Matthieu Loubiere est kinésithérapeute à Troyes et enseigne en école de kiné entre autres matières la recherche bibliographique, la pratique basée sur les preuves (ou EBP en anglo-américain) et l’esprit critique. Il prend le temps ici de nous relater un de ses enseignements. Il y a là de quoi donner de l’inspiration à tou.te.s les enseignant.e.s du champ de la santé !
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Objectif
Dans le cadre de la nouvelle réforme des études de kinésithérapie, j’ai proposé de réaliser un cours sur l’esprit critique dans un nouvel Institut de formation en masso-kinésithérapie (IFMK). J’avais déjà réalisé cette expérience dans un IFMK parisien et cette année, j’ai voulu aller un peu plus loin. J’avais à ma disposition 3h de cours ainsi que 2h de TD pour amener quelques notions d’esprit critique et instiller la curiosité des étudiant.es.
Je me suis donc attelé à écrire un cours en m’inspirant grandement du matériel disponible sur le site du CorteX et en allant piocher dans quelques bouquins dont les excellents Tout ce que vous n’avez jamais voulu savoir sur les thérapies manuelles de Nicolas Pinsault et Richard Monvoisin (ici) et Petit cours d’auto-défense intellectuelle de Normand Baillargeon (ici).
Mon objectif était de montrer aux étudiant.e.s kinés qu’en matière de santé et de rééducation, la dérive pseudo-scientifique est possible. Après avoir longuement réfléchi, j’ai choisi l’option de réaliser un faux cours dans lequel j’ai utilisé un maximum d’éléments retrouvés dans les thérapies alternatives (sophismes, arguments fallacieux, etc.). J’ai ensuite réalisé un cours sur la science et l’esprit critique. Enfin, lors des Travaux Dirigés, nous avons analysé des textes présentant quelques pépites.
Faux cours – Le drainage lymphatique énergétique
Tout commence par la présentation : je demande à un responsable de l’IFMK (le mieux étant le directeur) de m’introduire en annonçant mon expertise, les nombreuses publications réalisées et ma position d’expert dans le domaine (vous aurez compris que je suis tout sauf expert de ce domaine). S’établit un petit jeu de scène dans lequel le directeur m’encense, en réponse à quoi je joue le faussement humble.
Je démarre mon cours sur le drainage lymphatique énergétique. J’ai construit un cours de 10 minutes autour des sources suivantes : https://sites.google.com/site/ifacejmb/home et http://www.syndicat-ondobiologues.com/
J’ai cherché à monter crescendo dans la présentation en liant des concepts scientifiques et pseudo-scientifiques, des glissements lexicaux (paillasson, impact) et des arguments d’autorités.
- Présentation du concept de drainage
- Anatomie, physiologie du système lymphatique
- Énergie : explication physique, Einstein, filières énergétiques, présentation du Pr Rocard (celui qui aurait travaillé, entre autre, sur les « fameux » cristaux de magnétite et les sourciers), de la physique quantique
- Présentation de Jean-Marie Bataille (créateur de la biochirurgie immatérielle et de l’ondobiologie)
- Ses concepts, les indications et contre-indications.
Je termine par la phrase suivante : « grâce à cette méthode, pas plus tard qu’hier, j’ai fait remarcher un tétraplégique ».
Je marque une pause et demande s’il y a des questions. En général, les étudiant.e.s relèvent juste le fait que j’ai exagéré sur la fin, ce dont je conviens volontiers. Étant donné que nous sommes au début d’un cycle pour eux, qu’ils ne se connaissent pas encore forcément et que je suis formateur (statut d’autorité), je peux comprendre qu’ils ne m’interpellent pas forcément même s’ils sont choqués. De plus, la posture choisie lors de cette partie de l’enseignement a volontairement été très directive laissant peu de place aux questions et aux doutes (j’aurais bien été embêté.)1
Mea Culpa j’ai menti
J’arrive alors à la partie confession (qui soulage bien finalement). Les étudiants rient pour certains, d’autres se sentent abusés et choqués. Je passe à la diapo suivante en leur expliquant qu’il s’agissait d’un cours en esprit critique. Je sens que j’ai capté leur attention et je déroule la suite du cours. C’est à ce moment là que je parle de mes conflits d’intérêts (je n’en ai pas en ce qui concerne l’esprit critique)
Science, non science, pseudo-science
Je change la façon de faire maintenant.. Je stimule l’étudiant par des questions, des histoires. Je tente d’établir des interactions entre eux.
Je commence à leur montrer ce reportage de France 2 (avril 2013) sur la biochirurgie immatérielle.
Cela leur parle un peu puisque je viens de réaliser un faux cours sur une partie de la question. À la fin de la vidéo, les étudiants manifestent leur incompréhension quant à la possibilité qu’une mère puisse avoir été convaincue de recourir à une telle solution.
Nous discutons alors un peu de la dérive sectaire et du comment, tout un chacun, nous pourrions un jour tomber dedans. Cela me permet d’aborder la notion de dissonance cognitive en rappelant l’expérience de Festinger, Schachter et Riecken avec Mme Keech2.
Vient l’introduction, où j’évoque que l’adhésion à des thèses pseudo-scientifiques n’est pas une histoire de diplôme ni d’âge (voir ici).
Nous discutons ensuite de la science et je leur pose la question suivante : à quoi sert la science ? Les débats sont animés puis je donne les différents sens du mot « science » (démarche, connaissance, technopolitique, communauté vue de l’intérieur et de l’extérieur). S’ensuivent les définitions de non-science et pseudo-science (quelques critères de Bunge dans Demarcating Science from Pseudoscience. Fundamenta Scientiae 3: 369-388, 1983). Une fois les bases posées, je leur passe quelques images sous la forme de jeu et je leur demande de trancher entre science et pseudo-science. En vrac : reiki, biochirurgie Immaterielle, psychanalyse, radiesthésie, ventouse, réflexothérapie, homéopathie, astrologie, mathématique, acupuncture, barreurs de feu, morphopsychologie… Nous discutons de chaque approche ce qui me permet d’ébaucher quelques outils.
Autodéfense intellectuelle
Arrive la dernière partie du cours magistral. Après avoir défini la pensée critique et la zététique, je me suis demandé comment aborder cette vaste question. J’ai décidé de la présenter en deux parties. Une première dans laquelle j’ai défini quelques outils puis la seconde où j’ai repris le kit de détection très pratique de Richard Monvoisin et Nicolas Pinsault dans Tout ce que vous n’avez jamais voulu savoir sur les thérapies manuelles.
Les outils présentés en vrac.
- Rasoir d’Ockham et la fameuse publicité de Canal+.
- La maxime de Hume
- La réfutabilité popperienne qui me pose en général quelques problèmes lors de l’explication. J’ai trouvé cette petite vidéo parfaite : je l’ai même passé en premier (Vidéoscop, Université Nancy 2, Universcience.tv, 2011).
- La commensurabilité des théories
- Quelques facettes zététiques de Henri Broch (retrouvées ici)
Pour finir sur quelque chose de dynamique, nous avons évoqué la subjectivité et la perception et son rapport avec le savoir en utilisant comme exemple des paréidolies, l’échiquier d’Adelson ou encore deux vidéos sur la Monkey Illusion (voir ici l’atelier 12).
J’ai pu terminer mon cours théorique à ce moment-là.
Pour ce qui est du TD qui a suivi, je suis revenu sur le cours théorique et j’ai développé la définition de la pratique basée sur les preuves (EBP). Puis nous avons travaillé par petit groupe sur trois textes de thérapies pseudo-scientifiques. J’ai demandé aux étudiants de noter les éléments qui les interpellaient, puis nous avons repris en groupe l’ensemble des informations. Ils se sont vite rendus compte de la similitude des méthodes entre les trois textes : arguments d’autorité, prétentions floues ou extraordinaires et tout un jargon générant effets paillasson et effets impact.
Conclusion
J’ai pu avoir à distance un retour de certains étudiants pour ce cours. Ils ont trouvé cela instructif ; certains se sont sentis trahis par le faux cours mais ont bien compris la démarche. J’espère avoir eu un impact positif sur leur posture critique. En tout cas, le plaisir d’enseigner était là.