L’homéopathie à la faculté de pharmacie d’Angers

Cette expérience pédagogique aborde la question de l’enseignement de l’homéopathie et des thérapies alternatives et complémentaires en faculté de pharmacie. L’expérience a été réalisée par Nathalie Dilé et Jean-Louis Laffilhe à la faculté de pharmacie d’Angers le 13 novembre 2024, avec l’aide de Richard Monvoisin (le compte-rendu est également disponible ici). Bravo aux deux enseignant·es, Nathalie Dilé et Jean-Louis Laffilhe, ainsi qu’aux étudiant.e.s qui se sont prêté·es au jeu du débat mouvant !

Principes de l’homéopathie AFP – Robin LEGRAND

Un constat de départ

À la rentrée de septembre 2024, Sébastien Faure, doyen de la faculté de pharmacie d’Angers, décide de faire évoluer les enseignements traditionnels d’homéopathie. L’objectif principal est de ne plus enseigner les souches homéopathiques versus des symptômes cliniques afin de ne pas fournir une caution universitaire à une discipline sans fondement scientifique.

Pour autant, les produits homéopathiques conservent à ce jour le statut de médicaments, et les pharmacien·ne·s d’officine sont en première ligne face à l’usage des pratiques non conventionnelles en Santé. L’équipe pédagogique, responsable des étudiant·e·s en 6ème année de la filière officinale prend donc la décision de mettre en place un nouvel enseignement en novembre 2024. Ce nouvel enseignement a pour objectif une réflexion générale sur la question des pratiques non conventionnelles en Santé, dont l’homéopathie.

Conception de l’enseignement

Celle-ci est confiée à Nathalie Dilé (professeure associée en service temporaire, officine, Université Santé d’Angers) et à Jean-Louis Laffilhe, pharmacien (CHU Angers).

Cet enseignement s’adresse à 36 étudiant·e·s et consiste en deux temps de formation :

  • un cours magistral d’une heure et demie spécifiquement consacré à l’histoire et à la législation de l’homéopathie (à l’exclusion d’une approche clinique des médicaments homéopathiques) à la fin duquel est remis aux étudiant·e·s un questionnaire évaluant leur connaissance et leur pratique des PNCS (pratiques non conventionnelles en santé) en général.
  • Un enseignement dirigé (ED) « PNCS 1» plus généraliste de deux heures et demie par sous-groupes de 18 étudiant·e·s.

Objectif de l’enseignement dirigé « PNCS»

L’objectif principal est d’ouvrir la réflexion des étudiant·e·s à l’ensemble des pratiques non conventionnelles en santé puis d’échanger sur les attitudes à tenir à l’officine vis-à-vis de ces pratiques et des personnes les utilisant.

Les objectifs secondaires sont multiples :

  • Réfléchir à la dénomination des PNCS, aux motifs de leur développement, aux risques qu’elles font courir.
  • Proposer des outils concrets d’usage officinal
  • Répondre aux divergences d’opinion parmi les étudiant·e·s sur ce sujet, divergences mises en valeur par le questionnaire précité.

Comment se sont déroulés les enseignements dirigés «PNCS» ?

Question de la dénomination des PNCS

Les débats sont larges sur la façon de les nommer. En effet les termes « alternatif, douce, traditionnelle, naturel, complémentaire » sont facilement adoptés par plusieurs étudiant·e·s car ils « parlent plus » à l’ensemble de la population. D’autres estiment que ces termes, en particulier « médecines douces ou naturelles » induisent un sentiment abusif de sécurité et s’opposent artificiellement à « dures ou chimiques ».

Question de la définition des PNCS

Un quasi-consensus s’établit pour définir quelques critères de différenciation entre médecine basée sur les preuves et PNCS : assise scientifique fondée sur les études randomisées, validation par la communauté scientifique, enseignement à l’université. En revanche le critère d’efficacité parait peu pertinent car il peut être subjectif.

Les deux animateur·trice·s présentent de surcroît une réflexion plus ample sur l’histoire des sciences et sur les critères de scientificité.

Débat mouvant

La proposition clivante choisie pour organiser un débat mouvant avec les étudiant.e.s est: « L’enseignement de l’homéopathie a sa place à l’université »

Prise de position sur le débat mouvant

Les objectifs et les modalités du débat sont tout d’abord exposés : il s’agit de réfléchir à une question complexe par l’écoute et le respect mutuel des opinions de chacun·e, en aucun cas de remettre en cause la décision plénière de l’abandon de « l’enseignement traditionnel » de l’homéopathie.

Les débats se déroulent dans l’écoute et le respect des opinions de chacun·e.

Certains arguments  font écho et font bouger les lignes : « Pas de temps à perdre avec l’apprentissage d’une discipline non scientifique alors que tant de notions plus scientifiques sont à apprendre », «  Être incapable d’expliquer des médicaments aux patients est irrespectueux pour eux », « La faculté n’a pas vocation à nous former sur des produits dont l’activité se résume à un effet placebo », « Je suis contre la formation à l’université car je ne sais pas définir une compétence en homéopathie »… (cf. Annexe 4)

En résumé, on observe un déplacement vers une plus grande réticence vis-à-vis de l’enseignement de l’homéopathie à l’université avec sur l’échelle de Likert, moins de « tout à fait d’accord » et une augmentation de « pas du tout d’accord ».

Un certain nombre d’étudiant·e·s qui estiment l’homéopathie inefficace regrettent paradoxalement l’arrêt de son enseignement à l’Université.

Les motifs du « succès » de l’usage des PNCS

Les étudiant·e·s se passionnent pour cette question : ils sont nombreux à penser que la médecine est devenue trop scientifique et protocolisée, que les médecins ne consacrent pas assez de temps et d’écoute à leurs patients. Pour autant, ils comprennent que les solutions sont complexes en particulier du fait du manque de médecins. La médecine traditionnelle ne leur semble pas ou plus répondre à la totalité des besoins des patient·e·s. La société dans son ensemble remet plus facilement en cause certaines institutions et expert·e·s dont la médecine et les médecins. Les étudiant·e·s considèrent aussi que les nouveaux médias favorisent l’accès aux PNCS, en particulier par l’accès sans filtre aux diverses pratiques de soin. Certain·e·s considèrent aussi excessives les critiques infondées sur les réseaux sociaux. Iels ont conscience que les patients veulent être pris en charge dans leur globalité. Iels notent que la rationalité n’entre pas nécessairement dans la demande de soins.

Les risques des PNCS 

Le risque principal évoqué par les étudiant·e·s est le retard de mise en place de soins efficaces et donc la perte de chances pour le/la patient·e.

Iels sont moins sensibles au risque de dérives sectaires. C’est pourquoi les animateur·trice·s leur présentent divers outils que peu connaissent :

Conclusion

Plusieurs pistes de conclusion se dessinent :

  • Respecter les opinions et les choix des patient·e·s tout en conservant une éthique officinale (pas de perte de chances pour le patient), en tentant d’évaluer et de prévenir les risques liées aux PNCS
  • Conjuguer esprit scientifique et prise en charge personnalisée
  • Différencier « conseiller une pratique » avec « informer sur l’existence de pratiques sans les cautionner »
  • Distinguer « efficacité prouvée » et « efficacité ressentie » d’un traitement
  • Les étudiant·e·s quittent l’ED en remerciant les deux animateur·trice·s de ces ED ouvrant à la réflexion et au débat sur des sujets concrets du travail officinal, ED où iels ont le sentiment d’être traité·e·s en adultes et futurs professionnel·le·s de santé responsables
La joyeuse promo

Annexe 1 : échelle de Likert du débat mouvant – détail à télécharger

Annexe 2 : résultats d’une enquête de satisfaction réalisée auprès des étudiant·e·s (27 réponses sur 36 personnes soit 75% de participation)

Annexe 3 : analyse des points forts de l’ED :

  • 10 étudiant·e·s citent spontanément le débat mouvant
  • 17 étudiant·e·s citent plus généralement la qualité des échanges, la facilité d’expression, la discussion libre et ouverte, l’écoute mutuelle.

Annexe 4  : liste des arguments entendus lors du débat mouvant du 13 novembre 2024  :

  • Les médicaments homéopathiques font partie du monopole pharmaceutique, il est indispensable d’apprendre à les connaître.
  • Il vaut mieux que ce soient des pharmaciens qui fournissent l’information plutôt que les patients cherchent sur internet.
  • Être incapable de fournir des explications aux patients est irrespectueux pour eux.
  • Nous pourrions étudier simplement une trentaine de souches, les plus courantes et utiles.
  • La faculté n’a pas vocation à nous former sur une discipline dont l’activité se résume à celle d’un placebo.
  • Pourquoi se former à l’homéopathie alors que les patients peuvent trouver les conseils en ligne.
  • A quoi bon se former à apprendre des souches puisqu’on peut donner n’importe quel tube au hasard, l’effet n’est que placebo.
  • En quelques heures seulement, nous pourrions recevoir une formation élémentaire à l’homéopathie
  • Je me refuse à apprendre des notions sans reconnaissance scientifique
  • A l’officine, je ne conseille ni ne dispense les ordonnances homéopathiques.
  • Dans certaines situations (chez les enfants par exemple), le conseil homéopathique est adapté.
  • Je suis pour la formation à l’université car il est inconcevable pour moi d’en savoir moins que les patients
  • Je suis pour la formation à l’université car il est nécessaire d’avoir une formation pour délivrer un « conseil approprié »
  • Je suis pour la formation à l’université car il est nécessaire d’acquérir une « compétence » en homéopathie pour la dispenser
  • Je suis pour la formation à l’université car il s’agit d’un médicament
  • Je suis contre la formation à l’université car je ne sais pas définir un conseil approprié en homéopathie (ND)
  • Je suis contre une formation à l’université car je ne sais pas définir une compétence en homéopathie (ND)
  • Je remets en question la caution que donne l’université à l’enseignement d’homéopathie que j’ai suivi (JLL)

Best of saison 26, mai 2018

Depuis vingt-six semestres, les étudiant.es qui suivent le cours Zététique & autodéfense intellectuelle à l’Université Grenoble-Alpes rendent des dossiers. Certains sont vraiment très bons, et méritent d’être diffusés. D’autres sont certes de moins bonne facture, mais valent le détour par une certaine forme d’audace intellectuelle, ou par une opiniâtreté rare. Ce semestre offre un bouquet rafraîchissant : du côté protocoles, une superbe étude sur l’expérience du riz de Masaru Emoto, un test de la « loi » de Murphy et une tentative très élégante de caractérisation du « voile d’ignorance », dans la théorie de la justice de Rawls ; sur le versant légendes urbaines, morsures d’araignées et anti-vomitifs  chez McDo ; dans la sphère psychologique, retour sur l’effet Pygmalion ; dans les grands classique de l’étrange, un peu de climato-révisionnisme et de pain empoisonné à Pont-Saint-Esprit ; enfin, facette plus politique, analyse lapidaire du sondage « sexe et politique, et très belle enquête sur la nébuleuse qui entoure Amma, alias Mata Amritanandamayi, qui elle-même entoure des millions de personnes de ses bras… généreux ?

Je précise que pour des étudiant-es de 1ère et 2ème année, ce type de travail d’enquête est souvent une première, aussi la forme est-elle parfois décousue, et les fautes ont parfois la forme de vraies constellations. Peu importe : ce qui compte est la qualité de la démarche, le scepticisme méthodologique et la curiosité.

Expérience du Riz de Masaru Emoto – Laura FREBY, Marius MONNIER, Clément CHLOUS

Y a-t-il des anti-vomitifs dans les McDo ? – Antonin BRESSON, Alexis PELLETIER, Jade GUICHENAL, Jeanne SERRA, Marion RUSSO, Romain BULLAT et Shane MOISSONIER

L’amour : un phénomène complexe aux enjeux biologiques et sociologiques – Caty BALULA, Laura SATIN, Diane THIBAUT, Charlotte AUCLAIR, Laurène ARGENVILLE

Loi de Murphy – Leslie DOS SANTOS, Camille FUSER, Souhaili SAIDI, Lucas SURREL, Justine BELLOT

Les araignées peuvent-elles pondre sous la peau ? – Zoé PONTON, Florine PELLERING, Isabelle JULIAA, Inès MUCEL, Héloïse VIVIER

L’efficacité de l’effet Pygmalion dans le milieu scolaire peut-elle être prouvée scientifiquement ? – Hava-nur KARADEMIR, Ipek DOGAN, Alexandra DEFLORENNE, Enrico CARRA, Charlotte BUIS

Les câlins d’Amma – Jérémie LECOCQ, Victoire GUERRINI, Zohra RUIZ, Laëtitia BOYER, Anthony KEFES

L’affaire du pain maudit de Pont-Saint-Esprit : est-il raisonnable de remettre en cause l’hypothèse de l’empoisonnement par l’ergot de seigle ? – Fanélie BUFFAT, Manon GINOUX, Justine LEFEBVRE, Athénaïs FANDOS

La conférence de Vincent Courtillot : les arguments avancés en faveur de la théorie climato-sceptique sont-ils valables ? – Thomas LESOURD-LAUX, Jordan PRAYER

Analyse critique du sondage « Sexe et politique » – Aloïs DELASALLE, Marie AGIER, Juliette ORIOT, Tiphaine DUCHÂTEAU, Ambre AUJARD-CATTOT

Test du Voile d’ignorance, dans la théorie de la justice de J. Rawls – Mathilde VOISIN, Mickaël GUINGAND, Caroline ROBERT

La sophrologie Caycédienne, entre conte new age et pseudoscience

La sophrologie est un incontournable des techniques de bien-être et de développement personnel. Présentée (et vendue) comme une simple méthode, nous nous sommes interrogé·es sur son efficacité réelle, sur les piliers psychologiques sur lesquelles elle repose, et sur son substrat philosophique. À notre grande surprise, elle a rarement fait l’objet d’une analyse circonstanciée, aussi ébauchons-nous un chantier sceptique qui permettra de faire gagner du temps aux éventuels chercheur·e·s mais surtout apportera une touche contradictoire argumentée à ce que le marché cognitif du Web et des ouvrages de librairies vend et survend. À l’heure actuelle, il existe de multiples courants de sophrologie (la sophro-analyse, la sophrologie existentielle, la sophrologie dynamique, la sophro-substitution sensorielle, etc.2), chacun reprenant plus ou moins les fondements théoriques issus de la sophrologie Caycédienne. C’est la raison pour laquelle nous nous intéressons particulièrement à celle-ci, qui reste la base de tous les autres types de sophrologie existants. Et comme nous le verrons, à ce jour, ni la validité des fondements théoriques historiques de la sophrologie, ni son efficacité thérapeutique ne sont attestés.

Quels sont les fondements théoriques de la sophrologie Caycédienne ?

Selon Caycedo, fondateur de la sophrologie qui porte son nom, on peut considérer la sophrologie comme « une école scientifique » ayant pour base la « phénoménologie existentielle ». Elle permettrait de proposer une « étude nouvelle » de la conscience, en étant à la conquête des « valeurs » de l’existence et de l’être3.

Naissance et développement

Son fondateur, Alfonso Caycedo, est né en 1932 à Bogota, en Colombie, et décédé en 2017. Il devient médecin psychiatre puis professeur à la Faculté de Médecine de Madrid.

Voici l’histoire, qui mériterait une investigation plus poussée, présentée par différentes sources plus ou moins hagiographiques4 : constatant l’utilisation de techniques psychiatriques qui le révoltent, tels les électrochocs ou les comas insuliniques, il découvre l’hypnose (l’hypnose dite traditionnelle, au sens de Patrick-André Chéné5, directeur de l’Académie de sophrologie de Paris, et l’hypnose Ericksonnienne, de Milton Erickson) et l’introduit à l’hôpital où il travaille. Cependant, l’hypnose étant une technique connotée étrange ou mystique, pouvant faire peur ou être taxée de charlatanisme, Caycédo décide alors de créer un nouveau terme : la sophrologie. Ce terme, selon son fondateur, provient de trois racines grecques, sos (sérénité), phren (conscience), logos (étude). La sophrologie se définie alors comme l’étude de la « conscience en harmonie », laissant un flou conceptuel patent.

Alfonso Caycedo (1932-2017) - fondateur de la sophrologie caycédienne
Alfonso Caycedo (1932-2017) – fondateur de la sophrologie caycédienne

Il est dit que durant deux années, Caycedo et sa femme, qui pratiquent le yoga, vont voyager en Asie (Inde, Tibet et Japon). En Inde, ils auraient rencontré des moines tibétains pratiquant des exercices de « modification de conscience ». Caycedo se familiarise semble-t-il également avec le bouddhisme zen.

En 1968, Caycedo s’installe à Barcelone, en tant que professeur à l’école de psychiatrie de la Faculté de médecine de Barcelone, et c’est le point de départ de la distanciation entre la sophrologie et l’hypnose. Il crée le concept de relaxation dynamique, plus ou moins inspiré de techniques yogi et saupoudré de bouddhisme zen qu’il aurait découverts lors de son voyage en Asie. En 1992, afin de protéger la méthode originelle des copies et dérives, Caycedo dépose la marque de « Sophrologie Caycédienne » qui est considérée comme la « sophrologie dans sa forme authentique »6, selon l’Académie internationale de sophrologie Caycédienne (Sofrocay)7.

Un travail historique approfondi permettrait de vérifier, et de compléter cette biographie somme toute assez lisse.

Les grands principes

La phénoménologie existentielle

Selon les biographies disponibles, Caycedo aurait été passionné par la « phénoménologie existentielle ». Il n’existe pas à proprement parler de définition claire et consensuelle de ce concept, hormis celle de méthode technique de « recherche de la Conscience » (la majuscule étant de Chéné). Nous avons eu du mal à trouver une référence « fiable », qui ne soit pas de l’ordre du forum ou de la référence « sauvage » du ou de la sophrologue indépendant·e qui en délivre sa propre définition.

Bouchard, en 1990, tente une définition indirecte : en phénoménologie existentielle « le principal de l’activité clinique consiste à cultiver l’émergence d’expériences de contact » (la respiration pouvant être par exemple considérée comme une fonction de contact par la rencontre entre les poumons et l’air). Dans le cadre de cette approche, un inconscient de type freudien est postulé, mais avec lequel il n’existerait pas de séparation nette d’avec le conscient8.

La « phénoménologie existentielle » serait issue de la phénoménologie husserlienne, méthode philosophique proposée par le philosophe allemand Edmund Husserl (1859-1938) pour étudier la conscience910. Cette méthodologie « dérivée » va semble-t-il aider Caycedo à « étudier la conscience humaine en utilisant des attitudes phénoménologiques telles que la « suspension de jugement » ou « l’épochè » (ἐποχή), qui consiste à laisser venir les « phénomènes » qui apparaissent durant la séance sans les juger, les comparer ou les interpréter »11. Précisons que la notion d’épochè, est une notion classique chez les philosophes sceptiques grecs antiques (notion proche du bonheur extatique).

La sophronisation et la relaxation dynamique Caycédienne

Aujourd’hui, la sophrologie Caycédienne propose deux types d’exercices centraux : la sophronisation et la relaxation dynamique.

Schéma conscience Chené (p.101)
Schéma des différents états de conscience selon la sophrologie Caycédienne, tiré du livre de Chené (p.101)

Selon Caycedo, la conscience peut se trouver dans quatre états : la veille, puis le niveau sophro-liminal (sorte d’état intermédiaire), le sommeil et le coma. Paradoxalement, ce découpage n’est pas scientifique, et fait fi des travaux de Jouvet en 195912 et autres, pourtant fameux (sommeil paradoxal, lent léger, lent profond, phases hypnagogique et hypnopompique, etc.).

Le premier apprentissage est donc d’apprendre la sophronisation, c’est-à-dire à se placer dans cet état intermédiaire de conscience, pour arriver ensuite au contrôle de celui-ci. Cette technique est notamment inspirée de l’hypnose ericksonienne. Le but est « d’accéder à la libération de la conscience [des humains] à travers la double tridimensionnalité spatio-temporelle de ses techniques (…), d’embrasser la notion de totalité dans une liberté responsable de laquelle les valeurs fondamentales se dégagent de chaque être » (p.114)13.

12 degrés de relaxation - Chené
Tableau des douze degrés de la relaxation dynamique par Chené (voir ici).

La Relaxation Dynamique Caycédienne (RDC) permettrait de conduire au « développement de la perception de notre corps, de notre esprit, de nos états émotionnels et des valeurs qui nous sont propres »14. Le premier cycle de RDC, qui est le plus souvent effectué avec les patient·e·s, est constitué de 4 degrés :

  1. Degré de la concentration : découverte des sensations et du schéma corporel (inspiré des différentes écoles de yoga comme le Raja-Yoga et le Nada yoga) ;
  2. Degré contemplatif : contemplation du corps limité et de l’illimité de la conscience (inspiré du bouddhisme traditionnel tibétain)15. Les exercices sont principalement centrés autour de l’apprentissage de techniques de relaxation. Ici, les exercices sont des techniques méditatives ;
  3. Degré méditatif : intégration corps-esprit (inspiré du zen Japonais) ;
  4. Présence des valeurs (ajouté dans les années 1990 à la RDC) : renforcement des valeurs fondamentales de l’être humain (l’individualité ou la liberté, la « groupéité » (amis, famille, êtres chers), la société, l’humanité, l’universalité, l’éternité, la divinité16).

On remarque au passage que dès ce premier cycle, on perçoit que la démarche n’est pas laïque, mais déiste, avec un syncrétisme assez classique de ce qu’on appellera par la suite dans la littérature spécialisée le courant New Age17. Progressivement, la sophrologie se voit ajouter des cycles avec chacun des degrés supplémentaires.

Le deuxième cycle aiderait à prendre conscience de la « phylogenèse » (histoire évolutive de l’espèce) et de l’« ontogenèse » (développement d’un individu depuis la fécondation jusqu’à sa forme adulte) en tant que phénomènes caractéristiques de l’histoire de l’évolution de la conscience humaine. Un bien vaste programme qui devrait laisser perplexe qui sait à quoi se rapportent scientifiquement ces termes en biologie de l’évolution18.

Le troisième cycle permettrait de renforcer la présence et l’expérience des valeurs existentielles comme la liberté, la « tridimensionnalité » (prise de conscience du passé, du présent et du futur), la responsabilité et la dignité de l’être humain19.

Les effets prétendus de la Relaxation Dynamique Caycédienne

Selon Patrick-André Chené, considéré comme un auteur incontournable puisque son livre est considéré comme l’ouvrage de référence des sophrologues notamment au cours de la formation de Sophrologie Caycédienne en Andorre, l’étendue de ce que permet la pratique de la RDC est large :

« Une réconciliation du sujet avec le corps, une prophylaxie du déséquilibre psychosomatique, un traitement de la pathologie psychosomatique, un rétablissement de l’équilibre psychique, un amortissement de la résonance émotionnelle, une mise au repos de l’organisme, une amélioration de la concentration et de la mémoire, un contrôle de la douleur, une amélioration du sommeil, une autocritique et maîtrise de soi, une amélioration des rapports humains, une diminution importante de l’agressivité, une amélioration de l’adaptation de l’homme à son environnement, une discipline personnelle d’amélioration des potentiels personnels, une découverte, conquête et intégration des nouvelles valeurs de l’être, d’une conscience supérieure, la Conscience Sophronique, une nouvelle Quotidienneté (sic!) fondée sur une démarche existentielle libre et responsable. »20.

Selon lui, les champs d’application seraient alors particulièrement vastes du fait que les techniques peuvent être appliquées à la plupart des domaines de l’activité humaine et « qu’elles s’élargiront encore dans un proche avenir »21.

L’obtention du diplôme du sophrologue

Au jour de la rédaction de ce travail, début 2018, ce métier n’est pas réglementé et son exercice est libre en France, tout comme en Belgique par exemple. En effet, il est considéré comme étant « accessible sans diplôme particulier » avec une facilitation d’accès par « des formations spécifiques (médecines naturelles, alternatives ou complémentaires et traditionnelles, conseil et information en phytothérapie, naturopathie, …) selon la fiche Rome K1103 de Pôle Emploi22 datant d’octobre 2017. Cela signifie qu’un·e sophrologue n’est pas un·e soignant·e, et ne peut légalement procéder à aucun acte médical (diagnostic, traitement médical ou prescription de médicaments). Certaines formations bénéficient d’une prise en charge au titre de la formation professionnelle et de la validation des acquis et de l’expérience (VAE).

Il est actuellement possible d’obtenir un « master » en Sophrologie Caycédienne, exclusivement au siège européen de la Fondation Alfonso Caycedo en Andorre 23, ce titre étant considéré par l’Académie internationale de Sophrologie Caycédienne comme le seul permettant l’exercice de la Sophrologie Caycédienne. Il est impossible d’obtenir un tel diplôme en France car depuis juillet 2013, l’article L731-14 du code de l’Enseignement Supérieur indique que les établissements d’enseignement supérieur privés ne peuvent décerner des certificats portant le titre de baccalauréat, licence, master, doctorat, sous peine d’usurpation de diplôme et de 30 000 euros d’amende24. De ce fait, les intitulés de formation utilisant le nom de master sont interdits en France. Il existe des diplômes universitaires (D.U.) comme à l’Université de Lille 2 (D.U. de sophrologie) et à l’Université de Saint-Étienne (D.U. synthèse des techniques de relaxation et sophrologie). En France, quatre organismes privés délivrent le titre et 28 écoles préparent au titre RNCP (Répertoire national de la certification professionnelle) de sophrologue25. Dans le monde il existe 47 écoles privées de Sophrologie Caycédienne selon le site de l’Académie Internationale de Sophrologie Caycédienne (dont plus de la moitié sont en France).

En 2001, le rapport de la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (MIVILUDES) indique :

« La sophrologie est source de nombreuses interrogations. On se bornera à constater que maintes offres de formation créent la confusion en proposant des titres tels que « sophrologue clinicien », « sophrologue de l’éducation et de la prévention » Ces appellations s’inspirent du titre de psychologue, titre dont la loi n° 85-772 du 25 juillet 1985 fixe l’usage, et qui peut être accompagné ou non d’un qualificatif, le plus souvent « psychologue clinicien », des notions d’éducation à la santé, et de prévention sanitaire. Or, les titres de « sophrologue clinicien », de « sophrologue de l’éducation et de la prévention » ne sont ni homologués ni reconnus. »26.

Critiques des fondements théoriques de la sophrologie Caycédienne

La sophrologie Caycédienne et son rapport à la science

La Sophrologie Caycédienne se définit comme une école scientifique qui étudie la conscience. Concernant l’aspect scientifique, Chené indique :

« Les nombreuses expérimentations et travaux scientifiques des sophrologues de tous les continents depuis plus de 35 ans ont validé les postulats de recherche du début de la Sophrologie. (…) La Sophrologie [qui] s’impose aujourd’hui comme science phénoménologique (…) »27.

« La méthodologie est la grande force de la Sophrologie Caycédienne. Elle comporte à la fois la thérapie et la recherche »28.

« De nombreuses études scientifiques, électroencéphalographiques et physiologiques, pharmacologiques et chimique, psychologiques et cliniques ont confirmé la validité du concept de l’Éventail de la Conscience comme base de travail de la Sophrologie »29.

Cependant, aucune de ces études n’est référencée par Chené. Tout au long de son ouvrage celui-ci ne fera aucune référence à des études scientifiques validées par des revues scientifiques à comité de lecture par les pairs. Les rares références ne concernent que les travaux de Caycedo.

Dans son livre, Chené explique que face à la critique d’un sophrologue (il ne nous donne cependant pas plus d’informations sur l’auteur de la question) qui demandait à ce que le terme « conscience » soit moins utilisé (il n’y a pas plus de précision dans le livre), car peu reconnu scientifiquement, voici ce que Caycedo répondit :

« Un bon professeur a un certain espace, maintient une rigueur, une éthique médicale ; la psychiatrie elle-même est devenue une « cachetologie », elle n’arrive pas à être phénoménologique, ce qui serait plus rapide pour l’évolution des consciences. Même la psychothérapie est limogée, une période d’animalisation de notre espèce s’annonce : on enlève la conscience, c’est l’animalisation, la médecine vétérinaire »30.

On remarque que Caycedo, au lieu de répondre sur le plan de la scientificité, mobilise un jargon de type pseudoscientifique, et joue sur le registre de la peur face à une aliénation, une « animalisation » prochaine de l’Humain, incluant de fait la critique du sophrologue dans ce processus menaçant.

Caycedo a cependant peu écrit en français. La plupart de ses écrits sont rédigés en anglais ou en espagnol entre les années 1961 et 1979 (sept publications en espagnol, trois publications en anglais et une en français). Sa dernière publication datant de 1995 a été écrite en français31. C’est Raymond Abrezol (1931-2010), dentiste formé au courant psychanalytique jungien et à la médecine traditionnelle chinoise32 qui diffuse la sophrologie en France et en Suisse. Il devient responsable de la Sophrologie Clinique en Suisse et de l’enseignement de cette discipline. En 1986, Abrezol rédige un livre intitulé Sophrologie et évolution : demain l’Homme, dans lequel il explique que l’humanité, décadente, est vouée à sa perte et qu’il est nécessaire de stimuler l’hémisphère cérébral droit, siège de l’intuition, afin de retrouver son identité propre. Il reprend ainsi les grands classiques, malheureusement faux, de latéralisation artificielle gauche/droite, rationnel/intuitif du cerveau humain (Grinder, etc.33). Les propos d’Abrezol, d’apparence scientifique, ne sont cependant pas appuyés sur des recherches scientifiques référencées, ni sur des descriptions de ces méthodes qui permettraient alors de tester les effets de la stimulation de l’hémisphère droit.

Le rapport entre la sophrologie Caycédienne et le spiritualisme

Une dimension ouvertement spiritualiste est utilisée par Abrezol lorsqu’il aborde notamment le thème de l’enfance, introduisant ainsi le concept syncrétique de « grands Maîtres » hérité du courant théosophique de Helena Blavatsky et du colonel Henry S. Olcott et qu’on retrouvera par la suite chez les Antroposophes autour de Rudolf Steiner.

« La conception ne doit pas être considérée sur le plan scientifique, mais selon le fruit de l’expérience des grands Maîtres ; elle n’a aucun rapport avec la raison (le carré). Nous abordons ici son côté spirituel, métaphysique (le cercle). Sur le plan de la structure de l’Homme, ce qui provient du cercle est inexprimable par le langage articulé que seul peut énoncer le carré »34.

Il se rapproche également de Omraam Mikhaël Aïvanhov (créateur de la Fraternité Blanche Universelle, considérée comme mouvement sectaire de 500 à 2000 adeptes35). Les enseignements d’Aïvanhov, couplés à la sophrologie, pourraient, selon Abrezol, permettre de créer un Homme nouveau :

« Cet homme sera capable de se défendre contre les fantastiques pressions déséquilibrantes de notre société et il pourra devenir la base d’une société nouvelle où régneraient la paix et l’harmonie entre les hommes. Peut-être s’agit-il de ce célèbre Âge d’Or annoncé par les grands maîtres ? »36.

Alors qu’initialement, la Relaxation Dynamique Caycédienne ne comportait que trois degrés, Caycedo « approfondit » de plus en plus son étude de la conscience en ajoutant davantage de néologismes, qui rendent les terminologies de plus en plus complexes pour les profanes. On peut par exemple citer l’ajout dans les degrés les plus avancés de l’utilisation de techniques de vibrations sonores, de nouvelles énergies (nommées Omicron, Ompsilon ou Epsilon) et de nouveaux niveaux de conscience (la Conscience Phronique). Ces ajouts de la part de Caycedo font fi des travaux scientifiques dans le domaine et rendent l’approche de la sophrologie Caycédienne plutôt opaque, même pour des professionnel·le·s de la santé mentale. Deux sophrologues rencontrés lors de l’enquête de Mahric & Besnier indiquent que « dans les plus hauts degrés, la spiritualité est clairement présente. »37. La « divinité » est effectivement une valeur présente dans les valeurs fondamentales explorées dans le degré 4 du niveau 1 de RDC. Chené cite Caycedo qui indique que la méditation est « une tentative d’atteindre la divinité par le développement de la conscience »38.

Chené indique, par exemple, que le quatrième degré correspond à la « marche vers la lumière » de la Conscience Sophronique, ce qui nous investirait d’une mission qui est celle « d’aider [nos] semblables à se libérer et à franchir le seuil de la caverne vers la lumière »39. Par ailleurs, il compare par exemple les systèmes et lieux du corps théorisés en Sophrologie Caycédienne avec les Chakras40.sophrologie - bonzai

Ainsi, on remarque que l’on s’éloigne de l’« approche résolument médicale et scientifique » prônée par l’Académie Internationale de Sophrologie Caycédienne. Cependant, la validité du corpus théorique d’une pratique thérapeutique donnée n’implique pas nécessairement son inefficacité. Qu’en est-il alors de l’efficacité de cette méthode ? Procédons à une recension des publications scientifiques sur la question.

Efficacité thérapeutique de la Sophrologie Caycédienne

Une recherche (datée d’août 2017) du terme « sophrology » sur PubMed (base de données médicale), Pascal, Francis, PsycARTICLES, PsycINFO, Psychology and Behavioral Sciences Collection, Library, Information Science & Technology Abstracts (bases de données en sciences humaines) donne 168 références. Alors que sont référencées 14 032 pour « hypnosis » et 1 199 pour « autogenic training ». On constate donc que très peu d’études ont été publiées concernant la sophrologie, en comparaison avec l’hypnose ou le training autogène (qui sont deux techniques thérapeutiques qui s’apparentent peu ou prou à la sophrologie).

Sur ces 168 références, la plupart des protocoles mis en place sont des études de cas (ne permettant pas la généralisation des résultats obtenus) et rares sont les études qui utilisent un groupe contrôle, pourtant indispensable à l’évaluation de l’efficacité spécifique d’une pratique thérapeutique quelconque41. Au total, deux études seulement répondent à ce critère. Malheureusement, ces études présentent un biais méthodologique important (manquement quant aux procédures d’aveuglement42). En outre, les deux publications ne rapportent pas quantité d’informations essentielles pour juger de la présence ou non d’autres biais. Ainsi, ces études ne peuvent servir de preuves en faveur de l’efficacité ni de la sophrologie Caycédienne, ni de la sophrologie tout court.

  • Un article français de Constantin et al. (2009)43 rapporte une étude randomisée et contrôlée dans laquelle a été étudié l’effet de la sophrologie sur 28 patient·e·s atteints d’insuffisance respiratoire en service de réanimation, et dont la prise en charge incluait l’utilisation d’un appareil de ventilation non invasive. Dans le groupe expérimental, une séance de sophrologie d’une durée de 30’ est réalisée par une infirmière. Dans le groupe contrôle, la prise en charge a consisté en un accompagnement standard de 30’ effectué par la même infirmière que dans le groupe expérimental. Les résultats montrent une diminution significative de la fréquence cardiaque, de la pression artérielle systolique, de la fréquence respiratoire et de la sensation de gêne et d’inconfort respiratoire (qui est le critère de jugement principal) pour les patient·e·s du groupe sophrologie.

Pour différentes raisons, cette publication est de qualité médiocre et l’étude qui y est décrite présente vraisemblablement des biais majeurs. Parmi ces raisons, nous retiendrons44 : 1) la procédure de randomisation n’est pas mentionnée ; 2) il n’est pas indiqué si une allocation cachée des traitements a été réalisée ; 3) outre la possibilité de mettre en place un double aveugle ou un simple aveugle strict pour ce genre d’étude, ce qui implique une rigueur sans faille sur les autres aspects méthodologiques, rien n’a été fait pour tendre vers un simple aveugle (le simple fait que la même infirmière réalise la prise en charge des deux groupes en est un indicateur décisif) ; 4) la procédure de traitement des données manquantes n’est pas mentionnée (or trois patient·e·s ont été exclus).

Ainsi, il n’est pas possible de considérer cette étude comme une preuve de l’efficacité de la sophrologie.

  • Un article de Tejedor et al.45 (2015), étudie les effets de la kinésithérapie (physiotherapy) soit isolément, soit associée à la sophrologie, soit à des techniques cognitivo-comportementales (TCC) dans le traitement des lombalgies. Trois groupes d’une vingtaine de sujets sont constitués. 10 séances de 45 à 60 minutes sont proposées dans les deux groupes. Le groupe contrôle est composé de patient·e·s sur liste d’attente. Des questionnaires sur la qualité de vie, l’anxiété, la dépression, la perception de la douleur et la sensation d’invalidité sont effectués au début de l’intervention puis à 6 mois. La qualité de vie est le critère de jugement principal. Les auteurs concluent qu’il n’y a pas de différences significatives entre les groupes pour l’ensemble des paramètres.

Ici encore, la publication est de piètre qualité et l’étude rapportée présente un risque de biais élevé : procédure de randomisation non décrite, allocation cachée des traitements vraisemblablement absente, aucune mesure décrite pour tendre vers du simple aveugle, absence de diagramme de flux, procédure de traitement des données manquantes non mentionnée, etc.

Comme pour l’étude précédente, ce travail ne peut être considéré comme une preuve en faveur ou en défaveur de l’efficacité de la sophrologie.

Finalement, il n’existe donc aujourd’hui aucune étude méthodologiquement rigoureuse qui démontre l’efficacité ou l’absence d’efficacité propre de la sophrologie.

Pour autant, la sophrologie présente une certaine popularité en France et dans les institutions. Selon l’enquête menée sur 80 sophrologues par l’Observatoire national de sophrologie, en 2011, environ 67% des sophrologues interrogés exercent ce métier depuis moins de 5 ans. On constate l’engouement pour le métier de sophrologue ces dernières années46. Dans le rapport de mai 2012 sur les médecines « complémentaires » à l’Assistance Publique – Hôpitaux de Paris47, la sophrologie fait partie des méthodes pratiquées par des personnels infirmiers ou des psychologues en tant que « médecine » complémentaire dans le traitement de la douleur chronique. On la retrouve au sein de nombreuses institutions (hôpitaux, écoles, etc.) mais également dans plusieurs cabinets en fonctionnement libéral.

Face aux questionnements de certaines personnes politiques concernant la non-reconnaissance de la formation des sophrologues, le ministre de la Santé et de la Protection sociale de l’époque répond48 :

« Par ailleurs, avant de reconnaître les bienfaits d’une thérapie, il est indispensable de définir les pathologies auxquelles celle-ci s’adresse et d’en apprécier l’efficacité. En effet, l’article 39 du code de déontologie médicale précise que « les médecins ne peuvent proposer aux malades ou à leur entourage comme salutaire et sans danger un remède ou un procédé illusoire ou insuffisamment éprouvé. Toute pratique de charlatanisme est interdite ». À ce jour, aucune étude sérieuse n’ayant été réalisée dans ce sens sur la sophrologie, cette activité ne saurait être considérée comme une méthode thérapeutique à promouvoir. »

En conclusion 

Selon l’Académie internationale de Sophrologie Caycédienne et Patrick-André Chené (rappelons que c’est un auteur incontournable dont l’ouvrage est considéré comme la référence sur lequel se base la formation de sophrologie Caycédienne en Andorre) la Sophrologie Caycédienne ne se considère pas comme une technique de relaxation ou comme une thérapie mais comme une discipline de développement de la conscience. Selon Chené, son domaine d’application s’étend sur de vastes domaines comme par exemple le « traitement de la pathologie psychosomatique » ou un « rétablissement de l’équilibre psychique ». Cependant, l’étude des articles référencés sur les bases de données des sciences humaines, ne permet pas de conclure quant à l’efficacité de la sophrologie pour des affections spécifiques.

La Sophrologie Caycédienne n’est pas le seul courant « sophrologique », bien que se défendant comme étant la sophrologie authentique. D’autres courants se sont formés par la suite comme la sophro-analyse, la sophrologie existentielle, la sophrologie dynamique ou la sophro-substitution sensorielle. Chaque méthode utilise ses propres principes afin d’aider le·la patient·e, et ce avec des fondements théoriques peu étayés voire douteux, et une efficacité non prouvée.

Un formateur en Sophrologie, après avoir formé 5 755 professionnel·le·s à la sophrologie (dont seulement 17% la réutilisent dans leur pratique) au cours d’une formation de 20 heures qui présente les principaux aspects théoriques et pratiques, met en garde face à l’omnipotence qu’il a observé chez certain·e·s professionnel·le·s. Selon lui, certain·s se considéreraient comme doté·es d’un pouvoir permettant de mettre les client·es dans un état modifié de conscience (EMC, ou ECM, chers à la parapsychologie moderne)49.

Tout un·e chacun·e, sans formation préalable à la santé mentale notamment, peut devenir sophrologue en suivant la formation dispensée dans les diverses écoles. Bien que la plupart des sophrologues partent certainement d’une bonne intention, celle d’aider la personne à aller mieux, à mieux se connaître, à mieux gérer leur stress, etc., les pratiques utilisées par les sophrologues posent question quant à leur efficacité et leurs fondements théoriques (plus adossés à la mystique et la spiritualité qu’aux résultats scientifiques). Il semble possible que certain·e·s professionnel·le·s puissent intentionnellement ou non s’appuyer sur la sophrologie pour manipuler les populations les plus fragiles, leur promettant une guérison miraculeuse, que les autres professionnels de santé n’ont pas pu ou su faire.

Il convient par ailleurs de rappeler, qu’au cours de leur formation pour devenir sophrologue caycédien50, les sophrologues ne suivent pas de cursus en psychologie et/ou psychopathologie. À moins que leur formation ne soit dans ce domaine, ils et elles n’ont pas appris les précautions à prendre en fonction des pathologies mentales que pourraient présenter certain·e·s patient·e·s en demande d’aide. Selon l’Académie Internationale de Sophrologie Caycédienne, il n’existe pas de contre-indication à la sophrologie et elle peut être utilisée par toute personne en pleine possession de ses facultés. La responsabilité incombe donc aux sophrologues de considérer si une personne est en « pleine possession de ses facultés » ou non, si l’on se réfère à l’Académie Internationale de Sophrologie Caycédienne. Cependant, il est peu recommandé de pratiquer une quelconque forme de méditation ou de relaxation avec des patient·e·s particulièrement anxieux·ses (certains exercices de méditation risquant d’entraîner une crise d’angoisse importante), ou qui seraient à risque d’entrer en phase de décompensation psychotique, de dissociation ou de vivre un épisode délirant ; les patient·e·s avec un trouble de la personnalité de type borderline (ou état limite) seraient également à risque51. Sur des patient·e·s ayant été hospitalisés à la suite d’un épisode délirant, les exercices de méditation de type mindfulness (méditation pleine conscience), effectués avec deux thérapeutes, ne durent pas plus de 15 minutes afin justement d’éviter que les patient·e·s expérimentent d’intenses symptômes délirants52. Un·e sophrologue non averti·e pourrait causer des dommages à ses patient·e·s s’il ne décèle pas cela en utilisant certaines techniques enseignées par la sophrologie Caycédienne.CorteX_SPS_323

Cet article, dans sa version épurée, est disponible ici, ainsi que dans le numéro 323 de Science & Pseudo-Sciences, à commander sur www.afis.org.

Gwladys Demazure, Albin Guillaud, Richard Monvoisin

Mayotte dans la République : une situation post-coloniale ? Mémoire de Jérémy Fernandès Mollien

Jérémy Fernandes Mollin
Jérémy Fernandès Mollien

Jérémy Fernandès Mollien était étudiant à l’Institut d’études politiques de Grenoble jusqu’en 2017. Nous l’avons eu en cours spécialisé, Clara Egger et moi (RM), puis j’ai encadré son rapport de stage à l’Université Libre de Bruxelles sur Cultes antiques, phénomènes religieux néopaïens et son mémoire de Master 2 (avec O. Ihl). En Master 1, il a soutenu un mémoire, toujours co-encadré par O. Ihl et moi sur la question des droits sociaux à Mayotte dont il a fait son terrain de recherche. Ce mémoire a reçu une excellente note, et a fait l’objet de publications. Le voici en libre accès, en espérant qu’il soit utile à celles et ceux qui souhaitent penser par delà les clichés véhiculés par la presse métropolitaine.

En 1974, les habitant.e.s. des îles de Mayotte, contrairement aux autres îles de l’ancienne colonie de l’archipel des Comores, choisissent de rester dans la République Française. 40 ans plus tard, les inégalités entre Mayotte et la métropole demeurent béantes. Mais là où Mayotte partage certaines problématiques communes aux Outre-Mers, comme le haut coût de la vie « à l’Européenne », certaines particularités laissent supposer que Mayotte, à bien des égards, est théoriquement dans une situation coloniale.
Si une histoire conflictuelle entre les îles des Comores – Mayotte ayant été inféodée à deux d’entre elles – explique en partie ce souhait de rester dans la République, la France rejoint ce choix pour des raisons avant tout stratégiques : conserver Mayotte permettait en effet de disposer d’un avant-poste dans une zone qui, à l’époque, suscitait la convoitise des États-Unis et de l’Union des républiques socialistes soviétiques (URSS). Toutefois, le reste de l’archipel, qui s’était constitué en État fédéral, voulait voir Mayotte venir dans son giron, et bénéficiait du soutien de grandes organisations internationales pour faire valoir ses revendications. La France maintint donc l’archipel voisin dans une situation d’instabilité politique en gardant la mainmise sur ses élites dirigeantes, et en faisant et défaisant les régimes au moyen d’une force de mercenaires européens.
    A Mayotte, les habitant.e.s, conscient.e.s d’être dans une situation stratégique précaire, militent pour une intégration politique plus poussée, en enclenchant notamment la départementalisation. Toutefois, alors que cette dernière était demandée depuis 1974, elle ne débuta qu’en 2011, après des années de réticence de la part des pouvoirs métropolitains. Mayotte avait, avant 2011, un droit particulier, et mettait en œuvre une justice civile musulmane. L’harmonisation entre le droit métropolitain et le droit particulier appliqué à Mayotte s’est faite brutalement, et prit au dépourvu autant les fonctionnaires censés l’appliquer que les Mahoraises et Mahorais eux-mêmes. Le cadastre et l’État civil ont conduit à des imbroglios administratifs, certain.e Mahorais.e s’était vu attribuer le nom de leurs parents, ou était contraint.e de payer des impôts locaux dont le montant équivalait plusieurs fois leur revenu annuel.
   Si ces difficultés d’application témoignent plus de la lenteur à débuter la départementalisation et de la hâte de la finir, certains pans de l’application particulière du droit demeurent, et difficile de ne pas y avoir un reliquat de l’administration coloniale. Ainsi, le revenu de solidarité active (RSA) demeure à 50% du montant métropolitain, le taux de non-recours à ce dernier à Mayotte est égal au taux de recours métropolitain. Le seul argument avancé par le ministère de l’Outre-Mer est que l’introduction à taux plein du RSA « bouleverserait l’économie mahoraise », sans qu’aucune enquête économique précise ne vienne étayer ces propos. Les salaires des Mahorais.e.s ne progressent pas en fonction de l’ancienneté, le code du travail n’y sera appliqué qu’en 2018, et en 2005, 96% de la population mahoraise vivait sous le seuil de pauvreté métropolitain. Le chômage chez les 15-64 ans atteignait 36,6% en 2012.
    Parallèlement, la communauté métropolitaine de l’île jouit d’avantages importants : l’immense majorité d’entre eux étant fonctionnaires, leurs traitements sont doublés et net d’impôt. La plupart s’isole socialement de leurs concitoyens en cultivant un entre-soi dans les « mzungulands », littéralement des « quartiers à blancs » contrastant avec les habitations du reste de la population, deux résidence sur trois n’étant, en 2005, pas pourvu du confort de base. Et pourtant, une catégorie sociale se voit encore plus discriminée : le tiers invisible de la population mahoraise, des venu.e.s des îles voisines cherchant pour eux-mêmes ou pour leurs enfants une autre vie à Mayotte. Ces dernier.e.s sont véritablement traqués par la Police aux frontières de l’île, qui met en œuvre des pratiques illégales, comme le rattachement fictif de mineur.e.s à des adultes pour qu’ils soient expulsables, ou la destruction systématique des documents d’identités des migrant.e.s. La majorité de la population mahoraise, bien loin de s’émouvoir de leur sort, manifeste souvent une hostilité vis-à-vis de leurs voisins insulaires, allant jusqu’à constituer des « comités villageois » pour les expulser de leurs villages manu militari, sous l’œil indifférent des autorités préfectorales de Mayotte.
    Ce travail propose d’aborder la question des inégalités sociales et économiques à Mayotte, en explorant leurs origines socio-historiques, les raisons de leur maintien et la pertinence des cadres d’analyse de la situation coloniale pour comprendre en quoi Mayotte conserve, 40 ans après le référendum liant sa trajectoire politique à la France, un statut juridique bien particulier.

Télécharger le mémoire, en pdf

Ce travail a fait en outre l’objet de deux publications : dans la revue Mouvements (voir ici), et dans le journal Le Monde libertaire sous forme d’un canular (voir ).

Corrigé – La fabrique du consentement selon Mathieu Vidard

Voici le corrigé de « Entraînez-vous – La fabrique du consentement selon Mathieu Vidard« . Le texte de Mathieu Vidard est indiqué en italique.

Selon nous, les trois points centraux de la critique de ce texte sont :

  1. la technique de l’épouvantail,
  2. la technique du faux dilemme couplée à la rhétorique de repoussoir,
  3. et la fabrication scénaristique (que les journalistes appellent parfois technique du carpaccio, ou storytelling).

La technique de l’épouvantail

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Aperçu du champ rhétorique de Mathieu Vidard

Appelé également homme de paille ou strawman, nous y avons consacré une page, et c’est l’une des moisissures argumentatives les plus prisées (cf. Les 20 moisissures argumentatives). La méthode consiste à travestir d’abord la position de l’interlocuteur·rice de façon volontairement erronée et facile à réfuter puis détruire cet « épouvantail » en prétendant ensuite avoir réfuté la position. Quelques exemples :

(…) qui ont pris la plume pour dire tout le mal qu’ils pensaient des thérapies

« mal » est une notion morale caduque, et les auteurs de la tribune ne parlent jamais du mal qu’ils pensent de ces théories. Il est très difficile de s’entendre de manière consensuelle sur ce qu’est le « mal » et le « bien »53, sauf peut-être sous le couvert d’une morale déontologiste et de commandements d’ordre religieux, là encore souvent discutés. Il aurait été plus explicite, plutôt que d’évoquer le « mal », de dire que les auteurs·rices ont pris la plume pour évoquer les risques et les effets délétères des thérapies discutées, par exemple.

nos docteurs  (…) se drapent dans l’arrogance de leur respectabilité scientifique pour dézinguer (…)

Il n’y est pas question de « dézinguer » quoi que ce soit. Dézinguer est un mot à effet impact, qui donne une connotation négative à la tribune. Pour rappel, dézinguer, c’est faire du dézingage, c’est-à-dire enlever le revêtement de zinc sur une pièce ou retirer le zinc contenu dans un autre métal. Ça a pris le sens argotique de tuer (au même titre que « dessouder » par exemple, autre métaphore métallurgique).

Et d’en appeler au Conseil de l’ordre des médecins pour sévir contre les fous furieux de la granule et renvoyer au fin fond du Larzac ces dangereux baba cool qui empoisonnent les patients

« fous furieux de la granule » est une invention de Mathieu Vidard, tout comme « dangereux baba cool qui empoisonnent les patients » (voir plus bas la référence). Notons à nouveau l’usage de mots fortement connotés alors qu’ils ne sont pas employés par les rédacteurs et rédactrices de la tribune : « sévir », « fous furieux », « renvoyer au fin fond ».

La technique du faux dilemme, couplée à la rhétorique de repoussoir.

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Autre grand classique du sophisme, le faux dilemme. La méthode est efficace : elle consiste à n’offrir que deux alternatives déséquilibrées en omettant toute autre alternative pourtant possible. Il peut s’agir de réduire le choix à deux alternatives qui ne sont pas réellement contradictoires. Au final, le choix est confisqué et la décision étriquée. Cette stratégie est redoutable car elle oriente sournoisement le débat en le simplifiant en un unique antagonisme. Mais celui-ci n’est qu’apparent : le fait que deux propositions soient compétitives ne signifie pas forcément qu’elles soient contradictoires. Le faux dilemme crée l’illusion d’une « compétitivité contradictoire », qui permet en critiquant l’opposant, de se donner un crédit factice, ce que le monde anglo-saxon appelle le two wrongs don’t make a right, ou sophisme dit « de la double faute ». Dans l’affirmation « soit vous êtes avec nous, soit vous êtes contre nous », nous pouvons trouver des arguments acceptables pour ne pas être « avec eux » sans pour autant « être contre eux » : il n’y a pas contradiction.

Ici Mathieu Vidard applique à la truelle deux faux dilemmes, permettant par repoussoir de glisser un two wrong don’t make a right.

Le premier :

Lorsqu’on pense aux dizaines de milliers de personnes qui sont devenues gravement malades ou qui ont passé l’arme à gauche en raison des effets secondaires de médicaments allopathiques type Médiator ou Distilbène, ou lorsque l’on sait que les somnifères ou les anti-dépresseurs sont prescrits de façon excessive, qu’ils représentent des bombes à retardement tout en faisant la fortune de laboratoires pharmaceutiques véreux ; on se dit que notre club des 124 pourrait légèrement baisser d’un ton. 

Le journaliste, qui n’a pas bien fait son travail, ramène les signataires de cet appel au rang des pro-industries pharmaceutiques. Nous ne sommes pas très loin du célèbre dilemme de George W. Bush : « ou vous êtes avec nous, ou vous êtes avec les terroristes« 54. Cela nous touche d’autant plus que nous, enseignant·es au CORTECS, sommes à la fois critiques des effets négatifs occasionnés par les interactions entre les industries des produits de santé 55 et les systèmes publiques de santé (et investis pour les supprimer) et circonspect·es sur une grande majorité de thérapies dites « alternatives ».

Un second pour la route :

En conclusion de leur tribune, les 124 exigent que l’ensemble des soignants respectent une déontologie et qu’ils proposent à leurs patients une écoute bienveillante. Il fallait oser ! Car c’est précisément à cause d’une médecine conventionnelle déshumanisée que les malades fatigués d’être considérés comme de simples organes sur pattes, se tournent vers des praticiens capables de passer du temps avec eux et de les écouter.

Mathieu Vidard, qui décidément n’a pas creusé très loin, imagine un monde manichéen, dans lequel celui qui critique les médecines non basées sur des preuves est forcément un médecin « déshumanisé » qui considère ses malades comme de « simples organes sur pattes », filant ici le vieux cliché dualiste « médecine conventionnée organiciste froide versus médecine alternative holistique chaleureuse ». D’autre part, il y a un problème ici avec l’usage de l’expression « une médecine conventionnelle ». Deux sens sont souvent confondus à partir de ce mot :  « conventionnel » et « conventionné ». Conventionné signifie que les professionnel·les de santé signent avec l’Assurance maladie une sorte de contrat où il·elles s’engagent
à pratiquer selon des règles négociées avec l’Assurance maladie, à des conditions tarifaires fixées par avance, en échange de quoi l’Assurance maladie prend en charge une partie du coût de la consultation. Conventionnel a simplement le côté péjoratif de « répondant à une convention », ce qui nous renvoie à l’éternel représentation héritée du relativisme cognitif : les résultats scientifiques seraient le fruit de simples conventions (et la science un clergé comme un autre)56.

Heureusement, il existe des médecins conventionnés, répondant au bien public, ne faisant pas de dépassement d’honoraires, limitant voir supprimant leurs interactions avec les industries des produits de santé et chaleureux.

Admirons le magnifique repoussoir ici, que les puristes identifieront comme une variante du Tu quoque, confinant au sophisme de la solution parfaite (fondé sur l’idée que si une mesure prise, ici la médecine conventionnelle, ne constitue pas la solution parfaite à un problème quelconque, elle ne vaut pas un clou) :

est-ce que tous les allopathes peuvent se vanter de pouvoir soigner chaque maladie de façon rationnelle ? Non bien sûr.

En écoutant cet édito, il est difficile de ne pas penser à l’extrait de La crise, de Coline Serreau (1992).

Télécharger pour utiliser dans vos propres cours.

La fabrication scénaristique

(que les journalistes appellent parfois technique du carpaccio, ou storytelling).

© 2018 Tatiana Karaman
Faites des tranches de n’importe quoi, et vous aurez un carpaccio. © 2018 Tatiana Karaman

Se mélangent dans ce genre de narration des procédés rhétoriques comme ceux ci-dessus, avec des options lexicales et métaphoriques qui ancrent l’histoire, le carpaccio.

Le scénario dans l’esprit de Mathieu Vidard a déjà été présenté : il s’agit de défendre les gentils homéopathes « humains » contre les méchants médecins conventionnels « déshumanisés » qui les attaquent par opportunisme et par moralisme rigoriste. Outre les procédés techniques présentés, on trouvera des traces de ce carpaccio émaillant tout le texte. Quelques exemples, associés à leur analyse sommaire :

 professionnels de santé, qui ont pris la plume pour dire tout le mal qu’ils pensaient des thérapies non conventionnelles

Deux des auteurs principaux de la tribune
Deux des auteur·es de la tribune ?

Moralisation artificielle de la controverse, la tribune des 124 se basant d’ailleurs plus sur des données factuelles que sur des opinions (bien que son format ne prête pas à l’étayage bibliographique)

en dénonçant en particulier les médecins homéopathes

Moralisation artificielle de la controverse  : à moins que quelque-chose nous ait échappé, les auteur·es ne semblent « dénoncer » personne – et à qui, d’ailleurs ? Les destinataires principales de la tribune sont d’ailleurs plutôt les instances ordinales et étatiques. Mais elles non plus ne sont pas « dénoncées » : ce sont les conséquences de la tolérance de l’exercice de certaines pratiques qui sont mentionnées et remises en questions.)

Surfant sur le thème des fake news

Soupçon d’opportunisme : les auteur·es surferaient, tels Brice de Nice et Igor d’Hossegor, sur la mode des fake news)

nos docteurs déguisés en oies blanches se drapent dans l’arrogance de leur respectabilité scientifique

CorteX_deux_oies-blanches
Deux des médecins déguisés.

moralisation artificielle de la controverse, procès d’intention, attaque ad personam, prêtant à l’arrogance et à la morgue ce qu’on doit à une démarche scientifique simple ; instillation d’une sournoiserie – M. Vidard manie l‘oie blanche, qui dans le folklore est une personne niaise ou candide ayant reçu une éducation pudibonde. Volontairement ou non, les gens ayant écrit la tribune sont ainsi ramené·es artificiellement à la défense de valeurs morales rigoristes et datées)

pour dézinguer

(procès d’intention, épouvantail et effet impact)

pour sévir contre

procès d’intention, épouvantail et effet impact

les fous furieux de la granule

Epouvantail

et renvoyer au fin fond du Larzac ces dangereux baba cool qui empoisonnent les patients à coup de Nux Vomica et d’Arnica Montana 30 ch.

Épouvantail ; mots à effet impact comme empoisonnement tout droit sorti du cerveau enfiévré de l’auteur ; technique du chiffon rouge, ou hareng fumé ; et scénarisation contre-culture politique : les médecins conventionnels verraient les homéopathes et les acupuncteurs au mieux comme les paysans du Larzac en lutte de 1971 à 1978 contre l’extension de la base militaire du causse, au pire comme des babacool, référence vraiment péjorative aux courants contre-culturels non-violents des années 1960, prônant entre autres l’abandon du puritanisme sexuel – on voit bien que Mathieu Vidard file la vieille métaphore des médecines dites alternatives perçues comme des alternatives socio-politiques ; mais il n’est pas très regardant, car les modèles commerciaux par exemple, de l’entreprise mondiale d’homéopathie, Boiron, est exactement la même que les industries qu’il rejette, tandis que le modèle de santé du monde ostéopathique relève plus de la libre concurrence que du modèle de la sécurité sociale générale et inconditionnelle).

Si cette tribune n’était pas franchement insultante

Prétérition, et plurium de droit moral : une insulte est la négation d’une valeur du point de vue de celui qui la profère, or si tant est qu’il y ait insulte – ce qui n’est pas le cas – il faudrait comprendre quelle valeur fondamentale, et selon qui, est atteinte par la tribune

pour les praticiens comme pour les 40% de Français qui ont recours aux médecines alternatives

Très joli appel au peuple

on s’amuserait des arguments de ces pères la morale

Transformation artificielle des auteur·es de la tribune en moralisateur·rices, alors qu’il n’est fait qu’un rappel à la déontologie des professions de santé – référence ambiguë, soit au livre d’Alfred des Essarts, Le père la morale, 1863, soit au sénateur René Bérenger, considéré, par sa morale rigide et sa défense des bonnes mœurs comme un père-la-pudeur. Cela valut au sénateur une chanson anonyme, reprise dans les années 1950 par le fameux groupe de l’époque les quatre barbus.

Et pourquoi montent-ils au créneau ?

Expression métaphorique guerrière évoquant une époque féodale – fantasmée, d’ailleurs, si l’on en croit les expertes du sujet, Joëlle Burnouf et Isabelle Catteddu, dans Archéologie du Moyen-âge (INRAP, Ouest-France, 2015). On écoutera sur ce sujet l’excellente émission de Vincent Charpentier Carbone 14, sur France Culture, datée du 15 octobre 2016). 

 on se dit que notre club des 124 pourrait légèrement baisser d’un ton

Club : terme péjoratif évoquant une coterie ; baisser d’un ton est un plurium, sous-entendant que le ton était élevé, donc affectif.

Et ils ont raison puisqu’aucune étude sérieuse n’a prouvé à ce jour une quelconque efficacité de cette thérapie.

Méconnaissance scientifique entre efficacité propre/spécifique et efficacité globale, la base de l’étudiant·e en santé

Le contenu scientifique des médecines alternatives est vide.

Ce qui est inexact ; il est souvent faux, mais pas vide.

Rien d’autre que l’effet placebo. Et alors ?

Théoriquement nous devrions nous attendre à ce qu’un des journalistes scientifiques les plus écoutés de France soit pointu sur le sujet. Si l’objet placebo lui a toujours sa place dans la terminologie, le terme d’effet placebo est quant à lui désuet en santé, car il entraîne des représentations erronées : il ne s’agit pas d’un effet à proprement parler, mais d’un mille-feuilles d’effets (au pluriel) contextuels dont beaucoup s’expliquent très bien : régression à la moyenne, Yule-Simpson, migration des stades, etc.

Alors n’est-il pas possible d’admettre qu’il existe parfois une part de magie permettant de soigner ?

Incurie épistémologique : nous ne sommes pas si loin de l’intrusion spiritualiste en science

Comme le rappelle le pharmacologue Jean-Jacques Aulas

Que manifestement le journaliste n’a pas lu, car justement, notre ami Aulas est un des plus raides pourfendeurs des thérapies en question

l’illusion constitue un outil redoutablement efficace, qui peut avoir sa place dans l’art difficile de la thérapeutique.

effet paillasson : Vidard confond magie et illusion – qui n’a rien de magique

En conclusion de leur tribune, les 124 exigent que l’ensemble des soignants respectent une déontologie

Incurie en philosophie morale : il ne s’agit pas de respecter une déontologie, mais la déontologie professionnelle édictée par les conseils de l’Ordre. S’il est pertinent de remettre en question la façon dont les codes de déontologie ont été élaborés ou mis à jour (souvent de manière non collégiale et concertée), et si leurs contenus pourraient reposer beaucoup plus sur des bases empiriques, ils ont le mérite de déterminer un socle commun de pratiques autorisées parce que potentiellement bénéfiques au plus grand nombre.)

En accusant les médecins homéopathes de charlatanisme

épouvantail

et en dénigrant la fonction humaniste apportées par ces thérapeutes

Moralisation et repoussoir : sous-entend que les thérapeutes conventionnés n’ont pas cette fonction humaniste

les signataires de ce texte (…) et font courir le risque à des patients de se retrouver vraiment entre les mains de pseudo médecins.

pente savonneuse

On se demande bien quel est l’intérêt d’une tribune aussi péremptoire

moralisation artificielle

à l’heure où la médecine allopathique

Utilisation d’un terme obsolète, inventé par Samuel Hahnemann, fondateur de l’homéopathie, et désignant « tout ce qui n’est pas homéopathique »

pourrait largement balayer devant sa porte plutôt que d’avoir le mauvais goût de dénigrer le travail de ses confrères.

Majestueux repoussoir en sophisme de la double faute, couplé à moralisation artificielle – mauvais goût – et procès d’intention.

Remarque : ceci est le seul passage qui nous parait [presque] correct, même s’il s’agit d’un propos banal qu’on pourrait entendre au comptoir du coin.

Car c’est précisément à cause d’une médecine [conventionnelle] déshumanisée que les malades [fatigués d’être considérés comme de simples organes sur pattes] se tournent vers des praticiens capables de passer du temps avec eux et de les écouter.

Il faut néanmoins relever ceci : énoncé comme cela, M. Vidard désyncrétise et déplace le problème : la médecine conventionnelle (conventionnée, devrions-nous plutôt écrire, voir plus haut) n’est pas « déshumanisée » partout – et nous rendons hommage aux centres de santé, avec des médecins généralistes dévoué·es à des populations vulnérables ; et si elle l’est, particulièrement en milieu hospitalier, c’est bien plus par manque de moyens humains et politiques que par l' »allopathisme » des méthodes utilisées. Prudence, car en raisonnant comme cela, on loge le problème dans les thérapies employées, et non dans les rouages socioéconomiques qui les régissent.

RM & ND

Pour aller plus loin sur la question de l’homéopathie, le cours de Richard Monvoisin est là.

Sur la question de l’ostéopathie, on regardera avec plaisir (en mettant le son à fond) Albin Guillaud ici.

Sur les questions de thérapies manuelles, on dégustera Nicolas Pinsault là.

Sur les questions plus globales de santé publique, nous avons écrit un ouvrage qui plonge l’analyse dans les ramifications de notre système de santé. Achetez-le dans une petite librairie, et non chez les mastodontes type GAFAM ou FNAC qui en plus d’enrichir les mêmes personnes, réduisent drastiquement l’accès aux littératures les plus fragiles, dissonantes, ou contestataires.

Initiation douce à la pensée anthropologique d'Emmanuel Todd

J’ai découvert une partie des travaux d’anthropologie historique d’Emmanuel Todd très récemment. Étant assez éloignés de mon champ d’expertise, je n’ai pas les compétences pour critiquer de quelque manière que ce soit ses travaux. Je suis arrivé à Todd par le chemin de Hervé Le Bras, dont j’avais écouté quelques interventions. J’avais été frappé par le paradoxe sorite de certaines notions de démographie, ainsi que par le caractère intangible de notions comme « la population mondiale ». J’ai donc lu Hervé Le Bras, lui-même, dans L’Invention des populations : Biologie, Idéologie, Politique (2000), puis le livre co-écrit avec Todd, L’invention de la France, atlas anthropologique et politique (2012), et enfin, un « Todd » en entier, L’Origine des systèmes familiaux,Tome 1 : L’Eurasie (
2011)
. Je ne sais pas évaluer ni la force des corrélations qu’il présente, ni la prédictibilité de son modèle, mais en regardant ses analyses des systèmes familiaux dans la constitution des phénomènes collectifs, des systèmes juridiques aux processus électoraux, je dois avouer qu’il y a là matière à réflexion. Je sais que d’autres ouvrages fournissent de belles controverses – je n’ai pas encore lu Qui est Charlie, sociologie d’une crise religieuse, par exemple, qui a fait les gorges chaudes de l’année 2015 – et il a fait quelques déclarations fracassantes sur « le fascisme rose » de F. Hollande ou les questions de blasphème que je ne crois pas suivre. Mais en écoutant ces cinq émissions, j’ai retracé le parcours par l’intéressé lui-même, savant engagé dans son temps, avec une honnêteté a priori que j’ai trouvée assez riche. Je mets donc à disposition ce cycle d’À voix nues, sur France Culture, diffusé en octobre 2017.

Emmanuel Todd, profession prophète (1/5) : l’origine d’un système familial 02.10.2017

Emmanuel Todd, profession prophète (2/5) : une histoire en formation 03.10.2017

Emmanuel Todd, profession prophète (3/5) : L’ascension par la chute 04.10.2017

Emmanuel Todd, profession prophète (4/5) : L’Âge sombre 05.10.2017

Emmanuel Todd, profession prophète (5/5) : Le discours de l’ami Todd 06.10.2017

En complément, j’ai dans mes balladodiffusions une émission récente avec Hervé Lebras, qui regarde de manière analytique les migrations, dans la grande table du 18 décembre 2017 sur France Culture, avec un petit détour sur quelques lieux communs concernant les « vagues migratoires » et autres invasions arabes, comme éléments du roman national57.

Europe, malaise dans l’identité, avec Hervé Lebras

Entraînez-vous – La fabrique du consentement selon Mathieu Vidard

Mathieu Vidard, journaliste de France Inter, alterne depuis des années des émissions de bonne qualité et de très mauvaises séquences, qui lui sont probablement dictées par son manque assez manifeste de formation en épistémologie (voir ici, , et ). Il est donc un fournisseur régulier de matériel pédagogique pour nos colonnes. Cette fois-ci, en date du 20 mars 2018 pour l’édito carré, il a produit un texte réagissant à la publication d’une tribune relayée dimanche 18 mars par Le Figaro et d’un blog intitulé fakemedecine. Pour nous qui faisons cours dans l’unité d’enseignement Santé et autodéfense intellectuelle d’un Master destiné aux étudiants des filières médicales et paramédicales, et qui dirigeons des travaux sur la fabrique du consentement par les médias, ce genre d’édito est un riche combo en terme d’esprit critique. En cliquant en bas de l’article, vous trouverez l’analyse détaillée de cet édito. En attendant, entraînez-vous, en faisant l’analyse par vous-même en écoutant l’audio, visionnant la vidéo, ou en lisant la retranscription.

Charlatans d’homéopathes !

Télécharger l’audio

Ce matin dans l’édito Carré, vous réagissez à ce texte contre les médecines alternatives publié hier dans le Figaro.

Et signée par 124 médecins et professionnels de santé, qui ont pris la plume pour dire tout le mal qu’ils pensaient des thérapies non conventionnelles en dénonçant en particulier les médecins homéopathes.

Surfant sur le thème des fake news, nos docteurs déguisés en oies blanches, se drapent dans l’arrogance de leur respectabilité scientifique pour dézinguer –je cite- ces fausses thérapies à l’efficacité illusoire.

Et d’en appeler au Conseil de l’ordre des médecins pour sévir contre les fous furieux de la granule et renvoyer au fin fond du Larzac ces dangereux baba cool qui empoisonnent les patients à coup de Nux Vomica et d’Arnica Montana 30 ch. 

Si cette tribune n’était pas franchement insultante pour les praticiens comme pour les 40% de Français qui ont recours aux médecines alternatives, on s’amuserait des arguments de ces pères la morale.

Et pourquoi montent-ils au créneau ?

Pour alerter contre la dangerosité et le manque d’éthique des médecines parallèles avec des praticiens qui menacent selon eux de devenir les représentants de commerce d’industries peu scrupuleuses. 

Lorsqu’on pense aux dizaines de milliers de personnes qui sont devenues gravement malades ou qui ont passé l’arme à gauche en raison des effets secondaires de médicaments allopathiques type Médiator ou Distilbène, ou lorsque l’on sait que les somnifères ou les anti-dépresseurs sont prescrits de façon excessive, qu’ils représentent des bombes à retardement tout en faisant la fortune de laboratoires pharmaceutiques véreux ; on se dit que notre club des 124 pourrait légèrement baisser d’un ton. 

Dans cette tribune, les médecins écrivent que l’homéopathie n’est pas scientifique. 

Et ils ont raison puisqu’aucune étude sérieuse n’a prouvé à ce jour une quelconque efficacité de cette thérapie. Le contenu scientifique des médecines alternatives est vide. Rien d’autre que l’effet placebo. Et alors ?

Est-ce que tous les allopathes peuvent se vanter de pouvoir soigner chaque maladie de façon rationnelle ? Non bien sûr. 

Alors n’est-il pas possible d’admettre qu’il existe parfois une part de magie permettant de soigner ? 

Comme le rappelle le pharmacologue Jean-Jacques Aulas, l’illusion constitue un outil redoutablement efficace, qui peut avoir sa place dans l’art difficile de la thérapeutique. 

En conclusion de leur tribune, les 124 exigent que l’ensemble des soignants respectent une déontologie et qu’ils proposent à leurs patients une écoute bienveillante. Il fallait oser ! Car c’est précisément à cause d’une médecine conventionnelle déshumanisée que les malades fatigués d’être considérés comme de simples organes sur pattes, se tournent vers des praticiens capables de passer du temps avec eux et de les écouter. 

En accusant les médecins homéopathes de charlatanisme et en dénigrant la fonction humaniste apportées par ces thérapeutes, les signataires de ce texte se trompent de cible et font courir le risque à des patients de se retrouver vraiment entre les mains de pseudo médecins. 

On se demande bien quel est l’intérêt d’une tribune aussi péremptoire à l’heure où la médecine allopathique pourrait largement balayer devant sa porte plutôt que d’avoir le mauvais goût de dénigrer le travail de ses confrères.

(C)AJPhoto Homéophatie
(C)AJPhoto
Homéophatie (sic!)

Pour voir l’analyse détaillée, cliquez ici.

 
 

Si on ne peut pas prouver que le monstre du Loch Ness n’existe pas, c’est qu’il existe… (Pascal Engel, dans Libération)

Pascal Engel a signé une tribune sur l’autodéfense intellectuelle dans Libération le 20 février 2018. Elle nous a été transmise par Mehdi Mokrane, chef du service développement des ressources documentaires de la bibliothèque universitaire des sciences, à Grenoble. Gloire à lui !

 

[…] Les « fake news » et leurs « faits alternatifs » sont la conséquence d’un abandon de la rationalité. Il faut s’entraîner à l’autodéfense intellectuelle en apprenant à traquer les sophismes et les erreurs de raisonnement. Lire la suite

Prodiges et vertiges de l'analogie

Le titre de cet article est un hommage à Jacques Bouveresse, qui a produit un livre revigorant portant ce titre en 1999, aux éditions Raisons d’agir : il y met en évidence chez nombre de penseurs et penseuses le « littérarisme », cette tendance à abuser de l’analogie et du « droit à la métaphore ». Henri Broch a coutume de répéter la facette zététique suivant : l’analogie n’est pas une preuve. Dans cette page, nous recenserons les analogies les plus stupéfiantes. Lorsque ces analogies empruntent à un domaine des concepts et les introduisent sans justification dans un autre, sans que ni les spécialistes du domaine d’origine ni cell·eux du domaine de réception n’y comprennent goutte, alors nous sommes dans ce qu’Alan Sokal et Jean Bricmont qualifièrent il y a une vingtaine d’années d’imposture intellectuelle, que Sokal rend explicite dans cette rediffusion de l’émission Répliques du 11 octobre 1997 sur France Culture. D’autres impostures ont depuis permis de crever quelques baudruches, comme celle de Benedetta Tripodi, que nous avions relayée. Or, comme le dit notre ami Pierre Deleporte, une imposture intellectuelle se fait à deux : cell·ui qui produit la nébulosité, et cell·ui qui la reçoit sans broncher. Alors entraînons-nous.

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Bruno Bonnell, député République en Marche de la 6ème circonscription du Rhône

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La quadrature du cercle étant établie comme impossible, on ne peut en effet être «en même temps» rond et carré. Il existe pourtant une solution géométrique simple : si on projette un cylindre sur deux plans orthogonaux, on obtient tout à la fois un rond et un carré. En ajoutant une dimension d’analyse, en passant du plan à l’espace un problème mathématiquement et apparemment insoluble trouve sa solution, Eurêka !

Cet exemple est une bonne métaphore de la réussite de La République En Marche dont l’axiome audacieux a consisté à rajouter une dimension idéologique supplémentaire à la réflexion politique en panne. Changer de référentiel était nécessaire dans un monde qui s’est complexifié, et a ouvert  les esprits à des solutions politiques nouvelles. CQFD En Marche !

(dans »Le secret du « en même temps » et les alliances paradoxales« , Tribune du 28 février 2018).

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La charge de la validité de l’analogie revenant à celui qui l’utilise, nous ne devrions pas avoir à faire le travail d’analyse. Néanmoins, voici les points centraux : 

  • Monsieur Bonnell n’a pas saisi le problème de la quadrature du cercle, problème classique antique, qui n’a rien à voir du tout avec ce qu’il raconte sur le cylindre. Il consiste à construire un carré de même aire qu’un disque donné à l’aide d’une règle et d’un compas, or il nécessite de parvenir à faire la racine carrée du nombre π, ce qui est impossible en raison de la transcendance de π . L’insolubilité du problème a été démontrée par Ferdinand von Lindemann en 1882.
  • L’artifice des projections orthogonales du cylindre ne répond pas du tout à cela – ne répond d’ailleurs à rien.
  • L’analogie de M. Bonnell repose sur :

– une dimension topologique en plus crée de nouveaux objets mathématiques

– une dimension idéologique (?) en plus crée La République en marche

  • Enfin, ajouter une dimension ne revient pas à changer de référentiel. Après avoir fâché les mathématicien·nes et les politistes, il fâche maintenant les physicien·nes.