Le dépistage organisé du cancer du sein : outils d'autodéfense intellectuelle

L’augmentation de la participation au dépistage organisé (DO) du cancer du sein fait partie en France des objectifs de santé publique. Toutes les femmes de 50 à 74 ans sont invitées (parfois même incitées) à recourir à une mammographie tous les 2 ans afin de potentiellement détecter un cancer du sein. Des organismes départementaux comme nationaux sont chargés de veiller au bon déroulement de ce dépistage, mais doivent aussi s’assurer que le taux de participation corresponde à celui recommandé au niveau national et européen. Cette thématique fait l’objet d’interventions du CorteX en 2016 (à l’UIAD et lors des stages de formation doctorale Science sans conscience et Auto-défense mathématique pour non mathématicien) car elle permet d’aborder de nombreuses facettes de l’autodéfense intellectuelle. Alors que l’efficacité propre de cette pratique est aujourd’hui au cœur du débat scientifique, toutes sortes d’arguments plus fallacieux les uns que les autres sont utilisés pour convaincre les femmes de participer à ce dépistage, leur ôtant par là même la possibilité de faire un choix éclairé. Voici un aperçu des arguments trompeurs que nous avons relevés suivi de ressources bibliographiques pour explorer à sa guise le sujet. Précisons que tout ce qui suit ne concerne que le DO (dépistage généralisé,  systématique) par mammographie et non le suivi individualisé réalisé par les gynécologues, conduisant parfois à la réalisation de mammographies selon les symptômes et les facteurs de risque des patientes. Enfin, prenons encore une fois la précaution de préciser qu’il ne s’agit pas pour nous de dicter ou d’imposer une bonne conduite individuelle ou collective, mais bien de poser des bases rationnelles d’un débat. Ajout d’octobre 2016 : le rapport final d’une concertation citoyenne initiée par l’INCa recommande deux scénarios : un où le dépistage organisé est totalement supprimé, l’autre où son organisation est profondément modifiée 1.   

Décryptage de quelques arguments

Toutes les résidentes françaises âgées de 50 à 74 ans reçoivent tous les deux ans à leur domicile une lettre d’invitation les enjoignant à réaliser une mammographie. Cette lettre est parfois accompagnée de brochures informatives. Des documents du même type sont également diffusés massivement dans de nombreux établissements publics (mairies, hôpitaux etc.) et privés (centres d’imagerie médicale, cabinets de médecins généralistes, magasins, pharmacies etc.) ainsi que dans les médias (chaînes télévisuelles, radio, journaux, sites internet etc.). Afin d’avoir une idée du contenu de ces documents, nous avons visité en janvier 2016 le site de l’Institut national du cancer (INCa) et ses pages dédiées au sujet et nous avons mené des recherches à partir de Google avec les mots clés « dépistage organisé du cancer du sein » et « mammographie cancer du sein ». Dans les paragraphes suivants, nous faisons une sélection non exhaustive des arguments rhétoriques fallacieux détectés les plus redondants.

Appel au témoignage

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En 2009, l’INCa a conçu un roman-photo pour « sensibiliser au dépistage ». Il relate l’histoire d’une esthéticienne d’une cinquantaine d’année, Véronique, qui prend conscience de l’importance du dépistage suite au témoignage d’une de ses clientes, traitée pour un cancer, qui témoigne « heureusement, mon médecin traitant m’a rappelé de faire ma mammographie de dépistage et, du coup, on a détecté mon cancer très tôt« . 

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Relevons au passage que le livret entretient des clichés1 très genrés2

Nous avons déjà évoqué les limites liées à l’appel au témoignage notamment pour orienter ses choix de santé (voir ici ou ). L’appel au témoignage est un procédé courant dans les campagnes publiques ou privées de sensibilisation au dépistage (voir par exemple ci-dessous la campagne 2009 de l’association Le cancer du sein, parlons-en ! ) :

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Pire, on fait parfois appel au témoignage de patientes de moins de 50 ans pour inciter les femmes plus jeunes à effectuer également des mammographies. C’est le cas par exemple dans ce reportage de la chaîne BFM TV en 2010, qui interroge une patiente de 48 ans qui a contracté un cancer alors que rien ne le laissait présager, ainsi qu’un radiologue encourageant cette pratique (s’étoffant au passage d’un argument d’autorité).

Dans le court-métrage ci-dessous réalisé à l’initiative de l’Institut Curie et l’association NRB Vaincre le cancer, diffusé à la télévision et dans les cinémas en 2010, c’est une femme dont le physique ne laisse en rien présager un âge de plus de 50 ans qui nous suggère « d’aller montrer nos seins ».

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Dans la brochure 2015 de l’association Le cancer du sein, parlons-en, la quasi-totalité des photos illustratives présentent des femmes d’apparence jeunes au regard de l’âge ciblé par le DO. Voici par exemple une photo d’une femme réalisant une mammographie. Relevons au passage la posture décontractée, le sourire bienheureux qui ne laisse pas imaginer que le passage d’une mammographie est un acte douloureux et non anodin. Cette photo est un effet impact.

Or, les études de bonne facture menées les dernières décennies convergent toutes vers une absence d’efficacité sur la diminution de la mortalité par cancer du sein du dépistage par mammographie chez les femmes de moins de 50 ans non à risque3.

Appel aux célébrités

L’impact du récit des expériences individuelles des patientes atteintes de cancer du sein sur le choix pour des femmes de recourir au dépistage est non négligeable, qui plus est si la patiente est une célébrité. En mai 2005, les médias annoncèrent le diagnostic de cancer du sein de la chanteuse australienne Kylie Minogue. Dans les dix jours qui suivirent, les médias nationaux reprirent l’information et parlèrent vingt fois plus que de coutume du cancer du sein. En parallèle, les réservations pour des mammographies de dépistage augmentèrent de 40% en Australie durant ces deux semaines par rapport aux semaines précédents l’annonce, particulièrement pour la tranche d’âge des 40-49 ans alors que le dépistage n’est pas recommandé à ces âges4.

En France en 2011, France Télévisions en partenariat avec l’INCa mobilise certains de ses animateurs « célèbres » (Nagui, Sophie Davant, Élise Lucet etc.) pour promouvoir le dépistage dans des campagnes télévisuelles.

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La marque de café Carte Noire a elle aussi fait appel à des femmes médiatisées (styliste, chanteuses, mannequin, actrice, animatrice, blogueuse… ) pour promouvoir le dépistage dans un clip qui rappelle les stéréotypes de genre du roman-photo de l’INCa.

https://www.youtube.com/watch?v=XLLDNikq2gg

Le message final du clip est « au nom de vos seins, faites-vous dépister » ; ainsi, les femmes ne devraient pas recourir au dépistage au nom de leur santé, mais au nom de leurs « seins », ce qui fait leur essence si on en croit ce film. La femme ne se conçoit pas autrement qu’à travers ses seins durant toute la durée de la vidéo, ce qui donne à penser que les seins sont le siège de la féminité – ce qui non seulement entretient les poncifs genrés classiques, mais est normatif pour les femmes, surtout pour celles qui n’ont pas de poitrine5. Le même glissement a lieu lorsque par exemple on avance que la féminité réside dans la maternité (ce qui exclut derechef les nullipares, les stériles, les intersexes, etc).

Ad populum

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Roman-photo de l’INCa, 2009

Parfois, le fait qu’un nombre X de femmes ait déjà eu recours au dépistage est apporté pour suggérer à celles qui ne font pas partie de ce groupe de le rejoindre. C’est le cas par exemple sur cette affiche réalisée par l’INCa en 20076. Le texte de l’affiche laisse penser qu’un nombre important de femmes s’étant déjà fait dépister (bien que le chiffre manque de précision ; s’agit-il de 3 millions de femmes en France ? Sur l’année encourue ou depuis que le DO est en place ? ), celles qui n’ont pas encore saisi l’occasion devraient s’empresser de le faire. C’est un argument ad populum. L’affiche est d’ailleurs de nouveau utilisée et mise à jour dans le roman-photo de l’INCa évoqué précédemment.

Affiche de l'INCA de 2007
Affiche de l’INCa de 2007

 

Une version un peu différente proposée par l’Agence sanitaire et sociale de Nouvelle-Calédonie qui s’appuie sur le fait qu’aujourd’hui, plus de la moitié des femmes concernées l’ont fait [le dépistage] »7.

Effet paillasson

C’est le fait de qualifier un objet, une chose (ici un acte) par un mot qui renvoie à autre chose (cf. article). Le dépistage est souvent associé à la prévention ou à la protection de la santé.  Or, passer une mammographie est un acte de prévention secondaire : cela ne permet pas d’éviter d’être atteint d’un cancer (prévention primaire) mais de potentiellement diminuer le risque de mourir de ce cancer, une fois qu’on est déjà atteint (prévention secondaire).

Affiche de la campagneOctobre rose 2012 de l'organisme de Dépistage organisé du cancer (DO) de Haute-Garonne
Affiche de la campagne Octobre rose 2012 de l’organisme de Dépistage organisé du cancer (DO) de Haute-Garonne ; la prévention est associée au dépistage.

« Dans le cadre de la prévention du cancer du sein, il est conseillé de faire cet examen [une mammographie](…) »8

« pour vous protéger (…) il faut se faire dépister » 9

« La meilleure protection : la mammographie de dépistage » 10

 Sur site de l’Assurance maladie (Ameli), le dépistage est classé dans la rubrique « Prévention santé : protection, prévention« .

Ce type de message peut conduire les femmes à penser que le dépistage réduit le risque d’avoir un cancer du sein. Une étude11 réalisée à partir d’interrogatoires de femmes à la fin des années 1990 constate que sur un échantillon de plus de 6000 femmes de plus de 15 ans habitant dans cinq pays dont la Suisse et l’Italie, 68 % pensent que le dépistage réduit ce risque. Cela revient à croire que le port de la ceinture de sécurité diminue le risque d’accident de la route !12

Effets impact et appel à la peur

L’usage de mots (ou images) à effet impact est un procédé récurrent : on emploie des mots fortement connotés, générant un impact affectif, pour qualifier le cancer du sein ou « l’urgence » nécessaire du dépistage. La vidéo ci-dessous, proposée par la chaîne TEVA et réalisée par l’association Le cancer du sein, parlons-en ! en 2015 en déploie une belle brochette centrée sur l’appel à la peur :  elle nous parle du cancer du sein, « le plus meurtrier », qui « frappe à toutes les portes », pour lequel « chaque jour compte », en concluant « faites-vous dépister ». Notons également la typographie utilisée qui fait ressortir ces expressions.

Spot 2015 de la chaîne TEVA et de l'association Le cancer du sein parlons-en
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On peut penser que ce type d’arrangements syntaxiques et typographiques participe à la surestimation du risque de développer un cancer du sein constatée chez les femmes. Dans une étude réalisée à partir d’interrogatoires de femmes en 2001 et 2002, on constate que sur un échantillon de 500 femmes états-uniennes entre 40 et 50 ans n’ayant jamais contracté de cancer, 15 % pensent que le risque d’avoir un cancer du sein au cours de la vie est de plus de 50 % (surestimation de 5 fois par rapport aux données de l’époque)13.

Mésusage des chiffres

Détecté tôt, le cancer du sein peut être guéri dans 9 cas sur 1014

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Brochure de l’INCa, 2015

C’est sans doute l’affirmation la plus fréquemment retrouvée dans tous les documents d’information et de promotion du dépistage que nous avons eu sous les yeux. Elle se décline sous différentes formes, par exemple : « Détectés à temps, 90% des cancers du sein se soignent. »15, « Un traitement précoce permet une rémission dans 95% des cas »16, « Parce que dans 9 cas sur 10, s’il est détecté à temps, un cancer du sein peut être guéri »17. Ces phrases sont trop imprécises pour délivrer un message véritablement informatif :

  • il n’y a pas d’élément de comparaison avec le nombre de cancers détectés « tard » mais guéris. Si le nombre de cancers guéris considérés comme détectés tard est aussi de 9/10, alors il n’y a pas d’intérêt à détecter « tôt » ;
  • lorsqu’une détection précoce ou un traitement précoce sont mentionnés, aucune précision n’est donnée sur ce qui permet cette détection ou ce traitement précoce. Comme la phrase apparaît sur un document encourageant à la réalisation d’une mammographie dans le cadre du DO, il peut être cohérent de croire que c’est le passage d’une mammographie tous les deux ans qui permet cela. Or, la mammographie dans le cadre du DO est loin d’être le seul outil diagnostique, y compris en première intention. Les 9 femmes sur 10 qui guérissent d’un cancer n’ont pas forcément eu recours à une mammographie dans le cadre du DO ;
  • on nous délivre une valeur relative sans la raccrocher à une valeur absolue, ce qui peut influencer notre perception de la situation. En effet, on oublie parfois que 90% d’une petite quantité reste une petite quantité. Il serait donc préférable de préciser systématiquement le nombre de femmes atteintes du cancer du sein18 si l’on souhaite décrire la situation au plus près ; contrairement à ce qui est suggéré, « 90% de femmes sauvées » n’est pas pas, en soi, un argument indiscutable pour justifier l’intérêt collectif du DO.
  • cette affirmation masque deux biais potentiels : un biais statistique appelé Phénomène de Rogers19 ainsi que le surdiagnostic20 Plus précisément, le principe du DO est de détecter des cellules pathologiques par mammographie. Une première difficulté réside dans le fait qu’il s’avère parfois très difficile de distinguer, à partir des images produites, des cellules pathologiques de cellules saines,  ce qui peut conduire à un mauvais diagnostic dans un sens ou dans l’autre. Le deuxième problème est que, contrairement à une idée très répandue, chez certaines patientes, les cellules dites pathologiques détectées n’évolueront pas en cancer invasif et se « résorberont » spontanément ; il n’y a par ailleurs, à l’heure actuelle, aucun moyen de savoir si les cellules dites pathologiques vont évoluer en une tumeur ou non : le DO diagnostique donc comme porteuses de cancer des femmes qui, même sans traitement, n’auraient pas été malades. Si le DO tend ainsi à diminuer le taux de létalité des patientes dépistées21, encore faut-il s’assurer que cette baisse n’est pas seulement due à une augmentation du nombre de diagnostics : il est alors nécessaire de connaître la mortalité par cancer du sein22 pour se faire une idée de la pertinence du DO. Dans les brochures à destination du grand public, ce chiffre n’est jamais (rarement ?) avancé.

Diminution de la mortalité de 15% à 21%, voire 30%

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Philips (quatrième marque de mammographe la plus utilisée en France en 2012 et 2013 (INCa, 2015)) participe à la « sensibilisation au cancer du sein » et au dépistage en évoquant une diminution de la mortalité par cancer du sein de 25% à 30% chez les femmes ayant recours régulièrement à des mammographies. Un autre aspect qui mériterait attention est l’acoquinement entre certaines de ces campagnes et les industries qui en tirent bénéfice, comme Philips ou General Electric. Puissent des spécialistes du lien d’intérêt s’y pencher

Le dépistage permettrait de réduire la mortalité liée au cancer du sein de 15% à 21% pour les femmes de 50 à 74 ans selon la plupart des documents informatifs officiels français23. D’où proviennent ces chiffres ? Que signifient-t-ils concrètement ? Sont-ils fiables ?

  • Remonter à la source (primaire)

L‘Institut Curie renvoie et s’appuie sur un article réalisé en 2015 par le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC). En lisant l’article, on réalise qu’il n’y est pas fait mention d’une diminution de 15% à 21% comme rapportée par l’Institut : « Les femmes de 50 à 69 ans invitées à se rendre à un dépistage par mammographie avaient, en moyenne, une réduction de 23 % du risque de décès par cancer du sein ; les femmes ayant participé à un dépistage par mammographie présentaient une réduction plus importante du risque, estimée à environ 40 % »24.

  • Analyser le chiffre

Petit test 1 : lorsqu’on parle de réduction de mortalité de 25% grâce au dépistage, sur 100 femmes participant au DO, combien de femmes, selon vous, seront sauvées ?

Il est fort à parier que beaucoup répondront 25 femmes. Cette réponse, bien que fausse, est tout-à-fait compréhensible puisque c’est la présentation habituelle des chiffres de la mortalité qui l’induit. Ce chiffre de 25% ne signifie pourtant pas cela. Avant d’expliquer pourquoi, voici une autre question :

Petit test 2 : entre un test de dépistage qui réduit la mortalité de 25% et un test de dépistage qui réduit la mortalité de 0,1%, lequel choisissez-vous ?

Il est tentant de répondre que le premier est « évidemment » « bien plus » efficace que l’autre, mais les évidences sont parfois trompeuses, et le test du DO réduit le risque de mortalité de 25%, mais réduit aussi le risque de mortalité de 0,1%. Vous avez bien lu, ces deux affirmations très différentes sont possibles en même temps. Comment cela est-il possible ?
Dans les deux questions, on joue sur l’ambiguïté entre risque absolu et risque relatif. Il faudrait en fait formuler les choses comme cela : le test du DO réduit le risque de mortalité relatif de 25% (régulièrement présenté dans les brochures informatives), mais réduit le risque de mortalité absolu de 0,1% (jamais évoqué)25. Comment est-il possible d’obtenir des chiffres apparemment si différents pour décrire une même situation ? Explicitons ces chiffres en nous appuyant sur les données d’une étude réalisée en Suède en 199326 :

 

Nombre de décès (sur 1000 femmes) au bout de 10 ans

Sans mammographie

4

Avec mammographie (tous les 1 à 2 ans)

3

La réduction du risque relatif consiste à faire 1 – le quotient (taux de mortalité avec DO)/(taux de mortalité sans DO), c’est-à-dire 1-(0,003/0,004) = 0,25 = 25%.
La réduction du risque absolu consiste à faire le quotient (nombre de personnes sauvées)/(population totale) = 1/1000 = 0,001 = 0,1%. Et le tour est joué.

En pratique, un chiffre indiquant la diminution du risque de mortalité, pour être véritablement exploité, devrait être accompagné de précisions concernant :

  • le type de mortalité (mortalité toute cause confondue ? mortalité par cancer ? par cancer du sein ?) ;
  • les groupes comparés (ensemble des femmes se faisant dépister tous les deux ans comparé à l’ensemble des femmes qui ne se font jamais dépisté) ;
  • la durée cumulée (la réduction est-elle calculée au bout de deux ans ? cinq ans ? dix ans ?) ;
  • le nombre de femmes décédées dans chaque groupe comparé ;
  • idéalement, le nombre nécessaire à traiter (NNT), c’est-à-dire le nombre de femmes qu’il faut traiter pour qu’une seule soit sauvée (1 sur 1000, 1 sur 2000 etc.).

Notons à propos de ce dernier point que l’hypothèse la plus optimiste actuellement concernant le dépistage est qu’il permet de sauver du cancer du sein 1 femme sur 2000 (pour 2000 femmes invitées à participer au dépistage pendant 10 ans).27

Éthique, choix individuels et choix collectifs

Aujourd’hui, le débat sur nos choix individuels et collectifs est complètement enseveli sous la culpabilisation des femmes et de leur entourage et sous les appels à la peur. Pourtant, les enjeux sont de taille et mériteraient vraiment qu’on regarde la situation en face, sans faux semblants. Discuter et soupeser les chiffres en matière de santé est parfois difficile : on est vite soupçonné de vouloir faire des économies sur la santé des individus. Pourtant, refuser de questionner nos choix moraux, refuser de se demander où et comment il est le plus utile de dépenser l’argent public a justement pour conséquence de laisser d’autres personnes faire ces choix à notre place, qui plus est sans avoir à les expliciter. Par exemple, on peut se demander qui a décidé, et sur quels critères, que les hommes ne seraient pas invités à participer au DO, alors qu’ils peuvent être touchés – même si c’est très rare – par le cancer du sein ? Qu’en est-il pour les personnes intersexes ? En ce qui concerne le DO, on met les projecteurs (souvent grossissants) sur les guérisons gagnées grâce à cette pratique (de l’ordre de 1 sur 2000), mais on ne met jamais en balance les conséquences du surdiagnostic, c’est-à-dire toutes les conséquences subies par les femmes qui ont un test positif malgré le fait qu’elles ne sont pas et ne seront pas atteintes d’un cancer : stress, biopsie, voire chimiothérapie ou mastectomie, interruption professionnelle etc. Sur 2000 femmes mammographiées tous les 2 ans pendant 10 ans, 10 femmes en bonne santé recevront un diagnostic de cancer qu’elles n’auraient pas eu si elles n’avaient pas été dépistées et seront traitées inutilement tandis que 200 femmes en bonne santé seront victimes d’une fausse alerte.28. Une technique n’est jamais « bonne » en soi : au mieux présente-t-elle un excellent rapport bénéfice-risque et s’avère-t-elle préférable à une autre technique à une époque donnée. L’enjeu est donc de commencer par expliciter et clarifier les critères choisis pour évaluer ce rapport bénéfice/risque puis de comparer les différentes techniques suivant ces critères. La question n’est alors plus de savoir s’il faut promouvoir le DO, mais bien de savoir s’il faut promouvoir le DO plutôt qu’autre chose : ces moyens financiers pourraient-ils être investis pour développer des traitements plus efficaces ? Ou pour traiter éventuellement d’autres pathologies ? Ou encore pour améliorer les conditions d’accueil de nos systèmes de soins ? Ou choisissons-nous, avec toutes ce informations, de continuer à financer de dépistage ? Que préférons-nous ?
Nous sommes conscients que ces choix collectifs doivent également tenir compte du choix individuel des patientes et des patients qui, en connaissance de cause, choisiront ou non de participer au dépistage organisé. Nous déplorons cependant que les informations nécessaires à ce choix soient confisquées.

Ressources documentaires

Ouvrages

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Rachel Campergue, No mammo ? – enquête sur le dépistage du cancer du sein, Max Milo, 2011.

Rachel Campergue a également publié plus récemment Octobre rose – mot à maux, qui s’attache plus à décortiquer les messages délivrés par les différentes campagnes visant à promouvoir le dépistage. Nous regrettons beaucoup que ce livre ne soit disponible que par l’intermédiaire d’Amazon et au format Kindle qui oblige les potentiel.le.s lecteurs et lectrices à recourir à une liseuse commercialisée uniquement par cette enseigne aux pratiques moralement condamnables (lire par exemple En Amazonie : infiltré dans le « meilleur des mondes » de Jean-Baptiste Malet, Fayard, 2013 ).

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H. Gilbert Welch, Dois-je me faire tester pour le cancer ? Peut-être pas et voici pourquoi, PUL, 2005

Ce livre délivre des outils et connaissances en épidémiologie et en physiopathologie pour faciliter un choix éclairé concernant le recours ou non à titre individuel au dépistage des différents cancers.

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Gerd Gigerenzer, Penser le risque – apprendre à vivre dans l’incertitude, Markus Haller, 2009

L’auteur réalise une synthèse et une analyse de la façon dont les médecins, les instituts sanitaires et les médias comprennent et présentent les chiffres et statistiques, en s’appuyant particulièrement sur le cas du DO du cancer du sein. Il montre qu’une présentation plus compréhensible pour tou.te.s, avec ou sans connaissance en mathématiques, est possible.

Films

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Le film L’industrie du ruban rose, 2012 développe particulièrement le pinkwashing29 autour du cancer du sein (l’utilisation de la cause du cancer du sein par des grandes entreprises pour améliorer leur image ou leurs bénéfices), est téléchargeable en ligne ou achetable en DVD à cette adresse.

Arte a diffusé pour la première fois en 2011 le reportage ci-dessous consacré aux différents dépistages organisés (ou non) des cancers. La partie consacrée au cas du cancer du sein s’étend des minutes 0 à 22 et concerne la situation allemande.

Plus récemment, en janvier 2016, France 5 a diffusé une nouvelle émission consacrée au sujet. La première partie consiste en un reportage présentant les parcours de dépistage de quatre femmes ainsi que les entrevues avec les chercheurs ayant mené les principales études consacrées à l’efficacité du dépistage, qui apportent des éléments en sa défaveur. La seconde partie (non disponible en ligne) est présentée comme un « débat » sur l’efficacité du dépistage. On remarque cependant que sont présentes pour ces échanges uniquement des personnes promouvant le dépistage et ayant des liens d’intérêt à le promouvoir, comme l’ont très justement relevé ici deux médecins du collectif Cancer Rose.

L’association Cancer Rose a réalisé un court métrage expliquant de manière simple les données disponibles dans la littérature concernant les bénéfices et les risques associés au dépistage organisé du cancer du sein.

Audio

Entretien avec Rachel Campergue, auteur de No mammo ?, sur Radio Enghien le 20 octobre 2014. Télécharger.

Brochure

CorteX_cancer_sein_cochrane

Brochure d’information s’appuyant sur les études scientifiques les plus récentes (en 2012) à destination des patient.e.s, réalisée par les auteurs des méta-analyses de la collaboration Cochrane (organisation internationale indépendante). Cette brochure a été traduite en français par Thierry Gourgues , membre du Formindep et est téléchargeable à cette adresse.

Sites internet

Ces différents sites rassemblent depuis plusieurs années des informations à destination des patient.e.s et des professionnels de santé sur le DO du cancer du sein, en s’appuyant sur les données scientifiques les plus récentes et en étant vigilant concernant les liens d’intérêts pouvant impacter ces dernières. Il est possible d’utiliser leur barre de recherche avec des mots-clés adaptés pour trouver la documentation correspondante.

CorteX_logo_formindep
CorteX_Prescrire
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Échantillonnage, loi binomiale et zététique, par Louis Paternault

Il n’est pas toujours évident, pour un enseignant du secondaire, de glisser des séances d’esprit critique dans des cours disciplinaires au programme toujours très dense. Louis Paternault, professeur de mathématiques en lycée, a relevé le défi en s’inspirant d’un passage de l’ouvrage d’Henri Broch et Georges Charpak, Devenez sorciers, devenez savants, et en s’appuyant sur les notions d’échantillonnage et de loi binomiale au programme de première S pour développer une activité pédagogique riche sur l’analyse d’une prétention d’un don de voyance : une personne qui aurait prévu 33 séismes sur 196 pourrait-elle prétendre à une capacité particulière ?
Nous reproduisons ici l’article publié sur son blog.
Si vous vous inspirez de ce travail, n’oubliez pas de nous faire part de vos retours !

Ce document s’adresse à des professeurs de mathématiques de lycée, afin d’être enrichi et réutilisé dans les classes de ces derniers. Il décrit une séance faite avec une première S, utilisant la zététique comme support pour aborder la notion d’échantillonnage avec la loi binomiale. Les mêmes notions étant également au programme de première ES et L, il doit être possible d’adapter le document pour ces niveaux.

Objectifs

Mathématiques

Cette séance introduit la partie du programme concernant l’échantillonnage : la capacité attendue du programme est « exploiter l’intervalle de fluctuation à un seuil donné, déterminé à l’aide de la loi binomiale, pour rejeter ou non une hypothèse sur une proportion. »

Elle permet du travail en salle informatique, exploitant le tableur au service de la recherche mathématique.

Zététique

Cette séance vise à montrer comment les outils mathématiques vus en classe de première (en particulier l’échantillonnage) permettent de porter un regard critique sur la société qui nous entoure, et en particulier sur les pseudo-sciences.

  • Cet objectif s’inscrit également dans le cadre du programme officiel, en participant à « donner à chaque élève la culture mathématique indispensable pour sa vie de citoyen ».
  • Cette activité permet également de poursuivre le développement de la compétence du socle commun : « L’appréhension rationnelle des choses développe les attitudes suivantes : […] l’esprit critique : distinction entre le prouvé, le probable ou l’incertain, la prédiction et la prévision, situation d’un résultat ou d’une information dans son contexte […]. »

Énoncé et corrigé de l’activité

Voici les fichiers utilisés pour cette séance. Pour les fichiers en pdf, la source en LaTeX est également disponible sur demande ou sur le blog de Louis Paternault.

Contexte

Professionnel

Je n’ai fait cette activité qu’une seule fois ; je la referai si mon affectation le permet. Je n’ai donc pas encore pu améliorer cette activité en prenant en compte l’évaluation de ces deux séances.

Ce travail a eu lieu pendant mon année de stage où ma gestion de classe était en cours d’acquisition. Ceci, ajouté à la période de l’année où a eu lieu ce travail (avant-dernière et dernière séances), fait que l’attention de mes élèves était loin d’être maximale.

Mathématiques

Cette séance a eu lieu en toute fin d’année (avant-dernière séance, et une tentative de bilan en dernière séance). Elle a pris place en dernière partie du dernier chapitre de la progression (loi binomiale). Les élèves connaissaient donc la loi binomiale, même si ce savoir était tout récent.

Ils avaient déjà manipulé le tableur, avec moi, ainsi que les années précédentes.

Zététique

Je n’avais jamais abordé ce type de sujet, et ils n’avaient (à ma connaissance) jamais fait ou entendu parler de zététique.

Séances

Cette activité s’est déroulée en deux temps.

Une première séance a eu lieu en demi-groupes, en salle informatique. Les élèves travaillaient à deux sur un poste, et ont suivi l’énoncé, en prenant des notes dans leur cahier d’exercices. Je leur ai laissé peu de temps de réflexion pour la première partie, que nous avons vite corrigée ensemble, le but étant de leur laisser davantage de temps sur les parties suivantes. Nous sommes arrivés au bout de la troisième partie, et je leur ai distribué un support de cours pour institutionnaliser les savoirs vus dans la séance. Malheureusement, par manque de temps, la troisième partie a été trop vite faite : la question 1 a été survolée, et nous n’avons pas pris le temps de réfléchir à la troisième question.

Un bilan de cette séance a été fait au début de la séance suivante. J’ai présenté à nouveau la démarche, ajoutant la courbe de Gauß pour visualiser de manière différente les résultats, et ré-expliquer les conclusions.

Évaluation

Cette activité est très adaptée aux deux objectifs (mathématiques et zététique). Malheureusement, il est souvent difficile de proposer du contenu non strictement mathématique par manque de temps. Ces séances, en revanche, utilisent la zététique au service des notions mathématiques du programme, et l’aspect esprit critique ne constitue pas une « perte de temps » par rapport au reste du programme.

Les élèves ont assez peu réagi au travail effectué, et je ne suis pas sûr que les notions de zététique aient été acquises, pour deux raisons. D’une part, comme dit plus haut, l’attention n’était pas très bonne. D’autre part, le contenu mathématique abordé était assez dense pour une seule séance, donc il devait rester assez peu de disponibilité d’esprit pour des éléments qui peuvent paraître secondaires aux yeux des élèves.

L’aspect zététique de ce travail aurait pu donner lieu à des discussions. Le cadre du bilan, qui a eu lieu pendant la dernière séance de l’année, aurait pu être l’occasion de discuter davantage. J’ai vu que la conclusion en double négation (« Ce travail ne permet pas de conclure que les prédictions ne sont pas dues au hasard ») a posé problème, sans pouvoir y répondre. Cela aurait pourtant été l’occasion d’introduire la règle disant que « la charge de la preuve incombe à celui ou celle qui prétend ».

Améliorations envisagées

Voici ce que je modifierai lorsque je referai cette activité.

Le travail doit être étalé sur plus de séances, pour être moins dense et pour que l’aspect zététique soit davantage acquis. La première partie de l’activité peut être faite plus en autonomie, puisqu’elle ne met en jeu que des savoirs qui n’ont rien de nouveau par rapport au reste du chapitre. Pour alléger la séance informatique, il pourra être utile de leur faire faire ce travail en devoir à la maison (évalué si c’est une motivation nécessaire), ou lors d’une séance précédente, en classe. Le bilan peut être l’occasion de discussions ou de travaux supplémentaires sur la zététique. La forme et le contenu sont laissés au lecteur patient.

Dans la seconde question de la troisième partie, on passe des effectifs aux fréquences pour manipuler les données. Bien que cela corresponde au programme, il pourra être utile de ne pas manipuler des fréquences, puisque leur utilisation introduit un calcul supplémentaire qui ajoute encore un peu de complexité.

Pour travailler la notion de preuve, il pourra être utile de demander aux élèves, en amont ou en aval de ce travail, de prouver la non-existence du Père-Noël, pour leur montrer que tous leurs arguments peuvent être réfutés, qu’il n’est pas possible de prouver la non-existence de quelque chose, et donc que la charge de la preuve incombe à celui ou celle qui affirme.

Licence

Ce document, ainsi que les documents joints, sont publiés sous licence Creative Commons Attribution-ShareAlike 4.0 International (CC BY-SA 4.0).

Louis Paternault, professeur de mathématiques

Predpol : prédire des crimes ou des banalités ?

« Permettre aux agences de sécurité publique de mieux prévenir la criminalité dans leurs collectivités en générant des prédictions sur les lieux et les moments où de futurs crimes sont les plus susceptibles de se produire », tel est le slogan de PredPol, société éditrice du logiciel de « prédiction policière » (Predicting policing) du même nom. Selon celle-ci, il y aurait eu « 13% de diminution de la criminalité dans un quartier de Los Angeles après 4 mois de mise en service contre une augmentation de 0.4% dans le reste de la ville », le logiciel serait « jusqu’à deux fois plus précis que les analystes spécialisés ». Devant ces prétentions spectaculaires, il est raisonnable d’exiger des preuves spectaculaires. Mais le scepticisme n’est que la première étape du travail critique, investiguer en est la deuxième.

Dans cette perspective et dans le cadre d’un stage de Master 1 en physique à l’Université Joseph-Fourier, j’ai effectué, sous la direction de Guillemette Reviron, un travail de recherche sur ce système. Pour celles et ceux qui souhaiteraient entrer dans les détails de ce travail, les arguments plus techniques sont présentés dans le rapport de stage qui peut être téléchargé ici. Vous pouvez me contacter à cette adresse : benslimane [at] cortecs.org

Le but premier de l’étude était d’évaluer de manière objective les prétentions de Predpol concernant les précisions de l’algorithme. Un tel système pose aussi de nombreux problèmes moraux, éthiques et politiques qui seront développés dans un second temps. Nous allons voir que les résultats de PredPol sont loin d’être exceptionnels et que leur prédiction : « les crimes auront lieu majoritairement dans les zones prédites par notre algorithme complexe » n’est en fait pas plus performante que la prédiction : « les crimes auront lieu majoritairement dans les zones historiquement les plus criminogènes de la ville ».

Predpol, la prédiction policière ?

Logiciel Predpol affichant une carte avec les prédictions
© PredPol, Inc.

Predpol, par le biais d’une interface cartographique, affiche quotidiennement un ensemble de zones à risque (par exemple : 20 cases de 150m x 150m) pour lesquelles la probabilité qu’un délit se manifeste est importante. Chaque jour, les unités de polices reçoivent la carte avec les prédictions calculées par l’algorithme et sont priées de patrouiller dans ces zones à risque pendant leur temps libre.

Une présentation des résultats fortement biaisée et impactante

Utilisation abusive de graphiques imprécis

Les résultats, tels qu’ils sont présentés par Predpol, impressionnent. En effet, la société proclame sur son site web que son algorithme est deux fois plus précis que les analystes en criminologie. Analysons un instant le graphe (Figure 1) à l’appui  des présentations de Predpol.

Graphique montrant la précision des prédictions versus le nombre de cases prédites
Figure 1 – Précision des prédictions versus le nombre de cases prédites.

Je n’oserais pas appeler cette figure un graphique étant donné la médiocrité de celui-ci, en effet, le graphique ne respecte en aucune manière les règles de base pour qu’un graphique soit pertinent (voir la section Résultats obtenus pour un exemple de graphique sérieux). Des éléments essentiels devant figurer sur un graphique ne sont pas précisés :
– il n’y a pas de titre
– il n’y a ni échelle, ni origine sur l’axe des ordonnées (axe vertical)
– il n’y a pas de légende : deux courbes (rouge, bleu) pour trois titres (crime analyst, crime hotspotting, Predpol) !
– les marqueurs (cercles bleu et rouge) sont trop larges

Enfin, une telle figure devrait être suivie d’explications basiques sur les résultats :
– on ne sait pas comment est mesurée l’efficacité des prédictions ; les critères de mesure ne sont pas précisés
– les termes « crime analysts » et « crime hotspotting » ne sont pas explicités

Par ailleurs, Predpol déclare que son logiciel est deux fois plus performant que les prévisions des analystes, mais quelques mesures sur le graphe permettent de vérifier que cette valeur est valable dans une unique situation, celle qui correspond à une prédiction pour 20 boîtes ; cette situation est accessoirement celle qui est la plus avantageuse pour Predpol. Entre 1 et 10 boites, en revanche, les deux prévisions se valent. En moyenne, le rapport vaut environ 1,5 lorsque l’on évalue les courbes avec un analyseur graphique (par exemple avec le logiciel libre Engauge-digitizer).

On ne peut donc pas conclure, à la simple lecture de ce graphique, que l’algorithme est deux fois plus précis que les analystes en criminologie sans réaliser une analyse des données plus fine.

Graphique représantant l'évolution moyenne du nombre de délits par jour.
Figure 2- Évolution moyenne du nombre de délits par jour.

Le deuxième graphique (Figure 2) montrant une diminution de la criminalité est lui aussi trompeur car l’origine de l’axe est absente.

Ces imprécisions ne sont pas anodines : en simplifiant à outrance les données utilisées pour comparer deux pratiques, elles poussent à une analyse « à la hache » d’un phénomène complexe.
Pour une illustration ludique des tours de passe-passe courants que peuvent générer les graphiques, on pourra consulter l’article « Comment tromper avec des graphiques ».

Biais inhérents à la mesure de la criminalité

Les affirmations d’une réduction effective de la criminalité sont à prendre avec précautions, en effet, les chiffres sur la criminalité et la délinquance sont enclins à de nombreux biais, en voici quelques-uns :

  • Délits réels ou constatés : ne sont comptés que les crimes et délits constatés. Un changement dans les procédures d’enregistrement des délits peut facilement augmenter ou diminuer les chiffres de la criminalité sans rendre compte de la réalité. Dans le cas du système Predpol, un système d’enregistrement et de classification des délits est mis en place en même temps que le déploiement du logiciel.
  • Tri sélectif des données :
    • Type de délit : quels délits sont-ils pris en compte lors de l’évaluation ? Si il y a une réduction des vols de voitures mais une augmentation des vols à l’arraché, que faut-il en conclure sur l’efficacité ? Le capitaine de la police d’Alhambra (E-U) semble ne pas voir le problème des vases communicants.1
    • Tri géographique et problème des vases communicants : quelle zone est choisie pour évaluer la baisse de la criminalité ? S’il y a une réduction de la criminalité dans les quartiers où Predpol est utilisé, mais une augmentation équivalente dans les quartiers voisins, peut-on en conclure que Predpol est efficace pour réduire la criminalité ? Il s’agirait alors plutôt d’une efficacité à déplacer la criminalité.
  • L’effet paillasson et prédiction auto-réalisatrice : une définition floue et évasive du terme « délit » permet de valider les prédictions du logiciel selon l’interprétation de l’utilisateur. En effet, Predpol ne précise pas le type de délit prédit, ainsi, un policier orienté par celui-ci pourra interpréter n’importe quelle incivilité comme validant la prédiction. « Quand on cherche, on trouve… »
  • L’effet Barnum/Forer ou le problème de l’arbre des possibles : imaginons un policier, en pause, en train de manger un donut gras et collant dans sa voiture, l’ordinateur signale une zone à risque :
    1. il va sur les lieux, il remet le donut à plus tard :
      1. il y a un délit qui se produit, le policier valide donc la prédiction du logiciel.
      2. il n’y a pas de délit, le policier valide aussi la prédiction du logiciel car il a empêché tout incident.
    2. il ne va pas sur les lieux, il finit son donut :
      1. Il y a eu un de délit, le policier apprend la nouvelle, il validera la prédiction du logiciel car il aurait dû finir son donut et se déplacer.
      2. Il n’y a pas eu de délit, le policier finira son énième donut et oubliera l’événement car personne ne lui rappellera qu’il n’y a pas eu de délit.

Comme vous pouvez le voir, peut importe la situation, le logiciel semble toujours efficace si les critères d’évaluation ne sont pas plus précis.

  • L’effet cigogne : si la mise en place de Predpol est effectuée en même temps qu’une restructuration des services ou un changement dans les procédures de travail, il n’est plus possible de différencier les effets dus au logiciel ou à la restructuration. Le système Predpol est axé sur l’augmentation des patrouilles et il est facilement concevable de penser que la présence d’unité de police fait diminuer la criminalité. Dans ce cas, il faut pouvoir différentier l’effet propre de Predpol à l’effet contextuel.

Pour un travail pratique sur le sujet, voir l’article « Sciences politiques & Statistiques – TP Analyse de chiffres sur la délinquance ».

Une forte médiatisation

Souvent décrit par les journalistes comme la concrétisation du film Minority Report (2002) de Steven Spielberg, Predpol a été l’objet d’une promotion très importante. De nombreux médias ont évoqué le sujet, une simple recherche sur un moteur de recherche d’actualité permet d’en recenser des centaines, y compris dans les médias des plus grands groupes de presse. Le « Time Magazine » désigna Predpol comme l’une des « 50 inventions de l’année 2011 » 2 . Concernant le développement commercial, le système est mis en place dans plus d’une vingtaine de villes aux États-Unis et une au Royaume-Uni. Plusieurs articles de recherche ont été subventionnés par des fonds publics nationaux étasuniens provenant par exemple du département de recherche de la défense (Army Research Office, fond 58344-MA) ainsi que de l’organisme public de financement de la recherche  équivalent du CNRS, la National Science Foundation, avec un financement d’un montant de 1 008 105 $ pour des recherches collectives (Fond DMS-0968309 : Mathématiques sur la criminalité urbaine à grande échelle). La problématique du financement public de la recherche au profit d’agents privés est rarement débattue, mais la question est cruciale tant nos sociétés technologiques fonctionnent grâce à ces modèles de connivence.

Pour approfondir la question, voir l’article Main basse sur la science publique : le «coût de génie» de l’édition scientifique privée.

Méthodes

La première partie de l’étude a porté sur la recherche d’informations que nous avons recoupées afin d’établir un profil complet du système développé par Predpol Inc.
Nous avons contacté la société Predpol Inc localisée à Santa Cruz (Californie, États-Unis) ainsi que la police du comté du Kent située au Royaume-Uni et utilisant Predpol depuis le mois de  décembre 2012. Les démarches envers elles n’ont donné aucune suite exploitable.
L’ensemble des informations recueillies provient d’articles de recherche, de sites internet (société Predpol Inc, services de police), de présentations du produit, de conférences en ligne, de bases de données publiques ainsi que de rapports confidentiels anonymisés et déclassifiés.

Pseudo-études et pseudo-expérimentations

L’étude la plus citée par les médias est une étude réalisée pendant six mois dans la division de Foothill à Los Angeles (Californie, États-Unis) en 2011. Pour autant, aucun article scientifique n’est paru à son sujet et les résultats promus par la société Predpol Inc et par les unités de Police sont trop peu développés, ils se sont avérés inexploitables. Par ailleurs, la gestion des données criminelles est effectuée par une société privée au niveau de la police de Los Angeles, « THE OMEGA GROUP ». Cette société rend accessible au public les données géo-référencées des délits par l’interface CrimeMapping.com™ mais les données sont restreintes aux délits récents (moins de six mois). Sans réponse de Prepol, sans publication, il n’a donc pas été possible d’étudier de manière sérieuse l’expérimentation.

La seule étude exploitable est l’étude théorique rétrospective effectuée avec des données de Chicago en 2014. Deux raisons nous ont amenés à nous concentrer sur le cas de Chicago. D’une part, les données sont publiques et libres d’accès3. La base de données contient un peu plus de 5 500 000 délits répertoriés de 2001 jusqu’à aujourd’hui avec pour champs : le type de délit, la description, les coordonnées GPS, l’heure, la date, etc. D’autre part, les seules études sujettes à une analyse approfondie ont été celles concernant la ville de Chicago avec un bref rapport (Predpol Inc, 2013)4 et une publication (Mohler, 2014)5 parue dans l’International Journal of Forecasting de Juillet-Septembre 2014. Cette dernière publication d’une revue scientifique à comité de lecture est la continuité du premier rapport mais développe une analyse beaucoup plus complète.

Interface cartographique

Un long travail a été de développer une interface web permettant d’afficher, tel Predpol, l’ensemble des délits présents dans une base de données sur une carte type OpenStreetMap. J’ai aussi pu reproduire le quadrillage réalisé par Predpol en me basant sur une capture d’écran. J’ai donc pu vérifier que les algorithmes développés fonctionnaient correctement en visualisant leurs effets sur la carte géographique.

Pour avoir un aperçu et tester l’application développée, c’est par ici : (disponible bientôt)

Simulations et analyses effectuées

Le but de l’étude fut donc de comparer les résultats obtenus par Predpol en terme d’efficacité de prédiction avec des méthodes d’analyse basique pour pouvoir évaluer l’efficacité propre de Predpol.

Base de données et conditions d’expérimentation.

J’ai téléchargé la même base de données qui est décrite dans les articles (Predpol Inc, 2013 et Mohler, 2014). Celle-ci concerne uniquement les homicides et délits avec armes à feu entre 2007 et 2012. J’ai utilisé les mêmes critères de sélection que Predpol et j’ai obtenu une base de plus de 78 000 données concernant les homicides, agressions sexuelles, voies de fait, coups et blessures, vols et ports d’armes illégaux.

Développement d’algorithmes concurrents

Voici comment nous avons procédé pour évaluer l’efficacité de nos prédictions : chaque jour nous avons généré une carte selon les différents algorithmes ainsi qu’un certain nombre de zones sélectionnées comme prédiction d’un ou plusieurs délits pour la journée. À la fin de celle-ci, il était compté le nombre de délits commis dans les zones précédemment choisies par rapport au nombre de délits commis dans toute la carte.

Exemple :

Exemple d'évaluation des algorithmes prédictifs
Figure 3 – Exemple d’évaluation des algorithmes prédictifs. L’algorithme 1 est plus performant.

Notion de points chauds

Une carte des points chauds est une carte représentant le taux de criminalité d’une zone géographique. On la représente habituellement comme une carte des températures avec une couleur bleue pour les zones avec peu de criminalité jusqu’au rouge pour les zones criminogènes. Le code couleur peut être défini par le nombre de délits enregistrés dans l’année.

Exemple de carte des points chauds de la ville de Chicago, États-Unis.
Exemple de carte des points chauds de la ville de Chicago, États-Unis.

Algorithmes mis en compétition avec Predpol

J’ai développé trois algorithmes et les ai comparés à Predpol.

  • Prédiction aléatoire : il est important de comparer la prédiction de Predpol au modèle le plus naïf. Cet algorithme fait des prédictions sans tenir compte du contexte (criminalité passée, densité de population…). Toutes les zones ont la même probabilité d’être désignées comme zone de prédiction (s’il y a 253 zones, chaque zone a 1 chance sur 253 d’être tirée au sort).
  • Prédiction aléatoire avec points chauds : cette technique est une amélioration de la précédente. Cette fois-ci, on prend en compte les spécificités du terrain. On effectue un tirage aléatoire pondéré par le taux de criminalité. Il y aura donc plus de chance qu’une zone à forte activité criminelle soit sélectionnée par l’algorithme.
  • Prédiction par meilleur rang avec points chauds : la prédiction par meilleur rang utilise les mêmes principes que les algorithmes avec points chauds pour la pondération. Cependant, c’est au niveau de la sélection que cela diffère : au lieu d’effectuer une sélection aléatoire, les zones à plus haut risque sont toujours choisies prioritairement, chaque division de la carte est triée par taux de criminalité, et les n-ièmes premières divisions sont choisies comme étant nos prédictions. En résumé, on envoie toujours les unités de police dans les quartiers chauds et dans les quartiers les plus chauds prioritairement.

Résultats et discussion

Rappelons-nous que l’on compare nos résultats à ceux de l’étude (Mohler, 2014). Le résultat principal de cette étude est l’obtention d’une courbe donnant la proportion p de crimes correctement prédits en fonction du nombre de cases prédites chaque jour. Le score p est mesuré comme étant le nombre de délits figurants à l’intérieur de toutes les cases générées par rapport au nombre total de délits constatés (Figure 3). Si l’on prend l’exemple de la figure 3, le score de l’algorithme 1 sera représenté par la coordonnée (4;0,6), le score de l’algorithme 2 sera représenté par la coordonnée (4;0,3).

Voici un exemple de graphique comparant les deux précédents algorithmes fictifs :

Comparaison graphique de deux algorithmes
Figure 4 – Comparaison graphique de deux algorithmes

Résultats obtenus

Le résultat principal de l’étude (Mohler, 2014) est l’obtention de la courbe que j’ai appelée « Predpol (Mohler, 2014) ». L’échelle choisie dans la publication (Mohler, 2014) diffère du précédent graphique (figure 4), ainsi,  le graphique n’est pas complet, c’est-à-dire qu’un zoom autour de l’origine a été effectué. Pour avoir un moyen de comparaison avec la figure 4, on peut se servir des droites « Aléatoire » qui devraient se superposer si les graphiques avaient effectivement les mêmes échelles.

Fraction de délits prédits versus nombre de cases prédites chaque jour
Figure 5 – Fraction de délits prédits avec succès entre 2010 et 2012
versus nombre de cases prédites chaque jour. — Comparaison avec la publication (Mohler, 2014, Fig. 1.)

Le principal résultat que l’on obtient est que l’algorithme le plus performant (meilleur rang) obtient des scores de prédiction très proches de la courbe (Mohler, 2014, Fig.1. « marked point process »). Sur l’intervalle [250,500] préconisé pour un déploiement à Chicago (Mohler, 2014), notre algorithme est légèrement plus performant. Pour une caractérisation plus précise, se référer à l’article joint.

Pourquoi obtient-on de tels résultats ?

La répartition spatiale des délits permet d’expliquer en partie l’efficacité d’un algorithme de meilleur rang comparé à des techniques plus fines utilisées par Predpol. La courbe (Figure 6) représentant la fraction de délits située dans une fraction d’espace donnée nous indique le fait que la répartition est très inégale. Lorsque l’on quadrille la ville, la plupart des délits on toujours lieu dans les mêmes secteurs, ainsi 80 % des délits à arme à feu ont eu lieu dans 20 % du quadrillage. Cette découverte relativise grandement l’autosatisfaction de Predpol qui se félicite de prédire 50% des délits en pointant 10.3% de la surface de la ville (Predpol Inc, 2013). Le graphique nous montre que 50 % des délits ont lieu dans 7,5 % de la ville. Étant donné que la criminalité évolue peu, il suffit de prédire toujours les mêmes lieux « à risque » pour être aussi performant que Predpol : c’est ce que démontre notre algorithme concurrent.

Répartition spatiale des délits
Figure 6 – Répartition spatiale des délits — Fraction de délit versus fraction
surfacique de la ville de Chicago

Conclusion

Les résultats obtenus avec l’analyse rétrospective, nous permettent d’avoir de sérieux doutes sur l’efficacité propre de Predpol en condition réelle. Ceci amène à continuer l’investigation en recontactant les auteurs des études (Predpol Inc, 2013 et Mohler, 2014) afin de les confronter à nos résultats. D’autres suites seront envisageables selon leur réponse.
Au-delà des aspects les plus techniques, on peut se demander, si la démarche de Predpol ne désyncrétise pas la question de la criminalité en laissant penser qu’il suffit de prédire les délits pour en diminuer le nombre. Predpol et sa médiatisation véhiculent ainsi une idée répandue, « simple » et séduisante oubliant de facto les facteurs sociologiques amenant aux comportements délictueux. La question fondamentale des inégalités de répartition des richesses est, par exemple, rarement débattue. En effet, cette réflexion est beaucoup plus impliquante à long terme qu’un logiciel spectaculaire.

Annexe

Article

L’étude (4 pages) peut être téléchargée ici :
Ismaël Benslimane, Étude critique d’un système d’analyse prédictive appliqué à la criminalité : Predpol®. CorteX Journal, 2014.

Interface cartographique

Pour avoir un aperçu et tester l’application développée, c’est par ici : (disponible bientôt).

Outils utilisés*

Pour traiter les données, nous avons utilisé un système de base de données MySql, l’interface cartographique a été développée en langage web (Html, PhP, Javasript), et l’algorithme de sélection en btree a été programmé en Python. Pour l’analyse des graphiques imprimés, nous avons utilisé Engauge-digitiser. Le traitement des données a été effectué avec Scidavis. Le traitement statistique fut réalisé avec le logiciel R.

*Tous ces logiciels ou technologie sont libres.

Bibliographie

Références

  • George O Mohler, Martin B Short, P Jeffrey Brantingham, Frederic Paik Schoenberg, and George E Tita. Self-exciting point process modeling of crime. Journal of the American Statistical Association, 106(493), 2011.
  • George O Mohler. Marked point process hotspot maps for homicide and gun crime prediction in chicago. International Journal of Forecasting, 30(3) :491–497, 2014.

Sites web

Bases de données

Rapports

Bandes dessinées et esprit critique

Il n’y a pas de mauvais support à la transmission de l’esprit critique : radios par exemple, films, fictions… et la bande dessinée (BD). Longtemps considérée comme un art mineur, la BD est pourtant une manière facile et ludique d’amener à la lecture quelqu’un qui lit peu ou pas. Dans cet article, nous allons recenser lentement les BD qui à notre connaissance peuvent être utilisées comme ressources pour l’esprit critique.

Vous en connaissez ? Écrivez-nous !

RM : Richard Monvoisin NG : Nicolas Gaillard EC : Elsa Caboche A V-R : Agnès Vandevelde-Rougale GD : Gwladys Demazure AG : Albin Guillaud ND : Nelly Darbois AB : Alice Bousquet.


Physique

  • Les mystères du monde quantique, de Thibault CorteX_mystere-du-monde-quantique_2016Damour et Burniat

Explorer les « mystères » quantiques avec Bob, son chien, Rick, Thibault Damour qui gère la crèmerie en terme de physique théorique, et le dessin sympathique de Burniat. On croisera dans cette épopée Planck, Einstein, de Broglie, Heisenberg, Schrödinger, Bohr, Born, Everett, et tout le bestiaire du domaine.

RM

  • Universal war 1, de Denis Bajram

CorteX_universal_war_1_couvt4 CorteX_UniversalWarOne04_extrait

Hexalogie (c’est-à-dire série de 6 volumes) tout à fait remarquable : l’histoire de la troisième flotte fédérale veillant sur la périphérie du système solaire au milieu du XXIe siècle nous fait traverser le problème des « trous de ver » en physique, des multivers et de quelques illustrations de « paradoxes temporels », ainsi qu’un petit festival de questionnements éthiques et politiques stimulants. Cette série de Denis Bajram, éditée entre 1998 et 2006 chez Soleil Productions avant d’être reprise dans la collection Quadrant Solaire, compte six tomes de 48 pages, ornés de commentaires OFF à la fin, avec des « bulles ratées », et quelques techniques de réalisation captivantes. Regret personnel, des ravins intellectuels proposés par le scénario jouxtent quelques ficelles un peu grossières, et il y a un ou deux personnages vraiment malmenés. Mais c’est une goutte critique dans un océan que j’ai englouti d’une traite. 

RM

Biologie

  • Genetiks

La trilogie Genetiks (2007, 2008, 2010), de Richard Marazano et Jean-Michel Ponzio, nous entraîne dans le monde de Thomas Hale, chargé de recherche pour le Laboratoire Genetiks. Au fil des pages et de ses cauchemars se dévoile le projet de la privatisation du génome humain et un monde où le corps prend la valeur de pièces détachées, ce qui n’est pas sans rappeler celui de Vanilla Sky (film de Cameron Crowe, 2001) ou de Matrix (film de Larry et Andy Wachowsky, 1999). A une époque où la brevetabilité du vivant devient possible, la lecture de Genetiks est un signal d’alarme.

A-VR.

Psychologie

  • Ann Sullivan et Helen Keller, de Joseph Lambert (2013)

    CorteX_BD_Sullivan_Helen_keller

J’ai déjà évoqué l’histoire d’Helen Keller et de sa professeur Ann Sullivan dans « Les vies radicales d’Helen Keller, sourde, aveugle et rebelle ». (ici).

Là, cette BD, dont le titre d’origine est Annie Sullivan and the trials of Helen Keller m’a tordu d’émotion dès la première page (que je reproduis plus bas). Le dessin de Joseph Lambert est touchant, et cette histoire est aussi peu connue que ne sont connus les sourds, aveugles et autres « handicapés », qui frayent dans des sphères ignorées des « normaux ». Une très bonne amie m’avait expliqué que pour que son père sourd ne voie pas sur ses lèvres les causeries avec sa sœur, elle avait pour méthode de signer (faire les signes de la langue des signes) dans la main de celle-ci. J’en étais resté pantois. Là, c’est tout l’itinéraire d’une fille aveugle et sourde, qui va devenir écrivain et militante féministe, par l’opiniâtreté de sa professeur à l’histoire tout aussi mal embarquée. Une leçon humaine, militante, et une mise en lumière sur l’une des luttes des « non-normaux » dont on parle si peu… alors qu’à tout bien peser, entre être handicapé ou non, il n’y a parfois qu’une rue, un tram, un vélo renversé. Nous devrions adapter le monde au dénominateur le plus vulnérable, et non l’inverse. Editions ça et là. Téléchargez un extrait  (1.4 Mo)

RM

Première page BD Sullivan et Keller

  • Mon ami Dahmer, de Derf Backderf (2013)  CorteX_Mon_ami_Dahmer

Voilà une BD peu joyeuse, et peu complaisante, sur l’enfance et la genèse de celui que l’histoire appellera désormais le cannibale de Milwaukee.

Derf Backderf a passé son enfance à Richfield, petite ville de l’Ohio située non loin de Cleveland. En 1972, il entre au collège, où il fait la connaissance de Jeffrey Dahmer, un enfant étrange et solitaire. Les deux ados se lient d’amitié et font leur scolarité ensemble jusqu’à la fin du lycée. Jeffrey Dahmer deviendra par la suite l’un des pires tueurs en série de l’histoire des États-Unis. Son premier crime a lieu à l’été 1978, tout juste deux mois après la fin de leur année de terminale. Il sera suivi d’une série de seize meurtres commis entre 1987 et 1991. Arrêté en 1991, puis condamné à 957 ans de prison, Dahmer finira assassiné dans sa cellule en 1994. Mon Ami Dahmer estCorteX_Mon_ami_Dahmer_page

l’histoire de la jeunesse de ce tueur, à travers les yeux de l’un de ses camarades de classe. Précis et très documenté, le récit de Derf Backderf, journaliste, décrit la personnalité décalée de Dahmer qui amuse les autres ados de cette banlieue déshumanisée typique de l’Amérique des années 1970. Dahmer enfant vit dans un monde à part, ses parent le délaissent, il est submergé par des pulsions morbides, fasciné par les animaux morts et mortifié par son attirance pour les hommes. J’aurais bien aimé que l’auteur aille plus loin que cette première partie, car l’histoire de Dahmer n’est pas très connue hors-USA. Mais Backderf pointe un aspect très lourd à méditer : comment se fait-il que jamais, quoi qu’il put faire durant sa scolarité, les services scolaires ou sociaux ne se sont alertés une seule fois sur son cas ?

Éditions ça et là. Téléchargez un extrait  (4.2 Mo)

Merci à Sandra Giupponi et Yannick Siegel pour cette découverte.

RM

  • La rebouteuse,de Benoît Springer et Séverine CorteX_la_rebouteuseLambour

« Médecines et destins parallèles dans un village sous tension… Saint-Simon, un petit bourg écrasé de soleil, et de secrets. Alors qu’Olivier y revient après cinq ans d’absence enterrer son père, la Mamé – une toute-puissante rebouteuse – est absente du village depuis plusieurs jours, laissant ses ouailles dans une détresse malsaine. Les villageois s’inquiètent et les conversations au bar s’enveniment entre les sceptiques et les habitués de ses plantes médicinales. C’est quand tous les villageois se retrouvent lors de la fête enivrante du 14 juillet que les esprits s’enflamment et que se règlent les comptes. Et si la Mamé était morte, que deviendrait le village sans elle ? Manque-t-elle vraiment tous les villageois ? Et le père d’Olivier, de quoi est-il mort ?… » (résumé de bedetheque.com)

Dérives sectaires

Les mécaniques d’emprise sectaire sont assez peu intuitifs, et lorsque nous abordons ces sujets, qui viennent vite dans nos enseignements, il nous faut d’abord balayer quelques idées reçues ; il faut ensuite détailler les techniques classiques utilisées consciemment ou non par les mouvements pour capter un individu, et progressivement le soumettre à un système aliénant. Nous utilisons pour cela de très bons travaux pour sourcer et illustrer, comme ceux de Prevensectes, parfois ceux du GEMPPI, ainsi que les travaux ministériels de la MIVILUDES (même s’ils sont parfois un tantinet moralistes et bien-pensants). Nous utilisons aussi des témoignages directs, comme celui de Roger Gonnet, ancien membre de l’Église de la Scientologie, qui nous a accordé des entrevues pour le CorteX (et dont le site s’appelle Antisectes).  Deux bandes dessinées permettent de facilement introduire la discussion sur ces questions.

  • Dans la secte

CorteX_Dans_La_secte_boite_a_bullesL’histoire…

« Dans la nuit, une jeune fille court pour attraper son train. Elle désire partir au plus vite. Mettre des kilomètres entre elle et cette secte où elle vient de passer plusieurs mois, éprouvants, éreintants. Dans la tranquillité du train qui file vers Paris, Marion se souvient de l’itinéraire qui l’a amenée jusqu’ici : publicitaire aux soirées aussi remplies que les jours, en rupture amoureuse et familiale, elle suit les conseils d’un ami qui lui propose de venir se ressourcer, s’épanouir grâce à des techniques scientifiques parfaitement éprouvées. Marion met, avec espoir, le doigt dans un engrenage dont il lui faudra des années pour s’extirper entièrement. L’itinéraire de Marion n’a rien d’extra-ordinaire. Il est malheureusement banal et ne pourrait faire la Une des journaux. C’est ce qui le rend exemplaire : Marion ressemble à n’importe quel adepte de sectes, son endoctrinement a été progressif, sans violence. Mais il l’a laissée durablement meurtrie. Et elle a dû prendre sur elle pour confier dans le détail son histoire à Louis Alloing, son ami dessinateur de BD, et à Pierre Henri, le scénariste de cet album. Un témoignage poignant réalisé en coopération avec l’union des Associations de Défense de la Famille et de l’Individu, une des plus importantes associations de lutte contre les sectes. »

Ce n’est pas une « immense » BD à mes yeux, mais elle est très pédagogique sans être simpliste.

Pour voir quelques planches, c’est ici, chez La boîte à bulles. Dessin : L. Alloing Scénario : P. Guillon (alias Pierre Henri) Coloriste : P. Guillon (alias Pierre Henri) Préface : C. Picard  – 88 pages brochée Prix : 13.9 € Collection : Contre-coeur

RM

 

www.antisectes.net/
  • L’Ascension du Haut Mal, de David B.

C’est une histoire passionnante qui témoigne de l’engagement d’une famille dans une communauté macrobiotique.

Cortex_AscensionduhautmalL’histoire…

« L’Ascension du Haut Mal est l’histoire d’une famille au milieu des années soixante, la famille Beauchard, frappée en 1964 par l’épilepsie qui atteint Jean-Christophe, l’aîné des frères, à l’âge de sept ans. Cet ouvrage retrace son quotidien, des prémisses de la maladie à la vie de David B., l’auteur, aujourd’hui.

A l’époque, l’épilepsie est encore méconnue et les remèdes le sont encore plus. Les parents, désarçonnés et réticents face à la proposition de l’intervention chirurgicale sur leur fils, feront de multiples tentatives pour soigner celui-ci et faire reculer sa maladie… Macrobiotique, vie communautaire, médiums etc. Toutes les solutions, même les plus douteuses seront envisagées. Ils iront de déception en déception en oscillant entre périodes de doutes et d’espoir.« 

L’Ascension du haut mal, David B., Edition L’Association, 384 pages noir et blanc, Hors Collection, 35 euros pour la version intégrale des 6 tomes

NG

Mathématiques, logique

 

  • Logicomix

Quel choc ! Mon camarade Simon, de l’association Antigone, me donne rendez-vous sur le campus et me prête une bande-dessinée pesant un bon kilogramme. « Tu vas voir », me dit-il…

 …Et j’ai effectivement vu, lu, jusqu’à me casser les yeux sur les 300 pages de cet ouvrage. En suivant le philosophe, logicien et activiste Bertrand Russell dans son histoire, on croise Frege, Whithead, Poincaré et tous les enjeux logiques du début du XXe siècle, tout ceci sans connaissance mathématique préalable. Une véritable prouesse réalisée par Apostolos Doxiadis et Christos Papadimitriou, dessinée par Alecos Papadatos et colorée par Annie Di Donna.

Il s’agissait d’une version en anglais, mais bonne nouvelle pour les non anglophones, cette version existe en français !

CorteX_logicomix Cortex_Logicomix_fr
En anglais Logicomix: An Epic Search for Truth
by Apostolos Doxiadis, Christos Papadimitriou
Publisher : Bloomsbury, USA 2009 – 352 Pages –
ISBN : 1596914521 Dimensions : 23.50 x 17.50 x 2.50
En français Logicomix
par Apostolos Doxiadis, Christos Papadimitriou
Editeur : Vuibert, 2010 – 348 Pages –
Dimensions : 23.50 x 17.50 x 2.50

L’histoire :

Angleterre, 1884 – Dans la solitude d’un vieux manoir anglais, le petit Bertie Russell découvre, fasciné, la puissance de la Logique. Cette découverte va guider son existence…

Sur un campus américain, 1939 – Alors que les troupes nazies envahissent le Vieux Continent, le Professeur Russell raconte à un parterre d’étudiants une histoire fascinante, celle des plus grands esprits de son temps : Poincaré, Hilbert, Wittgenstein, etc., celle de leur quête acharnée – mais, semble-t-il, perdue d’avance – des fondements de la vérité scientifique. Et comment ces penseurs obstinés, ces esthètes assoiffés d’absolu et de vérité, toujours guettés par la folie et en butte à la violence de leur époque, tentèrent de refonder les mathématiques et la science contemporaine.

Athènes, aujourd’hui – Trois hommes, deux femmes et un chien s’interrogent sur la destinée de ces hommes d’exception, leurs extraordinaires découvertes et la persistance de leur héritage dans notre vie quotidienne…

Concept, récit et scénario : après des études de mathématiques, Apostolos Doxiadis s’est repenti pour devenir écrivain. Son roman Oncle Petros et la conjecture de Goldbach (Christian Bourgois, 2000) est généralement considéré comme le livre phare de la  » fiction mathématique « .

Concept et récit : le jour, Christos Papadimitriou est professeur et chercheur en informatique théorique à l’University of California, Berkeley. Le soir, il devient auteur de romans comme Turing, publié en 2003 (MIT Press), ou joueur de clavier dans un orchestre de rock,  » Positive Eigenvalues « .

Dessins : après avoir travaillé dans l’animation pendant vingt ans, Alecos Papadatos est passé des images mobiles aux images fixes de son amour d’enfance : la bande dessinée. Après une longue journée de travail, il aime se délasser en jouant du bouzouki.

Couleur : Annie Di Donna a étudié la peinture en France. Elle a travaillé dans l’animation pendant vingt ans avant de passer à la bande dessinée. Quand elle ne dessine pas, assure-t-elle, elle aime  » danser jusqu’à l’aube « .

Mini-critique
Il me semble qu’un parallèle un peu simpliste sert de refrain dans toute la BD : l’intrication entre la logique et la folie. De même que les fondements des mathématiques étaient flous selon Russell, les fondements de la folie – si tant est que ce terme soit assez précis – sont trop diffus pour servir la métaphore (même si un certain nombre de logiciens ont pété les plombs, comme Cantor ou Gödel).

RM

Épistémologie, pseudo-sciences, mythes scientifiques

  • Fables scientifiques, de Darryl Cunningham

altTitre original : scientific tales

« Fables Scientifiques est une bande dessinée documentaire dans laquelle Darry Cunningham déconstruit minutieusement certains des mythes qui entourent la science, souvent propagés par des conspirationnistes ou bien des média peu scrupuleux responsables de la vitalité de ces théories fumeuses. Darryl Cunningham décode les fables qui ont façonné certains des thèmes les plus âprement débattus de ces cinquante dernières années. Il questionne dans le détail ces théories et se penche sur les controverses entourant la changement climatique, l’atterrissage sur la lune, le vaccin ROR (Rougeole, oreillons et rubéole), l’homéopathie, la théorie de l’évolution, la chiropractie et plus largement toute forme de négationnisme de la science, le dénialisme scientifique... » Lire la suite de la présentation, avec un chapitre en lecture ici.

Fables scientifiques, de Darryl Cunningham, Editions ça et là, 160 pages, 18 euros.

A lire. C’est une excellente BD, moins sur l’aspect graphique que sur le contenu qui est très habilement traité, avec une démarche de recherche rigoureuse.

Idem avec son 2d ouvrage: fables psychiatriques.

BD fables psychiatriques

NG

  • Les céréales du dimanche matin

« Les céréales du dimanche matin » est la traduction en français, par Philip, des « Saturday morning breakfast cereals » de Zach Weiner. C’est « un comic strip en couleurs qui porte un discours décalé sur les sciences, la physique, la science fiction, toutes les sciences académiques, mais aussi la vie, la mort, la famille, la religion, le sexe et un tas d’autres choses. Uncomic strip incisif, pertinent, … ». Il y en a plus de 2300 ! (merci à Alain Le Métayer)

En voici quelques-uns :

A propos du statut épistémologique de la théorie de l’évolution Créationnistes et scientifiques mal aimés

1theorie-evolution

13creationnisme-et-correlation
Juste une théorie ? 
  
Pour enfin comprendre la théologie naturelle de William Paley Où l’on comprend la perfection de la création
3william-paley-dieu 2religion-tremblement-terre
   
Vive la vulgarisation scientifique… Un grand moment de l’histoire
11retour-chat-schroedinger 12microscope-a-effet-tunnel
   

Les céréales du dimanche matin : http://cereales.lapin.org/index.php

Saturday morning breakfast cereals : http://www.smbc-comics.com/

NG

Histoire

  • Ni dieu ni maître : Auguste Blanqui, l’enfermé, de Loïc Locatelli Kournwsky et Maximilien Le Roy

    Ni dieu ni maître : Auguste Blanqui, l'enfermé par Locatelli Kournwsky

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Remarquable plongée dans la vie dramatique d’Auguste Blanqui, figure du socialisme radical français au XIXe siècle, qui paya au prix fort ses idées.

  • La Pasionara, de Michèle Gazer et Barnard CiccolniCorteX_La_pasionaria

C’est la version BD de la vie stupéfiante de Dolorès Ibarruri, plus connue sous le sobriquet de « la pasionaria », qui fut  dirigeante du Parti communiste espagnol durant la guerre civile et que l’Histoire garde en mémoire comme autrice du célèbre slogan « No Pasaran » (Ils [les franquistes] ne passeront pas), devenu mot d’ordre du camp républicain. Cette BD est une belle introduction, même si en tant que tel, ce n’est à mon goût pas une BD très réussie.

RM

  • Cher pays de notre enfance, d’Étienne CorteX_cher_pays_de_notre_enfanceDavodeau et Benoît Collombat (2015).

C’est la mort du juge Renaud, à Lyon, le 3 juillet 1975, premier haut magistrat assassiné depuis la Libération. Ce sont des braquages de banques, notamment par le fameux gang des Lyonnais, pour financer les campagnes électorales du parti gaulliste au pouvoir. Ce sont les nombreuses exactions impunies du SAC (le Service d’Action Civique), la milice du parti gaulliste, dont la plus sanglante fut la tuerie du chef du SAC marseillais et de toute sa famille à Auriol en 1981 (ce massacre aura bouleversé la France entière, et aura entraîné la dissolution du SAC par le parlement en août 1982). C’est l’assassinat présumé de Robert Boulin, ministre du Travail du gouvernement de Raymond Barre, semble-t’il maquillé en suicide grossier dès la découverte du corps dans cinquante centimètres d’eau, le 30 octobre 1979, dans un étang de la forêt de Rambouillet. Ce sont 47 assassinats politiques en France sous les présidences de Georges Pompidou et Valéry Giscard d’Estaing ! Avec, en arrière plan, le rôle actif joué par le SAC, la milice gaulliste engagée alors dans une dérive sanglante. C’est une page noire de notre histoire soigneusement occultée, aujourd’hui encore. En nous faisant visiter les archives sur le SAC, enfin ouvertes, en partant à la rencontre des témoins directs des événements de cette époque – députés, journalistes, syndicalistes, magistrats, policiers, ou encore malfrats repentis –, en menant une enquête approfondie et palpitante, Étienne Davodeau et Benoît Collombat  font pénétrer de plain-pied dans les coulisses sanglantes de ces années troubles dont les surgeons sont encore sensibles.

RM

Économie, politique

  • SOS Bonheur, de Griffo et Van Hamme

Cette bande-dessinée (trilogie) explore différents aspects « utopiques » de notre société : le CorteX_sos_bonheurtravail (où travailler est ce qui compte, pas le sens du travail), l’argent (avec une carte bancaire universelle), la protection sociale et le principe de précaution (où on risque une amende si on ne se couvre pas suffisamment par temps humide), les vacances (où la destination est notamment « choisie » par les besoins ou non d’iode ou autre et où il est impératif de « s’amuser »)… Et tout finit par une révolution qui dévoile le cynisme des corporations au pouvoir (elles sont 7, dont l’argent).

A V-R.

  • SOS Bonheur, saison 2, de Griffo et Desberg

« Méfiez-vous ce tout ce qui est compliqué. Vivez heureux. Laissez-nous nous en charger » clame un téléviseur… Le lendemain de la révolution faite au nom de la liberté à l’issue de SOS Bonheur n’est pas un lendemain qui chante. Trente ans après, les dérives dystopiques de notre société anticipées dans la trilogie initiale (SOS Bonheur de Griffo et Van Hamme) se poursuivent, autour de la marchandisation de l’humain et du déni de l’histoire, au nom d’un « bonheur » marchand où la « prévention » fait figure de nouveau tyran et justifie l’exclusion sociale. Un petit regret par rapport à la première saison : l’absence de titre des différents chapitres et d’extraits de la communication institutionnelle, qui permettaient de souligner davantage l’influence d’un discours dominant sur le cadrage des expériences individuelles et collectives.

A-VR.

  • Thoreau, la vie sublime, de A. Dan et Leroy

Mars 1845. Henri David Thoreau est revenu à Concord, Massachusetts, son villageCorteX_vie-sublime-Thoreau natal. Endeuillé par la mort de son frère, lassé des grandes villes et d’une société trop rigoriste pour le laisser pratiquer un enseignement libre et non violent, le philosophe anarchiste a choisi de revenir à une vie simple, proche de la nature, dans une cabane, et de mener une résistance active, notamment dans le paiement de l’impôt. C’est là qu’il écrira le fameux Walden, ainsi que le non moins célèbre La désobéissance civile, qui inspira des générations de résistants ; deux ouvrages qui m’ont d’ailleurs marqué fortement quand j’étais adolescent (et que j’avais découvert dans Le cercle des poètes disparus, de Peter Weir (1989) car les jeunes y récitent des passages de Walden). La fin de cette BD est un peu molle, mais le tout est accompagné de textes de recontextualisation qui sont captivants. Aux éditions Lombard. Paru en 2012.

RM

  • Plogoff, de Delphine Le Lay et Alexis Horellou

PLOGOFF - C1C4.indd CorteX_Plogoff_ExtraitAprès le choc pétrolier de 1973, le discours nucléariste est écrasant en France. Plogoff, commune du Finistère, à l’extrémité du Cap Sizun (canton de Pont-Croix) est retenue pour l’établissement d’une centrale. De la non consultation des habitants naît la contestation puis une résistance sévère qui est entrée dans la légende. Cette oeuvre est très agréable à lire, et touchante. Paru en 2013 aux éditions Delcourt. Note : elle fait le pont avec une émission à ce sujet dans l’article Luttes désobéissantes – Projet Histoire des luttes sociales.

RM

  • L’affaire des affaires, tomes 1,2,3, de Denis Robert, Yan Lindingre et Laurent Astier

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CorteX_Affaire_des_affaires2CorteX_Affaire_des_affaires3CorteX_Affaire_affaires_extrait Remarquable série portant sur l’affaire Clearstream, et l’opiniâtreté d’un journaliste de talent, Denis Robert, à faire connaître les mécanismes délétères du clearing financier. Une œuvre qui donne envie de lutter.

 

  • Le Capital de Marx & Engels

CorteX_Capital_Marx_Manga1Jolie découverte que cette adaptation du Capital de Marx & Engels en… manga ! Deux tomes, sortis début 2011.

On doit ce beau travail de vulgarisation à l’éditeur japonais East Press, qui a adapté l’œuvre maîtresse de Marx à la fin 2008 pour la vulgariser, en l’illustrant avec l’histoire de Robin, vendeur de fromages sur un marché, qui rencontre un investisseur et entre avec lui dans l’engrenage de l’industrie capitalistique. Plus-value, capital, monnaie et crise sont expliqués de manière simple et claire.
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Le Capital, Karl Marx, Soleil Manga, 6,95 euros le tome.

A commander bien sûr chez votre petit libraire préféré, plutôt qu’aux grandes centrales d’achat.

Et pour une autre introduction « douce » à la critique de la théorie économique capitaliste, voir « La parabole du réservoir d’eau« , d’Edward Bellamy.

RM

  • Le Prince de MachiavelMachiavel-Le-Prince-manga-209x300

La col­lec­tion « Clas­sique » de Soleil Manga propose également Le Prince de Machiavel dans la ligne droite du Capital. Ce n’est pas une adaptation BD de l’œuvre originale mais plutôt une biographie de Machiavel éclairée par la géopolitique de l’Italie du XVème siècle. L’effort pour rendre le propos abordable est réussi, passionnant et jamais condescendant. Ça donne envie de lire l’original. Voilà une véritable démarche pédagogique d’esprit critique.

Freud mangaNéanmoins, l’esprit critique est atomisé dans le manga sur Freud ! C’est simplement une nouvelle hagiographie, voire une mythologie, mais surtout… fausse et qui continue de véhiculer les mêmes images d’Épinal freudiennes d’un soi-disant génie seul contre tous. On en parle ici entre autre.

Pas (encore) lu dans la même collection : Entretiens de Confucius, Le Manifeste du parti communiste, La Bible, Les Mots de Bouddha , Les Misérables, Le Rouge et le noir , etc.

NG

  • Pendant que la planète flambe, 50 gestes simples pour continuer à nier l’évidence

de D. Jensen, S. McMillancouv_planete_grande

Sous des aspects simplets, tant dans le graphisme que l’histoire, cette BD est en réalité une superbe trouvaille, avec de vrais morceaux d’esprit critique : des sophismes politiques dévoilés, des idées reçues explosées, des manipulations décryptées. C’est grinçant, parfois raide mais particulièrement efficace pour prendre du recul sur le discours écolo-individualiste en vogue et surtout tellement drôle. Cela participe à mon sens à rendre abordable une véritable critique du libéralisme économique avec rigueur.

La présentation de l’éditeur :

Le président américain est contacté par des martiens qui veulent manger leur planète. Celui-ci accepte contre remise d’or. Mais ceci finit par inquiéter les grandes entreprises : n’est-ce pas leur privilège exclusif de faire des profits en mettant à mal la planète ?
Deux jeunes filles dissertent sur la manière d’endiguer la destruction de la planète. L’une pense qu’il faut appliquer les préceptes des livres et émissions de télé tandis que l’autre pense que toutes ces conseils sont juste faits pour endormir les gens et leur donner bonne conscience. Pendant ce temps, un lapin borgne décide de passer à l’attaque et fait sauter un barrage, détruit un centre d’expérimentation sur les animaux…
Une fable burlesque, irrespectueuse et totalement déjantée qui force à réfléchir sur le devenir de notre planète et sur les solutions mises en avant.

NG

 Médias

  • La machine à influencer, Brooke Gladstone et Josh Neufeld

cortex_machine_a_influencerPourquoi le chiffre de 50 000 victimes revient-il aussi souvent dans les médias aux USA ? Les journalistes devraient-ils annoncer leurs intentions de vote ? Internet radicalise t-il nos opinions ? Ce sont quelques-unes des questions soulevées par Brooke Gladstone, journaliste spécialiste des médias pour la radio publique américaine NPR. Avec l’aide du dessinateur de bande dessinée documentaire Josh Neufeld, elle retrace dans La Machine à influencer l’évolution des médias d’information et des pratiques journalistiques à travers les différentes périodes. Des premières dérives de l’information sous l’empire romain jusqu’aux mensonges de la guerre de Sécession et errements des médias « embedded »  au moment de l’entrée en guerre contre l’Irak, Brooke Gladstone s’interroge en revisitant des grands noms du journalisme, de Pulitzer à Murrow en passant par Cronkite. Le livre recense les stratégies des politiques pour s’accommoder du quatrième pouvoir, décortique les différents biais qui affectent les journalistes, décrit le circuit des sondages et statistiques qui parviennent jusqu’à nous et explique comment nous en venons à croire ou rejeter certaines informations. Quelques phrases mal tournées gênent de temps en temps la lecture, mais je pense qu’il s’agit de la traduction qui a alourdi un peu.

Titre original : The Influencing Machine (États-Unis), traduit de l’anglais par Fanny Soubiran. Préface de Daniel Schneidermann. Éditions ça et là. 22 euros. Lien ici. Extrait à télécharger.

www.antisectes.net/
  • La Revue dessinée

En prenant le temps de l’analyse et du dessin, la revue dessinée nous invite chaque trimestre depuis 2013 à une lecture réflexive et critique de certains thèmes d’actualité, CorteX_la_revue_dessineeen appui sur des enquêtes et reportages journalistiques. Le projet éditorial est généraliste, passant au fil des numéros de la science politique et de l’éducation au sport, en passant par la médecine et l’économie ou encore la justice (les rubriques variant d’un numéro à l’autre). L’usage de la bande-dessinée se prête particulièrement bien au documentaire, avec par exemple, dans le numéro 16 (été 2017), la présentation d’une approche alternative de la relation enseignants-élèves dans une école ciblant des élèves dits « décrocheurs ». Il est aussi bien adapté au partage synthétique d’analyses, comme le montre dans le même numéro l’article consacré à l’imaginaire de la guerre, dont la mise en perspective historique et en images permet de questionner ce que recouvre aujourd’hui la référence à la guerre, convoquée aussi bien dans le champ politique que dans le champ économique ou encore social.

A-VR.

Genre et sexualités

  • Le vrai sexe de la vraie vie, Cy

Le vrai sexe de la vraie vie (1)

En matière de comportements sexuels, il n’existe aucune preuve en faveur de l’existence de normes transcendantes que l’on devrait respecter. Et quand bien même ces normes existeraient, la bonne nouvelle est que rien ne nous oblige à nous y conformer 1.

C’est en d’autres mots ce qui est écrit dans la préface de la BD Le vrai sexe de la vrai vie de Cy, chroniqueuse sur le site Mademoizelle.com2 : « Les sexualités c’est pas quatre ou cinq variétés, c’est mille, dix mille, cent mille, des milliards de possibilités. Va falloir laisser tomber tout ce que t’as pu étiqueter : c’est dépassé, périmé, jamais été. J’espère que tu auras jeté les « ça, ça se fait, ça ça se fait pas ». Bannis, les « il faut ». »

Cet extrait résume bien le contenu de cette BD qui se dévore avec plaisir. Cy (qui prend parfois le surnom de Cy.prine) aborde sans tabous, mais avec légèreté, différents aspects des sexualités tels que le libertinage, les loupés, les relations homosexuelles, le handicap, les femmes enceintes ou les sex toys.

Une BD idéale pour passer le paravent des idées reçues en matière de sexualité, et peut-être même fantasmer des expériences nouvelles !

On pourra retrouver d’autres dessins de Cy sur le web, toujours dans ce même esprit libéré et féministe : La masturbation féminine, ce tabou foutrement tenace, Libérons les tétons!, Jouir… à tout prix?.

Le vrai sexe de la vrai vie (2)

Aux éditions lapin, paru en 2016, 18€.

GD & AG

  • Un autre regard, Emma

CorteX-emma-regardAlice Bousquet nous a fait (re)découvrir cette bande-dessinée : « Drôle, engagé, féministe, politique, grinçant, dérangeant, osé, humaniste… Autant de qualificatifs pour décrire ce que nous propose Emma au travers des deux tomes d’Un autre regard. Emma, au travers de son regard précis, parfois caustique sur notre société individualiste et encore bien trop patriarcale, nous livre, en images et en beauté, son avis sur quelques scènes de vie qui parleront à bon nombre d’entre nous. »

Nous avions déjà remarqué Emma pour sa BD Un peu de sucre où elle revenait sur l’histoire de l’homéopathie, ses fondements physico-chimiques, l’absence de preuve de son efficacité spécifique, les effets dits « placebo », en faisant l’hypothèse que l’adhésion des gens à ces petites billes était liée notamment aux problèmes relationnels entre médecins et patient·es. Elle a publié depuis deux albums qui abordent des sujets aussi divers que l’utilisation du terme « violence » dans les médias pour décrire des actions menées par des personnes qui ont réclamé ou réclament des droits et son euphémisation quand il s’agit de violences policières, les inégalités dans la répartition des tâches dans les foyers encore importantes de nos jours et non consenties, les représentations idéalisées et erronées de la vie de jeunes parents etc. Elle n’hésite pas à recourir aux données factuelles et à remettre en question le traitement médiatique réservé à divers sujets d’actualité.

Emma, Un autre regard, tome 1 et 2, éditions Massot. La plupart de ses planches sont accessibles sur son site internet ici.

AB et ND

  • Rosa la rouge, Kate Evans

CorteX_rosaKate Evans retrace dans cette bande dessinée la biographie de Rosa Luxembourg, essayiste, journaliste, membre de divers collectifs et partis politique, assassinée en 1919 par des militaires allemands en Allemagne. L’accent est mis au travers de cet ouvrage sur le parcours de vie, notamment intellectuel, de Rosa Luxembourg, qui l’a mené à s’investir dans divers luttes, quitte à y risquer sa vie. Plus que les longs passages extraits des ouvrages de Karl Max exposés de manière descriptive et avec peu de recul critique, je retiens surtout de cet ouvrage l’itinéraire de cette personne. Née de sexe féminin, dans une famille de confession juive, souffrant d’un handicap moteur, elle a évolué et s’est imposée par ses idées et son engagement dans des milieux où les réticences devaient être nombreuses. Elle s’est volontairement affranchie du « poids » d’une famille en n’ayant pas voulu d’enfants et en n’hésitant pas à prendre des distances avec ses parents et sa fratrie, parce qu’elle attribuait plus d’importance à ses engagements politique. Elle critiqua les actions entreprises par les États et les personnalités de son temps, ce qui l’a emmené en prison à plusieurs reprises.

L’immersion en format BD dans la vie de Rosa Luxembourg et plus généralement dans l’histoire de ces années là vu à travers son prisme est assez captivante et peut susciter moult questionnements sur nos propres engagements.

Rosa la rouge, une biographie graphique de Rosa Luxembourg, Kate Evans, éditions Amsterdam, 2017. Merci à la formidable librairie Jean-Jacques Rousseau de Chambéry pour la recommandation de lecture.

ND

 Divers

  • Tu mourras moins bête, Marion Montaigne

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Quel est le minimum nécessaire pour exciter un dindon ? Peut-on s’inoculer la fièvre jaune en se versant du vomi de malade dans les yeux ? Qu’est-ce qui se passe si on greffe ma tête sur le corps de Scarlett Johansson ? Est-ce que quelqu’un va un jour expliquer à Dr House qu’on n’entre pas sans protections sanitaires dans un bloc opératoire ? Quels animaux peuvent prendre des cuites avec des fruits pourris ? Pourquoi les voitures ne volent-elles toujours pas ?

CorteX_MMontaigne_mourras_2Ce sont quelques-unes des questions fondamentales auxquelles répond le Professeur Moustache sous la plume de Marion Montaigne, dessinatrice passionnée de science. De la physiognomonie appliquée à la criminologie aux voyages dans le temps, en passant par la pygomancie (la divination par la lecture des lignes des fesses), le Professeur Moustache s’intéresse à tous les sujets. Le blog de Marion Montaigne, intitulé « Tu mourras moins bête (mais tu mourras quand même) », est une référence de la vulgarisation trash. Avec son trait grouillant à la Reiser et ses gags épicés, Marion Montaigne donne une forme drôle et décalée à une érudition soigneusement encadrée par sa collaboration avec des scientifiques qui l’accueillent volontiers dans leurs laboratoires. Le blog a déjà fait l’objet de deux adaptations papier chez Ankama, Tu mourras moins bête… 1. La science, c’est pas du cinéma (2011) et 2. Quoi de neuf, docteur Moustache ? (2012), dont la dernière a reçu le prix du public Cultura au festival d’Angoulême 2013.  Le troisième tome sort le 17 septembre 2014.

Marion Montaigne a également publié Panique organique (Sarbacane, 2007), La vie des très bêtes (Bayard, 2008) et Riche, pourquoi pas toi ? avec Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot (Dargaud, 2013) (NdRM : sur lequel nous reviendrons bientôt car il vaut le détour).

EC

  • Glacial Period, de Nicolas de CrécyCorteX_Glacial_period_de_crecy CorteX_de_crecy

Je ne dis pas un mot de cette fresque étrange et futuriste, qui regarde d’un oeil mi-désabusé mi-goguenard nos arts à l’œil des générations futures. Spécial dédicace à Denis Caroti, pour qui l’Olympique de Marseille est le seul sujet qui ne se soumet pas aux mêmes standards de scientificité que le reste de l’Univers.

  • Les funérailles de Luce, de Benoît SpringerCorteX_funerailles-luce_couv

CorteX_funerailles-luce_bulleLuce a six ans. L’histoire est celle d’une petite fille débrouillarde qui passe de paisibles vacances à la campagne chez son Papi, garagiste à la retraite, et qui est confrontée au problème philosophique fondamental des humains : la mort d’un être cher. Cette BD m’a fendu l’âme (donc de fait mon âme ne pèse plus que 11,5 grammes).

RM

Audio

Cycle Histoire de la BD, dans La fabrique de l’histoire, sur France Culture.

La fabrique de l’histoire d’Emmanuel Laurentin a abordé en octobre 2016 un cycle sur l’histoire de la bande dessinée.

La première émission traite de l’histoire complexe, retorse et difficilement datable de cet art.

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Le scénariste Kris

On y entend l’excellent scénariste Kris, pour lequel nous avons une affection particulière – et qui d’ailleurs a travaillé avec notre copain drômois le génial illustrateur Martin alias Maël.

CorteX_738_piloteLa deuxième émission est un documentaire de Victor Macé de Lépinay et Séverine Cassar traitant du journal Pilote

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La troisième est une visite d’exposition sur Hergé (dont nous utilisons quelques planches dans nos cours critiques, notamment sur les stéréotypes sociaux, sur les Juifs, sur les Africains, sur les Américains (voir ici). Ici Benoît Mouchart, historien de la bande dessinée, directeur éditorial de Casterman revient (avec un tout petit peu trop de complaisance à notre avis) sur les opinions très conservatrices et rexistes 3 de Hergé. On y apprend par ailleurs que Tchang (personnage historique) aurait été un agent communiste infiltré, et aurait laissé des slogans maoïstes et anti-Japon.

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Sur le panneau est écrit « Boycottez les marchandises japonaises ».

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Profitons-en pour indiquer l’article de Thet Motou, Cours de chinois illustré, et surtout Tintin, la Chine du Lotus bleu décryptée en six points. par Patrick Mérand.

La quatrième émission est quant à elle un débat historiographique : apprend-on l’histoire dans les BD historiques ? A quoi servent-elles ? Ne devrait-on pas reconsidérer les rapports entre ces deux modes de récit du passé ? Comment les dessinatrices, dessinateurs et historien·nes pourraient collaborer différemment ?

alt

Mathématiques – Limiter l'influence de données chiffrées sur notre perception d'une situation

Nicolas Gauvrit nous le démontrait dans Graphiques, attention aux axes : plusieurs représentations graphiques distinctes peuvent être justes simultanément tout en provocant des perceptions très différentes de l’importance d’une variation ou d’une quantité. Le choix d’une représentation graphique peut donc influencer notre perception d’une situation donnée. Afin de limiter l’impact de cet effet sur notre jugement, il nous suffira de prendre une petite habitude peu coûteuse en temps : jeter un coup d’œil à l’échelle et à la valeur prise pour origine de l’axe des ordonnées. 
Mais il s’avère que, de manière tout à fait similaire, une simple présentation de données chiffrées, qui pourrait sembler totalement objective, peut tout autant influer sur notre ressenti. Dans ce TP tout spécialement dédicacé aux « mathophobes », j’illustrerai ce phénomène sur un article du Dauphiné libéré intitulé Arnaques aux prestations sociales – Ces fraudes qui nous coûtent très chères et proposerai une parade efficace : confronter valeurs absolues et valeurs relatives.


Valeurs absolues et valeurs relatives.

La valeur relative est importante
Commençons avec un exemple fictif et imaginons qu’on me dise :  » tu te rends compte, il y a 5 femmes dans cette entreprise ! « . Le ton de la phrase indique clairement qu’il y a là quelque chose de surprenant, mais hors contexte, si nous ne connaissons pas l’entreprise en question, on a bien du mal à savoir s’il faut s’étonner qu’il n’y ait que 5 femmes ou bien, au contraire, qu’il y ait autant de femmes. Dans cet exemple, mon interlocuteur me donne la valeur absolue du nombre de femmes. C’est une donnée en soi, probablement juste, mais qui ne me donne pas les informations nécessaires pour mesurer le côté  » extra-ordinaire  » de la situation.
S’il m’avait dit :  » tu te rends compte, dans cette entreprise, il y a 50 salariés et 5 femmes !  » ou bien  » tu te rends compte, il y a 5 salariés : ce sont 5 femmes ! « , j’aurais compris sa surprise, dans un sens ou dans l’autre. Cette nouvelle donnée me permet d’évaluer ce qu’on appelle la valeur relative du nombre de femmes, sous-entendu relativement au nombre de salariés : 10% dans le premier cas, 100% dans le second.
La valeur absolue est importante
Imaginons à présent que cette même personne me dise : « tu te rends compte, mon salaire n’a augmenté que de 0,5% alors que celui de ma collègue a augmenté de 3% ». On peut se dire à la vue des ces valeurs relatives que la situation est injuste. Mais avant de se faire un jugement, il est toujours bon d’aller chercher quelques renseignements supplémentaires : mon interlocuteur dit avoir un salaire net de 10 000 euros/mois et sa collègue déclare 1 000 euros/mois. Je peux alors calculer la valeur absolue de leur augmentation – ici c’est la valeur en euros : 500 euros par mois pour mon ami et 30 euros pour sa collègue. En valeur absolue, l’injustice apparaît dans l’autre sens.
Les valeurs relatives et absolues sont justes toutes les deux, mais provoquent un ressenti opposé.
On retiendra de ces deux exemples une chose fondamentale : valeur relative et valeur absolue sont aussi importantes l’une que l’autre pour se faire un avis et il faudrait pouvoir exiger systématiquement qu’on nous donne les deux, sous peine de laisser à la personne qui défend sa thèse la possibilité de jouer sur notre ressenti en choisissant la valeur qui va le plus dans son sens. 


Titre

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Titre + sous-titre

CorteX_fraude_rsa_Dauphine-libere_extrait_1
Extrait n°1

1er extrait + sous-titre : la fraude aux prestations sociales est estimée entre 8 et 10 milliards d’euros (valeur absolue).
Quel sentiment cela provoque-t-il ?
Pour établir la valeur relative, il nous manque la quantité de prestations sociales versées au total. L’article est long, mais en cherchant bien, on finit par trouver – si cette donnée n’avait pas été présente, on aurait pu aller la chercher dans le rapport de la Cour des comptes.

CorteX_fraude_rsa_Dauphine-libere_extrait_3
Extrait n°2
Valeur relative de la fraude par rapport à l’ensemble des prestations sociales : (8/450)*100 = 1,8%.
On pourra remplacer cette valeur relative dans le sous-titre et le premier extrait. Ressentez-vous la même chose ?


Un autre passage a attiré mon attention. Le voici.

CorteX_fraude_rsa_Dauphine-libere_extrait_2

Extrait n°3

Pourquoi m’arrêter sur ce passage ? Parce qu’à la première lecture, j’avais compris ceci :

Valeur (absolue) de la fraude détectée : 675 millions
Nombre d’allocataires contrôlés : 10 000

Difficile de se faire une idée de la situation avec ces chiffres « bruts », mais un rapide calcul de… valeur absolue démontre qu’il y a très probablement anguille sous roche :

Fraude moyenne par allocataire (ou valeur relative) : 675 000 000 / 10 000 = 67 500 euros/allocataire

L’ordre de grandeur est complètement déraisonnable, d’autant plus si l’on se souvient que le sous-titre nous assure que la plupart des fraudeurs sont des RMIstes. Des RMIstes qui arriveraient à frauder plus de 67 000 euros, c’est très étonnant. Un peu trop… Je suis donc allée vérifier à la source, dans le rapport des la Cour des comptes, et j’y ai trouvé ceci

 
Rapport de la Cour des comptes – Septembre 2009 – p????Les travaux les plus avancés d’analyse d’échantillons ont été menés dans la branche famille. La CNAF a réalisé en effet, au second semestre 2009, une évaluation des fraudes, à partir d’un échantillon représentatif de plus de 10 000 dossiers. Avec l’inévitable marge d’incertitude[…], les travaux réalisés semblent constituer une première base de travail solide qui permet de donner un ordre de grandeur de la fraude totale dans la branche famille, qui atteindrait environ 675 M€ par an […]

Ce petit mot, « totale », avait disparu dans l’article du Dauphiné Libéré. Il s’agit probablement d’une imprécision, mais toute influence n’est pas nécessairement « voulue » ou décidée. Il y a une différence de taille entre « on a repéré une fraude de 65 millions d’euros sur 10 000 allocataires » et « on a repéré une fraude de 65 millions d’euros sur l’ensemble des allocataires ».
Pour obtenir la valeur exacte de la fraude moyenne par allocataire, il nous faut le nombre total d’allocataires de la branche famille, nombre que je n’ai pas trouvé.
-> donc RSAste :  fraude 70% * 675000000= 472 Millions
nombre de RSAstes (2009) : 1,7 million
moyenne : 277 euros/an/allocataire -> erreurs ?


Repérer les probabilités inversées

Dans cet article, Florent Tournus nous avait fourni une explication claire et précise de ce que l’on appelle les probabilités inversées. Malgré tout, celles-ci restent difficiles à détecter dans un argumentaire ou une simple déclaration et, même avec de l’entraînement, nous devons souvent fournir un effort intellectuel pour décrypter et analyser les erreurs d’interprétations des probabilités inversées. Avec ces quelques exemples supplémentaires, nous pourrons trouver une aide précieuse en cas de cafouillage cérébral face à ces statistiques et autres probabilités. Aussi, n’hésitez pas et écrivez-nous pour partager vos exemples les plus éclairants.

Exercice – Saurez-vous détecter en quoi nous avons affaire à un effet de probabilités inversées sur cette affiche sortie tout droit d’un restaurant McDonald’s :

CorteX_Proba_inversee_Macdo

Si rien ne paraît suspect à première vue, un petit détour par deux autres exemples s’impose.

Des sous-vêtements dangereux ?

Tout d’abord, voici quelques mots sur les probabilités dites inversées. Comme l’explique très bien Florent dans son article, pour avoir une utilité, une probabilité, exprimée en pourcentage, doit être clairement définie. Si j’affirme par exemple que la probabilité de gagner au loto est de 0,000000052 soit 0.0000052%, je dois alors préciser que ce chiffre correspond à la probabilité de trouver 5 numéros parmi 49 + 1 numéro parmi 10. Même si tout le monde avait compris que l’on ne parlait pas de la chance de trouver seulement trois bons numéros, il est toujours nécessaire de fournir ces précisions : probabilité de quoi ?

Lorsqu’il s’agit d’évaluer le risque de contracter une maladie, en particulier le poids de facteurs environnementaux, les choses se compliquent. Prenons l’exemple d’une maladie comme le cancer des poumons. On peut lire que « le premier facteur de risque est le tabac » avec 81% des décès, en France (voir la page d’accueil du site Fondation Recherche Médicale). Que signifie cette probabilité ? Que 81% des personnes décédées d’un cancer des poumons fumaient du tabac (d’ailleurs rien n’est précisé sur les doses, le type de tabac, etc. mais ce n’est pas le problème qui nous intéresse ici). Autrement dit, la probabilité d’avoir consommé du tabac sachant qu’on est décédé d’un cancer des poumons est de 81%, CorteX_Slipet d’en déduire que la cause principale de ces cancers est le tabagisme. Attention, si vous en tirez cette conclusion, vous êtes en train de toucher du doigt le problème des probabilités inversées : ce n’est pas cette statistique seule qui permet d’inférer un lien de cause à effet entre tabagisme et cancer. Car on pourrait très bien trouver, en cherchant un peu, que 99% des personnes décédées portaient des sous-vêtements, sans pour autant en conclure à un lien causal direct entre porter un slip et mourir d’un cancer des poumons. Autrement dit, la probabilité de porter des sous-vêtements sachant que l’on est mort d’un cancer ne nous donne aucune information sur la dangerosité ou le risque de cette pratique.

Où se niche l’erreur subtile de raisonnement ? Dans le fait que la probabilité qu’on nous donne n’est pas la probabilité qui nous intéresse, même si elle lui ressemble à s’y méprendre. Ce qui nous intéresse n’est pas la probabilité d’avoir porté une culotte, d’avoir fumé ou de s’être curé le nez sachant qu’un cancer nous a fait passer de vie à trépas. Non, nous voulons savoir l’inverse : la probabilité de mourir d’un cancer sachant qu’on se gratte le nez.

Travailler chez McDo avec « des perspectives d’évolution rapide »

Reprenons le texte de l’affiche. En grand, on peut lire : « Plus de 70% de nos managers et directeurs adjoints ont débuté comme équipiers* ». L’enquête a été réalisée par un institut de sondage (Ipsos 2012, publiée par McDonald’s). Si l’affirmation est vraie, il nous faut nous méfier de la conclusion que nous allons en tirer. Effectivement, il est impossible d’en déduire que de nombreux équipiers deviendront managers un jour, ce que suggère pourtant la phrase « Chez McDonald’s, un emploi permet des perspectives d’évolution rapide. » Traduisons cette phrase dans les mêmes termes que pour l’exemple du cancer : nous savons à présent que la probabilité d’avoir été équipier sachant qu’on est manager est égale à 70% ou plus. Est-ce bien l’information dont nous avons besoin pour connaître les chances d’évolution dans le métier ?

Comme pour les risques sur les maladies, il nous est impossible de conclure à une évolution de poste grâce à cette seule statistique. Souvenons-nous en effet que la probabilité qui nous intéresse est celle donnant les chances d’accéder à un poste de manager sachant que l’on est équipier (et qu’on en fait la demande ou qu’on le désire). Or nous savons simplement l’inverse : la probabilité d’avoir été équipier sachant qu’on est manager, et celle-ci ne sert à rien quant aux possibilités d’évolution de carrière.

Un doute persiste : il se pourrait que cette statistique signifie vraiment quelque chose. Par exemple, que 70% des postes de managers sont réservés à des travailleurs internes à l’entreprise. Ceci est tout à fait exact : on peut devenir manager en étant équipier, la voie n’est pas fermée. Ce qui est fallacieux avec la publicité de cette affiche est de laisser croire à un lien de cause à effet entre ce pourcentage et l’affirmation que « Chez MacDonald’s, un emploi permet des perspectives d’évolution rapide » : l’un n’implique pas l’autre. Avec un calcul rapide à partir des chiffres donnés par MacDonald’s (site officiel, MacDonald’s France) on peut estimer le nombre d’équipiers et de managers. Ce faisant, nous avons trouvé une statistique encore plus intéressante : « 80% des directeurs** ont commencé leur carrière comme équipier ». Utilsons-là pour calculer le ratio directeurs/équipiers. Nous apprenons qu’en moyenne 54 personnes travaillent dans un restaurant, donc 53 ne sont pas directeurs. D’après une de nos sources internes, on peut estimer à 90% la part des équipiers dans le personnel (les cuisiniers sont des équipiers), c’est-à-dire 47 travailleurs environ, nous obtenons un ratio directeurs/équipiers = 1/47 = 0,021 soit 2,1%. Sachant que les managers peuvent être plus d’un par restaurant, le ratio est certainement plus élevé pour ceux-ci. Mais en admettant qu’on atteigne en moyenne le double, cela représente un ratio de 4%. La voie n’est donc pas fermée, mais elle reste très étroite.

Denis Caroti

Note : un autre exemple de probabilités inversées nous est donné par G. Reviron avec les propos d’Eric Zemmour sur la délinquance. De même, on pourra consulter les articles de R.Monvoisin sur le problème du Monty Hall, et de Nima Yeganefar sur la propagande.

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* Impossible de ne pas réagir à ce qualificatif. « Équipier », superbe mot à effet impact et qui enjolive ce qui n’est en réalité qu’un emploi souvent mal payé car à temps-partiel, pour des étudiants précaires qui doivent financer le coût exorbitant de certains cursus et le loyer d’une chambre hors de prix dans une agglomération où l’inflation des loyers oblige à vivre loin de leur faculté, augmentant de fait le temps passé dans les transports. Équipier sonne alors comme la gloire du travail partagé, de l’investissement pour une oeuvre supérieure qui nous dépasse mais pour laquelle nous donnons tout notre possible… Ce sont avant tout des travailleurs sous-payés.

** Les directeurs sont les supérieurs hiérarchiques des managers, il y en a un seul par restaurant, assisté par un directeur adjoint. On pourra consulter l’organigramme sur le site officiel de MacDonald’s.

Chaîne de Ponzi, affaire Maddoff et retraites

Si quelqu’un vous vend un tableau mille euros, en vous assurant qu’il le revendra le lendemain 2000 euros, mais ne revient pas ledit lendemain : avez-vous perdu 1000 euros ? Ou avez-vous perdu 2000 euros ? Combien vaut une promesse de 1000 euros ?
Voici un travail pratique qui n’a pas encore été développé en cours par l’un.e d’entre nous, mais qui mériterait d’être testé car il fait le pont entre un escroc de Boston, des systèmes économiques pyramidaux et un débat moral captivant pouvant déborder, comme le fait Delahaye ci-contre, sur le système français des retraites.


Imaginons que quelqu’un propose un investissement à 100 % d’intérêts : vous lui donnez 10 euros, il vous en rend 20 en utilisant l’argent déposé par les clients suivants (il lui suffit d’ailleurs de proposer un rendement double des rendements connus du marché pour s’attirer de la clientèle et pour durer). Le système est viable tant que la clientèle afflue, attirée en masse par les promesses financières (et d’autant plus tentantes que les premiers investisseurs sont satisfaits et font une formidable publicité au placement). Les premiers clients, trop heureux de ce placement mirifique, reviennent dans la chaîne eux aussi, s’ajoutant à tous ceux qu’ils ont réussi à convaincre.

Le phénomène fait alors boule de neige, entretenu tant que l’argent rentre et permet de payer à 100 % les nouveaux investisseurs. L’organisateur prend une commission, bien compréhensible lorsque l’on voit les promesses qu’il fait, et qu’il tient. La chaîne peut durer tant que la demande suit la croissance exponentielle imposée par ce système, les clients arrivant par 2, 4, 8, 16, 32, etc. Lorsque la chaîne se coupe, la bulle éclate : tous les derniers investisseurs sont spoliés. Les gagnants sont ceux qui ont quitté le navire à temps et, surtout, l’organisateur.

Un système de Ponzi (« Ponzi scheme » en anglais) est un montage financier frauduleux qui consiste à rémunérer les investissements des clients essentiellement par les fonds procurés par les nouveaux entrants. Si l’escroquerie n’est pas découverte, elle apparaît au grand jour et s’écroule quand les sommes procurées par les nouveaux entrants ne suffisent plus à couvrir les rémunérations des clients1. Elle tient son nom de « Charles » Ponzi qui est devenu célèbre après avoir mis en place une opération basée sur ce principe à Boston dans les années 1920, même si le principe est bien plus vieux. Il est d’ailleurs narré dans une nouvelle de Charles Dickens de 1843 intitulée Vie et aventures de Martin Chuzzlewit.

Le mathématicien Marc Artzrouni modélise les chaînes de Ponzi en utilisant des équations différentielles linéaires du premier ordre.

Soit un fonds avec un dépôt initial K/>0″> au temps <img decoding=, un flux de capitaux entrant de s(t), un taux de rendement promis r_p et un taux de rendement effectif r_n. Si r_ngeq r_p alors le fonds est légal et possède un taux de profit de r_n-r_p. Si par contre r_n< r_p, alors le fonds promet plus d’argent qu’il ne peut en obtenir. Dans ce cas, r_p est appelé le taux de Ponzi.

Il faut aussi modéliser les retraits faits par les investisseurs. Pour ce faire, nous définissons un taux de retrait constant r_w, appliqué à tout temps t sur le capital accumulé promis. Le retrait au temps t vaut donc r_wKe^{(r_p-r_w)t}. Il faut aussi ajouter les retraits des investisseurs qui sont arrivés entre le temps 0 et le temps t, à savoir ceux qui ont investit s(u) au temps u. Le retrait pour ces investisseurs est donc de r_ws(u)e^{(r_p-r_w)(t-u)}. En intégrant ces retraits entre 0 et t et en ajoutant les retraits des investisseurs initiaux, nous obtenons: W(t)=r_w(Ke^{(r_p-r_w)t}+int_0^ts(u)e^{(r_p-r_w)(t-u)}du)

Si S(t) est la valeur du fonds au temps t, alors S(t+dt) est obtenu en ajoutant à S(t) l’intérêt nominal r_nS(t+dt), le flux de capitaux entrant s(t)dt et en soustrayant les retraits W(t)dt. Nous obtenons donc S(t+dt)=S(t)+(r_nS(t)+s(t)-W(t))dt, ce qui conduit à l’équation différentielle linéaire dS(t)/dt=r_nS(t)+s(t)-W(t)

    Voici un extrait de l’émission du 17 septembre 2012 de Continent Sciences, sur France Culture, avec Jean-Paul Delahaye, qui pose très bien la question suivante : dans quelle mesure le système de retraites françaises est-il une chaîne de Ponzi ?

Télécharger ou écouter :

Nonobstant deux imprécisions de Jean-Paul Delahaye :

– il confond Charles Dickens et Edgar Allan Poe dans ce passage

– il ne cite pas l’association philanthropique ayant déposé de l’argent chez B. Madoff. Et pour cause, il y en a plusieurs : les Fondations Carl et Ruth Shapiro, Jeffry et Barbara Picower, Sonja Kohn, The Mark and Stephanie Madoff Foundation, the Deborah and Andrew Madoff Foundation, America Israel Cultural Foundation, The American Committee for Shaare Zedek Medical Center, Hadassah, l’organisation des femmes sionistes et United Congregations Mesorah, une association religieuse qui est poursuivie pour 16 millions de dollars.

Mathématiques – Comment tromper avec des graphiques

Un graphique a généralement pour but d’illustrer un propos souvent trop complexe pour le lecteur ou le téléspectateur, et qui gagnerait en clarté en étant présenté de manière synthétique. Cette version « visuelle » est donc régulièrement choisie pour exposer des données de façon immédiate et avec le moins d’ambiguïté, que ce soit pour faire comprendre rapidement l’évolution du chômage, les résultats extraordinaires d’un dentifrice sur l’acidité de notre bouche ou la diminution de la dette du Lesotho.
Mais cette présentation ne va pas toujours de soi : les choix des axes, des origines, de la présentation, des données illustrées peuvent tout aussi bien tromper qu’éclairer et faire passer une augmentation significative pour stagnation évidente, une homogénéité de fait pour disparité flagrante, etc.
Si de très bons ouvrages existent et présentent quelques-uns de ces pièges (voir ci-dessous), voici quelques exemples à consulter directement.
N’hésitez pas à nous faire connaître les vôtres –> contact(at)cortecs.org
Denis Caroti

 
 

Graphiques, attention aux axes

Nicolas Gauvrit nous offre ici du matériel pédagogique « prêt-à-l’emploi » permettant de déconstruire quelques artifices graphiques, notamment sur le choix des axes.

[dailymotion id=xgylu8]

Pour voir les autres ressources pédagogiques de Nicolas Gauvrit, cliquez ici. 

Chiffres de la délinquance

Note de Guillemette Reviron : lorsque j’ai présenté le travail de Nicolas Gauvrit (ci-dessus) à un public de travailleurs sociaux, un membre de l’assemblée (merci à lui) m’a signalé cette séquence du Journal Télévisé de 20h (le 20 janvier 2011 sur TF1) : Brice Hortefeux, ministre de l’Intérieur à l’époque, venait présenter l’évolution des chiffres de la délinquance et avait préparé pour cela un beau graphique.

 

Après avoir vu la vidéo de Nicolas Gauvrit, cela saute aux yeux : il manque l’axe vertical, celui qui contient toute l’information, sans parler du titre, particulièrement vague. Le graphique du ministre ne veut tout simplement rien dire.

Cet extrait peut être utilisé de la manière suivante :
a. On peut commencer par projeter l’extrait du Journal Télévisé…
b. puis on montre la vidéo du cours de Nicolas Gauvrit…
c. Et enfin, nouvelle projection de l’extrait et analyse. 

Chiffres du chômage

Voici une autre illustration de l’impact que peut avoir le choix d’une échelle sur un graphique, tiré du Petit Journal du 29 novembre 2011 (Canal +). Merci à Frantz Diguelman de me l’avoir signalé.

Les graphiques :

CorteX_Chiffres_chomage_comparaison_graphique_Le_Petit_journal_29_11_2011_Image1 CorteX_Chiffre_chomage_comparaison_graphique_Le_Petit_journal_29_11_2011_image2 CorteX_Chiffre_chomage_comparaison_graphique_Le_Petit_journal_29_11_2011_image3
Journal Télévisé – 20h – TF1 Journal Télévisé – 20h – France 2 Journal Télévisé – 20h – France 2

Guillemette Reviron

Résultats scolaires : graphiques, méfions-nous(1) !

Comme chacun le sait, les diagrammes en « toile d’araignée » permettent, bien mieux qu’un histogramme ou un simple tableau, de repérer rapidement le « profil » des notes d’un élève lors d’un conseil de classe…

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Alain Le Métayer

(1) Ce titre est bien sûr un clin d’œil à Nicolas Gauvrit, l’auteur de Statistiques. Méfiez-vous ! Ellipses, 2007.

Bibliographie

Trois ouvrages au moins nous ont convaincu de leur utilité pour tenter de déjouer les artifices qui peuvent être créés (volontairement ou non) à l’aide de ces « outils graphiques » :

  • Statistiques. Méfiez-vous ! Nicolas Gauvrit, Ellipses, 2007.
  • Petit cours d’autodéfense intellectuelle, Normand Baillargeon, Lux, 2006.
  • Déchiffrer le monde : contre-manuel des statistiques pour citoyens militants, Nico Hirtt, Aden Editions, 2007.

Solution – Le jeu des trois boîtes, ou problème de Monty Hall

Voici la solution au jeu des trois boîtes, ou problème de Monty Hall, donnée par Louis Dubé, et complétée par le CorteX.
Pour revenir à l’énoncé, voir ici.

Voici différentes approches de la version initiale

Explication de Louis Dubé

La bonne réponse est la 2 : je change mon premier choix

La meilleure stratégie est de TOUJOURS changer son premier choix. En conservant votre premier choix, vousCorteX_Choix_Monty_Hall ne changez pas de probabilité de succès, qui demeure un tiers. En changeant toujours de choix, vos chances de succès sont deux fois plus grandes. Car, en dévoilant l’une des boîtes qui n’a pas d’argent sous elle, le maître de cérémonie vous offre effectivement l’ensemble des deux choix qui restent, dont la probabilité égale deux tiers. La figure ci-contre illustre ce concept.

L’illusion est de penser que s’il reste deux choix et qu’on ignore lequel, notre premier choix est aussi bon que le deuxième offert (soit 50 %).

Tentez vous-mêmes l’expérience : un joueur cache l’argent sous l’une des trois boîtes à l’insu d’un deuxième joueur; le deuxième joueur tente de deviner où le premier joueur a caché l’argent en utilisant systématiquement – pendant disons 30 coups – l’une ou l’autre des stratégies proposées. Vous obtiendrez environ 20 succès sur 30, en suivant la stratégie de toujours changer de choix ; deux fois mieux que si vous gardiez toujours votre premier choix.

Une autre façon de saisir l’importance de changer son premier choix est de considérer un problème similaire : au lieu de trois boîtes, supposons que le choix original vous propose un millier de boîtes, dont une seule contient l’argent convoité. Vous choisissez au hasard la boîte N°527. Pour vous aider, le maître de cérémonie dévoile 998 boîtes qui ne contiennent pas d’argent, seule la boîte N°721 demeure, ainsi que votre choix original : la boîte N°527. Garderiez-vous votre choix original qui n’avait qu’une chance sur mille de contenir l’argent ? Croyez-vous vraiment que votre premier choix aurait maintenant une probabilité de 50 % ? Il apparaît évident que vous changeriez de choix en croyant (justement) qu’il y a beaucoup plus de chances (999 chances sur 1000) que l’argent se trouve sous la seule boîte (autre que votre choix original) qui n’a pas été dévoilée.

 Louis Dubé

Approche expérimentale

Louis Dubé suggère à tout élève de collège de rendre fous ses professeurs en leur faisant une simple démonstration sur 30 essais. Personnellement, je vais essayer de le faire aux étudiants de zététique avec des gobelets, un euro et deux chewing gum mâchés (je viendrai raconter l’expérience).

Explication de Guillemette Reviron

CorteX_Guillemette

À l’issue du premier tirage, la probabilité que je sois tombée sur la bonne boîte est de 1/3 et la probabilité que je me sois trompée, c’est-à-dire que la bonne boîte soit une des deux autres, est de 2/3. L’animateur ouvre ensuite une boîte vide. Cette petite manipulation ne change pas ces probabilités puisque le choix de la boîte a été fait avant :

– la probabilité d’être tombée sur la bonne boîte vaut toujours 1/3
– la probabilité que ce ne soit pas la bonne vaut toujours 2/3.

Ce qui a changé, c’est qu’à la première étape, si je me suis trompée, l’argent est sous l’une des deux autres boîtes alors qu’à présent, si je me suis trompée, l’argent est sous la seule autre boîte. J’avais 2 chances sur 3 qu’elle soit sous une des autres boîte, j’ai deux chances sur trois qu’elle soit sous l’autre boite.

Le tour est joué !

Regardez, j’ai parié, et j’ai gagné deux bouteilles de vin.

Explication grâce à l’arbre des possibles

Voici les versions (en anglais) de la version des tasses et (en français) de celle voiture/chèvres.

CorteX_tasses_Monty_HallCorteX_Arbre_des_possibilites_Monty_Hall

Démonstration à l’aide du théorème de Bayes

Pour des étudiants d’un certain niveau en mathématiques, on pourra résoudre le « paradoxe » avec le théorème du révérend Bayes, qui nous dit :CorteX_Thomas_Bayes

Soit un événement quelconque, et soit (Bi)i=1..n un ensemble d’événements à la fois exhaustifs et mutuellement exclusifs. Alors pour tout i, on a :

P(B_i|A) = frac{P(A | B_i) P(B_i)}{sum_{j = 1}^n P(A|B_j)P(B_j)}, ,

Supposons que je choisisse la boite n°3 – le raisonnement serait identique dans les deux autres cas – et notons :

– F1 (respectivement F2 et F3) : la voiture se trouve dans la boite n°1 (resp. 2 et 3)

– O1 (respectivement O2 et O3): l’animateur ouvre la boite vide n°1 (resp. 2 et 3)

Supposons alors que l’animateur ouvre la boite 1 – le raisonnement est le même s’il ouvre la boite 2.

La probabilité de gagner en changeant mon choix est alors la probabilité que la voiture soit dans la boite 2 sachant que l’animateur a ouvert la boite n°1, c’est-à-dire P(F2/01). Or, d’après la formule de Bayes.
 

 P(F2|O1) = frac{P(O1|F2) P(F2)}{sum_{i=1}^{3} P(O1|Fi) P(Fi)}  = frac{1 times frac{1}{3}}{0 times frac{1}{3} + 1 times frac{1}{3} + frac{1}{2} times frac{1}{3}}  = frac{2}{3}


En effet, si la voiture est dans la boite 2 et que j’ai choisi la boite 3 au premier tirage, la seule boite que peut ouvrir l’animateur est la boite n°1 donc P(01/F2) = 1.
De la même manière, si la voiture est dans la boite 1, l’animateur ne peut pas l’ouvrir donc P(O1/F1)=0 et si la voiture est dans la boite 3, l’animateur a deux choix équiprobables (la boite 1 ou la boite 2) donc P(O1/F3) = 1/2.

Pour aller plus loin

  • On retrouvera également une simulation avec chèvres et voiture sur le site du Laboratoire de Mathématiques Raphaël Salem de l’Université de Rouen (ici).
  • Pour les fans de l’utilisation des sciences dans les fictions, voici un extrait de Las Vegas 21, de Robert Luketic (2008) lors duquel l’enseignant (Kevin Spacey) pose la question à ses étudiants – dont le jeune héros (Jim Sturgess) qui répond bien (extrait en anglais – je cherche une version originale sous-titrée, en attendant contentons-nous du doublage français)

[youtube=http://www.youtube.com/watch?v=huLoJcTppXk]

  • Pour l’histoire, il semble que la paternité de ce dilemme revienne à Joseph Bertrand (ci-contre) en 1889, sous le nom de « Paradoxe de la boîte de Bertrand ». CorteX_Joseph_BertrandPuis c’est le regretté Martin Gardner, incontournable pionnier de la pensée critique décédé en 2010, qui l’exhuma en 1959 dans sa rubrique Mathematical Games du Scientific American sous le nom de « problème des trois prisonniers » (« Mathematical Games » column, Scientific American, October 1959, pp. 180–182). Enfin, c’est Steve Selvin qui rouvrit la question dans « A problem in probability (letter to the editor)« , American Statistician 29 (1): 67 (February 1975) et « On the Monty Hall problem (letter to the editor) », American Statistician 29 (3): 134 (August 1975).
  • Un site est entièrement consacré au problème, ainsi qu’un livre : Jason Rosenhouse, The Monty Hall problem – The Remarkable Story of Math’s Most Contentious Brain Teaser (Oxford University Press 2009).

 

  • CorteX_Louis_DubeLouis Dubé nous offre en prime un court programme commenté en langage Basic qui simule ce problème avec « N » boîtes (donc aussi avec 3 boîtes).

Voici :

  1. le code du programme avec commentaires.
  2. Le code source en fichier texte (qui peut facilement être copié)
  3. Les résultats pour 9 essais (chaque étape en détail pour bien saisir le processus) et les résultats cumulatifs pour 9 essais et pour 1000 essais.
Richard Monvoisin
Merci à Louis Dubé & Guillemette Reviron
 

Le jeu des trois boîtes, ou problème de Monty Hall

Connaissez-vous Monty Hall ? C’est le nom d’un présentateur télé états-unien qui a présenté pendant près de treize ans le redoutable jeu Let’s make a deal mettant en scène un casse-tête probabiliste tout à fait contre-intuitif, et par là même, stimulant la pensée critique. Ce « faux paradoxe » dont la première forme connue a plus d’un siècle est également connu sous le nom du « jeu des deux chèvres et de la voiture ».
Une première version de ce casse-tête nous a été envoyée par Louis Dubé, des Sceptiques du Québec. Suite à sa publication sur cette page, un enseignant de mathématiques en classe préparatoire, Judicael Courant, nous a soumis une version pleine de variantes, ludique, élaborée à quatre mains avec son collègue Walter Appel, qui ne postule plus la bienveillance de l’animateur. De quoi faire chauffer nos neurones.


Version initiale 

CorteX_Monty-Hall

  • 100 $ sont cachés sous l’une de trois boîtes, identifiées : A, B et C.
  • On vous demande de choisir sous laquelle des trois boîtes se trouve l’argent.
  • Ignorant sous laquelle des boîtes se trouve l’argent, vous choisissez au hasard la boîte A.
  • Pour vous aider, on dévoile qu’il n’y a pas d’argent sous la boîte B.

QUESTION : Conservez-vous votre choix : A ?

1. Oui, je garde mon premier choix
2. Non, je change mon premier choix
3. Aucune importance (soit toujours garder, soit toujours changer)
4. Au hasard (l’un ou l’autre à « pile ou face » à chaque coup)

Pour la solution , cliquez sur ce lien : Louis Dubé, des Sceptiques du Québec, le partage avec nous sous une forme simple ; les plus férus de mathématiques pourront le résoudre avec le théorème de Bayes.

 

Variantes

Nous relayons ici les remarques de Judicael Courant sur le jeu des trois boîtes, envoyées au Cortecs en décembre 2014, ainsi qu’une version complètement démoniaque de ce  casse-tête.

Bonjour,
Enseignant de mathématiques et d’informatique en classe prépas, […] je suis cependant déçu par votre page sur le problème des trois boîtes car vous faites l’impasse sur une question qui me semble essentielle pour la résolution du problème : est-on sûr que, lorsqu’on nous dévoile qu’il n’y a pas d’argent sous la boîte B, c’est bien pour nous aider ?
Si on a des raisons d’en douter, la solution peut devenir très différente : par exemple dans le cas extrême ou celui qui a caché l’argent a un côté pervers, on peut penser qu’il ne nous propose de modifier notre choix que parce nous avons trouvé la bonne boîte. On pourrait aussi se demander si, lorsque nous avons choisi la bonne boîte, la personne qui nous aide choisit de façon équiprobable entre les deux boîtes restantes, ou si elle a une préférence (par exemple, elle prend la première dans l’ordre alphabétique).
Je soumets à votre sagacité l’exercice ci-joint que j’ai donné à mes étudiants de MPSI l’an dernier. C’est un énoncé repris sur un collègue, Walter Appel, que j’ai volontairement rendu un peu plus complexe […]. Il me semble en effet qu’il y a un point important à débusquer derrière les études de ce genre : elles partent d’hypothèses a priori, très souvent implicites et non remises en question.

Version initiale

En 1761, Thomas Bayes, théologien protestant, quitte pour toujours cette vallée de larmes. Il arrive aux portes du Paradis et, comme il n’y a plus beaucoup de places et que Bayes a parfois eu des opinions assez peu orthodoxes en manière de théologie, Saint Pierre lui propose le test suivant. T. Bayes est placé devant trois portes identiques, dont deux mènent à l’enfer et une au paradis, et il est sommé de choisir. N’ayant aucune information a priori, Bayes choisit une des portes au hasard. Avant qu’il ait le temps de l’ouvrir, Saint Pierre — qui est bon — lui dit : « Attends, je te donne encore un renseignement… » et lui ouvre une des deux autres portes (menant bien entendu à l’enfer). Que doit faire Bayes ? Garder sa porte, ou changer d’avis et prendre l’autre porte non ouverte ?

Variante 1

Reprendre l’exercice dans le cas où Saint Pierre a passé la soirée précédente à faire la fête, il ne sait plus du tout où mènent les portes et en ouvre une au hasard et se rend compte qu’elle mène à l’enfer.

Variante 2

Vous arrivez vous-même devant Saint Pierre mais vous remarquez qu’il a un pied de bouc : Saint Pierre a tellement fait la fête qu’il n’est plus en mesure de s’occuper des entrées et Satan en a profité pour le remplacer (en se déguisant). Vous imaginez assez vite ce que fait Satan : lorsqu’un candidat a choisi une porte,

  • si elle conduit vers l’enfer, il le laisse prendre la porte choisie 
  • si elle conduit vers le paradis, il lui montre une porte conduisant vers l’enfer et lui propose de changer.

Vous choisissez une porte, Satan vous propose de changer. Que devez-vous faire?

Variante 3

En fait, vous réalisez que Satan est bien plus pervers que cela:

  • si le candidat choisit une porte conduisant vers l’enfer, il lui propose quand même de changer avec la probabilité p1
  • si le candidat choisit la porte conduisant vers le paradis, il lui propose de changer avec la probabilité p2.

Que devez-vous faire?