(Cet article a été diffusé sur lemonde.fr le 14 février 2017 – ici)
Nous, collectif CORTECS, avons à contrecoeur décidé de suspendre nos enseignements d’autodéfense intellectuelle et d’éducation à l’esprit critique (par exemple la critique des médias) dans les trois institutions pénitentiaires dans lesquelles nous intervenions.
Cette décision est douloureuse, mais rationnelle. Le plan d’action Sécurité pénitentiaire et action contre la radicalisation violente, paru en octobre 2016, prend de trop nombreuses mesures rédhibitoires, en vue de la détection des détenus radicalisés ou en voie de radicalisation. Il prévoit de mettre en place un réseau de renseignement sur les détenus, d’armer certains surveillants et de développer des quartiers d’évaluation de la radicalisation où les conditions seront encore plus sévères. Dans ce contexte sécuritaire, tout intervenant se voit devenir un détecteur, voire un délateur de « radicaux ». Or, non seulement nous n’en avons pas envie, et nous n’avons aucune compétence pour mesurer un quelconque degré de radicalisation, mais le simple fait de nous associer à une telle démarche rend tout simplement impossible la poursuite de nos enseignements : comment passer au crible de l’analyse critique une idée « radicale » qui, exprimée par un détenu, conduirait à son signalement ?
Pourtant, nos enseignements de l’analyse critique en détention fonctionnaient à merveille, depuis 2011, bien avant que le concept de radicalisation ne rentre dans toutes les têtes. Cela avait toujours été un questionnement éthique de taille entre nous : est-il moralement juste d’aller développer l’esprit critique dans un contexte carcéral mortifère et déshumanisant ? Autrement dit, allions-nous en acceptant, contribuer à mettre des cotillons sur les barbelés ? À l’époque, nous pensions que le jeu de l’instruction en valait la chandelle, malgré les mille embûches systémiques et insolubles du cadre : il était impossible d’avoir des groupes stables ; les rendez-vous médicaux ou les parloirs tombaient sur les créneaux de l’atelier ; certains détenus étaient transférés ou se voyaient refuser l’accès aux activités par mesure de répression, d’autres étaient recrutés pour travailler ou préféraient se tourner vers des formations diplômantes, par intérêt ou pour maximiser les chances d’obtenir des remises de peine supplémentaires ; les convocations n’étaient pas reçues, pas comprises, ou encore perdues… Mais nous avons tenu la barre, et enseigné les bases de l’autodéfense intellectuelle à un public volontaire et pertinent. Nous avons construit ensemble un cadre de parole sécurisé et bienveillant, réchauffé petit à petit les murs blafards, fourbi nos outils sur des sujets « légers » avant d’aborder les plus « brûlants », sans complaisance. Car nos cours et ateliers ont pour finalité d’objectiver des concepts, d’en évaluer la consistance, la vraisemblance… ou la fausseté. La radicalisation fait justement partie de ces pseudo-concepts flous. Décrivant tantôt l’adhésion à une idée dite « radicale », tantôt la marginalisation sociale, l’endoctrinement ou encore le choix de perpétrer des actes violents, elle sait aussi faire office d’étendard pour légitimer la répression de toute forme de contestation.
Or, le problème est « scientifique » : si nous voulons éviter des drames « terroristes » violents, il faut en comprendre la genèse (sans l’excuser pour autant). Ni la folie, comme on voudrait nous le faire croire, ni l’action sectaire, ni la bêtise, ni la monstruosité ne sont des explications satisfaisantes. C’est essentiellement, comme dans tous les « terrorismes », du FLN algérien des années 60 à Anders Breivik en 2011, la conjonction de la souffrance et de la colère, une colère politique, souvent mal dégrossie, parfois sans verbe. L’État a beau jeu de cibler le symptôme, afin d’éviter de rechercher les causes. Rien n’est envisagé pour revenir à la racine du problème : se « radicalise »-t-on en détention et si oui, pourquoi ? Et si la prison est un facteur aggravant, alors peut-être faudrait-il tout simplement commencer par enfermer moins de gens, et développer des alternatives comme il en existe ailleurs. On demande aux détenus, par notre intermédiaire, une remise en question que l’institution qui nous mandate ne pratique pas elle-même.
Nous n’avons aucune certitude sur l'(in)efficacité des mesures préconisées dans ce plan d’action – mais qui en a ? Où sont les études ? –, cependant nous avons de sérieuses raisons de penser que ces mesures vont amplifier le problème qu’elles prétendent contrer et qu’en tout état de cause, elles vont durcir les conditions de vie en détention.
Nous sentions venir le problème depuis deux ans. Nous n’avons pas voulu renoncer, par engagement sûrement, par gloire personnelle peut-être – il fait bon dire qu’on enseigne en prison -, par peur aussi de laisser en plan les personnes qui participaient régulièrement à nos ateliers, qui ne disposent de quasiment aucune alternative pour prolonger la réflexion entamée ensemble et qui, statistiquement, ont bien peu de chances de se retrouver sur les bancs de nos amphis. Mais arrive un moment où il n’est plus possible de consentir. Nous ne voulons plus prendre part à un processus qui d’un côté fait appel à nous pour diffuser de la pensée critique, à grand renfort de récupération démagogique des pouvoirs publics et avec finalement peu de moyens, et qui de l’autre met en œuvre une politique qui détruit en un tournemain le peu que nous arrivons à construire en plusieurs mois. Nous ne repeindrons plus les barreaux. Notre démission ne pèsera pas très lourd, c’est vrai. Qui écoute encore les doléances des détenus ?
Caroline Roullier, Clara Egger, Richard Monvoisin, Guillemette Reviron, Groupe Prison,
Collectif de Recherche Transdisciplinaire Esprit critique & Sciences
Petit historique
L’an passé, devant la dégradation lente de la situation, nous avions contacté Le Monde pour faire paraître une tribune sur le sujet. Il s’agissait pour nous de nous servir du Monde et de son lectorat pour que notre dénonciation ne tombe pas seulement dans l’oreille pleine de cérumen de l’administration pénitentiaire. Or finalement, ce texte n’a pas été publié au motif qu’il n’était pas assez dans l’actualité. Aujourd’hui, dans la même démarche, nous souhaitions rendre public notre refus, d’une part pour que d’autres éventuellement s’en emparent, d’autre part pour qu’on ne puisse pas transformer les raisons de notre départ, à contrecoeur.