoires au lycée Pierre de Fermat (Toulouse) ; Jean-Marie Le Gall, professeur d’histoire moderne à l’Université de Rennes 2 ; Claude Gilbert-Dubois (au téléphone), professeur émérite à l’Université de Bordeaux 3.

Introduction par Emmanuel Laurentin : Deuxième temps de notre semaine consacrée aux Gaulois, à l’occasion du cinquantième anniversaire de l’invention du personnage d’Astérix et de ses compagnons. Nous y reviendrons d’ailleurs jeudi, avec un documentaire enregistré par Anaïs Kien et réalisé Véronique Samouiloff, il y a une quinzaine de jours, à Bobigny, à l’occasion d’une journée d’étude de l’Université de Paris 13 autour de la figure du petit guerrier gaulois. Hier, le professeur au Collège de France, Christian Goudineau, nous a dit combien les recherches des trente dernières années, en histoire et en archéologie, avaient profondément bouleversé les idées reçues sur les Gaulois. Une fois les bases modernes sur les Gaulois fixées, nous allons aujourd’hui nous demander comment la Gaule et les Gaulois ont ressurgi dans l’histoire de notre pays, au XVIe siècle, et non au XIXe siècle, comme on le pense. Souvent sur fond de guerres de religions, les juristes du Royaume ont ainsi momentanément mis fin aux origines troyenne de la France. Nous allons le voir avec Anaïs Kien, de « La Fabrique de l’Histoire », avec Jean-Marie Le Gall, professeur d’histoire moderne à l’Université de Rennes 2, auteur de « Le mythe de Saint Denis, entre Renaissance et Révolution », chez Champ Vallon ; Laurent Avezou, archiviste paléographe, docteur ès-lettres, est professeur de classes préparatoires au lycée Pierre de Fermat à Toulouse, auteur de « Raconter la France : Histoire d’une Histoire », chez Armand Colin et Claude-Gilbert Dubois, professeur honoraire de l’Université Michel de Montaigne et auteur de « Récit et mythe de fondation dans l’imaginaire culturel occidental », c’est publié aux Presses universitaires de Bordeaux. Et en compagnie également de Martin Amic, que je salue, qui va nous lire les textes que nous avons choisis pour pouvoir illustrer cette émission qui part d’une sorte de fiction. Nous allons nous poser comme étant, mettons, au milieu du XVIe siècle, ou au début du XVIe siècle et nous demander quel est l’univers de ceux qui écrivent l’histoire de la France de cette époque-là. Une histoire de la France qui plonge ses racines normalement, quand on se trouve au début du XVIe siècle, plutôt du côté de Troie que du côté de la Gaule ?

Laurent Avezou : Tout à fait, puisque se réclamer de Troie, c’est se réclamer d’une filiation aussi noble que celle des Romains. Les Romains qui prétendent descendre d’Hélénus, fils de Priam ayant fui Troie après sa fuite. On constate qu’à partir du VIIe siècle, dans les sources médiévales, s’est mise en place la fiction selon laquelle les Francs seraient eux-mêmes des Francions, autre fils de Priam qui, lui, aurait choisit la voie du Danube et de l’Europe centrale pour faire gagner progressivement à son peuple les rivages de la France.

Emmanuel Laurentin : C’est assez étrange parce qu’effectivement quand on se replace dans notre époque aujourd’hui on peut considérer cela comme totalement étrange et bizarre mais d’une certaine façon, c’est une sorte de vulgate, tout le monde croit, depuis le VIIe siècle, à cette fiction d’une origine troyenne de la France.

Laurent Avezou : Tout le monde, c’est-à-dire ceux qui s’intéressent à…

Emmanuel Laurentin : Ceux qui écrivent, évidemment.

Laurent Avezou : Voilà, c’est ça, ceux – ceux qui écrivent et ceux qui se lisent en écrivant – qui voient une utilité doctrinale également à constituer cette fiction qui légitime la France en la rapprochant de toutes les monarchies d’Europe, ce qui est censé être sa matrice, c’est-à-dire l’Empire romain. En effet, au début du XVIe siècle, gare à ceux qui remettent en cause cette reconstitution des choses parce qu’elle est constitutive du discours de la monarchie de France. En fait, c’est un mythe politique.

Emmanuel Laurentin : C’est un mythe politique qui va être un peu mis à mal pendant ce XVIe siècle, on va en parler avec vous ainsi qu’avec Claude-Gilbert Dubois. Bonjour, Claude Gilbert-Dubois.

Claude Gilbert-Dubois : Bonjour.

Emmanuel Laurentin : Vous avez travaillé, depuis longtemps, sur la question de l’imaginaire culturel occidental, à l’université de Bordeaux puisque vous avez créé, en 1976, un laboratoire consacré à l’imaginaire appliqué à la littérature. Cet imaginaire, quel est-il à ce moment-là chez ceux qui ne sont plus tout à fait des clercs et qui vont devenir des laïques, progressivement tout au long du XVe et XVIème siècle, et qui commencent à réfléchir au passé de ce pays ?

Claude Gilbert-Dubois : Eh bien oui, ils ont beaucoup réfléchi au passé de ce pays et le présent. Le présent pour être présent emprunte plusieurs voies. La voie principale, elle vient d’être dite, c’est Troie. On vient de Troie. Il y a eu une immigration vers l’Ouest, toutes les migrations d’ailleurs en Europe, sauf quelques exceptions près, se font vers l’Ouest. Et ces héros troyens, je rappelle Francus aux Francions, Brutus pour les Anglais, sont venus de cette lointaine cité asiatique en passant par l’Europe centrale. Alors, lorsque Francus est arrivé, il a été accueilli, en Gaule, par le roi des Rèmes, tribu gauloise, Rème dont la capitale est l’ancêtre de Reims, capitale qui sera également célèbre pour un évêque qui s’appelle Remi, et vous voyez que les Rèmes, Reimes, Remi, tout cela renvoi à Remus, le frère de Romulus, qui n’est jamais nommé, in extenso mais qui est sous-dit dans tous ces noms homonymes et qui font que l’histoire des origines de la France se trouve parallèle, c’est l’histoire jumelle, de l’histoire d’Énée qui lui est allé dans le Latium.

Emmanuel Laurentin : Ce qui est extraordinaire c’est qu’effectivement il y a une mise en cohérence de tous ces clercs qui ont écrit tout au long du Moyen-Age sur cette question des origines de la France. Mise en cohérence qui d’ailleurs sera poursuivie par les laïques, qui vont faire la même chose au XVIe siècle en trouvant dans la toponymie, dans les débuts d’une sorte d’archéologie, des raisons de penser ce qu’ils pensent, d’une certaine façon. C’est-à-dire qu’ils mettent tout cela dans une cohérence telle que l’on ne peut pas remettre en cause cette idée des origines troyennes de la Gaule, de la France.

Claude Gilbert-Dubois : Je crois que cela tient à quelque chose qui est de l’ordre de la structure imaginative européenne, puisque l’Occident pour l’instant, c’est surtout l’Europe, c’est que tout mythe de fondation se fait en deux temps. Le modèle archétypal, c’est l’histoire d’Abraham, qui d’abord reçoit la promesse d’un territoire, puis plus tard arrive un descendant qui, lui, donne une législation à la nation, c’est Moïse. Dans l’histoire d’Énée, c’est exactement la même chose. Vous avez au départ un héros, qui est Énée, qui va aller vers l’Ouest, qui comme Abraham s’est arrêté à Harran en Syrie avant de rejoindre Canaon, lui-même fait un arrêt sur le mont Ida où il a fondé une seconde Troie, et ensuite est allé vers l’Ouest et après, je dirais, diverses péripéties a reçu ce territoire, qui lui a été promis. Après quoi, quelqu’un de la même lignée, qui s’appelle Romulus et puis la ligné des rois, Numa Pompilius également, vont être les législateurs de cette terre, qui a été donnée à Énée par un fatum, c’est-à-dire un destin, fatum cela vient du verbe latin fari qui veut dire énoncer solennellement et qui est l’équivalent du mektoub, c’est dit, cela a été dit, il y a un destin, comme il y a un don des Dieux du côté des Hébreux, il y a un destin du côté des Romains, qui fait que ce qui est arrivé ne pouvait pas être autrement.

Emmanuel Laurentin : Évidemment.

Claude Gilbert-Dubois : Je pense que là aussi on essaye de faire la même chose.

Emmanuel Laurentin : Évidemment, on comprend bien. Jean-Marie Le Gall, Bonjour.

Jean-Marie Le Gall : Bonjour.

Emmanuel Laurentin : Vous avez publié récemment, « Le mythe de Saint Denis, entre Renaissance et Révolution », chez Champ Vallon, dans la très bonne collection dirigée par Joël Cornette. Comment la figure de Saint-Denis rentre-t-elle dans ce paysage qui est en train d’être tissée par vos deux collègues ?

Jean-Marie Le Gall : À partir du moment où le mythe troyen s’effondre un petit peu quand même, au début du XVIe siècle, il faut quand même se prévaloir d’une origine avec la Grèce, d’autant que l’on est en guerre avec l’Italie, que les rapports avec Rome ne sont pas simples dans la première moitié du XVIe siècle. Donc, il y a cette volonté d’inscrire la translatitius todi ( ?) entre la Grèce et la Gaule autour de la figure de Saint-Denis. Alors, qui est Saint-Denis, quand même ? Rapidement parce qu’en fait…

Emmanuel Laurentin : Oui, il faut tout de même préciser.

Jean-Marie Le Gall : Aujourd’hui, on distingue trois personnages qui à l’époque sont confondus. Il y a tout d’abord le discipline de Saint-Paul, qui est un magistrat de l’Aréopage, à Athènes, et qui aurait été converti directement au Ier Siècle…

Emmanuel Laurentin : Saint-Denis de l’Aréopagite.

Jean-Marie Le Gall : Voilà, Aréopagite converti au Ier siècle. Puis ensuite, apparaissent, vers le Ve-VIe siècle, des textes important écrits par un pseudépigraphe, qui va se dire être Saint-Denis de l’Aréopagite, mais qui inscrivent ces textes dans le Ier siècle. Et enfin, la légende sera forgée au VIIIe siècle. Mais tout cela on y croit au début du XVIe siècle, ce Saint-Denis, qui aurait écrit des textes qui font figure presque de cinquième Évangile, qui est le disciple de Saint-Paul, serait venu évangéliser les Gaulois, serait donc l’apôtre des Gaules. Il mourait à Paris, à Montmartre, dont il est le premier évêque. Il meurt à Montmartre, mont des martyres. Cette figure-là est d’abord le protecteur de la monarchie, et les rois de France qui à la fin du Moyen-âge, pendant la guerre de Cent Ans, Colette Beaune l’avait montré, ont eu de la suspicion à l’égard d’un Saint-Denis qui était en quelque sorte accusé de collaborer avec l’occupant anglais, eh bien les souverains de France ont retrouvé, au XVIe siècle, en quelque sorte le chemin de Saint-Denis, qui est véritablement le protecteur de la couronne. Puis la France du début du XVIe siècle de François 1er, c’est aussi la France de l’humanisme en France, de la Renaissance, et la figure de Saint-Denis, cet auteur prestigieux, qui écrit justement en grec, permet d’illustrer l’idée, d’incarner même l’idée que la translation des études se fait de la Grèce directement vers la Gaule en enjambant en quelque sorte Rome.

Emmanuel Laurentin : En enjambant l’Empire romain. Une question d’Anaïs Kien

Anaïs Kien : Laurent Avezou, d’où vient le premier coup porté à ce mythe troyen ? Est-ce que l’on peut voir cette première griffure faite à ce mythe, qui jusque là tenait très bien la route ?

Laurent Avezou : C’est assez difficile de répondre parce que le mythe troyen n’a pas été, dans un premier temps, directement pris à partie par les humanistes ou les pré-humanistes mais…

Anaïs Kien : Il y a un moment de recherche ?

Laurent Avezou : De manière détournée en quelque sorte, c’est la résurgence des origines gauloises qui indirectement portent un coup au mythe troyen, que l’on peut situer très précisément, si on veut donner une date, en 1485, avec la publication par Paul-Émile d’un ouvrage qui s’intitule de l’« Antiquité de la Gaule », qui est le premier, à peu choses près, à être consacré en propre aux Gaulois.

Emmanuel Laurentin : Paul Émile étant un humaniste italien,…

Laurent Avezou : Voilà.

Emmanuel Laurentin : Venu à la cour chez Charles VIII…

Jean-Marie Le Gall : C’est cela, qui a été débauché par les rois de France à la fin du XVème siècle. Ce qui va se passer, c’est que la recouverte des Gaulois, à partir de cette époque, va servir à retourner le mythe troyen contre lui-même, dans une perspective qui va en même temps lui rendre hommage. J’entends par là que des auteurs qui, comme Guillaume Postel ou Jean Bodin, mais ceux-ci au milieu du XVIème siècle, vont essayer de mettre en place la fiction selon laquelle Troie aurait été créée par les Gaulois.

Emmanuel Laurentin : Attendez, là, il faut s’arrêter parce que c’est quand même très compliqué cette histoire, et c’est très intéressant parce qu’effectivement on voit bien comment on manipule du symbole dans ce début de XVIème siècle. Donc, il y a cette histoire ancienne, selon laquelle les Troyens fondent ce qui va devenir le royaume de France, mais après on va torturer, disons, cette histoire en inventant une translation dans l’autre sens.

Jean-Marie Le Gall : C’est ça, exactement. C’est une manière de ménager la chèvre et le chou parce que la monarchie tient à ces origines troyenne, on ne peut pas lui retirer Troie parce que Troie c’est la romanité. Mais, se développe parmi les représentants de l’humanisme un courant qui tente de rechercher des ancêtres, dans laquelle les humanistes, qui sont des gens d’Europe, des hommes de loi le plus souvent, cherchent à se reconnaître parce que les Troyens c’est la noblesse dans une large mesure. Les Troyens c’est la monarchie mais derrière elle l’aristocratie. Les humanistes ne peuvent pas alléguer cette filiation pour eux et les Gaulois vont servir à la contourner.

Emmanuel Laurentin : Surtout que dans certains milieux des humanistes on cherche une sorte de République idéale…

Jean-Marie Le Gall : C’est ça.

Emmanuel Laurentin : Et que l’on va inventer une sorte de République gauloise. On a un texte par exemple de Joachim du Bellay, dans Défense et illustration de la langue française, je crois qu’il est daté de 1549, qui va nous être lu par Martin Amic.

Lecteur, Martin Amic : « L’antique sainteté et gravité de meurs de nos Gaulois qui en leur jeu n’ont voulu suivre la vanité grecque des comédies et tragédies mais ont élu ce divin genre de poème pour proposer aux yeux du peuple l’institution de la bonne vie. Il n’y a pas de point de faute que nos Gaulois ont toujours plus que les autres peuples voulu démontrer les choses occultes et intelligibles par les choses sensibles et manifestes. »

Emmanuel Laurentin : Un esprit gaulois, tel qu’il nous est décrit par Joachim du Bellay, dans une lecture de Martin Amic, Laurent Avezou ?

Laurent Avezou : Ce que l’on peut commenter à ce sujet, c’est la perspective des humanistes qui ont un regard législatif en quelque sorte sur le passé gaulois. Les Gaulois sont des professeurs d’institution qui suggèrent que la constitution idéale propre à la France est une sorte de confédération, d’association librement consentie par des peuples qui dans le principe sont opposées à la monarchie absolue.

Emmanuel Laurentin : Alors ça, c’est quand même extraordinaire parce qu’effectivement ce sont des juristes, dites vous, qui ont été forgés du côté de Bourges, pour certains d’entre eux, dans une école de juristes particulière, qui ont travaillé autour de cet héritage du droit romain qu’il faudrait appliquer à l’Europe du XVIème siècle et qui, ces juristes, réfléchissent à l’idée qu’il faudrait, au moment même où se met en place le processus qui va peut-être conduire à la monarchie absolue, tempérer cette monarchie absolue en imaginant des modèles plus, entre guillemet, démocratiques, en tous les cas avec une contestation possible de la personne du souverain, contestation limitée certes…

Laurent Avezou : Confrontation, plutôt, monarchie participative parce que démocratie c’est trop fort mais…

Emmanuel Laurentin : Ça, c’est quand même assez extraordinaire. Voilà des gens qui pensent à l’encontre de ce que veut faire d’une certaine façon la monarchie dans une sorte de tropisme qui lui est propre.

Laurent Avezou : Oui, c’est exact. Mais vraisemblablement, quand cela se met en place, dans les années 1520-1530, je ne pense pas qu’ils soient conscients de forger une bombe à retardement contre l’absolutisme.

Emmanuel Laurentin : Oui, ce ne sont pas des terroristes avant l’heure.

Laurent Avezou : C’est le moins qu’on puisse dire.

Emmanuel Laurentin : Jean-Marie Le Gall, puis Claude Gilbert-Dubois ensuite.

Jean-Marie Le Gall : Sur ?

Emmanuel Laurentin : Sur ce thème.

Jean-Marie Le Gall : Sur ce thème justement de professeur d’institution, c’est vrai que naît au milieu du XVIème siècle le thème de l’autochtonie parce que les Gaulois c’est ça, c’est-à-dire que la France procède d’elle-même en quelque sorte, elle n’a pas besoin d’apports étrangers. Et c’est vrai qu’au XVIème siècle, le mythe gaulois en quelque sorte permet de contrebalancer le poids parfois de familles étrangères dans la vie du royaume de France, comme l’Église qui sont réputés étrangers, et le poids de ces Italiens qui sont envahissants…

Emmanuel Laurentin : Qui sont autour de la cour.

Jean-Marie Le Gall : En même temps à côté du thème de l’autochtonie en quelque sorte gauloise cohabite toujours cette idée qu’une partie de l’histoire de France procède aussi de l’étranger. Finalement, ce Saint-Denis l’Aréopagite qui vient de Grèce, qui fonde l’Église de France, est un moyen, si voulez, aussi de rejouer au XVIème siècle. Les Jésuites, par exemple, qui vont se fonder à Montmartre, vont se prévaloir de la mémoire en quelque sorte de Saint-Denis pour montrer que la France peut être en quelque sorte fécondée par des pensées et par des hommes qui viennent de l’étranger, c’est intéressant. Des ordres nouveaux, les Carmélites, par exemple, vont essayer de réemployer des lieux de mémoire de Saint-Denis.

Anaïs Kien : Jean-Marie Le Gall, comment se diffuse ce motif gaulois dans la représentation des familles aristocratiques et de la royauté française ?

Jean-Marie Le Gall : L’une des grandes familles du XVIème siècle c’est les Montmorency, famille rivale évidemment de l’Église et qui vont inventer, au début du XVIème siècle, une justification à leur devise familiale. Ils sont les premiers barons chrétiens de la chrétienté. Ils vont mettre en avant, au début du XVIème siècle, qu’ils descendent d’un certain Lisbius, sui serait un notable de Lutèce qui aurait été converti en personne par Denis Aréopagite.

Anaïs Kien : Donc là, on est dans l’invention généalogique ?

Jean-Marie Le Gall : On est dans l’invention généalogique.

Emmanuel Laurentin : Au 1er siècle !

Jean-Marie Le Gall : Au 1er siècle.

Emmanuel Laurentin : Converti au 1er siècle, donc c’est une famille aristocratique qui se dit plus ancienne que la famille royale elle-même et de la conversion de Clovis au christianisme. Des chrétiens avant le roi, avant la famille royale, cela pose un petit problème de concurrence entre les deux.

Jean-Marie Le Gall : Ça pose problème. Avant de répondre à la question de pourquoi cela pose problème, il faut bien voir que les Montmorency ont d’autant plus insisté sur cette fondation ancienne qu’ils étaient contestés sur le plan religieux parce que si le connétable mort dans la bataille de Saint-Denis est resté catholique, ses neveux c’étaient quand même le cardinal Odét de Chatillon, passé au protestantisme, c’était l’Amiral de Coligny, donc, c’était une famille qui sentait le fagot et c’était un moyen, pour eux, de montrer que « bon sang » ne saurait être de mauvaise foi.

Emmanuel Laurentin : On publie même, en 1571, un Montmorency gaulois.

Jean-Marie Le Gall : Oui, c’est Forcadel qui publie cela, au moment justement où les Montmorency vont être engagés dans des polémiques.

Emmanuel Laurentin : Claude Gilbert-Dubois, sur ce qui vient d’être avancé, puisque l’on avance tout au long du XVIème siècle sur cet imaginaire gaulois ?

Claude Gilbert-Dubois : En ce qui concerne le renforcement de la fondation du mythe gaulois en France, je crois que l’on peut tenir compte de deux éléments dont il a été fait mention. Le premier est que face à l’humanisme qui se réfère à l’Antiquité gréco-latine, il y a un humanisme moins important, qui est hébraïsant. L’hébreu est moins connu évidemment que le grec et le latin, au XVIème siècle, mais il y a néanmoins un humanisme hébraïsant dont le principal représentant a été cité, est Guillaume Postel, un savant qui connaît la plupart des langues orientales, outre l’hébreu, l’arabe, l’araméen. Alors, on va essayer d’utiliser la voie hébraïque, c’est-à-dire la voie sainte par excellence,…

Emmanuel Laurentin : Bien sûr.

Claude Gilbert-Dubois : Par les écritures, pour essayer de fonder en ancienneté, et en ancienneté encore plus considérable que celle de Rome et de la Grèce, l’antiquité des Gaulois. Alors, cela sera le rôle de Guillaume Postel qui fait descendre les Gaulois du fils aîné du fils de Noé, – Noé et sa famille est le dernier des hommes anciens et le premier des hommes nouveaux. Et de cet ancêtre qui s’appel, Gomère, Guillaume Postel fait naître les Gaulois mais également les Cimbres, par affinité phonétique et les Ambriens, vous voyez…

Emmanuel Laurentin : C’est extraordinaire ! C’est une période…

Claude Gilbert-Dubois : Vous voyez les mélanges sémantiques que l’on est en train de faire. C’est une voie qui permet de dire : vous voyez, les Grecs et les Latins ce ne sont pas eux qui sont à l’origine de notre civilisation, remontons…

Emmanuel Laurentin : Encore plus haut…

Claude Gilbert-Dubois : En suivant le livre de Dieu, à la vérité même qui est la descendance de Noé. Le deuxième élément dont vous venez également de parler, c’est le problème du rapport entre monarchie et tyrannie, ou monarchie absolue. C’est vrai qu’il y a au XVIème siècle un courant qui est d’ordre juridique et qui s’efforce de tempérer les pouvoirs de la monarchie. Mais il y a également, de manière critique, et uniquement par moment, un courant très violemment antimonarchique, notamment dans les milieux protestants, on les comprend, après la Saint-Barthélémy. Après la Saint-Barthélémy, vous avez un livre qui s’appelle « Franco-Gallia », d’un protestant, de François Hotman, qui l’a publié à l’étranger d’ailleurs, qui développe l’idée que chez les Gaulois, il existait un régime qui était, disons, une monarchie accompagnée de contrepouvoirs, pourquoi pas même de république analogue à ce que fût la République romaine. La notion d’indiscipline qui est dénoncée par les auteurs Grecs et Latins, lorsqu’ils parlent des Gaulois, devient une valeur positive est qui le sens de la liberté.

Emmanuel Laurentin : Puisque vous évoquez, Claude Gilbert-Dubois, cette figure de François Hotman et que les choses sont bien faites, eh bien Martin Amic va nous lire deux extraits de cet ouvrage « Franco-Gallia », qui je crois a été publié en 1573. Premier extrait.

Lecteur, Martin Amic : « Quant aux autres, qui pour le goût qu’ils ont pris à des fables et des contes faits à plaisir, ont rapporté les origines des Français aux Troyens et on ne sait quel Francion fils de Priamus, je ne veux dire autre chose sinon qu’ils ont fourni de la matière à écrire aux poètes plutôt qu’aux historiens véritables. »

Emmanuel Laurentin : Deuxième extrait de ce « Franco-Gallia » François Hotman, lu par Martin Amic.

Lecteur, Martin Amic : « Il faut donc entendre que pour l’heure, la Gaule n’était point toute entièrement sujette à la domination et autorité d’un seul, qui la gouvernant en titre de roi, ni ne mettait le gouvernement entre les mains d’un petit nombre des plus notables et des plus ce genre de bien, mais toute la Gaule était départie en cité ou république. C’est que tous les ans, en certains temps de l’année, elle tenait une diète et assemblée générale de tout le pays où ils délibéraient les affaires d’État et concernant le bien universel et la chose publique. »

Emmanuel Laurentin : Deux extrait de cet ouvrage, de la deuxième moitié du XVIème siècle, de François Hotman. Évidemment Laurent Avezou, on ne peut pas faire abstraction de ce que porte cette époque, c’est-à-dire du conflit entre catholique et protestants et des guerres de religions, quand on évoque cette personne de François Hotman et son ouvrage ce « Franco-Gallia », qui sert effectivement de base de réflexion à cette idée que les Gaulois avaient une sorte de démocratie, première, démocratie délibérative qui ne serait plus à l’œuvre dans la France du XVIème siècle.

Laurent Avezou : Oui, tout à fait, c’est vraiment inscrit dans le conflit de religion. On peut d’ailleurs rappeler que la publication de « Franco-Gallia » est postérieure d’un an à la Saint-Barthélémy, à laquelle Claude Gilbert-Dubois faisait allusion. Mais au-delà, il y a un ancrage politique plus concret, c’est la constitution à cette même époque de provinces-unies protestantes du midi, une sorte de confédération informelle, qui s’érige en contrepouvoir de la monarchie septentrionale et qui se choisit d’ailleurs comme protecteur un membre de la famille de Montmorency, le fils du connétable de Montmorency d’Anvil qui bien que resté catholique accepte de servir de caution politique pour cette confédération. Donc, à ce moment-là, la contestation virtuelle qui était inscrite dans les écrits de Guillaume Postel, des années 1530, se transforme en prise à partie effective de la version absolue fondamentaliste, d’une certaine manière, que la monarchie est en train de mettre en place.

Emmanuel Laurentin : Une question d’Anaïs Kien.

Anaïs Kien : Une question pour Claude Gilbert-Dubois. Je voulais rebondir sur ce que vous disiez tout à l’heure. Les Gaulois ont plutôt mauvaise réputation, dans une certaine littérature ancienne, on les décrit comme buveurs, sales et indisciplinés ; par quelle gymnastique intellectuelle arrive-t-on à les réhabiliter pour les faire rentrer dans cette mythologie, dans ce discours des origines de la France ?

Claude Gilbert-Dubois : La réhabilitation peut s’opérer par un renversement, comme je vous l’indiquais à propos de l’indiscipline. César et les historiens grecs disent qu’il n’y a pas moyen de trouver une cohérence dans leur manière de vivre et de gouverner, eh bien c’est pris comme le sens de la liberté, le sens de l’individu qui est une valeur, pour eux, et permet cette organisation sociétale par la base qui se construit en sens inverse de la doctrine du droit divin. Il y a ce mode de renversement, il y a également la critique des critiques. C’est-à-dire que ces auteurs grecs et romains font à leur tour l’objet d’attaques concernant leur partialité. Et cette réhabilitation des Gaulois peut s’opérer par exemple autour de l’ignorance. Ce sont des peuples ignorants, barbares qui n’ont pas de civilisation écrite, pas de culture, pas du tout, répond-on, c’est un des peuples les plus religieux, il y a tout un clergé et l’histoire des Druides – qui va être énormément développée jusqu’à Noél Taillepied, à la fin du XVIème siècle – qui va être là pour montrer que ce fut le peuple le plus religieux de la terre et que même ils vont inventer, avant les Hébreux, ce qui est vrai d’ailleurs, l’idée de l’immortalité de l’âme. Religieux mais aussi un peuple littéraire et artiste, et c’est la fameuse translatio studii, le transfert de la civilisation de la culture où les Gaulois jouent un rôle tout à fait important. Alors, on met l’accent sur le fait qu’ils avaient une langue qui a servi à former la langue grecque. On inverse là encore, ce ne sont pas les Grecs qui ont apporté leur langue à l’Europe ancienne mais ce sont les Gaulois qui ont apporté, parce qu’ils parlaient grec, ils parlaient gaulois mais un gaulois qui était l’ancêtre du grec, et qui ont initié les Grecs à leur propre langue. C’est encore un renversement.

Emmanuel Laurentin : Décidément, ils sont trop forts ces Gaulois, Laurent Avezou ?

Laurent Avezou : Ils sont partout. On peut même ajouter à ce que Claude Gilbert-Dubois vient de dire, qu’ils sont censés avoir anticipé sur le christianisme.

Emmanuel Laurentin : Ce qui est quand même extraordinaire, c’est qu’on est dans une période de critiques. Vous développez dans votre livre, vous racontez la France, comment justement tout au long de ce XVIème siècle, on va se débarrasser des mythes, en particulier des mythes religieux qui ont été rassemblés par les historiens du Moyen-Age, on va essayer, disons, de faire de la critique textuelle…

Laurent Avezou : Voilà, et en même temps on met en place d’autres mythes.

Anaïs Kien : On crée des textes même.

Emmanuel Laurentin : On en est même effectivement à créer des origines là où il n’y en a absolument pas.

Laurent Avezou : Oui parce que ces humanistes juristes qui tout de même très sérieusement inventent une première amorce de critique historique, qui se veut scientifique, si tant est qu’elle le soit vraiment, sont en même temps de fervents patriotes. Ils veulent peut-être réduire la charge doctrinale, représentée par la monarchie, sur l’histoire de France mais ils ne veulent pas pour autant que l’on jette le bébé France avec l’eau du bain monarchique. Donc, il faut se défendre sur un autre plan aussi, auquel on n’a peut-être pas fait allusion directement je crois, eh bien c’est face à l’Allemagne.

Emmanuel Laurentin : Parce qu’effectivement à la fin du XVème siècle on redécouvre La Germanie de Tacite, je crois à ce moment-là…

Laurent Avezou : Voilà.

Emmanuel Laurentin : Donc, à partir de ce moment-là, se forge de l’autre côté du Rhin, une identité particulière, et effectivement il va falloir faire une sorte de ping-pong entre les deux nations, enfin les deux civilisations, disons, face à face avec justement cet héritage romain. Jean-Marie Le Gall.

Jean-Marie Le Gall : Oui, dans tous les pays de toute façon à l’époque, aussi bien en Angleterre, avec La Germanie de Tacite, mais également en Espagne, avec toute la question des origines ibères ou visigo-gothiques de l’Espagne, on débat de la question des origines. Sur la question justement des Gaulois comme civilisation matricielle de l’ensemble de l’Occident, ça ne démonétise pas forcément Saint-Denis. Par exemple, dans la Gallia de Rodrigues, qui était un disciple de Postel, il y a cette idée que Saint-Denis serait un Gaulois, en quelque sorte, d’origine, mais qui serait quand même venu de Grèce. Donc, il y a évidemment…

Emmanuel Laurentin : Pendant que vous êtes en train de raconter ça, de l’autre côté, Jean Frédérix, qui est un de nos techniciens qui s’amuse à ces rebondissements multiples des origines gauloises en France…

Jean-Marie La Gall : Absolument ! On joue avec les étymologies. Par exemple les Galates, on allègue de Saint-Paul aux Galates, on considère que les Galates ce sont des Gaulois, par simple en quelque sorte, homonymie. Donc le thème de l’autochtonie peut avoir un usage politique mais le mythe de Saint-Denis Aréopagite lui aussi a un usage politique parce que, comme vous l’avez dit tout à l’heure, il va entrer en concurrence avec un autre mythe, celui de Clovis. Parce que, comme vous l’avez dit, à partir du moment où les Montmorency, par exemple, se prévalent d’être chrétiens avant même que la monarchie le soit devenue, cela pose un problème à une monarchie qui à la fin du siècle a quand même un problème de positionnement confessionnel, notamment avec la figure d’Henri de Navarre. Les généalogistes royaux forceront en quelque sorte les Montmorenciens à interpréter autrement leur devise. Ils ne sont pas les premiers barons chrétiens parce qu’ils ont été convertis par Saint-Denis mais ils sont les premiers barons chrétiens à avoir été convertis après que Clovis l’eut été par Saint-Rémi. Il va y avoir une valorisation…

Emmanuel Laurentin : On fait un saut de quatre – cinq siècles rapidement…

Jean-Marie La Gall : Sans problème ! D’ailleurs les monarques à partir de 1571-72 n’honorent plus Saint-Denis, ils ne vont plus à l’abbaye de Saint-Denis et même le mythe va, pendant la Ligue, être retourné, en quelque sorte, contre le roi qui valorisera du coup les Bourbons, en plus montant sur le trône, plutôt la figure de Saint-Louis.

Emmanuel Laurentin : C’est quand même très étonnant parce qu’effectivement en lisant votre livre qui s’appelle « Le mythe de saint Denis, entre Renaissance et Révolution », chez Château, chez Champ Vallon – décidément aujourd’hui je fais pas mal de lapsus – Jean-Marie Le Gall, en l’occurrence on découvre ça. C’est-à-dire Saint-Denis n’est plus à la fin du XVIème siècle, l’endroit, disons, où la royauté vient se ressourcer, se recréer. Justement cela pose un problème à la royauté…

Jean-Marie La Gall : Elle est gênée parce que tout d’abord la Ligue s’est emparé de Saint-Denis, donc Henri III ne va pouvoir y être enterré, Catherine de Médicis non plus, ce qui est une manière d’introduire une discontinuité dynastique. En même temps, les monarques sont obligés quand même de se référer à Saint-Denis parce que c’est le lieu de la continuité dynastique, comme Saint-Denis incarne la continuité apostolique et c’est la raison pour laquelle Henri IV se convertira à abbaye de Saint-Denis, et même envisagera un temps de se faire sacrer avant d’aller à Chartres.

Emmanuel Laurentin : On va écouter maintenant, lu par Martin Amic, dans cette longue geste des rois de France, un extrait de La Franciade de Pierre Ronsard.

Lecteur, Martin Amic : « Sois courageux, tout heureux d’aventure par trait de temps et douce sont l’endure. Pour endure, Hercule se fit Dieu. Tu planteras ta muraille au milieu des bras de Seine, où la Gaule fertile te doit donner une île pour ta ville. Gaule abondante en peuples redoutés, peuples guerriers, aux armes indomptés, que telle terre et plantureuse et belle, Riche, nourrit d’une grasse mamelle. »

Emmanuel Laurentin : Extrait de Pierre Ronsard, La Franciade, 1580.

Anaïs Kien : Je reviens à ma question de début d’émission sur la représentation. Comment on nous voit ? Quelles sont les images que l’on voit de cette réémergence du motif gaulois, Jean-Marie Le Gall, et là on fait allusion à Hercule et progressivement on voit les rois de France être représentés en Hercule gaulois, barbu et en armes.

Jean-Marie Le Gall : Oui, je ne sais pas si je suis le plus à même de répondre à cette question. Peut-être que Claude Gilbert-Dubois pourrait démêler l’écheveau de la figure de l’Hercule gaulois qui est en effet très barbu, symbole de l’éloquence.

Anaïs Kien : On change d’interlocuteur.

Emmanuel Laurentin : Il faut préciser que cet Hercule gaulois est présent, par exemple, dans toutes les entrées de villes. Lorsque l’on crée des arc-de-triomphes pour les entrées royales dans les villes, surplombant cet arc il y a généralement cet Hercule gaulois. Claude Gilbert-Dubois puis Laurent Avezou.

Claude Gilbert-Dubois : Ce personnage d’Hercule, plus exactement d’Hercule gaulois va jouer un rôle considérable dans les représentations plastiques et dans la littérature de la deuxième moitié du XVIème siècle. Qu’est-ce que c’est cet Hercule gaulois ? En fait il y a deux figures. Il y a l’Hercule libyen, qui entre d’ailleurs dans une espèce de vaste mélange où le mythe de Troie se trouverait intégré dans le mythe général de l’immigration vers l’Ouest des gens de la Bible, et il y a d’autre part un Hercule gaulois qui représente l’intellectuel par excellence, sa principale représentation c’est qu’il conduit un groupe de personnes qu’il tient liées par une chaîne qui va de sa bouche aux oreilles de ceux qui le suivent. Cet Hercule gaulois, qui est le type même de l’orator, l’orateur, c’est-à-dire de l’intellectuel dans la société tripartite, va se combiner avec l’image, disons, plus traditionnelle de l’Hercule athlète qui est en même temps un athlète qui fait de sa performance un chemin vers la perfection.

Emmanuel Laurentin : Donc, à la fois la massue d’un côté et de l’autre côté la parole, la tête et les jambes d’une certaine façon.

Claude Gilbert-Dubois : Tout à fait cela en effet. En plus, on va avoir un Hercule chrétien. Et Ronsard, dont vous citiez La Franciade, est également l’auteur d’un hymne qui s’appelle Hercule chrétien. Alors, c’est tout à fait étonnant, par une méthode de concordance, on va lire la vie d’Hercule à la lumière de la vie de Jésus. Quelques fois cela nous fait un peu sourire : Jésus avait douze apôtres, Hercule a dû accomplir douze travaux ; Jésus est celui qui a fait, à un moment donné, que ont abandonné la synagogue pour entrer dans l’église, de la même manière Hercule a eu deux femmes, la première Mégara, il l’a tuée, c’est un symbole qui signifie son abandon de la synagogue pour avoir une deuxième épouse qui représente l’église. Vous voyez le genre ! Mais cet Hercule chrétien joue un rôle très important y compris dans l’art religieux puisque la cathédrale de Saint-Étienne, à Limoges, comporte un jubé, placé à l’intérieur, sur lequel se trouve sculpté les douze travaux d’Hercule.

Emmanuel Laurentin : Ce qui est intéressant, Jean-Marie Le Gall, c’est de se poser la question pour savoir comment ces inventions d’intellectuels, pourrait-on dire, ces créations intellectuelles que sont justement ces renouveaux de mythologies finissent par rentrer dans la société de l’époque. Par où cela passe ?

Jean-Marie La Gall : D’abord, il y a un intérêt politique à les diffuser. Le mythe de l’Hercule gaulois va quand même entrer en concurrence avec la figure de Charles Quint. Charles Quint qui avait décidé que sa devise serait « Plus Oultre », allusion explicite à Hercule qui justement, après avoir fondé les colonnes du même nom, avait dit : « nec plus ultra ». Alors, on comprend pourquoi Charles Quint a pu épouser cette devise parce que désormais au-delà des colonnes d’Hercule, il y a l’Amérique qui lui appartient. Et on comprend pourquoi les rois de France ont eu en quelque sorte besoin de développer, eux aussi, une image d’un Hercule de l’éloquence, cette fois-ci, mais qui entre en concurrence avec l’Hercule de Charles Quint. Donc, les cérémonies, les entrées de villes, les entrées de prince dans les villes sont un moyen en quelque sorte de faire savoir cela. Toute la question est de savoir évidemment qu’est-ce que les spectateurs pouvaient comprendre…

Emmanuel Laurentin : Et comment on traduisait cet ensemble de symbole justement…

Jean-Marie La Gall : Il y a des livrets qui sont édités, mais que pouvait penser par exemple le Parisien de base, en quelque sorte, lors de ces entrées ?

Anaïs Kien : On est étonné quand même devant la complexité de cette fabrication de cet alliage mythologique. Finalement la plupart des personnes qui voyaient ces entrées n’avaient pas accès à la multiplicité de ces signes condensés en un seul être, en un seul symbole pour créer l’homme parfait.

Jean-Marie La Gall : Peut-être que ce que la population de Paris ou des autres villes voyaient avant tout, dans ces grandes cérémonies, c’était la mise en représentation du corps social et d’une société hiérarchisée. Puis à côté de ça on faisait passer un message politique qui quand même étaient déchiffré. Il y a des livrets qui sont publiés, des dessins qui sont faits. Donc, il y a pour un lecteur cultivé un petit peu la possibilité quand même d’essayer de comprendre.

Anaïs Kien : D’avoir quelques repères.

Jean-Marie La Gall : Il a été montré par d’autres études, par exemple sur Versailles, que ce n’est pas parce qu’un programme iconographique a sa cohérence qu’il est forcément compris et même que sa lisibilité continue d’être perçue.

Laurent Avezou : On peut rajouter à ce qui vient d’être dit, je préciserais que je suis d’accord avec le caractère relativement confidentiel de toute cette mythographie, il n’en reste pas moins qu’elle a connue quelques sommets qui justifient l’idée d’une celtomanie pendant la deuxième moitié du XVIème et le début du XVIIème siècle. On peut faire allusion à ce qui est un petit peu le chant du cygne de cette redécouverte des Gaulois, c’est la publication du roman du poète soldat, Honoré d’Urfé, l’Astrée, qui s’achève en 1628 et qu’Éric Rohmer, il y a quelques années, avait fort courageusement porté à l’écran, parce que ce n’était pas évident à faire passer comme message. L’Astrée qui a été perçu à l’époque, autant qu’on le sache, comme un véritable livre historique par ces lecteurs, relate sur le mode précieux, dans une Gaule de fantaisie, les amours du berger Céladon et de la bergère Astrée. En fait une sorte de fantaisie bucolique mais qui met les Gaulois sur le même plan de légitimité littéraire que Rome avec, je ne sais pas, les Géorgiques de Virgile.

Emmanuel Laurentin : Quel complexe ! Tout de même que l’on essaye de surmonter justement par tous ces textes qu’ils soient juridiques ou littéraires. Denier texte lu par Martin Amic, celui d’Étienne Pasquier, dans « Les recherches de la France », un ouvrage qui s’étale entre 1560 et la mort d’Étienne Pasquier en 1615, extrait.

Lecteur, Martin Amic : « Qui considéra de près leur ancienne police trouvera un pays merveilleusement bien ordonné car combien la Gaule fut bigarrée en factions et puissances, comme nous voyions maintenant l’Italie, qui fut véritablement le premier défaut de leur République et pour lequel finalement ils le ruinèrent, toutefois en cette variété d’opinions fondée pour leur grandeur, avaient-ils un justice générale, par laquelle était rendu le droit à un chacun particulier, vu qu’entre leurs communes d’union, justice avait toutefois cours, et qu’ils avaient gens choisis sous la puissance desquels, nonobstant les débats de leur primauté, ils soumettaient les négoces des particuliers »

Emmanuel Laurentin : Voilà donc un extrait de ces « Les recherches de la France », Étienne Pasquier, un ouvrage extrêmement important, dans lequel Étienne Pasquier cite ses sources. C’est un élève de François Hotman, dont on a parlé tout à l’heure. D’une certaine façon, il est mal compris à son époque parce que justement la lecture en est difficile. Il a l’intention de faire un vrai travail critique sur les textes, il est mal compris à son époque et sera mal compris postérieurement, pourra–t-on dire, parce qu’à partir du début du XVIIème siècle, ces analyses sur « Les recherches de la France » d’Étienne Pasquier seront contrebalancées par un retour, Laurent Avezou, de cette mythologie troyenne que les juristes avaient tentée de mettre par la porte.

Laurent Avezou : Eh oui, le drame d’Étienne Pasquier qui est extrêmement consciencieux c’est qu’il a remis son ouvrage sur l’établi. En 1560 il arrive trop tôt, quand il propose une méthodologie de l’histoire de France, qui n’est pas une histoire de France directement. En 1615, quand il apporte la dernière touche à la énième réédition de son livre, la monarchie fait un retour. La monarchie fait un grand retour sur la scène historiographique, qui va vraiment se confirmer dans les années qui suivent…

Emmanuel Laurentin : Il faut rappeler, Louis XIII puis Louis XIV ensuite, évidement.

Laurent Avezou : Louis XIII et Louis XIV ensuite qui contrastent avec les derniers Valois et même Henri IV, qui ne sont pas intéressés par la manipulation de l’histoire, la constitution d’une histoire officielle. Ce n’est plus le cas de Louis XIII, surtout de Richelieu derrière Louis XIII, lesquels veulent revenir à la vulgate originelle, c’est-à-dire celle d’une monarchie immémoriale…

Emmanuel Laurentin : Inscrite dans la lignée troyenne.

Laurent Avezou : De nouveau inscrite dans la lignée troyenne et qui surtout n’a que faire de ces Gaulois dont il faut rappeler qu’ils entrent dans l’histoire comme des vaincus. C’est tout de même un gros problème. On connaît les Gaulois par le récit du vainqueur, par la Guerre des Gaules de César, c’est tout à fait autre chose que La Germanie de Tacite, qui présente les Germains de manière ethnographique, en quelque sorte, comme libres…

Emmanuel Laurentin : Qui a sa singularité.

Laurent Avezou : Qui garde son indépendance, sa singularité au-delà du Rhin. Donc, ces Gaulois qui ne peuvent pas produire la figure d’un grand roi, si ce n’est Vercingétorix, on ne peut pas dire que cela finisse bien pour lui au bout de ses quelques mois d’existence politique, ces Gaulois qui n’ont pas l’aura d’un peuple vainqueur, il va falloir essayer de les mettre de côté momentanément et de revenir au Francs.

Emmanuel Laurentin : Ils vont disparaitre de la sphère sociale et surtout intellectuelle jusqu’au XIXème siècle.

Anaïs Kien : Peut-être que l’on peut continuer sur ce thème de la critique des mythes, justement parce que l’on s’est plutôt positionné, au cours de cette émission, du côté de ceux qui les érigent, qui les justifient, les argumentent. Jean-Marie Le Gall ?

Jean-Marie Le Gall : Le critique est en même temps le meilleur faussaire puisque c’est lui qui connaît le mieux comment faire, entre guillemets, un faux. La critique s’est développée en même temps que la construction de ces légendes au XVIème siècle. Le problème qui se pose à Pasquier arrive à tenir en quelque sorte un récit, si vous voulez, des origines avec une démarche critique. J’ai l’impression que dans la première moitié du XVIIème siècle, il y a une critique historique qui va se développer. Elle ravage complètement par exemple le mythe de Saint-Denis et la monarchie va laisser parfois faire cette critique.

Emmanuel Laurentin : Est-ce que c’est une critique ou comme le dit Laurent Avezou dans son livre « Raconter la France », ce n’est pas une sorte de bipartition ? D’un côté un récit et de l’autre côté l’érudition qui va mettre à mal le récit.

Jean-Marie Le Gall : Oui, c’est ça. Le mot historien, c’est une catégorie et les critiques c’est une autre catégorie des gens de savoir et des gens de lettres. Mais la monarchie laissent travailler ces critiques parce qu’ils contribuent aussi à la gloire du royaume de France. Parce que ce qui fait quand même le rayonnement de la France, la France moderne qui commence avec Louis XIV, c’est cette idée que la critique va pouvoir se développer en France, évidemment au Pays-Bas aussi et en Angleterre mais c’est le règne de la critique.

Laurent Avezou : Oui d’accord avec cette bipartition. Quitte à ce que la monarchie soit saisie de temps à autre d’un mouvement d’humeur, par lequel elle rappelle qu’elle garde la haute main sur l’interprétation de l’histoire. Et là aussi à titre d’épilogue, on peut rappeler la mésaventure qui arrive au malheureux Nicolas Fréret en 1714. Un jeune académicien, de l’Académie des écritures et belles lettres, promis à un brillant avenir d’érudit, qui dans une de ses études présentée à l’Académie, en toute innocence balaye du plat de la main la fiction des origines troyennes de la monarchie. Qu’est-ce qui lui arrive ? Il est embastillé pour plusieurs mois parce qu’on ne badine pas avec le discours officiel.

Jean-Marie Le Gall : La critique ne désenchante pas forcément le récit national.

Laurent Avezou : Oui.

Jean-Marie Le Gall : Elle le reconfigure, permet elle-même de créer un autre récit national, qui est que la critique serait française en quelque sorte, mais elle n’est pas forcément quelque chose qui désenchante totalement la nation.

Emmanuel Laurentin : Un dernier mot, Claude Gilbert-Dubois ?

Claude Gilbert-Dubois : On a parlé de beaucoup de choses et on a parlé en particulier de cette tache indélébile de l’histoire de la Gaule, c’est qu’en définitif on appartient à un peuple vaincu. Mais justement les Français aiment beaucoup les vaincus glorieux parce que si vous réfléchissez à tous nos grands hommes, leur fin n’a pas été terrible. Vercingétorix est le premier mais Jeanne d’Arc c’est pareil…

Emmanuel Laurentin : D’ailleurs quand il s’agit de se choisir un emblème, c’est plutôt un coq que le lion, le léopard ou d’autres animaux célèbres choisis généralement par d’autres monarchies européennes.

Claude Gilbert-Dubois : C’est tout à fait exact. Napoléon aussi cela n’a pas été une fin glorieuse et je me demande même si le Général de Gaulle, vous voyez comme le nom est prédestiné, n’a pas quitté volontairement, parce qu’il n’était pas obligé de quitter, le pouvoir justement pour entrer dans cette tradition du vaincu glorieux à la Cyrano de Bergerac, qui meurt lamentablement d’une bûche qu’il reçoit sur la tête, mais qui garde son panache jusqu’à l’entrée du paradis.

Emmanuel Laurentin : Merci Claude Gilbert-Dubois d’avoir conclu ainsi cette émission consacrée au regard que les clercs et les laïques, juristes du XVIème siècle ont porté sur l’invention de la Gaule. Je rappelle que vous êtes l’auteur de « Récit et mythe de fondation dans l’imaginaire culturel occidental », qui vient de paraitre aux Presses universitaires de Bordeaux. Jean-Marie Le Gall, on ne peut qu’enjoindre nos auditeurs de lire le « Le mythe de saint Denis, entre Renaissance et Révolution », dans la très bonne collection dirigée par Joël Cornette, chez Champ Vallon. Laurent Avezou, alors, vous, pourriez presque être invité dès demain encore puisque votre livre couvre toute l’histoire de la France et la façon dont elle a été écrite par les historiens, « Raconter la France : Histoire d’une Histoire », chez Armand Colin. Merci à tous ainsi qu’à Martin Amic, qui a lu les textes pour nous aujourd’hui. Je rappelle que demain, nous nous poserons la question de savoir comment les Gaulois reviennent au XIXème siècle, en particulier par le soin de Napoléon III et les fouilles d’Alésia. Nous remercions également Charles Bourriau ( ?) qui nous permis cette émission. À la technique Jean Frédéx, à la réalisation Véronique Samouiloff. On peut demander aussi à nos auditeurs d’aller voir sur le très bon site de la Bibliothèque nationale de France, gallica.fr sur lequel se trouve la plupart des textes que nous avons choisis pour pouvoir illustrer l’émission d’aujourd’hui.

Les livres signalés sur le site de l’émission

Laurent Avezou, « Raconter la France : histoire d’une histoire », Ed. Armand Collin, 2008.

Jean-Marie Le Gall, « Les humanistes en Europe, XVème-XVIème siècles », Ed. Ellipses, 2 juillet 2008.

Histoire des gaulois 3

Emission La Fabrique de l’Histoire, par Emmanuel Laurentin, du mercredi 28 octobre 2009. Je n’ai pas retrouvé le mp3, alors en voici la retranscription.

lire la retranscription

Il y a cinquante ans jour pour jour, un petit personnage gaulois naissait dans le journal Pilote … Astérix, fils du 9-3, ou comment Albert Uderzo entra à l’université , un documentaire d’Anaïs Kien et Véronique Samouiloff. Le 15 octobre 2009, c’est l’université qui fête Astérix le Gaulois et ses deux pères Albert Uderzo, venu pour l’occasion, et le défunt René Goscinny à Bobigny. Le célèbre duo, fleuron de la bande dessinée française, y est présenté comme un modèle d’intégration puisqu’ils ne faisaient pas partie des Français dits « de souche », une véritable success story à la française des Trente Glorieuses. Depuis cinquante ans les aventures du célèbre village d’irréductibles gaulois parcourent la planète grâce à ses nombreuses traductions et n’en finissent pas d’être déclinées en de multiples produits dérivés du stylo aux plus ambitieuses productions cinématographiques. Astérix est né en un quart d’heure dans une cité HLM de la banlieue rouge à côté d’un cimetière musulman et sans le savoir au dessus de la plus grande nécropole gauloise d’Europe découverte en 1992. Tous les ingrédients sont donc réunis pour célébrer ce petit blond casqué et moustachu comme symbole de la promotion sociale des immigrés dans un haut lieu de l’histoire qui aurait fait la France. Avec Pascal Ory , historien de la bd ; Patrick Gaumer , critique, journaliste et historien de la bd ; Nicolas Rouvière , spécialiste d’Astérix ; Albert Uderzo ; Jean-Claude Lescure , professeur d’histoire contemporaine à l’université de Paris 13 ; Jean-Loup Salzman , président de l’université de Paris 13 ; Catherine Peyge , maire de Bobigny ; Natacha Lillo , historienne, spécialiste de l’histoire de l’immigration ; Emmanuel Bellanger , historien, spécialiste du département de la Seine-Saint-Denis ; Didier Pasamonik , journaliste et historien de la bd ; les habitants de la cité du Pont de Pierre.

Introduction par Emmanuel Laurentin : Tandis qu’un menhir, un faux menhir bien entendu, trône sur la place de la Concorde, au pied de l’Obélix, pardon l’obélisque, nous allons parler d’Astérix aujourd’hui. Après avoir montré, depuis lundi, comment la Gaule était, nous disait hier, Laurent Olivier, une outre à fantasmes, au XVIème siècle, c’est ce que nous avons expliqué mardi, au XIXème siècle, c’est ce que nous avons voulu dire dans l’émission d’hier, nous allons aujourd’hui nous attacher au dernier avatar du rêve collectif sur les Gaulois, c’est-à-dire Astérix, car après avoir été un peuple délibératif, c’est ce que disaient les juristes du XVIème siècle, après avoir été ce peuple de l’origine, dont rêvèrent les historiens du XIXème, voilà que Goscinny et Uderzo inventèrent le Gaulois revêche, jamais vaincu, alors que le Général de Gaulle venait tout juste d’arriver au pouvoir.

Il y a 15 jours, une journée d’étude se tenait à Bobigny, organisée par l’Université de Paris 13, pour rendre hommage à Uderzo qui habitait à l’époque dans un immeuble de cette ville et qu’a-t-on dit ? Que le héros français par excellence, avait été conçu par deux fils d’immigrés, Goscinny et Uderzo, ou comment la Gaule, dans sa plasticité, accueille encore une fois l’air du temps. « Astérix, fils du 9 – 3 », un documentaire d’Anaïs Kien et de Véronique Samouiloff, exceptionnellement le jeudi au lieu du mardi.

Une voix d’homme 1 ( ?) : Vous allez voir comment souvent, d’une façon particulière, je commence toujours par dessiner le nez. Ça, c’est le nez, qui va donner la proportion du personnage. Les yeux, bien sûr, tout le monde voit ?

Une voix d’homme 2 ( ?) : Vous connaissez Astérix, Monsieur ?

Une voix d’homme 3 ( ?) : Oui.

Une voix d’homme 2 ( ? : Qui est-ce ?

Une voix d’homme 3 ( ?) : Je n’en sais rien.

Une voix d’homme 2 ( ?) : Tu connais Astérix ?

Une voix de femme 1 ( ?) : Oui.

Une voix d’homme 2 ( ?) : Qui est-ce ?

Une voix de femme 1 ( ?) : C’est un Gaulois.

Une voix de femme 2 ( ?) : Je pense que c’est un petit personnage Walt Disney, quelque chose comme ça.

Une voix d’homme 4 ( ?) : C’est un Gaulois.

Une voix de femme 1 ( ?) : Je le vois très, très fort, très gros, qui est tombé dans la potion magique quand il était petit. Non, c’est son copain.

Une voix d’homme 5 ( ?) : Astérix, qu’est-ce que cela veut dire, d’abord ?

Une voix d’homme 1 ( ?) : Astérix, c’est un peu tout le monde, quoi.

« Archive, une voix d’homme 6 ( ?) : René Goscinny. / René Goscinny : Présent. / voix d’homme 6 ( ?) : Albert Uderzo. / Albert Uderzo : Présent. /voix d’homme 6 ( ?) : Vous êtes l’un et l’autre, les pères spirituels du Gaulois Astérix, qui a eu, cette semaine, les honneurs de la télévision scolaire. René Goscinny, vous êtes l’auteur de quoi, vous ? / René Goscinny : Moi, je suis le scénariste, d’Astérix le Gaulois. / voix d’homme 6 ( ?) : Par conséquent, Albert Uderzo, vous êtes, le dessinateur. »

Une voix de femme 3 ( ?) : Pourquoi Bobigny organise cette journée, consacrée à Uderzo, en tout cas participe à l’organisation de cette journée ?

Une voix de femme 4 ( ?) : Parce qu’on est très fier qu’Astérix ait été crée à Bobigny. C’est une réalité qui rencontre aussi une autre réalité parce que vous savez à quelques pas de l’endroit où a été crée le petit bonhomme irréductible, et bien on a découvert un village gaulois et une nécropole unique en France. Donc, je trouve ça extraordinaire et je pense qu’il ne fallait pas passer à côté de cette occasion de faire qu’un petit héros de bande dessinée puisse rencontrer ses congénères à quelques pas de là, dans une ville aussi cosmopolite et irréductible que Bobigny.

Une voix de femme 5 ( ?) : Mesdames et messieurs, si vous voulez bien prendre place, vous asseoir, vous rapprocher.

Albert Uderzo : On m’a toujours dit qu’un petit croquis valait mieux qu’un long discours. Je vais donc être assez bref. Je suis très honoré aujourd’hui, Madame le maire. C’est vrai que c’est émouvant pour moi de revenir, cinquante après, la création de ce petit personnage qui ne se doutait pas lui-même d’ailleurs qu’on parlera de lui encore cinquante années après. Je regrette qu’une chose, c’est que mon ami René ne soit pas avec moi pour se souvenir de ce moment extraordinaire. Merci d’êtres venus.

Anaïs Kien : « Astérix, fils du 9 – 3, ou comment Albert Uderzo entra à l’université ». Le 15 décembre 2009, c’est l’université qui fête Astérix le Gaulois et ses deux pères Albert Uderzo, venu pour l’occasion, et le défunt René Goscinny, à Bobigny. Le célèbre duo, fleuron de la bande dessinée française, y est présenté comme un modèle d’intégration, puisqu’ils ne faisaient pas partie des Français dits de souche, véritable success story à la Française des trente glorieuses. Depuis cinquante ans, les aventures du célèbre village d’irréductibles Gaulois parcours la planète grâce à ses nombreuses traductions et n’en finissent pas d’être déclinés en de multiples produits dérivés du stylo aux plus ambitieuses productions cinématographiques. Astérix est né en un quart d’heure dans une cité HLM de la banlieue rouge, à côté d’un cimetière musulman et sans le savoir au-dessus de la plus grande nécropole gauloise d’Europe découverte en 1992. Tous les ingrédients sont donc réunis pour célébrer ce petit blanc casqué et moustachu, comme symbole de la promotion sociale des immigrés dans un haut de l’histoire qui aurait fait la France.

Pascal Ory, vous êtes historien, aujourd’hui Albert Uderzo reçoit les honneurs de l’université, qu’est-ce qu’on peut dire de cette légitimation ultime ?

Pascal Ory : Je crois qu’elle est tout à fait méritée. J’ai toujours pensé à propos du couple Goscinny-Uderzo que cela faisait un peu penser au couple Prévert-Carmet. Pendant longtemps, beaucoup de gens le pense, on a dit que le plus brillant c’était Prévert et que Carmet avait eu bien de la chance. C’est clair, Uderzo a le double inconvénient d’être le dessinateur par rapport à l’homme des textes, d’autre part de survivre. Certains considèrent qu’il est moins bon, j’allais dire maintenant, que du vivant de Goscinny. En fait, cela a été un couple idéal. Le succès d’Astérix, qui n’est pas la seule bande qu’ils ont faite ensemble, est tout à fait légitime et il est très bien que l’on rende aujourd’hui à Albert.

« Archive, Albert Uderzo, s’entretient avec Anne-Lise David, 1998 : Anne-Lise David : Un jour, Goscinny arrive pour prendre vos dessins. / Albert Uderzo : Pendant l’hiver 1951, je me souviens parce qu’il faisait nuit de bonheur, je travaillais sous ma lampe, j’ai vu arriver ce garçon avec ses cheveux crépus, qui était mince, comme je ne sais pas quoi, il avait 23 ans à l’époque, j’ai cru que c’était le coursier. Je ne pouvais pas me douter un seul instant que cela serait celui qui deviendra mon grand ami, mon frère même. Il venait des États-Unis et pour moi cela a pris tout de suite une aura extraordinaire parce que nous rêvions tous à l’époque d’aller travailler aux Etats-Unis. »

Université de Paris 13, bâtiment de l’illustration, Amphi 600, le 15 octobre 2009, intervenant masculin ( ?) : Merci, chers collègues. Je vais donc prendre la présidence de séance jusqu’à l’arrivée du héros, vers 12h 15. Madame le maire, j’ai compris qu’Astérix auquel on attribuait quantité de qualificatif résistant aussi bien que franchouillard avait aussi une qualité qui résume tout, il était balbynien. Ça, c’est le premier acquis de la matinée. Voilà, on procéder de la façon suivante : il va y avoir 5 interventions, je dirais quelques mots dans un instant, mais chaque intervention sera précédée, sauf erreur, d’une petite projection de document. On commencer tout de suite, puisqu’il est prévu, de trois courts séquences.

« Poilus, barbus/ Vêtus de peaux de bêtes / Ils bravaient la tempête / Tue-le, tue-la/ C’était la loi des Gaulois !/ Ils prenaient la route / Pour chasser l’mammouth/ Et courir le guilledou / Ils coupaient le gui/ Mais à propos où / Où coupaient-ils donc le houx/ La chasse finie/ Les hommes réunis… »

Voilà, je crois que nous sommes déjà dans le bain, sauf erreur le chanteur numéro un, c’est Ricet Barrier, un auteur trop oublié maintenant, mais d’une grande qualité. Alors, on aura compris que cette journée, puisqu’il s’agit d’une journée, va considérer Astérix sous trois angles. Rapidement, le rapport à l’histoire de la bande dessinée, je rappelle qu’Astérix est devenu très vite un phénomène social puisque le premier album avait eu un premier tirage de 6 000 exemplaires et six ans plus tard, l’album qui sort en trois jours, deux jours exactement, est vendu à un million deux cent mille exemplaires. Là, ce n’est plus une question de succès, cela devient un phénomène social en France et à l’étranger. Deuxième ligne, le rapport à l’antiquité. La chance extraordinaire de ces découvertes balbyniennes permet de reprendre la question du rapport d’une fiction historique à la supposée réalité historique, d’autant plus qu’il s’agit d’une fiction qui se veut comique. Donc, on est vraiment dans un troisième cercle. Puis, troisième ligne, le rapport à l’histoire de la ville puisque le Bobigny des années cinquante c’est quand même un exemple typique d’une croissance mais aussi des problèmes liés à cette croissance, en même temps Uderzo, comme Goscinny, sont des enfants de l’immigration. Je rappelle qu’Astérix que certains ont qualifié, comme je le signalais tout à l’heure de franchouillard, a quand même pour auteur deux enfants d’immigrés. Goscinny est une enfant d’immigrés, ses parents étaient nés en Russie. Et Uderzo est un enfant d’immigrés, ses parents étaient Italiens. Ça me paraît important quand on parle de la signification française d’Astérix. Je trouve ça d’ailleurs très beau.

[Suite de la chanson de Ricet Barrier – La java des Gaulois :] « Quand ils guerroyaient / Mêm’ les feuill’s tremblaient / Les femm’s se jetaient à leurs pieds / Mais un beau matin / Un sombre devin / Leur a prédit : ça va barder ! / Tout près des menhirs / La troupe en délire / Astiqua les fers de lance / Vercingétorix, un dur, un caïd, Étudia la carte de France / Bardé, casqué, un Jul’s / nommé César / Arriva sur son char / Il leur a dit : / Veni, veni, vidi, vici… ».

Patrick Gaumer, critique et biographe de René Goscinny : Il y a deux grandes influences dans le dessin d’Uderzo. Il y a la première influence qui est d’Edmond-François Calvo. Edmond-François Calvo, on l’a un peu oublié. C’est pour moi un des génies de la bande dessinée française, je dirais de l’avant-guerre et surtout à partir des années cinquante. C’est le dessinateur notamment, pendant la Seconde Guerre mondiale, puis dans les années qui suivent, d’un double album qui s’appelle « La bête est morte », qui est une sorte de Granville ( ?), la Seconde Guerre mondiale revue et corrigée à travers la bande dessinée. Un dessin flamboyant, d’une richesse, dans un style anthropomorphique, avec des personnage-animaux, avec une grande cigogne qu’on imagine que c’est de Gaulle, etc. C’est une très, très grande force. Au-delà de ça, il y a également toute l’influence américaine. C’est-à-dire cette passion du dessin américain qu’il a pu découvrir notamment dans un journal belge, qui s’appelle Bravo. C’est d’ailleurs très révélateur que quand on regarde les premiers travaux signés d’Uderzo, ils sont signés Al Uderzo, et non pas Albert Uderzo. Je crois que les deux conjonctions ont fait que les dessins d’Uderzo ont un dynamisme incomparable. Souvent copiés, mais pour moi inégalables. À tel point qu’on traitait, qu’on qualifié le dessin d’Albert Uderzo de trop américaines. On était loin des canons, je dirais, belgo-français classiques.

« Ah, ça, c’est vrai ! Les meilleures serpes viennent d’Amérique. / Ah ! Ha ! Ha !, Amérique, c’est un cousin lointain. / Ah bon ! / C’est celui qui a réussi dans la famille / Ah ! C’est ton cousin d’Amérique, ok ! Ah ! Ah ! Ah !/ Et ben alors, allons-y ! »

Nicolas Rouvière, historien des aventures d’Astérix : Pour vous situer, Astérix est crée quelques années après le traité de Rome. Donc, on est dans le cadre d’une identité européenne en construction. D’autre part il ne faut pas oublier que la série est construite à un moment charnière de l’histoire. Goscinny et Uderzo sont nés en 1926 et 1927. Ils ont connus le second conflit mondial, durant leur adolescence. Ils en ont subi les contrecoups également via leur histoire familiale. Il y a cet arrière-plan derrière. Il y a un idéal de civilisation qui est en train de se réaffirmer, à l’orée des années 60. Ce n’est pas pour rien que l’on trouve un pastiche du drapeau hitlérien dans « Astérix et les Goths » et plus généralement questionner la frontière toujours incertaine entre les barbares, la question de l’absolutisme du pouvoir et la fragilité de la démocratie. Démocratie villageoise, un petit peu anarchique et sympathique mais je dirais que le fond de violence est toujours là, pas loin. Lutter contre les volontés de toute puissance d’un empereur, prolongée par ses légions, c’est une question qui est malgré tout intéressante à aborder.

Anaïs Kien : Et qui intervient justement en permanence, qui est le barbare de l’autre ?

Nicolas Rouvière : Exactement, c’est exactement cela. On est toujours le fou de l’autre ou le barbare de l’autre. Ils sont fous ces Romains mais les Gaulois aussi sont traités de fou comme peut l’être le barde. Il y a un brouillage volontaire en fait au niveau collectif, sur la question du barbare, et au niveau individuel, sur la question de la raison. Là, on tient quelque chose qui donne vraiment un pan d’universalité à cette série, qui est d’une très grande cohérence à cette problématique.

« Un, deux, pique à droite / légionnaires / Aïe, aïe, mon pied ! / Ave, Centurion ! / Ave ! / Ces deux hommes ont tous cassé / Alors, mettez-les en prison ! / Ah, non, non ! / Silence, Gaulois, hein ! / Oh ! Je sens que je vais briser la paix romaine, moi ! / Ah ! Oui, on va briser la paix romaine ? / Ah, ah, ah ! Oui, je vais briser la paix romaine !/ Ah, ah, ah ! / Paix, messieurs, paix ! »

« René Goscinny, Albert Uderzo, 1967 : Bien sûr, nous nous sommes inspirés de Vercingétorix et de tous les noms en X, en biorix et tout ça, c’est venu très vite. Nous nous sommes amusés d’ailleurs à les inventer. Astérix, Obélix, c’est venus très rapidement, puis il y a eu bien sûr Assurance tous risques, Panoramix. Il y a eu tous ces noms en iX maintenant ça en devient pratiquement une manie. Les gens, quand ils nous téléphonent, ils demandent à parler à Monsieur, UderiX ou GoscinniX. C’est devenue, je crois, une manie nationale. / Intervieweur, voix masculine : Comment créer un personnage ? Pourquoi faire un petit et un gros ? Albert Uderzo : Justement, nous avions, nous, Goscinny et moi, une conception assez différente de la bande dessinée humoristique, de ce qui se faisait alors, même il y a huit ans. Nous avons voulu faire l’antithèse du héros qui courant de voir à cette époque-là, soit un petit jeune homme bien fait, très sympathique d’allure, de physique. Justement on a fait cette antithèse, c’est-à-dire un petit, gros nez, assez difforme mais sympathique par sa drôlerie. Et alors… Intervieweur, voix masculine : L’un plus que l’autre, tout de même. Albert Uderzo : On ne dit pas lequel. René Goscinny : On ne dit pas lequel, bien sûr ! Intervieweur, voix masculine : Vous devriez le voir en noir et blanc, c’est curieux. René Goscinny : Alors, justement nous avons pensé de faire un héros qui soit encore moins beau que nous. Il est une satisfaction. En plus, on peut le rendre comique. Parce que quand un héros est trop beau, les gens, qui sont moins beau que lui, lui en veulent un peu d’être beau. Moi, j’en veux à peut près à tout le monde d’ailleurs. Alors que là quand je le regarde, je dis,… Intervieweur, voix masculine : On est heureux d’être commandé. »

« Non, Obélix, non ! »

Nicolas Rouvière : À travers eux, c’est une profession qui se met en scène. Il ne faut pas oublier qu’avant René Goscinny, la profession de scénariste n’existe pas. C’est lui qui l’a fait reconnaître en tant que telle. Donc, avoir un porte-parole aussi médiatique que lui, qui a une verve telle que la sienne, c’était extrêmement important. Ça le dépassait également. C’était vraiment une chance pour toute une génération d’auteurs.

Anaïs Kien : C’est lui qui fait reconnaître institutionnellement le métier de scénariste ?

Nicolas Rouvière : Il y a une charte d’auteur qui s’est créée en 1956, qui rassemblait Albert Uderzo, René Goscinny, Jean-Michel Charlier, et tout un petit groupe d’auteurs, j’allais dire entre Bruxelles et Paris, c’est là qu’ils se retrouvaient pour des rendez-vous régulier. Disons que Goscinny, lui, est emblématique parce qu’il a été le bouc-émissaire, en 56, pour les éditeurs. C’est très simple. En fait, la « World Press », la petite filiale éditoriale pour laquelle il travaillait, l’a tout simplement renvoyé, parce que c’était le dernier engagé en fait. Derrière lui, deux autres auteurs ont démissionné dans a la foulée, Jean-Michel Charlier et Albert Uderzo. Et c’est ce trio qui va se retrouver à la tête du journal Pilote, dès sa fondation, mais plus largement en 1963, quand le journal est racheté par Dargaud, pour un franc symbolique.

Anaïs Kien : Il y a le succès de cette bande dessinée, les aventures d’Astérix, mais il y a aussi le succès des personnages, qu’incarnent dans l’espace médiatique, Goscinny et Uderzo, Patrick Gaumer ?

Patrick Gaumer : C’était l’avantage d’être amis avec des gens qui étaient passionnés de bandes dessinées mais qui avaient pour nom, Pierre Tchernia, par exemple, voir Umberto Eco, voire Alain Resnais, voire toute cette mouvance des auteurs qui finalement, on va dire, étaient nés à la fin des années 20, génération des années 20, début des années 30, qui ont découvert la bande dessinée à travers notamment le journal de Mickey, vers 1934, donc avant-guerre, qui après, une fois arrivés à des postes de responsabilité ou avec une cheminement intellectuel, on va dire entre guillemets, sérieux, ont décidé de se repencher sur leurs tendres années. Ce qui est vraiment intéressant c’est de voir qu’à partir des années 60, il y a tout une série de mouvements, pour légitimer quelque part la bande dessinée, dans lequel j’ai cité, Tchernia, Umberto Eco, j’aurais pu citer Évelyne Sullerot, la sociologue, Jean-Claude Forest, le dessinateur et René Goscinny. René Goscinny a été un des premiers a véritablement défendre le rôle d’auteur. N’oublions pas qu’avant René Goscinny, ce n’est pas le seul, il y a eu Greg, mais globalement avant lui, le statut de scénariste de bande dessinée n’existait pas. Un auteur dessinateur qui décidait de faire appel à un scénariste pouvait très, très bien le faire mais sur ses propres deniers.

« Désormais les adultes traitent la bande dessinée avec beaucoup de sérieux. Un exemple, la conférence de presse hebdomadaire du journal Pilote. 15 décembre 1970. Mesdames et Messieurs, nous allons vous présenter aujourd’hui, le numéro 583, du 7 janvier, il nous reste 9 pages à programmer plus 3 pages du 585 du 21 janvier. Je vous rappelle que le 583, nous avions dit, la semaine dernière, qu’éventuellement nos nous occuperions des scouts, il y a déjà deux pages de scoutisme de techniques de scoutisme de Beketch et Goussé et deux pages sur la crise du scoutisme de Claire Brétécher. C’est un numéro dans lequel nous avons également 6 pages… »

Anaïs Kien : Vous aviez, vous, aujourd’hui, Patrick Gaumer, parlé du rôle d’Astérix dans le magazine Pilote. Est-ce que cela a été un moteur pour le succès de cette revue ?

Patrick Gaumer : Oh, combien ! Puisqu’à un moment il est devenu, Pilote, le journal d’Astérix et Obélix. Mais les choses ne sont pas aussi simples, aussi claires. Au départ on a un journal qui se veut une sorte de Paris Match pour jeunes, avec un mélange d’articles journalistiques sur l’assurance, le sport, etc., un peu de l’illustré, on parlait à peine de bandes dessinées, la dernière page c’est l’emplacement pratiquement privilégié de la série Astérix, mais c’est une planche parmi d’autres. Ce n’est pas la série moteur, contrairement à ce que l’on a pu dire. Puis, au fur et à mesure, au fil des années, je dirais que le grand tournant, ça a été véritablement 1965. À cette époque-là, le lectorat a changé, à commencé à prendre quelques années de plus, premier élément. Deuxième élément, il y a une production entre Goscinny et Uderzo, qui est assez phénoménale, c’est-à-dire qu’ils doivent sortir à peu près l’équivalent de 4 épisodes de 64 à, je dirais, fin 65. Ils ne dessinent pas 4 épisodes, mais il y en a deux qui sortent en album et deux qui sont pré-publiés dans le support. Le premier satellite français s’appelle Astérix. On commence à assisté véritablement à ce que l’on a va appeler le phénomène Astérix. C’est-à-dire que l’on est dans l’air du temps. Mais je crois que c’est vraiment une sorte d’alchimie. Ils sont arrivés au bon moment.

« Extrait du film « Barbarella » d’après une bande dessinée de Jean-Claude Forest et Claude Brulé. Président de la Terre (Claude Dauphin) : Avez-vous déjà entendu parler d’un jeune nucléariste, nommé Durand Durand ? / Barbarella (Jane Fonda) : Oui. / Président de la Terre : Duran-Duran, est l’inventeur du Polyrayon 4, c’est une arme. / Barbarella : Ah, ha… Enfin, l’univers est pacifié depuis des siècles ! Non ? Cela pourrait le replonger en pleine chienlits archaïque et dans… / Président de la Terre : La Guerre. / Barbarella : Comment ? Cette sordide confrontation… / Président de la Terre : Simplement la guerre. Des mêlées sanglantes entre les tribus. / Barbarella : Je ne peux pas y croire. Il faut agir. / Président de la Terre : Oui. Et vous êtes la seule qui puissiez agir. Courage, Barbarella et lav. » (Le nom de l’extrait t des intervenants ont été rajoutés par moi au moment de la transcription.)

« Homme (1) Mais qui êtes vous Madame ? / Femme (1) Que t’importe qui nous sommes. Abandonnes-toi au plaisir. / Homme (2) Que désires-tu, pauvre guerrier ? / Homme (1) Manger. / Femme (2) Nous avons du nectar et de l’ambroisie. / Homme (1) Oh, non, pas de ces cochonneries ! Moi, je veux du sanglier. J’aime le sanglier, c’est bon. / Femme (2) Mais il n’y a pas de sanglier dans notre île. / Homme (1) Y-a pas de sanglier et vous voulez que je reste toujours dans cette île ? Ça va pas, non !/ femme (2) Dis-donc le gros, tu crois quand même pas que je vais faire la cuisine pour toi, non ! Aller, du vent ! / Homme (1) Et comment que je m’en vais par Toutatis ! Pas de sanglier et on ose appeler ça, l’ile du plaisir ! Ooooh ! Aller viens Astérix, c’est une gargote, ici. »

Patrick Gaumer : Il se trouve qu’à un moment… ça, c’est une expression que m’avait dit Jean Giraud, en disant : « à un moment on a suivi un petit peu le même chemin et à un moment il y avait une porte et Goscinny est resté à la porte. » Il y a un côté très paternaliste que l’on retrouve chez Goscinny, plus que chez Uderzo d’ailleurs. Uderzo, c’est vraiment le créateur, pas du tout de tour d’ivoire parce que c’est quelqu’un d’une humanité totale, mais il était, je dirais, sur sa table de travail. L’homme public, c’était véritablement Goscinny. C’est vrai que les auteurs le considéraient, avec beaucoup de respect, voire parfois crainte, les colères de Goscinny sont aussi légendaires, comme une sorte de papa bis, etc. Il est arrivé un moment où il faut couper le cordon, un moment où l faut se dire, c’est bien, je ne renie pas ce que j’ai fait, mais on fait autre chose. Évidemment cela a été le début de l’émancipation des auteurs, comme GB, Cabu et Reiser. Ils sont partis à Hara-kiri Hebdo, puis Charlie Hebdo, ils ont quitté Pilote. Ça, cela a été le premier départ. Ensuite, en 1972, c’est la grosse cassure avec l’Écho des Savanes. L’Écho des Savanes, c’est quoi ? C’est scato, c’est porno. Autant dire que quand Goscinny a vu ça, il a dit : « ptits cons », en gros. Excusez-moi l’expression mais c’était quand même un peu ça. Donc, c’est vraiment la fin d’une époque. Ça, c’est 72. C’est pareil, c’est la roue qui tourne.

« Pendant ce temps, dans le village gaulois,… »

Voix d’homme ( ?) : Il y a Goscinny qui est là, vous savez, hein ?… »

Anaïs Kien : Pendant ce temps-là, on prépare l’inauguration d’une plaque célébrant la naissance d’Astérix sur la façade de la cité du Pont de Pierre à quelque centaine de mètres de l’université. Didier Pasamonik, historien de la bande dessinée, est notre guide pour l’occasion

Voix d’homme ( ?) : « Je connais ce genre de colloque, ça traine, ça traine…

« Attends-moi, Obélix. Je prends un peu de potion magique, kuuuup… Hum ! Ahhh ! et j’arriiiiive ! »

Didier Pasamonik : Comme toujours, dans les cortèges officiels, il y a des retards. Il arrive par ici, paraît-il. On a du vous expliquer que l’endroit où l’on va, c’est l’endroit où au mois d’août 1959, ils ont crée Astérix, avec du Pastis. Il faisait très chaud, parait-il. Le contexte est le lancement de Pilote, qui doit sortir en octobre 1959. Le 29 octobre 1959, c’est la date officielle de la naissance d’Astérix. Ils prévoient une bande dessinée et ils prévoient de faire « Le Roman de Renart ». Ils doivent créer le « Le Roman de Renart » et au moment où ils le font ils s’aperçoivent que quelqu’un l’a déjà fait avant eux, dans Vaillant, qui est quand même le grand journal communiste de l’époque. Pour eux, c’est impossible de refaire la même chose. Donc, ils s’interrogent, se disent qu’ils vont faire un truc historique mais on commence par quoi ? Les hommes des cavernes, c’est déjà fait. Les Américains ont beaucoup d’histoires dessus, pierre à feu et tout ça, et ils s’arrêtent aux Gaulois. Au fond, Astérix, c’est quelque chose qui, au départ, est assez improvisée. Il n’y a pas de choix délibéré. L’ironie de l’histoire, c’est qu’à quelques centaines de mètres de l’endroit où ils vont créer Astérix, on découvre la plus grande nécropole d’Europe.

Anaïs Kien : C’est plutôt un coup de chance.

Didier Pasamonik : Je ne sais pas si c’est un coup de chance. Je crois que déjà, il y a une rue d’Alésia, qui était à cinquante mètres de chez eux. Donc, il y a comme ça une convergence. De là à penser que c’est les mains des Gaulois qui les ont inspirés, on peut toujours se dire ça. Comme je l’expliquais, dans ma conférence, on est dans l’après-guerre, les Français sont en plein milieu des « Trente glorieuses », il y a un mythe qui mérite d’être combattu mais qu’on ne peut pas combattre, c’est le mythe de la Résistance qui pèse vraiment sur cette après-guerre, avec des gens comme Chaban-Delmas, de Gaulle etc. Donc, la nouvelle génération doit un petit peu remettre en cause ce mythe-là et ça passe par la subversion, des éléments de subversion qui sont des relectures ironiques ou amusées de l’histoire. Astérix joue ce rôle, je crois que c’est un des éléments importants.

Didier Pasamonik : La plaque va être installée où ? Vous le savez ?

Voix d’homme ( ?) : Elle est là.

Didier Pasamonik : Ah ! elle est déjà là. Ils sont en train d’installer la tente pour les officiels. Voilà, il y a Uderzo qui arrive justement, à l’instant. Il est accompagné de sa femme Ada Uderzo. Elle a beaucoup de mérite, parce qu’elle a des difficultés pour marcher, elle est en béquilles… Bonjour Ada… On va les saluer. Bonjour Albert.

Albert Uderzo : Bonjour.

Didier Pasamonik : Ça va ?

Albert Uderzo : (manque deux mots). Quand on arrive cinquante ans après, cela fait quand même un drôle d’effet mais les bâtiments sont toujours les mêmes. La nature a changé, elle a beaucoup évolué.

Anaïs Kien : Vous viviez à quel étage ?

Albert Uderzo : Nous étions au 3 et nous étions au 3ème étage.

Anaïs Kien : Donc, au coin, un peu plus loin de cet immeuble ?

Albert Uderzo : L’avant dernier étage.

« Archive, Albert Uderzo,1998 : Et là, il a fallu trouver une idée, très, très rapidement. C’est ce que nous avons fait. C’était dans notre petite salle à manger, dans notre HLM de Bobigny, face au grand cimetière parisien de Patin. Je vous situe la cadre. C’était en plein été, donc c’était un cimetière assez gai parce que très garni d’arbres, donc on ne voyait pas grand-chose, sauf en hiver. Cela s’est fait très, très vite. Quand je dis aux gens qui me posent des questions, qui me disent : vous avez du faire des études, avant d’entreprendre un truc comme ça… Que nenni, comme disait l’autre ! Ça s’est fait en un quart d’heure. Alors, là, il y a eu cette discussion fameuse avec René, à savoir que moi je voyais évidemment le personnage différemment. Je le voyais encore une fois avec l’image d’Épinal que se font les enfants sur les Gaulois : grand, fort, blond et beau / L’interviewer : Et lui ? / Albert Uderzo : Lui, il le voyait à l’inverse : petit, affreux, par contre avec une malignité qui le sortait de l’ordinaire. / L’interviewer : Il voyait un personnage, lui ? / Albert Uderzo : Il voyait un personnage. / L’interviewer : Celui qu’il vous a obligé à inventer. / Albert Uderzo : Celui qu’il m’a obligé à inventer, précisément. »

Voix de femme ( ?) : Elle est où Ada ?

Voix d’homme ( ?) : Elle est là, elle est là.

Anaïs Kien : On va dévoiler une plaque, ici, à Pont de Pierre, en votre honneur, en honneur d’Astérix.

Albert Uderzo : Oui, parait-il, je suis très honoré de ça. J’étais loin de m’attendre qu’un jour, il puisse y avoir une plaque sur ce bâtiment pour rappeler ce moment. C’est très émouvant pour moi. C’est évident qu’il y a cinquante ans, on était loin de se douter, René Goscinny et moi, en passant cette porte, heureusement d’ailleurs que l’on se doutait pas parce qu’on aurait eu très peur. Vous savez, nous ne sommes pas retournés ici depuis quarante deux ans, depuis 67. C’est pour cela que ça m’a fait un drôle d’effet. Je n’ai plus rien reconnu. Si, j’avais du venir moi-même en voiture, je me serais perdu complètement. On est arrivé ici en janvier 1958 et on a quitté cet appartement en 1967, 9 ans exactement.

Anaïs Kien : Vous ne saviez pas à l’époque qu’il y avait une nécropole gauloise, juste à côté de votre immeuble ?

Albert Uderzo : Je viens d’apprendre ça, je ne le savais pas du tout. Alors, cela me poursuit, ça, parce que chaque fois que je m’installe, on découvre une nécropole gauloise. Décidément, ces Gaulois sont fourrés partout. Dans ma campagne, c’est pareil, dans Les Evelyne, on m’a dit un jour : on a trouvé un four gaulois, qui faisait des poteries, à deux kilomètres de chez moi. Pour vous dire que maintenant je fais attention où je mets les pieds. Et bien, dites-moi, il ne fait pas chaud… Ah, oui, c’est peut-être une bonne idée… La petite rue qui coupe là-bas, c’est la rue Alésia, voyez-vous. Vous voyez qu’on était dans le bain !

Anaïs Kien : Elle s’appelait déjà la rue Alésia à l’époque ?

Albert Uderzo : Oui, oui. J’aurais espérer qu’ils l’appellent la rue Gergovie, cela aurait quand même mieux. Alésia, c’est une petite rue de nymphettes de Vercingétorix. Vous auriez vu ici, il n’y avait que de petits ( ?) qui s’amusaient dans cette petite rue-là, c’était formidable. C’était étonnant. Il y avait un gamin, qui était plus malin que les autres, il avait déniché de vieilles voitures d’enfants, vous savez, et tous les gosses montaient dans ces petits wagons improvisés…

Anaïs Kien : C’étaient des vieilles poussettes ?

Albert Uderzo : Des vieilles poussettes, voilà, exactement.

Une femme ( ?) : Monsieur Uderzo.

Un homme ( ?) : Je ne sais pas si vous vous souvenez de nous. Madame Sebag, le fils de Madame Sebag. Elle parlait longuement avec vous.

Albert Uderzo : Ah, oui, je me souviens…

Un homme ( ?) : Elle parlait longuement avec…

Albert Uderzo : Oui, oui…

Un homme ( ?) : Toujours quand elle venait le promenait, elle parlait de ses lampadaires…

Albert Uderzo : Quelques uns avec les bouteilles…

Un homme ( ?) : Cela me fait plaisir que vous veniez au Pont de Pierre.

Albert Uderzo : Vous voyiez, on m’a invité.

Un homme ( ?) : C’est elle qui avait fait un accident, renversée par une voiture, vous vous souvenez ?

Albert Uderzo : Eh, oui.

Un homme ( ?) : Et bien, voilà, c’est elle. Elle s’est occupée de la maman et tout…

Albert Uderzo : Je me souviens bien, je me souviens bien, je me souviens de cet accident.

Une femme ( ?) : Bonjour, vous êtes Uderzo ? L’Albert Uderzo ?

Albert Uderzo : Oui.

Une femme ( ?) : C’est madame Uderzo ?

Albert Uderzo : Oui, je suis son époux

Une femme ( ?) : Oh ! Je n’arrive pas à vous reconnaitre

Albert Uderzo : Vous avez toujours été là ?

Une femme ( ?) : Je suis très contente de vous revoir.

Anaïs Kien : Anne Goscinny, vous n’étiez jamais venue sur le lieu de naissance d’Astérix ?

Anne Goscinny : Mais, non, je dois dire que non. C’est très émouvant de penser qu’Astérix est né ici, que mon père est venu souvent ici, qu’avec Albert ils se sont bien marrés, je trouve ça c’est très émouvant.

Anaïs Kien : Il y a des rues Goscinny, des écoles Goscinny…

Anne Goscinny : Il y a beaucoup de rue. Il y en a une à Paris notamment, dans le 13ème à côté de la Bnf. Il y a des écoles, des lycées, des collèges et des médiathèques, des centres culturels, des bibliothèques et il y a surtout le lycée français de Varsovie, qui porte son nom.

Anaïs Kien : Et dans le 13ème, la rue Goscinny se trouve entre la rue Thomas Mann et Primo Lévy.

Anne Goscinny : Oui. Je trouve que c’est un voisinage chargé de sens ! En tout cas, moi, qui me fait très plaisir, la montagne magique.

Anaïs Kien : Et vous avez assisté à toute cette journée, consacrée à Uderzo ?

Anne Goscinny : Je vais assister au dévoilement de la plaque puis après je crois qu’il y a un truc à l’université et après je retournerai du côté de chez moi parce que j’ai deux enfants qui ont 6 et 8 ans et il faut assurer le judo.

Anaïs Kien : Le judo ?

Anne Goscinny : Oui, parc qu’après l’école, on a le judo. Il faut être dans la vie. C’est bien de dévoiler des plaques et c’est bien d’amener les petits au judo.

Une femme ( ?) : Bonjour Madame.

Anaïs Kien : Bonjour, madame.

Une femme ( ?) : Monsieur Uderzo, habitait là.

Anaïs Kien : Vous l’avez connu ?

Une femme ( ?) : Je l’ai connue. On est les deux. Tout le monde est parti. Tous les Français sont partis et on est resté. Après, elle a trouvé… Son mari est monté de grade et tout… elle habite évidemment dans de beaux quartiers.

Anaïs Kien : Ada Uderzo, la femme d’Albert Uderzo ?

Une femme ( ?) : Voilà. Elle est très gentille, la vérité. Elle aimait parler aux gens. Elle n’était pas retirée du monde, non. Quand on se rencontrerait, on restait des heures à parler. Dernièrement, elle m’a dit : j’ai fait un bel abat-jour pour ma table de nuit. C’étaient des gens simples, hein ! Ils ont montés de grade, Dieu est grand, ha, ha, ha… il y a des histoires de partout, hein ! Ha, ha, ha…

Anaïs Kien : Et vous, vous êtes arrivée à quel moment, ici, à Bobigny ?

Une femme ( ?) : En 58. Il n’était pas…

Anaïs Kien : Fini ?

Une femme ( ?) : Non. La pelouse, derrière, là, c’était de la boue. On nous livrait le lait avec des charrettes, tout ça… Depuis 58, je suis là. Je suis la seule, ha, ha, ha… je me trouve bien.

Anaïs Kien : Et vous veniez d’où ?

Une femme ( ?) : Je viens de Sfax, Tunisie.

Anaïs Kien : Et vous vous appelez comment ?

Une femme ( ?) : Madame Sebag Marcelle.

Catherine Peyge, maire de Bobigny : Mesdames et Messieurs, je vous invite à vous rapprocher. Mesdames, Messieurs, chers amis. Dévoiler une plaque est toujours, pour moi, un moment d’émotion particulière, car il s’agit de placer une partie de l’espace public sous le haut patronage d’une personnalité admirée. Cela sera bien sûr le cas aujourd’hui. Mais cette émotion est marquée d’un sourire tendre et complice, puisque l’esprit des lieux que nous convoquons aujourd’hui a pu s’incarner dans un petit bonhomme souriant, malicieux et fort de la force de ses amis, des amis sûrs et dévoués. C’est à deux pas d’ici que le malin Astérix, patriote et roublard a vu le jour grâce à deux pères exceptionnels, Albert Uderzo et René Goscinny. L’historique légende affirme qu’Uderzo et Goscinny, en fumant quelques cigarettes, j’espère pour l’histoire que c’étaient des Gauloises, et en sirotant un Pastis, ont conçu Astérix. J’aime à imaginer qu’accouder au balcon, ils ont été inspirés par les mannes de centaines de Gaulois, qui reposaient dans la plus grande nécropole gauloise jamais découverte juste sous la fenêtre du dit balcon. À Bobigny, une fois de plus, la réalité a dépassé la fiction. Ici est né Astérix en 1959, crée par Albert Uderzo et René Goscinny. Albert Uderzo résidait alors dans cette allée.

Albert Uderzo : Exactement au 3ème étage…. Il est marrant ce garçon là…

Anaïs Kien : Bonjour. Est-ce que tu sais ce qu’on vient de faire là ?

Un jeune ( ?) : Vous venez de mettre une pancarte en argent, je crois.

Anaïs Kien : Et c’est juste à côté de ta fenêtre.

Un jeune ( ?) : C’est bien pour moi.

Anaïs Kien : Tu savais d’Albert Uderzo avait vécu ici.

Un jeune ( ?) : Je ne savais pas qu’il avait habité ici, je croyais que c’était un bâtiment comme les autres. Mais ce n’est pas un bâtiment comme les autres.

Anaïs Kien : retour au bâtiment de l’illustration où le dessinateur Albert Uderzo s’apprête à recevoir un Doctorat d’honneur, a devenir un gradé de l’université. Nous y retrouvons Patrick Gaumer.

Patrick Gaumer : C’est vrai que cela correspondait à un changement d’époque, la bande dessinée n’était plus considérée comme un pousse au crime. Petit à petit elle était légitimée et surtout s’insérait dans un ensemble beaucoup plus large, qu’est la contre-culture, dans lequel on va effectivement après retrouver la science-fiction, le rock, etc.

Anaïs Kien : Quand on parle de bande dessinée contre culturelle on pense plutôt à Fourest et à Barbarella, qui s’inscrit vraiment dans le chromo de la conte culture de la fin des années 60. on ne pense pas forcément à Astérix et à Uderzo et Goscinny.

Patrick Gaumer : Vous avez tout à fait raison. Ce qui est d’autant plus étonnant, c’est que Forest et Goscinny c’était vraiment l’eau et le feu, deux conceptions différentes et surtout deux personnalités. Je crois qu’un des claches, parce que c’est aussi l’autre de Goscinny, qui est peut-être un peu moins glorieux, c’est quelqu’un qui ne supportait pas trop concurrence et certaines personnalités, ce qui sera notamment le cas de Forest. Forest avait une telle notoriété via Barbarella, alors là en parlait médiatique si l’on rajoute le film de Vadim, Barbarella était un moment sans doute aussi connu qu’Astérix. Forest m’a raconté que le jour où il a rencontré Goscinny, il lui a dit : Si ça ne tenait qu’à moi, je ne vous aurez jamais publié, mais vous êtes Forest, donc je pense à mes lecteurs. Il se trouve que, sans entrer dans les détails, à un moment Forest a continué à travailler pour Pilote, et à un moment Goscinny a dit : Vous me le virez.

Anaïs Kien : Parce que Barbarella correspondait d’un point de vue esthétique, au code du temps, à cette modernité venue des États-Unis, au super héros extrêmement érotisé.

Patrick Gaumer : C’était surtout le côté érotique, évidemment, qu’on retrouve. Falbala, ok, c’est bien gentil, c’est un personnage féminin mais il n’y a pas cette liberté de ton, ce côté science-fiction, donc à cheval entre les différentes contre cultures qu’a Forest. C’est vrai qu’à un moment, je dirais, la série Astérix est devenue presque un classique…

Anaïs Kien : Académique.

Patrick Gaumer : Voilà, c’est l’expression, académique, alors que les expériences se faisaient ailleurs.

Anaïs Kien : Jean-Claude Lescure, notre hôte, initiateur de cette journée d’hommage et de célébration.

Jean-Claude Lescure : Albert Uderzo, je voulais vous dire que c’est un immense honneur que vous faites à cette université, où tous les jeunes sont des petits Goscinny et de petits Uderzo, c’est-à-dire des fils d’immigrés d’aujourd’hui, des enfants de la banlieue qui cherchent leur voix. On est là pour cette ascension sociale, pour leur permettre de se réaliser, réaliser leur rêve. Votre présence ici, c’est la preuve que des fils d’immigrés peuvent réussir et c’est aujourd’hui par l’université, avec son absence de sélection, sa promotion sociale, son insertion professionnelle, qui est là et qui permet à ces gamins de banlieue de devenir les futurs cadres de la nation. C’est à cette occasion là que nous avons pris la décision de vous remettre le diplôme d’honneur de Docteur de l’université Paris 13.

Albert Uderzo : Merci, Monsieur.

Jean-Claude Lescure : C’est moi qui vous remercie.

Natacha Lillo, historienne, spécialiste de l’histoire de l’immigration : Le fais que cela soit des enfants d’immigrés qui deviennent des Gaulois résistants à l’Empire romain, des Gaulois donc des futurs Français, franchouillards, avec les banquets, les bagarres, que cela soient des enfants d’immigrés qui fassent ce personnage-là, quelque part cela rend hommage aux capacité d’intégration qu’a pu avoir la France dans les années 20-30, et même je pense jusqu’aux années 50-60. Par l’école, par toute une série de modalités de choses, qui pouvaient être l’existence d’un Parti communiste fort, par le syndicalisme, etc., qui permettaient l’intégration, et aussi parce que jusqu’aux années 70, on est dans une société, des Trente Glorieuses, où l’on va vers le progrès, c’est-à-dire qu’en général les pères sont manœuvres, cimentiers, ouvriers de base, les fils vont acquérir un véritable emploi. Donc, vous avez vraiment, là, quelque chose qui est très net, c’est le passage d’une génération à l’autre, avec une ascension sociale.

« Je crois que je vais tout de même boire un coup de la potion magique, l’avenir du village est en jeu après tout. »

Anaïs Kien : Emmanuel Boulanger, vous faites une communication, intitulée : « De l’esprit village à la ville moderne », dans cette journée consacrée au Gaulois, à Bobigny et à Uderzo. Vous avez regardé comment Uderzo justement parle de Bobigny ?

Emmanuel Boulanger : Ils en parlent relativement peu. On sent bien que cette cité du Pont de Pierre, c’est un monde à part, ce qui est une réalité, c’est une cité qui reste enclavée, il n’y a pas de centralité réellement à Bobigny…

Anaïs Kien : C’est le lieu où il habite.

Emmanuel Boulanger : Voilà, c’est le lieu il habite. Par contre, on sent qu’il ne porte pas particulièrement à cœur les communistes, c’est un lien que l’on peut également faire.

Anaïs Kien : Et les gens de gauche en général.

Emmanuel Boulanger : Et le gens de gauche en général c’est ce qu’il dit en effet dans un des ses entretiens. D’ailleurs au final il quittera Bobigny, il habitera dans une autre cité à l’entre-soi, bien prononcée, je pense à Neuilly-sur-Seine, là on n’est plus du tout dans la ville typée populaire, c’est vraiment la ville à l’entre-soi bourgeois affirmé. C’est bien sûr un autre monde. Cette cité du Pont de Pierre a semble-t-il marqué on histoire. En tout cas elle marque le début de l’histoire d’Astérix.

Anaïs Kien : Quels sont les acteurs qui organisent cette journée scientifique, intitulée « Drôles de Gaulois » ?

Emmanuel Boulanger : Les partenaires de cette initiative, de ces célébrations mémorielles, on pourrait presque dire, c’est la ville de Bobigny, le Conseil régional d’Île-de-France, le Conseil régional de la Seine-Saint-Denis, le patronage très significatif de l’Université Paris 13 et du Campus de Bobigny. C’est très surprenant de voir comment les choses évoluent, ce qui était inimaginable dans les années 60-70, même encore 80, à savoir qu’une mairie communiste s’approprie cet héritage d’Uderzo et Goscinny, d’Astérix, c’est vrai que l’on mesure à quel point, y compris le paysage et les mentalités politiques ont pu évoluer.

Anaïs Kien : Et comment on peut expliquer cette captation d’héritage justement, par cette mairie communiste, de ce petit personnage, Astérix ?

Emmanuel Boulanger : Alors là, on est certainement dans une logique de faire-valoir. De faire-valoir municipal, de « patrimonisation » également des cités, des premières cités d’habitat collectif qui sont ainsi valorisées. Aujourd’hui on a une relecture de la Seine-Saint-Denis qui est tend à falsifier, en tout cas à stigmatiser cette période des Trente glorieuses. En colle notre réalité où en effet l’intégration est difficile avec l’expérience des Trente Glorieuses où au contraire on avait un ascenseur social qui permettait à des enfants issus de l’immigration, en l’occurrence de l’immigration italienne, de faire école, de s’intégrer, de faire France, oui.

Anaïs Kien : On fait de vous aujourd’hui une success story, un modèle d’intégration puisque vous êtes fils d’immigré italien, Albert Uderzo, ce n’est pas un peu vertigineux comme place à assumer ?

Albert Uderzo : Je m’attendais à votre question. Eh bien, voyez-vous, il y a une particularité en ce qui concerne les auteurs d’Astérix, c’est que Goscinny était d’origine polonaise et moi d’origine italienne, j’ai l’air de taper sur la tête de mes ancêtres.

« Vive Astérix ! Vive Obélix ! Vive Astérix ! Et sous la lune, le traditionnel banquet réunit tous les habitants du village gaulois, tous. Ah, non ! J’en oublie un, Assurance tout risques, le barde / Les lâches, me ligoter et cacher ma, lyre ! J’avais composé une ode triomphale, La, la, la… / Eh, Assurance tout risques, le disque est fini / La, la, la / Le disque est fini »

Anaïs Kien : merci à Pascal Ory, Patrick Gaumer, Nicolas Rouvière, Albert Uderzo, Jean-Claude Lescure, Catherine Peyge, Natacha Lillo, Emmanuel Bellanger, Didier Pasamonik et aux habitants de la cité du Pont de Pierre.

Prise de son Olivier Leroux, mixage Claire Levasseur. Archive Ina, Aurélie Marsset et Marie Jarousse ( ?).

« Astérix, fils du 9 – 3 », un documentaire d’Anaïs Kien et de Véronique Samouiloff.

Emmanuel Laurentin : Et merci à Anaïs Kien et Véronique Samouiloff de terminer ainsi cette semaine gauloise, avec ce dernier avatar du Gaulois dans notre société contemporaine, ce fils de dessinateur et scénariste immigrés.

Un ministre peut-il tomber enceinte ?* Dé-masculiniser la langue française, entrevue avec Pascal Gygax

Sans doute avez-vous déjà lu des textes où l’on évoquait des « enseignant-es », ou l’on parlait d’« ielle », et peut-être avez-vous été intrigué·e ou agacé·e par ces libertés grammaticales. Au CorteX, nous employons régulièrement de telles tournures, mais, faute de temps, nous n’avions jamais consacré un article à ce sujet. Nous tentons d’y remédier partiellement avec ce petit article, afin d’expliciter les enjeux et les alternatives possibles et surtout déconstruire quelques idées reçues auxquelles nous avons été confronté·e·s (ou auxquelles nous avons même pu souscrire). Pour cela, nous avons sollicité l’expertise de Pascal Gygax, chercheur en psycholinguistique à l’Université de Fribourg, qui a chaleureusement accepté de nous répondre.  Nous vous proposons ensuite quelques ressources documentaires. *Le titre « Un ministre peut-il tomber enceinte » est emprunté à l’excellent article de Markus Brauer2.

 

Entrevue

Bonjour Pascal Gygax, votre laboratoire travaille sur les représentations sociales véhiculées par le langage, et notamment par l’usage massif du genre masculin dans la grammaire française. Pouvez-vous expliquer quels types d’expériences vous mettez en place pour étudier cela ?

CorteX_Gygax2017De manière générale, nous nous intéressons surtout à l’ambiguïté de la forme grammaticale masculine – celle-ci ayant plusieurs sens possibles – , et la manière dont notre système cognitif résout cette ambiguïté. Nous avons utilisé des paradigmes de psycholinguistique expérimentale pour étudier ceci. De manière générale, nous nous intéressons à la manière dont une phrase comme « une des femmes portait un parapluie » est traitée lorsqu’elle suit une phrase comme : « Les musiciens sortirent de la cafétéria »1.

Illustration. L’équipe de Pascal Gygax a présenté à notamment 36 francophones des groupes de 2 phrases. Chaque première phrase introduisait un groupe de personne appelées par un nom de métier au pluriel (comme « Les musiciens sortirent de la cafétéria. » ou « Les assistants sociaux marchaient dans la gare. »). Les métiers étaient associés à des stéréotypes masculin, féminin, ou neutre. Chaque seconde phrase précisait qu’il y avait des (mais pas exclusivement) femmes ou hommes dans le groupe (par exemple, « Une des femmes portait un parapluie. » ou « Du beau temps était prévu, plusieurs femmes n’avaient pas de vestes. »). Les francophones devaient dire rapidement si la deuxième phrase était une suite possible ou non de la première. Les francophones répondaient plus souvent par l’affirmative lorsque des hommes figuraient dans la deuxième phrase, indépendamment des stéréotypes de la première phrase. En d’autres termes, les représentations des francophones étaient moins guidées par les stéréotypes que par les marques de genre au pluriel.

Quels sont les principaux résultats de la littérature sur le sujet ?

Nous avons montré (avec d’autres équipes également) que notre cerveau résout l’ambiguïté sémantique du masculin au dépend des femmes et au profit des hommes, systématiquement et indépendamment du contrôle que nous essayons parfois de mettre en place. Ceci veut simplement dire que le sens « masculin = homme » est toujours activé, et que ne pouvons pas empêcher cette activation, même si nous essayons d’activer consciemment les sens « masculin = mixte ou neutre »2.

Ilustration. Une équipe de recherche de Clermont-Ferrand3 a demandé à 101 personnes de répondre à une des deux questions suivantes : « Sans tenir compte de vos opinions politiques, citez tous les candidats de droite que vous verriez au poste de Premier ministre » (condition générique masculin) ou « Sans tenir compte de vos opinions politiques, citez tous les candidats/candidates de droite que vous verriez au poste de Premier ministre » (condition générique neutre). Les résultats, représentés ci-dessous, montrent que, toutes choses étant égales par ailleurs, les personnes citent plus de femmes lors de la deuxième condition.CorteX_brauer_candidates-candidats

Peut-on dire que le masculin neutre existe en langue française ?

De fait, un sens neutre peut exister (comme pour les termes épicènes4), mais ce sens ne peut pas être porté par le masculin. En effet, le fait de désigner un groupe de personnes par un mot ou un groupe de mots au masculin fait que l’on va plus souvent penser que des hommes constituent ce groupe.

Vous suggérez de ne pas utiliser de formules de ce type : «  Pour faciliter la lecture du document, le masculin générique est utilisé pour désigner les deux sexes ». Pouvez-vous expliquer pourquoi ?

Nous avons montré que le sens « masculin = homme » est activé de manière passive, non-consciente et incontrôlable. Nous appelons ceci un mécanisme de résonance. La mention dont vous parlez ne changera rien à cette activation5.

CorteX_unil_mots-egalite
Brochure délivrant des conseils pour de-masculiner son style à l’écrit

Que dites-vous aux personnes qui trouvent que dé-masculiniser la langue française, c’est alourdir un texte, le rendre presque illisible ? Cette question a-t-elle été étudiée de façon expérimentale?

Oui, un article a été publié en 2007 sur le sujet6. Celui-ci montre que nous nous habituons très vite à ces formes non-sexistes. J’ajouterais tout de même qu’une démarche linguistique de neutralisation – en formulant le texte sans forcément se référer à des individus en particulier (par exemple, « la direction estime que… ») allège souvent le texte. C’est ce que nous souhaitons transmettre au travers des ateliers d’écriture non-sexiste que nous organisons.

La grammaire et l’orthographe de la langue française ont-ils toujours été ainsi ?

Je ne suis pas historien du langage, mais une forme neutre existait en latin, et le masculin comme valeur par défaut s’est imposé pour des raison de patriarcat. On retrouve des écrits du XVIIème qui l’attestent7.

Illustration. Claude Favre de Vaugelas, grammairien et académicien, en 1647, dans Remarques sur la langue française. Utiles à ceux qui veulent bien parler et bien écrire  : « La forme masculine a prépondérance sur le féminin parce que plus noble ».
Nicolas Beauzée, grammairien et académicien, en 1767, dans Grammaire générale : « le genre masculin est réputé plus noble que le féminin à cause de la supériorité du mâle sur la femelle ».

Y a-t-il des langues qui, dans leur construction, ne privilégient jamais un genre au détriment de l’autre ?

Oui, le finnois, par exemple, n’a pas de marque grammaticale de genre. En danois, il existe des formes spécifiques, des formes neutres, et même des formes dites mixtes. La Suède adopte progressivement le nouveau pronom « hen », pour remplacer hon [elle] et han [il]. En allemand, on trouve de plus en plus de formes dites « nominalisées », qui sont neutres. Quelques linguistes proposent des formes semblables en français (par exemple, illes). Nous souhaitons par ailleurs tester ces nouvelles formes, mais manquons pour l’instant de ressources financières.

Lorsque l’on emploie des formules du type « les étudiantes et les étudiants », n’enferme-t-on pas finalement les individus dans deux sexes ou deux genres, alors que certaines personnes ne se retrouvent pas dans ces catégories ? Pourrait-on imaginer des alternatives ?

Oui, vous avez raison. À terme, ceci n’est pas une solution viable. Pour l’instant, cette formulation permet d’améliorer la visibilité des femmes dans la société, mais il active également une catégorie (le genre) qui est complètement aléatoire et non pertinente dans beaucoup de situations. Nous avons d’ailleurs dédié un chapitre sur ce sujet8.

Plutôt que de dé-masculiniser la langue française, pourrait-on envisager de la dégenrer ? Y a-t-il des personnes ou collectifs qui travaillent dans ce sens ?

Nous souhaitons commencer un projet sur ce sujet : apprendre à des participantes et participants de nouvelles formes, et tester leur représentations à la fin de l’apprentissage. Nous sommes relativement convaincu·es que les effets de nouvelles formes, plus inclusives de la diversité de genre (et de sexe), apporteront énormément à notre manière de percevoir le monde.

Si nous sommes sensibles à ces questions, quelles mesures simples pouvons-nous mettre en pratique au quotidien ?

Financer nos recherches… je plaisante (…à moitié). Je pense qu’un changement de représentations doit passer par deux démarches linguistiques possibles : la féminisation ou la neutralisation. La première permet surtout de renforcer la visibilité des femmes dans notre société (surtout si les femmes sont mentionnées en premier, comme dans « les musiciennes et les musiciens »), et la deuxième de diminuer l’activation de la catégorie « genre ». Cette dernière demande souvent un effort de reformulation, car elle nécessite un changement de lexique (en passant par des termes épicènes notamment) ainsi qu’un changement sémantique. Par exemple, lorsque nous souhaitons parler des migrantes et des migrants, nous pouvons utiliser les termes « la population migrante ». Le sens change quelque peu, mais est souvent parfaitement adapté au propos souhaité.

Merci beaucoup Pascal Gygax pour votre disponibilité et pour vos travaux !

Ressources

Vous souhaitez plutôt écouter Pascal Gygax ? Voici le fichier audio de son passage chez Radio télévision suisse en mars 2016.

Télécharger

Nous vous recommandons également le visionnage d’Éliane Viennot à la Wikiconférence francophone d’août 2016. Cette professeure de littérature française de la Renaissance à l’Université de Saint-Étienne rappelle ici que la langue française traitait de manière quasi-égalitaire les sexes masculins et féminins, jusqu’à ce que des personnes clairement opposées à l’égalité entreprennent de la masculiniser.

Vous pouvez également lire Éliane Viennot, que nous n’avons pas encore lu, mais que nous allons dévorer.

CorteX_viennot_feminin-masculin CorteX_viennot_academie-francaise

À lire également, l’article d’Aurore Évain, « Histoire d’autrice, de l’époque latine à nos jours », Sêméion – Travaux de sémiologie, n°6, , qui revient sur la disparition de noms féminisés à la charnière des XVIIème et XVIIIème siècle. La forme « autrice », dérivée du latin auctrix, a par exemple été supprimée à la suite d’une longue querelle entre praticiens et grammairiens. Aurore Évain explique comment la réfutation de l’usage de ce mot s’appuie à l’époque non seulement sur des débats sur sa formation grammaticale, mais aussi sur la remise en cause de la légitimité même des femmes à écrire. 

Analyse d’un texte critique sur l’écriture inclusive

Dans la revue Science & pseudo-sciences n°323 de janvier/mars 2018, Brigitte Axelrad aborde ce sujet au travers d’un texte intitulé « Êtes-vous prêt·e·s pour l’écriture « inclusive » ? ». Nous avons rédigé le texte suivant à l’intention de la rédaction du journal :

Bonjour,

Nous avons lu avec intérêt votre article du SPS n°323 Êtes-vous prêt·e·s pour l’écriture « inclusive » ? (1). Cependant, cela nous surprend de constater que cet article fait fi d’une grande partie des données empiriques disponibles dans la littérature. Il y a au moins quatre points à soulever.

1) La question de la démasculinisation de la langue française n’est pas seulement une question d’ordre politique, pour moins « invibiliser les femmes » ou « faire progresser les mentalités et avancer l’égalité entre les hommes et les femmes ». Les enjeux sont aussi méthodologiques. Si nos formulations langagières impactent nos représentations, alors il faudra apporter une attention toute particulière par exemple aux formulations des questionnaires utilisés lors d’enquêtes. Il y a d’ailleurs des données empiriques qui soutiennent cette hypothèse. Une équipe de recherche de Clermont-Ferrand, par exemple, a demandé à 101 personnes de répondre à une des deux questions suivantes : « Sans tenir compte de vos opinions politiques, citez tous les candidats de droite que vous verriez au poste de Premier ministre » (condition générique masculin) ou « Sans tenir compte de vos opinions politiques, citez tous les candidats/candidates de droite que vous verriez au poste de Premier ministre » (condition générique neutre). Les résultats montrent que, toutes choses étant égales par ailleurs, les personnes citent plus de femmes lors de la deuxième condition (40 % contre 15 %) (2).

2) Comme il est évoqué succinctement dans une partie du texte, démasculiniser la langue française, ce n’est pas seulement adopter l’écriture inclusive par le point médian, mais surtout privilégier des formulations non genrées (dites épicènes : « les personnes » plutôt que « les hommes » ; le « corps enseignant » plutôt que « les enseignants »). Cela ne veut pas dire non plus que les genres ne sont jamais utilisés, dans les récits par exemple. Dans certains cas, il est tout à fait normal de vouloir individualiser son propos, et d’expliciter le genre de la personne (ou des personnes), à laquelle nous nous référons. Ainsi l’introduction de l’article : « Maître·sse Corbe·au·lle sur un arbre perché·e tenait en son bec un fromage. Maître·sse Renard·e par l’odeur alléché·e lui tint à peu près ce langage » ressemble plus à une caricature qu’à un exemple précis et illustratif de la façon de démasculiniser la langue française. Il y a probablement des façons plus rationnelles de démasculiniser la langue et de ne pas alourdir les textes. Des travaux expérimentaux sont d’ailleurs également menés sur le sujet (3).

3) Le paragraphe consacré aux influences des langues sur les modes de pensée s’abstient lui aussi d’en référer à des travaux empiriques et ne présente pas l’étendu du débat sur la question. Plusieurs articles y sont pourtant consacrés, publiés dans des revues à comité de lecture (4). En français et en ouvrage grand public, Claude Hagège, linguiste et titulaire par le passé au Collège de France d’une chaire de théorie linguistique, a également écrit sur le sujet (5), dans un sens différent. En Suisse, à l’université de Fribourg, Pascal Gygax et ses collègues travaillent spécifiquement sur ces questions et ont réalisé par exemple un état des lieux de la recherche francophone en psycholinguistique sur les représentations mentales du genre pendant la lecture (6), mais aussi dans une perspective plus internationale (7).

4) Enfin, le dernier paragraphe portant sur les déterminants de l’évolution des langues aurait lui aussi pu être confronté à la littérature historique sur le sujet. « Il semble bien que l’échec de l’écriture inclusive est assuré car, qu’elle soit écrite ou parlée, la langue n’évolue que selon ses propres lois et non par décret. » Éliane Viennot (8) et Aurore Evain (9), parmi d’autres, se sont précisément penchées sur la question des déterminants de l’évolution des langues relativement aux genres, au travers d’études historiques approfondies et passionnantes, et leurs conclusions ne sont pas aussi définitives. Par exemple, la règle concernant l’accord des adjectifs disant que le « masculin qui l’emporte sur le féminin », a été mise au point au XVIIème siècle. Avant, le plus souvent, l’accord se faisait avec le mot le plus proche (10). Il y a d’autre part des exemples de loi qui elles ont modifié les usages de la langue. L’ordonnance de Villers-Côtterets d’août 1539 entre autres choses statuait sur l’usage unique du français comme langue officielle du droit et de l’administration en France. La loi Haby du 11 juillet 1975 portait elle notamment sur l’usage des langues régionales à l’école. En outre, quand bien même l’affirmation sous-entendue jusqu’à aujourd’hui les langues n’ont jamais évolué sous le coup de l’intervention humaine serait vraie, elle ne pourrait servir que d’argument inductif pour soutenir qu’il ne pourra jamais en être autrement. Or on connaît la faiblesse des arguments inductifs. La dinde inductiviste de Bertrand Russel en a fait les frais (11). Tous les jours bien nourrie, elle acquiert la certitude qu’il en sera toujours ainsi. Jusqu’au jour de son exécution. Par conséquent, gardons-nous d’utiliser ce type d’argument « cela n’a jamais été ainsi donc cela ne pourra jamais être autrement. » pour prévoir l’impossibilité d’une transformation sociétale quelconque. Une brève présentation des travaux empiriques sur le sujet des représentations induites par l’usage d’une langue dé-masculinisée ou non, par le biais d’une entrevue avec Pascal Gygax, chercheur en psycholinguistique, est disponible sur cortecs.org (12).

Nous saluons l’initiative de SPS et de Brigitte Axelrad d’avoir traité de ce sujet passionnant et siège de débats depuis plusieurs siècles (10) et nous apprécierions de lire à nouveau un article consacré au sujet, agrémenté nous l’espérons de données plus factuelles.

Bien à vous, Nelly Darbois, Albin Guillaud, Richard Monvoisin, Collectif de recherche transdisciplinaire esprit critique & sciences.

(1) Brigitte Axelrad. Êtes-vous prêt·e·s pour l’écriture « inclusive » ? SPS n°323, janvier / mars 2018

(2) Markus Brauer. Un ministre peut-il tomber enceinte ? L’impact du générique masculin sur les représentations mentales. In: L’année psychologique. 2008 vol. 108, n°2. pp. 243-272.

(3) Pascal Gygax et Noelia Gesto (2007). Féminisation et lourdeur de texte. L’Année psychologique, 107, pp239-255.

(4) Gabriel U, Gygax P, Kuhn E. Neutralising linguistic sexism: Promising, but cumbersome?. In press in Group Processes & Intergroup Relations.

(5) Claude Hagège. Contre la pensée unique. Paris, Édile Jacob, 2012.

(6) Gygax P, Sarrasin O, Lévy A, Sato S, Gabriel U. La représentation mentale du genre pendant la lecture: état actuel de la recherche francophone en psycholinguistique. Journal of French Language Studies. FirstView Article. September 2013, pp 1 -­ 15.

(7) Sato S, Öttl A, Gabriel U, Gygax P. Assessing the impact of gender grammaticization on thought: A psychological and psycholinguistic perspective. In press in “Gender and Language. Current Perspectives” in Osnabruecker Beitraege zur Sprachtheorie (OBST).

(8) Éliane Viennot. L’Académie contre la langue française : le dossier « féminisation ». Editions iXe, coll. xx-y-z, 2016. 216 pages.

(9) Aurore Évain, « Histoire d’autrice, de l’époque latine à nos jours », Sêméion – Travaux de sémiologie, n°6, février 2008.

(10) Site internet d’Éliane Viennot http://www.elianeviennot.fr/Langue-accords.html

(11) Alan Chalmers, Qu’est-ce que la science ? : Popper, Kuhn, Lakatos, Feyerabend, Le Livre de Poche, Paris, 1987.

(12) Nelly Darbois et Pascal Gygax. Un ministre peut-il tomber enceinte ?* Dé-masculiniser la langue française, entrevue avec Pascal Gygax. cortecs.org. https://cortecs.org/materiel/un-ministre-peut-il-tomber-enceinte-de-masculiniser-la-langue-francaise-entrevue-avec-pascal-gygax/#note-1111409-7

Ressources critiques pour aborder les politiques linguistiques

Depuis quelques mois, on peut lire un peu d’espéranto sur le site du Cortecs, et c’est en partie grâce à André Hoarau. André est espérantiste et actif au sein de l’Association mondiale anationale (SAT) qui « a pour but, par l’utilisation constante de l’espéranto et son application à l’échelle mondiale, de contribuer à la formation d’individus dotés d’esprit critique (…) »3. André a bien voulu, avec tact et patience, répondre aux questions curieuses et critiques de quelques membres du Cortecs à l’égard de l’espéranto l’été dernier, et nous avons jugé utile de les retranscrire.

Ouvrages et document

  • Claude Hagège, Contre la pensée unique, Odile Jacob, 2012.

CorteX_Contre la pensee unique

Claude Hagège est linguiste de formation, professeur à l’Université de Poitiers, et a détenu la chaire de théorie linguistique au Collège de France de 1988 à 2006. La thèse développée dans cet ouvrage est que les langues ne sont pas seulement des moyens de communication, mais aussi des vecteurs de diversité, et que le recours avéré à un nombre de moins en moins important de langues, à différentes échelles, concourt à l’uniformisation des idées politiques, des goûts, des conceptions de l’existence, etc. Le chapitre 4 constate l’emprise croissante de la langue anglaise dans le milieu scientifique (publication, formation) et l’impact délétère que cela peut avoir, en conduisant notamment à une sélection des chercheur.e.s s’appuyant plus sur leurs compétences linguistiques que sur leurs compétences scientifiques.  Quelques passages cependant sont à regarder d’un œil plus circonspect par leur tendance à essentialiser et vanter la « culture française » et les « traits de caractères du Français ».

  •  Louis-Jean Calvet, Linguistique et impérialisme, petit traité de glottophagie, Payot, 1974.

CorteX_Linguistique et colonialisme

Louis-Jean Calvet a été professeur en linguistique dans différentes universités françaises. Dans cet ouvrage, il décrit dans quelle mesure les discours et les décisions politiques et législatives sur les langues ont participé à la légitimation de l’entreprise coloniale et/ou impérialiste de certains États, ce à différentes époques : au XVIème siècle, sous la révolution française, sous la troisième république etc. Il développe particulièrement « l’impérialisme culturel » de l’État français, dont il subsiste encore des traces aujourd’hui au travers notamment de structures impliquées dans la défense et la promotion de la francophonie, et montre en quoi les langues sont tout autant des moyens de communication que d’oppression.

  • Claude Piron, Le défi des langues, L’Harmattan, 1994.

CorteX_Le defi des langues

Claude Piron a été entre autres interprète et traducteur dans différentes institutions internationales. Dans ce livre, Claude Piron fait d’abord le constat des modalités et conséquences en terme d’efficience et d’égalité de la communication internationale à la fin du XXème siècle, en s’appuyant notamment sur des données économiques et sociologiques. Il présente ensuite des pistes d’amélioration comme l’adoption à grande échelle par des mesures politiques adéquates d’une langue internationale telle que l’espéranto, dont il dresse les avantages.    

  •  François Grin, L’enseignement des langues comme politique publique, Haut conseil à l’évaluation de l’école, 2005. (Télécharger en PDF).

CorteX_François Grin

François Grin est actuellement directeur de l’Observatoire Économie, langues, formation et professeur d’économie à l’Université de Genève. En 2005, il tente de répondre de manière argumentée dans ce rapport aux questions suivantes : «  quelles langues étrangères enseigner, pour quelles raisons, et compte tenu de quel contexte ? » à l’échelle de l’Union européenne, en se positionnant du point de vue du coût économique, ainsi que des implications politiques et culturelles. Trois scénarios sont étudiés : le choix d’une seule langue nationale, le choix d’un trio de langues nationale et le choix d’une langue non nationale (l’espéranto). Ce rapport a été cité dans un article du Monde diplomatique du mois de mai 2015 intitulé Le coût du monolinguisme auquel nous avions réagit, notre réaction ayant été par la suite relayée dans le courrier des lecteurs.

Vidéos

  • Claude Piron, Les langues : un défi, vidéos enregistrées en 2007.

Dans ce cycle de 10 vidéos d’une dizaine de minutes chacune, Claude Piron reprend le contenu de son livre présenté ci-dessus.

  • Claude Hagège, L’anglais: support de la pensée unique, conférence enregistrée en 2013.

Claude Hagège présente le contenu de son ouvrage mentionné ci-dessus sous forme d’une conférence d’environ 1h suivie de questions-réponses, dans une école de commerce de Rouen.

Audio

CorteX_Jacques_Bouveresse

Jacques Bouveresse, Le langage, la logique et la philosophie, conférence lors du colloque du collège de France « Autour de 1914, nouvelles figures de la pensée : sciences, arts, lettres » le 16 octobre 2014.

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L’année 1914 est marquée par deux événements se rapportant à la thématique des langues internationales : l’annulation du congrès international de l’Association universelle d’espéranto (UEA) auquel devait participer Ludwik Lejzer Zamenhof, le fondateur de l’espéranto, ainsi que le décès de Louis Couturat, fervent initiateur et promoteur de l’ido, langue dérivée de l’espéranto. Jacques Bouveresse décrit le sentiment d’urgence que rencontraient de nombreuses personnes, issues de milieux scientifiques comme populaires, à trouver une solution équitable et accessible aux problèmes de communication entre des individus et des états de langue nationale divergente, de la fin du XIXème siècle jusqu’au début du XXème siècle. Cette recherche s’accompagnait souvent d’une attitude anti-impérialiste, anti-nationaliste et pacifiste, le fait de ne pas pouvoir communiquer étant perçu comme une des causes de division entre les peuples. Le conférencier commente notamment les arguments que l’on opposait aux langues dites « artificielles » relativement à celles dites « naturelles », et qui restent récurrents de nos jours.

Brochure

Noé Gasparini, linguiste (Lyon, France)
Noé Gasparini, linguiste (Lyon, France)

Noé Gasparini est doctorant en sciences du langage à Lyon. Il nous a fait parvenir son travail intitulé Politiques linguistiques et idéal égalitaire – 12 stratégies pour communiquer quand on ne parle pas tous la même langue, fruit de quelques discussions collectives. Voici le résumé de la brochure.

Cette brochure propose une réflexion sur les problèmes de communication induits par la diversité linguistique et sur les stratégies politiques qui peuvent être mises en place pour favoriser l’entente et la discussion.

Télécharger la brochure.

Nelly Darbois

« Sale bête », « sale nègre », « sale gonzesse » – Identités, dominations et système des insultes, par Yves Bonnardel

Yves Bonnardel est un militant politique, notamment connu pour ses textes sur l’antispécisme et la construction morale du droit des animaux. Sa critique radicale de la notion de « nature », soit comme avatar de Dieu, soit comme processus essentialisant, a beaucoup inspiré le CORTECS, et reste l’un des sujets les plus tortueux à aborder8. Voici un texte introductif sur la normativité dont témoignent nos insultes. Il a été publié il y a près de vingt ans dans les Cahiers antispécistes n°12 (avril 1995) : de quoi stimuler la réflexion de tout être humain en lui faisant décortiquer ses insultes favorites. C’est l’occasion pour des enseignant-es de s’emparer de ce sujet, et ce dès le plus jeune âge, pour introduire ce qui pourrait être le premier cours de philosophie morale de beaucoup d’enfants à partir des insultes classiques.

CorteX_Yves-Bonnardel« Sale bête », « sale nègre », « sale gonzesse »  –  Identités, dominations et système des insultes

par Yves Bonnardel

La liste aurait pu s’allonger : sale gitan, sale juif, sale arabe, sale pédé, sale gouine, sale pute, sale gosse… Les insultes sont des mots ou des expressions toutes faites, dont le caractère offensant est immédiatement perçu par tous, et que l’on utilise pour attaquer quelqu’un à qui l’on s’adresse directement, en le rabaissant et en lui signifiant du mépris. Parce qu’il leur faut être immédiatement compréhensibles à chacun, elles négligent tout caractère réellement individuel pour ne se référer qu’à des catégories sociales : et c’est ainsi qu’elles sont une bonne source d’indications sur les rapports sociaux. C’est pourquoi elles sont normalisées1, et aussi pourquoi elles sont particulièrement bêtes et mesquines : c’est que, comme d’autres aspects du langage mais avec plus de vivacité et clarté, elles expriment les catégories sociales déterminantes et l’ordre dominant.

Toujours, injurier quelqu’un consiste à l’attaquer en dévalorisant ou en niant l’image qu’il est censé (par le corps social) avoir de lui-même. Et si le ton de mépris ou de haine joue également un grand rôle, le contenu (la signification) de l’insulte n’est pas du tout indifférent : il obéit à des règles strictement codifiées et à des types bien définis, qui révèlent ainsi les rapports sociaux de domination et les représentations d’eux-mêmes que les humains acceptent (semble-t-il) si facilement.

Les insultes ont donc en commun d’attaquer une identité sociale de l’injurié, dans une situation de conflit. L’Espèce et le Sexe (mais la Race aussi) sont parmi les plus fondamentales de ces identités : ce sont des catégories sociales, qui apparaissent d’autant plus évidentes par elles-mêmes que leur rôle social est plus omniprésent, et qui permettent, au sein d’une société donnée, de classer des individus et de les remiser en divers paquets, avec des conséquences tout à fait concrètes.

Ces catégories sont bien plus conventionnelles et arbitraires qu’il n’y paraît spontanément : ainsi, il y a cinquante ans, « blonde » ou « brune » (pour les individus remisés dans le groupe femmes) étaient des catégories signifiantes (les « brunes » étaient censées être « de tempérament volcanique », etc.), comme l’indiquent les chansons de l’époque, mais qui n’existent plus guère aujourd’hui.

Toujours est-il que les insultes sont des expressions abouties, et même souvent caricaturales, de l’omniprésence de ces catégories et des liens de hiérarchie qu’elles entretiennent, et qu’elles permettent donc dans un premier temps de s’en faire une idée (même si on peut perdre un peu alors le sens de la nuance).

Comme en fait je n’ai pas du tout l’intention d’entreprendre un inventaire exhaustif de tous les types d’insultes, et que je ne veux m’attacher qu’aux catégories existantes qui conditionnent le plus la vie des humains, ne vont m’intéresser ici que certaines d’entre elles, qui sont tout de même, et de loin, les plus fréquentes : les insultes racistes, sexistes, homophobes ou… spécistes.

Les insultes racistes

Les injures racistes traitent un Juif de youpin (ou sale Juif), un Noir de nègre (ou sale nègre), un Arabe de bougnoul (sale Arabe)… On a une bonne idée du statut de ces humains lorsqu’on remarque que pour les attaquer on ne les compare pas à « quelque chose d’autre », mais qu’au contraire on insiste simplement sur « ce qu’ils sont » : youpin signifie Juif, nègre Noir, etc., ces mots étant seulement plus explicitement péjoratifs. De même, « sale » n’est introduit que pour expliciter ce caractère péjoratif, « sale Juif » par exemple ne signifiant pas « Juif de la variété sale », mais « Juif, donc sale ».

Dans la civilisation « blanche », tout Blanc (non Juif, du moins) sera en grande mesure épargné par les insultes racistes : car « blanc » n’est pas dévalorisant. Et je ne serai jamais traité ni de bougnoule ni de nègre, parce que me manquent les signes fondamentaux de cette « différence » qui collent à la peau d’autres et les distinguent négativement2.

Les insultes sexistes

Les injures sexistes qui s’adressent aux humains, elles, ont trait directement à l’appartenance de sexe (la catégorisation de sexe, en homme ou femme) ou prennent pour cible la sexualité (la catégorisation en fonction des préférences sexuelles).

Eh bien, lorsqu’on attaque les hommes directement en tant qu’hommes, on les traite… de femmes : gonzesse, femmelette, sans-couilles… Par ailleurs on les traite aussi, ce qui est plus ou moins censé revenir au même, de « faux » hommes, d’hommes passifs, d’« hommes-femmes » en quelque sorte, en les assimilant à ceux qui n’ont pas la bonne sexualité (celle, masculine standard, qui fait un « vrai homme ») : pédé, enculé, tapette, tante…

Ainsi, bien que j’aie de façon indéniable un pénis, du poil au menton, etc., je peux encore être nié dans ma qualité d’homme : mes caractères physiques ne sont que des présomptions de mâlitude, insuffisantes pour me remiser ad vitam aeternam dans la catégorie « homme ». Il y faut aussi les attitudes dont la société estime qu’elles leur correspondent : virilité, hétérosexualité, courage, dynamisme (caractère actif et individuel), etc. Le fait d’être « un homme » ne semble pas aller autant de soi que celui d’être « un Noir ». Finalement, « homme » n’est pas du tout un attribut aussi « naturel » qu’il semblerait de prime abord …

Par contre, le fait d’être femme l’est clairement plus, « naturel », puisque pour attaquer une femme en tant que telle on ne la traite pas d’homme, mais au contraire, on marque sa non-virilité, c’est-à-dire qu’on la traite en toute bonne logique de… vraie femme (putain, salope, gouine, connasse, pétasse, serpillère). De « vraie » femme, puisque, comme on sait, dans la représentation courante les femmes restent essentiellement mères ou putains, comme l’exprime la caricature machiste : « Toutes des salopes, sauf ma mère ! ». C’est le fait que l’on puisse injurier une femme en la traitant dans le fond simplement de femme3 qui donne le plus clairement la mesure du mépris dans lequel sont tenus la moitié des humains.

De plus, contrairement à celle des « hommes », et comme celle des « Noirs », la catégorie « femme » est censée être « naturelle » : on n’en échappe pas (malgré quelques dérogations limitées, du type « elle a plus de couilles que beaucoup de mecs ») ; nul besoin d’un comportement particulier pour être une femme, le sexe biologique suffit (« on naît femme, on devient un homme »).

Les insultes spécistes

Et, enfin, on peut encore attaquer un humain quel qu’il soit dans son humanité : en le traitant d’inhumain (monstre), d’humain raté (avorton, taré, mongol), ou d’un nom d’animal quelconque : soit chien, porc, âne, cochon… soit chienne, truie, dinde… (ici aussi le sexe reste trop déterminant pour être oublié). Ou bien encore on l’attaquera sur les attributs présumés de l’humanité, principalement la raison (fou), l’intelligence (âne, idiot, bête, imbécile, stupide, débile) ou… l’« humanité » (salaud, monstre, sans cœur).

Là aussi mon humanité, pourtant censée être fondée sur des signes biologiques évidents, peut m’être retirée, notamment si je ne satisfais pas aux critères de comportement requis. Elle n’est pas très « naturelle » non plus, et n’est pas acquise d’emblée…

J’appelle cette dernière classe d’insultes « spécistes », d’une part parce qu’elles s’attaquent à notre identité d’espèce, et d’autre part (mais cela est bien sûr directement lié), parce qu’elles font référence de façon péjorative à d’autres animaux qui sont, eux, dévalués parce que n’appartenant pas à la bonne espèce, celle de référence, l’humaine. L’adjectif « spéciste » est évidemment construit sur le modèle de « raciste » et « sexiste », et l’analogie faite ici est bien pertinente : bien que les humains sachent que les animaux ne parlent pas, les « sale bête ! » ponctuent volontiers les coups de pied d’un « maître » à son chien.

Voilà clos ce rapide tour d’horizon4. Les insultes qui jouent sur les identités sociales sans pour autant reprendre les schémas que l’on vient de voir sont peu nombreuses et visent généralement plus à se moquer (plus ou moins) gentiment qu’à réellement blesser. À peine peut-on encore parler d’insultes : ainsi, les seules qui traitent un humain mâle de mâle (par une référence au signe de mâlitude qu’est le pénis) sont bon-enfant et souvent affectueuses : couillon, cornichon, andouille. Ce sont en fait des variations humoristiques sur le thème de l’injure, qui ne sauraient se prendre véritablement au sérieux.

Insultes et appartenances

Ces différents types d’injures ont en commun d’attaquer l’individu, identifié à une catégorie sociale, dans cette appartenance même ; soit en la niant si son groupe est dominant, soit en insistant dessus dans le cas contraire. Elles l’attaquent donc non en tant qu’individu singulier, mais en niant sa singularité pour ne plus se référer qu’à son appartenance, fictive ou non, reconnue par lui ou non. C’est à travers la catégorie toute entière qui lui est attribuée que l’individu est censé être dévalorisé, et l’insulte ne l’atteint que si (ou parce que) lui-même adhère à cette catégorisation, c’est-à-dire accepte le jeu. Et il faut convenir que… ça marche ! (en notant par ailleurs que la haine, le mépris, la volonté de détruire dont l’insulte est vecteur sont aussi en soi déstabilisants, terroristes.)

Les insultes ont pour effet de verrouiller l’appartenance d’un individu, lorsqu’il s’agit d’un groupe dominé. Cette catégorie (noir, femme, bête…), identifiée à l’aide de « signes » anatomiques, est perçue comme « naturelle » ; l’individu ne peut donc en changer, et les insultes le remettront toujours à sa place. À l’inverse, les critères d’appartenance à un groupe dominant sont ressentis comme moins purement naturels, biologiques ; doivent s’y ajouter des critères de comportement obligatoires sous peine de déchoir et d’être remisé dans une catégorie dominée. Les dominants se perçoivent donc comme une catégorie naturelle et sociale, ou plutôt, comme une catégorie naturellement sociale, les catégories dominées étant, elles, vues comme purement naturelles5.

Paradoxalement cependant, l’appartenance à la catégorie dominante est conçue comme la norme ; puisque le mot « homme » désigne aussi tous les humains, un homme est un homme tout court, et une femme est un homme plus, ou plutôt moins, sa féminitude. L’appartenance à une catégorie dominée est perçue comme faisant relief négativement sur la « bonne » communauté, la normale, celle de référence. Le fait d’être « un Blanc » par exemple est généralement un implicite, non formulé : il correspond directement à l’appartenance à la société, à la civilisation (la vraie !), à l’humanité typique…

Quand l’individu fait partie du groupe dominant, les insultes peuvent remettre en cause cette appartenance. Cela se fait peu pour la race (on traitera rarement un Français bon teint de bougnoul ; les nazis avaient cependant l’expression « enjuivé ») ; s’adressant à un membre de la catégorie la plus « normale » (un humain mâle bon teint), les insultes de loin les plus nombreuses sont celles qui contestent, à travers le comportement, l’identité sexuelle et celle d’espèce. La représentation que nous avons de nous-mêmes semble ainsi construite d’abord sur ces deux identités sociales fondamentales, dans une certaine mesure liées : l’identité sexuée et l’identité humaine, modes de représentation de nous-mêmes socialement imposés, correspondant à des statuts sociaux.

Cela se retrouve également dans nos vêtements et nos aménagements corporels (coupe de cheveux, etc.), uniformes bel et bien obligatoires en pratiquement toutes circonstances. Être vêtu est en soi symbole de notre humanité (obligatoire au moins en public), tout comme l’est la civilisation de notre corps (qu’on arrache à la « pure naturalité » en passant chez le coiffeur, par exemple). Les vêtements doivent en outre obéir à des critères plus ou moins stricts, ceux d’une époque et d’une civilisation, marquant ainsi l’appartenance à une culture donnée, et de façon indirecte encore à l’humanité. Enfin, last but not least, ils doivent être féminins ou masculins, et cela aussi est pour une grande part obligatoire6.

Identités et statuts sociaux

J’entends par identité sociale une image de nous-mêmes qui nous est donnée par notre environnement social à la fois comme nature et comme modèle, à laquelle nous sommes tenus de nous conformer dès la naissance, et à partir de laquelle nous nous construisons : elle façonne notre attitude générale face au monde, face à nous-mêmes comme face aux autres, et nous pourvoit en valeur. Bien qu’elle ne nous détermine pas entièrement et que nous puissions prendre quelques libertés avec elle, il s’agit d’une image sur laquelle nous comptons trop en toutes choses et à laquelle nous sommes trop souvent ramenés par les autres pour pouvoir nous en débarrasser ou simplement en faire abstraction.

L’identité sera l’aspect subjectif du rôle social, et le rôle social l’expression dans les actes (objective) de l’identité. Tout individu a une identité d’espèce, de sexe et de race (et beaucoup d’autres encore, moins fondamentales, moins perçues comme « naturelles »), correspondant chacune à divers rôles sociaux, eux-mêmes liés à divers statuts sociaux. Dire à quelqu’un qu’il est peu humain (« complètement taré ! ») ou qu’il est un animal, qu’il est une femme, qu’il n’est pas de bonne race, peut le blesser sérieusement, et est couramment pratiqué dans ce but. Le fait même que celui qui se fait ainsi verbalement traiter le ressente mal est le signe de son mépris pour les non-humains, pour les individus qui ont un sexe femelle, pour ceux qui sont d’ailleurs.

C’est aussi par contre le signe de son grand respect pour son appartenance à l’humanité, à son propre sexe, à sa propre communauté : quelle mine il fait, si on cherche à remettre en cause cette appartenance ! Et ce genre de pratique qui semble si dénué de sens, si absurde, qui consiste à traiter quelqu’un soit de « ce qu’il est », ou au contraire de « ce qu’il n’est pas », est en fait pris au sérieux par tous, ou peu s’en faut ! Qui, homme ou femme, blanc ou non, homo ou hétérosexuel…, aurait le réflexe d’éclater de rire, et de bon coeur, à s’entendre traiter d’enculé, de pétasse, de sale nègre, de porc ? Non, par-delà le simple fait d’être haï ou méprisé, il s’agit bien en soi d’un mauvais traitement, face auquel l’âme fière pâlira et l’âme moins bien trempée s’empourprera. Une partie de la misère des humains ne se niche-t-elle pas là, dans cette difficulté à prendre une distance par rapport à ces images de soi-même ? Des images qui ne sont d’ailleurs même pas directement de soi, mais seulement du groupe auquel on est socialement identifié ! Quelle rigolade !

En fait, non, ce n’est certainement pas drôle, et ce n’est pas une simple histoire de mots. Rares sont ceux qui peuvent ne pas se sentir concernés ; car derrière les mots se cachent des différences de statut fondamentales, et selon celui qui nous est assigné nous pouvons être propriétaire ou esclave, bon vivant ou bien mort. Homme ou femme, je lirai le journal et rapporterai une paye plus élevée de moitié, ou ferai la vaisselle et torcherai la marmaille. Mâle homo ou hétérosexuel, on me crachera au visage ou je serai l’enseigne de la respectabilité. Humain ou animal (non humain), je jouirai de droits élaborés et ma vie sera sacrée, ou l’on pourra me faire ce que l’on voudra pour n’importe quel motif (comme me plonger vivant dans l’eau bouillante, si je suis classé truite ou homard !). Les mots désignent des réalités, des statuts qui ont une telle incidence sur notre vie et sa qualité, qu’il ne peut être indifférent à quiconque que l’on cherche à rabaisser la catégorie à laquelle il appartient.

Car toujours, dans un conflit, les injures sont potentiellement un premier pas. En assignant verbalement à un adversaire une position de dominé dans le système hiérarchique social (en lui rappelant sa position sociale réelle lorsqu’il s’agit déjà d’un dominé, ou en le ravalant à une catégorie inférieure dans le cas contraire), on le met en demeure de se soumettre ou de se préparer à être traité physiquement comme un dominé, récalcitrant de surcroît : c’est-à-dire, fort mal.

Les insultes, en nous renvoyant brutalement à nos identifications de groupe, renforcent celles-ci (et la hiérarchie entre elles), et ceci tant pour l’insulteur que pour l’insulté. Attaquer par exemple un humain dans son humanité, cela revient en fin de compte à renforcer l’obligation à laquelle je suis moi-même aussi soumis de me conformer à « mon » humanité, qui plus est au détriment des idiots, des handicapés ou des non-humains. Non merci.

Car les identités sociales font référence à des groupes (que j’appelle groupes d’appartenance) auxquels je suis censé appartenir et qui ont de ce fait des droits sur moi, sur mes agissements, etc. C’est pourquoi les insultes ne sont pas un problème en soi, ne sont pas le problème : elles n’en sont qu’une expression. J’aurais pu tout aussi bien parler du ridicule et de la peur qu’on en a si souvent. Les insultes ou la peur du ridicule sont un bon révélateur de notre enfermement à tous dans différentes catégories sociales, qui déterminent notre vie à tous les niveaux, et dont il est très difficile de sortir.

Être blanc, homme, et humain, c’est être inscrit comme dominant sur une échelle hiérarchique qui comprend, donc, aussi des dominés. C’est bénéficier de privilèges, matériels et identitaires…, dont de dominer d’autres, sans soi-même risquer de l’être. Mais c’est aussi toujours avoir sous les yeux l’exemple des dominés, de la façon dont ils sont traités, en sachant que si l’on cesse d’avoir les comportements requis par son groupe d’appartenance, on en sera exclu, et alors éventuellement passible des mêmes mauvais traitements.

Aspects communs des formes de domination

Toujours, les dominations présentent deux aspects, que l’on peut théoriquement isoler l’un de l’autre, mais qui dans la pratique sont souvent indissociables : un que j’appelle matériel (on pourrait aussi dire objectif), et un que j’appelle identitaire (on pourrait dire subjectif). Le premier consiste en une exploitation, une mise à son service du dominé par le dominant, qui vise à en retirer des avantages matériels, par l’utilisation de son corps, de sa force de travail, de son affection, etc. Le second aspect consiste pour le dominant à s’octroyer une valeur positive, supérieure, au moyen d’une dévalorisation du dominé : on ne peut se poser comme supérieur que relativement à autre chose, qu’il faut donc inférioriser, mépriser. Cette valorisation est en soi jouissive, source de plaisir.

Ces deux finalités de la domination sont généralement indissociables : pour plier quelqu’un à sa volonté, l’exploiter, et ceci sans problèmes de conscience graves, il faut l’avoir dévalorisé, avoir cessé de le considérer comme son égal. Mais inversement le fait d’utiliser quelqu’un, de le faire obéir à sa volonté, de l’obliger à devenir un instrument de nos propres besoins (quels qu’ils soient), indépendamment des siens, est une façon très efficace de le dévaloriser, de l’inférioriser, de l’humilier : donc de poser sa propre supériorité. Dans certains cas l’usage de la violence n’aura pas pour but l’exploitation matérielle, mais uniquement la dévalorisation : c’est ainsi que j’explique la consommation de la viande (où c’est l’exploitation matérielle qui a alors pour but la valorisation), et le sadisme des relations de pouvoir en général. De toute façon, que le but soit matériel ou identitaire, la domination s’exercera par la violence, effective ou simple menace explicite voire implicite ; et elle s’appuiera sur une idéologie justificatrice, forme sociale du mépris.

La domination, c’est la valorisation

Dans toutes les sociétés, la supériorité (dominance) sociale s’affirme symboliquement par le monopole, d’une part de l’usage légitime de la violence, et d’autre part, de la possession de biens. L’usage de la violence, et la possession de biens sont des annexes des individus dominants, ils leur sont constitutifs. C’est-à-dire que ce ne sont pas simplement des marques extérieures de leur qualité de dominants, mais des attributs inhérents, qui en font partie intégrante.

Les individus ne sont jamais appréhendés seuls, isolés de tout contexte : ils sont au contraire perçus à travers ce qu’ils ont, qui exprime ce qu’ils sont (ou ce qu’ils sont socialement censés être). C’est que je suis effectivement ce que je possède, ce qui, à des degrés divers, me constitue : mon corps, mes vêtements et autres objets, mais aussi mon caractère, mes projets, mes intérêts, mes sentiments, mon passé, mes relations, etc.7.

La possession de biens, c’est-à-dire, de choses qui sont perçues comme m’étant originellement extérieures, non propres, me permet, par leur annexion, leur appropriation, leur incorporation à mon individualité, de me poser relativement aux autres comme plus ou moins gros, plus ou moins puissant, plus ou moins riche en valeur(s) : ma valeur dépend de ce que je possède (au sens large) et peux faire valoir.

Ce sont bien sûr les biens les plus prestigieux qui confèrent le plus de valeur à leur propriétaire. Dans de nombreuses sociétés, lorsque les conditions s’y prêtent, les biens les plus prestigieux sont d’autres êtres vivants qui sont appropriés, annexés à leur propriétaire : animaux, enfants, femmes, esclaves. Propriétés d’un autre, ces individus n’ont pas eux-mêmes dans les cas les plus extrêmes de propriété du tout, y compris celle de leur corps ou de leurs traits de caractère, et n’existent pas socialement en tant qu’individus, que propriétaires.

Instrumentalisés, les dominés reçoivent des attributs d’instruments. Un tournevis est fait pour visser, fait par le fabricant. Une femme de même est faite pour faire des enfants, etc. : mais par qui ? Sa fonction procréatrice n’est pas façonnée par un humain ; c’est donc un troisième partenaire qu’on introduira, un partenaire complice, qui fait les femmes pour les hommes comme il pourrait aussi faire pour eux, mais ne fait pas, des tournevis : ce partenaire, c’est la Nature. Ainsi les dominés en général sont-ils naturalisés, faits par nature pour faire ou subir ce qu’ils sont obligés de faire ou subir8.

L’autre versant de l’idéologie, qui en est l’exact contrepoint, concerne alors les dominants : ceux-ci se retrouvent valorisés, investis d’une valeur égale à celle dont sont dépossédés les dominés, individualisés à la mesure même de la dés-individualisation que subissent les appropriés, et enfin se posent, eux, comme étant leur propre fin : ils existent pour eux-mêmes, par eux-mêmes, etc.

La valorisation à travers les appartenances

Je n’ai jusqu’à présent parlé de la domination que sous un angle individuel (la domination d’un individu par un autre, visant à une exploitation matérielle et à une annexion identitaire). Mais, même si ce point de vue individuel n’est pas incompatible avec l’angle social, il reste insuffisant si l’on ne recourt pas à une analyse des rapports de l’individu à sa société, à son groupe d’appartenance.

Les rapports d’appartenance des individus sont contraints socialement, c’est-à-dire que, même si nous y trouvons plus ou moins notre compte, il existe une très forte pression sociale à nous conformer aux comportements correspondant au groupe auquel nous sommes censés appartenir. Mais nous trouvons aussi des avantages à cette socialisation : les diverses appartenances qui nous sont imputées nous donnent une sorte de contenu (on est homme, femme, humain… : c’est notre identité), assorti d’une valeur qui sera plus ou moins grande selon les appartenances en question, mais aussi selon la façon dont nous gérons le rôle (avec plus ou moins de brio et de conviction…).

Or, schématiquement, les groupes d’appartenance s’opposent deux à deux, selon un modèle dominant/dominé : blanc/non-blanc, homme/femme, humains/animaux ; ce modèle dominant/dominé correspond également grosso-modo aux dichotomies valorisé/dévalorisé, social/naturel, libre/déterminé…

C’est que la domination d’un groupe, d’une catégorie sociale, d’une classe, sur un-e autre, lui permet de procurer une identité, fonctionnelle socialement bien sûr, mais également valorisante, à ses membres : et elle lui permet de fonder sa cohésion, car cette identité et sa valeur, qui sont pour les dominants un privilège, leur sont communes et doivent être conquises et défendues contre ceux à l’encontre desquels elles s’établissent. Ce sont donc en grande partie leurs intérêts communs qui fondent la cohésion du groupe des dominants, qui assurent qu’ils se soumettront à leur fonction-statut social, étant entendu que pour ceux d’entre eux qui refuseraient de s’y soumettre, par exemple en remettant en cause la domination de leur groupe, il y a la réprobation-répression-pression sociale, qui peut être ouvertement contraignante, et aller jusqu’à la mort, l’exclusion ou la rétrogradation au statut de dominé, en passant par la ridiculisation. C’est ainsi que je m’explique que les insultes qui attaquent des dominants dans leur identité d’hommes ou d’humains se baseront volontiers sur leur non-adéquation aux comportements imposés par leur propre groupe.

Pour les dominés, il n’y a pas besoin du tout (ou moins besoin, c’est selon les cas) d’une cohésion de groupe (qui pourrait se révéler dangereuse pour les dominants) : c’est directement la contrainte exercée par les dominants qui jouera le plus grand rôle dans le fait que les dominés restent à leur place inférieure et exploitée9 : c’est ce qui c’est passé pour les esclaves ou les indigènes des colonies, pour lesquels c’est la terreur plus que la propagande (dont faisait tout de même partie la christianisation) qui assurait la sujétion. C’est aussi la terreur plus que la propagande qui a assuré tant bien que mal la soumission du prolétariat aux conditions atroces des débuts de la révolution industrielle10.

Toujours est-il que c’est la domination sur un autre groupe qui crée subjectivement le groupe dominant en tant que tel (et également le plus souvent matériellement, parce que c’est l’exploitation des dominés qui fonde très concrètement les conditions de vie des dominants). Ses membres se considèrent comme égaux (les aristocrates anglais s’appellent des « Pairs », par exemple), c’est ce qui les distingue des autres ; ils sont égaux : cela signifie qu’ils sont investis, à peu de choses près, de valeurs égales ; qu’ils ont accès aux mêmes privilèges (relativement aux dominés), dont le plus important consiste sans doute justement à se traiter les uns les autres de façon égale. La meilleure façon de se rendre palpable le caractère distinctif de cette égalité consiste logiquement à la mettre en contraste avec l’inégalité de traitement qui est l’essence des rapports de domination, et qui est réservée aux dominés11.

Se livrer, donc, à des pratiques collectives humiliantes, dégradantes, dévalorisantes envers les dominés sera une bonne façon de resserrer les liens des dominants, de mettre en relief et leur rappeler les privilèges qu’ils partagent aux dépens des autres. Les pratiques en question sont celles qui vont instrumentaliser les dominés, et elles seront d’autant meilleures si elles font appel plus explicitement à la violence

L’analyse des insultes, de la logique qui leur est sous-jacente, nous montre que lorsqu’un homme insulte une femme en tant que femme, il se pose en contrepoint comme homme, comme « appartenant » à la catégorie des hommes, qui est alors clairement exprimée comme valorisée-valorisante. Lorsqu’un homme en insulte un autre en lui refusant sa qualité d’homme (en refusant de reconnaître son « appartenance » à cette catégorie), il se pose lui-même encore comme homme en valorisant cette « appartenance ». Quand un humain en traite un autre de non-humain (animal, sous-humain, etc.), il se renforce lui-même dans cette « appartenance », etc.

Or, il se passe la même chose lorsqu’on quitte le niveau verbal pour gagner celui des actes : lorsqu’on maltraite quelqu’un, on le dévalorise aussi en se valorisant soi ; s’il s’agit d’un dominé, c’est alors une façon de bien inscrire son « appartenance » à lui à un groupe dominé, de la lui rappeler tout en se « prouvant » ainsi son « appartenance » à soi à un groupe dominant. Et si c’est un égal que nous maltraitons, nous lui faisons ainsi quitter la sphère des égaux, et nous assurons par contre que nous, nous en faisons bien encore partie.

À ce niveau, on peut mettre sur un plan d’équivalence des pratiques aussi diverses que le fait pour des garçons de siffler des filles, que les viols collectifs ou individuels, les ratonnades (d’homos ou d’immigrés…), les spectacles où des animaux vont être tués à coups de pierre ou autres (corridas…), ou encore le fait de manger de la viande12.

… Les premières confortent les hommes dans leur « appartenance » à la classe des hommes, et confortent la valeur qui est associée à cette appartenance, les secondes confortent les humains en général (et plus encore, parmi eux, les hommes) dans leur appartenance à l’Humanité, en confortant simultanément la valeur qui lui est associée.

Mon propos est que la lutte contre les dominations passe donc aussi par la lutte contre les appartenances et les identités, puisque les dominations jouent un rôle de valorisation des identités et des appartenances des dominants, et que c’est là une de leurs raisons d’être.

Une loi récente par exemple interdit toute atteinte à la « dignité humaine » : je pense qu’un tel « attentat » (non pas à la dignité d’un individu, bien sûr, mais à celle de l’Humanité) est nécessaire, qu’il est un des axes que doit prendre la lutte pour l’égalité de tous les animaux ; car, une dignité humaine n’a de sens qu’en tant qu’elle est exclusive, qu’elle est dignité des seuls humains. Je ne vois pas sur quoi se base une telle valorisation de notre humanité… ou plutôt, malheureusement, je ne le vois que trop bien.

Yves Bonnardel

Ce texte a été publié initialement dans Les cahiers antispécistes n°12 (avril 1995). Merci à Yves Bonnardel pour l’autorisation de la reproduction. 

Tous les travaux de l’auteur sont disponibles ici.

Benedetta Tripodi – « Réussir » son canular philosophique pour dénoncer les discours « supposément profonds »

Benedetta Tripodi a signé un article intitulé « Ontology, Neutrality and the Strive for (non) Being-Queer » (« Ontologie, neutralité et le désir de (ne pas) être-queer ») dans la revue anglo-saxone Badiou Studies, « interdisciplinaire » et très confidentielle. Ce texte répondait à un appel à contribution sur le féminisme. Il se voulait, selon son auteure, une exploration du féminisme et des queer studies dans l’œuvre du philosophe Alain Badiou, Benedetta Tripodi n’a, en fait, jamais existé.

(Cet article a été reproduit depuis le Blog Le Monde. Il est suffisamment clair pour rejoindre notre matériel pédagogique de lutte contre les impostures intellectuelles. Merci à l’auteur, ainsi qu’au membre de Mediapart qui a crée cette image).

La philosophe est une créature de papier, dont l’inconsistance n’a d’égal que la vacuité du propos. Son article n’est basé sur aucune recherche philosophique sérieuse. Il n’a aucun sens. Il a pourtant été publié dans le quatrième numéro de la revue philosophique américaine Badiou Studies, qui l’a retiré depuis.

Anouk Barberousse
Anouk Barberousse

Ce canular est l’œuvre de deux philosophes français, Philippe Huneman, directeur de recherche au CNRS, et Anouk Barberousse, professeure à l’université Paris-Sorbonne, qui ont voulu dénoncer une mystification autour de la personne et de l’œuvre de leur collègue Alain Badiou, membre du comité éditorial de la revue qui porte son nom.

Philippe Huneman
Philippe Huneman

Le problème, écrivent les deux auteurs dans le blog de sciences sociales Zilsel, est qu’Alain Badiou dispose d’une aura médiatique considérable, en France et à l’étranger. Or, selon eux, son propos a l’avantage d’être invérifiable, car il réunit des disciplines que la plupart des chercheurs ne peuvent croiser, étant spécialistes soit de l’une, soit de l’autre. Dans un style à l’ironie savoureuse, Huneman et Barberousse résument la façon dont la philosophie badiousienne passe, pour ainsi dire, entre les mailles du filet de la critique.

« Le programme philosophique de Badiou, si on doit en dire deux mots, semble le suivant : réconcilier Jacques Lacan et Martin Heidegger par la théorie des ensembles. […] Qui connaît la théorie des ensembles, en général, ignore parfois jusqu’à l’existence de Heidegger (et en tout cas, ignore tout de son enseignement) ou de Lacan, et réciproquement. Ces données en quelque sorte stratégiques suggèrent que cette philosophie, quel que soit son contenu, puisse être admirée par beaucoup mais comprise par quasiment personne. »

Alain Badiou bénéficierait d’un paradoxe qui le rend légitime : même s’il est « assez peu écouté dans le milieu académique« , il y possède quand même d’un peu de crédit. Dans le même temps, il a une grande aura dans ce qu’ils appellent la « sphère médiane », cet espace qui se situe entre le monde académique et les médias, et où l’on trouve un certain nombre de projets para-académiques, comme des « séminaires » qui ne sont rattachés à aucun laboratoire de recherche, des collections de livres ou des revues.

Après le succès de son ouvrage De quoi Sarkozy est-il le nom ? en 2012, il a réussi à obtenir une reconnaissance comme penseur politique contestataire. Là encore, selon Barberousse et Huneman, sa pensée philosophique passe assez facilement à la trappe :

« […] La plupart des badiousiens ‘politiques’ se satisfont de savoir que cette métaphysique est profonde, mais ils n’y comprennent rien. »

Pourquoi écrire un tissu d’âneries pour déconstruire l’aura médiatique d’un chercheur ? Faire un pastiche et réussir à le publier pour discréditer un auteur ou un courant de pensée n’est pas une combine nouvelle.

  • On peut citer le physicien américain Alan Sokal, qui a voulu ridiculiser la French Theory en réussissant à publier, en 1996, dans la revue Social Text un article fantaisiste au titre improbable : « Transgresser les frontières : vers une herméneutique transformative de la gravitation quantique » ;
  • En 2015, un certain Jean-Pierre Tremblay soumet à la revue Sociétés un texte intitulé « Automobilités postmodernes : quand l’Autolib’ fait sensation à Paris. » Il est publié, avant que ses véritables auteurs, Manuel Quinon et Arnaud Saint-Martin, ne révèlent la supercherie, destinée à dénoncer « ces revues en toc et sans éthique » qui « publient n’importe quoi« *.

Huneman et Barberousse admettent sans peine que de nombreuses bêtises ont été publiées sur la plupart des grands philosophes, sans que cela ne vienne remettre en cause leurs travaux. Cependant, Alain Badiou étant membre du comité éditorial de la revue, il a une « certaine responsabilité morale » à vérifier le contenu des articles. 

Les deux philosophes concluent que le but de leur projet n’est pas d’attaquer Alain Badiou personnellement, mais plutôt de dénoncer les discours « supposément profonds » qui parasitent le champ philosophique actuel, en tout cas « auprès du grand public et parmi les étudiants ». Car, par un effet d’emballement dont la presse est en partie responsable (Le Monde est cité parmi les grands médias coupables de relayer la novlangue philosophique qu’ils dénoncent, vous pouvez lire cette novlangue  ici, ici ou ici), ces discours contiennent une « promesse de sens » jamais remplie, toujours renouvelée, qui suscite l’admiration.

En deux mots comme en mille : plus un propos est complexe, plus l’effet d’intimidation est puissant, et plus les lecteurs ont tendance à croire que l’auteur est un « grand penseur » qu’ils sont simplement trop bêtes pour comprendre. En pratique, le comité éditorial des Badiou Studies n’est pas en reste dans cette tyrannie de la « langue pseudo-scientifique », puisqu’il a laissé passer, en toute bonne foi, un article sans queue ni tête.

*Lire aussi : Deux sociologues piègent une revue pour dénoncer la « junk science »

Affiche de l'association SAT-amikaro, Le mur des langues, abattez-le

L’espéranto, langue anationale, par André Hoarau

Depuis quelques mois, on peut lire un peu d’espéranto sur le site du Cortecs, et c’est en partie grâce à André Hoarau. André est espérantiste et actif au sein de l’Association mondiale anationale (SAT) qui « a pour but, par l’utilisation constante de l’espéranto et son application à l’échelle mondiale, de contribuer à la formation d’individus dotés d’esprit critique (…) »24. André a bien voulu, avec tact et patience, répondre aux questions curieuses et critiques de quelques membres du Cortecs à l’égard de l’espéranto l’été dernier, et nous avons jugé utile de les retranscrire.

Quelle est l’origine de l’espéranto ?

L’espéranto est officiellement apparue en 1887, lorsque son initiateur, le docteur Ludwik Lejzer Zamenhof publia en russe Lingvo internacia, un petit manuel décrivant la grammaire de la langue, ainsi qu’un dictionnaire.

Portrait de Zamenhof
Louis-Lazare Zamenhof

Quels sont les idéaux qui ont mu le fondateur ?

Zamenhof passa son enfance à Bialystok, une ville de l’actuelle Pologne dans laquelle se côtoyaient des communautés de langue allemande, polonaise et russe, yiddish ou hébreu. Il fut très tôt marqué par les discriminations linguistiques entre les communautés. C’est donc mû par des idéaux de compréhension mutuelle, pensant que les difficultés de communication entre les communautés serait sinon supprimées, du moins atténuées par l’utilisation d’une langue neutre, qu’il s’attela à la tâche de création.

Une langue unique et universelle constitue-elle un idéal chez la plupart des espérantistes ? Si oui pourquoi ? Si non, quels sont le ou les idéaux linguistiques/communicationnels en vogue dans le milieu des langues construites de même prétention que l’espéranto ? Sur quels raisonnements s’appuient ces idéaux ? Quelles en sont les critiques ?

La question de la langue « unique et universelle » a suscité et suscite toujours beaucoup de débats dans la communauté espérantiste. Zamenhof parlait de lingvo internacia, de langue internationale, « qui souhaite seulement donner aux hommes [humains] de peuples différents […] la possibilité de se comprendre […] et qui ne souhaite d’aucune manière s’immiscer dans la vie intérieure des peuples »25.
Certains espérantistes avaient cependant une position beaucoup plus radicale. La plus extrême a sans doute été formulée par Lanti, de son vrai nom Eugène Adam. Dans son Manifeste des anationalistes, il déclarait ainsi que « les anationalistes se battent contre tout ce qui est d’essence nationaliste, contre les langues et cultures nationales, les coutumes et traditions nationales. L’espéranto est pour eux la langue principale, et ils considèrent que les langues nationales ne sont qu’auxiliaires ».
À l’opposé de ce point de vue, une partie du mouvement espérantiste considère que l’adoption d’une langue neutre permettrait de sauvegarder la diversité linguistique. Au sein de l’association universelle d’espéranto (l’Universala Esperanto-Asocio, UEA), il existe un groupe s’occupant de la question des droits linguistiques qui recommande que chacune, chacun puisse apprendre ses langues maternelle, régionale, nationale et… l’espéranto26.
D’autres encore ont en partie abandonné l’idée de langue internationale auxiliaire. Cette frange du mouvement considère que les espérantistes constituent « un minorité linguistique auto-élue de type diaspora »27.

En quoi est-ce une langue plus « facile » ?

Il est difficile d’affirmer d’emblée que l’espéranto est « plus facile »… Plus facile par rapport à quoi ? À une langue nationale jouant un rôle diplomatique important ? À mon sens, l’espéranto se distingue par une grammaire simple, qui ne souffre de quasiment aucune exception. Par exemple, la conjugaison est parfaitement régulière : la terminaison du passé est -is, celle du présent -as et celle du futur -os, et c’est tout pour les temps simples. Si l’on sait que « je chante » se dit en espéranto mi kantas, on peut former immédiatement mi kantis (« je chantai » ou « je chantais ») et mi kantos (« je chanterai »). Quelle économie par rapport aux longues listes de verbes irréguliers que l’on doit péniblement apprendre ! Autre exemple : chaque mot se prononce comme il s’écrit et s’écrit comme il se prononce28. Dans les deux cas, on peut supposer que l’apprentissage de la conjugaison et de la prononciation de l’espéranto sera plus facile que celui, par exemple, de l’anglais ou du français. Mais suppositions et témoignages personnels ne constituent pas des preuves, et le nombre d’études sur l’acquisition de l’espéranto ne sont hélas pas légions…
Note de Nelly Darbois (ND) : Dans un document de 2005, Reagan et al.29 relatent les résultats de 4 études. Nous n’avons malheureusement pas accès à leurs détails méthodologiques. La plupart du temps, il s’agit de comparer des résultats à des tests jugeant du niveau de langue en espéranto d’élèves du primaire ou du secondaire apprenant l’espéranto sur plusieurs années, aux résultats à des tests en d’autres langues réalisés par des étudiants qui apprennent ces autres langues (français, allemand, anglais etc.). L’espéranto s’apprendrait 4 à 5 fois plus rapidement que toute autre langue étudiée, mais il n’est pas certain que les populations étudiées soient vraiment comparables. Dans le contexte actuel, où l’espéranto n’est enseigné officiellement à l’échelle nationale dans aucun pays, il semble difficile de mener, malheureusement, des études qui permettraient de questionner sa rapidité d’apprentissage.

Plus « juste » ?

L’espéranto n’est la langue officielle d’aucun pays. La grande majorité de ses locuteurs a fait l’effort de l’apprendre et ne bénéficie donc par de la supériorité linguistique que possède par exemple, un Anglais discutant dans la langue de Shakespeare avec un Français.

Quelle est la répartition géographique actuelle des pratiquants d’espéranto ? Comment est-elle calculée ? Existe-il des réseaux de pratiquants de l’espéranto ?

Il est difficile d’avoir une idée précise de la répartition et du nombre d’espérantistes. Toutes et tous ne font pas partie d’association espérantistes, et peu d’études ont été menées à ce sujet. On ne peut avoir qu’une vague idée de la répartition des espérantistes en consultant les annuaires des associations, le plus important étant celui d’UEA, l’association universelle d’espéranto. Il existe de nombreux réseaux et de nombreuses associations. D’un point de vue historique, les deux plus importantes sont l’UEA précédemment citée et SAT, l’ « association anationale mondiale », qui a quant à elle un agenda politique explicite de transformation sociale par « l’union des travailleurs » à l’échelle mondiale grâce à l’espéranto. Mais il existe de nombreuses associations pour des domaines très différents : l’athéisme, le cyclisme, l’écologie, la philatélie, la pédagogie Freinet, le végétarisme30

L’espéranto est-il enseigné au sein du système scolaire dans certaines régions ? Pays ?

L’espéranto est enseigné au sein du système scolaire de plusieurs pays. Parmi ceux-ci, la Hongrie mérite une mention spéciale : l’espéranto y est en effet la troisième langue la plus apprise à l’université, derrière l’anglais et l’allemand. En France, il y eut plusieurs proposition pour intégrer l’apprentissage de l’espéranto dans l’Éducation nationale, mais celui-ci est enseigné uniquement sur le temps d’activité péri-scolaire dans certaines écoles.
 

Est-ce qu’il existe des œuvres littéraires, musicales, cinématographiques etc. rédigées directement en espéranto ?

Une revue en espéranto
Une revue en espéranto

Il existe de nombreuses œuvres originales en espéranto. La littérature originale de l’espéranto est tout à faite raisonnable pour une langue ayant à peine un siècle : on peut y lire des romans, de la poésie, des drames, des nouvelles31… En ce qui concerne la musique, Vinilkosmo, une maison de disque espérantiste basée à Toulouse, produit de la musique espérantiste depuis 1990. On y trouve des artistes du monde entier, dans des styles variés : pop, rock, folklorique, hip hop… Certains morceaux sont des traductions, mais beaucoup sont des compositions originales. Depuis quelques années, il existe même une radio en ligne entièrement en espéranto : Muzaiko, qui diffuse essentiellement de la musique, mais également des reportages, des interviews. De nombreux journaux et revues sont également publiés en espéranto, on peut citer, parmi les plus connus Esperanto, Kontakto, Monato, La Ondo de Esperanto. L’association SAT publie quant à elle Sennaciulo, dans laquelle on peut trouver une rubrique Intelekta memdefendo (autodéfense intellectuelle) : au menu, casse-têtes mathématiques et… traductions des articles sur les sophismes et paralogismes parus sur le site du CorteX !

Quel est l’intérêt de pratiquer et diffuser l’espéranto d’un point de vue progressiste ? Y a-t-il déjà eu des avancées sociales grâce à des projets internationaux dont le moyen de communication était l’espéranto ? Autrement dit, y a-t-il eu au moins un problème socio-politique, écolo-politique, scientifico-politique ou autre, d’ampleur internationale, qui a pu être traité grâce à l’espéranto ? À défaut d’avoir permis le traitement d’un problème quelconque, quels type de problème l’espéranto ou une langue de même nature et prétention pourrait-elle permettre de résoudre ?

Affiche de l'association SAT-amikaro, Le mur des langues, abattez-le
Affiche de l’association SAT-amikaro

Il n’y a jamais eu d’avancée sociale majeure issue de projets internationaux dont le moyen de communication était l’espéranto, mais de nombreux mouvements d’émancipation en ont encouragé l’apprentissage et la diffusion. Citons, entre autres, la CGT française32, les mouvements Freinet33 et de l’École moderne rationaliste de Francisco Ferrer 34, la Libre Pensée35, les Républicains espagnols pendant la guerre civile de 1936−193936
D’un point de vue progressiste, de nombreux espérantophones partagent l’idée que l’usage d’une langue neutre, relativement facile et rapide à apprendre, permettrait une substantielle amélioration des communications non seulement entre les personnes ayant un capital culturel et économique important, mais également − « surtout » dira la frange la plus sociale du mouvement − entre les laissés-pour-compte de la mondialisation culturelle, celles et ceux qui auraient intérêt à se comprendre et s’organiser par-delà les frontières, mais qui ne disposent que de peu de temps et de moyens pour apprendre une des « grandes » langues de communication internationale.

Comment s’organise en France et dans le monde le réseau associatif promouvant l’espéranto ? Y a-t-il différentes branches ? Est-il politisé ? Laïque ?

Les deux principales associations françaises d’espéranto sont Espéranto-France et SAT-Amikaro. Elles sont toutes deux laïques, la deuxième étant nettement politisée et déclarant dans ses statuts se placer « sur le terrain de la lutte de classe ».

Quelle est la place de l’espéranto dans le milieu scientifique aujourd’hui ?

Quasi-nulle. Il existe cependant une « Académie internationale des sciences » basée à Saint-Marin, dont l’espéranto est une langue de travail, qui édite une revue, Scienca revuo, plusieurs fois par an. L’association des jeunes espérantistes, TEJO, comporte aussi une section Scienca kaj faka agado, pour les jeunes espérantistes scientifiques de profession ou de passion, et organise notamment des conférences scientifiques lors de certaines rencontres internationales.

Comment commencer à apprendre ?

Livre pour apprendre l'espéranto par la méthode directe
Livre pour apprendre l’espéranto par la méthode directe.

Il existe de nombreuses ressources pour apprendre l’espéranto : livres, sites internet, vidéos… Le site le plus connu est sans doute lernu.net. En ce qui concerne les livres, on peut distinguer ceux qui ont une approche « grammaticale » traditionnelle (par exemple, Le nouveau cours rationnel d’espéranto) et ceux qui utilisent la méthode « directe » (par exemple, L’espéranto par la méthode directe, de Stano Marček). À chacune et chacun d’utiliser les cours qui lui conviennent le mieux. Je conseille également à toute personne désireuse d’apprendre rapidement d’entrer en contact avec un groupe d’espérantistes compétents, qui ont à cœur la pratique de la langue ; en effet, bien que l’espéranto soit relativement plus simple que la majorité des autres langues, elle reste une langue à apprendre, et pas plus que pour une autre on ne peut faire l’économie de la pratique. L’apprentissage de la grammaire et du vocabulaire de base est très rapide, mais il faut du temps avant d’être vraiment à l’aise à l’oral. Trop d’espérantistes français s’en tiennent aux belles idées et ne deviennent jamais pleinement espérantophones…
Deux ouvrages pour apprendre : 

Couverture du Cours rationnel d'espéranto

Cours rationnel d’espéranto, SAT-Amikaro. Une méthode « grammaticale » assez classique, mais bien conçue et illustrée, même si la mise en page mériterait quelques perfectionnements. Pour celles et ceux qui apprécient ce type de manuel, il permet d’avoir assez rapidement de bonnes bases, à perfectionner ensuite par la pratique (notamment orale).

Claude Piron, Gerda Malaperis!, Fonto, 1983. Un roman « policier » d’apprentissage, qui introduit le vocabulaire de façon progressive, par l’un des plus grands auteurs espérantistes. À compléter par le livre du même auteur Lasu min paroli plu! qui reprend le vocabulaire de chaque chapitre et le développe dans des textes plus approfondis.

Y a-t-il d’autres langues construites universelles ? Pourquoi se tourner vers l’espéranto plutôt que vers une autre ?

Il y a des centaines de projets de langue construite à vocation universelle. Parmi les plus connues, nous pouvons citer le solrésol, le volapük, le latino sine flexione, l’ido, l’occidental et l’interlingua. La plupart des langues dérivées de l’espéranto (comme l’ido) n’apportent au mieux que quelques discutables améliorations, et au pire compliquent et rendent la langue moins équitable. Mais l’argument qui selon moi est le plus pertinent est le suivant : l’espéranto bénéficie aujourd’hui d’une riche culture de plus d’un siècle et d’un mouvement très diversifié, présent dans de très nombreux pays. Aucune autre langue construite à vocation internationale n’a à ce jour atteint un tel degré de développement.

Si le but est de pouvoir communiquer avec le plus de monde possible, pourquoi choisir l’espéranto plutôt que le mandarin ou l’anglais qui comptent plus de locuteurs ? Autrement dit, quels sont ses avantages et ses inconvénients par rapport aux langues comportant le plus de locuteurs dans le monde (mandarin, espagnol, anglais, arabe, bengali, etc.) ?

Si le seul critère pour choisir une langue à apprendre est de pouvoir communiquer avec le plus de locuteurs possible, alors il faut choisir le mandarin ou l’anglais. Si en revanche d’autres critères sont utilisés, comme l’équité ou la facilité d’apprentissage, quelque soit notre langue d’origine, résultant d’une grammaire la plus régulière possible, alors l’espéranto s’impose pour certains, qui la considèrent comme étant plus juste, équitable et facile que le français, le mandarin ou l’anglo-américain.

Transparaît-il, comme dans les autres langues, des choix racistes, sexistes, spécistes dans les fondements grammaticaux de l’espéranto et de la construction de son vocabulaire ? Si oui, qu’en penser ?

Oui, et ils sont d’ailleurs discutés depuis plusieurs dizaines d’années dans certaines revues, ouvrages, ou sur certains sites internet. Comme dans les langues nationales, certain.e.s espérantistes neutralisent leurs textes.

Merci à André Hoarau pour cette entrevue.

Bibliographie : article spécifique « Ressources critiques pour aborder les politiques linguistiques ».

Linguistique, histoire – Mais où sont passés les Indo-Européens ? Le mythe d'origine de l'« Occident »

Il s’agit d’une enthousiasmante ouverture conceptuelle pour le CORTECS que cette réfutation d’hypothèse de Jean-Paul Demoule : l’existence d’une langue proto-indo-européenne et d’un peuple « originel » associé ne seraient que mythes. De quoi, du même élan, sectionner quelques arguments sur les Aryens, questionner la linguistique et ses présupposés « bibliques », et revisiter la métaphore d’un arbre des langues.

Nous n’avons pas encore farfouillé l’ouvrage, mais la stimulation intellectuelle sur ce sujet est venue de cet extrait de La fabrique de l’histoire du 27 octobre 2014, sur France Culture. Jean-Paul Demoule y était invité. Voici le passage en question.

L’idée d’une langue originelle colle à l’imaginaire biblique. En effet, dans le livre de la Genèse (11, 1-9), il est dit que la Terre, ayant été repeuplée après le Déluge, les Humains s’arrêtèrent dans la vallée de Sennar pour édifier une tour immense dont le sommet atteignait les cieux. Pour calmer leur orgueil, Dieu interrompit leur projet en brouillant leur langage, commun jusque-là, et les dispersa tout autour du monde.

CorteX_Arbre_langues_indoeuropDepuis les prémisses de la linguistique, les langues indo-européennes sont nommées ainsi car elles seraient issues d’une langue originelle commune, le proto-indo-européen, parlé par un peuple « originel » sur lequel les spécialistes s’écharpent encore. Las ! Encore faudrait-il que ce peuple, et cette langue, aient réellement existé. Les liens entre les langues indo-européennes sont néanmoins représentés dans des arborescences qui, comme on peut le voir sur les images ci-contre et ci-dessous, prennent tronc sur une seule souche. Et c’est cette souche-là que J-P. Demoule conteste. CorteX_Arbre_de_langues

CorteX_JP_DemouleJean-Paul Demoule s’est attelé depuis longtemps à ce qui ressemble fortement à un mythe anthropo-linguistique. Il a déjà écrit :

  • Réalité des Indo-Européens : les diverses apories du modèle arborescent, dans la Revue de l’histoire des religions, Vol. 208, N°208-2, p. 169-202 (1991) (télécharger ici).
  • Les Indo-Européens, un mythe sur mesure, La recherche, avril 1998 ().

Il vient de faire paraître au Seuil l’ouvrage Mais où sont passés les Indo-Européens ? Aux origines du mythe de l’Occident, dont voici la description par l’éditeur.

Mais où sont passés les Indo-Européens ? On les a vus passer par ici, depuis les steppes de Russie, ou par là, depuis celles de Turquie. Certains les ont même vus venir du Grand Nord. Mais qui sont les Indo-Européens ? Nos ancêtres, en principe, à nous les Européens, un petit peuple conquérant qui, il y a des millénaires, aurait pris le contrôle de l’Europe et d’une partie de l’Asie jusqu’à l’Iran et l’Inde, partout où, aujourd’hui, on parle des langues indo-européennes (langues romanes comme le français, slaves comme le russe, germaniques comme l’allemand, et aussi indiennes, iraniennes, celtiques, baltes, sans compter l’arménien, l’albanais ou le grec). Et depuis que les Européens ont pris possession d’une grande partie du globe, c’est presque partout que l’on parle des langues indo-européennes – sauf là où règne l’arabe ou le chinois. Mais les Indo-Européens ont-ils vraiment existé ? Est-ce une vérité scientifique, ou au contraire un mythe d’origine, celui des Européens, qui les dispenserait de devoir emprunter le leur aux Juifs, la Bible ? Jean-Paul Demoule prétend dans son livre paru en 2014 s’attaquer à la racine du mythe, à sa construction obligée, à ses détournements aussi, comme la sinistre idéologie aryenne du nazisme, qui vit encore. Il montre que l’archéologie la plus moderne ne valide aucune des hypothèses proposées sur les routes de ces invasions présumées, pas plus que les données les plus récentes de la linguistique, de la biologie ou de la mythologie. Pour expliquer les ressemblances entre ces langues, d’autres modèles restent à construire, bien plus complexes, mais infiniment plus intéressants.

Une autre émission a été consacrée à ce travail : dans La suite dans les Idées, sur France Culture le 24 janvier 2015. Là voici.

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Enfin, une dernière, sur France Culture toujours, chez Jean-Noël Jeanneney et son excellente émission Concordance des tempsqui une  fois n’est pas coutume nous offre un beau titre en faux dilemme  : Les Indo-Européens : réalité éclairante ou mythe dangereux.

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Bonne réflexion !

Richard Monvoisin

Synergologie, lapsus fasciaux et toutes ces sortes de choses

CorteX_sourires_DuchenneVous avez aimé la série Lie to me ? Vous êtes inquiet-e qu’on décrypte vos mimiques  et vos « lapsus » gestuels ? Cette réference vous permettra de passer l’été tranquille.

Fin mai 2014, Le Monde titrait DÉCRYPTAGE – L’analyse du langage corporel, une « pseudo-science » ?, avec le sacro-saint point d’interrogation qui permet de ne rien dire tout en laissant tout penser. L’article faisait écho à l’analyse de la gestuelle de Jean-François Copé après son intervention télévisée sur TF1 par Stephen Bunard, analyste du langage corporel, publiée sur le site du Figaro. Selon l' »expert », Monsieur Copé ne montrait « pas de signe flagrant de dissimulation ».

Le Monde :

La discipline, nommée « synergologie », consiste à savoir si les gestes trahissent la parole. Positionnement du sourcil, mouvement de la main gauche, lèvres pincées ou œil plissé… Les gestes sont analysés précautionneusement en fonction des phrases prononcées, afin de démontrer la discordance qui peut exister entre les deux.
Ainsi lorsque Jean-François Copé déclare : « J’ai pris la décision de démissionner de mon propre chef », Stephen Bunard analyse ses sourcils, qui « se lèvent un peu trop longtemps et témoignent “d’appels de phares” pour nous le faire croire. » Le synergologue dénonce la façon de Jean-François Copé « d’en rajouter des caisses pour nous faire adhérer, car il craint de ne pas être assez convaincant là-dessus ».
Stephen Bunard s’appuie sur un lexique corporel, créé par Philippe Turchet, le fondateur de la discipline en 1996, lexique qui classifie tous les mouvements et attitudes humaines standardisées. (…)

Ce sujet des gestuelles révélatrices est épineux. D’une part parce que la théorie la plus connue, celle de Paul Ekman Facial Action Coding System (FACS) qui a servi pour Lie to me, ne fournit pas ses données expérimentales et est, de fait, difficilement vérifiable – nous nous sommes cassés les dents dessus avec un groupe d’étudiants de l’Université de Grenoble en 2013 ; d’autre part, du fait de leur notoriété grandissante et d’un nombre d’utilisateurs plus nombreux, ces méthodes deviennent auto-réalisatrices : si vous pensez que votre employeur pense, par exemple que croiser vos jambes est un mauvais signe, vous avez tout intérêt à ne pas le faire. Et si les policiers de la préfecture de police de Montréal retiennent la leçon de la conférence “items non verbaux lors de l’interrogatoire” que leur fit Bruno Blouin, sergent détective enquêteur et synergologue, il ne fera pas bon se gratter le nez pendant un interrogatoire37.

Le Monde cite toutefois au passage un papier que nous connaissions et qu’il nous semble utile de ramener à la surface du flot d’information, à intervalles réguliers. Il s’agit de « Pour en finir avec la synergologie », de Pascal Lardellier. Professeur des universités en sciences de l’information et de la communication à l’université de Bourgogne, P. Lardellier fournit ici une analyse profonde et sans concession de ce qui ressemble fortement à une pseudoscience, qui sera éventuellement complétée par ce démenti aux travaux de Paul Ekman publié dans Nature en 2010, sous le titre Airport security: Intent to deceive?

Références

  • Sharon Weinberger, Airport security: Intent to deceive? Nature, 26 mai 2010, 465, pp. 412-415. Télécharger en pdf

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Richard Monvoisin

Saurez-vous décrypter le message codé dans ces lapsus fasciaux incontrôlables ?CorteX_homme_fou_non_superstitieux CorteX_Femme_qui_cache_qqchose CorteX_homme_loucheCorteX_Hamlet_GaillardCorteX_Eli_Wallach(La dernière image est celle d’Eli Wallach, alias « Tuco », dans « Le bon, la brute et le truand », de Sergio Leone, décédé le 24 juin 2014, pendant la mise en ligne de cet article)