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Pensée critique & Low-tech : le Cortecs au festival Apala

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Du 22 au 25 Juin avait lieu à Nantes le festival « Low-tech : au-delà du concept » organisé par l’association APALA (« Aux petits acteurs l’avenir ») et qui se veut un lieu d’échange autour des enjeux environnementaux et sociaux actuels. Le Cortecs y était présent en la personne de Nicolas Martin qui y a donné une conférence et un atelier. Il nous raconte.

« Contre le concept de nature »

Faut-il revenir à la traction animale pour éviter d’avoir à utiliser un tracteur ? Voilà un dilemme low-tech 1 qui aurait pu servir d’introduction à la conférence. Si la question est complexe, l’argument consistant à dire que la traction animale serait plus « naturel » semble en tout cas peu satisfaisant ! Et c’est là un écueil possible des mouvements low-tech (et écologistes en général) : promouvoir un retour à un passé fantasmé, à un état antérieur qui aurait été perverti. Et c’était là le propos de ma conférence : Pourquoi la nature n’est pas un bon critère et comment est-ce que l’on peut s’en passer2. Vous pouvez retrouver une rediffusion de la conférence ici :

Nicolas Martin – Contre le concept de nature

Notons que les critiques de « l’appel à nature » se résument parfois à l’opposition entre nature et chimique que l’on retrouve souvent dans le marketing, l’alimentation ou la santé. En réalité l’idée de nature est bien plus pernicieuse que cela puisqu’elle soutient au moins en partie des systèmes de dominations (spécisme, sexisme, racisme, validisme…) et joue un rôle important dans la surexploitation des ressources et dans notre système économique actuelle.

Pour répondre au dilemme ci-dessus, plutôt que d’invoquer le critère de nature — ou un autre critère arbitraire, comme le progrès — il semble plus judicieux de considérer les conséquences de chaque option et choisir celle qui, par exemple, minimise les souffrances de tous les êtres capables d’en ressentir (cheval y compris donc). Il est important aussi d’explorer toutes les alternatives possibles : le problème « traction animale vs. tracteur » formant certainement un faux dilemme.
Ce remplacement d’une vision naturaliste par une vision conséquentialiste (et sentientiste 3) est abordé dans la deuxième partie de la conférence.

J’ai, malheureusement, oublié pendant la conférence de citer le très bon site contrenature.org qui référence du très bon contenu sur ce sujet là.

Enfin je remercie les personnes (entre autre Thomas Lepletier) qui suite à ma conférence m’ont remonté les bretelles sur mes références à Philippe Descola. Si son travail sur l’idée de nature a été central et reste pédagogiquement intéressant, il serait possiblement dépassé et peu enclin à porter un discours anti-spéciste 4. J’en prend note pour l’avenir !

Atelier esprit critique pour le militant : décortiquer une question complexe

Couverture du manuel
Couverture du manuel

En plus de la conférence j’ai également animé un atelier proposant de décortiquer une question complexe avec des outils critiques. L’atelier s’appuyait en grande partie sur les outils proposait dans le petit manuel d’esprit critique pour le militantisme écologiste présenté ici.

Le déroulé de l’atelier s’est fait en trois temps : dans un premier temps, j’ai proposé une introduction rapide présentant le petit manuel ainsi que l’intérêt d’avoir des outils face à des questions complexes ; ensuite les participants, par groupe de 3 ou 4 ont travaillé sur une problématique de leur choix en suivant la méthode proposée (détaillée ci-dessous) ; enfin dans un dernier temps nous avons fait un débat en utilisant la grille de lecture préalablement établie.

La méthode proposée

Partant du principe que nos points de vues sont limités (on ne voit qu’une partie du problème et qu’une partie des solutions), l’idée est d’éclater le problème pour en avoir une vue plus globale. Cela se fait en 5 étapes dont le but principal est de construire un tableau. Chaque groupe travaille sur un problème et en parralèle je fais le même exercice à partir d’un exemple traité dans le petit manuel celui de l’expérimentation animale.

  1. Pensée multifactorielle : Lister tous les facteurs et enjeux liés à cette problématique.
    Dans l’exemple que je traite je liste les suivants : avancées médicales, bien-être animal, rapports de domination, coûts financiers, emplois du secteurs, …
    Chaque groupe en fait de même puis le présente aux autres. En échangeant on peut identifier de nouveaux facteurs. Je rajoute d’ailleurs avancées scientifiques et enjeux religieux / philosophiques à ma liste.
  2. L’alternative est féconde : Identifier les autres solutions, modes de fonctionnement, qui pourraient se substituer à l’alternative principale.
    Dans mon cas je note : Expérimentation sur les humains, simulation bio-informatique, abandon de la recherche médicale nécessitant des tests, puis sur proposition d’une participante Expérimentation in-vitro (non sentient).
    Chaque groupe en fait de même et échange sur les différentes alternatives. À ce stade ils ont un tableau avec en ligne les facteurs et en colonne les solutions.
  3. Remplissage du tableau : Noter si la solution x est plutôt positive ou négative au regard du facteur y.
    Pour ma part par exemple l’arrêt net de l’expérimentation a un impact négatif sur les avancées médicales mais positifs sur les rapports de domination et sur les souffrances.
    Puisque cette étape demande beaucoup de temps et de documentation. Je propose de la faire partiellement et de rajouter des points d’interrogations là où il y a le plus d’incertitude.
  4. Comment trancher ? Sans rentrer dans le détail, j’explique qu’une fois le tableau rempli il faut une réflexion éthique pour savoir comment trancher et se demander ce qui compte le plus.
  5. Comment mettre en place ? Que peut on actionner, individuellement et collectivement, pour promouvoir la solution envisagée.

Je conclus en leur indiquant qu’à partir de cet outil il est possible de mener quatre types de réflexion5 : scientifique (en creusant l’étape 3) ; éthique (en creusant l’étape 4) ; politique (en creusant l’étape 5) et une réflexion « méta » (en creusant l’étape 1 & 2 et en critiquant plus généralement les limites de cet outil).

On termine en faisant un petit débat mouvant sur la question de l’expérimentation animale en se basant sur le tableau que j’ai construit pendant l’atelier et que vous pouvez voir ci-dessous (en qualité discutable) :

Le reste du festival

Ce week-end aura été également l’occasion d’intervenir sur deux autres médias : le podcast du futurologue dans un épisode à venir ainsi que pour un documentaire de Julien Malara à venir.

Le festival aura été l’occasion de discussions riches avec de nombreuses personnes alimentant les réflexions et les échanges entre pensée critique et militantisme que je crois, plus que jamais, très productifs (bien souvent d’ailleurs du militantisme vers la pensée critique !)

Encore un grand merci aux organisateur·ices et à tous·tes les bénévoles pour leur travail formidable et pour la programmation très diversifiée qui laisse un espace considérable à l’auto-critique ! À très vite, j’espère.

Ressources en éthique animale

Il apparaît à de plus en plus de monde que le traitement moral que nous réservons aux autres individus sentients1 pose un grand nombre de problèmes éthiques. Si la problématique du sort des animaux en philosophie remonte au moins à Pythagore, nous pouvons voir que ces quarante dernières années, de multiples critiques ont émergé du monde académique, et constitue aujourd’hui un domaine de recherche légitime à part entière. Comme le CORTECS trouve certaines critiques et analyses non seulement pertinentes, mais parfois centrales d’un point de vue moral, vous trouverez ici un certain nombre de ressources éclairantes. Plusieurs approches et plusieurs sujets sont ici présentés, et nous espérons qu’ils aideront le lectorat curieux à assouvir sa soif sur ce sujet large et parfois complexe. Au fil de nos découvertes et des demandes nous compléterons cette liste non exhaustive.

Ouvrages philosophiques et politiques

  • Valéry Giroux, Renan Larue, Le Véganisme, Paris, PUF, Que sais-je?, 2017.
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La collection Que sais-je des Presses Universitaires de France est réputée pour ses introductions aux différents sujets qu’ils abordent. Si vous désirez vous initier au mouvement social et politique que porte le veganisme en quatre chapitres (Le carnisme1, une hégémonie facile, La philosophie des véganes, Les véganes, Vers la libération animale), cet ouvrage de Valéry Giroux, (coordonnatrice du Centre de recherche en éthique (CRÉ), professeure associée à la Faculté de droit de l’Université de Montréal) et de Renan Larue (Professeur de littérature française à l’université de Santa Barbara) vous donnera un aperçu pointu des enjeux moraux et politiques du véganisme.

  • Karine Lou Matignon (dir.), Révolutions animales: Comment les animaux sont devenus intelligents, Paris, Arte Éditions/Les Liens Qui Libèrent, 2016.
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Comme le montre cette miniature, beaucoup des grands noms de l’éthique animale ou des animal studies2 se retrouvent dans cet ouvrage conséquent. Scientifiques, philosophes ou encore historiens sont ainsi réunis dans ce recueil d’articles accessibles qui font le point sur nos connaissances actuelles sur les non-humains. Les principales thématiques développées par la question animale sont ainsi traitées: sensibilité des non-humains, cognition, émotions, culture, éthique etc. Même si tous les articles ne se valent pas, ce livre apporte une approche transdisciplinaire et représente certainement un moyen facile de s’initier à la question animale.

  • Peter Singer, La Libération animale, Paris, Payot, 2012.

La libération animale est l’ouvrage à l’origine du mouvement animaliste dit de « libération animale ». En 1975, le philosophe australien Peter Singer produit la première œuvre de défense des non-humains qui posera de manière durable et sérieuse la « question animale ».

En défendant une éthique utilitariste3, Singer dénonce l’immoralité du statut que nous donnons aux « animaux » ainsi que les injustices arbitraires que nous commettons sur la base non rationnelle de l’appartenance à l’espèce. Si Singer n’est pas le père de la notion de spécisme, c’est à travers cet ouvrage qui s’attelle à en dénoncer les traits les plus caractéristiques que la notion s’est popularisée.

Singer est non seulement le premier universitaire à consacrer des livres d’éthique sur la question animale, mais en plus de son analyse éthique de l’exploitation et de la domination humaine sur le reste des êtres sentients, il décrit précisément dans cet ouvrage la réalité de l’expérimentation animale, ou encore de l’industrie de la viande, afin de sensibiliser sur ce qu’est la réalité du sort et l’étendue des souffrances que nous réservons aux non-humains. Même si cette lecture ne donne pas beaucoup de baume au cœur de par les descriptions qu’elle retransmet, il reste un indispensable du mouvement animaliste et de sa frange utilitariste.

  • Yves Bonnardel (dir.), Thomas Lepeltier (dir.), Pierre Sigler (dir.), La Révolution Antispéciste, Paris, PUF, 2018.
La révolution antispéciste par [Lepeltier, Thomas, Bonnardel, Yves, Sigler, Pierre]

La Révolution antispéciste est un recueil d’articles publiés par les Presses Universitaires de France. Cet ouvrage est parfait pour découvrir ou approfondir le sujet de l’antispécisme, et répond aux principales critiques faites aux arguments animalistes. Le livre contient des articles classiques du mouvement antispéciste français, représenté entre autres par Yves Bonnardel, David Olivier et Pierre Sigler. Grâce à une argumentation cohérente et scientifique, vous découvrirez par exemple pourquoi les espèces n’existent pas, en quoi la notion de nature peut représenter un piège éthique, ou encore qu’est ce que la conscience, dont nous nous sommes longtemps enorgueilli d’avoir le monopole. Cet ouvrage est de plus l’un des rares où la question de la prédation est abordée, et où une position interventionniste4 est défendue.

  • Peter Singer, Questions d’éthique pratique, Paris, Bayard Éditions, 1997.

Dans cet ouvrage, Singer défend précisément sont positionnement philosophique, face aux positions plus classiques. En application de ses principes, l’auteur aborde entre autres la question de l’euthanasie, celle du spécisme, de l’avortement ou encore de l’économie.

Cet ouvrage est un classique de l’éthique contemporaine et donnera au lectorat une argumentation riche et précise sur des questions d’éthique normative et appliquée.

  • Kymlicka & Donaldson, Zoopolis. Une théorie politique des droits des animaux, Paris, Alma, 2016.
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Zoopolis est la dernière grande théorie éthique et politique produite par le mouvement animaliste. Cet ouvrage profite donc des conclusions et de la recherche des philosophes de la génération précédente. La position éthique qui y est défendue est clairement déontologique. Même si nous ne partageons pas l’ensemble des analyses présentes dans ce travail, nous ne pouvons que reconnaître l’originalité et l’aspect révolutionnaire du projet éthique et politique que porte les auteur·es.

Les premières générations de philosophes animalistes se sont consacrées à la critique de l’idéologie spéciste et aux autres problèmes éthiques que la question animale pose à nos sociétés. À l’aune des critiques déjà produites, Zoopolis envisage une société non-spéciste prenant en compte les intérêts fondamentaux des non-humains.

Pour résumer en quelques lignes le propos de l’ouvrage :

Donaldson et Kymlicka soutiennent et démontrent que nous pouvons et devons donner un statut politique aux non-humains en fonction du type de relation qu’ils nouent avec nous. Les non-humains dits « domestiques » se verraient ainsi voir accorder un statut de citoyen et jouiraient en conséquence des mêmes droits qui sont rattachés à la citoyenneté. Les non-humains « liminaires », c’est à dire les non-humains autonomes mais avec qui nous partageons un espace de vie commun et qui s’accommodent en partie de nos activités (oiseaux, rongeurs, etc.) se verraient quant à eux accorder un statut de résident. Enfin, les non-humains « sauvages », qui sont les êtres vivants qui vivent indépendamment de toute activité humaine, se verraient accorder un statut de souveraineté sur leur terre, nous empêchant d’intervenir dans leur milieu.

Tout comme La Libération animale de Singer ou Les Droits des animaux de Regan, Zoopolis est amené à être un classique de la littérature animaliste. Pour comprendre les enjeux du livre et explorer l’ensemble du projet et de la force de proposition de Zoopolis, nous vous recommandons si ce n’est la lecture du livre lui même, l’Introduction à Zoopolis par Estiva Reus qui rend compte en détails des idées développées par les auteur·es, disponible à cette adresse.

  • Tom Regan, Les droits des animaux, Paris, Hermann, 2012.
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Les droits des animaux est historiquement le deuxième ouvrage phare du mouvement animaliste. Sorti en 1983, ce livre est le premier à se consacrer et à réfléchir aux droit des animaux. Ainsi, pour Regan, l’approche de l’éthique envers les non-humains ne peut se traduire qu’à travers le droit (éthique déontologique), pour les espèces dont les capacités mentales permettent d’avoir une expérience propre de leur bien-être. Même si les délimitations que donnent Regan posent problème, cet ouvrage offre une approche alternative aux approches utilitaristes et démontre que d’un point de vu déontologique, le traitement que nous réservons aujourd’hui aux non-humains pose tout autant de problèmes.

  • H.-S. Afeissa (dir.) & J.-B Jeangène Vilmer (dir.): Philosophie animale. Différences, responsabilité et communauté. Paris, Vrin, 2015.


Ce livre regroupe des textes de Gary Francione, Peter Singer, Tom Regan, Martha Nussbaum et bien d’autres. Si tous les articles n’ont pas su retenir notre attention, certains méritent le détour.

Si comme beaucoup, vous ne comprenez pas les divergences idéologiques entre Singer (utilitarisme) et Regan (déontologisme) deux textes où les deux philosophes se répondent et confrontent leurs arguments vous seront utiles.

  • Jean-Baptiste Jeangene Vilmer, Éthique animale, Paris, PUF, 2008.
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Ouvrage introductif aux principales questions posées et soulevées par l’éthique animale contemporaine, tout en donnant un bref aperçu  historique.  Ce livre vous expliquera les notions fondamentales de l’éthique animale, tout en expliquant quelles sont les différentes positions et les différents mouvement au seins des antispécistes.

Si vous ne comprenez toujours pas pourquoi la question du traitement des autres espèces pose aujourd’hui de plus en plus question, ce livre mettra pour vous en lumière les grands points de ce débat ainsi que les problèmes moraux que soulèvent les philosophes antispécistes.

  • Charles Patterson, Un éternel Treblinka, Calmann-Levy, 2008.

Le titre de cet ouvrage vient d’une citation d’Isaac Bashevis Singer, et traduit une des idées générales du livre:  « Pour ces créatures, tous les humains sont des nazis ; pour les animaux, la vie est un éternel Treblinka. »

Dans le même ordre d’idée, on pourrait citer Théodor Adorno que Charles Pattersonne reprend dans son ouvrage :  « Auschwitz commence lorsque quelqu’un regarde un abattoir et se dit : ce ne sont que des animaux. »

Malgré le fait que le parallèle entre le génocide nazi et l’exploitation animale ait été fait en large partie par des victimes du nazisme, ces deux citations pourraient faire frémir n’importe quel plateau de télévision.  Ces citations témoignent de l’idée forte que défend pourtant Patterson dans son ouvrage. Il défend en effet la thèse selon laquelle l’oppression des animaux sert de modèle à toute forme d’oppression, et que les violences des humains sur d’autres humains sort des non-humains dans les abattoirs peut être mis en parallèle avec celui des humains.es dans les camps de la mort nazis.

On peut régulièrement entendre les animalistes faire des comparaisons entre la situation des non-humains et celle d’humains.es victimes d’autres systèmes de dominations (esclaves, victimes du nazisme, victimes de la domination masculine…). Les plus spécistes d’entre nous appréhendent ces comparaisons comme scandaleuses, manifestement car cela met non-humains et humains.es à égalité d’un point de vue moral et ontologique. Patterson étaye dans cet ouvrage pourquoi ces comparaisons sont pertinentes et comment des liens historiques ont bel et bien été construits entre le traitement des non-humains celui des humains.es dominés.es. Cet ouvrage est donc essentiel si malgré que vous sachiez que l’humain est un animal, vous peinez à comprendre comment certains peuvent comparer abattoirs et camps de la mort.

Ouvrages historiques

  • Eric Baratay, Et l’Homme créa l’animal, Paris, Odile Jacob, 2003.
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L’anthropologue Pascal Boyer nous avait déjà expliqué comment avait été crée « l’Homme » dans Et l’homme créa les dieux. Eric Baratay, principal historien de la question animale en France nous apprend maintenant comment « l’animal » fut crée. Et l’Homme créa l’animal est un ouvrage qui retrace la gigantesque histoire de nos rapports aux non-humains. Comment certaines espèces ont-elles été domestiquées, comment d’autres ont été fantasmées, comment et pourquoi avons nous aujourd’hui certaines « races » de chiens ou de bovins. En plus de cette histoire concrète de la manière dont nous avons en partie façonné nos rapports aux autres espèces, le livre aborde aussi l’histoire des idées et de comment philosophiquement le statut de l’animal fut justifié et inventé.

  •  Rod Preece, Sins of the Flesh, A History of Ethical Vegetarian Thought, Vancouver, UBC Press, 2008.
  • Kerry S. Walters, Lisa Portmess (ed.), Ethical Vegetarianism, From Pythagoras to Peter Singer, New York, SUNY Press.
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Ce qui frappe à la lecture d’ouvrage sur l’histoire du végéta*isme, c’est la saveur de réchauffé que peuvent avoir les arguments et réactions de nos contemporain·nes face aux arguments contre la consommation carnée. Si connaître les fondements et les premières remises en cause de l’idéologie qui plus tard sera qualifiée de « spéciste » ou « carniste » vous intéresse, ces deux ouvrages approfondirons sûrement ce sujet pour vous.

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Si Sins of the Flesh est un ouvrage Historique, Ethical Végétarism  est un recueil de textes et citations historiques sur la cause végétarienne à travers l’histoire.


  • Renan Larue, Le végétarisme et ses ennemis; Paris, PUF, 2015.

Dans la même lignée, Renan Larue nous invite dans cet ouvrage à entrevoir non seulement les raisons ayant poussé par exemple Pythagore ou encore Porphyre à refuser de se nourrir de chair, mais aussi les querelles que les végétarien·nes ont eu à travers l’histoire et les questionnements philosophiques que ces derniers ont soulevé, surtout durant l’antiquité et avec le développement du christianisme.

Dans la section « Conférences » de cet article vous trouverez une conférence de R. Larue à propos de son travail sur ce livre.

Ouvrages épistémologiques

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  • Frans De Waal, Sommes-nous trop « bêtes » pour comprendre l’intelligence des animaux?, Paris, Les Liens Qui Libèrent, 2016.

En nous comptant l’histoire de l’éthologie et de la manière avec laquelle nous avons penser les non-humains dans les sciences, le célèbre primatologue Frans De Waal fournit dans cet ouvrage de bonnes bases épistémologiques et un regard critique sur la manière dont nous cherchons et pensons l’intelligence des non-humains. Il tire ainsi un portrait réaliste de ce que peuvent être les capacités cognitives des autres êtres sentients, tout en nous montrant les pièges que notre interprétation peut nous jouer.

Pour ne prendre qu’un exemple des sujets abordés, De Waal discute par exemple du biais d’anthropomorphisme, biais aussi important en éthique animale qu’en science de la vie. Après avoir fait lui même la critique de l’anthropomorphisme et en avoir relevé quelques exemples, il défend ainsi un « anthropocentrisme critique », qui veut que face aux critiques faites aux mouvements animalistes, il est rationnel et scientifique d’avoir recours à des intuitions humaines sur certains non-humains afin de produire des idées vérifiables objectivement.

  • Maria Stamp-Dawkins, Through Our Eyes Only?: The Search for Animal Consciousness, Oxford, Oxford University Press, 1998.
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Uniquement disponible en anglais, ce livre de Maria Stamps-Dawkins, professeure d’éthologie à l’université d’Oxford, et directrice de l’Animal Behaviour Research Group adopte une posture critique sur la conscience animale en réfutant toutes preuves qui ne soient pas solides pour affirmer la conscience des non-humains, dans le but de tenir la position la plus solide pour étayer le fait que cette conscience existe et mérite une prise en compte morale.

  • Vinciane Despret, Penser comme un rat, Versailles, Quae, 2009.
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Ce livre de la philosophe des sciences belge Vinciane Despret, laisse entrevoir la complexité de l’étude du comportement des non-humains, non seulement par la difficulté méthodologique qu’une telle recherche demande, mais aussi par la complexité même des comportements des non-humains. Nous connaissons tout un tas de biais à éviter dans les études de psychologie sociale ou cognitive, le premier étant que la plupart du temps les sujets savent qu’ils et elles sont testés. Ce que nous montre Vinciane Despret dans ce court ouvrage est que les études en éthologie souffrent le plus souvent de biais similaires et d’autres propres à la discipline. L’hypothèse majeur que tente de nous faire comprendre ce livre est que les individus testés lors des études contrôlées en éthologie ne « réagissent pas d’instinct », mais interprètent ce qui leur est demandé et répondent avec un point de vue propre sur la situation.

Films et documentaires

  • Série documentaire Animaux trop Humains

Cette série documentaire met à mal un certain nombre de capacités que nous avons longtemps pensé comme étant le « propre de l’homme ». Si on peut y retrouver de grands noms de l’ethnologie comme Franz De Waal ou encore Marc Bekoff, on peut aussi y retrouver quelques anthropomorphismes ou raccourcis sémantiques et scientifiques assez classiques dans les documentaires animaliers. On pourrait aussi regretter le manque de perspective évolutionniste aux comportements décrits, et qui permettent à certains de dire par exemple que l’épisode sur les comportements sexuels appelé à tord « Homosexualité Animale » remet en cause la théorie darwinienne. En plus de documenter un grand nombre de comportements d’individus non-humains divers et variés, ces documentaires fragilisent les barrières que nous avons longtemps établies entre les humains et le reste des animaux.

Les Émotions animales

Homosexualité Animale

L’Adoption Animale

Entraide Animale

L’Animal et l’Outil

  • Earthlings
Earthlings

Divisé en plusieurs chapitres tournés vers les principales dominations et exploitations dont les non-humains sont les victimes (1 – Animaux domestiques; 2
– Nourriture; 3 – Vêtements; 4 – Divertissement; 5- Science), ce documentaire montre, à l’aide de documents vidéos parfois difficiles de par la violence qu’ils traduisent, la réalité et l’étendue de l’exploitation animale. En plus d’avoir reçu plusieurs prix, Earthlings est considéré par beaucoup d’animalistes qui ont eu le courage de le regarder comme étant un documentaire majeur et que tout le monde devrait voir.

  • La Boucherie Éthique. Les Parasites. 2017.

Film prenant la forme d’un documentaire fictif disponible gratuitement sur Youtube. Afin de profiter pleinement du message que tente de donner le collectif Les Parasites dans leur film, il semble bon d’avoir de bonnes bases sur le mouvement et la critique philosophique qu’a développé la philosophie animaliste. Comme en témoigne la réception de ce film par certains qui n’ont pas compris que ce documentaire est fictif, et qui ont par exemple demandé où trouver la « viande éthique » faisant l’objet du documentaire (ou  encore d’autres questions à propos de la fin du film qui ne pourraient être ici discutées sans dévoiler l’intérêt principal du film), il semble important de comprendre que ce documentaire est fait par des personnes se revendiquant ouvertement végétariennes et qui de fait sont habituées à certains arguments, un certain discours de la part des médias, et qui jouent de ces arguments, codes et discours pour produire un film décalé au ton absurde et qui expose de manière excellente certaines hypocrisies et paradoxes du système carniste.

Le message que nous retenons de ce film et qui semble être celui que le collectif semble aussi défendre est que la « viande éthique » que tente de nous vendre aujourd’hui les industriels ayant compris que l’exploitation animale pose problème, n’existe pas. Il faudra attendre la fin du film pour le comprendre, mais c’est aussi de repenser nos rapports de dominations aux individus et particulièrement aux non-humains que propose l’équipe Les Parasites.

Sites internets

Site de la revue crée en 1991 et qui met quasiment l’ensemble de ses articles gratuitement à disposition. Même si la revue a une direction philosophique assez marquée, l’équipe éditoriale publie des articles de différents horizons et de différentes approches  qui nourrissent le débat antispéciste depuis plus de 27 ans. La revue a ainsi mis particulièrement l’accent sur la remise en cause de l’idéologie naturaliste qui voit un ordre moral dans la nature, et sur les conséquences profondes de la pensée antispéciste.

Site disponible en plusieurs langues et qui présente clairement les différents points principaux ainsi que les différents mouvements de l’éthique animale contemporaine.

Site de l’association L214, qui en plus de présenter et suivre leurs actions et reportages sur la condition des « animaux de rentes », permet aussi de détailler les connaissances scientifiques sur les capacités des non-humains les plus touchés par l’exploitation. Le site met aussi à disposition du matériel pédagogique ou militant.

The Vegan Srategiste est un site majoritairement en anglais comportant des ressources diverses sur les meilleures stratégies de communication à propos de la philosophie animaliste.

Blog sur lequel on peut retrouver des articles de réflexion non seulement sur le militantisme et la philosophie animaliste, mais aussi sur d’autres questions progressistes comme le polyamour ou autre relation non propriétaires.

Blog BD qui explique de manière souvent excellente et pédagogique  la pensée animaliste tout en pointant avec humour certaines des incohérences de la pensée carniste et spéciste. Si vous souhaitez soutenir Insolente Veggie (Rosa B) et pouvoir lire ou offrir ses BD, vous  pourrez les trouver dans la  librairie la plus proche de chez vous.

Revue contre le spécisme, L’Amorce est le récent projet commun  de grands noms de l’antispécisme francophone. Ce site engagé sur le plan politique et théorique contre le spécisme vise à proposer des articles de réflexions, d’analyses ou de récessions dans le but de fournir des munitions contre le spécisme.

Balados

  •  France Culture, La Méthode scientifique: A la recherche des émotions animales. Disponible ici.

Marie-Claude Bomsel, docteure vétérinaire, Georges Chapouthier, neurobiologiste et philosophe et Astrid Guillaume, sémioticienne expliquent les différents états émotionnels que l’on connaît chez les non-humains, et de certaines répercussions morales qui peuvent en découler.

  •  France Culture, La Méthode scientifique: Inné, acquis : où est passé l’instinct ?  Disponible Ici.

Nicolas Martin questionne à l’aide de Anne-Sophie Darmaillacq, maître de conférences en biologie du comportement à l’université de Caen, chercheuse au sein de l’UMP « Ethologie animale et humaine », et le biologiste Gilles Bœuf les concepts d’instinct, d’inné et d’acquis au vu de nos connaissances actuelles en éthologie et sciences cognitives.

  • France Culture, Du grain à moudre: Faut-il renvoyer le monde animal à l’état sauvage? Disponible ici

Malgré les contraintes de temps de parole assez réduite que le format de l’émission exige, Valéry Giroux répond avec mérite aux deux autres invités, dont les arguments peuvent vous servir à tester vos connaissances sur l’antispécisme et à repérer les arguments fallacieux des autres intervenants.

Conférences et autres formats vidéos

Ci-dessous vous trouverez une série de conférences toutes plus intéressantes les unes que les autres. La conférence de Francois Jaquet donne les bases sur la notion de spécisme tout en questionnant sa signification. La conférence de Yves Bonnardel traite plus particulièrement de l’actualité et des enjeux de la lutte contre le spécisme, alors que la conférence de Thomas Lepeltier apporte des arguments rigoureux et rationnels sur la question de l’éthique de la prédation, qui sauront remettre en question des positions pourtant confortables que nous avons majoritairement tous sur ces questions.

  • Francois Jaquet : Introduction au spécisme.
  • Yves Bonnardel : Lutte contre le spécisme: actualités et enjeux.
  • Thomas Lepeltier : Faut-il sauver la gazelle du lion ?
  • David Olivier : « Spécisme »: l’importance des fondamentaux.
  • Yves Bonnardel : Pourquoi et comment combattre le spécisme.
Conférence d’Yves Bonnardel sur la philosophie animaliste et la critique du spécisme.
  • Interview de Peter Singer par Richard Dawkins
R. Dawkins questionne et expose la philosophie morale de Peter Singer.
  • Renan Larue, Le végétarisme et ses ennemis: 25 siècles de débats.
Conférence de R. Larue où ce dernier présente un historique des différents affrontements argumentaires et philosophiques que les différents mouvements végétariens ont suscité à travers l’histoire.
  • Conférence de Brock Bastian sur la psychologie du spécisme (en anglais).
Dans cette courte intervention, le psychologue social Brock Bastian, explique certains des phénomènes psychologiques observés en laboratoire et qui vont de paire avec l’idéologie spéciste. Le fait est que l’écrasante majorité de la population admet que faire souffrir les non-humains est immoral. De la même manière, nous donnons à tord une importance morale et des capacités plus importantes à nos animaux de compagnie comparé aux animaux destinés à remplir nos assiettes. Ce que nous montre B. Bastian est que nous résolvons ces contradictions et dissonances cognitives en parti en réduisant les capacités cognitives et la valeur morale des individus que nous consommons afin de maintenir les paradoxes qui régissent nos modes de vie.
  • David Olivier: La souffrance des animaux sauvages, Estivales de la question animale, 2015.
En complément de la conférence de Thomas Lepeltier sur l’éthique de la prédation, David Olivier critique ici la vision biaisée et pourtant majoritairement défendue d’une « Nature » essentiellement bonne. En plus de décrire la souffrance des non-humains dits « sauvages », cette conférence, avance des arguments éthiques et pragmatiques encore trop peu présents dans le mouvement animaliste et n’hésite pas à défendre des positions philosophiques radicales que nous trouvons pertinentes.
  • David Olivier: Les humains sont aussi des animaux – JMFS 2016
Ici encore, David Olivier, qui semble aimer mettre le doigt aux endroits douloureux, critique  une posture souvent défendue par les défenseurs des animaux qui ont parfois une certaine tendance à faire ce qu’il nomme un « spécisme inversé », et à retirer à l’Humain toute considération morale au profit des non-humains.
  • Chaîne Youtube Cervelle d’oiseau.

Cette chaîne Youtube, comme les documentaires animaliers, ne parle pas à proprement parler d’éthique animale, mais comme des études tendent à montrer que plus nous connaissons une espèce et les capacités des individus.es qui la compose, plus notre empathie augmente envers les intéressés nous relayons aussi le travail de qualité que propose Sébastien Moro sur sa chaîne Cervelle d’oiseau. Malgré que ça ne soit pas son métier, M. Moro semble avoir la faculté de pouvoir lire un nombre d’études impressionnant qu’il vulgarise avec brio. Comme de plus il traite des individus les plus touchés par l’exploitation animale, cela nous motive à partager ces vidéos qui mériteraient plus d’audience.

“Les paupières des poissons” : l’éthologie sous-marine en ...

Nous vous mettons les liens de deux de ses vidéos mais n’hésitez pas à faire le tour de sa chaîne. En collaboration avec Fanny Vaucher, Sébastien Moro vient en plus de publier aux éditions La Plage, Les Paupières des poissons, une BD qui vous expliquera la vie de nos cousins aquatiques avec humour tout en étant scientifiquement rigoureux.

Séquence pédagogique : mobiliser la raison sur des questions d'éthique – l'extension au numérique du délit d'entrave à l'IVG

Il y a quelques années, le CorteX animait sur les campus montpelliérains et grenoblois des « Midis critiques », occasions de débattre sur des sujets à forte dimension morale (voir par exemple ici). Nous continuons aujourd’hui à mobiliser la pensée critique pour décortiquer des problèmes moraux, au sein notamment de notre stage pour doctorant·e·s « De l’éthique à l’université » ou dans le cadre de l’Unité d’enseignement de sciences humaines à l’Institut de formation en kinésithérapie de Grenoble. Nous explicitons ici notre démarche par le biais d’une thématique ayant fait l’actualité du début de l’année 2017 en France : l’extension du délit d’entrave à l’intervention volontaire de grossesse (IVG).

Partie I – Ressources méthodologiques

CorteX_dufour-argumenterNous présentons en introduction de notre séquence pédagogique ce qui nous semble être le B.A.-BA de l’analyse argumentaire en nous inspirant (avec des adaptations) de l’excellent ouvrage de Michel Dufour, Argumenter – Cours de logique informelle de 2008 chez Armand-Colin. Il est malheureusement très difficile de rendre parfaitement justice à cet ouvrage car le propos, très clair et complet, peut difficilement souffrir de coupes sans être détérioré. Cependant, comme il n’est pas possible pédagogiquement de restituer tout cela sans faire un cours d’au moins trois heures, nous avons tenté d’en extraire la substance moelle pour l’utiliser avec des étudiant·es. Nous ne pouvons que vous recommander d’aller lire cet ouvrage pour approfondir. N’hésitez pas à nous faire partager une séquence pédagogique conduite différemment sur ce même thème.

1) Anatomie d’un argument

Quiconque souhaite défendre une idée, une thèse, une affirmation, doit recourir à l’argumentation. Mais qu’est-ce donc qu’un argument ? Nous commencerons par un peu d’anatomie argumentaire.

Un argument se compose de deux éléments :

  • une ou plusieurs prémisses : ce sont des affirmations dont il est possible de dire en principe si elles sont vraies ou fausses. « En ce moment, il pleut. » « L’espérance de vie à la naissance de la truite est de cinq ans. » « La cohésion d’un groupe est maximale lorsque ce groupe comprend cinq personnes. »
  • une conclusion : c’est l’affirmation que l’on a cherchée à justifier par les prémisses. Elle est le plus souvent introduite par des connecteurs logiques comme « donc », « par conséquent », « ainsi », « dès lors » ou « c’est pourquoi ». Dans le langage courant, il est d’usage, par raccourci, d’appeler « argument » la conclusion ou la prémisse d’un argument (mais pas le bloc « prémisse + argument » dans son entier).

Voici un exemple d’argument, sans doute un des plus célèbres :

Exemple A

Socrate est un homme. (Prémisse 1)

Tous les hommes sont mortels. (Prémisse 2)

Donc Socrate est mortel. (Conclusion)

Voici maintenant un argument constitué d’une seule prémisse :

Exemple B

Le CorteX existe depuis 2010. (Prémisse)

C’est pourquoi il doit continuer à exister. (Conclusion)

Souvent, de multiples prémisses précèdent une conclusion :

Exemple C

Les plagiocéphalies touchent un bébé humain sur dix à la naissance. (Prémisse 1)

Cette pathologie entraîne systématiquement de lourds handicaps moteurs et intellectuels à l’âge adulte. (Prémisse 2)

Les sutures du crâne du bébé humain ne sont pas encore complètement fermées à la naissance. (Prémisse 3)

L’ostéopathie crânienne permet d’agir manuellement sur ces sutures. (Prémisse 4)

L’ostéopathie crânienne appliquée dès les premiers jours de vie permet d’éviter toute séquelle liée à la plagiocéphalie. (Prémisse 5)

Ainsi, il faut permettre de pratiquer l’ostéopathie crânienne dans toutes les maternités. (Conclusion)

Le plus souvent, les prémisses ne seront pas aussi bien découpées et il faudra les démêler. C’est ce que nous avons dû faire dans la deuxième partie de cet article (voir la Partie II – Application des principes méthodologiques de l’analyse argumentaire ci-après).

2) Analyse d’un texte argumentaire

Identification des arguments

Il n’existe pas à notre connaissance de méthode algorithmique infaillible pour mettre  à jour identifier des arguments mais seulement quelques principes. Dufour nous livre certains de ces principes dans son ouvrage. En résumé, il s’agit :

  • d’identifier les conclusions défendues par les auteur·es et leurs prémisses en repérant les connecteurs logiques ;
  • de chercher à les retranscrire fidèlement. En effet, afin d’éviter un épouvantail, il est bon d’être le plus fidèle possible dans la restitutions des arguments. Dans l’idée, il faut s’évertuer à présenter l’argument mieux que son auteur·e ne l’aurait fait lui-même ou elle-même.

Évaluation détaillée des arguments (ou décorticage)

Pour chacun des arguments identifiés, on veillera à :

  • évaluer la valeur de vérité de ses prémisses. Il s’agit de vérifier que chacune d’elles repose sur des données factuelles ou est logiquement cohérente (qu’elle ne contient pas une contradiction), indépendamment de la conclusion de l’argument ;
  • évaluer la justification que chaque prémisse apporte à la conclusion de l’argument.

Dans l’exemple B :

Le CorteX existe depuis 2010. (Prémisse)

Valeur de vérité. Cette prémisse est vraie, si l’on en croit la page de présentation de notre collectif. Selon notre degré d’exigence et les enjeux de l’argumentaire, on pourrait aller plus loin dans la vérification de cette prémisse en allant lire les registres d’enregistrement des associations loi 1901.

C’est pourquoi il doit continuer à exister. (Conclusion)

Justification. Cette prémisse justifie-t-elle la conclusion « C’est pourquoi il [le CORTECS] doit continuer à exister. » ? Il est facile de trouver des situations où il est légitime d’interrompre une habitude qui perdure depuis sept ans. Par exemple, si une personne séquestre son enfant tous les soirs trois heures dans un placard depuis sept ans, il est légitime de dire qu’il serait plus raisonnable d’interrompre cette pratique pour le bien-être de l’enfant. Le fait qu’un processus existe depuis X années n’est jamais suffisant pour justifier la perpétuation de ce processus. Ainsi, bien que la prémisse de départ soit vraie, elle ne justifie en aucun cas la conclusion. C’est une variante du sophisme que l’on appelle argument d’historicité.

Dans l’exemple C :

Les plagiocéphalies touchent un bébé humain sur dix à la naissance. (Prémisse 1)

Cette pathologie entraîne systématiquement de lourds handicaps moteurs et intellectuels à l’âge adulte. (Prémisse 2)

L’ostéopathie crânienne permet d’agir manuellement sur ces sutures. (Prémisse 4)

L’ostéopathie crânienne appliquée dès le premier jour de vie permet d’éviter toute séquelle liée à la plagiocéphalie. (Prémisse 5)

Valeur de vérité. Ces quatre prémisses sont fausses1.

Les sutures du crâne du bébé humain ne sont pas encore complètement fermées à la naissance. (Prémisse 3)

Valeur de vérité. Cette prémisse est vraie2.

Justification. Cette prémisse justifie-t-elle la conclusion « Ainsi, il faut permettre de pratiquer l’ostéopathie crânienne dans toutes les maternités. » ? Non. Seule une prémisse est vraie (la prémisse 3) et elle ne justifie en rien la conclusion.

Évaluation générale d’un argument

L’argument ne sera d’office pas recevable si :

  • toutes ses prémisses sont fausses, ou ;
  • si aucune des prémisses ne justifie la conclusion.

Par exemple, l’argument B n’est pas recevable, parce que son unique prémisse n’apporte pas de justification à la conclusion. L’argument C non plus, puisque sa seule prémisse vraie ne justifie pas non plus la conclusion.

À l’inverse, l’argument sera d’office recevable si

  • au moins une de ses prémisses est vraie, et ;
  • cette même prémisse justifie la conclusion.

Dans les autres cas, il sera plus difficile (mais pas impossible) de trancher comme nous allons le voir par la suite.

Partie II – Application des principes méthodologiques de l’analyse argumentaire

Une fois les quelques conseils méthodologiques généraux présentés, nous utilisons un sujet spécifique pour les mettre en application : l’extension du délit d’entrave à l’IVG.

Choix du sujet et contexte

Logo du groupe « Les survivants » dont le site web lessurvivants.com est classé par de nombreux médias comme réputé hostile à l’IVG.

Dans les années 1990 en France, fut votée une loi interdisant d’empêcher physiquement les femmes d’accéder aux centres d’avortement. En octobre 2016, des député·es proposèrent d’étendre l’application de cette loi aux cas d’entrave « numérique ». Il existe depuis quelques années des sites Internet d’apparence purement informatifs mais dont les contenus révèlent assez vite un parti pris anti-IVG. La finalité de la nouvelle proposition de loi (PPL) était de lutter contre ces sites Internet en les interdisant – d’où la dénomination d’« entrave numérique ». La PPL fit débat au sein de l’Assemblée nationale ainsi que dans la société civile. Elle fut finalement adoptée sous une version modifiée en février 2017.

Voici la PPL initiale :

L’article L. 2223-2 du code de la santé publique 3 est complété par un alinéa ainsi rédigé :
«– soit en diffusant ou en transmettant par tout moyen, notamment par des moyens de communication au public par voie électronique ou de communication au public en ligne, des allégations, indications ou présentations faussées et de nature à induire intentionnellement en erreur, dans un but dissuasif, sur la nature, les caractéristiques ou les conséquences médicales d’une interruption volontaire de grossesse ou à exercer des pressions psychologiques sur les femmes s’informant sur une interruption volontaire de grossesse ou sur l’entourage de ces dernières. »

Voici la PPL adoptée :

« soit en exerçant des pressions morales et psychologiques, des menaces ou tout acte d’intimidation à l’encontre des personnes cherchant à s’informer sur une interruption volontaire de grossesse, des personnels médicaux et non médicaux travaillant dans les établissements mentionnés au même article L. 2212-2, des femmes venues recourir à une interruption volontaire de grossesse ou de l’entourage de ces dernières. »

Après avoir présenté ces données de contexte, nous rappelons qu’avant de chercher à se positionner, il convient d’identifier clairement quelles sont les différentes questions débattues. On peut par exemple envisager :

  • la question de l’adoption du texte de loi tel que mentionné ci-dessus ;
  • la question de l’adoption d’un texte de loi modifié ;
  • la question de l’interdiction des sites qualifiés d’anti-IVG ;
  • la question de la mise en œuvre de moyens publiques pour diminuer l’audience des sites qualifiés d’anti-IVG ;
  • la question de l’avortement comme droit ;
  • Etc.

Cet étape est indispensable afin d’éviter l’écueil du chevauchement des questions dans le débat. Le tout est de se mettre d’accord dès le début avec le groupe sur la question à débattre et d’insister sur le fait qu’il faudra éviter de sortir de ce cadre sous peine d’un risque d’appauvrissement de la discussion. C’est le rôle de l’enseignant·e de veiller sur ce point tout au long de la séquence pédagogique.

Objectifs et précautions

Cette séquence comprend trois objectifs principaux :

  • illustrer la difficulté de se positionner de manière rapide et tranchée sur ce type de sujet ;
  • repérer et analyser des arguments en apparence rigoureux mais en réalité fallacieux, les sophismes ;
  • permettre de formaliser une démarche rationnelle de réflexion sur un sujet aux forts enjeux moraux.

Comme la thématique peut être houleuse, nous précisons toujours avant d’entrer dans le vif du sujet :

  • que nous allons présenter des documents où figurent des personnes dont l’appartenance à des mouvements politiques ou religieux peut troubler. Il faudra faire attention à bien évaluer les propos des personnes, et non leurs actes antérieurs ou leur rattachement idéologique, pour ne pas tomber dans le déshonneur par association ;
  • qu’être contre la proposition de loi n’entraîne pas forcément le fait d’être contre le droit à l’IVG – deux positions qui peuvent pourtant facilement être associées.

Positionnement préalable

À ce stade, nous demandons à chaque étudiant·e d’écrire de manière anonyme sur une feuille de papier s’il est « pour » ou « contre » cette PPL (l’abstention n’est pas une alternative possible ; nous « forçons » les étudiant·es à jouer le jeu). Nous répéterons cette étape à la fin de la séquence pour voir si l’avis de certain·es a changé.

Lorsque nous avons réalisé ces enseignements, 96% des étudiant·es des 4 sessions que nous avons effectuées étaient « pour » la PPL à cette étape (N=72). 4% étaient « contre ».

Analyse des argumentaires des deux camps

Présentation

Afin de se faire une idée des différent·es actrices et acteurs présent·es dans le débat, et surtout de leur argumentaire pour ou contre la PPL, nous proposons de visionner ou lire six documents. Nous divisons le groupe d’étudiant·es en deux : une moitié du groupe travaillera sur les trois documents « contre », l’autre moitié sur les trois documents « pour ». Nous leur demandons d’extraire les principaux arguments en une trentaine de minutes. En fonction du temps dont nous disposons, et surtout du niveau d’expertise du groupe sur l’outillage de la pensée critique, nous leur proposons également d’extraire les principaux sophismes mobilisés.

  • Extrait d’un débat sur BFM TV de novembre 2016 où Laurence Rossignol, membre du Parti socialiste et ministre des familles, de l’enfance et des droits des femmes se positionne pour la PPL :

  • Intervention de Marion Maréchal-Le Pen, membre du Front national, députée, contre la PPL, à l’Assemblée nationale en novembre 2016 :

  • L’exposé des motifs publié en octobre 2016 de la PPL co-signé par plusieurs dizaines de député·es, lire les pages 4 à 6.

Sélection de sophismes

Ces documents sont tous de bon supports pour s’entraîner à détecter des sophismes, ces structures argumentaires qui semblent valables en apparence bien qu’en réalité défaillantes. Nous les appelons aussi des « moisissures argumentatives » en vertu de leur propension à altérer la plupart des débats, à étouffer des arguments pertinents et à décrédibiliser des discours judicieux sur certains points. Cette étape est souvent un temps très apprécié des étudiant·es et permet de mettre en évidence la fréquence des sophismes. Elle n’est cependant pas auto-suffisante car, s’il est assez aisé de relever des sophismes du côté des « pour » comme des « contre », il faut ensuite savoir identifier et analyser les arguments qui tiennent a priori vraiment la route.

Nous relevons ci-dessous quelques sophismes redondants sur le sujet en question ; la liste est loin d’être exhaustive.

Technique de la fausse piste :

  • « Comme vous le savez peut-être, depuis plusieurs mois, un groupe anti-IVG nommé les Survivants multiplie les actions sur les réseaux sociaux, mais aussi dans la réalité. Certaines actions vont même à l’encontre de la loi, comme la reprise sans autorisation du jeu Pokémon Go et de ses personnages, ou, plus récemment, un affichage lumineux sur l’Arc de Triomphe pour faire leur propagande. Il y a quelques semaines, ils ont même lancé une campagne diffamatoire à propos du Planning Familial. » (Cécile Pellerin) [La PPL ne cible pas ce type d’actions]

Technique de l’épouvantail :

  • « Leur positionnement [aux porteur/ses des sites anti-IVG] incite à la réflexion, et c’est justement ce qui leur est reproché. Il faudrait qu’ils adoptent d’emblée un positionnement favorable à l’avortement. Or, un sujet si grave ne peut être enfermé dans des postures militantes. » (Monseigneur Pontier)
  • « Faudrait-il nécessairement exclure toute alternative à l’avortement pour être considéré comme un citoyen honnête ? » (Monseigneur Pontier)
  • « L’amendement proposé en septembre par Madame Rossignol a déjà été rejeté par le Sénat, les femmes serait-elles des citoyens de seconde zone, ne méritant pas un accès à l’information sûr et neutre ? Nous aurons la réponse le 1er décembre. » (Cécile Pellerin)
  • « Et puis, il y a, en sous texte, toujours ce même jugement : les femmes qui ont recours à l’IVG sont des meurtrières, égoïstes, leurs actes ne sont motivés que par leur confort. (Cécile Pellerin)
  • « Vous avez l’air d’entretenir les femmes dans une forme de sujétion mentale, vous les prenez pour des femmes complètement stupides. Faut les prendre par la main, faut les protéger d’informations qui ne seraient pas compréhensibles, faut les orienter correctement dans la bonne voie parce qu’elles seraient vulnérables, fragiles, qu’elles n’auraient pas le discernement nécessaire, donc que l’État nounou, protecteur soit là pour leur garantir de faire le bon choix » (Marion Maréchal-Le Pen)
  • « Comment prétendre protéger la liberté de la femme lorsqu’on va lui interdire de poser un choix libre, de discerner, de prendre le temps de la réflexion face à un acte irréversible qui, loin d’interrompre une grossesse vient y mettre fin de manière irrévocable ? » (Cécile Edel)
  • « Comment nier la voix de celles qui viennent témoigner tous les jours sur
    ces sites des conséquences physiques et psychologiques douloureuses qu’elles endurent suite à leur IVG et continuer de soutenir que tout ceci n’est que pur mensonge ? » (Cécile Edel)

Appel au peuple :

  • « Ces sites ont du succès, preuve qu’ils répondent à une attente. » (Monseigneur Pontier)

Attaque à la personne :

  • « Ces extrémistes, pour la plupart du temps religieux, veulent nous en priver. » (Cécile Pellerin)
  • « Vous êtes totalement aveuglé par l’idéologie. » (Marion Maréchal-Le Pen)

Usage de mots à effet impact4:

  • «Texte complètement délirant. » (Marion Maréchal-Le Pen)
  • « Il est scandaleux de vouloir instaurer chez les jeunes (…) » (Cécile Pellerin)

Questions rhétoriques5

  • « Le moindre encouragement à garder son enfant peut-il être qualifié sans outrance de « pression psychologique et morale » ? » (Monseigneur Pontier)

Les procès d’intention6

  • « Que font réellement ces sites visés par le Gouvernement sinon pallier au silence du gouvernement qui, au travers de son site dédié spécifiquement à l’IVG, omet volontairement d’exposer les conséquences physiques et psychologiques de l’IVG. » (Cécile Edel)
  • « Il existe une prolifération importante de sites se prétendants neutres mais en fait anti-IVG, cherchant à tromper les internautes (opinions non clairement affichées, utilisation des codes officiels). » (Assemblée nationale)
  • « Il est scandaleux de vouloir instaurer chez les jeunes, la peur d’un organisme créé pour les aider (…) » (Cécile Pellerin)

Plurium affirmatum

  • « J’ose donc espérer  que, sensible aux  libertés  en cause,  vous  ne laisserez pas  une  telle mesure  arriver à  son terme. » (Monseigneur Pontier) [Sous-entendu l’affirmation suivante : si vous êtes sensible aux libertés en cause, vous ne laisserez pas une telle mesure arriver à son terme. Affirmation qui elle-même présuppose, tel un assortiment de poupées russes, l’affirmation : la présente mesure [la PPL] porte atteinte à certaines libertés.]

Synthèse des arguments

À ce stade, nous demandons aux étudiant·es de chaque groupe de venir écrire sur un tableau (ou un autre support) les principales prémisses contenues dans les documents permettant de soutenir la conclusion « La PPL est justifiée (Il faut voter pour.). » ou « La PPL n’est pas justifiée (Il faut voter contre.). »

La PPL est justifiée (Il faut voter pour.).

La PPL n’est pas justifiée (Il faut voter contre.).

La PPL ne relève pas de la liberté d’expression et d’opinion.

Cette PPL met en cause les fondements de nos libertés, particulièrement la liberté d’expression.

Ces sites détournent les internautes d’une information fiable et objective.

Ces sites fournissent une information exhaustive sur les conséquences d’une IVG et les alternatives à l’avortement, qui ne sont présentées sur aucun document officiel émanant du gouvernement ou des planning familiaux.

Ces sites sont populaires.

Ces sites répondent à une attente.

Ces sites limitent l’accès de toutes les femmes au droit fondamental à l’avortement.

La PPL viendra aliéner la liberté de la femme de choisir la vie.

 

La détresse ressentie par les femmes ne pourra plus s’exprimer.

Ces sites cherchent à tromper délibérément.

 

Il est bien sûr possible d’être plus précis dans la synthèse des arguments mais cela nécessite un temps dont nous ne disposons pas forcément en cours avec un grand groupe. À titre d’exemple, voici une synthèse plus fournie des arguments présentés dans un texte du corpus.

On remarquera que la plupart des arguments avancés ne concernent pas la PPL en tant que telle mais le fait d’interdire certains sites Internet. Or, ce n’est pas l’objet de la discussion, qui est bien de trancher « pour » ou « contre » la PPL. C’est un point important sur lequel nous attirons l’attention des étudiant·es.

Analyse des arguments

Une fois la synthèse des arguments réalisés, nous invitons  les étudiant·es à se positionner concernant la valeur de vérité et la justification de chacune des prémisses en leur proposant un nouveau temps de travail en groupes restreints. Un accès à un ordinateur avec une connexion Internet est fortement recommandé pour cette étape.

Certaines des prémisses réunies dans la synthèse seront rejetées sans trop de discussion : 

  • la détresse ressentie par les femmes ne pourra plus s’exprimer. =>  Prémisse fausse. Divers lieux existent pour s’exprimer au sujet de l’IVG et de l’éventuelle « détresse » associée. C’est le cas par exemple des plannings familiaux.
  • Ces sites limitent l’accès de toutes les femmes au droit fondamental à l’avortement. => Il y a deux façons de comprendre cette prémisse, une version forte et une version faible. Pour la version forte, ces sites constituent une entrave physique aux femmes souhaitant exercer leur droit de recours à l’avortement. Dans ce cas, la prémisse est évidemment fausse. Concernant la version faible, l’existence de ces sites a pour effet de réduire le taux de recours à l’IVG dans la population. Pour évaluer la valeur de vérité de cette prémisse, il faudrait au minimum avoir des données montrant que la population qui consultent ces sites présente un taux de recours à l’IVG inférieur à celle qui ne les consultent pas. À défaut, le principe de la charge de la preuve et l’utilisation du rasoir de Hitchens7 imposent et permettent, à défaut de juger cette prémisse fausse, de l’écarter de l’argumentation.

D’autres analyses de prémisses nécessiterons un temps plus long d’échange. Assez rapidement, le groupe peut se rendre compte que l’essentiel du débat tourne autour de la question de la liberté d’expression : la PPL est-elle une entrave à la liberté d’expression ? Nous laissons le débat se faire entre les étudiant·es, en veillant à ce que la parole tourne et à ce que chaque personne s’interroge sur la valeur de vérité des affirmations qu’elle émet.

Conclusion

En guise de conclusion, nous demandons à nouveaux aux étudiant·es de se positionner « pour » ou « contre » la PPL, avec toujours pour consigne de ne pas s’abstenir. À ce stade, 65 % étaient « pour », 15 % étaient « contre » et 20 % ont choisi l’abstention malgré la consigne, en répondant ne pas savoir.

Nous ne présentons pas dans le cadre de cette séquence notre argumentation et notre position au sujet de la PPL car ce n’est pas l’objet de l’intervention. Nous insistons plutôt sur l’importance de prendre du recul sur nos positionnements hâtifs face à des sujets délicats et d’exiger ou de fournir les preuves nécessaires pour soutenir les arguments produits. Nous rappelons une nouvelle fois le caractère essentiel du fait de bien délimiter la question dont on souhaite débattre, dans le cas présent la question de la pertinence de la PPL.

In memoriam minimalismus Ruwen Ogien

Le philosophe Ruwen Ogien a toujours eu une certaine distance amusée à l’égard des situations morales qu’il traitait dans ses livres. Jusqu’au dernier moment, il regardait sa maladie d’un air circonspect, et la pantomime médicale et afflictionnelle d’un œil rieur – ce qu’il a d’ailleurs raconté dans son dernier ouvrage. Il est mort le 4 mai 2017 sans que l’on sache à quel âge exactement, et on peut miser que là où il est, il doit rire de ceux qui se demandent s’il est moral de mourir au printemps ou de manger des pissenlits par la racine plutôt que par les feuilles. Au CorteX, nous essayons de jauger nos choix politiques et moraux par l’analyse rationnelle, et la philosophie morale nous fournit des outils de premier choix. Parmi les fournisseuses et fournisseurs officiels et principaux, Ruwen Ogien et son éthique minimale. Alors pour solder notre dette intellectuelle, nous avons voulu consacrer un article à sa pensée et la faire découvrir à celles et ceux qui seraient passés à côté, parce qu’il n’est jamais trop tard. Quoi de mieux pour cela que de demander à l’une des ses collègues philosophes, Marlène Jouan, qui a bien connu le monsieur, et assidûment fréquenté l’œuvre ?

Un spécialiste de philosophie morale

Spécialiste de philosophie morale ou d’éthique, pour Ruwen Ogien c’est pareil. Seulement, quand on a dit ça on n’est guère avancé, car il y a « philosophie morale » et « philosophie morale ». Pour comprendre ce qu’il faisait, le mieux est donc de commencer par revenir sur les trois « branches » que l’on a coutume de distinguer dans le domaine.

La méta-éthique, d’abord, qui s’intéresse à la signification des prédicats moraux tels que « bien », « mal », « juste » ou « injuste » par distinction d’avec « rouge », « vrai » ou « laid » par exemple ; au rapport entre les jugements moraux et les autres types de jugements, factuels et évaluatifs ; au statut épistémologique des jugements moraux (que nous permettent-ils de connaître ?) ainsi qu’à leur pouvoir explicatif (en quoi motivent-ils nos actions ?). En bref la méta-éthique, c’est l’étude du langage de la morale, indifférente à la question de savoir quelles sont les actions qu’il est bien ou mal, juste ou injuste d’accomplir. Sous l’impulsion première du philosophe britannique George Edward Moore au début du XXe siècle, et aussi surprenant que cela puisse paraître à celles et ceux qui ne sont pas familiers de ce champ de recherche, la philosophie morale ainsi conçue est donc tout sauf une philosophie pratique qui aurait vocation à guider notre conduite, voire notre existence tout entière.

L’éthique normative, ensuite, correspond bien davantage à ce que nous nous attendons à trouver quand on nous parle de philosophie morale. Elle élabore en effet des théories ayant une ambition prescriptive, c’est-à-dire visant à nous dire ce qu’il faut faire en telle et telle circonstance, comment nous devons agir, ou bien ce qu’il serait bien ou correct de faire en telle en telle circonstance. Plus exactement, ces théories proposent des méthodes de raisonnement permettant de décider de ce qu’il faut faire ou de ce qu’il serait bien de faire – aux autres mais, pourquoi pas aussi, à soi-même. Historiquement et schématiquement, il y a trois grandes théories de ce type : l’arétaïsme, ou éthique des vertus, que l’on doit à Aristote mais qui est bien vivante aujourd’hui encore ; le déontologisme, dont le représentant le plus fameux est le philosophe allemand Emmanuel Kant mais dont on a aussi une variante dans le catholicisme par exemple ; l’utilitarisme, qui nous vient initialement de Grande-Bretagne, et dont les pères fondateurs sont Jeremy Bentham et John Stuart Mill.

Enfin, l’éthique appliquée, qui consiste au premier abord à exploiter ces théories normatives, ou les principes qu’elles mettent en avant, pour résoudre des questions d’éthique concrètes, que l’on appelle parfois aussi « questions de société ». Par exemple et pêle-mêle : l’euthanasie, la prostitution, le don d’organe, la torture, la liberté d’expression, l’expérimentation sur les animaux, la peine de mort, l’assistance médicale à la procréation, la protection de l’environnement, le clonage, le port du voile, etc. En réalité l’étude de ces cas concrets, qui s’est développée de manière exponentielle dans la seconde moitié du XXe siècle, permet tout autant de mettre à l’épreuve les théories normatives dominantes, de les tester et de les amender ; elle oblige aussi à reconnaître qu’en pratique, nous avons souvent recours à un « bricolage » entre ces différentes théories ; elle a enfin besoin de recourir, à des fins d’éclaircissement des difficultés et des enjeux des débats, à la méta-éthique.

Pour en savoir un peu plus sur cette organisation du paysage de la philosophie morale, on peut se référer utilement au « Que sais-je ? » que Ruwen Ogien lui a consacré, avec Monique Canto-Sperber, en 2004 : ce petit ouvrage constitue, pour les étudiant.e.s qui souhaitent s’initier sérieusement à la philosophie morale contemporaine, une très bonne introduction. Pour sa part, et depuis son premier ouvrage intitulé La faiblesse de la volonté, issu de sa thèse de doctorat et paru en 1993, Ruwen Ogien a constamment frayé, sans respecter leurs frontières académiques, avec chacune de ces trois branches de la philosophie morale. Mais on associe plutôt ses travaux à l’éthique appliquée, comme le suggèrent les titres de quelques ouvrages : Penser la pornographie (2003), La liberté d’offenser. Le sexe, l’art et la morale (2007), La vie, la mort, l’État. Le débat bioéthique (2009), La guerre aux pauvres commence à l’école. Sur la morale laïque (2012). C’est également sous ce drapeau que s’inscrivaient ses interventions régulières, depuis 2014, sur le blog « LibeRation de Philo ». À destination d’un public plus large, elles ont été récemment reprises, avec d’autres textes rédigés au fil de l’actualité, dans son Dîner chez les cannibales et autres chroniques sur le monde d’aujourd’hui.

Dans les pas de Montaigne…  

La référence à Montaigne est ici immanquable, et instructive pour se faire une idée de la conception qu’avait Ruwen Ogien de l’utilité pratique de la philosophie. L’auteur de l’essai « Des cannibales » revendiquait en effet, dans un autre essai intitulé « Du repentir », une tâche de « récitation de l’homme » qu’il faut comprendre par contraste avec la prétention de ses prédécesseurs à « former l’homme », qui sera aussi celle de beaucoup de ses successeurs.

Mais pas de Ruwen Ogien, pour qui la philosophie morale n’a précisément pas pour mission de « former » l’être humain c’est-à-dire de le mettre ou de le remettre sur le chemin de la vertu, de la perfection ou de la sainteté. Cela supposerait qu’il soit légitime de soumettre l’ensemble de ses conduites, privées comme publiques, au jugement moral, et de confier ce jugement moral au philosophe : n’est-il pas l’« expert » en cette matière ? De fait, c’est bien ce qu’on demande souvent aux philosophes, tant dans les comités d’éthique que dans l’espace médiatique, à savoir de donner leur « avis », leur diagnostic et leur conseil, sur à peu près toutes les questions qui soulèvent et alimentent la « panique morale », voire le « délire catastrophiste » ambiants – la crainte que certaines pratiques, notamment sexuelles et reproductives, mais aussi religieuses et migratoires, ne renversent les « piliers » ou les « fondements » de la société en transgressant les normes et les valeurs qui seraient essentielles à notre « identité » ou au « vivre-ensemble ». C’est bien d’ailleurs aussi ce que nombre d’entre eux proposent, quand bien même on ne leur demande rien !

Ruwen Ogien fait résolument partie de ceux qui refusent d’endosser un tel rôle, que dénonçait déjà Jacques Bouveresse, son directeur de thèse, en 1973 dans un essai intitulé Wittgenstein : la rime et la raison :

« Dans quelle mesure […] le philosophe est-il qualifié pour parler de morale ? Est-il fondamentalement meilleur, plus expérimenté ou plus heureux que le reste des hommes ? Quel genre de secret détient-il ? Que pourrait-il bien savoir que d’autres ignorent ? De toute évidence rien »

Qu’on ne se méprenne pas : cette position sceptique, inspirée de Ludwig Wittgenstein, ne signifie pas que la philosophie morale en général, l’éthique appliquée en particulier, est une imposture intégrale. S’il ne faut pas attendre du philosophe un savoir, mi-spéculatif mi-existentiel, qui lui permettrait de fournir des solutions forcément justes aux problèmes éthiques que l’on rencontre (ou que l’on invente), et s’il faut encore moins attendre de lui un comportement moral particulièrement exemplaire, en revanche on peut et l’on devrait pouvoir compter sur lui pour élaborer et transmettre certains savoir-faire nous permettant d’éclairer ces problèmes, de sortir des confusions conceptuelles et argumentatives qui gangrènent la façon dont on en discute.

L’avant-propos de L’influence de l’odeur des croissants chauds sur la bonté humaine – et autres questions de philosophie morale expérimentale (2011) illustre explicitement cette démarche, que certainement le CorteX ne renierait pas [NdCorteX : effectivement, nous nous servons de ses productions depuis 2012, voir ici] : dans ce qu’il présente comme une « introduction générale à l’éthique », Ruwen Ogien affirme vouloir « mettre à la disposition de ceux que cela pourrait intéresser une sorte de boîte à outils intellectuels pour affronter le débat moral sans se laisser intimider par les grands mots (“Dignité”, “Vertu”, “Devoir”) et les grandes déclarations de principe (“Il ne faut jamais traiter personne comme un simple moyen”, etc.) » ; on pourrait ajouter les grandes émotions comme l’amour, la haine ou encore la honte, qu’il a disséquées dans d’autres ouvrages. Et de préciser que « si ces titres n’étaient pas devenus des marques déposées », il aurait pu intituler son introduction « Antimanuel d’éthique ou Petit cours d’autodéfense intellectuelle contre le moralisme ».

Les philosophes n’ont pas de leçon de morale à donner

La philosophie devrait donc se garder de donner des leçons de morale ; elle devrait aussi, cela va de pair, se déprendre de l’ambition de fonder la moralité. Dans les faits, cela revient à cautionner certaines formes de normalité, ou à imposer certaines formes d’existence, au nom d’un ordre transcendant, universel et anhistorique qui fait l’objet de bien des fantasmes mais qui ne résiste guère à l’examen rationnel, du moins dès que le philosophe daigne sortir de sa tour d’ivoire pour s’informer auprès des sciences, de la sociologie à la psychologie en passant par la biologie et l’anthropologie – à l’instar de ce qui nous est proposé dans un article de 2007 intitulé « Que fait la police morale ? ». On pourrait dire, en reprenant une célèbre formule de Hegel, que la philosophie à mieux à faire que se poser en « valet de chambre de la moralité » : plus modestement ou plus humblement, son entreprise est essentiellement analytique et critique. Celles et ceux qui n’oseraient pas se lancer directement dans la lecture d’un ouvrage de Ruwen Ogien peuvent alors commencer à goûter cette entreprise avec un autre article, paru en 2012 et disponible sur le site de la revue Raison publique sous le titre « La “marchandisation du corps humain” : les incohérences et les usages réactionnaires d’une dénonciation » : on y trouve toute la rigueur et la pédagogie caractéristiques d’un auteur qui – ce serait à mon sens une bonne façon de résumer sa contribution – a montré combien les appels à la moralité dissimulaient et participaient à la production d’injustices sociales. En bref, comme on peut le lire au début de La panique morale : « trop d’éthique tue l’éthique ».

Un philosophe qui fait grincer les gencives

À plusieurs titres, cette contribution fait de Ruwen Ogien une voix singulière et peu audible dans le paysage philosophique français, que l’on aurait tort de réduire au geste d’iconoclastie ou de provocation dont il est parfois affublé mais dont il est évident qu’il s’amuse lui-même.

Par la tradition dans laquelle il s’inscrit d’abord, celle de la philosophie analytique, dont il adopte les exigences typiques d’analyse et de justification, de confrontation à l’objection et aux données de l’expérience, de clarté, de précision et de cohérence, mais sans les scories logiques et la froideur stylistique qui hérissent encore sa réception française et qui peuvent la rendre peu accessible. L’ancrage de Ruwen Ogien dans la méta-éthique vient de là, pour autant on est avec lui au plus loin du constat lapidaire que pouvait faire, en 1972 dans Morality. An Introduction to Ethics, le philosophe anglais Bernard Williams, déplorant que la philosophie morale ait trouvé, en s’adonnant à la méta-éthique, « une manière originale d’être ennuyeuse, consistant à ne pas discuter du tout des problèmes moraux ». Au contraire, Ruwen Ogien met directement la méta-éthique au service de la discussion de ces problèmes moraux, tout en l’utilisant comme garde-fou contre la moralisation de cette discussion.

Indéniablement, cette méthode le place en marge des interventions les plus bruyantes de nos philosophes nationaux dans les débats de société. Une grande partie de ces interventions s’énonce en effet à l’abri de positions théoriques normatives dont les concepts et les principes clés sont à ce points soustraits à la démonstration, mais aussi à l’imagination, qu’ils ont pris la forme de clichés ou de slogans et les alimentent en tout cas trop facilement. Cela vaut en particulier de celles qui revendiquent une fidélité sans faille à l’éthique kantienne, sans doute la cible privilégiée quoique non exclusive de Ruwen Ogien. Avec l’auteur des Fondements de la métaphysique des mœurs ou de la Doctrine de la vertu, mais aussi celui de l’Éthique à Nicomaque, c’est en fait l’ensemble des éthiques dites « maximalistes » qui est révoqué, au profit de la défense d’une éthique « minimale » et même « minimaliste ».

Une éthique « libérale » ?

Cette défense d’une éthique minimale est largement minoritaire, et il arrive à Ruwen Ogien de suggérer que ce n’est pas sans lien avec le fait que si la situation venait à changer, un grand nombre de philosophes moraux se retrouverait tout bonnement au chômage technique. Elle n’est d’ailleurs pas minoritaire seulement en France, mais le langage au moyen duquel nous formulons nos antagonismes politiques tend tout spécialement à l’obscurcir. Que cette position vaille souvent à Ruwen Ogien d’être taxé de philosophe « libéral » ou « individualiste », ce qui dans nos contrées suffit à disqualifier n’importe quelle prétention à faire de la philosophie « morale », est en effet symptomatique : on confond, dans l’opprobre que ces étiquettes sont censées véhiculer, deux prises de position distinctes. Ainsi quelqu’un de « libéral » sur les questions morales, c’est-à-dire de « progressiste » au sens du terme « libéral » en vigueur dans le monde politique anglophone par contraste avec « conservateur », serait-il forcément « libéral » aussi sur les questions économiques et sociales, c’est-à-dire, au sens ordinaire du terme en vigueur chez nous, un chantre de la fin de la protection sociale, de la disparition de l’État-Providence au profit des mécanismes « auto-régulateurs » du marché, de la mise en concurrence de tous avec chacun et donc d’un solide égoïsme rationnel. Or on peut fort bien être l’un sans être l’autre ! Comme on peut légitimer les inégalités économiques et sociales, et ainsi le maintien du statu quo, avec des arguments moraux qui n’ont rien de progressiste.

L’éthique minimale de Ruwen Ogien, qui implique une conception restreinte des interventions de l’État dans la vie des citoyens, mais aussi de celles de chaque citoyen dans la vie de ses concitoyens, ne concerne en tout état de cause que les questions morales et elle peut fort bien être adossée à une philosophie sociale d’autant plus « riche » que sa contre-partie morale est « pauvre ». De fait, l’alternative « plus ou moins d’État » est fourvoyante : ce qu’il faut analyser et soumettre au regard critique, ce sont les normes morales mobilisées pour justifier son intervention, que celle-ci s’oppose ou non au marché. Comme son nom l’indique, l’éthique minimale réduit ces normes au minimum, à quelques principes pas franchement grandioses, qui visent deux effets corrélés : d’une part assurer sa portée universelle, c’est-à-dire son indépendance à l’égard de tout engagement métaphysique et religieux, et d’autre part soustraire un maximum de domaines de nos existences à l’ingérence de la loi, que celle-ci ait la force du droit ou qu’elle soit simple affaire de coutumes sociales.

Principes de base de l’éthique minimal(ist)e

Quels sont ces principes ?

(1) Porter une égale considération ou la même valeur à la voix ou aux intérêts de chacun.

(2) Assumer une neutralité à l’égard des conceptions du bien personnel ou de ce qu’est une vie « bonne » ou « réussie ».

(3) Limiter l’intervention de l’État aux cas de torts flagrants et délibérément causés à autrui c’est-à-dire, avec Montaigne une fois de plus, « éviter la cruauté ».

Celles et ceux qui ont quelques atomes crochus avec l’utilitarisme penseront que Ruwen Ogien est l’un des leurs et ils et elles auront raison. Reste que comme tout principe, ces trois-là sont susceptibles d’être interprétés diversement, et Ruwen Ogien en propose une interprétation radicale, qui distingue son éthique minimale de celle qui est solidaire du libéralisme politique tel qu’il fut renouvelé, à partir des années 1970, par les travaux du philosophe américain John Rawls. Sans être trop technique ni entrer dans les arcanes du débat sur la priorité du « juste » ou du « bien » – on renvoie pour cela les lecteurs et lectrices à L’éthique aujourd’hui. Maximalistes et minimalistes (2007) –, cette radicalité tient à la thèse suivante : nos conceptions du bien ou nos idéaux de la vie bonne, qui se traduisent dans les façons plurielles dont nous menons nos existences, dont nous fuyons ou prenons à bras le corps les questions qu’elles nous posent ou encore, comme le dirait le vieux Socrate, dont nous nous soucions ou ne nous soucions pas de nous-mêmes, corps et âme compris, ces conceptions n’ont aucune valeur ou portée morale en elles-mêmes. Par conséquent il n’y a pas en cette matière, celle du rapport de chacun avec lui-même, de l’usage que l’on fait de soi, d’évaluation morale qui tienne et a fortiori de sanction légitime, qu’elle soit le fait de l’État ou de la société.

Tant que les gens ne nuisent pas à autrui, laissez-les faire ce qu’ils veulent

La substance de l’éthique minimaliste défendue par Ruwen Ogien tient ainsi en peu de mots : tant que gens ne nuisent pas à autrui, laissez-les faire ce qu’ils veulent. En version un peu plus développée : tant que leur liberté ne fait pas de victime c’est-à-dire qu’elle ne cause pas directement de dommages non-consentis à d’autres personnes qu’elles-mêmes, il ne saurait y avoir d’infraction morale – non plus d’ailleurs que de réalisation ou de noblesse morale : ni l’éloge ni le blâme ne sont de mise (ce qui n’empêche pas d’être généreux dans les conseils et les recommandations que l’on peut prodiguer à ses proches et ses amis). Le potentiel subversif d’une telle éthique est proportionnel à son économie de moyens, et pour en prendre concrètement la mesure il suffit de la confronter à son antipode occupée encore à ce jour par le modèle français de bioéthique, qui depuis la création du Comité Consultatif National d’Éthique en 1983 a fait l’objet d’une institutionnalisation sans équivalent dans le monde.

Ce modèle est en effet profondément paternaliste, investi de la mission consistant à « protéger les gens d’eux-mêmes ou à essayer de faire leur bien sans tenir compte de leur opinion », et donc prompt à soupçonner leur consentement de toutes sortes de vices qui en annulent la validité. Corrélativement, c’est un modèle qui ne se contente pas de faire valoir les devoirs que nous avons envers autrui mais qui oppose aussi à notre liberté les devoirs que nous aurions envers nous-mêmes ou envers notre propre humanité – celui de ne pas nous suicider par exemple, ou de ne pas faire commerce de certains usages de notre corps. En dernière instance, c’est un modèle fondé sur une valeur, la dignité, dont le contenu est pour le moins douteux et contesté si ce n’est complètement vide. Il a donc bien souvent besoin, pour compenser ce vide, de s’appuyer sur des pratiques et des normes sociales et culturelles, éventuellement flanquées de « lois de la nature » pour plus de sécurité, dont Ruwen Ogien montre que la prévalence ici ou là ne fait pourtant pas la moralité.

Une bombe subversive cachée dans Shaun le mouton

Il est sans doute inutile de préciser, en conclusion, que quiconque veut le lire doit donc être prêt non seulement à voir ses idées reçues bousculées, mais aussi, autant être prévenu, à faire preuve du courage nécessaire pour aller jusqu’au bout de ses raisonnements moraux, quitte à ne pas être très fier de ce que leurs implications révèlent. Mais il ou elle doit aussi s’attendre, et la chose est suffisamment peu commune en philosophie pour être soulignée, à tomber plus d’une fois « mdr » – d’un rire déclenché par l’absurde ou l’incohérence (des idées que l’on partage ou pas), par l’expérience de pensée farfelue ou la comparaison irrévérencieuse, et surtout par l’ironie et l’autodérision de celui qui les propose et se tient à bonne distance de tout « esprit de sérieux » (ne pas se fier à l’auteure de ces lignes, qui n’a pas le même talent).

Cet humour nous tient, et l’a sans doute tenu, jusque dans son dernier livre paru début mars, Mes Mille et Une Nuits. La maladie comme drame et comme comédie, écrit entre deux chimiothérapies. Si Ruwen Ogien y poursuit sa critique d’un moralisme qui prend alors la forme du « dolorisme », cette idée qu’il y aurait quelque chose de bon voire de rédempteur dans la souffrance, que celle-ci aurait un sens ou ne serait pas sans raison, l’argumentation expose ses propres hésitations et se noue avec un récit dont il retenait surtout, dans la correspondance dispersée que nous entretenions alors, les moments de soulagement qui accueillent le simple fait de comprendre. « On peut refuser de s’apitoyer sur ses propres souffrances tout en éprouvant une profonde compassion pour celles des autres », disait-il à Libération dans un entretien du 10 février 2017. Les hommages et portraits parus depuis le 4 mai l’ont d’ailleurs déjà rapporté : celles et ceux qui ont eu la chance de le rencontrer étaient toutes et tous un peu « émerveillés » par sa gentillesse, sa bienveillance et sa sollicitude, et avec le philosophe Patrick Savidan il faut reconnaître que sa personne était peut-être « le meilleur argument qui soit en faveur de l’éthique minimale », même si lui-même ne l’aurait pas admis. « Doux comme Shaun le mouton ! » rétorquait-il dans l’un de ses mails aux insultes que lui valaient ses prises de position dans le débat public ; le moins que l’on puisse faire c’est tenter d’éviter les passions tristes qui lui étaient si étrangères pour entretenir la passion joyeuse qu’il avait pour la vie non moins que pour la philosophie.

CorteX_Marlene_JouanMarlène Jouan, maîtresse de conférences en philosophie à l’Université Grenoble-Alpes.

Bibliographie

Nous n’avons retenu ici que les ouvrages.

  • Pour s’interroger sur les objets de nos perplexités et de nos passions morales contemporaines :

Un portrait logique et moral de la haine, Combas, L’éclat, 1993.

La honte est-elle immorale ?, Paris, Bayard, 2002.

Penser la pornographie, Paris, PUF, 2003.

La panique morale, Paris, Grasset, 2004.

La liberté d’offenser. Le sexe, l’art et la morale, Paris, La Musardine, 2007.

La vie, la mort, l’État. Le débat bioéthique, Paris, Grasset, 2009.

Le corps et l’argent, Paris, La Musardine, 2010.

L’influence de l’odeur des croissants chauds sur la bonté humaine – et autres questions de philosophie morale expérimentale, Paris, Grasset, 2011.

La guerre aux pauvres commence à l’école. Sur la morale laïque, Paris, Grasset, 2012.

Philosopher ou faire l’amour, Paris, Grasset, 2014.

Mon dîner chez les cannibales et autres chroniques sur le monde d’aujourd’hui, Paris, Grasset, 2016.

  • Pour approfondir les paradigmes théoriques qui permettent d’orienter cette interrogation :

La faiblesse de la volonté, Paris, PUF, 1993.

Les causes et les raisons : philosophie analytique et sciences humaines, Arles, Jacqueline Chambon, 1995.

Le réalisme moral, « Première partie », Paris PUF, 1999.

Le rasoir de Kant et autres essais de philosophie pratique, Combas, L’éclat, 2003.

La philosophie morale (avec Monique Canto-Sperber), Paris, PUF, 2004.

L’éthique aujourd’hui. Maximalistes et minimalistes, Paris, Gallimard, 2007.

Les concepts de l’éthique. Faut-il être conséquentialiste ? (avec Christine Tappolet), Paris, Hermann, 2009.

Et le dernier, hélas : Les Mille et Une Nuits. La maladie comme drame et comme comédie, Paris, Albin Michel, 2017.

Le CorteX a par ailleurs gardé en stock quelques passages radiodiffusés de Ruwen Ogien. Les voici.

École : doit-on enseigner la morale laïque ?, dans La grande table, sur France Culture, le 13 septembre 2012.

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Liberté négative et volonté d’égalité, dans Questions d’éthique, de Monique Canto-Sperber sur France Culture, le 6 juin 2013.

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La maladie aurait-elle des vertus ? Dans La conversation scientifique, d’Étienne Klein sur France Culture, 4 mars 2017.

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Crédit photo : le Nouvel Observateur.

Stage doctoral "Science sans conscience n'est que ruine de l'âme"

Nouveau stage doctoral « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme » – De l’éthique à l’université.  Deux stages prévus, co-dirigés par Guillaume Guidon et Richard Monvoisin. 

Inscriptions au DFI  (service Doctoral pour la Formation, l’Initiation et l’insertion professionnelles de l’Université de Grenoble)

Stage 1 : lun 17, mar 18 et lun  24 novembre 2014
Stage 2 : lun 23, mar 24 février et lun 2 mars 2015

Objectifs visés :

  • Analyser les postures idéologiques sous-jacentes en science et questionner sans complaisance le statut, les enjeux et le rôle de la science.

  • Créer un outil pédagogique critique exploitable durant le stage.

Résumé :

« Sapience n’entre point en âme malivole, et science sans conscience n’est que ruine de l’âme ».

Rabelais, « Pantagruel » (1532)

Sur quelle base porter un jugement moral sur une action ? Faut-il juger une invention, ou une grande découverte scientifique, au regard de ses conséquences pratiques ou prévisibles ?

Faut-il condamner l’inventeur du couteau, ou Einstein pour ses théories en physique ayant permis la bombe atomique ? D’un autre côté, innover, inventer n’est-il pas un droit, voire un « devoir moral », récompensé par l’institution ? Faut-il freiner les études scientifiques au nom de leurs conséquences ultérieures ?

Nous verrons à travers ce stage comment il est possible de mobiliser la raison dans les réflexions éthiques, et de bien cerner les parts subjectives de nos analyses. Nous essaierons de montrer, à quatre voix, dans un tiraillement entre conséquentialisme et déontologisme, que le questionnement est récurrent : si je fais ceci plutôt que cela dans telle situation, au nom de quoi pourrais-je dire que ma décision est la bonne ? Cette question est rendue d’autant plus piquante que nous, enseignants et chercheurs, faisons profession d’intellectuels : avons-nous une responsabilité plus grande dans nos choix moraux ?

Au moyen d’outils simples, et de bases épistémologiques claires, nous développerons une grille d’analyse de grands sujets et des grandes notions éthiques, et voyagerons au travers de trois thématiques aux objets différents, mais aux impacts sociopolitiques majeurs :

  • la santé,

  • l’histoire et sa mémoire,

  • et la science politique.

Le troisième jour permettra aux doctorant.e.s de s’emparer d’un sujet posant un problème éthique, de le décortiquer en groupe et d’en faire un outil pédagogique sur le site de ressources critiques www.cortecs.org.

Résumé technique :
Stage en 2j +1
Max : 12

Responsables : Guillaume Guidon, Richard Monvoisin
Intervenant-es : Clara Egger, Nicolas Pinsault

Jour N°1

  • Introduction – R. Monvoisin

Grands courants de la philosophie morale – Illustrations et limites de chacune

Déontologisme et conséquentialisme. Que fournit la science aux débats moraux ? Réalisme et matérialisme méthodologique.

  • Science et santé – N. Pinsault

Réflexions critiques sur la notion de maladie et de bien-être.

Interactions art du soin / données scientifiques. Légitimité du placebo. Alternatives. Libre choix. Nouvelles technologies. Marché. Liens d’intérêts. Dépendance santé / industrie. Secret médical.

Jour N°2

  • Éthique et sciences politiques – C. Egger

Sciences politiques et positionnements éthiques.

Discours creux. Analyses grossières. Vernis de scientificité et concepts flous. Leurs dangers dans l’explication du monde politique et social. Propagandes et idéologies. Rôle de l’intellectuel.

  • L’Histoire et sa mémoire – G. Guidon

Enjeux éthiques, politiques et sociaux de l’Histoire.
Instrumentalisation, révisionnismes et négationnismes.
Invention de mythes et roman national. Problématique des lois mémorielles.