Quand les sciences sociales s’intéressent aux coutumes bizarres

Les récits historiques et archives – ou, du moins, celles qui nous parviennent – regorgent d’exemples de pratiques bizarres ou franchement barbares. Prenons, par exemple, l’exemple de l’ordalie ou jugement de Dieu pratiquée en Europe durant le Moyen-Âge. Elle consiste à soumettre un suspect à une épreuve douloureuse et potentiellement mortelle dont l’issue, déterminée par Dieu lui-même, décidait de l’innocence ou de la culpabilité du suspect. L’ouvrage What the Fuck?! L’économie en absurdie de Leeson (2018) nous donne des outils pour décrypter ces usages.

Rien d’étonnant à ce que, en se plongeant, dans le passé, le récit de pratiques comme la vente aux enchères publique de femmes mariées pratiquées en Angleterre entre la fin du 18ème et du 19ème siècle suscite la réprobation et l’indignation. Cette réaction est même, à de maints égards, salutaire, et alimentée par la représentation médiatique et cinématographique du passé lointain. Le Moyen-Âge y est volontiers présenté comme une période obscure, où régnaient la pauvreté, la crédulité et la barbarie.

Vente aux enchères de femme mariée (1812-1814), Thomas Rowlandson

L’objectif de ce livre est de prendre le contrepied de cette réaction pour pousser le lecteur à se questionner sur ce qui conduit les personnes à adopter et à se prêter à de telles pratiques. Face à cette question, deux stratégies sont possibles. La première consiste à juger ces pratiques comme relevant de l’irrationnel et de l’exotique. De nombreuses pratiques archaïques ont, d’ailleurs, donné lieu à des descriptions denses mettant en avant leur caractère révolu et unique sur le plan de l’histoire de l’humanité 1. La second stratégie consiste à retracer, dans le passé, les facteurs qui expliquent la création, le maintien et la disparation de tels usages et qui pousseraient tout un chacun, placé dans les mêmes circonstances, à se prêter aux mêmes bizarreries.  A l’exotisme s’oppose donc la pensée analytique, basée sur une théorie du comportement humain, valable au-delà des circonstances historiques et géographiques.

Outil d’analyse et méthode employée

La grille d’analyse que choisit l’auteur de l’ouvrage est celle de la théorie du choix rationnel. Cette théorie repose sur un postulat et un outil :  

  • Postulat : Les individus sont rationnels dans un sens très précis : ils disposent de préférences qu’ils s’efforcent de poursuivre de la façon la plus efficiente possible (selon un calcul coût/ bénéfice) dans la limite de l’information dont ils disposent (et de leur capacité à la traiter)
  • Outil : Les calculs coût/ bénéfices des individus dépendent des contraintes et des « coups de pouce » (les incitations) auxquels ces derniers sont soumis. Ces incitations sont de divers types : institutions politiques, droit,… Si la rationalité (au sens défini plus haut) ne varie pas à travers les âges et les lieux, les incitations, elles, varient.

L’hypothèse est donc la suivante : une fois ces incitations décryptées, des pratiques étranges révèlent leur logique. Attention, il ne s’agit pas ici de justifier de telles pratiques mais de les analyser de la façon la plus rigoureuse possible.   L’intérêt de cette approche est de permettre de considérer l’irrationalité ou la folie de nos ancêtres comme l’hypothèse la plus coûteuse. Avant d’y recourir, autant épuiser des explications considérant que les personnes hier et aujourd’hui développent des stratégies ingénieuses pour régler les problèmes ils sont confrontés. Armés de cette grille analytique, la lectrice et le lecteur peut débuter son tour de l’absurde – le livre étant rédigé comme une visite commentée, où les analyses sont rythmées par les questions et réactions du public 2. La méthode employée est celle du récit analytique : la pratique ancienne est décryptée ainsi que le contexte idéologique, juridique et politique dans lequel elle s’insère (les fameuses incitations). L’auteur démontre ensuite comment les incitations expliquent l’existence de pratiques bizarres, et comment un changement dans ces incitations produit une disparition graduelle de la croyance ou sa persistance sous de nouvelles formes. L’analyse est fouillée sur la base de documents historiques, présentés en note. Pour les plus experts, une annexe modélise la pratique étudiée sur la base d’équations mathématiques.

L’exemple de l’ordalie

L’ordalie par le feu

Reprenons l’exemple de l’ordalie pour illustrer le propos. Quelques faits de base d’abord. Ce type de jugement a perduré entre le 9ème et le 13ème siècle en Europe. Deux types furent particulièrement courant. L’ordalie par le feu commandait de faire plonger la main du suspect dans de l’eau bouillante ou la faire brûler par du fer chaud (iudicium aquae fervantis and iudicium ferri). Si le suspect n’était pas blessé, un miracle avait démontré son innocence. L’ordalie par l’eau froide consistait en jeter à l’eau le suspect (probatio per aquam frigidam). Si le malheureux flottait, il était reconnu coupable. Ce jugement était très encadré (on ne rigole pas avec l’invocation de Dieu) et était réservé aux crimes les plus graves (selon les normes de l’époque) et aux cas où la vérité ne pouvait être connue par d’autres moyens (témoignage confondant ou aveux) (p.10).

Face à cette pratique, quelles sont les possibilités d’un suspect ? Précisons d’emblée qu’au Moyen-Âge la croyance en Dieu était très répandue et l’influence de l’Église très forte. Elle transparait d’ailleurs tout au long du livre. S’il est coupable, le suspect a fortement intérêt à avouer tout de suite, accepter la sentence et éviter une souffrance supplémentaire et inutile. S’il est innocent, le choix est plus difficile mais, comme l’individu a, en plus, de fortes chances de croire en Dieu, il peut tenter l’ordalie en espérant échapper à une sanction terrible et injuste.

Étrangement, les prêtres semblent parfaitement informés de ce raisonnement chez le suspect. En effet, les archives sur l’ordalie concluent au miracle dans la majorité des cas (entre 62,5% et 89 %). En reprenant les récits de jugement par le feu, l’auteur montre qu’un temps très long s’écoule entre le chauffage de l’eau ou du fer et le châtiment. La cérémonie est complexe et laissée à la totale discrétion du prêtre. Cela laisse largement la possibilité au fer et à l’eau de refroidir. Dans le cas de la mise à l’eau, les archives suggèrent que les prêtres sélectionnent les personnes les plus susceptibles de couler pour ce châtiment (les hommes lourds).

Aujourd’hui, avec l’ADN, les empreintes et autres avancées scientifiques, nous avons moins besoin de manipuler les suspects de la sorte. De plus, dans les sociétés connaissant un déclin des croyances religieuses, le jugement de Dieu n’est guère une manière de distinguer les coupables et les innocents. Cependant, nous pratiquons aussi nos « ordalies » à nous. L’auteur montre ainsi qu’aux États-Unis, la croyance en la toute-puissance de la technologie est plus développée que celle dans les croyances religieuses. Le système judiciaire y pratique donc le recours « détecteur de mensonge », une invention maison. Officiellement, il s’agit d’une technologie de pointe permettant de savoir si le suspect ment sur la base de manifestations physiologiques. En réalité, l’instrument si peu fiable qu’il ne sert quasiment à rien. Enfin, si : il sert à évaluer la motivation du suspect à se soumettre à une telle épreuve. S’il y va sans crainte, tel jadis un innocent face à l’eau bouillante, alors les enquêteurs pourront écarter la piste.

Cet ouvrage mérite sa place dans la bibliothèque de tout penseur critique et enseignant en pensée critique. Il invite à se méfier de notre tendance à considérer les pratiques passées comme exotiques et montre que les sciences sociales disposent d’outils pour analyser des institutions juridiques bizarres. Le raisonnement pourra être appliqué avec profit aux institutions actuelles. C’est aussi une mine d’or pour enseigner la pensée critique dans le supérieur ou, pourquoi pas, avec des lycéens sur la base d’exemples particulièrement bien choisis.


Le processus bolivarien au bord du gouffre : conférence Ami·es Monde Diplomatique / CorteX / France-Amérique Latine sur le Vénézuela

Cette conférence a été organisée le 24 octobre 2017 par les Ami·es du Monde Diplomatique – campus Grenoble, avec le concours du collectif CORTECS et de l’association France-Amérique Latine. Franck Gaudichaud est maître de conférence en civilisation latino-américaine à l’Université Grenoble-Alpes. Renaud Lambert est quant à lui rédacteur en chef adjoint au Monde Diplomatique. Merci à l’équipe du service audiovisuel pour la capture, le montage et la bonne humeur.

1ère partie, par Franck Gaudicheau

2ème partie, par Renaud Lambert.

Vidéo Disputatio n°2 – Souffrance animale et expérimentation thérapeutique

Après la première mouture de disputatio, réalisée en octobre 2016 (voir ici : Vidéo – Disputatio n°1 – L’art du débat rationnel), nous avons remis le couvert le mardi 21 novembre 2017 sur un thème fréquent de nos enseignements liés à la philosophie morale : la souffrance animale se justifie-t-elle moralement dans le cadre de l’expérimentation thérapeutique ? Nos invités furent le pharmacologue Christophe Ribuot et le militant égalitariste Yves Bonnardel. L’événement, qui rassembla environ 350 personnes, fut filmé par les bons soins de Fabien La Rocca, et mis en forme par Djamel Hadji, tous deux membres de l’équipe audiovisuelle de l’Université Grenoble-Alpes. L’événement fut dédié au réseau libre-penseur Mukto-Mona. Il n’y eut aucun travail de coupe dans le document. A déguster sans modération.

Déroulement

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Christophe Ribuot

Le plan du soir fut le même que pour la première fois, et nos consignes sont données dans le début de la vidéo.

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Yves Bonnardel, et la juge Nelly Darbois
Nicolas Vivant
Nicolas Vivant
  • Puis 20/20/10/10 : tirage au sort de la partie qui commence, puis 20minutes de présentation pour chaque partie, puis 10 minutes de réponses aux arguments de la partie adverse.
  • Système d’arbitrage : deux juges de touche ont la possibilité d’arrêter le débat si une entourloupe argumentative est déployée.
  • Vérification des faits (fact checking) : en cas d’utilisation d’une donnée chiffrée, possibilité de vérifier en direct la valeur de la donnée.
  • Enfin le public a eu la possibilité de transmettre ses propres questions par SMS (nous réfléchissons à un système permettant d’archiver ces questions par un autre procédé).
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Richard Monvoisin, Julien Peccoud et Albin Guillaud

Faisant l’analyse de l’événement, le principal regret fut dans le fait que le débat s’est quelque peu « croisé », et non opposé. Par contre le débat fut dans la forme de haute tenue, et le nombre d’interventions assez faible du jury en est témoin.  Voyez plutôt ci-dessous.

Christophe Ribuot met son diaporama à disposition en pdf : ici.

Les vidéos

Premier round

Deuxième round

Troisième round

Quatrième round

Résultats du test

Avec l’aide de Timothée Guilhermet et de Timothée Gallen, nous avons dépouillé les 207 résultats exploitables. Nous avons posé les hypothèses suivantes :

  • H1: Il y a une différence significative entre les scores avant et les scores après le débat chez les personnes du public
  • H2 : les différences entre les scores avant et après le débat sont dépendantes de l’âge du public (avec l’hypothèse que plus une personne est âgée, moins elle tend à changer d’avis). Aussi avons-nous trié trois populations : moins de 18 ans, 18-34, et 35 ans et plus.
  • H3 : les Les différences entre les scores avant et après le débat sont dépendantes de la position de départ : si extrême, peu mobiles ; si modérée, elles seront plus mobiles.

Nous avons dépouillé en attribuant -1 jusqu’à -5 aux positions du non, et +1 à +5 aux position du oui. Tous les résultats sont tronqués à trois décimales.

Le résultat est… décevant.

La moyenne générale est avant débat de -0.789 ; après débat, de -0.756. Nous avons commencé par tester la normalité de la distribution, et comme celle-ci n’était pas normale, nous avons ensuite fait un test de Wilcoxon signé pour comparer les résultats avant et après. Aucun résultat significatif sur l’effet général, donc H1 n’est pas validée.

Moyenne des moins de 18 ans : avant débat: -0.571 ; après débat: -0.035.

Moyenne des 18-35 ans : avant débat: -1.175 ; après débat: -1.221.

Moyenne +35 ans avant débat: -0.625 ; après débat: -0.729.

La même méthode (normalité puis Wilcoxon) a été utilisée, en testant les moins de 18 ans, ce qui suffit à compromettre l’hypothèse H2. Les différences entre les scores avant et après le débat ne sont donc pas accrues avec la jeunesse du public, puisque les différences sont non significatives même pour les plus jeunes. H2 n’est donc pas validée.

Pour H3 (les différences entre les scores avant et après le débat sont dépendantes de la position de départ : si extrême, peu mobiles ; si modérée, elles seront plus mobiles), nous avons fait comme suit : soit Delta {+/-i}, la moyenne des différences entre la valeur avant et la valeur après pour les gens ayant répondu i ou-i avant.

On s’attend d’après H3 à :

Delta {0} > Delta {+/-1}  > Delta {+/-2} > Delta {+/-3} > Delta {+/-4}

Voici les résultats tronqués à la 4ème décimale.

Delta {0} = 1.5384

Delta {+/-1} = 1.0243

Delta {+/-2} = 1.0245

Delta {+/-3} = 0.625

Delta {+/-4} = 0.7380

On a donc : Delta {0} > Delta {+/-2}  > Delta {+/-1} > Delta {+/-4} > Delta {+/-3}

Sans aucun test, on constate par simple calcul de la moyenne que l’effet n’est pas présent.

Aucune de nos hypothèses de départ n’a donc été validée. Ainsi va la science. Il est possible que ce soit du fait du « croisement » des argumentaires, et/ou aussi d’un effet de gel des positions sur des sujets aussi affectivement marqués. D’autre part, l’idée du questionnaire a été tardive, et fut construite en peu de temps. Il n’est pas exclu que les résultats soient biaisés, par la forme de la présentation, par celle de la question ou celle des modalités de réponse. Nous ferons notre possible pour améliorer le prototype et enlever cette variable de nos biais potentiels. Gageons que les disputes ultérieures auront un plus fort impact, sinon il nous faudra admettre que ce stratagème pédagogique ne porte pas les fruits escomptés.

Les statistiques ont été traitées par le logiciel (non libre) SPSS par Timothée Guilhermet, Licence 3 de psychologie, et Timothée Gallen, Master 2 philosophie des sciences.

CorteX_disputatio_souffrance_animale_21.11.2017

Merci à Ismaël Benslimane, Julien Peccoud, Nicolas Vivant, Nelly Darbois, Albin Guillaud, Timothée Gallen, Timothée Guilhermet, Fabien La Rocca, Djamel Hadji, Francois B pour le graphisme, Serge Merlin-Forel qui s’est démené pour nous procurer les chaises d’arbitre et les conférenciers qui se sont bien donnés, Christophe Ribuot et Yves Bonnardel. Grand merci à Armand Zvenigorodsky pour la musique spécialement créée pour nous.

Le droit, enfant abandonné de l’épistémologie ? – Entretien avec Oriane Sulpice

Oriane Sulpice - droit (Grenoble, France)
Oriane Sulpice en pleine réflexion

Bonjour Oriane, au CORTECS, nous faisons des stages pour doctorant·es, et c’est comme ça que nous nous sommes rencontré·s. Nos compétences en droit sont assez réduites, et nous y arrivons essentiellement par deux chemins, soit par la philosophie morale, soit par des exemples d’usages de techniques mensongères ou frauduleuses et tombant (ou non d’ailleurs) sous le coup de la loi. Il en existe un troisième, que nous arpentons avec grosses chaussures de marche et protections aux genoux : la scientificité de cette discipline. On voit bien que le droit a une cohérence interne, à l’instar des mathématiques par exemple. On constate aussi que le droit réagit au réel, en fonction des nouveaux cas, des jurisprudences, etc. Bref, les sciences juridiques revendiquant le mot « science », nous aimerions documenter un peu cela.

Si j’ai bonne mémoire, lors de notre réflexion commune, tu as commencé par dire que les juristes mettent en avant deux grands modèles, deux grands paradigmes, qui orientent la façon de travailler pour les juristes et de concevoir les lois. Peux-tu nous dire lesquels, et leurs différences fondamentales ?

Oui, effectivement, les juristes mettent en avant qu’il existe deux modèles, présentés CorteX_lady-injusticecomme antagonistes : le positivisme juridique, d’un côté, qui s’opposerait au jusnaturalisme. Il nous faut expliciter ces termes tant bien que mal.

La définition du positivisme juridique, d’abord : ça commence mal, il ne fait pas consensus1, néanmoins tou·tes les auteur·es s’accordent sur le fait que le positivisme juridique consiste à travailler sur le droit en vigueur, c’est-à-dire les lois, règlements et jugements existants à un moment donné. Les positivistes juridiques travaillent sur ce qu’on nomme le droit positif, du latin positum, « posé », pour désigner le droit tel qu’il existe réellement. Dans ce modèle, la science du droit consiste à décrire le droit tel qu’il existe, sans jugement de valeur, sans chercher ce qui est fondamentalement juste. Sa base de travail est l’état des règles juridiques à un instant précis.

Peut-on dire que les positivistes juridiques sont des technicien·nes de la science juridique ? Peu importe où va le véhicule, les positivistes le réparent, le modifient… ?

Effectivement, c’est l’image qu’ils et elles renvoient, et qui est critiquée parfois par les opposant·es, les jusnaturalistes. Les positivistes se soucient de la cohérence de l’ordre juridique, mais ne jugent pas son contenu au regard de valeurs. C’est une conception moniste du droit.

Que veux-tu-dire par « conception moniste du droit » ?

Pour saisir ça, faisons un détour vers l’autre courant, le jusnaturalisme (qui vient de jus naturale, le droit naturel) : on y postule qu’il existe un droit positif, mais qui englobe le droit naturel qui prévaut sur le droit positif. Mais alors, qu’est-ce que le droit naturel ? Pour les jusnaturalistes, le droit naturel préexiste à notre existence. Ce serait un ensemble de normes non écrites, qui découlent de valeurs fondamentales, et le droit positif doit être conforme à ces normes non écrites. C’est par exemple le droit à l’éducation ou à la santé d’un enfant, le droit au logement, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, etc. Ce droit naturel est tiré de principes éthiques et moraux qui s’imposent aux législateurs et législatrices lorsqu’ils et elles élaborent le droit positif. Et le droit positif doit être en conformité avec le droit naturel. Il faut étudier ces principes moraux et ne considérer comme valide que le droit qui respecte ces principes. Cette conception est dualiste : d’un côté le droit naturel, d’où découle, de l’autre côté, le droit positif, tandis que chez les positivistes, il n’y a « que » le droit positif. C’est pour ça qu’on dit « moniste ».

Selon le positivisme, il faut obéir aux lois en tant que telles. Et selon le jusnaturalisme, il faut  créer des lois et leur obéir uniquement si elles sont conformes au droit naturel, c’est-à-dire aux principes moraux et éthiques qui prévalent dans nos sociétés.

Donc pour les jusnaturalistes, il y a un droit naturel, qui se formalise en droit positif, mais ce qui compte, c’est le droit naturel ?

Oui exactement.

Évidemment chaque modèle caricature un peu les positions de l’autre pour mieux les critiquer et les détruire, mais il y a de vrais problèmes de fond. Les positivistes par exemple reprochent aux jusnaturalistes leur croyance d’un droit inhérent ou pire, préexistant à l’humain. Or, disent les positivistes, son contenu ne pourrait faire l’objet d’une définition stable et universelle qu’au prix d’un consensus général sur la nature humaine, ce qui est loin d’être facile (il suffit de regarder les différences de droits entre hommes et femmes dans divers endroits du monde). En outre, les jusnaturalistes ajoutent que l’application réelle de ce droit naturel supposerait qu’il soit transposé dans les divers systèmes juridiques – et donc sanctionné par des autorités disposant du pouvoir de coercition – donc, c’est-à-dire traduit en droit positif.

En gros, quand bien même il y aurait un droit naturel, il faudrait qu’il se traduise en droit positif, donc on retombe chez les positivistes.

Oui. Bien sûr, les jusnaturalistes reprochent aux positivistes leur fétichisme de la règle de droit positive, l’idée que pour ces dernièr·es le droit est gravé dans le monde, comme les lois de la physique. En réalité on trouve toutes sortes de jusnaturalistes, qui prendront selon leurs affinités comme référence la nature humaine, Dieu, la Nature…. Les positions sont très diverses, mais le tronc commun est le suivant : le droit doit être conforme à un droit naturel. Que ce droit naturel soit issu de Dieu, de la Nature ou d’une certaine idée de la nature humaine, il dépend des choix philosophiques, religieux, spirituels de l’auteur·e. Et il est évident que des conceptions antagonistes de ce qui est « juste » amène à des conclusions juridiques différentes.

Pour te donner un exemple, les jusnaturalistes ont notamment reproché aux thèses positivistes d’approuver l’existence du droit nazi. Cela est caricatural et ne nourrit pas le débat.

Je t’arrête un instant. Le droit nazi est un droit positif, centré sur un corpus législatif précis, et donc effectivement des juristes positivistes peuvent s’amuser dans cette cour de récréation, sans remettre en cause quoi que ce soit. Mais ce droit positif, pourtant, venait bien d’un droit naturel, pourtant, du type « droit du plus fort », ordonnancement des races. Donc même des jusnaturalistes nazi·es auront pu cautionner ce système.

Oui tu as raison. Les positivistes étudient le droit en tant que forme, et travaillent les règles de droit sans se soucier de leur fond. Ils et elles ne se préoccupent pas des justifications philosophiques, morales, politiques ou religieuses de l’existence d’une règle CorteX_juristesde droit.

En fait pour les positivistes le droit positif est le droit tel qu’il existe, celui qui est directement observable dans les textes de droit ou les jugements. Il existe par les textes de lois édictés par celles et ceux qui en ont la compétence. Le droit n’est pas gravé dans le monde mais dans des textes de droit, qui peuvent changer, selon les décisions de celles et ceux qui ont la compétence d’édicter ces textes.

Prenons un exemple, à propos de la Révolution française : on peut penser à l’opposition entre Edmund Burke, jusnaturaliste, et la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen de 1789. Ces droits expriment une vision différente de ce qu’est le droit naturel pour Burke. L’article 2 cette déclaration dispose « Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’Homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté, et la résistance à l’oppression. ». Pour Burke, cette déclaration est invalide car elle va à l’encontre de sa conception du droit issu de la nature. Pour lui, la nature est un ensemble de coutumes sociales et familiales qui tendent d’elles-mêmes vers la perfection. Or cette Déclaration est un ordre social imposé qui coupe court à cette évolution « naturelle » vers un perfectionnement. Il critique de même les droits de l’Homme, car selon lui la volonté universaliste qu’ils expriment nie l’ensemble des traditions et coutumes qui différencient chaque peuple.

Le positivisme, regroupe-t’il lui aussi un grand nombre de théories du droit différentes ?

Oui, et parfois contradictoires entre elles. De plus, certain·es positivistes versent aussi dans l’idéologie, en confondant la description de ce qui est à la prescription de ce qui devrait être, la fameuse is/ought fallacy, ou guillotine de Hume (cf. Être ou devoir être, telle est la question : La guillotine de Hume, CORTECS). On peut penser notamment à l’exaltation de l’État par certain·es théoricien·nes, qui reprennent à leur compte le discours fourni par les institutions étatiques pour en faire une théorie. Nous verrons plus bas l’exemple relatif à l’intérêt général érigé comme principe directeur de l’action de l’État par les juristes. On passe alors à une théorie érigée à partir d’une idéologie, ce qui paradoxalement les rapproche du jusnaturalisme tant combattu.

Notons que le positivisme est clairement dominant dans le champ universitaire.

Cette opposition entre positivistes et jusnaturalistes est-elle la seule qui existe ?

Non, il existe aussi une opposition entre juristes positivistes et sociologues à propos de l’étude du droit. Les juristes étudient le droit comme phénomène autonome des autres faits sociaux. Une bonne part des sociologues considèrent le droit comme un fait social parmi d’autres, et le considèrent comme un registre normatif parmi les autres (il existerait aussi des normes sociales, religieuses, morales etc.). Les sociologues étudient les faits sociaux menant à la création d’une règle et ceux menant à l’application d’une règle de droit. L’école du sociological jurisprudence2, à la fin du XIXème siècle, par exemple, fait la distinction entre law in books et law in action. Law in books, c’est le droit positif, écrit dans les codes juridiques. Law in action, c’est le droit tel qu’il est interprété et appliqué par les juristes, notamment les juges. Le sociological jurisprudence introduit l’idée que pour comprendre le droit, il faut étudier les textes de droit en même temps que l’application et l’interprétation qu’en fournissent les individus. Ce courant introduit aussi l’idée que les sciences sociales peuvent permettre de mieux comprendre le droit, notamment le law in action.

Les juristes reprochent aux sociologues leur faible connaissance des contraintes juridiques qui pèsent sur les acteurs juridiques. A contrario, chez la majorité des juristes, les contraintes sociales ou psychologique exercées sur les organes et individus chargés d’appliquer les normes ne sont pas prises en compte. Pour beaucoup de juristes, les individus sont des individus dénués de déterminants psychosociaux.

En soi, sont inutilisées la sociologie critique, les habitus3, les classes sociales, les formes de domination ?

On ne peut pas dire que ces dimensions sont complètement niées. Simplement les juristes ne prennent pas cela en compte dans leur étude du droit. Leur étude porte sur le droit, et non dans l’étude des comportements sociaux. La science du droit, en ce sens, porte sur un recensement et une classification des règles de droit existantes. Les juristes ne s’interrogent que peu ou pas sur l’interaction entre normes sociales et normes juridiques. Ils et elles portent peu d’attention à la vie des acteurs et actrices chargés de l’élaboration et de l’application du droit.

Mais il y a des spécialistes du droit qui ne sont pas d’accord avec ce positivisme ?

Certain·es auteurs·es vont plus loin, en critiquant fortement l’épistémologie de la science du droit mise en avant par les positivistes. Michel Miaille4 par exemple se qualifie d’auteur « critique », car il entend présenter le droit de manière scientifique, c’est-à-dire qu’il entend débarrasser la science du droit de ses « obstacles épistémologiques », au sens donné par Gaston Bachelard5, c’est-à-dire au sens des embûches d’appréciation qui viennent se dresser entre l’envie de savoir des scientifiques et l’objet du savoir. Selon Miaille, ces obstacles sont des empêchements non conscients à produire un travail scientifique, et sont fortement ancrés dans la culture des juristes. Il en donne trois.

Premièrement, il pointe la fausse transparence du droit, qui signifie que les positivistes présentent immanquablement l’étude des règles de droit comme objective et neutre sur un plan politique et moral. Les juristes positivistes pensent que seule l’étude des règles de droit permet de comprendre le droit. Il existerait donc une confusion entre l’observation qu’il existe des règles de droit dans une société, et la définition du droit comme objet de recherche. L’objet de recherche des juristes est ainsi défini de manière trop faible. Ces dernièr·es considèrent que seule l’étude des règles de droit permet de comprendre le droit et que le droit reflète complètement la société dans laquelle il se forme.

Deuxièmement, Miaille pointe l’idéalisme juridique, c’est-à-dire que les juristes positivistes vont prendre les notions que leur renvoie le droit comme explication du monde. Les notions juridiques sont idéalisées, et transformées en explication du monde qui les entoure. Miaille prend l’exemple de la notion d’« intérêt général ». L’intérêt général est devenue une notion explicative de l’action de l’État, par exemple pour les auteurs de l’école du service public du début au XXème siècle6. De même, un universitaire contemporain comme René Chapus, écrit en 2001 que les pouvoirs détenus pour l’administration lui servent à « assurer au mieux le service de l’intérêt général »7. L’idéalisation de la notion d’intérêt général conduit à véhiculer une image idéalisée de l’action de l’administration. Ce qui conduit les juristes à véhiculer une image idéalisée de la société, telle que renvoyée par les textes de droit étudiés. Si, par exemple les textes juridiques et acteurs juridiques induisent que la notion d’intérêt général est la raison de l’existence de l’État, les juristes vont en faire une théorie. L’État est alors la réalisation de l’intérêt général pour les juristes, qui oublient de questionner ce que disent les textes de droit. Ils et elles oublient l’explication historique et sociale de l’État. Dans cette optique, M. Miaille reproche aussi aux juristes d’être fortement imprégné·es de philosophie hégélienne. Pour Hegel, l’histoire a un sens, elle est guidée par une finalité. Ainsi, sans même en avoir forcément conscience, les juristes reproduiraient ce schéma avec la notion d’État. L’existence de l’État aurait donc un sens précis, celui de réaliser l’intérêt général.

Troisièmement, il critique ce qu’il appelle la supposée indépendance de la science juridique. En effet, les juristes feraient du droit un phénomène social parfaitement isolé des autres phénomènes, aussi doit-il donc être étudié indépendamment. C’est ce que critiquent évidemment aussi les sociologues du droit. Michel Miaille préférerait que le droit soit un objet abordé par le prisme de plusieurs disciplines, telles que l’histoire et la sociologie.

Son analyse est rejointe par des chercheur·es qui pensent que les théories juridiques créent une « illusion scientifique »8. Les théoricien·nes du droit, notamment positivistes, auraient voulu dissocier la théorie du droit de la philosophie du droit, et pour cela ont voulu faire un travail descriptif et qui se veut neutre, en décrivant le droit comme il est, on ne porte pas de jugement dessus. Cela apparaît à leurs yeux comme un gage de scientificité. Malheureusement, pour tout:e scientifique, la neutralité est illusoire, puisque toutes de sortes de biais nous affectent. De plus, on ne peut pas vraiment dire que la description systématique de règles de droit et des institutions juridiques s’apparente à une méthode hypothético-déductive, permettant d’écarter et de préciser des théories scientifiques. En effet, décrire ne permet pas d’expliquer ce droit. La description des règles de droit peut être faite par un·e universitaire ou par un·e professionnel·le du secteur (juriste, avocat·e, juge, etc.). Il suffit de regarder qui écrit les manuels ou les articles dans les revues juridiques dans lesquels ces descriptions sont écrites. Dès lors, la description des règles n’est dont pas un critère discriminant pour affirmer qu’une personne effectue un travail scientifique. De plus, les juristes affirment que l’objet de leur recherche leur est donné, c’est le droit positif. La description peut être opérée à l’infini tellement il existe des règles de droit. Or, un travail scientifique construit son objet de recherche, en formulant des hypothèses et en élaborant un protocole permettant de les tester.

On dit en épistémologie que c’est la prédictibilité d’un système qui en fait sa valeur. Laquelle de ces deux écoles, positiviste ou jusnaturaliste, offre la meilleure prédictibilité ?

En fait, il existe un profond vide dans la réflexion épistémologique en droit. La réflexion sur les méthodes est de même extrêmement pauvre.

Certain·es auteur·es proposent un protocole de vérification. Mais en fait, il s’agit d’établir un protocole de vérification… pour vérifier si les hypothèses avancées concernant le sens d’une règle de droit sont confirmées par la décision du juge. Cet empirisme doit donc servir à prédire les décisions de justice… À mon avis, on n’est pas loin de la « futurologie » ! Le sociological jurisprudence dont je te parlais précédemment avait pour volonté de prédire les décisions de justice grâce aux méthodes des sciences sociales.

Cette pauvreté de la réflexion épistémologique est assumée par certain·es juristes, qui font de la science du droit une discipline de commentaire des lois et de prédiction des décisions des tribunaux. Or, cela ne s’appelle pas de la science, mais de la dogmatique, de la doctrine. La doctrine juridique est l’ensemble des opinions émises par les universitaires et les juristes sur le droit, qui s’expriment dans des manuels ou des revues juridiques9. La doctrine est présentée comme une source de droit, et effectivement, les professionnel·les du droit s’y réfèrent. Je l’ai moi-même expérimenté en stage. Quand un·e client·e par exemple demande ce que signifie une loi qui vient de sortir, et sur laquelle il n’existe encore aucune application ni aucune jurisprudence, tu fouilles les revues juridiques pour regarder ce qu’en a dit la doctrine du droit, et tu te débrouilles avec ça. De même, le/la rapporteur·euse publique du Conseil d’État peut parfois construire sa réflexion avec l’aide de la doctrine, il suffit de lire certaines conclusions.CorteX_death_of_the_justice_Quadraro

La doctrine est donc une réelle source du droit car elle inspire les juristes chargés de sa création. De plus, certain·es professeur·es de droit font souvent partie de commissions chargées de rendre des rapports proposant des réformes du droit dans tel ou tel domaine. La doctrine a une réelle utilité pour les professionnel·les du droit. Elle a une vocation d’analyse des textes et réformes, souvent complexes, qui s’avère précieuse. Mais, à mon avis, le travail doctrinal diffère d’un travail scientifique où tu testes des hypothèses.

De la même façon, la réflexion méthodologique est pauvre. Si tu cherches un manuel de méthodologie juridique, tu trouveras un manuel qui t’explique comment raisonner en droit et quelles sont les différentes façon d’interpréter une règle de droit. Mais il y a peu de manuels en langue française, à ma connaissance, qui expliquent comment conduire un travail de recherche hypothético-déductif en droit.

À mon avis, il y a une grande confusion entre la dogmatique juridique (ou doctrine juridique) et une science hypothético-déductive qui fait de la falsifiabilité de ses hypothèses un critère de scientificité. Les juristes ont une culture et une réflexion pauvre sur ce que doit être leur science. De rares travaux pointent cette incohérence.

Mais comment évalue-t-on en droit si une méthode est bonne, meilleure que d’autres, ou parfaitement caduque ?

En droit, les articles dans des revues à comité de lecture sont souvent composés de deux parties, deux sous-parties, sans aucune introduction sur l’objet de recherche, ni de revue de littérature, ni d’hypothèses, ni de méthode et encore moins de méthode d’analyse des données. Alors à moins d’être soi-même spécialiste du domaine juridique traité par l’article que tu lis, c’est compliqué d’évaluer la pertinence de celui-ci. Tu vas devoir regarder si l’auteur·e cite des dispositions (textes de loi, actes administratif, etc.) et des jurisprudences pour analyser le droit. C’est scientifique car cela répond à ce que construit le positivisme juridique : une science descriptive du droit.

Donc en gros, après avoir viré les prêtres, l’ordalie et la justice divine, il reste une justice partagée entre des juristes positivistes un peu axiomatiques, et des sociologues « gauchistes » ?

Ce serait effectivement la vision que l’on pourrait avoir, et l’image que renvoient parfois les discussions sur ce thème. Mais la vraie question est d’ordre méthodologique. Les juristes, font le reproche aux sociologues de minimiser la contrainte juridique qui pèse sur les acteurs et actrices et de prendre en compte des contraintes extérieures (sociales, psychologiques, etc.) dont l’influence sur le comportement des acteurs juridique est difficile à prouver. Mais les juristes ont une épistémologie et une méthodologie floues.

En fait, il peut paraître parfaitement pertinent au regard d’un questionnement sur le droit de ne s’intéresser qu’au droit positif. Comme il peut paraître parfaitement pertinent d’étudier les causes sociales dès lors que la question de recherche s’y prête. Mais dès lors que la démarche déductive qui conduit à émettre des hypothèses et à les soumettre à un test empirique falsifiant est négligée cela pose problème.

Est-ce un débat purement épistémologique ? Ou bien a-t-il des conséquences concrètes ? Y a-t-il par exemple des cas où selon l’ « école juridique », ce qu’encoure un individu dans le cadre d’un délit ou d’un crime peut varier ?

Effectivement, la doctrine juridique n’est pas unanime concernant les questions qu’elle traite. Elle commente les textes de droit et en déduit des interprétations qui peuvent varier selon la conception du juste que se fait chaque professeur·e de droit qui livre son commentaire. Comme les professionnel·les du droit (avocat·es, juges,…) prêtent attention à la doctrine on peut penser que ces commentaires peuvent avoir des conséquences dans le raisonnement des juges et des avocat·es. Certains cabinets d’avocat·es par exemple payent des professeur·es de droit pour venir dans leurs locaux faire une conférence sur les réformes juridiques en cours. Dans ce cas, le/la professeur·e sera interrogé·e sur les conséquences juridiques possibles de la réforme, livrera son interprétation, et les avocat·es se positionneront face à cette interprétation, pouvant la suivre ou non. Je ne suis pas dans leur tête pour savoir.

Aussi, il ne faut pas négliger que la doctrine juridique a un large rôle dans la formation des juristes, tout simplement parce que la doctrine est constituée par les professeur·es de droit qui enseignent à la faculté.

Encore mieux, je vais prendre l’exemple du droit administratif. Ce droit a été forgé par les décisions du Conseil d’État. Ce droit prend sa forme moderne à la fin du XIXème siècle à partir de décisions du Conseil d’État, qu’on estime fondatrices, car elles ont créé des règles de droit qui n’existaient pas. Le Conseil d’État est la juridiction la plus élevée de l’ordre de la justice administrative. Il est la cour de cassation en matière de contentieux concernant les actes de l’administration, voir juge d’appel ou de premier ressort dans certains litiges. Le corps des conseillers d’État est un des grands corps de l’État, accessible notamment après avoir fait l’ENA.

Effectivement. J’ai lu le livre d’Olivier Saby sur l’ENA, Promotion Ubu Roi (et en ai parlé ici). C’est une formation relativement indigente, et, vue de près, assez scandaleuse.

L’ENA sélectionne et forme ce qui est considéré comme une élite destinée à la haute administration. Je sais que la formation est contestée, notamment le fait que celles et ceux qui ont su y accéder ont « titre » à vie, celui d’énarque. Ce titre leur assure d’occuper des positions prestigieuses toute leur vie. Imagine, si tu réussis ce concours à 25 ans ! Tu as un job prestigieux, dans les hautes sphères de décision, assuré pour le reste de ta vie, que ce soit dans le public ou le privé. Bien sûr tu devras faire tes preuves et travailler dur dans les postes que tu occuperas pour avoir l’évolution de carrière que tu souhaites.

Certain·es énarques, les mieux classé·es choisissent de rejoindre le Conseil d’État. Or, les membres du Conseil d’État (ceux et celles qui le souhaitent) sont parfois professeur·es associé·es à certaines facultés, et produisent des manuels de droit, enseignent dans les universités, commentent leurs propres décisions. À noter aussi que le Conseil d’État a une certaine maîtrise de la diffusion de ses décisions en décidant de l’importance qu’elles ont. En fait, le degré d’importance de la décision dépend de la formation de jugement qui la rend.

? Explique-moi.

Je t’explique. Le Conseil d’État est à la fois conseiller juridique du gouvernement et exerce la fonction de juge administratif. Pour la fonction de juge, il existe dix chambres qui se répartissent les affaires à juger. Si l’affaire n’est pas trop complexe, une chambre juge seule. Si l’affaire est jugée plus complexe, deux chambres jugent l’affaire ensemble. Dans ce cas, seuls les membres les plus éminent·es des deux chambres se réunissent. Si l’affaire est très complexe, elle est jugée par la section du contentieux, qui réunit les président·es des dix chambres. Si l’affaire est extrêmement complexe, elle est jugée par l’assemblée du contentieux. Cette assemblée réunit dix-sept membres les plus éminent·es des chambres contentieuses pour trancher le litige. Ainsi, plus la formation de jugement est prestigieux, plus le point de droit à trancher est important, plus la décision sera estimée importante.

legal computer judge concept, robot with gavel,3D illustrationUne division spéciale au sein du Conseil d’État s’occupe de la diffusion des décisions et même de leur explication. C’est donc un acteur juridique, qui produit un discours sur ce qu’il fait, et qui est largement diffusé, et qui supplante même parfois la doctrine des professeur·es d’Université. On comprend alors mieux la difficulté pour les juristes de se distancer du discours des professionnel·les du droit dans leurs analyses. Soit ce sont leurs collègues, soit ce sont elles et eux-mêmes. Cette proximité pose de vrais problèmes, tant éthiques que scientifiques.

Par ailleurs, j’ai du mal à comprendre pourquoi chaque discipline à la fac ne propose pas l’épistémologie comme matière obligatoire en première année. On fait faire des mémoires de recherche à pratiquement tou·tes les étudiant·es, sans leur soumettre les questions essentielles que pose l’édification d’un savoir scientifique. Mais je crois que c’est ce que le CORTECS cherche à faire, non ?

Quoi qu’il en soit, je souhaitais pouvoir exposer les questionnements que j’ai sur ce sujet. Les enseignements du CORTECS pour les doctorant·es m’ont permis de pouvoir interroger ma propre discipline. J’espère approfondir encore ces questions.

 

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES NON EXHAUSTIVES

  • Accardo, Alain, Introduction à une sociologie critique : lire Bourdieu, Agone 1997.
  • Chazal, Jean Pascal. « Philosophie du droit et théorie du droit, ou l’illusion scientifique ». Archives de philosophie du droit 45 (2001): 303‑33.
  • Christophe Grzegorczyk, Françoise Michaut sous la dir. de]. Le positivisme juridique. Bruxelles ; Paris: : Story Scienta : LGDJ, 1993.
  • Geslin, Albane. L’importance de l’épistémologie pour la recherche en droit. LGDJ, Lextenso éditions ; Presses de l’université Toulouse 1 Capitole ; Institut Fédératif de Recherche « Mutation des normes juridiques » – Université Toulouse I, 2016. https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-01228870/document.
  • Miaille, Michel. L’état du droit: introduction à une critique du droit constitutionnel. Critique du droit ; 2. Paris: F. Maspero, 1978.
  • Miaille, Michel, Une introduction critique au droit. Textes à l’appui. Paris: F. Maspero, 1976.
  • Ricci, Roland. « Le statut épistémologique des théories juridiques : essai de définition d’une pratique scientifique juridique ». Droit et société, no 50 (2002): 151‑84.
  • Saby, Olivier, Promotion Ubu Roi, Mes 27 mois sur les bancs de l’ENA, Flammarion, 2012.

 

Statut philosophique des arguments anti-avortement de la Fondation Jérôme-Lejeune et leur critique

Début 2017, Averil Huck est venue en stage au CorteX, dans les locaux de Grenoble, pour clore sa troisième année de licence de philosophie. Sous la poigne de fer (dans un gant de velours violet) de Richard Monvoisin, elle a effectué un magnifique travail critique sur les productions philosophiquement assez peu digestes de la Fondation Jérôme-Lejeune, réputée pour ses positions radicales anti-avortement. Le voici ci-dessous. En toute fin, on trouvera son rapport de stage, plutôt élogieux, ce qui s’explique de deux façons possibles : soit elle a aimé son séjour avec nous, soit elle a peur de son sadique directeur et de ses pouvoirs de vengeance à distance. En attendant, voici un magnifique travail qu’on attendrait plus volontiers au niveau Master 2.

Introduction

La Fondation Jérôme-Lejeune (FJL) est caractéristique du mélange fréquent, dans le marché cognitif de l’information, entre les croyances religieuses et l’usage d’arguments scientifiques censés appuyer celles-ci. Elle a attiré notre attention du fait de son soutien politique important lors de sa création en 1996, de sa reconnaissance d’utilité publique, et d’un combat idéologique très fort pour « défendre la vie et la dignité humaine »1 et contre l’avortement, combat nourri de la réputation scientifique de son fondateur.

La FJL se distingue aussi par une défense argumentative assez éclectique de son combat, ayant recours à des arguments aussi bien déontologiques que conséquentialistes. La façade destinée au public est moins explicitement religieuse que dans d’autres associations « pro-vie », comme chez SOS Tout-petits, par exemple, où la filiation au catholicisme, notamment aux trois figures de Joseph d’Arimathie2, de Jean-Paul II3 et de Mère Teresa4, est manifeste. Le mélange entre croyances et sciences y est néanmoins tortueux, et c’est pourquoi il va nous falloir étudier le rôle que la FJL donne aux sciences dans un combat qui relève de l’idéologie.

I. Les filiations de la FJL

1) Les prémisses de la FJL : Jérôme et Birthe Lejeune

Afin de comprendre la genèse de cette Fondation, il est nécessaire de présenter les personnes de Jérôme Lejeune, qui en a été la source d’inspiration et de sa femme, Birthe, actrice importante dans sa pérennisation.

Jérôme Lejeune est un médecin chercheur qui a travaillé sur les maladies génétiques avec déficience intellectuelle, dont la trisomie 21. Il a été l’un des trois co-auteur·e·s de la découverte du gène de la trisomie 21, avec Marthe Gauthier et Raymond Turpin en 1959, même s’il en est souvent présenté comme seul découvreur. La FJL a eu pour effet secondaire, volontaire ou non, de centrer cette découverte sur le personnage de Lejeune, au détriment des deux autres acteurs et actrices, alors même que la conduite de la recherche, de même que l’intuition dès les années 1930 de l’origine génétique de ce qu’on appelait alors le mongolisme5 reviennent à Raymond Turpin. Quant au rôle de Marthe Gauthier, il a été artificiellement minimisé. Gauthier est en effet à l’origine des cultures cellulaires in vitro d’un enfant trisomique et a pu observer au microscope le chromosome surnuméraire sur la 21ème paire en mai 19586. Seulement, le laboratoire ne disposant pas d’appareil photo efficace pour en prendre trace, Jérôme Lejeune, alors stagiaire au CNRS, s’est alors chargé de faire les photos dans un autre laboratoire7. L’avis du Comité d’éthique de l’Inserm relatif à la saisine d’un collectif de chercheurs concernant la contribution de Marthe Gautier dans la découverte de la trisomie 21 nous fait savoir que « ces photos lui [J. Lejeune] serviront de support dans les congrès et ses interventions médiatiques », participeront de cette façon à le mettre en avant sur le plan médiatique et à le mettre en premier signataire, en 1959, de Les chromosomes humains en culture de tissus, l’article scientifique rapportant la découverte8.

Jérôme Lejeune a très vite craint que cette découverte ne serve à autre chose qu’à une meilleure connaissance de la maladie et à sa prise en charge. En effet, on a pu rapidement développer des tests prénataux diagnostiquant le gène de la trisomie 21, comme le test de clarté nucale entre la 11ème et la 13ème semaine d’aménorrhée couplée à une prise de sang, qui laissent ainsi le choix aux parents de prendre une décision en connaissance de cause. Jérôme Lejeune s’est donc proclamé « défenseur de la vie », sous-entendant qu’en effectuant de tels diagnostics, on faisait non seulement mourir volontairement des êtres désirant vivre, mais en outre on pratiquait l’orthogénisme  : « je vais être obligé de prendre la parole publiquement pour défendre nos malades. On va utiliser notre découverte pour les supprimer. Si je ne les défends pas, je les trahis, je renonce à ce que je suis devenu de fait : leur avocat naturel. »9. Il s’est par la suite investi de manière très combative dans les débats sur l’avortement et les diagnostics prénataux.

Par ailleurs, en pleine période des discussions sur la loi Veil, Birthe Lejeune organise une pétition contre la légalisation de l’avortement, publiée le 5 juin 1971, et réclamant le respect du serment d’Hippocrate qu’elle interprète comme prescrivant de ne pas pratiquer les avortements. En 1974, Jérôme Lejeune a été conseiller scientifique pour l’association anti-avortement « Laissez-les vivre-SOS futures mères ». Fiammetta Venner explique dans son livre L’opposition à l’avortement, du lobby au commando que cette association est la plus vieille association anti-IVG française. Elle a été créée par la Cité catholique10, via l’Action familiale et scolaire11 et est connue pour avoir organisé un commando en 1990 pour bloquer l’accès à des femmes voulant avorter à l’hôpital de Tournon. Iels12 ont aussi organisé deux congrès anti-IVG à Paris les 24 et 25 mars 1991.

Par ailleurs, il a reçu le titre de « serviteur de Dieu » par l’Église Catholique pour sa « défense de la vie ». Jérôme Lejeune a été membre de l’Opus Dei où il a reçu le titre de « docteur honoris causa »13.

En 1996, deux ans après la mort de J. Lejeune, la FJL est cofondée entre autres par le magistrat Jean-Marie Le Méné, par la propre fille de Jérôme Lejeune Clara Gaymard, née Lejeune, et par son mari Hervé Gaymard, secrétaire d’État de la Santé et de la Sécurité sociale de 1995 à 1997 dans le Gouvernement Juppé. Iels ont demandé à ce que la Fondation soit reconnue d’utilité publique et elle le fut en moins d’un an. Nous savons, de surcroît, qu’au moment de la demande, C. Gaymard était directrice de cabinet de Colette Codaccioni, ministre de la Solidarité entre générations. Le Président de la République, Jacques Chirac, était membre du comité d’honneur de l’association Les amis du Professeur Lejeune (LAPL), association créée en 1994 « pour faire connaître son œuvre et ses découvertes, spécialement dans le domaine génétique, faire éditer et diffuser l’ensemble des textes, ouvrages et conférences qu’il a laissés, et poursuivre son action pour la défense de la vie humaine de son premier instant à son terme »14. Cette association finançait, par ailleurs, d’autres associations anti-IVG15. L’association LAPL se transformera ensuite en Fondation et sera réduite à un site biographique. Il faut admettre que ces liens entre certains membres du Gouvernement et la Fondation soulève le doute quant à l’impartialité dans la décision de reconnaître la Fondation d’utilité publique.

2) Etat des lieux actuel des filiations avec des associations chrétiennes de la FJL

La Fondation Jérôme-Lejeune reprend les combats fixés par son personnage éponyme. Il n’est pas évident, quand on ne connaît pas bien la Fondation de saisir d’emblée qu’elle est intimement liée et proche des valeurs chrétiennes catholiques et qu’elle prend une part importante à la défense des intérêts de l’Église catholique romaine. Ce n’est qu’en s’intéressant au personnage et à l’histoire de Jérôme Lejeune ou aux actions concrètes sur la « défense de la vie » de la Fondation qu’on voit ressortir les valeurs chrétiennes du « respect de la vie ». En consultant leur site internet et les manuels pédagogiques qu’iel ont produit, nous avons pu mettre en lumière certaines filiations.

Tout d’abord, sur le bulletin officiel16qui recense les fondations reconnues d’utilité publique, nous pouvons lire que les missions de la FJL sont au nombre de deux : « Poursuivre l’œuvre du Pr. J. Lejeune : recherche médicale sur les maladies de l’intelligence et génétiques; accueil et soins des personnes, atteintes de la trisomie 21 et autres anomalies génétiques. ». Il n’est pas question de leur troisième mission qui est « défendre le commencement de la vie », « défendre le plus petit d’entre-nous »ou encore « défendre le plus fragile d’entre-nous »17. Par conséquent, la Fondation utilise des dons et des legs pour d’autres actions non reconnues par l’État.

La Fondation fait partie du collectif En Marche Pour La Vie qui regroupe différentes associations : Choisir la vie, Les Survivants, Renaissance Catholique, les Éveilleurs d’Espérance, l’Avant-Garde. On peut donc se rendre compte de l’action militante politique de la FJL, liée à ces associations d’obédience chrétienne. Jean-Marie Le Méné, le président actuel de la FJL, fait de nombreuses apparitions et discours lors des « marches pour la vie » (dernier discours recensé le 22 janvier 2017, au moment de rédiger ces lignes18). Celui-ci a aussi a été auditionné en 2008 et en 2009 dans le cadre de la révision de la loi de bioéthique par le Conseil d’État et l’Assemblée nationale, ainsi qu’en 2011 par le Sénat dans le cadre du projet de loi relatif à la bioéthique.

On peut trouver dans le Manuel Bioéthique des jeunes produit par la FJL des liens vers des sites renseignant les femmes enceintes sur les idées pro-vie en général, sur l’IVG et la parentalité en particulier. Iels citent notamment ivg.net avec le numéro gratuit et sosbebe.org (p. 14). Bien souvent, ce sont des sites qui ne se présentent pas comme pro-vie mais qui partagent ces idées et véhiculent de fausses informations. Ces sites sont considérés depuis la loi Vallaud-Belkacem du 4 août 201419 comme faisant entrave à l’information à l’IVG, et étaient au cœur de la proposition de loi relative à l’extension du délit d’entrave à l’IVG promulguée le 20 mars 201720.

La Fondation a reçu un prix le 4 mai 2017 appelé le « prix evangelium vitae 2017 » remis par l’Université catholique Notre-Dame dans l’Indiana aux États-Unis pour leurs actions en faveur du « respect de la vie ».

La Fondation est aussi assez prolixe sur les médias. Sur leur site, nous pouvons lire et écouter les différentes tribunes et articles de Jean-Marie Le Méné dans lesquels il s’exprime régulièrement au nom de l’association : Radio Chrétiennes Francophones, Famille Chrétienne, Valeurs actuelles, L’Homme Nouveau, Radio Notre Dame, Le Figaro, La Croix, La Nef, l’agence de presse religieuse Zénit, Libertépolitique.com. Ces radios et journaux ont en commun leur ligne éditoriale de droite conservatrice et pour la plupart chrétienne catholique.

3) Filiations aux autorités catholiques

Certain·e·s adhérent·e·s de la FJL sont en lien étroit avec les institutions catholiques.
Jean-Marie Le Méné est depuis 2009 membre de l’Académie pontificale pour la vie, académie créée en 1994 par le Pape Jean-Paul II. C’est une « institution indépendante » siégeant au Vatican et qui a pour mission « d’étudier, d’informer et de former » au sujet des « principaux problèmes biomédicaux et juridiques relatifs à la promotion et à la défense de la vie, surtout dans le rapport qu’ils ont avec la morale chrétienne et les directives du magistère de l’Église ». Elle est financée en partie par une Fondation créée par le Vatican, la Fondation Vitae Mysterium. Nous savons, en outre, que le Pape François a soutenu le mouvement En Marche Pour La Vie21, tout comme un certain nombre d’évêques français (21 signataires sur environ 80 évêques métropolitains)22.

Intéressons-nous à présent aux positions de l’Église catholique romaine sur les questions de l’avortement. Le Pape Paul VI a rédigé la lettre encyclique Humanae Vitae en 1968 et elle porte « sur le mariage et la régulation des naissances ». Dans cette encyclique, Paul VI exprime les craintes de l’Église quant aux nouvelles questions qui se posent à l’époque. En effet, les débats sont intenses à propos de la liberté sexuelle des femmes, de la planification familiale et de la contraception, tout ceci émancipé de la tutelle patriarcale. Face à ces revendications, l’Église catholique vient renforcer ses valeurs et injonctions sur l’importance du mariage et de la régulation des naissances. Selon leur «  doctrine fondée sur la loi naturelle, éclairée et enrichie par la Révélation divine », un mariage, c’est l’union d’un homme et d’une femme pour toute leur vie et cette union a comme finalité la « génération et l’éducation de nouvelles vies ». Leurs positionnements sont clairs : utiliser la contraception ou avoir recours à l’IVG revient, à « contredire à la nature de l’homme comme à celle de la femme et de leur rapport le plus intime, c’est donc contredire aussi au plan de Dieu et à sa volonté »23. Ils interdisent donc le recours à l’IVG même thérapeutique, les contraceptions et les stérilisations définitives (vasectomie, ligature des trompes). Le seul moyen de réguler les naissances est de suivre le cycle naturel reproducteur qui est l’œuvre de Dieu. Par ailleurs, il faut, selon cette encyclique, éduquer à la chasteté et se dresser contre l’excitation des sens, le dérèglement des mœurs, la pornographie et autres spectacles licencieux.

On peut lire, en outre, dans la bibliographie du Manuel Bioéthique des jeunes l’utilisation de la lettre encyclique Evangelium vitae, écrite par Jean-Paul II, en 1995 et qui porte « sur la valeur et l’inviolabilité de la vie humaine ». Cette encyclique est présentée comme plus moderne, plus adaptée aux mœurs d’aujourd’hui. Celle-ci est centrée sur le statut de la vie, et de l’embryon, ainsi que sur les atteintes à la vie humaine, à sa dignité, à son intégrité. L’avortement y est considéré comme une menace au même titre que le génocide, l’euthanasie ou le suicide. Le Pape Jean-Paul II y déclare que « l’avortement direct, c’est-à-dire voulu comme fin ou comme moyen, constitue toujours un désordre moral grave, en tant que meurtre délibéré d’un être humain innocent »24.

 

II. Les arguments anti-avortement de la FJL

Les philosophes tendent à distinguer deux grandes catégories d’arguments moraux dépendant de leurs fondements idéologiques. Nous distinguerons donc ici les arguments dits déontologiques, qui se basent sur le respect d’un ou de plusieurs devoirs fondamentaux, et les arguments conséquentialistes, qui tendent à jauger moralement les choix en fonction de leurs conséquences globales, positives ou négatives.

1) Arguments déontologiques qui découlent de la morale de Loi naturelle et des encycliques

Intéressons-nous à présent aux arguments développés par la Fondation Jérôme-Lejeune par rapport à l’avortement et essayons d’en évaluer la logique interne. Avant tout, précisons que tous ces arguments reposent sur une triple prémisse :

  • la vie est une notion claire et le fruit d’une volonté transcendante. Elle est présente dès la fécondation et est un don divin sur lequel l’humain·e n’a pas à agir.
  • Dieu a un plan et ses créatures, les humain·e·s, doivent le suivre sans y déroger.
  • La vie de l’embryon doit être comprise comme de valeur égale à toute autre vie humaine et est une vie en propre, séparée de celle de la mère.

Nous avons distingué quatre arguments majeurs. L’avortement est considéré

  • comme meurtre
  • comme dérogation au rôle dévolu à « la mère »
  • comme droit abusif de propriété (dérive du précédent)
  • comme instrument de politique eugéniste.

A) L’avortement comme meurtre

Nous comprenons, à partir des présupposés religieux que nous venons d’exposer, qu’à partir du moment où l’avortement est posé comme un acte allant à l’encontre du plan divin, il est donc par conséquent proscrit. Y recourir équivaut à un meurtre. En effet, avorter, c’est ôter la vie, c’est « un acte de mort » (p. 17). La FJL explique dans le Manuel Bioéthique des jeunes qu’« en avortant son enfant, on choisit pour lui la mort, comme si on avait le droit de tuer. La loi qui donne ce droit semble rendre ce choix acceptable. Et pourtant on commet un acte de mort. Si la justice française ne le reproche plus depuis 1975, la conscience rappelle ce principe fondateur : « tu ne tueras point ». Ce qui est légal n’est pas forcément moral. » (p. 17).

De la sorte, pour proscrire l’avortement et montrer que c’est un acte mauvais, la FJL fait appel au sixième commandement25, regrettant que ce commandement ne fasse pas office de loi, et jugeant l’actualité juridique comme en retard sur la morale : ce qui est moral découle de Dieu, de la Bible – définition archétypale d’une morale déontologique chrétienne – et ce qui est juridique, ce sont les lois humaines, imparfaites et parfois, selon eux, immorales.

À titre accessoire, on trouvera également dans leurs productions ce type de constatation : « tuer son enfant ne peut pas être source de liberté ni d’accomplissement personnel » (p. 16) sous-entendant ici en une forme rhétorique classique dite « de l’épouvantail » (ou strawman) que les femmes qui avortent le revendiquent avec pour seul argument une simple liberté, une simple commodité et que, de l’acte même d’avorter, les femmes en tirent un accomplissement personnel. C’est l’argument standard de « l’avortement de confort », qu’avait défendu Marine Le Pen le 8 mars 2012 sur France 2, déplorant que « [l]es avortements de confort sembl[ai]ent se multiplier ».

B) L’avortement comme dérogation au rôle fixé de femme-mère

L’avortement est considéré comme « une atteinte à la nature même de la femme qui est d’être mère ». La Fondation en donne pour preuve « [l]’immense souffrance de la stérilité [qui] montre combien la maternité est constitutive de l’identité féminine »26. La Fondation juge que « la capacité de l’homme et de la femme à être père pour le premier, et mère pour la seconde, est l’une des caractéristiques essentielles de l’identité sexuelle. La grossesse et la maternité sont une part importante de la féminité »27. Dans cette lecture des choses, n’existeraient que deux sexes bien délimités, avec deux « essences » distinctes auxquelles sont assignés des rôles genrés précis (ceux de l’homme et ceux de la femme). Ces deux catégories seraient irréductibles aussi bien sur le plan biologique que social. Le féminin serait per se toujours lié à la reproduction, la maternité, le care, à l’exclusion du masculin. Nous retrouvons dans la seconde citation le lien fait entre sexualité et procréation par l’Église catholique romaine. L’identité sexuelle y est exclusivement définie en rapport direct à la reproduction, évinçant de fait tout autre pratique sexuelle ne servant pas un dessein procréatif.

C) L’avortement comme droit abusif de propriété de la mère sur l’enfant

La FJL répond ici à un argument utilisé par les féministes, dans le cadre juridique de la dépénalisation de l’avortement, qui invoquait « le droit à disposer de son corps ». Elle y répond par l’argument biologique suivant : l’embryon n’est pas une partie de la mère, c’est un être humain à part entière, « le fait d’être abrité et nourri dans le corps de sa mère, ne fait pas de l’enfant in utero un élément du corps de la mère. Il en diffère par toutes ses cellules »28. De ce fait, la mère ne peut pas disposer de l’embryon ou du fœtus comme elle l’entend. Dans le dossier « IVG/IMG » créé par le site www.genethique.org29, l’argument est plus détaillé. « Pourtant, biologiquement, l’enfant n’est pas une partie du corps de sa mère : il en est l’hôte. La preuve en est : l’enfant a un patrimoine génétique distinct de celui de sa mère ; il peut même, en cas de dysfonctionnement du corps de sa mère, produire des anticorps ; il continue à se développer normalement même si la mère est dans le coma, comme le montre la première médicale de ce type répercutée par la presse en octobre 2009 (cf. Synthèse de presse Gènéthique du 12 octobre 2009) »30. Cet argument permet donc à la FJL de proscrire l’avortement, en répondant à un argument juridique par un argument biologique. Afin de cerner les droits des personnes, il est nécessaire de définir les bornes de ce qu’est une personne juridique, c’est-à-dire ayant des droits. Par conséquent, le Droit s’appuie sur la biologie et les avancées scientifiques pour définir la vie et la mort, une personne et une chose, soi et son corps, etc. Pour l’instant, dans le Droit français, un·e enfant obtient la personnalité physique (qui nous donne droits et devoirs) dès la naissance, s’iel est vivant·e et viable. La FJL s’insurge contre cela et voudrait placer le début de la vie à la fécondation afin de garantir des droits à des « personnes potentielles ».

Pour répondre à ce problème, la FJL présente deux solutions « morales », qui sont :

  • garder l’enfant,
  • ou le faire adopter.

Comme on le comprendra, avorter ne fait pas partie de ces solutions. Dans le Manuel Bioéthique des jeunes, la FJL explique à plusieurs reprises que « la meilleure façon d’aider une mère en difficulté n’est pas de l’aider à supprimer une vie mais à résoudre ses difficultés. Si la mère ne peut pas élever son enfant, l’adoption reste aussi un recours pour lui » (p. 17). Iels ajoutent à cela qu’ « [e]n France beaucoup de parents (28 000 en 2008) sont prêts à accueillir un enfant par adoption » (p. 17). Qu’en est-il des grossesses non-désirées suites à un viol ? « La mère doit être bien accompagnée après un tel traumatisme mais tuer l’enfant n’annule pas le drame » (p. 16). « Pourquoi l’enfant […] subirait-il la peine de mort que ne subira pas le criminel ? » (p. 16). Partant, même en cas de viol, les femmes doivent, soit décider de garder l’enfant, soit le·la faire adopter.

D) L’avortement comme instrument d’une forme d’eugénisme

Une autre inquiétude exprimée par la Fondation est celle de l’eugénisme. La FJL explique que 96% des cas de trisomie 21 diagnostiqués aboutissent à un avortement. Jean-Marie Le Méné, dans son livre Les premières victimes du transhumanisme considère que ce sont les personnes trisomiques qui sont victimes d’une sélection artificielle normative, définition même de l’eugénisme de Francis Galton (1822-1911). Jérôme Lejeune parlait de « racisme chromosomique »31. Par ailleurs, nous pouvons lire ceci : « Le diagnostic prénatal est trop souvent utilisé pour surveiller la « qualité » de l’enfant (voire l’éliminer s’il n’est pas conforme à l’attente des parents ou de la société) »32 et « notre société devient de plus en plus intolérante face au handicap et « le mythe de l’enfant parfait » avance… »33. En conséquence, la Fondation craint que les avancées scientifiques (DPN, DPNI, DPI, IVG…) ne fassent dériver notre société vers une société qui classe les humains en personnes acceptables et non-acceptables (les personnes handicapées moteurs et mentaux) et finissent par faire éliminer ces personnes non-acceptables au profit d’enfants « parfaits », sans « défauts ». Leur lutte se place sur la recherche scientifique afin de trouver une thérapie et guérir les personnes trisomiques. Une fois la guérison possible, le critère de la maladie trisomie 21 comme maladie incurable ne pourra plus être invoqué et aboutir à des avortements.

2) Nouveaux arguments de type conséquentialiste

Nous aurions pu faire l’hypothèse selon laquelle la grille de défense des thèses de la FJL était unilatéralement déontologique. Pourtant, en regardant en détail, il semble, sans que nous puissions le dater avec précision, qu’une autre stratégie morale se fasse jour, avec des arguments qui s’aventurent dans l’idéologie conséquentialiste.
Nous avons délimité deux d’entre eux, aussi caractéristiques que récurrents dans la prose de la FJL : l’invocation de la douleur du fœtus, et celle des risques auxquels s’exposent les femmes qui avortent.

A) Le fœtus ressent la douleur dès le deuxième trimestre

« Aujourd’hui on sait tous que le fœtus perçoit la douleur dès le second trimestre de grossesse et sans doute avant (Assises Fond. PremUp, juin 2010). »34. La Fondation nous donne explicitement la source de cette affirmation scientifique. Elle provient d’un colloque, les Assises de la fondation PremUp35, datant de juin 2010 et intitulée « La douleur du fœtus et du nouveau-né prématuré ». Il y est question de la douleur fœtale et des problématiques qui s’y rapportent : comment la mesurer ? Comment la prendre en compte ? Quel est le statut du fœtus et de l’embryon ? etc.
Précisons, néanmoins, que la citation n’est pas exacte. Ayant lu les actes du colloque en intégralité, nous n’avons pas été en mesure de retrouver la phrase telle quelle.

Cet argument implique donc que l’on ne doit pas avorter de peur de faire du mal au fœtus ou à l’embryon car il ressent la douleur. C’est un argument clairement conséquentialiste car ce sont les conséquences de l’acte d’avorter qui sont prises en compte. Nous pourrions aller plus loin encore en disant que c’est un argument utilitariste car il invoque la douleur. L’utilitarisme repose sur un double principe : la maximisation du bonheur et la minimisation de la peine pour l’ensemble des agents. Ici, la Fondation part du principe que la douleur du fœtus est plus importante que celle d’une mère dans l’évaluation de la minimisation de la peine pour l’ensemble des agents.

B) Il y a des risques pour les femmes qui avortent : le syndrome post-avortement (SPA)

Une autre manière de décourager les femmes d’avorter, c’est d’invoquer les risques qu’elles courent. L’argument qui revient le plus par rapport aux risques, c’est celui du syndrome post-avortement. « On observe chez beaucoup de femmes qui ont avorté un état dépressif et des désordres divers : culpabilité, perte de l’estime de soi, dépression, désir de suicide, anxiété, insomnies, colère, troubles sexuels, cauchemars sur son bébé qui la hait, qui l’appelle… Le lien avec l’avortement n’est pas toujours fait. Ces conséquences, qui peuvent apparaître tout de suite ou plus tard, sont aujourd’hui bien connues et identifiées sous le nom de « syndrome post-abortif ». Ces symptômes s’amplifient chaque fois que la mère rencontre une femme enceinte, voit un bébé dans un landau, passe près d’une clinique, pense à l’anniversaire de son enfant… Le syndrome « post-abortif » ne se limite pas à la mère. Il est possible qu’il s’étende aux proches : au père, aux frères et sœurs ».

Nous pensons que la FJL fait référence, à la fin de la citation, au « syndrome du survivant » invoqué par les jeunes de l’association les Survivants. Ces jeunes partagent leur choc devant l’affirmation suivante : « nés après [19]75, nous avions 1 chance sur 5 de ne pas voir le jour puisque l’on pratique en France 220 000 avortements pour 800 000 naissances »36. Iels se battent par conséquent contre l’IVG et témoignent du manque qu’iels ressentent : « Nous ne connaîtrons jamais notre sœur ou notre frère arrivé trop tôt ou trop tard ». En plus de cela, la Fondation fait des liens avec des associations et organisations à caractère religieux dans lesquelles les femmes s’expriment par rapport à leur avortement : www.sosbebe.org, www.ivg.net (et le numéro vert), http://www.silentnomoreawareness.org/ sur lequel on peut retrouver cette phrase : « Dans le monde les femmes commencent à témoigner : « si seulement nous avions su » ». Enfin, la Fondation donne des liens vers des maisons d’accueil, Tom Pouce et El Paso (p. 14), cette dernière étant sous l’égide de la Fondation Notre-Dame.

 

III. Analyse critique des arguments

Autant l’analyse des arguments déontologiques ne se fait qu’au prix du décentrage des valeurs fondamentales sur lesquels ils reposent – quels devoirs, envers quelle entité sur-naturelle, etc.– autant l’analyse des arguments conséquentialistes est en soi plus simple, car pour l’essentiel, les faits empiriques confrontent et jaugent les allégations de type scientifique produites par la FJL.
Nous allons donc d’abord faire une brève revue de la scientificité des prétentions, puis nous introduirons le problème central de l’épistémologie de la FJL : l’essentialisme.

1) Vérification des prétentions scientifiques

Une part de l’argumentaire de la Fondation Jérôme-Lejeune repose sur des arguments de type scientifique, c’est-à-dire, pour faire simple, qu’iels affirment des choses sur le monde et que ces affirmations sont testables. Nous avons relevé trois prétentions scientifiques :
a) la notion de « vie » est claire et ne fait plus débat ;
b) le fœtus ressent la douleur ;
c) les femmes courent des risques psycho-pathologiques dus à l’avortement (syndrome post-avortement).

Au vu du militantisme de la Fondation, il nous a paru nécessaire de vérifier si ces prétentions correspondaient réellement à l’état actuel des connaissances scientifiques.

A) Il n’y a plus de débat scientifique sur le statut de la vie

Nous l’avons abordé plus haut (partie II.1.A), la FJL part du principe qu’il n’y a plus de débat en ce qui concerne le statut du début de la vie de l’embryon. Ses représentant·e·s affirment qu’« accepter que la fécondation soit le départ d’un nouvel être humain n’est pas une question de goût ou d’opinion, c’est une réalité biologique. Toutes les preuves scientifiques vont dans ce sens et rien ne peut prouver le contraire. Personne n’en doute sincèrement »37. Or, c’est un débat qui est loin d’être clos. En effet, il existe encore des programmes de recherche, des colloques, des articles scientifiques publiés sur le sujet qui montrent la complexité de poser le point de départ de la vie, et à plus forte raison celle de définir la vie. Le projet de définir ne serait-ce que biologiquement la vie rencontre d’énormes écueils, comme l’a montré Claude Bernard (1878), de même que sur le plan physique (Schrödinger 1944), sans parler des plans axiologiques ou téléologiques qui malgré leur intérêt, ne se soumettent pas à la corroboration de la même façon.
Pour ne prendre que la biologie qui nous occupe ici, Tsokolov (2009), Mullen (2002), Strother (2010) McKay (2004) et tant d’autres ont du mal à s’entendre sur la définition de la vie, depuis les virus et viroïdes jusqu’aux coraux. Quant à dire quand exactement commence un processus qui est mal délimité, c’est une sacrée gageure.

La FJL ne se risque d’ailleurs pas à donner de source d’un quelconque consensus scientifique à ce propos. Ils·elles font le choix arbitraire de placer le début de la vie humaine au moment de la fécondation, c’est-à-dire, au moment où les gamètes fusionnent pour donner une cellule-œuf contenant l’ADN. Pourquoi faire commencer la vie à la fécondation ? Ce n’est pas une hypothèse idiote. Il faut cependant considérer que c’est une hypothèse parmi d’autres et, qu’à ce jour, la communauté scientifique n’a toujours pas tranché.

De cette sorte, la Fondation fait un choix théorique, parmi d’autres, lié à ses convictions chrétiennes où la vie humaine est un don de Dieu, une création faisant partie du plan divin. Avorter revient donc à déroger au plan divin et à pêcher. Chez les militant·e·s anti-avortement, nous assistons fréquemment à la volonté de prouver rationnellement un principe provenant d’une révélation divine, à l’instar de Thomas d’Aquin, au XIIIe s. qui a tenté de prouver rationnellement l’existence de Dieu. L’argument de la fécondation est du même acabit. Mais si l’on se détache de l’idée de création, de divinité, ou de son avatar politique l’intelligent design38, alors il n’y a pas lieu de choisir nécessairement l’hypothèse du début de la vie au moment de la fécondation.

B) La douleur fœtale

La douleur fœtale est un autre argument brandi par la Fondation (partie II.2.A). Est invoqué à l’appui de cette douleur un colloque scientifique, les Assises Prem.Up 2010 pour démontrer que la douleur apparaît « dès le (sic) 2nd trimestre de grossesse et sans doute avant ». Or, à l’évidence, personne n’a démontré quelque chose de ce type lors de ce colloque. Les personnalités présentes ne sont d’ailleurs pas tout à fait d’accord sur le moment où le phénomène de la douleur apparaît pour le fœtus mais il semblerait que « les voies de la nociception (terme qui désigne les voies nerveuses qui conduisent l’information douloureuse de l’organe cible jusqu’au cerveau) sont formées dès la fin du second trimestre de la grossesse. Dès ce terme, le fœtus est capable de percevoir ce type de stimulations. Il est impossible de savoir en revanche ce qu’il ressent exactement, mais il est essentiel de déterminer si ces stimulations peuvent avoir des conséquences immédiates ou à long terme sur le bébé à naître. » (troisième intervenante, Véronique Houfflin Debarge). On peut compléter ceci avec une étude multidisciplinaire : « Les fibres thalamo-corticales commencent à apparaître entre 23 et 30 semaines d’âge gestationnel; d’autre part, l’électroencéphalographie chez le prématuré suggère que les capacités de perception de la douleur ne sont probablement pas fonctionnelles avant 29 ou 30 semaines »39. Rappelons que les IVG sont autorisées en France jusqu’à 12 semaines de gestation, hormis pour les IMG (Interruptions Médicales de Grossesse) qui peuvent être autorisées à la toute fin de la grossesse – ce qui concerne un chiffre assez restreint des avortements. La FJL semble aussi omettre le fait qu’aujourd’hui, on propose aux femmes ayant recours à l’IMG des analgésiques pour fœtus, pour empêcher qu’ils souffrent pendant la procédure. « Lors des gestes fœticides par exemple, réalisés lors des interruptions médicales de grossesse au troisième trimestre de la grossesse, il est nécessaire d’assurer au préalable une anesthésie du fœtus avant d’injecter le produit qui va arrêter sa vie. » (Houfflin Debarge, déjà citée).

C) Le syndrome post-avortement

Plusieurs études40 montrent que le SPA est un mythe créé de toutes pièces, qui démarre en 1987 avec David C. Reardon et son livre, Aborted Women: Silent No More. Il y détaille une étude de psychologie qu’il a menée sur 252 femmes qui aurait prouvé la réalité de ce syndrome. Intéressons-nous à sa scientificité car cette étude présente des lacunes méthodologiques.

Reardon a fait son étude sur 252 femmes faisant toutes partie du groupe « Women exploited by abortion » (WEBA) qui est une association regroupant des femmes regrettant d’avoir avorté. Son échantillon d’étude est non-conforme et biaisé car il devrait impliquer des femmes ayant avorté venant de différents milieux sociaux, de différents avis sur l’avortement. En somme, son échantillon n’est pas représentatif de l’ensemble des femmes et est très orienté vers une souffrance subjective accrue. Ensuite, il n’y a pas de groupe témoin auquel comparer le mal-être ou le bien-être du groupe test. Il aurait fallu pouvoir comparer ce groupe de femmes, avec un autre groupe ayant poursuivi leur grossesse jusqu’au bout de même qu’avec un troisième groupe n’étant pas enceintes et nullipares par exemple. Dans une autre étude, une comparaison a été faite, à deux semaines et six mois après l’avortement (ou l’accouchement), de la santé mentale entre un groupe de femmes ayant avorté et un groupe de femmes ayant poursuivi leur grossesse41. Il n’y a pas eu de résultats prouvant un lien de causalité entre l’avortement et la santé mentale dégradé des sujets. Au contraire, on mesure plutôt du stress avant l’avortement et il peut y avoir plusieurs autres facteurs : « les impacts d’une grossesse non désirée ; l’oppression religieuse et patriarcale ; les facteurs socio-économiques ; les violences envers les femmes; et l’influence négative du mouvement pro-vie. »42. On note aussi un soulagement après l’avortement.

L’auteur utilise par ailleurs une échelle de mesure du bien-être et du mal-être non-officielle. Il semblerait qu’il en ait créé une pour son étude. On peut voir dans son « appendice 2 » le questionnaire qu’il a donné à ses sujets pour évaluer le mal-être qu’elles ont vécu dans la prise de décision d’avorter. Il utilise une échelle de 1 à 5, dans laquelle 1 équivaut à « not at all » et 5 à « very much ». Il y a une case en plus « N-A (non-applicable) et unsure (pas sûre) ». En psychologie positive, c’est-à-dire la psychologie qui s’intéresse à l’évaluation du bien-être, il existe une échelle, the Subjective Happiness Scale (SHS) ou Échelle de bonheur subjectif. Elle va de 1 à 7 et est l’une des plus utilisées.

Notons en outre que son étude n’est pas une publication scientifique mais un livre best-seller. C’est une étude isolée qui n’a pas été répliquée. Pour qu’une étude amène à un consensus, il faut qu’elle soit répliquée dans différents laboratoires afin de déterminer si le résultat est confirmé ou infirmé. Dans quel cas, elle ne peut être prise en compte. En l’occurrence, il y a eu d’autres études qui ont été revues par des pairs, c’est-à-dire que d’autres spécialistes ont lu et critiqué l’étude avant qu’elle ne soit publiée, et iels ne sont pas arrivé·e·s au même résultat que David C. Reardon (voir études déjà citées).

Enfin, il faut savoir que cette étude est en partie impossible à évaluer car on ne peut pas réfuter le pseudo mécanisme du « refoulement » hérité de la psychanalyse. Une étude scientifique incluse dans un corpus théorique irréfutable n’offre pas la possibilité d’être infirmée expérimentalement dans le cas où elle serait fausse. Ici, l’affirmation selon laquelle des femmes refoulent le traumatisme et qu’elles en souffrent sans le savoir n’est pas testable et, de fait, sort du champ des allégations scientifiques.

             Ainsi, nous avons mis au clair certaines prétentions scientifiques qu’a la FJL et avons pu montrer qu’aucune de ces prétentions ne résistait à la critique. La Fondation fait des recherches en génétique et c’est tout à son honneur. Cependant, elle a tendance à tordre certaines connaissances scientifiques afin de confirmer ses positions morales, positions morales qui ne sont en outre pas confortées par la scientificité des recherches effectuées. Il est notoire qu’un haut degré de scientificité n’augure pas d’un choix moral forcément positif, et le XXe siècle illustre bien cette corrélation illusoire. Nous pouvons en conclure que la rigueur scientifique prônée par la Fondation est une façade qui leur permet d’avoir plus d’autorité et d’audience.

2) Essentialisme

En imputant un rôle « naturel », celui d’être mère, à « la femme », la FJL parle bien d’une seule « nature » qui habite de la même manière chaque femme. « La femme » est vouée à la grossesse et à la maternité. Il en découle qu’avorter est contre-nature. Cette manière privilégiée d’être « femme » serait déterminée par l’appartenance au sexe femelle. La FJL s’inscrit dans une vision dichotomique essentialiste critiquable des êtres humains. En quoi exactement ? Premièrement, la FJL se place dans un cadre de pensée dans lequel il y a une distinction entre le domaine du naturel et le domaine du culturel. Deuxièmement, une causalité entre sexes et rôles sociaux, ou encore entre sexes et genres, est implicitement postulée. Troisièmement, ce cadre de pensée se base uniquement sur ce qu’il présente comme « la biologie ». Rappelons que la FJL est très proche des institutions catholiques chrétiennes, sans toutefois aller jusqu’à invoquer dans ses propres communiqués la Création biblique. Elle passe par la science afin de parler de ce qui est « naturel », sans d’ailleurs prendre le temps de questionner cette notion protéiforme de « nature ». Or, il se trouve que les trois aspects de cette vision essentialiste ont été largement remis en cause depuis la seconde moitié du XXe siècle. Nous allons tout d’abord voir en quoi penser les genres comme déterminés par les sexes est une erreur. Nous mettrons ensuite en évidence des limites en ce qui concerne l’utilisation de la biologie comme base théorique à la description des comportements sociaux du genre humain.

Tout d’abord, la FJL voit une séparation entre un sexe dit « biologique » et un sexe dit « social ». Chez l’humain·e, il y aurait une « partie naturelle » d’où découleraient, dans le « domaine culturel », des rôles sociaux, des comportements, des préférences, des ambitions, des envies, etc. Partant, du fait qu’une personne soit pourvue d’un appareil génital femelle (ou d’un génotype femme), il en découle qu’elle doive se reproduire et s’occuper de la progéniture. De nombreux·ses biologistes, psychologues d’obédience psychanalytique et anthropologues de la première moitié du XXe siècle pensaient décrire un état de fait en corroborant ce modèle, essentialiste et bicatégorisé, dans lequel un génotype / caryotype femme implique un « comportement » de femme (avec les rôles sociaux féminins et maternels coutumiers associés). La lecture qu’offre la FJL présente de multiples similitudes avec cette représentation, comme on peut le lire dans le manuel Théorie du genre : décryptage à l’intention des jeunes : « Le « sexe » désigne la réalité biologique – garçon ou fille – de l’être humain, tandis que le « genre » désigne la dimension sociale du sexe, c’est-à-dire le comportement social d’un homme ou d’une femme en lien avec son sexe biologique ». Cependant, les travaux de féministes de la première vague telles que Simone de Beauvoir ou Ann Oackley ont brisé cette implication. Des années 1950 à la fin des années 1970, elles se sont intéressées aux résultats des recherches en biologie et en sciences humaines et sociales pour entamer une première critique de l’approche causaliste entre sexes et genres et de la distinction entre sexes et genres. De plus, leur démarche avait explicitement des fins de changements politiques et sociaux (droit de vote, accès à la contraception, doit à l’avortement, meilleures conditions de vie, égalité en droits…). Ces auteur·e·s voient une plus grande influence du culturel que du biologique sur les comportements humains. Pour Ann Oackley, au niveau définitionnel, « le mot « sexe » se réfère aux différences biologiques entre entre mâles et femelles : à la différence visible entre leurs organes génitaux et à la différence corrélative entre leurs fonctions procréatives. Le « genre », lui, est une question de culture : il se réfère à la classification sociale en « masculin » et « féminin » »43. Le « sexe » est vu comme un invariant tandis que le « genre » est contingent, c’est-à-dire que l’on peut faire changer ces rôles sociaux par l’action politique.
Toutefois, pour certain·e·s féministes des années 1990, dont la sociologue et philosophe matérialiste Christine Delphy44, la critique n’est pas aboutie. En effet, penser un invariant (les sexes) et un variant (les genres) est insuffisant pour fonder un modèle satisfaisant, car cela implique que ce qui définit principalement les êtres humains est leur sexuation. Certain·e·s pourraient en effet penser que ce qui varie arbitrairement (les genres) ne peut définir de manière consistante un groupe d’individus, et donc qu’une catégorisation solide doit faire appel à un invariant, soit le sexe. C’est ce problème pour penser le genre qui amène Delphy à soutenir qu’il y a un impensé dans la plupart des travaux scientifiques et féministes qui est l’« antécédence du sexe sur le genre »45. Ce postulat implicite renvoie à la séparation (somme toute artificielle en bien des points) nature / culture. Notons que cet impensé conduit à ne plus pouvoir penser les genres que comme résultant des sexes. Or, nous ne pouvons pas penser en-dehors de concepts culturellement et historiquement construits. Les travaux d’anthropologues comme Lévi-Strauss ont été remis en cause sur ce point : il n’existe pas d’état naturel de l’humain où son « essence » se traduirait par son sexe. D’un point de vue simplement méthodologique, il est difficile d’affirmer l’existence d’ « essences ». Il faudrait en effet isoler les personnes de leur société afin d’évaluer ces « essences » séparément de l’influence de l’environnement et des interactions avec autrui. De plus, en ce qui concerne le développement cognitif humain, « établir qu’une différence cérébrale est purement biologique et non pas sociale est méthodologiquement impossible : la grande majorité des connexions neuronales se forment après la naissance et la différentiation sexuée du cerveau est donc un processus continu modulé par l’expérience et la société »46. C’est pourquoi nous jugeons à l’aide du rasoir d’Occam47, un principe méthodologique de parcimonie des hypothèses, qu’il est très coûteux de postuler deux essences complémentaires qui déterminent tous nos faits et geste. Nous n’en avons en fait pas l’utilité pour expliquer qu’il y ait des êtres différents les uns des autres et que, de fait, ils ont des rôles différents dans la société. Il est nécessaire de comprendre que les êtres humains sont des êtres sociaux complexes et qu’il faut de ce fait distinguer plusieurs niveaux de description irréductibles les uns aux autres, rendant par là douteux de tout réduire au déterminisme strictement biologique. Surtout, lorsque ce qu’on peut considérer comme étant « le biologique » est l’objet d’une discipline scientifique (la biologie), construite et en évolution, objet par ailleurs différent de ce que la FJL appelle du même nom. Les études de genre (et non pas « la théorie du genre », déformation de type strawman48 utilisée par la FJL) penchent aujourd’hui davantage pour une explication qui combine les interactions avec l’environnement, avec autrui et avec la société sans rejeter pour autant notre héritage biologique. Par conséquent, des auteur·e·s comme Delphy argumentent en faveur de l’utilisation du concept de « genre » au singulier. Il renvoie alors au système de domination qui produit ces catégories de pensée que sont « sexes » et « genres » et qui applique la division, la hiérarchisation et l’hétéro-normativité. C’est pourquoi Delphy soutient que le genre précède le sexe. Cette expression lapidaire veut dire que nous sommes toujours impliqué·e·s dans une culture et que tous les concepts que nous utilisons sont construits. La FJL emploie le terme « genre » au singulier comme indissociable de son « genre » opposé. Les « genres » sont donc toujours pluriels et, pour eux, au nombre de deux : le féminin et le masculin. Ni la bicatégorisation, ni le caractère mimétique du genre par rapport au sexe (c’est-à-dire où sexe mâle va avec masculin et sexe femelle va avec féminin et jamais autrement) ne sont remis·es en cause. On notera que ces postulats non questionnés impliquent une naturalisation de l’hétérosexualité qui participe à normer les comportements à travers les discours.

Il en découle que nous ne pouvons utiliser la biologie pour décrire les interactions humaines sans la replacer dans un contexte socio-historique et politique. Les travaux du philosophe étasunien Thomas Laqueur49 vont dans ce sens. Les sciences s’inscrivent dans le système de genre et participent à la pérennisation voire à la production de concepts, de schémas de pensée binaires et mimétiques. Le « sexe » est aujourd’hui souvent pensé en deux pôles distincts et complémentaires et réduit aux caractères anatomiques (avoir un pénis ou un vagin) ou chromosomiques (XY ou XX). Cette définition ne prend pas en compte les personnes qui ne sont ni mâles, ni femelles, que ce soit sur le plan phénotypique, hormonal, génétique. On range un peu artificiellement ces personnes dans la catégorie dite « intersexe », bien qu’il en existe plusieurs types. Ces personnes représentent environ 1,7% de la population humaine selon Anne Fausto-Sterling50, d’autres estiment qu’elles représentent 1 à 4% de la population humaine51. C’est toutefois un chiffre compliqué à déterminer car nombre de personnes intersexes se font opérer dans les premiers mois de leurs vies, certain·e·s ne s’en rendent même pas compte et d’autres le cachent. De plus, il existe plusieurs niveaux d’évaluation de la sexuation : anatomique, génétique, phénotypique, hormonal et aujourd’hui, on essaie de prendre en compte l’organisation du cerveau. Ces chiffres sont donc des approximations statistiques, et en raison de ces limites, la population intersexe est délicate à nombrer et pourrait de fait concerner encore plus d’individu·e·s. Mais peu importe : une seule personne dans ce cas de figure mériterait une place que la majorité des sociétés ne lui prépare pas. Toutes ces personnes sont marginalisées, entre autres par cette vision binaire encore très répandue et dont la FJL se fait la courroie : elles sont vues comme des « anomalies ». Enfin, dans le champ des études féministes des sciences, rien ne va dans le sens d’une « dichotomie naturelle entre les mâles et les femelles » en tant que « groupes humains biologiquement et clairement séparés »52 car il y a trop de « chevauchements entre les sexes et trop de variations des caractéristiques et capacités à l’intérieur de chaque sexe »53.
Ainsi, quand la FJL invoque des rôles naturels des femmes et invoque leur « sexe », elle tombe dans un essentialisme basé sur le présupposé non examiné que nous avons critiqué plus haut. Nous ne pouvons donc raisonnablement pas invoquer une quelconque « nature » de « la femme » pour interdire l’avortement.

 

Conclusion

En allant analyser en profondeur les prétentions scientifiques de la Fondation Jérôme-Lejeune, nous avons montré que la teneur scientifique de leur discours n’est qu’un paravent pour leur subjectivité morale. En grattant cette première couche, nous réalisons que le ciment de leurs allégations sur l’avortement est composé d’essentialisme, de réductionnisme génétique et de mélange entre prescriptions divines et appels à la nature. Leurs arguments contre l’avortement sont sexistes, mal fondés scientifiquement et imprégnés des recommandations de l’Église Catholique romaine. Ainsi, le rôle qu’était censé jouer la science dans leur discours était un rôle d’autorité, de scientificité, de vernis qui, quand on prend le temps de le gratter avec un ongle un peu dur, se fendille facilement.

Bibliographie

  • I. Côté, « Analyse féministe du syndrome postavortement : la déconstruction d’un mythe véhiculé par le mouvement provie », Reflets, no 191, p. 65‑84, 2013.
  • M. Gautier, « Cinquantenaire de la trisomie 21 : Retour sur une découverte », Med Sci, vol. 25, no 3, p. 311‑316, 2009.
  • Encyclopédie critique du genre, La Découverte. Paris, 2016.
  • C. Baudouin et O. Brosseau, Enquête sur les créationnismes, Réseaux, stratégies et objectifs politiques, Belin. 2013.
  • S. E. Preves, Intersex and Identity : The Contested Self, Rutgers University Press. USA, 2003.
  • L. Mouloud, « Jean-Marie Le Méné, le croisé embryonnaire », L’Humanité, 04-avr-2013.
  • « La douleur chez le foetus, Revue systématique multidisciplinaire des données existantes », JAMA, no 9, sept. 2005.
  • T. Laqueur, La fabrique du sexe. Essai sur le corps et le genre en Occident, Gallimard. Paris, 1990.
  • S. Huet, « L’affaire Marthe Gautier/trisomie 21 rebondit », Libération.fr, 30-sept-2014.
  • C. Delphy, L’ennemi principal 2. Penser le genre, Syllepse., vol. 2. Paris, 1998.
  • J. Lejeune, M. Gautier, et R. Turpin, « Les chromosomes humains en culture de tissus », Comptes rendus de l’Académie des sciences, p. 602‑603, janv. 1959.
  • D. Gardey, L’invention du naturel. Les sciences et la fabrication du féminin et du masculin, Editions des archives contemporaines. Paris, 2000.
  • F. Venner, L’opposition à l’avortement, du lobby au commando. Paris: Berg International Editeurs, 1995.
  • « Séquelles psychiques de l’interruption de grossesse », Bern, 2001.
  • A. Oackley, Sex, Gender and Society, Temple Smith. Londres, 1972.
  • A. Fausto-Sterling, Sexing the Body : Gender Politics and the Constrution of Sexuality, Basic Books. New-York, 2000.

Pour aller plus loin, voici une bibliographie complémentaire:

  • « 1974 : le débat de la loi Veil sur l’interruption volontaire de grossesse », La marche de l’Histoire, France Inter, 14 mai-2014.
  • Major et Brenda, « APA Task Force Finds Single Abortion Not a Threat to Women’s Mental Health », American Psychological Association, 2008.
  • Collectif IVP, Avorter, Histoire des luttes et des conditions d’avortement des années 1960 à aujourd’hui, Tahin party. Grenoble, 2008.
  • L. Motet et S. Laurent, « Derrière IVG.net, des militants anti-avortement », Le Monde, Paris, p.13, 08-déc-2016.
  • V. Houfflin Debarge, « Douleur et analgésie foetale », Spirale, no 59, p. 69-78, 2011.
  • L. Bereni, S. Chauvin, A. Jaunait, et A. Revillard, Introduction aux études sur le genre, De boeck. Bruxelles, 2012.
  • A. Meffre, « Loi sur l’avortement de 1920 », Fabrique de l’histoire, France Culture, 28-nov-2014.

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Le voici.

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Le voilà.

Mayotte : reconfigurations coloniales

Dans le cadre de son mémoire de Master 2 de sciences politiques avec Richard Monvoisin, Jérémy Fernandès Mollien (qui avait déjà fourni du matériel critique sur les mouvements néopaïens) a travaillé sur les droits sociaux à Mayotte. De ce travail sont issus deux papiers : le premier est présenté sous forme de canular, avec une stratégie de rupture, et a été publié dans Le monde libertaire (avril 2017, n°1747) et reproduit ici : Situation dramatique en Lozère (petite leçon de bi-standard social et moral). Le second, très académique, s’appelle Mayotte : reconfigurations coloniales et a été publié le 27 mars 2017 par la revue Mouvements dans sa version en ligne. Nous le reproduisons ici avec leur aimable autorisation.

Le 1er janvier 2018, le code du travail sera déclaré applicable sur l’île de Mayotte, après des années de grèves régulières. Vue de l’hexagone, une telle décision semble ahurissante : comment justifier que, même dans un Département d’Outre-Mer (DOM), le code du travail ne soit pas encore en vigueur ? Cette disposition n’est pourtant qu’une des nombreuses normes juridiques qui ne soient pas encore appliquées sur cette île de l’archipel des Comores. Si l’État justifie cette différence dans le droit par la nécessité d’une adaptation aux spécificités de l’île, il est difficile de ne pas y voir les restes de la férule coloniale.

Protectorat Français en 1841, « avant Nice et la Savoie » comme aime le souligner le sénateur Thani Mohamed Soilihi, les habitants de Mayotte choisissent en 1973, au contraire des autres îles des Comores également colonisées, de rester dans la République Française, sous forme départementale. Par la suite, une valse de statuts « particuliers » pour ne pas dire bizarres se succède, sans jamais offrir le statut de département attendu par les Mahorais. En 2009 enfin, plus de 35 ans plus tard, une ultime consultation enclenche le processus de départementalisation de l’île censé, à terme, harmoniser droit commun et droit local mahorais. Pourtant, cinq ans après le début de la départementalisation, les inégalités restent béantes entre Mayotte et la Métropole.

CorteX_kwassa-kwassaTout d’abord, d’ordre économique : à Mayotte, la dépense publique par habitant est de 4700 euros, contre 17300 euros en Métropole1. Les dépenses publiques de santé par exemple par habitant étaient certes, il y a 25 ans, 25 fois plus faibles qu’en Métropole, mais elles demeurent tout de même en 2016 5 fois plus faibles. Le taux de chômage était en 2012 de 36,6% parmi les 15-64 ans, et le taux d’activité de 45,9%. Chez les 15 à 29 ans, le taux de chômage atteignait même 55%. S’il n’est pas aisé d’obtenir des chiffres plus récents, il faut garder à l’esprit qu’en 2005, 92% de la population mahoraise vivait sous le seuil de pauvreté métropolitain2. Deux résidences principales sur trois sont dépourvues du confort de base3. Enfin, en 2005, le revenu moyen d’un foyer mahorais était de 290 euros mensuels. Les revenus de transfert, comme le Revenu de Solidarité Active (RSA), pourraient contribuer à palier une telle différence de conditions de vie entre Mayotte et l’hexagone, mais un important phénomène de non-recours compromet la distribution de cette aide : seuls 4300 allocataires insulaires ont sollicité cette aide en 2014, alors que la CAF tablait sur entre 13000 et 18000 demande lors de l’introduction du RSA sur l’île4.

Les raisons de ce phénomène de non-recours dans un département où la précarité est aussi forte sont multiples : premièrement, les montants du RSA sont minorés à 50% du montant métropolitain5. Ensuite, pour des potentiels allocataires maîtrisant mal le français et n’étant pas forcément au fait des codes administratifs métropolitains, entreprendre de telles démarches administratives est particulièrement difficile. Outre la faible maîtrise de la langue française, la vision du travail social et des questionnaires de la Caisse d’Allocations Familiales (CAF), perçus comme intrusifs,abordent des domaines de la vie sociale, comme le statut marital, que les Mahorais considèrent comme relevant du domaine de la vie privée et ne concernant pas l’administration. Enfin, le travail d’état civil n’a été mené que très récemment, et se procurer les documents nécessaires aux demandes d’aide n’est pas aisé. Non seulement il faut parfois compter jusqu’à 11 mois pour obtenir un rendez-vous à la Préfecture, mais dans un département où l’immigration dite « illégale » est constante, les citoyens mahorais ne sont pas présumés français. Un travailleur social raconte devoir fréquemment aller aux rendez-vous administratifs de ses usagers à leur place, car, étant métropolitain, il pouvait ne mettre que quelques minutes à obtenir des documents qu’eux auraient mis des heures à obtenir. Davantage que les discriminations de guichet, c’est sans doute également la faiblesse des moyens alloués à la départementalisation face à une tâche considérable qui empêche Mayotte d’atteindre le niveau de vie métropolitain, et entraîne une dépendance avec la Métropole.

Les amères déconvenues de la départementalisation

Si certains indicateurs comme la couverture vaccinale ou le taux de scolarisation6 ont connu une nette amélioration, notamment depuis les années 2000 et le processus de départementalisation, ce dernier et plus généralement la tentative d’intégration politique et sociale de Mayotte à l’ensemble politique français, ne se fait pas sans désillusions pour la population mahoraise. Bien que le changement de statut ait été souhaité depuis les années 1970, celui-ci s’est noué depuis 2009 sans grande pédagogie et sans prise en compte des spécificités locales, au détriment tant des citoyens mahorais que des fonctionnaires majoritairement métropolitains chargés de la mettre en œuvre.

Un exemple : l’établissement des zones des « cinquante pas géométriques » près des littoraux a conduit à ce que 90% des villages et 40% de la population mahoraise soient considérés comme résidant sur une zone non-constructible7. En effet, les littoraux des DOM font partie du domaine public naturel, et ne peuvent en conséquence être habités. Ainsi, certains hameaux se sont vus détruits par l’État, et ses habitants délogés, tandis qu’en parallèle, certains Mahorais suffisamment aisés et des Métropolitains ont pu, après un arrangement pécuniaire avec la Préfecture, conserver leur terrain. Beaucoup de Mahorais n’ont pas de tels moyens : si l’État a offert la possibilité de racheter ces terres à bas prix, la somme demandée malgré le rabais excède souvent plusieurs fois le revenu annuel des foyers concernés8. Enfin, certaines familles occupant des terrains au titre de la coutume9 se sont vues demander des impôts fonciers qu’elles ne pourraient jamais se permettre de payer, équivalents, encore une fois, à plusieurs années de revenu.

Les changements dans l’institution judiciaire ont également amené des difficultés d’application. Depuis l’annexion de l’île par la France jusqu’à nos jours, les cadis, juges musulmans, ont joué un rôle d’intermédiaire entre la Métropole et la société mahoraise. Jusque dans les années 2000, ceux-ci disposaient d’une large compétence en matière de droit civil, et encadraient naissances, mariages enterrements et divorces. Les Mahorais pouvaient choisir de sortir de leur juridiction et de s’adresser aux tribunaux de droit commun, en laissant leur statut juridique de droit local au profit du statut de droit commun. La coexistence de ces deux statuts était d’une grande complexité, et beaucoup de Mahorais ne savaient même pas de quel statut ils relevaient. Avec l’imminence de la départementalisation, l’État a, depuis 2003, régulièrement transféré les compétences des cadis aux juges métropolitains. Ces derniers n’apprirent néanmoins généralement ces modifications qu’au dernier moment, et le turn-over des fonctionnaires et la spécificité de la situation mahoraise ont conduit à ce que ces transferts de compétence ne soient pas expliqués aux citoyens de l’île10. Le couplage de cette évolution rapide et d’un manque manifeste de pédagogie instaure de fait un système juridique parallèle, les Mahorais par tradition ou manque d’information continuant à consulter les cadis sur des questions relevant désormais du droit commun. Certes, le Conseil Général mahorais a confié à ceux-ci un rôle de « médiateur social » mais leur rôle réel dépasse de loin leurs attributions légales.

Ainsi, les migrants comoriens, illégaux ou non, s’adressent-ils spontanément aux cadis, dont ils ont des homologues dans leur pays, pour faire valoir leurs droits. Situation tragique où les migrants les plus précaires, ne maîtrisant ni le français ni les arcanes administratifs, passent à côté de leurs droits et ont recours à des arbitrages d’une justice musulmane locale elle aussi désormais illégale.

 

Les pratiques illégales de l’administration française vis à vis de l’immigration comorienne

L’immigration comorienne est l’épicentre de toutes les tensions sociales : la population mahoraise lui attribue volontiers tous les maux de l’île, que ce soit le chômage, la lenteur de l’intégration politique à la France, c’est-à-dire l’harmonisation des institutions politiques mahoraises avec les institutions politiques métropolitaines, l’insécurité, ou encore la propagation de maladies sexuellement transmissibles. Cependant, les populations des autres îles des Comores sont avant tout les victimes de guerres et de conditions de vie misérables largement causées par les mercenaires européens qui déstabilisèrent l’archipel de 1975 à 199611. Vivant dans des conditions de vie extrêmement précaires, les venus des îles d’Anjouan et de Mohéli forment, d’après le représentant du grand cadi de Mayotte, une population invisible de près de 100000 habitants12.

Traqués par la police aux frontières de Mayotte13, Anjouannais et Mohélie voient régulièrement leurs droits bafoués par l’administration française. Alors que la plupart des arrêtés de reconduite à la frontière mettent plusieurs mois à être exécutés en Métropole, et que 24% aboutissent, 94% des arrêtés pris à Mayotte sont exécutés en quelques heures, sans que les éventuels demandeurs d’asile n’aient pu faire valoir leurs droits14. Il faut dire qu’il existe un enjeu politique à cette rapidité: sur les 31377 reconduites à la frontière effectuées en 2012 par la France, 15908 ont eu lieu à Mayotte, soit la moitié. La Police Aux Frontières (PAF), qui doit respecter des quotas d’expulsion, peut arbitrairement depuis 2012, détruire des papiers d’identités qu’un de ses agents jugeraient faux, éliminant une pièce de dossier pourtant nécessaire pour que le nouvel arrivant puisse entamer des démarches pour régulariser sa présence.

Mais les pratiques les plus scandaleuses concernent la prise en charge sociale des mineurs étrangers. En effet, sur les 5682 enfants emprisonnés en France en 2014, 5582 (98%) l’ont été au Centre de rétention administrative de Mayotte, dans des conditions exécrables15. Lorsqu’un enfant arrive sur le sol mahorais accompagné de ses parents il peut légalement être expulsé. Mais beaucoup de mineurs arrivant à Mayotte ont fait seuls la traversée. Lorsqu’elle intercepte en pleine mer des embarcations de migrants, la PAF procède alors à l’invraisemblable : des rattachements fictifs, sélectionnant un adulte présent pendant l’interpellation et lui assignant la charge de l’enfant. Personne ne sait ce qu’il advient de ces enfants une fois renvoyés aux Comores.

Au regard des conventions des droits de l’enfance, un mineur ne peut être en situation irrégulière sur le sol français et a droit à un accès aux soins et à une scolarisation16. Si l’accès à ces droits fondamentaux est parfois aléatoire en Métropole, il est presque inexistant à Mayotte, où les jeunes en situation irrégulière n’ont souvent d’autre alternative que de vivre des poubelles, de larcins ou d’agressions. Un fonctionnaire de la Protection judiciaire de la jeunesse en compte près de 8000 rien que dans la capitale et au moins un tiers d’entre eux auraient subi un viol pendant leur enfance. Pourtant, d’après une étude de l’INSEE, 4 % des mineurs isolés étrangers de Mayotte ont un parent français, et 64% sont nés sur le sol français17.

 

Le maintien d’une société coloniale

Loin d’être une société moyennisée, où la majorité de la population appartiendrait à une vaste classe moyenne, la structure sociale de Mayotte a assurément une forme pyramidale : alors qu’un groupe social de fonctionnaires métropolitains extrêmement bien payés et évoluant dans des entre-soi sociaux et urbains forme l’élite économique de l’île, une petite et émergente classe moyenne mahoraise n’occulte pas la réalité d’une vaste population vivant dans des conditions précaires. Parallèlement, les venus d’Anjouan, résidents de fait, parfois illégalement depuis des décennies, subissent la violente rhétorique anti-comorienne, héritée de l’opposition entre Mayotte et l’État fédéral des Comores depuis l’indépendance de l’archipel. L’été 2016, des comités villageois se sont donnés pour mission de « nettoyer l’île » et d’expulser manu militari quiconque serait perçu comme comorien. Du jour au lendemain, des élèves ont disparu des lycées, des familles entières étaient expulsées, certaines mêmes présentes légalement, sans que la Préfecture ne tente de les en empêcher, ni même ne mette en place un dispositif d’accueil pour les expulsés18. Face à la violence et à la justice sommaire, l’état régalien faillit.

L’erreur d’attribution causale est manifeste : s’il est fréquent d’entendre les Mahorais mettre la lenteur de la départementalisation sur le compte de la présence comorienne, cette lenteur incombe davantage aux gouvernements français s’étant succédés depuis 1976, date à laquelle la population mahoraise avait clairement fait savoir son souhait d’une départementalisation. Au nom du respect des spécificités mahoraises19, Mayotte a dû attendre 35 ans ce statut. Maintenant qu’il est effectif, le gouvernement français actuel n’a paradoxalement pas fait de grands efforts d’adaptabilité aux particularités de Mayotte.

Cette départementalisation « en haillons » peut-être comprise comme l’un des plus récents avatars d’un traitement politique de type colonial. Les standards métropolitains sont présentés comme un idéal à atteindre pour une société dont la culture est très peu mise en valeur par l’institution scolaire, appliquant les programmes élaborés à Paris, et par l’administration, composée principalement de fonctionnaires venus de Métropole, bénéficiant de privilèges conséquents : aide à l’emménagement, salaire majoré, et prime d’éloignement nette d’impôt équivalente à 11,5 mois de salaire. Ces « m’zungus » 20évoluent dans des espaces protégés, cohabitant sans guère rencontrer l’immense majorité mahoraise et les omniprésents « invisibles » comoriens. Le philosophe H. Laurentie définissait ainsi le fait colonial : « une minorité qui s’est superposée à une majorité indigène de civilisation et de comportement différents »21. Difficile, considérant l’application particulière du droit et l’ethnicisation de la société mahoraise, de ne pas y voir au mieux une potentialisation de mécanismes anciens de type colonial, au pire un laboratoire in vivo de la colonisation post-Empire.

Jérémy Fernandes Mollien, Richard Monvoisin

Situation dramatique en Lozère (petite leçon de bi-standard social et moral)

En décembre 2015, après de régulières séries de grèves organisées, l’intersyndicale lozéroise 1 a obtenu de la délégation interministérielle un nouvel acquis: le 1er janvier 2018, l’intégralité du code du travail est enfin déclarée applicable en Lozère.

Dans ce département de France, cette nouvelle est perçue comme une étape majeure dans un long combat pour une égalité de droits formelle entre les Lozériens et le reste de leurs concitoyens. Car malgré tout, la situation demeure préoccupante : s’il y a 25 ans, les dépenses de santé par habitant étaient 25 fois plus faibles en Lozère qu’ailleurs en France, en 2016, elles étaient en 2016 encore 5 fois plus faibles qu’en Essonne ou dans le Calvados. La dépense publique globale y est de 4700 euros par habitant, contre 17 300 euros en moyenne dans le reste de l’hexagone. Le taux de chômage y était en 2012 de 36,6% au sein des 15 – 64 ans, et le taux d’activité y était de 45,9%. 55% de la tranche des 15-29 ans sont au chômage. Il est compliqué de trouver des chiffres récents, tant le monde des sciences politiques s’est peu attaché à analyser ce département isolé et durement impacté. En 2005, 92% de la population de l’ancien Gévaudan vivait sous le seuil de pauvreté : le revenu moyen d’un foyer lozérien n’atteignait que 290 euros mensuels. Seule une résidence sur trois est de nos jours équipée du confort de base, c’est-à-dire un accès à l’eau courante et à l’électricité. Les prestations sociales auraient pu être en mesure d’aider les Lozériens à parvenir à des conditions de vie décentes, mais le non-recours aux prestations sociales y est particulièrement important. Lors de l’introduction du RSA dans le département en 2011, la CAF avait anticipé entre 13 000 et 18 000 demandes, mais en 2014, seuls 4 300 allocataires percevaient cette aide. Une des principales raisons avancées par les sociologues travaillant sur cette question est que le montant du RSA y est minoré de 50% de son montant national, afin de ne pas déstabiliser l’économie locale. Versant éducation, si le nombre d’élèves scolarisés est passé de 56 000 en 2002 à 86 000 en 2012, les résultats du bac sont très en dessous de la moyenne nationale : les candidats aux bacs généraux et technologiques sont 61,3% à obtenir leur diplôme, contre 88,5% dans le reste de la France métropolitaine.

En plus de ces nombreuses inégalités socio-économiques, les pratiques de l’administration lozérienne en matière de gestion des flux migratoires sont particulièrement sévères, et souvent illégales : après une décision de 2012 de la préfecture de Mende, les agents de police ont autorité pour détruire les papiers arbitrairement présumés faux des migrants qu’ils contrôlent, quand bien même ceux-ci constituent un élément important pour procéder à une demande d’asile ou établir la minorité d’un migrant. La vitesse d’exécution des arrêtés de reconduite à la frontière étonne également : 94% des arrêtés sont exécutés en quelques heures, ce qui empêche les migrants de demander l’asile. Ils n’ont souvent le temps de contacter ni associations ni avocats pour appuyer leurs requêtes. À titre de comparaison, en moyenne les délais d’exécution des reconduites sont de plusieurs mois, le temps de statuer sur les dossiers. Cette efficacité expéditive mène à ce que sur les 31 377 reconduites à la frontière effectuées en France en 2012, 15 908 ont eu lieu en Lozère, et 3 837 d’entre elles concernaient des enfants. Comme ces derniers ne sont en théorie pas expulsables sans être accompagnés d’un tuteur légal, la police de Mende procède fréquemment à des rattachements fictifs, désignant arbitrairement un adulte en situation irrégulière responsable du mineur pour que celui-ci puisse être légalement évincé. Parmi ceux qui ne sont pas expulsés, l’emprisonnement est un sort courant : alors qu’en 2014, 100 mineurs étaient emprisonnés dans le reste de la France métropolitaine, 5 582 enfants et mineurs étaient détenus au centre de rétention de Cubières et dans la prison Séjalan de Mende.

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ERRATUM

Une coquille volontaire émaille cet article. La situation sociale et politique qui est décrite ici n’est pas celle de la Lozère, mais de Mayotte, île de l’archipel des Comores qui est devenu en 2011 le 101ème département français. Toutefois, comme les Mahorais aiment le souligner, Mayotte fait partie de la France depuis 1843, bien « avant Nice et la Savoie ». Seulement, autant son statut de colonie qu’elle quitta en 1946 que les différents sobriquets qui ont été créés entre temps pour l’empêcher d’entamer un processus de départementalisation, sont les témoins d’une volonté, de la part de la métropole, de freiner l’intégration politique de Mayotte. Autant l’application particulière du droit national que la frilosité des ministères à appliquer pleinement les normes métropolitaines témoignent d’une persistance d’une forme moderne d’État colonial. À Mayotte, la minorité de fonctionnaires métropolitains disposent d’importants avantages : salaires doublés, congés supplémentaires ; et habitent dans des zones protégés, les Mzungulands, ghettos à blancs, qui les isolent socialement et urbainement du reste de l’île. Le train de vie de cette petite minorité, au demeurant sans doute dotée de bonnes intentions, contraste avec les conditions de vie précaires des Mahorais, et le traitement inhumain dont font l’objet les migrants venus des autres îles des Comores, qui avaient quant à eux demandé l’indépendance. Depuis novembre 2016, l’île est même en proie à des pénuries d’eau, sans que les médias métropolitains ne s’en émeuvent. Gageons que si la situation décrite ici était celle de la Creuse, du Calvados, du Haut-Rhin ou de l’Ardèche, les réactions seraient bien plus rapides. Hélas, tous les Français en 2017 sont loin d’avoir les mêmes droits.

Jérémy Fernandes Mollien & Richard Monvoisin

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Pour aller plus loin, voir Mayotte : reconfigurations coloniales, des mêmes auteurs, publié en mars 2017 dans la revue Mouvements.

Nous remercions le Monde Libertaire de nous permettre de reproduire cet article, publié en avril 2017 dans leur numéro 1747.


Bibliographie

  • Cosi, France Terre d’asile, Ordre de Malte France, « Centre de rétention administrative toujours plus d’enfants enfermés », extrait du rapport 2014 sur les centres de rétentions administratives, 2014.

  • Carayol R. « Mayotte, une départementalisation à la pelleteuse » Le Monde Diplomatique, n° 687, 2011.

  • Duflo, M. et Ghaem M. « Mayotte, une zone de non droit », Plein Droit, n°100, 2014.

  • Roinsard N., « Conditions de vie, pauvreté et protection sociale à Mayotte : une approche pluridimensionnelle des inégalités », Revue Française des Affaires Sociales, 2014/4.

  • Roinsard N., « Chômage, pauvreté, inégalités : où en sont les politiques sociales à Mayotte ? », Informations sociales, 6/2014.

  • Roinsard N., « Conditions de vie, pauvreté et protection sociale à Mayotte : une approche pluridimensionnelle des inégalités », Revue Française des Affaires Sociales, 2014/4.

Manifeste des 100 intellos à lunettes qui ont besoin du Postillon pour travailler

Ce manifeste a été produit en soutien à la seule presse alternative du bassin grenoblois. C’est une tribune, et à ce titre, elle déroge un peu à la charte de publication du CorteX. Mais il s’agit ici de mettre un peu les mains dans le cambouis. Les intellectuel.les ont le devoir accru de descendre de leurs hautes sphères et de se concerner pour la vie publique et le paysage médiatique, un devoir plus grand que pour quelque autre profession car leur métier est de penser, de réfléchir, et s’ils/elles ont appris à faire ça par les services et les deniers publics, il est légitime qu’ils/elles rendent au public un peu la monnaie de leur pièce. Comme l’écrivait Michel Audiard, deux intellectuels assis vont moins loin qu’une brute qui marche.

Lettre ouverte à Christophe Ferrari, président de la Métro, et Yveline Denat, directrice de cabinet de la Mairie de Pont-de-Claix

Monsieur Ferrari, Madame Denat,

Nous sommes enseignant.e.s, chercheur.euses, journalistes, éducateurs et éducatrices, maniant plus facilement la cervelle que la truelle. De fait, nous sommes des intellectuel.les. Par conséquent les faits scientifiques, les études, les livres et le journalisme d’investigation sont nos nourritures, notre matière première de travail, notre glaise. Vous ne pouvez pas l’ignorer, en particulier vous Monsieur Ferrari, scientifique universitaire que vous êtes.

Le contexte actuel ne vous est pas étranger : la presse caustique a les dents limées, la presse satirique se prend du plomb dans la tête, la presse d’investigation n’existe presque plus, et l’aide à la presse, censée « contribuer au pluralisme du paysage médiatique et offrir un choix réel au lecteur », subventionne plus volontiers les mastodontes et les programmes télévisés que les petites feuilles de chou locales1.

Une presse alternative décapante est essentielle à l’alimentation de la réflexion des citoyens de la métropole, réflexion qui avait tendance à s’habituer au ronron anxiolytique du Dauphiné Libéré, pourtant subventionné à près de 5 millions d’euros par an.

Tuer cette presse, c’est enlever le ciment au maçon, c’est acidifier la terre de l’agriculteur. C’est pisser dans le seau à champagne. Tuer cette presse, c’est retirer le matériel de réflexion dont nous nous servons pour former à la réflexion critique nos chères têtes blondes, bouclées et crépues.

Et il s’agit bien ici de non-assistance à presse en danger. En laissant le Postillon et son directeur de publication être déclarés « coupables » et condamnés à verser « 2 000 euros d’amende, dont 1 000 avec sursis »,puis « 2 000 euros de dommages-intérêts à Yveline Denat », plus « 1 500 euros de dommages-intérêts à Christophe Ferrari », plus « 1 200 euros chacun pour le remboursement de leurs frais de justice », vous savez bien, Monsieur Ferrari, Madame Denat que vous faites couler la barque, fabriquée par des personnes précaires qui ne proposent ce canard que par conviction.

Le caractère diffamatoire ou non est de notre point de vue très secondaire dans cette affaire.

Entendez notre appel : retirez votre plainte !

D’abord par calcul personnel : car cette plainte vous rend antipathiques, comme Goliath, comme Polyphème. Elle fait de vous une botte militaire qui écrase la seule fleur d’un bocage. Elle signifie flinguer la seule presse alternative grenobloise existante, pour simplement laver votre plumage. Vous allez torpiller un enjeu d’utilité publique pour un petit honneur confit dans une surestime de soi.

Surtout, pour l’Histoire. Vous n’êtes pas dupes : cela relève de notre boulot de documenter, de garder trace, de consigner. Les encyclopédies du présent et du futur sauront garder votre fait d’armes, et il est assez probable que nos descendants auront grand mal à revendiquer votre héritage. Il est prévisible que votre action en justice fasse pouffer nos petits-enfants, comme nous pouffons devant les censures de l’ORTF ou de l’abbé Béthléem.

Nous faisons le pari que vous n’aviez pas vu les choses sous cet angle, et que comprenant tout l’enjeu qu’il y a rapporté à ce que vous essayez de sauver, vous allez annoncer le retrait de votre plainte. Les enjeux collectifs, nous en sommes sûr.es, dépassent et subsument nos égos, n’est-ce pas ?

Bien cordialement

Les signataires

Alban BOURGE, nanotechnologies

Albin DE MUER, physique

Albin GUILLAUD, épidémiologie

Anaïs GOFFRE, agriculture

Anne DIDELOT, anglais, français langue étrangère

Anne VILAIN, sciences du langage

Anne-Laure DAUB, santé

Aurélien BARRAU, astrophysique

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Thomas VAN OUDENHOVE, informatique

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Yves BONNARDEL, indépendant

Pour en savoir plus : Condamné, Le Postillon fait appel

Extrait de « un taxi pour Tobrouk« , de Denys de La Patellière (1961).

Cultes antiques, phénomènes religieux néopaïens, Margaret Murray – mémoire de sciences politiques de Jérémy Fernandes Mollien

Jérémy Fernandes Mollien est un étudiant de l’Institut d’études politiques de Grenoble, que nous avons eu en cours spécialisé, Clara Egger et moi (RM). Il a produit un travail autonome, pertinent et qui saura intéresser tout esprit curieux s’intéressant aux nouveaux cultes dits néopaïens, dont le Wicca est probablement le plus célèbre, et Starhawk la praticienne la plus connue. En voici la substance, adaptée d’un rapport de stage effectué au Centre interdisciplinaire d’études religieuses et laïques de l’Université Libre de Bruxelles.

Jérémy Fernandes Mollin
Jérémy Fernandes Mollin

La filiation historique entre les cultes antiques et les phénomènes religieux  néopaïens est-elle plausible ?

(Adapté d’un rapport de stage effectué au centre interdisciplinaire d’études religieuses et laïques de l’Université Libre de Bruxelles)

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L’émergence du phénomène des « nouveaux mouvements religieux néopaïens », et particulièrement ceux ayant trait au druidisme et à la sorcellerie, soulève une problématique historique. Les adeptes de ces nouveaux mouvements revendiquent parfois une filiation directe entre leur système de croyances, leurs pratiques religieuses, leurs rituels, et des religions antiques telles que les religions romaines, grecques, égyptiennes ou certains cultes de la fertilité qui furent pratiqués en Mésopotamie, en Perse et en Phénicie. Or, de nombreux historiens, comme C. Ginzburg ou R. Hutton, lui-même païen, critiquent cette vision partiale et partielle de l’histoire, la jugeant idéalisée et adossée à une vision subjective et péjorative de la religion chrétienne et de la période inquisitoriale. Selon certains néopaïens, l’avènement du christianisme au IVème siècle et l’effort d’évangélisation et de diffusion du Nouveau Testament n’auraient dans l’immédiat rencontré de véritable succès qu’auprès d’une élite sociale, et l’immense majorité des populations qui peuplaient l’Empire Romain, de Constantinople au mur d’Hadrien n’auraient appliqué à leurs croyances qu’un « verni de Christianisme ». « L’ancienne religion » se serait perpétuée jusqu’au début du XXème siècle au travers de bardes-magiciens païens, de cultes forestiers secrets ou encore, de manière non consciente, grâce au folklore et aux croyances populaires transmises par les anciens des villages. Cette idée d’une tradition païenne ininterrompue et peu altérée par le christianisme, quand bien même celui-ci déploya de larges efforts pour l’abattre notamment grâce à l’inquisition, a été le fer de lance notamment des mouvements Wicca, créés par Gerald Garner, un ésotériste britannique et fondateur de ces branches parmi les plus importantes de la sorcellerie contemporaine. Celui-ci, dans son fameux Book of Shadows (1954) revendique cette thèse, et utilise comme base scientifique, comme de nombreux sorciers depuis lors, les livres d’une chercheuse reconnue et renommée sur le sujet, Margaret Murray1.

Courte biographie de Margaret Murray

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Margaret Murray est née à Calcutta le 13 juin 1863, d’un père issu d’une vieille famille de marchands britanniques établis dans les Indes et d’une mère anglaise venue dans le pays pour y améliorer la condition des femmes. Jeune fille, Margaret se prédestine à devenir infirmière, mais se retrouve recalée du fait de sa taille non réglementaire (1 mètre 47) en 18832. Quatre ans plus tard, elle suit ses parents, retraités, dans le Hertfordshire et entre ensuite à l’université de Londres en 1894 pour y suivre des cours de linguistique. Elle milite les années suivantes pour l’amélioration des droits des femmes en Angleterre et devient une des premières suffragettes3. À cette même université, elle fait la connaissance de l’archéologue William Petrie et participe au sein de son équipe à des fouilles en Palestine et dans la ville sainte d’Abydos, en Égypte. Devenue une égyptologue assurée, elle tente les concours de l’enseignement supérieur et devient progressivement une personnalité importante de l’université de Londres : elle monte les échelons jusqu’à devenir en 1933 professeur d’université et membre du conseil d’administration de l’établissement. Dans le même temps, elle travaille pour le Manchester Museum et y conduit en 1908 la première opération de débandelettage de momie.

Bien que Margaret Murray ait consacré la majorité de sa carrière à l’égyptologie dont elle demeure une spécialiste reconnue, les parties de son œuvre qui nous intéressent ici sont les travaux qu’elle produit dans la seconde moitié de sa vie. En 1915, la première guerre mondiale compromet les recherches de son équipe en Égypte. Elle s’engage peu de temps après comme infirmière volontaire à Saint-Malo, mais tombe malade et regagne l’Angleterre4. Elle passe plusieurs mois de convalescence dans un établissement de soin à Glastonbury et s’intéresse au folklore local, notamment les fêtes villageoises situées aux solstices et aux équinoxes, et notamment celles dédiées au bouc « Puck »,5 qui aurait été une figure divine païenne celte. Elle pense y découvrir des reliquats de sorcellerie et se découvre un nouvel objet d’étude. En 1921, après des recherches menées à travers toute l’Europe, M. Murray publie un de ses ouvrages majeurs sur le sujet, La Sorcellerie en Europe Occidentale. Elle devient une spécialiste reconnue et est même appelée à rédiger l’article « sorcellerie » pour l’Encylopedia Britannica. Son entrée y demeure inchangée jusqu’en 1968. En 1935, elle prend sa retraite et donne de nombreuses conférences sur ses travaux portant sur la sorcellerie et parvient à la présidence de la Folklore Society. Elle s’éteint en 1963, encore très active dans les milieux académiques puisqu’elle publia cette même année deux ouvrages.

Parmi les nombreux livres que Margaret Murray a publiés sur la sorcellerie, j’ai choisi d’étudier The God of The Witches (1931). L’historien Carlo Ginzburg estime dans la préface des Batailles Nocturnes (1980), que nous étudierons plus tard dans ce travail, que ce livre, avec le premier ouvrage qu’elle publia sur le sujet en 1921, constituent les deux ouvrages dans lesquels Margaret Murray conserve un raisonnement un tant soit peu scientifique, et qu’elle ne fit ensuite que radicaliser les thèses développées dans ses travaux ultérieurs. J’aurais aimé me procurer un exemplaire de The Witch Cult in Western Europe (1921), mais aucune bibliothèque à ma connaissance ne le possède et je ne suis pas parvenu à trouver d’exemplaire en français à des prix raisonnables. Enfin, bien que je l’aie commandé en anglais, il n’a jamais passé la Manche. J’espère réussir à me le procurer pour des travaux futurs, car si on suit le raisonnement de Carlo Ginzburg, le propos de M. Murray y serait, soi-disant, plus objectif.

Ce petit travail se propose donc de dresser quelques éléments fragilisant ou en tout cas nuançant la thèse de M. Murray, selon laquelle les cultes païens pré-chrétiens auraient pu subsister à travers des cultes secrets sorciers jusqu’au XVIIIème siècle et trouveraient encore une résonance dans des fêtes folkloriques contemporaines. Nous verrons que le contexte politique et historique de l’émergence du christianisme, le succès de celui-ci, et l’action de l’inquisition qui avait plus vocation à lutter contre les hérésies chrétiennes que contre les sorcières, sont des éléments compromettant cette vision filiale entre le paganisme antique et la sorcellerie. Enfin, la lecture du livre de C. Ginzburg, Les Batailles Nocturnes, révèle que les résidus du paganisme qu’il a découverts ne prennent pas du tout la forme que leur attribuait Margaret Murray.

La christianisation du monde païen

Il convient de s’interroger sur la possibilité que des congrégations d’une religion païenne si bien conservée aient pu subsister jusqu’au XVIème siècle, et peut-être encore plus tardivement. Force est de constater qu’à la mort du présumé Jésus Christ, les chrétiens ne forment alors pour les autorités romaines qu’une secte hébraïque. La religion romaine antique est alors dominante dans l’Empire, et dans ses provinces le polythéisme, même basé sur des panthéons propres à chaque peuple plus ou moins assimilés aux divinités romaines, est largement répandu. Comment dès lors expliquer que, quelques siècles plus tard, une grande partie de l’Europe du sud, de l’ouest et du Proche-Orient soit devenue chrétienne ? J’ai choisi de m’appuyer dans cette partie sur des encyclopédies trouvées dans la bibliothèque du CIERL et sur un ouvrage de l’historien Paul Veyne, Quand le monde est devenu chrétien (2007), pour tenter de comprendre comment la religion chrétienne a pu parvenir à s’imposer, quelle fut son attitude vis-à-vis des païens, et si l’hypothèse d’une persistance du paganisme jusqu’au XVIème siècle est plausible.

Tout d’abord, définissons ce qu’est le « paganisme ». L’historien Stéphane François, reprenant un livre de l’historien helléniste Pierre Chuvin, Les Derniers Païens (1991), les définit comme « les gens de l’endroit »6 et souligne que ce mot a été principalement utilisé par les auteurs chrétiens pour désigner les faits religieux qui se distinguaient du christianisme, à l’exception du judaïsme7.

La mention la plus ancienne qu’on ait trouvée du mot « païen » est une épitaphe sur une stèle sicilienne appartenant à une petite fille datant du début du IVème siècle. Il y est évoqué qu’elle est « née païenne » mais qu’elle fut baptisée peu avant son trépas8. Au VIème siècle, Marcus Victorinus, un auteur chrétien écrivant sur le voyage de Saint Paul de Tarse en Grèce, désigne les habitants de cette dernière comme « des Païens »9. Saint Augustin désigne par ce mot tous ceux qui adorent des « dieux de mensonge ». Un correspondant de Saint Augustin, Paulus Orosius, trouve une racine commune avec le mot « paysan »10. Ce mot désigne donc avant tout ceux qui restent à convertir, véritablement ceux qui n’ont pas encore reçu le Christ comme leur sauveur et n’ont pas été baptisés. Paradoxalement, c’est donc un concept chrétien qui, des siècles plus tard, constituera la pierre angulaire de l’identité et du sentiment d’appartenance des groupes néopaïens.

Du point de vue de la législation impériale, Valentinien l’utilise dans une loi de 370 interdisant les mariages entre les Romains et les Barbares sous peine de mort11. Mais c’est véritablement le code de Théodose qui introduit cette notion pour désigner les praticiens de la magie qui demeurent dans les ténèbres. C’est donc avant tout un mot chrétien que les païens n’utilisèrent pas, ou alors seulement par protestation. Pour le chrétien, le païen est dans une situation d’ignorance et constitue avant tout un « miroir en négatif ».

Seulement, alors qu’avant le IVème siècle 90% de la population de l’Empire est païen au sens chrétien du terme, trois siècles plus tard, d’après P. Veyne, les païens ne sont plus très nombreux, et sont à la marge de la société12. Comment expliquer que la religion chrétienne se soit étendue aussi vite au détriment des croyances païennes ? Veyne dénote plusieurs avantages à adhérer au christianisme plutôt qu’aux « anciennes religions »13. Premièrement, la religion chrétienne se préoccupe de ses fidèles. La recherche du salut de l’âme et l’existence d’une vie paradisiaque après la mort est une pensée réconfortante pour des hommes et des femmes évoluant dans un monde où la plupart des grands débats philosophiques contemporains avaient trait au devenir de l’âme dans la mort et à la place de l’humain dans l’univers. De plus, le dieu chrétien est présenté comme un dieu de compassion, qui porte à ses adeptes un amour inconditionnel et qui ne souhaite pas moins que le salut éternel pour eux. La pratique de la prière en est la preuve : n’importe quel chrétien peut s’agenouiller, prier Dieu et être selon la Bible entendu. Les mythes antiques montrent à l’inverse combien les dieux romains et grecs étaient imprévisibles, parfois égoïstes et cruels, jouant avec l’être humain plus que cherchant à l’élever.

Or, le dieu chrétien a fait les humains à son image, a même sacrifié son fils, et par extension s’est sacrifié lui-même, pour le salut des humains. Par ailleurs, il ne demande pas de sacrifice, et n’attend de  de ses fidèles qu’ils n’obéissent qu’à sa loi : la Bible propose un style de vie et de conduite original et moral qui séduit à une époque où les Romains ne s’interrogeaient plus sur la force de leur croyance et leur adhésion aux mythes antiques comme vérité universelle. Il propose une explication du monde, de ses origines, de la place de l’humain en ce monde, de sa destinée, qui est l’apanage de toutes les religions. Et mieux encore, il décrit une hygiène de vie et inscrit comme pièce maîtresse d’un « grand projet »14 au milieu d’un écrit, la Bible, qui laisse un choix drastique à quiconque la lit : l’Enfer, ou le Paradis. Et à une époque où l’on croit véritablement aux démons, et aux esprits, c’est une idée forte. Les païens reconnaissaient eux même que les chrétiens étaient de formidables exorcistes et adhérer à cette foi amenait à trouver une égide contre ces dangers.

Une égide qui porte le nom d’Église : car une autre grande force du christianisme est son encadrement par une institution redoutable et efficace dans son prosélytisme. Très hiérarchisée et organisée, l’Église exerça un contrôle social fort sur ses adeptes15. Là où la religion païenne n’impliquait que de rendre des hommages ponctuels et d’honorer les dieux, la religion chrétienne englobe tout : toute la vie de l’individu et de sa famille est orientée vers Dieu et vers sa loi, et un clergé dévoué et déterminé à répandre sa parole s’assurait que ce soit bien le cas. De plus, contrairement à la prêtrise païenne qui s’échinait à mettre des barrières entre son dieu tutélaire et l’adepte,16 la religion chrétienne propose un rapprochement et même une communion avec Dieu. Cette dernière n’est a fortiori pas l’apanage d’une élite sociale : Dieu considère siens autant les pauvres et les nécessiteux que l’aristocratie, qu’il appelle à exercer la charité. On ne s’étonne donc pas que pour la plèbe de l’Empire, cette notion était plutôt convaincante. Pourtant, Veyne et Murray tombent d’accord là-dessus, le christianisme rencontrera d’abord un vif succès auprès des strates sociales les plus élevés, et la plupart des habitants de l’Empire n’aura que dédain ou mépris pour cette nouvelle religion. Comment dès lors expliquer sa très large diffusion, même au sein du peuple ?

Paul Veyne écrit que le christianisme doit son hégémonie à un homme politique romain, Constantin, sans qui la diffusion du dogme chrétien eût été bien plus compliquée. En 312, alors que les légions de l’Auguste Constantin font face aux forces supérieures en nombre du païen Maximilien, les faubourgs de Rome vont être le théâtre d’une bataille cruciale pour l’expansion du christianisme. En songe, l’Auguste aurait reçu un ordre du Dieu unique, celui d’apposer sur ses boucliers et ses étendards « le chrisme », symbole de la foi chrétienne. Si certains avancent que c’est par opportunisme, afin de séduire les élites chrétiennes, que Constantin s’est converti, d’autres le disent manipulé par l’Église. Paul Veyne pense lui que Constantin croyait réellement à l’authenticité de son songe : il émet l’hypothèse que Constantin était peut-être déjà chrétien depuis plusieurs mois, et que le fameux rêve n’aurait été qu’une projection de sa propre foi. De plus, l’historien souligne qu’il n’était pas rare pour les dirigeants romains de penser que les dieux leur transmettaient des messages oniriques. Les raisons de la conversion sont floues, mais Veyne s’éloigne volontairement de la thèse du calcul politique et tend plus à la percevoir comme un « impérial caprice », à la manière dont Hadrien créa un culte à son amant Antinoüs, à une époque où le christianisme fascinait.

Toujours est-il qu’en octobre 312, l’Auguste et ses soldats défont Maximilien, lequel trouve la mort dans les combats. La situation politique dans l’Empire romain semble retrouver un semblant de stabilité. Fort de quatre grands chefs au début du IVème siècle, la victoire à Andrinople de Licinus sur Maximin II Daia en 313 laisse un Empire bicéphale. C’est conjointement que les deux co-empereurs vont approuver en avril 313 l’édit de Milan, instaurant une période de paix entre les cultes païens et chrétiens. Bien que la tolérance religieuse existe dans l’Empire romain d’Occident depuis 306, l’historiographie retient généralement cette date comme la fin des persécutions vis-à-vis des chrétiens, qui ne reprendront pas même sous Julien, qui rétablira le paganisme comme religion de l’empereur. S’ouvre alors sur l’Empire une grande période d’expansion du christianisme, largement favorisée par le pouvoir impérial. Le païen Lucinus est à son tour passé au fil de l’épée en 324. Pas encore religion officielle de l’Empire, il n’empêche que le christianisme, religion personnelle de l’empereur, bénéficiera largement des faveurs de celui-ci et de ses successeurs. Par exemple, il fait du dimanche un jour férié obligatoire en 321, et finance la construction de lieux de cultes chrétiens partout dans l’Empire, développe l’Église d’Afrique et restitue les biens dérobés aux chrétiens pendant les persécutions. Il ne persécuta pas le paganisme, soucieux de l’unité d’un Empire qui demeurait largement païen. Veyne voit dans le développement de sa religion personnelle un véritable grand projet d’Empire chrétien, voué au Dieu unique. « Je prends sur mes épaules la tâche de restaurer ta très sainte demeure » déclare-t-il dans un mandement à ses sujets en 325. Bien qu’il ne se baptisa qu’à l’approche de sa mort, il éleva ses fils dans le respect de la religion chrétienne, lesquels continueront son œuvre de christianisation de l’Empire, au détriment du paganisme.

En 341, Constant 1er promulgue une loi prohibant les sacrifices païens et interdisant la magie, qui sera réaffirmée en 353 par son jeune frère l’empereur Constance II. En 342, Constant ferme plusieurs temples païens abandonnés, et quatre ans plus tard, Constance II en ferme un très grand nombre, certains encore occupés. En 356, tout sacrifice est puni de mort. Parallèlement, en 343, les cultes chrétiens reçoivent de nombreuses exemptions d’impôts municipaux. Julien, neveu de Constantin épargné durant le massacre de la famille impériale par les fils de ce dernier, sera appelé au trône en 361 par Constance II avec qui il était pourtant en guerre. Il semble que celui-ci ait voulu garder un descendant de sa famille aux commandes de l’Empire, quand bien même fut-il païen. Julien, appelé par la suite par les chrétiens « l’apostat », œuvre pour remettre sur un pied d’égalité toutes les religions, et redonne au paganisme et au judaïsme les mêmes avantages qu’aux chrétiens. Cependant, une vingtaine d’années plus tard, en 380, les empereurs Gratien et Théodose dans l’édit de Thessalonique, renonce au titre de Pontifex Maximus, et déclare que le catholicisme est la seule religion officielle de l’Empire romain. Théodose porte par la suite le coup de grâce au paganisme, l’interdisant en 392 et éliminant à la bataille de la rivière froide une grande force païenne menée par l’empereur Eugène et le général franc Arbogast, dont Veyne dit qu’il était un ennemi assumé du christianisme. En 394, Théodose interdit une célébration emblématique du paganisme, les jeux olympiques. Si certains des empereurs qui suivirent, tels Anthémius, réveillèrent certaines croyances païennes, la religion chrétienne était déjà bien diffusée dans l’Empire. Paul Veyne estime qu’au VIème siècle, la quasi-totalité de l’Empire est convertie au christianisme, et seule la Sicile aurait décelée quelques poches païennes vers l’an 600. Cependant, il admet également que des rites païens ont pu survivre au sein d’une « religion populaire » et d’une « culture folklorique », apanages des « semis chrétiens ».

L’hypothèse de la persistance d’un culte païen dont les sorcières seraient les prêtresses est-elle crédible ?

Le titre même de l’ouvrage de Margaret Murray est éloquent : selon elle, les sorcières et les sorciers auraient été les gardiennes et les adeptes d’un culte de la fertilité pré-chrétien. La religion chrétienne, par le biais de la Sainte Inquisition, n’aurait eu de cesse d’exterminer les traces de ce culte qu’ils confondirent avec une célébration au diable, figure corruptrice et avatar de tous les vices dont le clergé appelait à se prémunir. On observe, il est vrai, que la plupart des grands dieux des cultes pré-chrétiens ont été, par la suite, assimilés par les inquisiteurs à des démons ou à des entités au service de Satan. Par exemple, le dieu phénicien Bael devient pour les démonologues Jean Wier et Jean Bodin, Baal ou Belzébuth, ange déchu et bras droit de Satan. Lilith, probable déesse sumérienne, devient la première femme créée par Dieu voulant inciter Adam à désobéir à Dieu. Celui-ci la bannit et elle trouve refuge en enfer, où elle devient la maîtresse des succubes. La figure du diable devient, dans l’imaginaire collectif, un homme bouc, semblable à la représentation du dieu Pan ou du dieu Cernunnos. Astaroth, un autre grand démon, tient son étymologie de la déesse Astartée. Enfin, l’égyptien Amon et l’assyrienne Berith trouvent également un alter ego démoniaque. Mais ces parallèles ne furent tracés que très tardivement, et l’Inquisition ne fut pas, au prime abord, créée pour lutter contre le diable.

Elle vit le jour en avril 1233 sous le pontificat de Grégoire IX afin de lutter contre l’hérésie cathare en Languedoc. Sa mission première n’était donc pas, comme beaucoup de sorcières contemporaines le revendiquent, de détruire le culte du diable, mais bien de combattre les hérésies chrétiennes17. Ce n’est qu’en 1484 que le pape Innocent VIII, dans une bulle condamnant la sorcellerie, lui donne un nouveau cap. Afin d’aider les inquisiteurs dans leur nouvelle tâche, le pape commande à deux inquisiteurs, Henri Institoris et Joseph Sprenger, un dominicain, de rédiger un manuel de chasse à la sorcière. Deux ans plus tard, le fameux « Marteau des sorcières » ou Malleus Maleficarum voit le jour. Ils désignent la femme, coupable du péché originel, comme principale recrue du diable. Ils y décrivent les dons obscurs que le malin peut leur attribuer : métamorphoses, stérilisation des terres fertiles, invocation de tempêtes, vol à dos de balais. Ils y décrivent également la cérémonie diabolique par excellence, le sabbat, prétexte aux accouplements avec les démons, sous la présidence du diable. Ce tableau, dont Goya fera une fameuse représentation, va durablement marquer l’imaginaire du clergé.

Pour autant, peut-on juger crédible que de telles cérémonies aient existé ? Pour Murray, les sabbats seraient des cérémonies païennes ayant survécu à l’arrivée du christianisme. Nous avons montré dans une première partie combien le christianisme avait fini par s’imposer comme religion dominante, tant parce qu’il bénéficia d’un appui politique de la part des empereurs que parce qu’il possède un certain nombre d’avantages par rapport aux anciens cultes. Paul Veyne lui-même reconnaît cependant que des « semis chrétiens » aient pu perpétuer une forme dégénérée de cultes et de superstitions pré- chrétiennes, mais qu’un culte intact ait pu survivre demeure improbable. Il existe très peu de sociologues ou d’historiens ayant abordé ce sujet, mais le livre de Carlo Ginzburg que nous avons pu trouver met en lumière deux faits importants : premièrement, l’hypothèse de Paul Veyne est exacte. Ensuite, les descriptions de Menger et d’Institoris ont influencé les juges qui furent amenés à juger les sorcières.

Dans Les batailles nocturnes (1980), l’historien, en étudiant les archives ecclésiastiques des diocèses frioulans en Italie, découvre les traces d’une cérémonie découlant d’un ancien culte de la fertilité pré-chrétien. Quatre fois par an, plusieurs fermiers frioulans nés coiffés, appelés Benandantis, se réunissent dans des champs armés de baguettes de bois et affrontent pour assurer la fertilité des récoltes une armée de « mauvais sorciers ». S’ils perdent, la saison sera marquée par la disette. En cas de victoire, les « bons sorciers » descendent dans les caves des habitants et y festoient et s’enivrent. Les Frioulans accordent à ces Benandantis des pouvoirs de guérison et une aura de mystère et de respect les entoure. Au XVIIème siècle, un prêtre entend en confession une femme qui se plaint que des Benandantis ont pillé sa cave. Le prêtre rapporte cette affaire à l’Inquisition qui prend en charge l’affaire et arrête plusieurs témoins et Benandantis. Bien que la première réaction de la noblesse locale et du clergé soit un dédain assumé pour ce qu’ils croient être des superstitions de paysans, plusieurs éléments attisent la curiosité des inquisiteurs. Tous rapportent se battre sous les ordres d’un chef de compagnie lequel a reçu de Dieu le commandement de sauver les récoltes pour la gloire de Jésus Christ. À l’inverse, les « mauvais sorciers » se battent pour le malin. Pour l’Inquisition, le concept de « bons sorciers » n’est pas tolérable, quand bien même se battraient-ils au nom de Jésus. Petit à petit, après des interrogatoires suggestifs et de nombreuses nuits de cachot, les clercs parviennent à convaincre les Benandantis que leur capitaine n’est autre que le diable, qu’eux-même ne sont que des sorciers, et que leurs cérémonies sont des sabbats. La description des batailles nocturnes va peu à peu se conformer à la vision du « Marteau des Sorcières ». L’enquête aboutit à plusieurs condamnations, mais tous les prévenus échappèrent à la torture et à la question, et si l’un d’entre eux mourut en détention, aucun ne fut condamné à mort.

Même si l’historien voit dans les batailles saisonnières des Benandantis une survivance de rites païens pré-chrétiens, il admet qu’elles ne forment pas un culte indépendant et assumant vénérer autre chose que le Dieu unique. Si le « vernis de christianisme » auquel Margaret Murray attribue la dissimulation des cultes païens au dieu Cornu aux yeux des autorités chrétiennes est bien présent, la figure du dieu païen en tant que telle est absente. Cette forme de réminiscence païenne n’étaye en rien la thèse de Margaret Murray, dans sa forme originelle, c’est-à-dire dans la forme confessée au préalable par les Benandantis, et la forme qui peut être considérée comme plus fiable et intacte. En effet, là où nous ne pouvons commencer à trouver des similitudes entre les cultes décrits  tant dans The God of the Witches qu’à la fin des Batailles Nocturnes, lorsque par la suggestion et la coercition les inquisiteurs ont profondément altéré la description du culte pour le faire conformer à leurs propres pré-notions.

Cette situation nous pousse à nous interroger sur la validité de la thèse de Margaret Murray, dans la mesure où la majorité de ses sources proviennent de confessions de sorcières consignées par des clercs probablement influencés par les représentations véhiculées par le Marteau Des Sorcières, ou par les inquisiteurs qui se les sont appropriés. En effet, la plupart des suspects en matière de sorcellerie furent soumis à la question, ou subirent les effets d’une mise au ban de leur communauté et d’une incarcération dans des conditions insalubres. Leur confession première et les versions qu’ils avouèrent plus tard sont généralement très différentes et il est impossible de démêler ce qui a été induit par les inquisiteurs et les juges de la réalité, si tant est que sorcellerie il y ait eu.

Jean Michel Salmann évoque aussi dans Les Sorcières, Fiancées de Satan la difficile objectivité des juges en matière de sorcellerie. En 1679, dans un village des Ardennes, une vieille dame, Péronne Goguillon, reçoit la visite de quatre soldats venus lui soutirer de l’argent. Celle-ci n’a pas d’argent à leur donner et est obligée, après s’être déjà fait violenter, d’emprunter contre gage à un meunier voisin. Le soir, son mari rentre du champ et est informé par son épouse des méfaits des gardes. Celui-ci décide de ne pas en rester là et dépose une plainte au tribunal de la baronnie. Les soldats sont incarcérés, de même que Péronne, en attendant que l’enquête aboutisse. Le logeur d’un des soldats, ayant plus tôt suggéré à ceux-ci de rendre visite à Péronne, se présente au tribunal et accuse Péronne de sorcellerie. La machine judiciaire se met alors en marche non plus contre les soldats qui se font oublier, mais contre la paysanne qui, à une date indéterminée, commence à dénoncer plusieurs de ses proches. Confrontés à Péronne, tous nient l’accusation. Trois semaines après la visite des soldats à son domicile, Péronne est amenée par les gardes du village sur la place publique et brûlée vive. Il est également intéressant de noter que c’est un des témoins à charge qui a vendu aux autorités une partie du nécessaire indispensable pour procéder à l’exécution. Il semble que parmi les personnes dénoncées par Péronne, plusieurs connaîtront un sort similaire.

Il est néanmoins frappant que plusieurs témoins à charge aient un bénéfice à ce que Péronne périsse sur le bûcher. L’un pour délivrer son locataire et se laver de toutes suspicions d’incitation au pillage, l’autre pour vendre une partie du matériel d’exécution. Il est également intéressant de noter que cette « sorcière » n’a commencé à en être une que lorsqu’elle a dérangé plusieurs membres du village, lesquels ont proféré l’accusation. Il est impossible aujourd’hui de savoir si oui ou non Péronne Goguillon était une sorcière, mais son procès est entaché de trop d’éléments suspects pour considérer cette thèse comme crédible.

Encore une fois, se saisir des sources inquisitoriales ou judiciaires sans prudence est délicat en matière de sorcellerie. Le livre de Margaret Murray s’appuyant majoritairement sur de telles sources, ainsi que sur des livres de folklore sans fondement historiquement vérifiable, sa thèse dans son ensemble est à considérer avec beaucoup de prudence.

Les mouvements néopaïens

Pourtant, le livre de Margaret Murray est au centre d’une lutte mémorielle. Beaucoup de mouvements néopaïens, tels les covens de Wiccans, l’utilisent comme pierre angulaire d’une vision anti-chrétienne de leur propre histoire. En effet, le fondateur de la Wicca, Gerald Gardner, clame avoir été initié à la sorcellerie par une vieille sorcière dans la campagne britannique. C’est en ce nom qu’il s’est revendiqué comme gardien d’un culte antique, et que bon nombre de Wiccans se représentent de cette manière. Le peu d’études sur le sujet rend l’évaluation du phénomène très complexe, mais les observations empiriques et les entretiens que j’ai à ce jour pu mener au sein des milieux néopaïens dessine une vision de l’histoire dans laquelle les sorcières, gardiennes de cultes antiques, ont été persécutées et en ce sens mises au bûcher. Les chrétiens auraient sciemment exécutés des sorcières pour empêcher un « retour du paganisme » et de « l’ancienne religion ».

Mouvement déjà éclectique et syncrétique en soi, la Wicca est composée de deux grandes branches. La Wicca Gardnerienne, largement majoritaire, qui suit plus ou moins les préceptes édictés par Gardner dans son « Book of Shadows », est le mouvement le plus institué. Mais il existe également un deuxième grand courant, la Dianic Wicca18, fondé par Zsusanna Budapest, une sorcière qui prétend descendre d’une lignée de sorcières vieille de presque 1000 ans. Ce courant résolument féministe a étayé la vision d’un christianisme patriarcal luttant contre les gardiennes d’un culte antique tourné vers le « féminin sacré ». La plus célèbre de ses adeptes est la sorcière féministe Starhawk née en 195119, qui marie Wicca et militantisme politique, et promeut une vision de la déesse « d’amour et de colère, refusant l’ordre social existant ». Margot Adler, journaliste et prêtresse Wicca, définit ce mythe de la filiation antique comme « le mythe fondateur de la Wicca ».

Pourtant, comme nous l’avons montré, la vision de la sorcière héritière du culte de l’ancienne religion souffre de beaucoup de failles. Premièrement, son texte fondateur, Le Dieu des Sorcières, se base sur des sources discutables sur le plan scientifique, tels que des livres de contes ou des confessions de sorcières grandement altérées par les mauvais traitements et les propres pré-notions des inquisiteurs sur leurs pratiques rituelles. Ensuite, il est très difficile d’affirmer avec certitude que des congrégations païennes aient pu survivre de manière inaltérées dans un monde où le christianisme s’affirmait tant par son attrait par rapport aux cultes antiques que par la volonté politique d’une succession d’empereurs romains puis de monarques européens de favoriser son expansion.

Cependant, il est plausible que des formes de cultes syncrétiques mêlant paganisme et références incomprises du christianisme aient existé. C’est probablement pour cela que de nombreuses sorcières ou guérisseurs de village invoquant autant d’anciennes divinités que des saints chrétiens furent inquiétés par l’Église et la société dans laquelle ils vivaient. Les cultes Benandantis ne sont que les plus célèbres de ces cultes « semi-chrétiens » mélangeant traditions populaires, rites agraires, superstitions et éléments chrétiens. Plus récemment, l’ethnologue Jeanne Favret-Sadaa20 a pu observer dans le département de la Mayenne une subsistance de pratiques sorcières de désenvoutement, d’exorcisme et de malédiction qui formaient un véritable tabou entre les communautés villageoises qui leur accordaient une grande valeur, à la limite du sacré. Ces pratiques remontent bien avant l’émergence du New Age, ou même des sociétés ésotériques de la fin du XIXème siècle, ce qui montre que des traditions païennes subsistent bien, mais elles ne forment pas, contrairement à ce que Margaret Murray voulait démontrer, un système religieux institué, et pas non plus une religion remontant à l’Antiquité.

Ainsi, le néopaganisme forme une religion encore peu étudiée. Les raisons pour lesquelles des hommes et des femmes adhèrent au druidisme ou à la Wicca demeurent encore obscures, car ces religions n’offrent pas de « bien de salut » au sens Weberien du terme. Leur relative jeunesse comparée aux monothéismes fait qu’une transmission familiale de ces croyances est également improbable. Enfin, la théorie proposée par Jacques Lagroye21 selon laquelle on adhère à une religion également pour « faire partie d’une communauté » ne suffit pas : beaucoup de nouveaux païens pratiquent seuls leur religion, on dialogue avec leurs coreligionnaires par la voie des nouvelles technologies de l’information et de la communication, comme les réseaux sociaux. Les raisons d’entrée en religion sont donc encore à explorer, et ce sera, pour le moment, le sujet du mémoire que je rédigerai pour la fin de mon cursus de premier cycle à Sciences Po Grenoble. Le stage au CIERL m’aura permis, sans aucun doute, d’ouvrir la voie vers ce nouveau travail de recherche.

Bibliographie

  • Albaret L. (1998), L’Inquisition: rempart de la foi, Paris, Gallimard.
  • Chuvin, Pierre. (2009), Chronique des Derniers Païens. Paris, Les Belles Lettres, Fayard.
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  • Ferguson, E., McHugh, M.P. et Norris, F.W. (dir.) (1997), Encyclopedia of early Christianity, 2nd ed, New York, Garland Pub (Garland reference library of the humanities).
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  • Zeiller J. (1940), « Paganus. Sur l’origine de l’acception religieuse du mot » dans Comptes-rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 84e année, N. 6.

1 v

2 Murray Margaret (2011, first pub. 1931), The God of the witches, Camion Noir. p. 8.

3 Hutton, Ronald. (1999), The Triumph of the moon. Oxford University Press. p. 194.

4 Ibid. p. 195 ; Sheppard, Kathleen L. (2013). The Life of Margaret Alice Murray: A Woman’s Work in Archaeology. New York: Lexington Books. p. 98, p.162.

5 Op. Cit. Murray, Margaret. p. 59 ; Op. Cit. Hutton, Ronald p. 197.

6 Les premiers auteurs chrétiens créant le mot païen à partir du mot « paganus » – le paysan, l’habitant du pays – reliaient l’appartenance à la religion païenne au fait de résider en milieu rural, les villes devenant plus vite chrétiennes, et à la superstition locale, territorialisée, et à l’attachement à sa terre (attachement à la terre qui nourrira un paganisme très conservateur, parfois proche de l’extrême-droite).

7 François S. (2012), Le néo-paganisme: une vision du monde en plein essor, Valence d’Albigeois, Éd. de la Hutte.

8 Zeiller J. (1940), « Paganus. Sur l’origine de l’acception religieuse du mot » dans Comptes-rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 84e année, N. 6, pp. 540-541

9 Victorinus Afrus – In Epistola Pauli ad Galatas [0362-0372] Texte complet at Documenta Catholica Omnia ». consulté le 07/06/2014.

10 Orosius P. et Arnaud-Lindet M.-P. (1990), Histoires. (Contre les Païens) 2 2, Paris, Les Belles Lettres.

11 Ferguson, E., McHugh, M.P. et Norris, F.W. (dir.) (1997), Encyclopedia of early Christianity, 2nd ed, New York, Garland Pub (Garland reference library of the humanities), 2 p.

12 Veyne, Paul. (2009), Quand notre monde est devenu chrétien. Paris, Albin Michel. p. 169-170 ; Chuvin, Pierre. (2009), Chronique des Derniers Païens. Paris, Les Belles Lettres, Fayard.

13 Évidemment, la recherche d’avantages spirituels ou sociaux n’est pas le seul motif de l’adhésion religieuse. La recherche d’explication du monde, de ce qui se trouve après la mort, les « biens de salut » weberiens, ou encore d’un sentiment d’appartenance à une communauté en sont d’autres. Mais là où la relation avec Dieu est passionnelle, la relation avec les divinités païennes était plus contractuelle, sauf pour quelques héros. L’offrande est la manifestation rituelle courante de cette relation. SI des relations contractuelles existent dans le christianisme (pèlerinage, promesse à Lourdes ou à Notre Dame de Fatima), Dieu est supposé être concerné par le salut de ses fidèles.

14 À une époque d’incertitude politique, avec les fréquentes guerres civiles dans l’Empire, et morale, avec le déclin de la pratique du paganisme, la religion chrétienne propose un cadre de vie ascétique assurant la survie de l’âme.

15 Bien que l’Église soit encore jeune à l’époque de Constantin, celui-ci et ses fils ont permis de l’accroître considérablement, et d’en faire une institution efficace et politiquement favorisée.

16 Op. Cit. Veyne, Paul (2007) p. 34 – Les temples païens sont en effet construits de telle sorte à mettre une barrière physique entre la partie sacrée du temple, le sanctuaire, où se trouve la statue du dieu, et le reste de l’édifice, profane. Les prêtres avaient le monopole du rôle d’intermédiaire. La religion chrétienne supprime cet intermédiaire, puisque tout le monde peut prier Dieu. Également, là où la doctrine chrétienne suppose Dieu comme un être aimant ses fidèles, les dieux païens sont des êtres ambivalents, et ne dispense leurs faveurs qu’à leurs élus où lors de relations rituelles clientélaires.

17Albaret L. (1998), L’Inquisition: rempart de la foi, Paris, Gallimard. p. 25

18 Op. Cit. Husain S., Deschamps A. et Leloup J.-Y. (1998) p. 153

19 Ibid. p. 155

20 Favret-Saada J. et Contreras J. (1993), Corps pour corps enquête sur la sorcellerie dans le Bocage, Paris, Gallimard.

21 Lagroye J. (2009), Appartenir à une institution, Paris, Économica.

Vidéo – Science et liberté d’expression : de Voltaire à Chomsky, avec le physicien et essayiste Jean Bricmont

Souvenez-vous : menaces de sabotage, tentatives d’intimidation, requête pour annulation auprès des instances universitaires… Voici enfin en ligne la plus orageuse de toutes les conférences du CORTECS : Science et liberté d’expression : de Voltaire à Chomsky, par le physicien et essayiste Jean Bricmont, réalisée le 1er avril 2015 à l’université de Grenoble dans le cadre du cycle présenté par le CORTECS « Connaissances censurées ? Sciences et liberté d’expression ».  Pourtant, si vous cherchez du soufre, du sang et du négationnisme, vous risquez d’être déçus. Mais au moins, contrairement à certains contempteurs, vous pourrez juger les propos de J. Bricmont sur pièces et non sur fantasme.

Vidéos

L’exposé examine les limites imposées à la liberté d’expression en France. Il questionnera la pertinence des lois réprimant l’incitation à la haine et la négation de l’histoire, et leur pertinence dans ce qu’elles sont censées combattre. Sera montré au moyen d’exemples que ces lois mènent à un certain arbitraire dans leur application concrète. La philosophie de l’exposé s’inspire de l’idée suivante : la réponse aux « discours de haine » se fera par plus de discours, pas par moins.

Première partie : conférence

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Seconde partie : débat

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Pour des commentaires de l’intervenant lui-même sur cette conférence, vous pouvez regarder ici.

Bibliographie

CorteX_Bricmont_Republique_censeurs

La République des censeurs de Jean Bricmont, édition de l’Herne (2014).