Physique-chimie, esprit critique et EMI

Julien Machet est professeur de Physique-Chimie dans l’académie de Lyon, et exerce au collège Saint André de Corcy. Il est également membre du Groupe de ressources académique « Esprit critique ». Julien a déjà publié son travail sur le tri de l’information (voir ici) et il nous propose à présent de partager une séquence entière, à destination des élèves de 5ᵉ, et qui vise à comprendre comment la médiatisation de contenus scientifiques, notamment sur les notions de risque et de danger, peut servir l’enseignement de savoirs disciplinaires (ici, l’électricité et la chimie). Bravo et merci (encore) à lui pour ce travail précieux !

Présentation rapide

La séquence abordée ici mélange des objectifs de transmission de savoirs disciplinaires d’électricité et de chimie avec des objectifs propres à l’enseignement de l’esprit critique et de l’éducation aux médias et à l’information. Elle est enseignée en classe de 5e.

Déroulé des activités et descriptifs des objectifs (cliquer sur l’image pour voir tout le document)

Lever la confusion entre danger et risque est présenté ici comme un véritable objectif, en soi, de l’enseignement de l’esprit critique. En effet, de nombreux débats de société liés aux questions de santé sont perturbés par les confusions communes entre l’existence d’un danger avéré et l’évaluation d’un risque (fort ou faible) et par la non-priorisation de traitement des risques forts face aux risques faibles.

Positionnement dans une progression pédagogique

Ce chapitre s’intitule, pour les élèves de 5e concernés : « Les scientifiques parlent au grand public ; exemple des dangers et des risques en physique chimie », il est inclus dans un thème intitulé « Communiquer en science » et répond à un autre chapitre centré sur un exemple de langage « de spécialistes » lui-même intitulé « Les scientifiques parlent aux scientifiques ; exemple de la schématisation en électricité ».

Documents à télécharger

Julien met à disposition l’ensemble de ses documents utilisés pour cette séquence, en format modifiable et pdf.

  • Le document de présentation de toute la séquence :

Pour tout contact : julien.machet-at-ac-lyon.fr

Tri de l'information et enseignement de l'esprit critique : une carte pour s'y retrouver

Julien Machet est professeur de Sciences Physiques et Chimiques dans l’académie de Lyon. Travaillant en collaboration avec le CORTECS et notamment notre collègue Denis Caroti depuis plusieurs années, il forme également les enseignants sur la thématique « Analyse de l’information et esprit critique ». Par ailleurs, il développe dans ses cours un enseignement de l’esprit critique incorporé à ses contenus disciplinaires. Julien a ainsi créé une carte conceptuelle à destination des élèves (et des enseignants), permettant de visualiser rapidement les outils méthodologiques d’analyse de l’information. Il nous présente ici la genèse de cette carte, ses objectifs ainsi que son contenu et ses réflexions sur ce sujet. Bien entendu, cet outil mérite d’être encore amélioré et adapté, mais c’est une base utile, fruit d’essais et erreurs fertiles. Bravo et merci à lui pour ce travail précieux !

Mise à jour (avril 2021)

Les cartes méthodologiques d’analyse de l’information ont été mises à jour et sont téléchargeables en format modifiable (voir dernière partie Enseigner l’esprit critique)

Objectifs

Deux grilles de lecture, sur deux plans différents : analyse de l’information et construction des connaissances & enseignement de l’esprit critique

  • Premièrement, cette carte présente différents axes de questionnement permettant de se positionner (ou non) face à une information, quelle qu’elle soit. De plus, elle permet de présenter en quoi la construction méthodologique et collective du savoir en sciences doit prendre en compte ces axes d’analyse de l’information, et les risques spécifiques qui y sont associés.
  • Deuxièmement, elle peut permettre à l’enseignant d’expliciter aux élèves en quoi les activités faites en classe permettent de se donner des outils de tri de l’information, de construction du savoir. Elle peut donc servir de base à la conception d’un enseignement de l’esprit critique à travers des enseignements disciplinaires classiques.

J’évoquerai donc ces différentes utilisations de la carte et j’en donnerai ensuite une version pour les élèves.
Précaution : j’utilise ici une définition large du mot information, je n’ai pas choisi de circonscrire ce mot à un fait vérifié qui intéresse un grand nombre de personnes comme cela est fait, par exemple, sur l’activité «  Qu’est-ce qu’une info ?  » publiée sur le site du CLEMI. Ainsi analyser une information signifie ici analyser une donnée, une affirmation qui nous parvient, quelle que soit sa forme.

Introduction

Cette carte conceptuelle (ou gros schéma…) à destination des enseignants intéressés par le tri de l’information et son enseignement est née d’un échange avec ma collègue Cécile Dussine (Sciences Physiques) qui a créé une activité d’introduction aux cours de sciences physiques en 6ème. Une version de cette activité devrait être publiée en 2019 dans l’ouvrage «  Développer l’Esprit critique : Outils et méthodes », aux éditions CANOPÉ, mais je vais en décrire les principales étapes sans entrer dans le détail.

  • Le professeur donne tout d’abord aux élèves deux résumés de deux textes issus de sites web existants. L’un porte une information vraie (validée par un consensus scientifique), l’autre une information erronée (sans que l’on sache si c’est intentionnellement ou non).
  • Les élèves sont ensuite amenés à se positionner face à ces affirmations. Le professeur met en lumière les désaccords au sein de la classe : certains élèves doutent du contenu de ces textes
  • Le professeur apporte ensuite une information dérangeante : un des deux textes donne une information erronée ! Plusieurs questions se posent alors :

Lequel est faux ? Comment faire pour le savoir ? Quelle(s) méthode(s) appliquer ?

  • S’ensuit la distribution des documents complets ainsi que leur étude selon différents axes. On demande alors aux élèves de se positionner à nouveau, de manière bien plus argumentée, cette analyse conduisant à un avis quasi-unanime sur le contenu des deux textes.

La carte suivante est donc née de cette dernière question (Quelle(s) méthodes appliquer ?) et de la volonté de clarifier et d’organiser les réponses possibles pour moi, pour les enseignants mais aussi pour les élèves.

CorteX_Carte_Analyse_information_Méthodologie_Enseignants
Carte méthodologique : analyse de l’information pour enseignants, par Julien Machet

Première utilisation : ANALYSER une information ou une affirmation : des axes de questionnement

Question préalable : a-t-on bien compris quelle était cette information ?

Pour cela un bon exercice est de voir si on arrive à résumer l’information en une phrase ou deux. Attention à ne pas se fier au titre (s’il y en a un) : il ne constitue pas forcément un résumé fiable.

Premier axe d’analyse : ÉTUDE DU CADRE

  • Une information nous arrive dans un cadre donné, qu’on le veuille ou non : elle n’arrive de facto pas seule. Elle ne peut être isolée de son contexte présent et de ce que l’on sait déjà. J’entends par cadre tout d’abord le cadre médiatique. On peut ainsi penser qu’une information aura un impact ou une réception différente si elle nous parvient en période électorale ou non, si elle suit ou en précède une autre, si elle est très médiatisée ou non. Je distingue ici le cadre médiatique de la source de l’information, qui mérite un travail approfondi en soi.
  • Lien avec nos connaissances initiales : une information vient s’imbriquer plus ou moins bien avec l’ensemble de nos connaissances actuelles. Il est donc intéressant de se demander si cette information remet en question des savoirs que l’on a déjà considéré comme acquis, et si elle remet en question des actes ou des choix que nous avons faits ? On pense évidemment à éviter le plus possible le biais de confirmation dont nous sommes toutes et tous victimes.
  • J’ai également placé sous cet axe de l’étude du cadre, un grand point un peu fourre-tout intégrant les liens personnels ou relationnels, sans se limiter aux relations affectives, et que l’on peut avoir avec la source de cette information, son auteur, avec le cadre en général ou encore avec la thématique, le sujet de l’information. En effet, avant même de savoir ce qui est dit, il faudrait avoir conscience de notre état émotionnel et affectif, et de ses effets sur le jugement que l’on porte sur l’information reçue. Ne sommes-nous pas déjà un peu d’accord ou pas avec le contenu de l’information avant même d’avoir lu son contenu, du simple fait du cadre médiatique ? Avoir en tête que notre avis va dépendre en partie de notre « proximité » idéologique avec le média qui transmet l’information est déjà un pas de côté nécessaire pour analyser celle-ci. À noter que ce lien au cadre n’est pas forcément un lien affectif et qu’il peut aussi être une confiance que l’on accorde à un cadre donné : si je choisis d’aller suivre un cours dans telle université réputée, il peut être efficace d’accorder au départ du crédit à ce qui va être dit.
  • Cas particulier d’une information reçue « à l’école » : l’étude du cadre scolaire et du cadre de la classe en particulier me semble un axe de travail inévitable. En effet, donner aux élèves un texte contenant une information fausse, ou simplement une information dont la fiabilité doit être étudiée est un acte qui bouscule le cadre « de ce qui se fait en classe » (au moins aux yeux des élèves). De plus, le professeur peut se sentir en difficulté, ou peut estimer prendre des risques, en incitant les élèves à adopter un regard critique sur l’information reçue. En effet il est possible, et souhaitable, que l’élève continue à avoir ce regard critique après l’activité … Notre cours passera-t-il l’examen de ce regard ? Et celui d’un autre collègue ? Avons-nous, en tant qu’enseignant·e, le temps et l’envie de tout justifier ? En sommes-nous capables ? Est-ce souhaitable ?
    Il convient donc à mes yeux d’utiliser simplement la grille d’analyse de la pensée critique pour améliorer et transformer nos cours (évidemment) mais aussi pour apprendre à justifier, à légitimer la confiance que les élèves peuvent avoir dans le contenu des enseignements (cf. conclusion de l’article). Si la parole donnée par l’enseignant·e n’est pas égale à celle de l’élève en ce qui concerne l’expression de faits scientifiques, c’est qu’elle se fait l’écho d’une démarche de construction des savoirs, démarche collective, exigeante et régulée.  La confiance que peut avoir l’élève est donc raisonnée et raisonnable. A ce titre, on est loin du registre de l’obéissance aveugle ou de la révélation.
    La démarche de construction de la connaissance est une démarche où seules la validité des preuves et la pertinence des arguments sont censées entrer en compte. Par conséquent, travailler et expliciter cette démarche en classe c’est aussi installer un cadre collectif où l’humilité, l’honnêteté, l’exigence et la bienveillance sont des valeurs qui guident les propos tenus et les relations humaines. Il faut donc jongler entre, d’une part le fait d’apprendre à être dans un cadre collectif, où chacun se doit d’être à l’écoute et respectueux de la parole de chacun (et cela ne se fait pas spontanément), et d’autre part le fait que l’enseignant·e « fasse autorité » dans la transmission du savoir.
    Au delà de l’équilibre que chacun doit trouver, au delà des évolutions nécessaires de notre système éducatif, il apparaît indispensable que l’élève puisse faire la différence entre un argument imposé via un biais d’autorité, et la parole d’un consensus d’expert·e·s dont on peut accepter raisonnablement qu’il fasse autorité. La limite est souvent subtile, mais les situations où les mécanismes de dominations et les positions d’autorités sont utilisées pour simplement clore la réflexion ou la discussion sont, elles, monnaies courantes.
    Il serait dommage que l’école soit un lieu où l’enfant prenne l’habitude de subir et d’arrêter de réfléchir… Travailler sur le cadre de la classe et la démocratie scolaire est certainement un point indispensable d’un réel enseignement de l’esprit critique. Vaste chantier !

Deuxième axe d’analyse : ÉTUDE DE L’ENJEU

Si cette information est vraie ou fausse, qu’est-ce que ça change pour moi, pour mes proches ou pour le monde en général ? Le principe journalistique de la loi de proximité, permet de relativiser, si cela était nécessaire, le fait que l’on juge spontanément et correctement l’enjeu d’une information. Si l’on ajoute à cela la complexité de notre monde et de son fonctionnement, il peut être très difficile de cerner l’enjeu (ou l’importance) de certaines informations. À noter tout de même que l’on peut émettre l’hypothèse suivante à peu de frais : plus on connait et on comprend notre monde, plus on est à même d’évaluer correctement l’enjeu d’une information.
Ainsi, de façon plus ou moins consciente, nous évaluons certainement l’enjeu (et donc l’intérêt) de l’information reçue : si celui-ci nous semble suffisamment faible, alors il est fort probable que nous n’en fassions pas une analyse poussée. Étant donné le nombre d’informations qui nous parvient chaque jour, il serait bien entendu utopique de s’interroger sur chacun d’entre elles, ce mode de fonctionnement (le tri par intérêt) est donc assez habituel. Pour autant, il est nécessaire d’en avoir conscience : nous laissons bien souvent de côté l’analyse d’informations que nous jugeons sans intérêt.
Par contre si l’enjeu est grand, si cette information nous parait importante, si l’affirmation n’est pas ordinaire alors nous devrions pousser plus loin notre analyse. Ceci fait écho à la maxime de Hume souvent résumée en zététique par « une affirmation extraordinaire nécessite des preuves plus qu’ordinaires ».
Dans notre vie quotidienne nous ne passons souvent pas le cap d’une analyse grossière et plus ou moins consciente du CADRE et de l’ENJEU. Il est probable que nous décidions à ce stade, la plupart du temps, de prendre en compte ou non une information. Or il faudrait, par souci « d’hygiène mentale », réaliser ces deux analyses plus finement et, si l’enjeu potentiel est important, décider alors de pousser l’analyse plus loin avant de se positionner ! Et dans ce cas, la suspension du jugement chère aux sceptiques ne devrait-elle pas être que provisoire ? C’est pourquoi même si je ne vois pas d’ordre chronologique évident selon lequel on devrait appliquer ces différents axes d’analyse, commencer par travailler à conscientiser ces deux là me semble un préalable tout à fait raisonnable et justifié.

Troisième axe d’analyse : Étude de LA SOURCE

Je ne m’étendrai pas sur le sujet, non pas qu’il ne soit pas important, mais il est très souvent traité quand on parle d’analyse de l’information. On peut facilement trouver des méthodes sur ce sujet. Par exemple le 3QPOC pour les sites internet. Il faut évidemment penser à vérifier si l’on peut recouper l’information, trouver d’autres sources (à évaluer également) qui disent la même chose.

Quatrième axe d’analyse : Étude de la FORME

On devrait dire étude des formes, car derrière chaque format de communication (texte écrit, discours oral, image, graphique et tableau, graphisme et mise en page, vidéos, etc.) se cachent des règles de langage, des registres, des styles, des codes culturels explicites ou implicites, des sous-entendus  et parfois des moyens de manipuler le futur récepteur de l’information ! L’étude de la FORME du support de l’information, des langages utilisés et de leur réception est évidemment une source infinie de créativité et d’analyse critique. Quelques exemples d’outils permettant de décrypter cela : effet puits, effet Impactimages mensongères, cadrage en photo, graphiques. On ne manquera pas d’ailleurs de noter que l’étude succincte de la forme de la carte donne quelques indices sur les talents graphico-informatiques de l’auteur de ses lignes. Ce qui n’arrêtera cependant pas le lecteur perspicace parcourant ces lignes…

Cinquième axe d’analyse : Étude du FOND, du propos, du sens

Je décompose ici l’étude du FOND en trois points :

  • L’étude du sens des mots utilisés, des concepts manipulés : sommes-nous d’accord sur leur définition ? Sur leur connotation ? Sont-ils utilisés de façon rigoureuse ? Les concepts manipulés sont-ils sortis abusivement de leur champ disciplinaire ?
  • L’étude des preuves, des références : à quoi se réfère l’affirmation ? Quelles sont les preuves explicites ou sous-jacentes qui viennent appuyer cette information ? Pour cela il est utile de se référer à l’échelle du niveau de preuve en science, illustrée avec talent ici.
  • L’étude des raisonnements, la logique : une fois les mots et les preuves posés, comment sont-elles ou sont-ils mis en rapport ? Comment les arguments sont-ils construits ? À noter que dans le Petit recueil de 25 moisissures argumentatives, on dénombre 5 erreurs classiques de logique « pure » (biais de généralisation, raisonnement panglossien, etc). De manière plus générale, la liste des biais cognitifs qui nous poussent à penser que quelque chose de faux est vraisemblable est très longue, voir par exemple ce codex fait en 2016 et résumant ceux-ci.

Ces axes d’analyse nous permettent de nous positionner de façon argumentée sur la vraisemblance de l’information reçue. Afin de mieux visualiser une échelle allant de l’information assurément fausse à l’information assurément vraie en passant par plusieurs niveaux de doute plus ou moins favorable à l’information, on peut utiliser une sorte de « curseur de vraisemblance » (l’original par Henri Broch ici) comme proposé sur la carte. L’important à mes yeux est de pouvoir se positionner de façon argumentée, et ce, en invoquant des résultats, plus ou moins poussés, des études précédentes sans forcément avoir étudié en détail tous les axes d’analyse !
Exemples de positionnement :

  • La source me semble fiable (auteur connu et respecté qui s’exprime sur son sujet) mais la forme est un peu bizarre (le graphique n’a pas d’axes clairs), et sur le fond il y a un mot qui me semble mal utilisé. Je trouve l’info plutôt fiable, au niveau 4/5.
  • L’enjeu est faible et j’ai plutôt confiance dans l’auteur (qui a écrit tel livre que je juge très bon): je vais considérer ça comme fiable : 3/5
  • Cette affirmation est en contradiction totale avec ce que je sais de la physique de base : information pas du tout fiable : 0/5.

En effet, au-delà de l’outil d’analyse individuelle, pouvoir se positionner de façon argumentée c’est pouvoir exposer sa pensée aux critiques (que l’on espère argumentées et bienveillantes) d’autres personnes, c’est donc pouvoir débattre de façon raisonnée et se laisser la possibilité de construire progressivement un avis plus construit, mieux argumenté et évitant ainsi d’autres erreurs de positionnement.
On peut également décider de suspendre son jugement, d’estimer que l’on n’a pas assez d’éléments pour se positionner, ou que les critères d’évaluation sont contradictoires. En cas de doute ou de suspension du jugement, si l’enjeu est important : il faudrait certainement entreprendre de se renseigner davantage sur le sujet.
On peut aussi dire qu’une information jugée fiable devient une nouvelle connaissance à condition d’avoir appliqué scrupuleusement tous les axes et les biais associés : la validation du savoir en science est une démarche collective, méthodique et exigeante. Apprendre à analyser une information c’est donc aussi se donner des outils méthodologique dont les principes sont les mêmes que ceux d’un chercheur.

Seconde utilisation : ENSEIGNER l’esprit critique. Expliciter les outils méthodologiques sous-jacents

Lors de l’activité menée en 6ème et évoquée en début de présentation, seuls trois axes d’analyse sont présentés aux élèves : la source, le sens des mots et les preuves. Les trois analyses convergent toutes dans le même sens mais c’est surtout l’étude du sens des mots qui nous permet de trancher, car le texte contenant de fausse informations utilise abusivement des concepts scientifiques de base.
Une fois la partie analyse de l’activité terminée, plusieurs points sont abordés en conclusion et apparaissent en général comme évidents pour élèves :

  • Se mettre d’accord sur le sens des mots est indispensable.
  • Il faut analyser la source d’une information.
  • Il va falloir déterminer quand une preuve est fiable ou non.

Et ce afin d’acquérir des savoir-faire, des techniques permettant de mieux trier l’information, de « ne pas se faire avoir ».
Ainsi, à chaque fois que de nouveaux mots de vocabulaire seront introduits, il sera pertinent de faire ressentir aux élèves (via la construction didactique de l’activité) l’aspect nécessaire de ces mots. Ceux qui ont plusieurs sens, ou dont le sens change en fonction du cadre (poids/masse par exemple) seront également présentés en lien avec cette activité introductive.
Pour le travail sur les sources, j’essaie de m’astreindre à deux règles en cours de sciences physiques :

  • Toujours citer la source, toujours évaluer sa fiabilité (même en se contentant souvent de : fiabilité du document selon le professeur : très bonne)
  • Donner parfois des documents aux sources douteuses et aux informations partiellement erronées.

Pour le travail sur les preuves, apprendre à évaluer une preuve et à construire des preuves via l’expérimentation est un travail continu en cours de sciences physiques.
En rajoutant l’étude de la FORME, des langages, j’obtiens une version de carte destinée à être collée dans les cahiers (l’utilité de ce document dans leur cahier est inconnue à ce jour) et surtout à être affichée en classe de manière à pouvoir s’y référer fréquemment en cours. Voici la version élève de cette carte :

Carte méthodologique : analyse de l’information pour les élèves par Julien Machet

J’ai choisi de ne pas détailler ici le CADRE et l’ENJEU mais de les laisser pour pouvoir m’y référer plus facilement, à l’oral, au besoin.

Une autre carte, destinée à rappeler les différentes postures à adopter face à l’information est, elle, affichée en classe

Carte méthodologique : analyse de l’information pour les élèves par Julien Machet (affiche)

Ces deux cartes sont à télécharger en version modifiable (ppt) ou pdf.

De la même manière, deux autres affiches sont présentes dans la classe : le curseur de vraisemblance (visible au centre de la carte) et l’échelle de la preuve en sciences.  Cette dernière affiche est très pratique pour aider à prendre l’habitude de distinguer une simple opinion d’une connaissance construite. De plus, par exemple, lors d’une démarche expérimentale si l’élève énonce une hypothèse ou une conclusion il peut dans les deux cas se positionner de façon argumentée sur le curseur de vraisemblance. L’expérimentation méthodique permet d’apporter (potentiellement) pour la conclusion une preuve plus solide que la simple opinion de départ.
Cette carte, comme la précédente, n’a pas la prétention de présenter une liste exhaustive. Il serait sûrement intéressant qu’elle soit déclinée à ce niveau de simplification (au minimum) dans toutes les matières.
Ce qui m’intéresse en produisant cette carte pour les élèves est d’essayer ainsi :

  1. de montrer que les savoirs, savoir-faire et savoir-être (en collectif) sont utiles voire absolument nécessaires pour trier correctement les informations ;
  2. de développer ainsi des attitudes, des savoir-faire et quelques savoirs propres à l’esprit critique ;
  3. de rendre explicite la méthodologie de la construction de connaissance en science dans l’enseignement des contenus habituels et surtout de justifier l’exigence d’honnêteté intrinsèque à cette méthodologie ;
  4. de tenter de faire toucher du doigt la montagne de travail rigoureux qui a été abattue avant nous et qui nous permet d’avoir toute cette connaissance à disposition. Et de les inciter à savoir également faire confiance de façon raisonnable et justifiée dans les connaissances enseignées.

Je développerai la manière d’intégrer ces différents axes d’analyses dans mes cours dans un prochain article.
Ces cartes et ces réflexions sont amenées à être modifiées et améliorées. N’hésitez pas à me contacter à ce sujet.

Julien Machet : julien_machet@hotmail.com

Atelier Esprit critique et autodéfense intellectuelle en 2nde

Nathalie Laot-Godebert enseigne les SVT au lycée Langevin de Martigues. Dans le cadre de l’Accompagnement Personnalisé (AP), elle a fait travailler ses élèves de seconde sur la thématique « Esprit critique et autodéfense intellectuelle ». Comme beaucoup de collègues, elle a décidé de partager son travail, en présentant la manière dont elle a organisé ses séances, leur contenu, ce qui a marché et ce qui a été plus difficile. Merci à Nathalie et bravo pour tout cela, c’était la première fois qu’elle se lançait dans ce type d’enseignement et nous avons tenté de l’épauler au mieux dans cette aventure !

 

Objectifs

Donner les outils scientifiques pour se faire une opinion éclairée face à une information ou un phénomène qui sort de l’ordinaire au travers de l’étude des médecines dites « alternatives ». Plusieurs raisons m’ont poussé à travailler sur cette thématique :

  • Au niveau scientifique : savoir construire un protocole expérimental avec tous les outils nécessaires, douter de son opinion pour en tester la véracité, éventuellement changer d’avis pour une opinion plus juste.
  • Au niveau sociétal : un grand nombre de personnes se tournent vers « l’alternatif » (consommer autrement, voyager autrement, donner se rapprocher de l’essentiel, du « naturel »…), le domaine de la santé n’est pas épargné : on cherche à se « soigner autrement ». C’est un sujet a priori proche des élèves.
  • Au niveau affectif : le choix d’une approche thérapeutique est très personnel, lié à notre vécu et à notre conception de ce qu’est bien vivre et bien s’entretenir : or, plus l’adhésion à une pratique donnée est ancienne, plus sa remise en question semble difficile. Ce sujet illustre donc bien l’escalade d’engagement décrite en psychologie sociale et qui permet de pointer et décrire certains biais cognitifs pour les élèves.

Compétences travaillées

  • Reconnaître les biais de raisonnement qui peuvent venir fausser notre jugement.
  • Utiliser les méthodes permettant de construire de la connaissance fiable.
  • Sensibiliser aux mécanismes de rumeur dans les médias et sur le net et à la recherche de sources.
  • Appliquer les outils méthodologiques et expérimentaux.

Public

24 élèves de seconde, toutes classes confondues. Une semaine avant le début du projet, chaque élève devait indiquer parmi une liste de toutes les thématiques proposées par les enseignants d’AP, quatre thématiques par ordre de préférence (de 1 à 4 avec en 1 la thématique la plus souhaitée). Sur les 24 élèves, la majorité avait choisi le thème « Esprit critique et autodéfense intellectuelle » en choix 2 ou 3.

Organisation

Les séquences se sont déroulées sur des créneaux de 2h. En tout, j’ai pu effectuer six séances.

Séance 1

Présentation de la zététique, de ses divers champs d’investigations. Bases épistémologiques et différents biais de raisonnements. Notamment :

  • Partir sur des faits : en l’absence de faits, ne pas entrer dans la théorisation.
  • Bien cerner l’hypothèse à tester et prendre des mesures non ambiguës (un sourcier est capable de trouver de l’eau à partir de 2 mètres de profondeur et non pas entre 0 et x mètres, quelle quantité d’eau, etc.).
  • On ne teste qu’un seul paramètre à la fois.
  • Faire un échantillonnage sans biais de validation subjective (exemple du rêve prémonitoire, il faut un critère temporel qui permet de dire que c’est prémonitoire ; la personne doit avoir fait le rêve deux ou trois jours avant l’événement (à fixer) et non pas 1000 jours avant).
  • Le principe du double aveugle.
  • Éviter les pièges des probabilités et statistiques (par exemple le paradoxe des anniversaires).

Récupérer le diaporama utilisé : ici

Points positifs : Les élèves apprécient les supports visuels qu’ils ont l’habitude de manipuler : vidéos youtube, blogs, articles chocs diffusés sur les réseaux sociaux. L’expérience réalisée avec Dave Guillame (https://www.youtube.com/watch?v=F7pYHN9iC9I) leur a permise de comprendre à quel point il est possible de récolter beaucoup d’informations sur leur vie.

Points négatifs : les élèves ne distinguent et ne mémorisent pas tous le nom des différents biais cognitifs « validation subjective », « dissonance cognitive », « prétentions floues »…

Séance 2

Apprentissage des outils méthodologiques et expérimentaux au travers d’une expérience de « détection de l’eau ». Cette séance, élaborée par Stanilas Antczak et Florent Tournus, est entièrement décrite dans le livre Esprit critique es-tu là ? 30 activités zététiques pour aiguiser son esprit critique. La présentation des résultats s’est faite sous forme d’un histogramme « fait maison » pour illustrer la répartition aléatoire des réponses, formant une distribution normale, en forme de « courbe de Gauss ».

Dans cette activité, j’ai joué le rôle de la personne possédant le « pouvoir » de détecter de l’eau. Mais j’ai également dû prendre un élève complice. Ainsi, la séance précédant celle de l’expérience, j’ai demandé à une élève du groupe de jouer ce rôle pour m’aider à « deviner » où se trouvaient les verres remplis d’eau. Nous avons convenu d’un signe : les pieds ouverts en V = « il y a de l’eau », les pieds fermés = « il n’y a pas d’eau ». Ce signe a été particulièrement efficace compte tenu de sa discrétion et de la configuration de la salle et des paillasses qui me permettaient de jeter un œil sur les pieds de l’élève assise en face de moi. Cette élève a toujours eu l’habitude de s’asseoir au premier rang donc ça n’a pas attiré les soupçons. La grande difficulté pour le complice est de mémoriser très rapidement les 10 verres sans se tromper avant qu’ils ne soient cachés. Si c’était à refaire, j’aurais pu conseiller de ne retenir que les verres remplis…
Je n’ai pas choisi de travailler avec un second complice désigné pour m’assister, car cela aurait trop attiré l’attention sur lui. J’ai donc joué le jeu seule sans assistant, le complice restant dans le public.

MatHistogramme expérienceériel utilisé :
– 10 verres
– 10 boîtes non transparentes pour cacher les verres
– 10 cartons notés de 1 à 10 pour numéroter les verres
– Le matériel pour la partie « étude statistique » (voir photo)
– Un tableau avec feutres ou craies pour noter les réponses

Pour la construction du matériel de la partie statistique j’ai utilisé des feuilles rigides plastifiées pour rétroprojecteur, et des tubes de sarbacane pour le moulage ; les boules à tirer pour la sarbacane m’ont ensuite servi pour remplir chaque partie !

Configuration de la salle :
Une salle de classe avec 2 portes pour, lors du test en double aveugle, permettre au groupe 1 de remplir les verres et de sortir sans croiser le groupe 2 qui rentre dans la salle pour tester mon pouvoir de détecter les verres remplis ou non.

Points positifs : L’expérience a très bien fonctionné, à tel point qu’ils ont eu du mal à proposer l’hypothèse d’un complice dans la salle. J’ai donc dû les mettre un peu sur la piste en leur demandant « pensez-vous que vous devez connaître les verres remplis pendant le test ? Si non, comment faire pour que ni vous ni moi ne le sachiez ? » […] « Ah mais oui c’est vrai, il y a peut-être l’un de nous qui vous donne les réponses en fait… ». La mise en place d’un double aveugle avec un générateur de hasard type pièce pile/face a pu alors être mise en place avec les élèves.

Points négatifs : La partie analyse statistique des résultats a été un peu plu laborieuse à mettre en place et pas forcément fiable car je manquais d’effectif pour construire une belle courbe de Gauss.

Séance 3

Mise en application par les élèves d’un travail d’enquête sur un sujet en lien avec les affirmations extraordinaires dans le champ des thérapies non conventionnelles

Consignes : Travailler par binôme/trinôme sur la recherche de sources d’une affirmation extraordinaire dans le domaine de la santé et des thérapies dites alternatives, choisie et considérée communément comme vraie.

Déroulement possible : Choisir une affirmation sur un sujet que vous souhaiteriez traiter (à la seule condition que l’affirmation centrale à vérifier soit de type scientifique). Guidé et encadré durant une séance de 2h, vous construirez une enquête sur l’affirmation choisie en présentant la séance suivante un diaporama (10 minutes/groupe pour la présentation + échanges/questions).

Modalités :

  1. Une diapo-introduction qui formule la question (avec un point d’interrogation), son contexte, ses enjeux
  2. Une diapo présentant les différentes hypothèses, théories, scénarios sur le sujet : qui les défend, où, pourquoi ?
  3. Une diapo présentant les biais, effets, erreurs que vous relevez pour chaque hypothèse.
  4. Une diapo qui décrit votre enquête personnelle et la méthode employée pour rechercher les informations qui vous manquent. Quelles erreurs relevez-vous dans les différentes théories ?
  5. Une diapo-conclusion présentant le résultat de votre enquête (même s’il est incomplet : l’important est moins ce que vous trouvez que la manière dont vous avez cherché)

Votre diaporama devra contenir :

  • Des illustrations pertinentes et de qualité. Les extraits vidéos de films, documentaires, publicités sont bienvenus !
  • Les principaux mots-clefs (très peu de texte, l’essentiel se dit à l’oral)
  • La bibliographie utilisée, citée, la source des illustrations, la webographie, à chaque diapositive !

Exemples de sujets :

  • L’hypnose : fin thérapeutique ou escroquerie ?
  • Y-a-t-il un effet placebo sur les animaux ?
  • Le jeune a-t-il une efficacité thérapeutique propre ?

Votre sujet peut dépasser le cadre des thérapies dites alternatives et s’étendre au domaine plus large de la médecine/santé/bien-être :

  • Quelles sont les prétentions des colliers d’ambre sur les enfants ?
  • Des guérisons extraordinaires se produisent-elles à Lourdes plus qu’ailleurs ?

Vous trouverez sur cette page wikipedia bon nombre d’autres médecines non-conventionnelles  :https://fr.wikipedia.org/wiki/Liste_des_m%C3%A9decines_non_conventionnelles

Points positifs : Élèves motivés

Points négatifs : …mais un peu perdus. La plupart des groupes ont eu du mal à cerner les prétentions de départ des personnes décrivant un phénomène, ils ont voulu directement s’attaquer à la partie scientifique en disant d’emblée que c’est « faux », même avec un très faible bagage de preuves. J’ai relevé une absence d’analyse des biais de raisonnement, des erreurs de logique et de citations des sources. L’outil internet est vaste et les élèves se perdent vite dans le visionnage de vidéos, au point qu’ils finissent par s’éloigner lentement mais sûrement de leur sujet. Je leur ai donc proposé une série de sites à partir desquels ils pouvaient travailler (site du Cortecs, tatoufaux.com…). Et malheureusement, le résultat s’est bien souvent transformé en un copier-coller intégral d’un sujet déjà traité.

Séance 4

Séance consacrée à la recherche de sources et à la mise en forme du diaporama. C’est la partie la plus laborieuse : j’ai conseillé d’insister sur la formulation de la question de départ et ajouter le maximum de ressources illustratives (une vidéo sur le phénomène, un article, un témoignage) ainsi que sur les biais et erreurs relevés. Malgré ces conseils, très peu sont parvenus à appliquer ne serait-ce que le principe de parcimonie face à certaines allégations. Ils ont tous conclu que le phénomène qu’ils avaient étudié n’était pas prouvé, alors que j’attendais davantage qu’ils travaillent sur l’élaboration d’arguments permettant d’arriver vers cette conclusion, que la conclusion en elle-même.

Séance 5

Présentation des diaporamas de chaque groupe. Voir ici la production d’un groupe sur la paralysie du sommeil.

Points positifs des deux dernières séances : un travail de recherche et de présentation assez sérieux

Points négatifs : … mais un « départ » assez difficile, ne serait ce que dans le choix du sujet, j’ai dû leur proposer une liste et quasiment tous ont pioché leur sujet dans cette liste. J’aurais préféré qu’ils partent de leur propre croyance personnelle justement, et qu’ils étayent ensuite, car il n’y a pas meilleurs arguments que ceux qui sont parvenus à nous faire changer de point de vue… Sinon, le risque est de partir directement vers le « démontage » du phénomène en lui-même. C’est mon grand regret.

Séance 6

Intervention de Denis Caroti du Cortecs (théories du complot, sophismes, curseur de vraisemblance et principe de parcimonie…)

Points positifs : intervention d’une personne extérieure, sujets stimulants et contenu complémentaire des premières séances.

Points négatifs : un peu d’inertie dans le groupe, qui devait remobiliser aussi des notions vues auparavant.

Conclusion

L’accompagnement personnalisé autorise une grande liberté pédagogique face à des thématiques novatrices. La position du projet dans l’année (3ème trimestre) et le créneau horaire (de 16h à 18h) ne permet pas toujours d’avoir des élèves en forme ; à cela se rajoute la difficulté d’échanger avec des élèves qui ne sont pas les nôtres (groupes d’élèves de différentes classes) ou qui n’ont pas choisi en 1er vœu le thème. Les MPS (Méthodes et Pratiques scientifiques et les TPE (travaux personnels encadrés) peuvent laisser la place à davantage de temps et de possibilité d’expériences en classe, en tout cas le temps que la prochaine réforme du bac ne dessine plus précisément les contours d’autres intitulés d’enseignements qui laisseront libre cours à la démarche d’investigation des élèves.

Les TPEc : travaux personnels encadrés critiques et démarche d'investigation en classe de première

Nous sommes nombreux·ses, pour les plus jeunes d’entre nous, à avoir enduré l’épreuve des TPE (Travaux Personnels Encadrés) en classe de première générale. Beaucoup y traînent des pieds, certain·e·s s’investissent énormément mais dans tous les cas on ne retrouve souvent que des lieux communs, des sujets un peu « classiques » qui amènent souvent les élèves à recopier ou reformuler des TPE des années précédentes trouvés sur le Web. Sachant que cet enseignement est le lieu d’une grande liberté pour les élèves, cela faisait un certain temps que je pensais y insuffler de la pensée critique dans le but de développer la démarche scientifique de manière concrète et atteignable. Voici quelques propositions pour quiconque aura envie de s’amuser un peu en TPE.

Le contexte

Les TPE constituent une épreuve du baccalauréat lors de laquelle les élèves doivent réaliser une démarche de groupe afin de répondre ou tenter de répondre à une problématique de leur cru. L’évaluation se fait suivant trois composantes : le suivi par les enseignant·e·s qui encadrent le TPE pendant la moitié de l’année, la production du groupe et l’oral (sorte de soutenance de la production). Les TPE sont présents pour les séries L, ES et S en première et constituent une épreuve anticipée du bac.

Les élèves doivent trouver un thème d’étude et poser une problématique à laquelle ils devront tenter de répondre par une recherche documentaire, par des expérimentations, par des rencontres de professionnel·les, visites et autres questionnaires.

La production peut prendre la forme d’un dossier, d’un site Web, d’une vidéo, d’un magazine, d’une exposition… bref, tout est permis ! Leur sujet doit normalement tomber dans un des six thèmes nationaux proposés par le Ministère (au passage, on pourra se délecter critiquement de ce nouveau thème sorti cette année, commun aux trois séries et totalement dans l’ère Macron1). Ces thèmes étant très larges, on peut donc avoir une certaine liberté d’action. Enfin, les TPE sont encadrés par plusieurs enseignant·e·s de matières différentes et les élèves doivent traiter un sujet faisant intervenir au moins deux matières.

Pourquoi les TPE ?

Pour ma part, étant enseignant de SVT (Sciences de la vie et de la Terre), j’ai suivi des élèves de 1ère S. Je pense que l’on peut proposer des thèmes de pensée critique dans les autres filières (ES et L) même si la démarche et la problématisation sont légèrement différentes. Tout cela part d’un constat souvent partagé entre filières : les élèves trouvent des thèmes d’étude un peu « bateau » et aboutissent à des problématiques n’amenant qu’à un « simple » exposé et non à une démarche de recherche originale. L’intérêt pour les élèves est donc de pouvoir trouver une problématique n’amenant pas une réponse « directe » mais ouvrant vers une réelle recherche personnelle. C’est là où j’y vois un intérêt pour la pensée critique et particulièrement pour la démarche zététique qui est un bon marche-pied pour développer l’enseignement de la démarche expérimentale et la recherche de preuves. En effet, trouver des sujets d’études peu étudiés, stimulants, pris dans  les controverses scientifiques ou les sujets-frontières entre science et croyance… permet aux élèves de mettre en place une réelle démarche d’investigation où ils·elles pourront tester et vérifier des affirmations de type scientifique.

Un cheval de Troie

En théorie, les enseignant·e·s ne sont pas sensés orienter les élèves sur tel ou tel sujet. Mais c’est là que le bât blesse (cf. plus haut) et je me suis mis en tête de leur proposer de travailler sur des thèmes liés au paranormal, aux phénomènes étranges, aux thérapies dites alternatives et croyances sociales. Pour des 1ère S, cela est orienté vers la démarche scientifique mais j’imagine déjà pas mal de thèmes pour les ES et les L (la condition animale, le genre, les conflits d’intérêts, la main invisible du marché, la répartition des pouvoirs dans un établissement scolaire, etc…). J’ai donc décidé de les orienter plus ou moins implicitement sur des sujets de cet ordre.

La démarche

Au final, je n’ai pas produit énormément de matériel pédagogique étant donné que les TPE sont essentiellement du travail personnel des élèves. Les premières séances sont généralement dédiées à l’explication des TPE, la notion de problématique et les bases de la recherche documentaire. J’en ai donc profité pour faire une séance autour de la démarche scientifique et de la problématique pour influer des notions de zététique.

Nous étions en charge, avec mes trois collègues, de deux classes de 1ère S. L’équipe était constituée d’un enseignant de physique-chimie, d’un enseignant de mathématiques, et de deux enseignant·e·s de SVT. Nous avons procédé à une première séance lors de laquelle nous avons présenté les TPE et avons laissé les élèves parcourir les thèmes nationaux et commencer à trouver un thème d’étude. Dès la deuxième séance, nous avons scindé le groupe (environ 60 élèves) en trois sous-groupes qui allaient tourner sur trois ateliers pendant trois heures. Pendant qu’un groupe était en recherche libre, l’autre était avec la documentaliste pour une formation à la recherche documentaire et le dernier groupe était avec moi pour une présentation zététique / démarche scientifique / problématique.

La présentation

La présentation se développe selon trois grands axes :

  • Une partie plutôt basée sur de l’épistémologie, et j’y développe la notion d’affirmation de type scientifique pour enchaîner sur le distinguo acte de foi vs. remport d’adhésion permettant d’amener au statut du témoignage et enfin à l’explication alternative (et donc le rasoir d’occam)
  • Une partie permettant de présenter les thèmes liés à la zététique en parcourant des choses comme l’archéo-fiction, la cryptozoologie, les pouvoirs du corps et les médecines dites alternatives. Je finis par la perception des probabilités pour arriver à l’idée que le « bizarre est probable »
  • Une dernière partie qui devrait prendre 30 minutes et qui s’intéresse à la démarche scientifique avec la notion de reproductibilité, le témoin, la taille et la représentativité de l’échantillon, l’aveugle et le double aveugle en finissant sur l’effet paillasson pour bien leur faire comprendre qu’ils·elles doivent travailler sur un sujet précis possédant une seule assertion dans le langage commun.

L’objectif de tout cela est de leur faire insuffler l’idée de trouver un sujet intriguant sur lequel ils·elles exercent leur curiosité et se fassent plaisir notamment à trouver des protocoles originaux.

J’insiste sur le fait qu’un « bon » TPE doit comporter des expérimentations mais pour ne pas leur faire trop peur, je leur dis aussi qu’un TPE avec une recherche documentaire solide qui croise des informations ou basé sur des analyses de données (épidémiologie par exemple) est tout aussi satisfaisant.

Je leur ai ensuite mis sur le réseau du lycée un document avec une multitude de thèmes issus des sujets traités par les étudiant·e·s de l’enseignement zététique de Richard Monvoisin sur plusieurs années ainsi que certains sujets proposés par Guillemette Reviron ou même cette magnifique page wikipédia sur les médecines non conventionnelles que m’a proposé Nelly Darbois.

Le matériel utilisé

Pour un peu plus de détail, voici le déroulé de la présentation avec les quelques vidéos que j’ai pu utiliser. La présentation est téléchargeable sous licence CC-by-SA :

Au format diaporama LibreOffice

Au format PDF

Je l’ai laissée telle quelle, mais il faut enlever des parties (voir plus bas, les erreurs commises).

Je questionne les élèves sur ce que leur renvoie le terme « science » pour proposer les quatre définitions du mot « science » et insister sur le fait que je ne parlerai que de la démarche scientifique.

Je présente quelques types d’informations/affirmations en donnant des exemples pour chaque pour ensuite arriver sur la particularité des affirmations de type scientifique. Je demande ensuite ce qui distingue une affirmation scientifique des autres types d’affirmation. J’ai pu remarquer que les élèves avaient de grandes facilités pour dire que l’affirmation scientifique est « testable ». Je donne ensuite quelques exemples d’affirmations de type scientifique (une pub de médium, des recettes de cuisine, du soin par magnétisme).

Cela nous amène à la notion du statut du témoignage et à la maxime de Hume. Cela permet de leur faire comprendre qu’un témoignage récolté n’est pas une preuve dans leur TPE mais aussi qu’ils·elles peuvent se baser sur un témoignage extraordinaire pour commencer à rechercher des preuves solides à ce témoignage.

Crédits : Cyrille Barrette
Crédits : Cyrille Barrette

On arrive tout doucement au rasoir d’Occam : face à un témoignage et une explication coûteuse à un phénomène, il est de logique d’épuiser d’abord les hypothèses alternatives moins coûteuses. Je présente une situation bizarre (un caribou pendu sur les fils d’un poteau électrique2) pour leur faire sortir des hypothèses puis leur donne la réponse3.

Je leur montre cette vidéo qui est sensée démontrer par l’humour cette notion du rasoir d’Occam mais au vu du peu de réactions de la part des élèves, je pense qu’il faut peut-être en trouver une autre. Richard Monvoisin me suggère d’utiliser la vidéo de Jeanne d’Arc présente sur cet article relatif au rasoir d’Occam. Un très bon épisode de Kaamellot existe également mais nous avons du le supprimer, voir l’article en question.

Je leur présente ensuite le cas des combustions humaines dites « spontanées »4 pour leur donner une idée de recherche d’explications scientifiques et cognitivement peu coûteuses.

Vient ensuite la présentation de divers thèmes de zététique (cryptozoologie, thérapies alternatives, archéo-fiction, pouvoirs du corps…).

Je fais un petit laïus sur le perceptions des probabilités à partir de la séquence suivante que j’ai montée à partir de différentes vidéos sur le Web. Cela me permet d’insister sur le tri des données (cette vidéo est un peu longue et on peut passer un peu plus rapidement à certains moments).

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Cela permet de faire le lien avec les faits « extraordinaires ». Je commence avec cette vidéo mythique de la tourterelle explosant en plein vol suite à un lancer de Randy Johnson, le 24 mars 2001.

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Les « miracles » de Lourdes permettent d’aborder la question de l’extraordinarité : des guérisons extraordinaires se produisent-elles à Lourdes, et si oui, se réalisent-elles à un taux supérieur à tout autre endroit, aux hôpitaux publics par exemple ? 5 Cela permet de montrer que le « bizarre est probable » et de leur faire prendre du recul sur les chiffres qu’ils·elles peuvent trouver, de les mettre en perspective d’une situation.

À partir de là, je développe les outils de la démarche expérimentale en commençant par la simple reproductibilité en me basant sur cette vidéo de catalepsie de spectacle par Franck Syx (je n’ai pas le temps de la reproduire mais je leur dis qu’on pourra essayer après la séance si ça leur dit) :

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Je ne développe pas les autres (témoin, aveugle et double aveugle, taille et représentativité de l’échantillon) car l’idée reste la même : leur présenter des protocoles inventées et méthodologiquement problématiques pour qu’ils·elles puissent lever le problème et comprendre comment on peut « objectiver » des données récoltées.

Je finis enfin par présenter l’effet paillasson car c’est un vrai problème dans la rédaction des problématiques en TPE : les élèves doivent restreindre leur recherche et ont tendance à placer des mots trop vagues ou ayant des définitions diverses et variées (les termes « énergie », « mémoire », « cerveau » ou « préserver l’environnement » en sont des exemples classiques). J’ai utilisé les cartes de thérapeutes d’un festival récent sur Grenoble, FestiZen, qui regorge d’effets paillasson et d’effets puits.

Les erreurs commises

J’ai vu un peu gros pour le format 1h et sur les deux premiers groupes je n’ai pas eu le temps de traiter correctement la dernière partie, pourtant essentielle. J’ai donc réduit pour le dernier groupe et c’était vraiment mieux. Je n’ai donc pas traité la définition de « science », l’épistémologie « critique » (matérialisme méthodologique, scepticisme, rationalité) ni acte de foi vs. remport d’adhésion. L’ensemble reste un peu chargé mais cela rentre en une heure

La suite…

Pour la suite des TPE, c’est surtout de l’improvisation. Nous, les enseignant·e·s, devons être présent·e·s pour répondre aux questions des élèves et leur éviter de partir sur des fausses pistes ou sur des sujets trop complexes en terme de notions pour leur niveau. Il faut faire en sorte que le sujet soit assez fécond (possibilité de tester, de reproduire, de vérifier, de trouver de l’information…) mais assez restreint pour pouvoir travailler sur un paramètre bien identifié.

En cette fin de TPE, il est temps de dresser un bilan. C’est un peu triste au final car sur les 20 groupes constitués, seulement 5 ont travaillé sur un sujet critique :

  • Le triangle des Bermudes (sujet « classique »)
  • Les personnes se disant électrosensibles sont-elles capables de détecter la présence de Wifi en expérimentation contrôlée ? Malheureusement, le groupe s’est retrouvé face à la difficulté sociale : il n’a pas pu trouver une seule personne se disant électrosensible voulant bien se prêter au jeu de l’expérimentation.
  • Le scénario catastrophe du film « Le Jour d’après  » dans lequel le Gulf Stream subit un dérèglement est-il scientifiquement plausible ?
  • La spiruline : petite déception, les élèves n’ont pas vraiment pris l’angle critique, étant déjà convaincues par les bienfaits de cette algue à la mode. C’est dommage, c’était un sujet fécond avec multiples problématiques possibles
  • Les magnétiseurs : groupe très stimulant ! Réalisation d’un protocole expérimental réalisé en collaboration avec un magnétiseur venu au lycée pour réaliser l’expérience. Juste pour ce groupe, je suis content d’avoir mis de l’énergie (c’est le cas de le dire) dans ce travail de TPE.

Enquête zététique sur le Père Noël

Hier, une amie m’a demandé si j’avais écrit ma lettre au Père Noël. J’étais très très embêté. À l’origine, le Père Noël n’est autre que Nicolas de Myre, évêque de son état. Contrairement à l’imagerie populaire, il était assez maigre, si bien que le grand monde, déjà très sensible aux modes, ne parlait que de se mettre dans la ligne de Myre. Certains l’appelaient aussi Nicolas de Bari, et de temps en temps Nico mais dans l’intimité seulement. Originaire de Patara, dans l’actuelle Turquie, il serait né en 270.  On l’a nommé au Moyen-âge patron des petits n’enfants et des écoliers, tant il était gentil. Il sauva également des marins en perdition et fit un miracle encore plus difficile que Jésus : il multiplia non les pains, mais la farine.

Le père Noël est un peu mytheux

Est-ce ceci qui l’a usé ? Lui qui fut un ancien enfant, comme vous et moi, mourut un 6 décembre certainement des persécutions raffinées de l’époque : cela donna un prétexte à la populace qui ne pense qu’à ça pour faire la fête, fête appelée dès lors la Saint Nicolas, ou Sinter Klass – évidemment, on aurait pu dire Saint Nico mais un peu de contenance ne fait pas de mal. C’est depuis cette époque que, rendant hommage au bon sens de Saint Nico patron des écoliers, on parle des fameux conseils de Klass.

À sa mort, il est dit que de sa tête jaillit une fontaine d’huile, ce qui est assez vexant ; et de ses pieds une source d’eau. Certains avancent que de tous ses membres, sortait une huile sainte qui guérissait nombre de gens. D’ailleurs, bien plus tard, lorsque les Turcs détruisirent la ville de Myre, 47 soldats italiens de Bari accompagnés de quatre moines leur ayant montré le tombeau de Saint Nicolas, ouvrirent celui-ci et trouvèrent ses os qui nageaient dans l’huile. Alors ils les emballèrent et les emportèrent chez eux (d’où l’autre nom de Nicolas « de Bari »).

Désormais les 6 décembre la fête fuse, on tirelipinponne sur le chihuahua et les cotillons jaillissent, surtout en Lorraine car, quelques années après l’arrivée des reliques du saint en Italie, un chevalier lorrain qui revenait de croisade passa à Bari, s’approcha de la relique et déroba… un doigt pour l’amener dans sa ville natale, Saint-Nicolas-de-Port. Bientôt des pèlerinages importants furent organisés dans cette petite ville, car il semblait que prier Saint Nicolas apportait des miracles : des chevaliers enchaînés par les Infidèles furent (soi-disant) miraculeusement télétransportés devant le portail de l’église de Saint-Nicolas-de-Port et Saint Louis lui-même fut sauvé de la noyade.

Le père Fouettard
Le père Fouettard

Depuis le XIIe siècle, on raconte que Saint Nicolas, déguisé, va de maison en maison dans la nuit du 5 au 6 décembre pour demander aux enfants s’ils ont été obéissants. Le soir venu, les enfants laissent leurs souliers devant la cheminée ou devant la porte avec du sucre, du lait, et une carotte pour la mule qui porte Saint Nicolas. Si les enfants sages reçoivent alors des cadeaux, des friandises, les méchants reçoivent quelques coups de trique bien ajustés par le compagnon de Saint Nicolas, le fameux Père Fouettard. La mule, elle, mange la carotte.

Mais c’est au XVIIe siècle où les choses se gâtent : désormais célèbre jusqu’en Europe du Nord, la cotillonnade du Saint-Nicolas s’exporte vers les États-Unis et nous transforme radicalement notre évêque ! D’abord, on l’appelle dorénavant Santa Claus; et puis, autre miracle, la mitre se change en sucre d’orge, en 1821. On se croirait dans Hänsel et Gretel, des frères Grimm, écrit 9 ans plus tôt ; puis Clément Clarke Moore, pasteur étasunien, rajoute des rennes, venus du froid, et malheureusement pas de Nîmes bien que la renne de Nîmes soit célèbre dans le monde entier. Par contre, je ne sais pas qui a ajouté ces gentilles fossettes, ni cet embonpoint qui, lui aussi, est rentré dans les mœurs écolières. En effet, n’avez-vous jamais surpris la maîtresse susurrer à un enfant rosi d’aise : « c’est bien, t’auras un embonpoint » ? Bref, Santa Claus, outre peau grasse, a fait peau neuve. Mais ce n’est pas fini ! Gardez-le pour vous, mais le premier costume rouge avec fourrure blanche, ainsi que la grande ceinture de cuir datent de 1860, d’une illustration de Thomas Nast, illustrateur et caricaturiste au journal new-yorkais Harper’s Illustrated Weekly.

Le père Noël, par Thomas Nast (1881)
Le père Noël, par Thomas Nast (1881)

Ce même Nast décida par la suite, en 1885 que l’antre du Papa Noël était au Pôle Nord, au moyen d’un dessin illustrant deux enfants regardant, sur une carte du monde, le tracé de son parcours depuis le pôle Nord jusqu’aux États-Unis. L’année suivante, l’écrivain étasunien George P. Webster reprenait cette idée et précisait que sa manufacture de jouets et sa demeure, pendant les longs mois d’été, est en fait cachée… dans la glace et la neige du pôle Nord. Enfin c’est Coca Cola qui, en 1931, sous le pinceau de Haddon H. Sundblom, généralisa le rouge et blanc, l’air rougeaud et mielleux, et troqua la robe contre le pantalon. Détournement commercial en règle d’un mythe folklorique.

Illustration de H. H. Sundblom dans le  The Saturday Evening Post (1931)
Illustration de H. H. Sundblom dans le The Saturday Evening Post (1931)

Ainsi, le Père Noël bouffi n’est qu’un mixte entre un évêque et une campagne de Publicité, et Noël un hybride entre la (encore discutée) naissance de Jésus Christ et la mort d’un évêque turc. Si avec cela, vous parvenez à m’expliquer pourquoi on fait bombance à Noël d’une dinde qui en plus ne nous a rien fait, je vous tire mon chapeau.

Mais passons à des considérations d’ordre physico-chimique, si vous le voulez bien.

Des chercheurs très talentueux ont essayé d’évaluer, sur un curseur « vraisemblance », la validité des hypothèses tendant à montrer « l’existence du Père Noël ». Leurs résultats étaient somme toute édifiants, mais entachés de plusieurs erreurs de calcul. Réexaminons-les.

Premier problème de taille : aucune sous-espèce connue de renne Rangifer tarandus ne sait voler.

Bien que soient estimés à 300.000 espèces les organismes qui doivent encore être découverts et classifiés (dont la majorité est constituée d’insectes et de germes divers), cela ne justifie en rien l’existence des rennes volants que seul le Père Noël utilise. Et bien que l’une des dernières ait épongé ses dettes de tiercé avec l’argent de l’État, même les rennes d’Angleterre ne volent pas…

Jeux Olympiques 2012
Reine volante, Jeux Olympiques 2012

Bon… admettons que le père Noël, balèze, ait trouvé des rennes volants.

Il y a environ 2 milliards d’enfants dans le monde. Puisque le Père Noël ne semble pas desservir les populations musulmanes, hindoues, juives et bouddhistes, ni les Témoins de Jéhovah, ni les Gitans, cela réduit à environ 55 % le nombre d’enfants à desservir, soit environ 1,1 milliards de lardons. Jaugeons à 35 % d’enfants sages, et nous tombons sur la bagatelle de 375 millions d’enfants à récompenser.

D’après les données des derniers recensements effectués, il y a une moyenne d’à peu près 3,5 enfants par foyer : on évalue ainsi à environ 107 millions de maisons à visiter en supposant qu’il y ait au minimum un bon enfant dans chacune d’elles et que les enfants sages ne soient pas tous par paquets dans les mêmes familles. Le Père Noël dispose de 31 heures d’obscurité, le jour de Noël, pour effectuer son travail (en tenant compte des différentes zones horaires, de la rotation terrestre, et en supposant qu’il voyage d’Est en Ouest pour avoir plus de nuit). Cela signifie 958,8 visites de domiciles par seconde.

De façon pratique, cela signifie que pour chaque résidence ayant au moins un bon enfant, le Père Noël a à peine plus d’un millième de seconde pour stationner, sauter hors du traîneau, donner du foin1 aux rennes, se laisser tomber dans la cheminée, retrouver à l’odeur à qui est tel ou tel chausson, remplir les chaussons en conséquence, distribuer le reste des cadeaux sous l’arbre de Noël, manger le casse-croûte qui a été laissé à son intention, remonter la cheminée, grimper dans le traîneau et se mettre en route vers la prochaine résidence.

En supposant que chacun de ces 107 millions d’arrêts soient aléatoirement distribués autour de la surface terrestre, (ce qui bien sur est faux mais reste acceptable dans le cadre de cette démonstration) et prenant en compte le fait que 2/3 de la surface de la planète sont immergés et que les populations humaines sont fortement concentrées aux mêmes endroits, nous obtenons donc une distance moyenne inter-foyer approximative de 3 kilomètres : et donc un périple total d’une distance de 321 millions de kilomètres, sans compter les arrêts fourrage pour les rennes et les pauses pipi.

Modèle seconde peau, pour soirée d'hiver
Modèle seconde peau, pour soirée d’hiver

Cela signifie que le traîneau du Père Noël se déplace à 2876 kilomètres par seconde, dix mille fois la vitesse du son. À titre de comparaison, le plus rapide artefact d’origine humaine, la sonde spatiale Ulysse, se déplace à une vitesse poussive de 43,8 kilomètres par seconde. Un renne conventionnel, lui, se déplace à une vitesse maximale de 24 kilomètres à l’heure, et encore, avec des anabolisants.

La charge portée par le traîneau est elle aussi un paramètre non négligeable. En supposant que chaque enfant ne reçoive rien de plus qu’un jeu Lego de grandeur moyenne (un kilogramme), le traîneau transporte alors 375 000 tonnes (puisqu’il y a 375 millions de boîtes d’1 kilogramme), sans compter le Père Noël, qui est invariablement décrit comme souffrant d’embonpoint. Or, sur le plancher des vaches, les rennes conventionnels ne peuvent tirer plus de 150 kilos de marchandises.

Alors même si l’on accordait aux rennes volants une capacité de traction dix fois plus grande que la normale, il serait impossible de faire le travail avec huit ou neuf rennes : il faudrait 250.000 de ces rennes spéciaux (qui pèsent autour de 200 kilos chacun), tous ces rennes augmentant bien entendu le poids total à un sommet de 375 000 + 250 000 x 0,2 soit 425 000 tonnes, autant dire près de 10 fois le poids du Titanic (46328 tonnes) – et nous ne tenons pas compte du poids du traîneau lui-même.

425.000 tonnes voyageant à 2 876 kilomètres par seconde créent une résistance énorme à l’air, chauffant les rennes de la même manière que la navette rentrant dans l’atmosphère terrestre. Si l’on considère les frottements dans l’air proportionnels au carré de la vitesse, alors les rennes de tête absorberont quelque chose de l’ordre de quelques milliards de milliards de joules d’énergie. Par seconde. Par renne.

CorteX_HalleyEn résumé, ils exploseront en flammes presque instantanément, exposant les rennes adjacents à des dommages collatéraux sévères et créant des boums soniques assourdissants lors de leur passage au-dessus des agglomérations endormies et sereines. Au fur et à mesure de sa mission, le Père Noël laissera derrière lui un sillage de bangs soniques assourdissants et une cohorte ininterrompue de rennes carbonisés. L’attelage entier de rennes sera vaporisé en moins de 4,26 millièmes de seconde.

Pendant ce temps, le Père Noël sera sujet à des accélérations 300 000 fois plus fortes que la force gravitationnelle. Si l’on en croit les chercheurs, un Père Noël de 125 kilos (ce qui semble très optimiste) serait écrasé au fond de son traîneau par une accélération de quelques millions de newtons, de qui devrait définitivement guérir son cholestérol, lui broyer les os, pulvériser sa chair, le transformant en gelée rose et lui enlevant toute velléité de recommencer. En d’autres termes, si le Père Noël essaie de distribuer des cadeaux le soir de Noël à tous les petits garçons et à toutes les petites filles qui le méritent sur la surface de la Terre, il finira en purée carbonisée, dans un sillage de rennes incandescents

Conclusion

Il semble probable que le père Noël, s’il a existé, soit mort carbonisé et/ou aplati depuisCorteX_pere-noel-est-une-ordure longtemps. L’apparition miraculeuse du Père Noël, rapportée de nombreuses fois, reste donc pour les plus grands scientifiques une donnée inexplicable. Mais comme, lorsqu’il passe, tout le monde dort à poings fermés, nous pensons que la croyance dans le père Noël est un choix métaphysique qui relève de chaque enfant, et de lui seul. À la manière d’un Monstre en spaghetti volant, d’une licorne invisible et rose ou du dragon dans le garage de Carl Sagan et Ann Dryuan. Un enfant zététicien comprendra vite qu’au fond, y croire ou pas, ça ne change pas grand chose : le père Noël est un objet mental tenace, un mème dominant dirait Dawkins, porté par une énorme entreprise commerciale.

 Richard Monvoisin

Cet article est une version à peine remaniée de celle publié en 2004 sur le site de l’Observatoire zététique.

La force vitale : un vieux concept aux multiples facettes (Vangelis Antzoulatos)

Énergie, onde, résonance, fréquence, magnétisme, quantique, etc. Nombreux sont les termes scientifiques utilisés de manière abusive, car détournés de leur sens précis qu’il recouvre habituellement. Cet effet paillasson est d’autant plus difficile à détecter qu’il n’y a pas de règle absolue nous permettant de le repérer, mais simplement une vigilance de tous les instants face à des mots « qui en jettent » et que l’on rencontre dans de nombreuses pratiques pseudoscientifiques, comme dans des champs plus conventionnels. Dans cet article, Vangelis Antzoulatos, enseignant de Physique-Chimie en BTS au lycée de l’Escaut de Valenciennes, docteur en histoire et épistémologie des sciences, et membre associé du laboratoire Savoirs, Textes, Langages à l’Université de Lille 1, analyse un concept bien connu dans le domaine des thérapies dites « alternatives », celui de « force vitale », lui-même rattaché à un ancien courant philosophique et scientifique : le vitalisme. En revenant sur ses origines historiques, il apporte un éclairage critique sur l’utilisation de ces termes à travers les époques et jusqu’à nos jours. Nous ne pouvons que remercier Vangelis de partager ce travail avec nous, travail lui ayant demandé une énergie vitale à toute épreuve…

Introduction

« Libérez l’énergie vitale qui voyage en vous ! » ; « Surveillez votre force vitale, car c’est le principe même de la vie et de l’énergie qui en découle » ; « Sans énergie vitale, le corps meurt, se décompose, se résout en ses éléments chimiques » ; « Cette énergie universelle désigne la force fondamentale du Cosmos qui anime, vitalise, stimule tout être vivant ». On trouve aujourd’hui sur Internet de nombreuses références aux concepts de force vitale ou d’énergie vitale. En quelques clics, on constate bien souvent que ces références sont utilisées à des fins commerciales. Il s’agit, pour celui qui les invoque, de légitimer une pratique en la revêtant d’un vernis « philosophico-scientifique ». Au final, le lecteur est invité à indiquer son numéro de carte bancaire afin d’avoir la chance de réveiller les capacités d’auto-guérison de son corps à l’aide de remèdes « 100 % naturels ».

Afin de mieux cerner ce concept de force vitale, nous proposons d’en faire une mise en perspective historique afin d’en proposer une critique d’un point de vue scientifique. Nous chercherons ainsi à répondre aux questions suivantes : comment les tenants du concept de force vitale l’ont-ils caractérisé dans l’histoire ? Quelles sont aujourd’hui la validité et l’utilité scientifique de ce concept ?

Le vitalisme : une théorie ancienne aux multiples visages

Le concept de force vitale peut être rattaché à un courant philosophique ancien, le vitalisme. Il est difficile de tracer nettement les contours de cette doctrine, mais on pourrait la faire remonter à Aristote. Ce dernier, en effet, imaginait un principe de changement travaillant les choses de l’intérieur pour les faire évoluer conformément à leur nature. C’est en vertu de ce principe vital, par exemple, qu’une chenille devient papillon, ou qu’une graine devient plante.

En tant que doctrine philosophique, le vitalisme postule la chose suivante : les organismes vivants et les choses inanimées sont gouvernés par des lois fondamentalement différentes. La vie ne peut s’expliquer que par l’existence d’une force vitale, non réductible aux lois de la physique et de la chimie. À la mort d’un être vivant, cette force s’échappe, la partie matérielle de cet être est alors soumise aux mêmes lois que les objets inertes : dégradation, pourrissement, disparition, … . Par conséquent, le vitalisme est une doctrine qui s’oppose fondamentalement au mécanisme (conception matérialiste) qui considèrent les êtres vivants comme de véritables automates, dont il est possible de comprendre les rouages à partir des lois de la physique et de la chimie. Le débat entre vitalistes et mécanistes est donc d’abord une affaire de physiologistes, dont on peut situer l’apogée vers la fin du XVIIIe siècle. Marie François Xavier Bichat (1771-1801) est l’un des plus fervents défenseurs du vitalisme, et parvient à l’imposer comme grille d’analyse et d’interprétation des phénomènes du vivant. Ses principaux opposants, Jean-Baptiste de Lamarck (1744-1829), puis François Magendie (1783-1855) cherchent au contraire à rendre compte de la vie à partir de phénomènes physico-chimiques.

Au début du XIXe siècle, le débat se déplace sur le terrain de la chimie lorsque l’on commence à entrevoir la possibilité de synthétiser des molécules « organiques1 », autrement dit de fabriquer des composés du vivant au laboratoire. Pour de nombreux chimistes, il s’agit là d’une véritable hérésie. Leur argument : il est impossible de « fabriquer » des composés organiques complexes à partir de composés plus simples (leurs éléments, ou encore des composés minéraux) sans l’intervention de la force vitale. Or celle-ci échappe au chimiste. Seule une Puissance étrangère, une cause première, peut contrôler cette force vitale afin d’organiser les êtres pour certaines finalités. Bref, la création du vivant appartient au domaine réservé de Dieu !

Le cas de Jacob Berzelius (1779-1848) illustre bien cette position. Chez ce chimiste suédois, le vitalisme trouve son origine dans la foi religieuse. Pour lui, le mécanisme s’apparente à une forme d’athéisme qu’il ne peut accepter. La connaissance humaine est limitée en ce qu’elle ne peut pénétrer les secrets de la création. Dès 1814, il inclut dans ses publications des réflexions théologiques, expliquant que les phénomènes de la vie ne peuvent être compris sans l’intervention d’une Puissance étrangère. En 1818, il en vient à l’idée que la chimie inorganique et la chimie organique ne peuvent obéir aux mêmes lois. Dans son Traité de Chimie, publié en 1827 et traduit en français en 1831, il mentionne explicitement le concept de force vitale « qui dispose les éléments inorganiques communs à tous les corps vivants, à coopérer à la production d’un résultat particulier déterminé et différent pour chaque espèce2 ». Bien entendu cette force, qui permet donc le passage de l’inorganique à l’organique, n’est pas accessible à l’homme. La force vitale chez Berzelius est donc un concept négatif, limitant les possibilités du chimiste : ce dernier ne pourra obtenir un composé organique que par dégradation d’un autre composé organique, plus complexe. Sous la pression des faits, Berzelius modifiera par la suite sa conception de la force vitale, et adoptera une attitude moins dogmatique.

Mais la religion n’explique sans doute pas complètement les positions vitalistes. Précisons qu’au début du XIXe siècle, les pays germaniques et le nord de l’Europe sont largement dominés par un courant de pensée, le dynamisme. Héritier de la philosophie d’Emmanuel Kant (1724-1804), puis du mouvement romantique, ce mouvement débouchera sur une nouvelle manière de pratiquer la science, la Naturphilosophie. De ce courant, nous nous contenterons de citer les idées principales. D’abord la matière est perçue par nos sens en tant que force ; cette dernière est donc l’entité ultime qui constitue notre monde. Il s’agit là d’un argument très fort contre le mécanisme qui affirme au contraire le primat de la matière sur la force. Ainsi, pour les dynamistes, la Nature ne peut pas être conçue comme un automate : il y a au contraire quelque chose de vital qui circule dans la matière, qui l’anime, et qui ne peut être réduit à de la mécanique. Ce n’est donc pas un hasard si le médecin allemand Samuel Hahneman (1755-1843), père de l’homéopathie, utilise le concept de force vitale. Un déclin de la Naturphilosophie s’opérera cependant à partir des années 1830 car cette approche sera jugée trop spéculative.

La réfutation du vitalisme scientifique

La synthèse organique, qui émerge dès la fin des années 1820, va progressivement contraindre les vitalistes à réviser leur position. En 1828, un jeune chimiste allemand élève de Berzelius, Friedrich Wöhler (1800-1882), réussit à synthétiser de l’urée, substance alors connue pour être seulement produite par les organismes biologiques. L’opération nécessite de porter à ébullition, pendant 15 minutes, une solution aqueuse de cyanate d’ammonium (composé considéré comme inorganique). Il faut ensuite la refroidir dans la glace puis lui ajouter de l’acide nitrique. Il se produit alors une isomérisation du cyanate d’ammonium en urée. Wöhler fait part de ce résultat à son maître : « Je peux faire de l’urée sans avoir besoin de reins ou même d’un animal, fût-il homme ou chien3 ». Pas de quoi, cependant, ébranler les convictions vitalistes de Berzelius. Selon lui, l’urée fait partie des substances « placées sur la limite extrême entre la composition organique et celle inorganique4». La production de ce type de composé à partir de corps inorganiques est donc un cas tout-à-fait particulier, une « imitation est trop incomplète et trop restreinte pour que nous puissions espérer de produire des corps organiques5». Pour sceller le sort de la force vitale, la synthèse de l’acide acétique par Hermann Kolbe (1818-1884), élève de Wöhler, sera bien plus décisive. Mise au point entre 1843 et 1845, cette synthèse permet de montrer sans contestation possible qu’un composé organique, l’acide acétique, a été obtenu en partant d’un composé minéral, le disulfure de carbone. A partir de ce moment, les chimistes vitalistes nuancent quelque peu leur position et l’idée de l’impossibilité de la synthèse organique commence à vaciller.

Le chimiste français Marcellin Berthelot (1827-1907) va porter au vitalisme l’estocade finale. Véritable « saint laïc », Berthelot atteint durant la 3e République une dimension de héros national et de symbole de la science triomphante. Pour beaucoup, il est celui qui, en réalisant la synthèse des corps organiques, a fait naître selon Poincaré « l’aube d’une lumière inconnue qui éclaire une partie des mystères de la création6». Zola s’en inspire pour créer, dans son roman Paris,  le personnage de Bertheroy, « une des gloires les plus hautes de la France, à qui la chimie devait les extraordinaires progrès qui en ont fait la science mère, en train de renouveler la face du monde7». Né au beau milieu du Paris révolutionnaire, Berthelot est élevé dans la tradition républicaine. Les idées socialistes lui sont sympathiques, ce qui le conduit à s’affranchir assez rapidement d’une éducation catholique rigoureuse. Au cours de sa scolarité au lycée Henri IV, il se lie d’amitié avec le philosophe Ernest Renan (1823-1892) qui finit de le convaincre que la religion n’a plus aucun rôle politique à jouer, seule la science pouvant prétendre servir de guide à l’humanité. L’univers est dès lors conçu par Berthelot comme entièrement rationnel : plus de forces occultes, comme la force vitale, plus d’Entendement suprême, extérieur au monde physique … « Le monde est aujourd’hui sans mystère8», nous assure le chimiste, grand prêtre de cette nouvelle religion scientiste!

De 1851 à 1860, Berthelot se consacre exclusivement à la synthèse organique. Son premier fait de gloire est certainement la synthèse de l’alcool ordinaire, réalisée en 1855. Constatant que cette substance, en réagissant avec l’acide sulfurique, se dédouble en eau et en éthylène, il tente de renverser cette réaction. Pour cela, il introduit de l’éthylène gazeux dans un ballon de 30 litres environ, puis le met en présence d’acide sulfurique bouilli et de quelques kilogrammes de mercure. L’ensemble est alors soumis à une « agitation violente et continue9 » … 53000 secousses, sur une durée de quatre jours, seront nécessaires pour finalement obtenir 45 g d’alcool ! La même année, Berthelot va encore marquer les esprits en réussissant la synthèse totale, c’est-à-dire à partir de ses éléments, de l’acide formique, substance naturelle jusqu’alors extraite par distillation à partir de cadavres de fourmis10. L’image de prodige de la science du personnage est renforcée en 1862 par la synthèse de l’acétylène dans l’œuf électrique11. Il s’agit cette fois d’une synthèse directe, à partir des éléments : l’acétylène est obtenu en faisant passer du dihydrogène dans un arc électrique, produit entre deux électrodes de carbone. Mais c’est deux ans plus tôt, en publiant son premier ouvrage, la Chimie organique fondée sur la synthèse12, que le savant commence à étendre sa popularité au-delà du milieu scientifique. Mieux que Wöhler et Kolbe, il sait présenter au public la synthèse comme une connaissance systématique plutôt qu’un ensemble de réussites isolées. Mieux, il la décrit comme la seconde révolution chimique. La première, celle de Lavoisier, avait redéfini la notion d’analyse chimique. Mais l’analyse est un mode de connaissance passif, elle permet uniquement de rendre intelligibles des substances déjà existantes en leur attribuant une formule chimique. La synthèse, au contraire, consiste en la matérialisation au laboratoire des idées du chimiste. Il est désormais possible non seulement de reproduire des substances pré-existantes à toute intervention humaine, mais aussi d’en créer de nouvelles, jamais observées jusqu’alors ! Un nouveau monde s’ouvre, et on comprend l’enthousiasme du public, ainsi que l’espoir qu’a dû susciter un tel ouvrage…

Le vitalisme, chassé de la chimie, revient alors à sa version physiologique. D’accord, la synthèse organique est possible, mais on peut toujours affirmer que les phénomènes de la vie dépendent de la force vitale. C’est par exemple la position de Louis Pasteur (1822-1895). Très croyant, Pasteur faisait partie des opposants au matérialisme, et s’est ainsi opposé à des savants tels que Berthelot ou le physiologiste Claude Bernard (1813-1878). Citons pour exemple la controverse à propos de la fermentation alcoolique. Depuis la fin du XVIIIe en effet, les savants sont divisés sur la nature de la levure de bière, responsable du phénomène : est-elle un être vivant, auquel cas la fermentation s’apparente à la nutrition d’un animal ? Ou bien doit-elle être envisagée comme un simple catalyseur, dont l’action est purement chimique ? On voit bien le rapport avec la question du vitalisme : soit le processus de la fermentation s’explique par les seules lois de la chimie, soit il faut invoquer l’action vitale d’un être vivant. On l’aura compris, Pasteur est plutôt partisan de ce second point de vue. Pour lui, la fermentation est un processus vital permettant à certains êtres de vivre en l’absence d’oxygène libre13 ; ces êtres, il les nomme anaérobies. Preuve de cette affirmation : il est possible d’inhiber le processus en mettant la levure en présence d’oxygène libre, ce que nous appelons aujourd’hui « l’effet Pasteur ». Mais en juillet 1877, Claude Bernard montre que le phénomène de fermentation est dû à un ferment soluble libéré par la levure, et non à son action vitale. Il constate également que l’action de ce ferment n’est pas entravée par la présence d’air, ce qui va naturellement à l’encontre de la conception de Pasteur. Ces résultats ne seront pas publiés du vivant de Claude Bernard, qui meurt le 6 février 1878. C’est son ami Berthelot, conscient de leur importance, qui les fait publier à titre posthume le 20 juillet 1878 dans la Revue Scientifique14. Mécontent, Pasteur s’en émeut devant l’Académie des sciences. Il en résultera une longue passe d’armes (8 mois) entre Berthelot et lui, sous forme de communications à l’Académie des Sciences, sans qu’aucun des deux protagonistes ne parvienne à obtenir gain de cause. Mais le temps jouera en défaveur de Pasteur. En 1897, en effet, Eduard Buchner (1860-1917) parvient à réaliser expérimentalement une fermentation alcoolique sans faire intervenir d’organismes vivants15
. Ses travaux établissent que le phénomène est dû à une substance, issue de la levure, qu’il nomme zymase.

Le vitalisme a-t-il perdu la partie ?

A la fin du XIXe siècle, la position vitaliste n’est plus tenable pour la majorité de la communauté scientifique. Bien entendu, le réductionnisme mécaniste n’a pas remporté l’adhésion de tout le monde : il en est toujours pour affirmer que le vivant ne se réduit pas aux lois de la physique et de la chimie, qu’« autre chose » est à l’œuvre. Mais cette « autre chose » ne joue plus aucun rôle dans les théories scientifiques. Aujourd’hui, les recherches scientifiques sur les origines du vivant fournissent des modèles permettant d’expliquer les phénomènes de la vie sans avoir à évoquer une mystérieuse force vitale. La biologie moléculaire, par exemple, rend compte des processus vitaux en termes de phénomènes physico-chimiques. Dans son ouvrage Le hasard et la nécessité, Jacques Monod affirme que les thèses vitalistes sont avant tout le fruit du scepticisme à l’égard de la science, et se sont toujours appuyées sur l’ignorance ou les zones d’ombres laissées par les explications scientifiques. Par conséquent, son pouvoir explicatif est appelé à diminuer drastiquement :

Les développements de ces vingt dernières années en biologie moléculaire ont singulièrement rétréci le domaine des mystères, ne laissant plus guère, grand ouvert aux spéculations vitalistes, que le champ de la subjectivité : celui de la conscience elle-même. On ne court pas grand risque à prévoir que, dans ce domaine pour l’instant encore « réservé », ces spéculations s’avéreront aussi stériles que dans tous ceux où elles se sont exercées jusqu’à présent16

Le point de vue de Monod n’est pas isolé mais au contraire représentatif de l’opinion des scientifiques à l’encontre du vitalisme à la fin du XXe siècle. Et pourtant, alors même que la force vitale et ses concepts dérivés (« énergie vitale », « fluide vital », « élan vital », etc.) ont été chassés du champ de la recherche scientifique, ceux-ci demeurent très présents dans les fondements théoriques de nombreuses pratiques thérapeutiques dites « alternatives » ou « non conventionnelles ». Rappelons que la très populaire homéopathie fait appel à cette notion depuis son origine : « [L’homéopathie] sait que la guérison ne peut avoir lieu qu’au moyen de la réaction de la force vitale contre un médicament approprié, et qu’elle s’opère d’autant plus surement et promptement que cette force vitale conserve encore davantage d’énergie chez le malade17

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Cours Physique et société à Paris-Diderot (Guillaume Blanc)

Guillaume Blanc est maître de conférences en physique à l’université Paris-Diderot et chercheur au laboratoire Astroparticules et cosmologie. Il a monté un cours optionnel pour des étudiants de physique en L3 appelé « Physique et société » dans lequel il traite de quelques « débats de société » qui font appel à la physique, la démarche scientifique et l’esprit critique : radioactivité/nucléaire, réchauffement climatique, ondes électromagnétiques. Il présente ainsi les bases de la méthodologie scientifique, ce qu’est la science, comment elle se construit, mais il parle aussi de zététique, de tri de l’information, visite le principe de précaution et quelques croyances… Bref, un cours qui pourra donner des idées à toujours plus de collègues enseignant à l’université. Merci donc à Guillaume qui partage son expérience avec nous, et n’hésitez pas à lui écrire (blanc(at)lal.in2p3.fr) pour en savoir davantage.

Données techniques

Le cours est optionnel et proposé aux étudiants de licence de physique en 3ème année à l’université Paris-Diderot depuis 2013. Ce cours concerne environ 20-25 étudiant-es (maximum accepté) chaque année.

Il consiste en 13 séances de 1h30.

Pourquoi ce cours ?

L’idée de ce cours provient d’un constat : les médias (internet, radio, télé, presse papier/internet) nous abreuvent d’informations souvent erronées sur certaines sciences physiques ou technologies associées (nucléaire, réchauffement climatiques, ondes électromagnétiques, nanotechnologies, etc.), tout en propageant certaines croyances (astrologie, liens allégués avec la Lune, etc.) probablement à cause d’un manque de connaissances. Il s’est agi de donner aux étudiants quelques concepts-clés sur ces sujets pour mieux comprendre les débats sociétaux. Très vite je me suis cependant rendu compte qu’il manquait quelque chose dans les études universitaires, en particulier en physique : une grille critique pour mettre à profit la somme de connaissances emmagasinées par les étudiant-es pour mieux comprendre la société dans laquelle nous vivons. J’ai donc beaucoup étoffé la partie que j’appelle « méthode scientifique » (voir ci-dessous).

Objectifs du cours

  • Acquérir les connaissances scientifiques de base en lien avec le sujet (radioactivité, réchauffement climatique, ondes électromagnétiques et santé) pour décrypter ces quelques débats de société
  • Aiguiser son esprit critique (outils de la zététique)
  • Apprendre à se servir d’Internet comme source documentaire
  • Comprendre la méthode scientifique et comment est produite la connaissance scientifique

Plan du cours

La méthode scientifique (3 séances de 1h30)

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  1. Comment se fait la science ?
  2. Science et Technologie
  3. Les domaines scientifiques
  4. La méthode scientifique
  5. Qui sont les scientifiques ?
  6. Le processus de publication d’un résultat scientifique
  7. Consensus et controverses
  8. L’erreur fait partie de la méthode
  9. Notions de zététique
  10. La zététique
  11. Comprendre le monde qui nous entoure
  12. Sciences et pseudo-sciences
  13. Croyances
  14. Règles d’or de la zététique
  15. Effets de la zététique
  16. Internet
  17. Diffusion du savoir
  18. Le biais de confirmation
  19. Le marché de l’information
  20. Concurrence sur le marché de l’information
  21. Recherche d’information sur Internet
  22. Motivation des croyants
  23. Paradoxe ? Un marché cognitif mêlant, notamment sur Internet, science de qualité et pseudo-allégations sans fondements.
  24. Comment s’en sortir ?
  25. Quelques croyances
  26. Les effets de la Lune
  27. Les moteurs surnuméraires
  28. L’astrologie
  29. La sourcellerie
  30. Étude en « double aveugle »
  31. Expérimenter la validité d’une pseudo-science/croyance
  32. Le principe de précaution
  33. Danger et risque
  34. Mathématisation du principe de précaution
  35. Biais cognitifs
  36. La responsabilité des médias professionnels

Radioactivité – nucléaire (3 séances de 1h30)

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  1. Un peu de physique nucléaire
  2. Le noyau atomique
  3. Quelques ordres de grandeur
  4. Énergie de liaison
  5. Les interactions en jeu
  6. Loi de décroissance radioactive
  7. Période radioactive
  8. Les différentes radioactivités
  9. Rapport d’embranchement
  10. Filiations radioactives
  11. Exemple de filiation
  12. Radioactivité naturelle
  13. Interaction des rayonnements avec la matière
  14. Introduction
  15. Le rayonnement électromagnétique
  16. Atténuation des photons
  17. Rayonnement particulaire
  18. Parcours moyens dans la matière
  19. Ralentissement des électrons
  20. Effet Cerenkov
  21. Ralentissement des neutrons
  22. Effet des rayonnements sur la matière
  23. Effet des rayonnements sur la matière vivante
  24. Notion de dose
  25. Facteur de dose : du becquerel au sievert
  26. Effet de la dose
  27. Quelques ordres de grandeur
  28. Application des rayonnements
  29. Analyse par activation
  30. Analyse par traceurs
  31. Médecine nucléaire – Thérapie
  32. Médecine nucléaire – Diagnostic in vivo
  33. Datation
  34. Traceurs en sciences de l’environnement
  35. Applications industrielles
  36. Production d’énergie nucléaire
  37. Énergie chimique versus énergie nucléaire
  38. Réaction de fission
  39. Fissile ou fertile ?
  40. Réaction en chaîne
  41. Principaux types de réacteurs
  42. Réacteurs à eau pressurisée (REP)
  43. REP : structure
  44. REP : caractéristiques
  45. REP : pilotage
  46. Combustible usagé
  47. Masse critique

Le réchauffement climatique (3 séances de 1h30)

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  1. La physique du climat
  2. Météo ou climat ?
  3. Modélisation de l’atmosphère terrestre
  4. Modèle climatique : comment et pourquoi ?
  5. Les lois du rayonnement
  6. Un modèle radiatif sans atmosphère
  7. Un modèle avec une couche d’atmosphère
  8. Stabilité de l’équilibre
  9. Réchauffement climatique
  10. Forçages radiatifs
  11. Rétroactions
  12. Les gaz à effet de serre
  13. Spectre atmosphère
  14. Les gaz à effet de serre
  15. Absorption du rayonnement par les molécules
  16. Les observations
  17. L’anomalie de température
  18. Réchauffement « naturel » ?
  19. Le niveau des océans
  20. Cycle du carbone et gaz à effet de serre
  21. Évolution de la proportion de gaz à effet de serre : Holocène
  22. Les émissions anthropiques de CO2
  23. Et en France métropolitaine ?
  24. En France : plus chaud
  25. En France : la mer monte aussi…
  26. En France : moins de neige à basse altitude
  27. En France : dommages collatéraux
  28. Scénarios pour le futur
  29. Prédictions
  30. Scénarios, forçage radiatif et température
  31. Projection de la température annuelle
  32. Scénarios d’émissions de CO2
  33. Niveau des océans
  34. Acidification des océans
  35. Réductions des banquises
  36. Réchauffement climatique et société
  37. Impacts sur la société
  38. Le GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat)
  39. Les Conférences des Parties (COP)
  40. Des solutions ?

Les ondes électromagnétiques et la santé (1 séance de 1h30)

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  1. Physique des ondes électromagnétiques
  2. Équations de Maxwell
  3. Équation d’onde
  4. Rayonnement d’un dipôle
  5. Champ proche et champs lointain
  6. Interaction des ondes avec la matière
  7. Interaction avec les matériaux
  8. Blindage électromagnétique
  9. Interaction avec la matière vivante
  10. Impact sur la santé humaine
  11. Électrosensibilité
  12. Le four à micro-onde

Feuilles d’exercices

Chaque partie du cours, hormis la dernière sur les ondes électromagnétiques traitée rapidement, fait l’objet d’une feuille d’exercices. Pour la première partie, ce sont des exercices de lecture, de discussion (après réflexion), ou de recherche sur Internet. Les parties nucléaires et climat font l’objet d’exercices techniques d’application.

Projet de recherche bibliographique

En début de semestre, les étudiants choisissent par binôme un sujet de recherche bibliographique parmi une liste définie. Au bout de deux mois, en fin de semestre, ils me rendent un court rapport et font une présentation orale de leur sujet devant leurs camarades. Les trois dernières séances du cours sont consacrées à cet exercice. Ces soutenances conditionnent le nombre maximal d’étudiants pouvant s’inscrire à ce cours.

Voir la liste des sujets proposés en 2016-2017

  • Le nucléaire dans les médias
  • Les déchets nucléaires
  • Les accidents nucléaires
  • Les faibles doses radioactives
  • Le climatoscepticisme
  • Réchauffement climatiques : quelles solutions ?
  • La couche d’ozone
  • Les impacts du réchauffement climatique sur la société
  • Les ondes électromagnétiques (wifi, téléphonie, Très haute tension…) dans les médias
  • Le biais d’internet (infos « vraies » vs. infos « fausses »)
  • Principe de précaution et innovation en France
  • Sciences et citoyens
  • La sourcellerie
  • Les croyances liées à la Lune
  • L’astrologie
  • Les moteurs surnuméraires
  • Les OGM
  • La vaccination et ses peurs

Développements ultérieurs souhaités (souhaitables ?)

Idéalement, ce genre de cours devrait être obligatoire pour tous les étudiants en sciences. Il pourrait d’ailleurs être un peu rallongé (avec les spécialistes adéquats) pour toucher les sujets liés à la biologie (OGM, créationnismes…), à la santé (médecines alternatives, liens d’intérêt…), à la géologie (gaz de schistes, pressions industrielles…), etc.

Il n’est par ailleurs pas parfait. La partie sur la méthode scientifique mériterait d’être agrémentée d’un chapitre sur les probabilités et les statistiques, et d’une partie sur les biais cognitifs. La partie sur le climat est encore un peu confuse, évoluant au gré de mes lectures sur le sujet.

Mise à disposition

Je n’ai pas (encore ?) écrit de polycopié de cours, mais tout est sur diapos en pdf. Je peux, sur demande, fournir tout ou une partie de ce cours. Je peux aussi fournir les bases bibliographiques qui m’ont servies à construire ce cours qui n’existe dans aucun manuel tel quel.

Guillaume Blanc

Voir aussi un petit article que j’avais écrit sur mon blog à propos de ce cours.

TP : analyse critique d'un sujet de brevet des collèges de sciences

Jacques Vince et Julien Machet, enseignants et formateurs en physique-chimie dans l’académie de Lyon, nous ont fait parvenir une analyse critique du sujet de sciences du Diplôme National du Brevet donné à Pondichéry en 2017. Nous pensons qu’essayer de dresser une critique de ce sujet d’examen constitue un très bon exercice d’application de certains des outils d’auto-défense intellectuelle que nous enseignons, particulièrement pour celles et ceux qui ont quelques connaissances sur les ressources énergétiques. Voici donc le sujet à décortiquer ici, et l’analyse qu’en ont fait Jacques et Julien, ci-dessous. Merci à eux !

Le sujet de sciences du Diplôme National du Brevet donné à Pondichéry était attendu avec impatience par les enseignants de sciences car c’est le premier sujet authentique publié (les autres étaient des sujets dits « zéro ») depuis la réforme de 2016. Ce sujet, s’il apparait conforme aux textes officiels et indications données préalablement quant aux connaissances et capacités testés, pourrait comme d’autres faire l’objet de critiques quant à la nature des capacités testées au regard de ce qui a été travaillé dans l’année, mais là n’est pas notre propos. Nous espérons surtout que les messages véhiculés par les sujets futurs ne soient pas aussi caricaturaux, pour ne pas dire scandaleux, du point de vue de la formation des futurs citoyens que sont les collégiens de 3ème.

Voilà en effet bien longtemps que l’on n’avait pas vu un sujet sur les différentes options de production énergétique s’offrant à la société française qui soit aussi clairement critique vis-à-vis des énergies renouvelables, vantant les mérites du nucléaire et défendant une vision scientiste du rôle de la science dans notre vie de citoyen.

Ainsi la partie de physique-chimie annonce clairement qu’il va s’agir de montrer, grâce donc à ce simple sujet, sans aucune considération (géo)politique ou économique, pourquoi le développement de l’énergie éolienne n’a pas été fait « à grande échelle » (entendre « sur tout le territoire français »).

La première partie de l’épreuve vise à estimer la surface que devrait couvrir les éoliennes en France pour répondre aux besoins actuels en électricité (surface de l’ordre de la surface d’un département). Même si la notion de mix énergétique n’est jamais évoqué, pourquoi ne pas réaliser en effet ce calcul fictif, sorte d’expérience de pensée dont on ne sait pas bien quoi conclure (sans doute qu’on ne peut pas massacrer un département entier pour des éoliennes)… Soit. Mais la question suivante semble aider à savoir qu’en penser : il s’agit en effet de formuler deux critiques négatives de ce mode de production d’énergie comme « seul choix » qui ne répond pas « aux besoins croissants en électricité ». On retrouve donc ici plusieurs arguments classiques du débat politique sur le sujet :

  1. Le besoin en électricité est croissant. Quid de l’efficacité énergétique ? Quid d’une potentielle sobriété énergétique ? Quid du remplacement de l’électricité par d’autres modes de production et de consommation d’énergie ?

  2. Il n’y a pas d’innovations techniques dans le domaine. On critique l’éolien en général en critiquant les éoliennes actuelles. Les spécialistes de ce domaine très riche en innovations techniques apprécieront.

L’élève est donc incité à formuler une critique négative sans pour autant que l’on contre-balance la question par une autre où il devrait décrire les avantages de ce type de production énergétique (ce qui se fait en général pour éviter toute accusation de non-neutralité). L’avis du citoyen sur le sujet pourrait donc semble-t-il être façonné par une simple démonstration « à charge » : on ne peut pas saccager un département entier avec une technologie à si faible rendement …

Jusque là on peut trouver que la critique est facile et inévitable sur un tel sujet forcément simplifié à l’extrême, mais la suite du sujet donne un tout autre point de vue.

Ainsi la partie Sciences de la vie et de la Terre demande aux élèves de dire quel mode de production d’énergie est plus adapté à différentes villes françaises. On nous propose donc des informations sur trois types d’énergie dont la classification laisse songeur : les énergies non renouvelables, les énergies renouvelables… et l’énergie nucléaire ! Laissant de côté la biomasse et l’hydraulique, seuls trois énergies renouvelables sont documentées à l’échelle de la France (carte de répartition du débit d’énergie géothermique, carte de la moyenne d’ensoleillement et car de la vitesse des vents). Les élèves doivent alors, à l’aide de ces trois cartes et d’un document listant les inconvénients de ces trois ressources (leur unique avantage commun étant d’être inépuisable, rien sur les rejets par exemple), indiquer la ou les énergies renouvelables pertinentes pour trois villes françaises, puis, enfin, proposer une solution d’approvisionnement pour la ville de Reims, qui ne répond évidemment à aucune condition d’exploitation des trois énergies « cartographiées ».

Cette fois la ficelle est grosse :

  1. L’énergie nucléaire ne fait donc apparemment pas partie des énergies à ressources non-renouvelables ! L’uranium deviendrait presque ainsi une matière renouvelable … Si l’estimation des ressources actuelles et le développement futur du nucléaire civil rendent difficile une estimation précise de la durée prévisionnelle d’épuisement, elle ne dépasse que rarement une centaine d’année selon les différents organismes (CEA, AIEA…) : pas de quoi les sortir de la catégorie non-renouvelable dans laquelle on cantonne également les ressources fossiles !

  2. La biomasse et l’hydraulique ne sont pas documentées alors qu’elles représentent environ les 2/3 de la production française en énergie renouvelable

1

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  • La question des rejets polluants engendrés par les différents choix de production énergétique est purement et simplement ignorée.

  • Le sujet confond, par omission, énergie et électricité. Pourquoi parler de l’approvisionnement énergétique de Reims alors qu’il s’agit seulement de l’approvisionnement en électricité ?

  • Ne faut-il pas penser la production d’électricité à des échelles plus larges que celle d’une ville ? La question du transport de l’électricité peut-elle vraiment être éludée ?

  • C’est évidemment la réponse attendue à la question finale qui est la plus scandaleuse : la ville de Reims bénéficiant de peu de ressources solaires, géothermiques et éoliennes, l’élève est incité à proposer une autre solution comme l’électricité nucléaire évidemment. On suppose donc qu’avec si peu d’informations, en oubliant 2/3 des énergies renouvelables, en omettant la question du transport de l’énergie, celle de l’utilisation d’énergie non électrique, et toutes celles liées aux rejets polluants et en passant finalement sous silence la question de la place de la technique dans la société (on appréciera sur le sujet du nucléaire) l’élève va pouvoir conclure à un logique recours au nucléaire.

    Il nous parait inadmissible que ce sujet de brevet ne respecte pas une certaine éthique dans l’appropriation citoyenne des résultats scientifiques. Il propose de façon insidieuse un choix orienté des résultats présentés puis demande d’en tirer une conclusion apparaissant comme logique, objective et neutre politiquement. Cette manière de faire du tri dans l’information transmise, de prioriser certains critères face à d’autres relève bel et bien de choix politiques et non d’une objectivité scientifique.

    Pour que la science ne soit pas remise en cause et délégitimée par les citoyens il nous apparait nécessaire de distinguer le résultat scientifique qui se doit d’être objectif, de son appropriation par les citoyens et du tri des informations qui relèvent d’un choix politique personnel influencé par d’autres ressources que seulement scientifiques. Dans ce sujet de brevet, non seulement la distinction n’est pas faite mais de plus, la seule expertise nécessaire à la prise de décision politique relèverait de la science … Cela porte un nom : cela s’appelle du scientisme.

    Cette manière partielle et partiale de présenter le problème est très connotée politiquement. Elle s’inscrit dans un contexte historique et est au service d’une cause économique spécifiquement française : le nucléaire. En tant qu’enseignant et éducateur nous sommes donc sensé diffuser ce document, faire travailler nos élèves de 3ième sur ce sujet … exemplaire ! Un joli message pour former nos élèves à l’esprit critique…

    Produire un sujet simple sur une question de société complexe n’est évidemment pas chose aisée. Mais relever ce défi ne doit pas conduire à confondre simplification et orientation forte du débat sous couvert d’une apparente neutralité scientifique.

    Jacques Vince, Julien MACHET

    Enseignants et formateurs en Physique-chimie dans l’académie de Lyon

    CorteX Masaru Emoto

    Chimie & New Age – expérimentation de l'eau cristal de Masaru Emoto

    Masaru Emoto était un chercheur autodidacte japonais, diplômé en « médecine alternative » par l’Open International University for Alternative Medicined’Inde, qui affirmait l’existence d’effets de la pensée et des émotions sur l’eau. Au moyen d’études pour le moins étranges, qu’il n’a ni reproduit sous contrôle, ni publié dans une revue scientifique à comité de lecture, il avançait (car il est décédé en 2014) e qu’on peut changer la structure de l’eau, et créer des cristaux particuliers, simplement en écrivant sur la bouteille des émotions, comme amour, haine, etc. Hélas, la notoriété de ses travaux dépasse largement leur qualité. Il aura été jusqu’au bout président de l’institut de recherche d’IHM Corporation, ainsi que président du Project of Love and Thanks to Water, et son mouvement prend des contours de plus en plus nébuleux.
    Au printemps 2012, à l’Université de Grenoble, nous avons tenté avec un groupe d’étudiantes de reproduire avec rigueur ses affirmations.


    Rappel

    CorteX 30 Emoto Peace projectCela faisait un certain temps que cette « théorie » revenait comme un refrain, à plus forte raison lors de l’écriture de Quantox. J’avais en mémoire l’extrait de What the [bleep] do we know, ce documentaire New Age retentissant, où l’on voit présentés Emoto et ses messages d’amour, au travers d’une exposition de photographies de cristaux d’eau et un commentaire déclamant en substance :

    « Si une telle action est possible sur l’eau (sachant que notre corps est composé de 95% d’eau) imaginez l’action possible que cela pourrait représenter sur nous-mêmes. »

    Avec des si, on peut dire beaucoup de choses. Et c’est le physicien mystique Amit Goswami, connu pour ses tentatives de réconciliation de la science avec l’Advaita Vedanta1 et la Théosophie2, qui vient conclure ainsi :

    « Mais si la réalité est constituée par les possibilités de ma conscience (…) je peux créer moi-même la réalité. Cela peut sembler une théorie nébuleuse d’un adepte du New Age qui ne comprend rien à la physique. Mais c’est ce que nous enseigne la mécanique quantique ».

    Avec des si, on mettrait l’eau d’Emoto en bouteille.

    Dans mon unité d’enseignement Zététique & autodéfense intellectuelle de l’Université de Grenoble (ici), les étudiants ont pour tâche d’étudier les théories controversées. En mai 2012, quatre étudiantes, Emmanuelle Baffert, Samantha El Hamaoui, Manon Frances et Coline Verluise ont retroussé leurs manches et se sont attelées à la besogne : retrouver les détails de protocole de Masaru Emoto, et tester son affirmation centrale avec tout le soin requis.

    La première phase fut éminemment complexe, puisque M. Emoto n’a donné aucun détail précis, et n’a pas publié ses recherches ailleurs que dans ses livres grand public, en particulier Le message de l’eau (1999). La seconde a nécessité patience et circonspection. Le tout fait l’objet d’un article en cours de publication. En attendant, un document vidéo a été réalisé qui donne quelques détails pertinents.

    Voici leur remarquable dossier, ainsi qu’un film de leur protocole.
    Vidéo

    Gardons bien à l’esprit que les affirmations d’Emoto sont reprises partout, tant dans la gamme des médecines « quantiques » que dans certaines théories pour le moins problématiques, comme la galvanoplastie spirituelle de la Fraternité Blanche Universelle : selon certains, les images mentales se transmettraient au fœtus par l’eau selon la théorie de l’eau-cristal, justement de Masaru Emoto3.

    Gageons qu’ils sauront revenir sur leurs propos si la théorie se révèle fausse.

    Richard Monvoisin

    PS : Masaru Emoto est décédé, en octobre 2014, après ce travail.

    1C’est l’une des six écoles de la philosophie hindoue orthodoxe.

    2La théosophie est une branche métaphysique relancée vers 1875, basée sur la communication avec les Esprits Invisibles et fondée sur un syncrétisme à base de traditions de l’hindouisme et du bouddhisme. Pour en savoir plus, on lira R. Mahric & E. Besnier, Le New Age, son histoire, ses pratiques, ses arnaques, Castor Astral (1999).

    3Dans Bertin M-A., La prévention la plus fondamentale, l’éducation prénatale créatrice, journée  » Pédiatrie  » du Centre d’Études Homéopathiques de France, Paris, 12 janvier 2002. Pour en savoir plus, j’avais écrit ici Petite histoire fraternelle, blanche et universelle, Publication de l’Observatoire Zététique (POZ) N°36.

    Best of – Les meilleurs dossiers Z du semestre 20, mai 2015

    Comme chaque année depuis exactement 10 ans, les étudiant-es qui suivent le cours Zététique & autodéfense intellectuelle à l’Université Grenoble-Alpes rendent des dossiers. Certains sont vraiment très bons, et méritent d’être diffusés. Cândido Godoi la « ville » des jumeaux, la route de Bimini, la table oui-jà, les capacités de reconnaissance d’ossement par les éléphants, l’influence de la musique sur les chèvres et le lait qu’elles produisent et le terrifiant mystère de la tartine beurrée.

    Notez bien que pour des étudiant-es de 1ère et 2ème année, ce type de travail d’enquête est souvent une première pour elles-eux, aussi la forme est-elle parfois décousue, et les fautes pléthoriques. Peu importe : ce qui compte est la qualité de la recherche.