Pour les facebookiens, youtubers, twittors et gmaileux – Entrevue avec Thomas vO

https://cortecs.org/materiel/pour-les-facebookiens-youtubers-twittors-et-gmaileux-entrevue-avec-thomas-vo/attachment/cortex_dew_on_spider_web_luc_viatour/Bonjour Thomas vO,
le CorteX te connaît depuis quelques années, et t’as vu user tes fonds de culotte lors de permanence de Grésille 1 dans nos locaux. Pour te situer, peux-tu nous dire qui tu es, ton parcours, tes compétences ?

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Je suis professionnellement administrateur systèmes & réseaux, c’est-à-dire que je m’occupe de serveurs (et des applications qui tournent dessus) et de routeurs et switchs (pour que tout ce petit monde puisse communiquer). Je suis actif dans plusieurs associations autour d’Internet et de logiciels libres (au niveau national ou local) et moins actif dans d’autres structures (Réseau salariat, syndicat…). J’ai un diplôme d’ingénieur (généraliste) et un doctorat en systèmes industriels (discipline étudiant la conception, le contrôle, la commande et la mise en œuvre de systèmes intégrés à travers plusieurs spécialités complémentaires). J’ai renoncé à essayer de devenir chercheur devant l’ampleur de la tâche, et me suis ensuite réorienté vers l’administration systèmes & réseaux. Je suis grenoblois depuis fin 2010, et j’ai découvert le CorteX à l’occasion de nos permanences communes avec Grésille.

Peux-tu expliquer pourquoi tu es rétif aux outils actuels les plus utilisés du web ? Est-ce juste une question de goût ? Est-ce juste que tu n’aimes pas Bill Gates et que Mark Zuckerberg t’agace ?

En vrac, voici quelques raisons.

Ce que tu appelles les outils actuels les plus utilisés du web sont généralement de gros silos centralisés, propriétés d’une entreprise privée. Généralement, le modèle économique de ces entreprises est la vente de données personnelles ou de temps de cerveau disponible de « ses » utilisateurs, via de la publicité, à d’autres entreprises ; j’étais déjà très réticent à aller bosser dans le privé pour ne pas enrichir un actionnaire à la sueur de mon front. Mais faire cadeau de ma vie numérique, que ce soit mes données personnelles ou mes productions, comme les photos, etc. — ce qui est stipulé dans les conditions d’utilisation de Facebook — typiquement à des vendeurs de publicité, il n’en est pas question.

Or le point précédent a un corollaire souvent négligé : contre mon gré, mes données personnelles sont analysées et utilisées par ces entreprises, via les contacts que j’ai avec des abonnés gmail (par exemple). Que ces utilisateurs m’obligent à passer sous les fourches caudines des GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon & Microsoft, alias les géants du web) sans même qu’ils se posent la question, je leur en veux. Les gens sont relativement conscients des données qu’ils offrent à Google avec une boîte gmail, ils sont moins conscients des données d’autrui qu’ils offrent avec. Je leur en veux d’autant plus que c’est un sujet quasiment impossible à évoquer posément sans passer pour le paranoïaque ou l’emmerdeur de service.

Qu’on te comprenne bien : en quoi un·e de mes camarades sous gmail me fait passer sous des fourches caudines de nos grands mammouths du web ?

Si tu échanges des mails avec lui ou elle, gmail va pouvoir analyser ces mails (ceux que tu envoies et ceux que tu reçois), éventuellement corréler ces données avec l’adresse IP d’où tu envoies tes mails et les recherches qui sont faites sur Google depuis cette IP, et ainsi de suite. Si tu parles régulièrement de barbus avec ton ou ta camarade, il est possible que tu voies arriver des publicités pour des rasoirs lorsque tu navigues sur le web (exemple complètement caricatural).

En termes de neutralité du réseau et de protocoles et standards ouverts, il suffit que ces quelques acteurs ferment le jeu pour obliger le reste du monde à les suivre (deux exemples : le « standard » de fait qu’est devenu le format Microsoft Word, et les « normes » de lutte anti-spam imposées par les gros fournisseurs de mail, en particulier yahoo et gmail. Cette centralisation du réseau (que Benjamin Bayart 2 appelle « minitel 2.0 ») tend à renforcer les positions dominantes, qui sont déjà celles de gros acteurs, et à étouffer toute voix dissidente : les gros points de centralisation sont plus faciles à contrôler, principalement parce qu’ils sont peu, que beaucoup d’acteurs différents. Cette velléité de contrôle peut être le fait de plusieurs entités : états (par exemple, la coupure d’Internet en Égypte en 2011), entreprises ou « puissants ». Plus généralement, les personnes qui contrôlent l’ancien monde, j’entends par là les médias traditionnels, aimeraient avoir le même type de pouvoir sur Internet. Or Internet a justement été conçu pour être résilient et incontrôlable. Permettre un contrôle d’une autorité (politique, financière, ou autre), c’est casser Internet.

Les outils type GAFAM sont gérés par des capitalistes — c’est-à-dire des gens dont l’objectif n’est pas le bien commun, mais l’accumulation des richesses — et même s’ils ont des effets de bord sympathiques sur la liberté d’expression et ce genre de choses, ils constituent aussi un outil de contrôle des populations, ce que la NSA 3 a très bien compris. À travers des dizaines de programmes 4, les agences gouvernementales mettent en place des « accords » avec les géants du web pour profiter des immenses connaissances que la population leur livre sur elle-même (qui connaît qui, etc.).

J’ajoute d’autres points encore.

Je ne trouve pas le format « web » particulièrement pratique à utiliser ; sur une page web, les informations sont souvent mises en valeur d’une façon qui ne me convient pas (pour lutter contre ça, le mode « lecture » de firefox est assez pratique), sans même mentionner la publicité. De plus, la souris (quasiment indispensable sur le web) n’est pas une interface avec la machine très efficace ; elle est simple d’utilisation, mais permet beaucoup moins d’interactions beaucoup moins rapidement que dix doigts posés sur un clavier.

Y a-t-il de simples biais dans l’accès à l’information ? Lesquels ? Y a-t-il d’autres types de dévoiement potentiels ?

Sur la question du biais dans l’accès à l’information, j’ai l’impression qu’il y en a toujours. Par exemple, quand on va lire le Figaro, on sait qu’il y a un biais, et on sait lequel – en l’occurrence, une distorsion de la réalité par le prisme « conservateur libéral néo-gaullien ». Le seul souci quand on tombe sur une page web d’info « au hasard », c’est qu’on ne connaît pas forcément le biais. Du coup, se renseigner pour savoir duquel il s’agit, ça prend du temps : parcourir des articles du site, se renseigner sur l’auteur si c’est signé… Ceci dit, cette réponse concerne le biais dans l’information, pas dans l’accès.

Sur l’accès, j’ai du mal à répondre, ne connaissant pas les réseaux sociaux (si la question porte bien là-dessus). Un biais possible que je vois, c’est que l’on a tendance à rester entre soi, c’est-à-dire à ne consulter que les informations partagées par ses « amis » sans essayer de trouver de nouvelles sources. C’est un biais qui se présente sur le web / Internet 5 aussi, mais de façon moins forte, j’ai l’impression.

Nous pensions au fait qu’une recherche sur un moteur par exemple ne donne pas forcément le même contenu selon si on est connecté à son gmail, par exemple, ou Facebook.

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Oui, c’est juste. Dans la présentation des résultats de la plupart des moteurs de recherche, plusieurs critères peuvent rentre en compte, sans que l’on puisse savoir quel poids a chacun de ses critères :
– la pertinence ;
– les sommes payées (résultats publicitaires) ;
– les résultats que le moteur de recherche estime coller à vos opinions, via toutes les informations collectées sur vous (compte gmail, Facebook, cookies de régies publicitaires,…) ;
– les moyens mis en œuvre par un site pour arriver le plus haut possible dans les résultats de recherche (tentatives plus ou moins fructueuses de contourner les points précédents).
Pour éviter d’autres types de dévoiement, il y a deux axes sur lesquels se baser.

Primo, la neutralité du réseau.
C’est le fait que le réseau soit neutre par rapport à l’information qu’il transporte (ni sa vitesse, ni le fait qu’elle passe ou non, ni son contenu ne doivent être « touchés »). Ce principe fait que nous pouvons avoir confiance dans ce qu’il passe dans les tuyaux : qu’une information émise par un point A est bien reçue telle quelle par un point B… Actuellement, ce point fait l’objet d’attaques, principalement pour des raisons commerciales, comme la publicité ou la revente de données, etc… mais pas seulement. Nous pouvons citer :

  • le blocage : chez certains fournisseurs d’accès à Internet, le port 25 est bloqué pour lutter contre le spam. Or le port 25 permet d’échanger du mail, ce n’est donc pas possible d’héberger un serveur de mail chez ces fournisseurs d’accès ;
  • les conflits commerciaux : qui va payer pour augmenter la capacité d’un lien entre fournisseur d’accès et fournisseur de contenu ? (conflit entre Google, avec Youtube, et Free) ;
  • le changement à la volée de trafic : certains fournisseurs changent les réponses sur les noms de domaine pour orienter vers des sites de publicité si le nom n’est pas déposé.

Secundo, l’acentralisation du réseau.
Quand Internet était tout petit (à l’époque des dinosaures de plus de 35 ans), c’était un réseau acentré : il n’existait pas de centre. Ça permettait à chaque point du réseau d’être le strict équivalent d’un autre point, et donc d’équilibrer les pouvoirs : personne sur le réseau ne pouvait attenter à la libre expression d’un autre point du réseau ou le contrôler totalement. Nous assistons actuellement à une recentralisation sur quelques acteurs (les GAFAM) qui concentrent donc les pouvoirs : ils ont accès à quasiment toute la vie numérique de leurs utilisateurs. Pour éviter que ces points de centralisation puissent prendre trop de pouvoir sur nos données, il vaut mieux faire confiance à de petites entités, qui ne peuvent pas affecter la vie numérique de plusieurs millions (milliards ?) d’utilisateurs.

Petite note en passant : les non-utilisateurs des GAFAM ont aussi tout un tas de données les concernant sur les serveurs de ces entreprises, via leurs échanges de mails (les mails que j’échange avec des abonnés gmail sont stockés et analysés par Google), des photos ; j’ai certainement des amis — dans la vraie vie — qui ont publié des photos de moi sur Facebook, sans que je sois au courant. D’après les conditions d’utilisation de Facebook, ces photos leur appartiennent aussi et l’entreprise pourrait utiliser ces informations (données et métadonnées) pour faire de la publicité par exemple, pour eux-mêmes ou après revente à d’autres entreprises.

Que peut faire un-e étudiant-e qui voudrait se libérer de ces chaînes ? (dans l’ordre crescendo) ?

1) Comprendre les enjeux !

Dans l’ordre :

les enjeux des données : par défaut, un document que je produis devrait rester sous mon contrôle ; il faut donc comprendre où nous stockons nos données, qui peut y accéder,… Faire confiance à Google ou Facebook pour garder nos données est un choix éventuellement acceptable s’il est conscient, et non effectué par défaut. Concomitamment à l’enjeu des données (qui en est le propriétaire, où sont-elles stockées, qui y a accès…) se trouvent les enjeux de vie privée et de formats (le format dans lequel la donnée est stockée est-il ouvert ? C’est-à-dire que le format est décrit dans une « norme » publique : c’est le cas des formats pdf ou libreoffice, ce n’est pas le cas des formats de Microsoft Office) et pérenne : généralement, un format pérenne est ouvert. Un format fermé est généralement propriété d’une entreprise. Que se passe-t-il si cette entreprise ferme ?

les enjeux des logiciels : il s’agit aussi de la confiance potentielle que nous pouvons accorder aux logiciels que nous utilisons : un logiciel libre peut être étudié par tout le monde – moyennant une connaissance technique, mais cette confiance peut être transitive ou déléguée : si quelqu’un n’a pas les moyens techniques de s’assurer du fonctionnement d’un logiciel, il ou elle peut faire confiance à quelqu’un qui a fait cette analyse, ou mandater quelqu’un pour le faire. Nous pouvons vérifier ou faire vérifier qu’il fonctionne comme annoncé ; un logiciel non libre ne peut de toutes façons pas être étudié (sauf procédures compliquées), on ne peut donc pas être sûr qu’il fait bien ce qu’il dit. Comme exemples, nous pourrions citer les nombreuses backdoors, ou portes dérobées, des failles de sécurité introduites volontairement dans des logiciels pour accéder à des informations censées être privées ou le récent cas du logiciel Volkswagen pour contourner les contrôles anti-pollution 6.

les enjeux du réseau : l’excellente présentation aux ateliers de l’information faite par Julien Peccoud, un membre de Rézine bien connu de vos services au CorteX permet de comprendre les enjeux du réseau et du choix d’un fournisseur d’accès, souvent négligé en première approche. Généralement, une fois les enjeux compris, on est prêts à faire des efforts pour se « libérer » — ou on peut consentir, mais en pleine connaissance de cause et en sachant qu’on réduit la liberté des autres, pas que la sienne.

2) Se renseigner : il existe plein d’initiatives pour aider les gens à lâcher leurs chaînes, que ce soit juste par des informations, ou des vrais coups de main.
Au niveau national, on peut citer :

  • La Quadrature Du Net, pour tout ce qui est protection de ses données, de sa vie privée,… Je pense en particulier à ce tract distribué pendant les événements militants comme les « nuitdebout » ;
  • Framasoft, en particulier avec sa campagne « dégooglisons Internet ».

Grenoble fourmille d’associations qu’on peut rencontrer (et donc parler avec des humains, et obtenir de l’aide en pratique) pour commencer à reprendre le contrôle de sa vie  numérique, je peux citer :

  • Grésille, diffusion de savoirs autour d’Internet et fourniture d’outils (boîtes mail, liste de diffusion,…) ;
  • Rézine, fournisseur d’accès Internet associatif ;
  • La Guilde, groupe d’utilisateurs d’informatique libre ;
  • L’ABIL, Ateliers de Bidouille Informatique Libre ;
  • Les ateliers d’informatique libre à la BAF.

3) Les premiers pas, auxquels les associations citées au point 2 pourront aider.

  • Les données et services en ligne : préférer utiliser des services en ligne de petits fournisseurs éparpillés. L’exemple bête qui me vient en tête est le service que rend Doodle ; ce service est assuré aussi bien par Framasoft qui fournit Framadate, que par Grésille qui fournit un outil de sondage. Pour Framasoft comme pour Grésille, le logiciel est le même : c’est un logiciel libre et il est fourni par deux structures différentes, et aucune des deux ne vend de publicité. Elles n’ont donc aucun intérêt à étudier les traces que laissent leurs utilisateurs. La bonne association grenobloise à rencontrer pour parler de ça est Grésille ;
  • Les logiciels : commencer à utiliser des logiciels libres, même sur un poste de travail équipé d’un système d’exploitation propriétaire (Windows, MacOSX, Androïd,…). Pour ça, les bonnes associations sur Grenoble sont la Guilde et l’ABIL. Les logiciels les plus connus, faciles d’accès sont :
    Firefox (navigateur web)
    VLC (lecteur multimédia)
    LibreOffice (suite bureautique)
    Thunderbird (client mail)
    mais si vous cherchez un logiciel pour une tâche spécifique, demandez à la Guilde, ses adhérent·es devraient pouvoir vous renseigner ;
  • Le réseau : choisir son fournisseur d’accès Internet pas seulement en fonction du prix (même s’il est difficile de s’affranchir de ce critère, surtout pour les petites bourses). Pouvoir avoir confiance en son fournisseur d’accès, dans les gens qui s’occupent de technique comme ceux qui s’occupent de l’administratif, cela n’a pas de prix : pour évoquer ces sujets, il faut aller voir Rézine.

Précisons toutefois ceci : généralement, les alternatives aux GAFAM sont moins faciles d’utilisation (en tout cas au début), et nécessitent un changement qui peut être douloureux, comme beaucoup de changements ; il faut en être conscient, et revenir au point 1 pour les baisses de motivation.

Personnellement, je n’ai jamais utilisé de services de GAFAM. J’utilise exclusivement des systèmes d’exploitation et des logiciels libres depuis 2003, et un fournisseur d’accès Internet associatif depuis 2007. Refaire le chemin en sens inverse reviendrait à me ligoter moi-même, au-delà de l’épreuve connue que représente tout changement.

4) Faire un deuxième pas, puis un troisième, puis…

5) Répandre la « bonne » parole, bonne parce que libératrice : expliquer le point 1 à d’autres, puis rejoindre des associations pour aider d’autres à faire ces pas.

Merci à toi Thomas vO. Veux-tu être mon ami sur Facebook ? Aïe ! On plaisantait, on n’a même pas de compte.

Pour aller plus loin, voici une excellente petite conférence introductive de Silvie Renzetti, bibliothécaire de la bibliothèque des sciences de Grenoble, sur la neutralité du réseau.

Audio – L'État d'urgence : une mesure inutile et contre-productive. Par C. Egger

À la question d’une journaliste de la BBC demandant jusqu’à quand l’état d’urgence sera prolongé ? Le premier ministre français Manuel Valls répondait le vendredi 22 janvier depuis Davos (Suisse): « Le temps nécessaire. Nous ne pouvons pas vivre tout le temps avec l’état d’urgence. Mais tant que la menace est là, nous pouvons utiliser tous les moyens ». « Cela peut être pour toujours ? » relançait l’intervieweuse. « Jusqu’à ce qu’on puisse, évidemment, en finir avec Daech », déclarait alors le chef du gouvernement. 1

L’état d’urgence se justifierait donc, selon le chef du gouvernement par la réponse à une menace sans précédent et viserait à doter le gouvernement de tous les moyens nécessaires pour y mettre un terme. Convié à discuter de l’efficacité de l’état d’urgence pour répondre au risque d’attentats sur sol français, le CORTECS s’est proposé via notre politiste, Clara Egger, de soumettre à l’épreuve des faits les arguments du gouvernement français.

Dans un exposé de 25 minutes, en trois parties, C. Egger détaille l’histoire de l’utilisation de l’état d’urgence, et apporte des éléments d’évaluation de son efficacité face aux deux types d’ennemis qu’il cible : l’État islamique d’une part et les jeunes radicalisés de l’autre. 

Enregistrement effectué lors de la conférence : « État d’urgence : une nécessité », mardi 9 février 2016 à la maison des avocats.

Télécharger là.

Pour poursuivre la discussion, voici deux autres mini-conférences de C. Egger :

Retour sur l’Histoire – Robespierre sans masque

En novembre 2015, Maxime Carvin (pseudo) a publié dans le Monde Diplomatique (novembre 2015, page 3) un article revisitant un lieu commun historique sur Robespierre. Nous en faisons notre beurre, chaque idée fausse éventée sur l’histoire venant ossifier nos arguments. Ainsi, il est des mythes tenaces, des stéréotypes collants, des images d’Épinal, qui par leur déconstruction nous apprennent des choses sur la façon dont parfois notre opinion est manufacturée.
Merci à Maxime et au Monde Diplomatique de nous permettre de reproduire cet article.

La première phase de la Révolution française, visant le renversement du pouvoir absolutiste, fait l’unanimité, ou presque : ne vient-elle pas donner corps à l’esprit des Lumières ? Mais la suite divise violemment. Notamment au sujet de Robespierre, qui, selon certains, conjuguerait tous les vices antidémocratiques : le populisme et l’extrémisme. De quoi se méfier de tout projet radical…

 

En décembre 2013, un laboratoire annonce avoir reconstitué, à partir d’un moulage mortuaire, le « vrai visage » de Maximilien de Robespierre. Les historiens s’étonnent que le résultat ressemble si peu aux portraits d’époque et émettent de sérieux doutes. Il n’empêche : le portrait aura les honneurs des médias. C’est que, authentique ou non, ce Robespierre retrouvé a le physique de l’emploi. Mâchoire carrée, front bas, regard fixe : l’air patibulaire d’un boucher de la Villette, vérolé de surcroît. Tout le monde comprend : voilà une tête de coupeur de têtes.

Quelques mois plus tard, nouvel accès d’antirobespierrisme. La bande-annonce du jeu vidéo Assassin’s Creed Unity, situé dans le Paris de la Révolution, est mise en ligne. Dans un chaos d’images grand-guignolesques surgit un orateur écumant. C’est Robespierre. La voix off, caverneuse, explique : cet homme « aspirait à contrôler le pays. Il prétendait représenter le peuple contre la monarchie. Mais il était bien plus dangereux que n’importe quel roi ». Les scènes d’égorgement succèdent aux scènes de fusillade et les décapitations aux noyades. Bref, le « règne de Robespierre » n’est qu’une litanie de massacres, qui a « rempli des rues entières de sang ».

Ces deux épisodes ne sont pas des cas isolés. Tantôt c’est un magazine à grand tirage qui dépeint l’Incorruptible en « psychopathe légaliste », en « forcené de la guillotine » (Historia, septembre 2011), tantôt un documentaire qui, sur France 3, le présente comme le « bourreau de la Vendée » (3 et 7 mars 2012). Le comédien Lorànt Deutsch, reconverti dans l’histoire bas de gamme, imagine, dans son best-seller Métronome (Michel Lafon, 2009), un Robespierre profanateur de tombeaux. L’essayiste Michel Onfray, bizarrement entiché de Charlotte Corday, pourfend, sur son site, l’« engeance » robespierriste. Pedro J. Ramirez, vedette du journalisme espagnol, consacre un lourd pavé au « coup d’Etat » ourdi par Robespierre « contre la démocratie » (1). Michel Wieviorka, sociologue multicarte, n’hésite pas à comparer l’Organisation de l’Etat islamique à « la France de Robespierre » (2). Quant à l’éditorialiste Franz-Olivier Giesbert, il s’alarme à intervalles réguliers du retour du personnage, en qui il voit l’incarnation du « ressentiment social », voire un « précurseur du lepénisme ». Pour d’autres, il ne suffit pas de noircir la mémoire de Robespierre : il faut l’effacer. À Marseille, à Belfort, des maires ont entrepris de débaptiser les places qui portent son nom. Entre approximations, calomnies et escamotages, la damnatio memoriae s’accomplit.

Un ennemi du genre humain ?

Rien de bien neuf, à vrai dire, dans cette démonologie grand public. Les historiens Marc Bélissa et Yannick Bosc (3) montrent que la légende noire a débuté du vivant de l’homme. Quand le député d’Arras commence sa carrière, les gazettes se plaisent à écorcher son nom et moquent son obstination à « parler en faveur des pauvres ». Mirabeau, retors pour deux, ricane de ce jeune orateur qui « croit tout ce qu’il dit ». Puis ce sont les Girondins qui l’accablent. Jean-Marie Roland, ministre de l’intérieur, subventionne la presse qui lui est hostile, et le député Jean-Baptiste Louvet l’accuse d’aspirer à la dictature.

La chute de Robespierre, le 9 thermidor (27 juillet 1794), ne suffit pas à apaiser ses ennemis. Thermidoriens et contre-révolutionnaires ont la passion de la revanche. Des pamphlets, et bientôt un rapport officiel, prêtent au député abattu d’abracadabrants projets. On évoque un complot visant à instaurer une théocratie. On parle d’un plan de « guillotine à sept fenêtres », qui devait permettre d’accélérer le « nationicide », d’un « sanguiduc » monumental destiné à évacuer le sang des victimes hors de Paris, d’une « tannerie de peaux humaines » censée fournir des souliers pour les sans-culottes. On divague sans fin sur l’enfance, les mœurs, la psychologie du chef montagnard.

À Robespierre, vrai diable, on reprochera, décennie après décennie, tout et son contraire. Il est pâle — trop pâle pour être honnête — mais se repaît du sang des autres. C’est un petit avocat de province, un médiocre — mais c’est aussi un génie du mal, plus redoutable que Néron. Pour les uns, il est intransigeant jusqu’au crime ; pour d’autres, c’est un hypocrite, un vendu. Il est décrit ici comme un pur esprit, abstinent, puceau même ; ailleurs comme un franc débauché. Orateur embarrassé ou tribun envoûtant ? Aspirant pontife ou destructeur de la religion ? Maniaque de l’ordre ou promoteur d’anarchie ? Peu importe quel Robespierre on forge : l’essentiel est qu’il soit repoussant.

Ce concours de calomnies va s’insinuer dans l’imaginaire collectif et nourrir, au fil du temps, une abondante littérature. On en retrouve l’écho, plus ou moins atténué, chez certains romantiques ; chez les historiens bourgeois des années 1830, qui ne pardonnent pas à Robespierre sa radicalité ; chez Jules Michelet, écrivain inspiré mais historien parfois approximatif ; et jusque chez Alphonse Aulard, pionnier des études révolutionnaires en Sorbonne, qui voyait Robespierre comme un cagot et lui préférait la vigueur canaille d’un Danton.

On pouvait penser que le développement, au XXe siècle, d’une histoire de la Révolution moins littéraire balayerait définitivement ces poncifs. Mais François Furet allait, à partir des années 1960, leur donner une nouvelle jeunesse — et un tour plus élégant. Communiste repenti devenu un essayiste libéral influent, il s’attaqua à ce qu’il appelait le « catéchisme révolutionnaire » et proposa une nouvelle lecture de la Révolution : d’un côté 1789, la bonne révolution, celle des élites éclairées ; de l’autre 1793, le « dérapage », l’irruption brutale des masses dans la politique.

Dans ce nouveau dispositif narratif, Robespierre devient le symbole d’une Révolution qui, après une parenthèse enchantée, s’emballe et se fourvoie. Furet le présente comme un « manœuvrier », qui sait s’appuyer sur « l’opinion populaire » et sur la redoutable « machine » politique que constituent les clubs jacobins. Mais il y a aussi, derrière les habiletés du politicien, une dimension pathologique : le Robespierre de Furet est emporté par son obsession du complot, sa surenchère démocratique, sa logorrhée utopique, qui mènent inévitablement à la Terreur et au totalitarisme. Ce portrait amalgamait des idées et des images empruntées à diverses traditions de l’anti-robespierrisme. Mais Furet, en écrivain subtil, sut donner à cet alliage les allures de la nouveauté.

Son interprétation, lourde d’arrière-pensées politiques, rencontra un écho favorable dans le contexte des années 1970 et 1980, entre mobilisations antitotalitaires et conversion libérale des socialistes français. Elle trouva sa traduction cinématographique avec le Danton d’Andrzej Wajda (1983), qui jouait lourdement de l’analogie entre le Paris de la Convention et la Pologne de Jaruzelski, et utilisait la figure de Robespierre pour évoquer les logiques du stalinisme. Elle triompha dans les célébrations ambiguës du bicentenaire et, relayée par des disciples moins inspirés, s’enracina dans le public semi-savant.

Mais cette offensive n’a pas suffi à éteindre tout intérêt pour Robespierre. La recherche s’est poursuivie. La Société des études robespierristes (SER), fondée en 1908 par l’historien Albert Mathiez, pilote une édition des Œuvres complètes qui comptera bientôt douze volumes. En dehors même des cercles savants, l’intérêt est sensible. La souscription lancée en mai 2011 par la SER pour racheter des manuscrits vendus par Sotheby’s a suscité la mobilisation de plus d’un millier de souscripteurs. Sur Internet, les conférences qu’Henri Guillemin, historien non conformiste et grand défenseur de l’Incorruptible, consacra à la Révolution connaissent un franc succès. Dans les librairies, même tendance. Robespierre, reviens ! (4), petit plaidoyer dense et vigoureux, s’est écoulé à plus de 3 000 exemplaires et se vend encore. Le livre Robespierre. Portraits croisés (5), un ouvrage collectif de facture plutôt universitaire, connaît — à la surprise des auteurs — un nouveau tirage. Hasard ou signe des temps, les éditeurs republient aussi plusieurs classiques de la tradition robespierriste, comme le récit par Philippe Buonarroti de la Conjuration des Egaux (6) ou la prodigieuse Histoire socialiste de la Révolution française de Jean Jaurès (7).

Surtout, les lecteurs disposent depuis peu d’une nouvelle biographie de référence, due à l’universitaire Hervé Leuwers (8). Le personnage qu’on y découvre est assez éloigné du dictateur féroce de la légende. Un ambitieux, Robespierre ? Il n’a jamais accepté qu’avec réticence les charges qui lui étaient offertes et a même choisi, lorsqu’il était député de la Constituante, de ne pas se représenter à la Législative, incitant ses collègues à faire de même pour « laisser la carrière à des successeurs frais et vigoureux ». Un ennemi du genre humain ? Il s’est prononcé pour la pleine citoyenneté des Juifs et contre le système colonial. Un tyran ? Il a défendu, très tôt et très seul, le suffrage universel, s’est battu pour le droit de pétition et la liberté de la presse, et n’a pas cessé de mettre en garde les citoyens contre la force militaire et les hommes providentiels. Un centralisateur totalitaire ? Il a théorisé la division du pouvoir et condamné « la manie ancienne des gouvernements de vouloir trop gouverner ». Un fanatique sanguinaire ? Il a longtemps réclamé la suppression de la peine de mort et un adoucissement des sanctions. Résolu à frapper les ennemis de la Révolution, il a néanmoins appelé à ne pas « multiplier les coupables », à épargner les « égarés », à « être avare de sang ». Et si, face aux périls qui menaçaient la République, il s’est rallié à la politique de Terreur, il n’en a jamais été le seul responsable, ni même le plus ardent.

Pourquoi, alors, cet acharnement ? Sans doute parce qu’il y a, derrière son nom et son action, quelques principes irréductibles et qui dérangent. Comme le rappelait le philosophe Georges Labica (9), il a toujours prétendu parler pour le peuple et n’a jamais voulu reconnaître aux possédants la moindre prééminence. Sa crainte, c’est qu’à la vieille « aristocratie féodale » renversée par la Révolution ne vienne se substituer une « aristocratie de l’argent ». Toute son action procède de ce tropisme fondamental. Dans l’ordre politique, il s’élève contre le suffrage censitaire et défend une conception extensive de la souveraineté populaire. Dans le domaine social, il veut borner le droit de propriété et limiter la liberté du commerce quand ceux-ci vont contre le droit naturel du peuple à l’existence. En défendant ainsi « la cause du peuple », Robespierre est devenu le symbole de la Révolution dans sa phase haute, radicale et populaire. Par métonymie, son nom désigne un moment de politisation massive, d’intervention populaire et d’invention sociale sans précédent ; un moment dont les régimes ultérieurs s’efforceront de conjurer le souvenir. Se réclamer de Robespierre, c’est d’abord rappeler que la Révolution n’est pas terminée et reprendre le programme ébauché au cours des débats sur la Constitution de 1793 : celui d’une république exigeante, démocratique et sociale.

C’est pourquoi, comme l’indique l’historien Jean-Numa Ducange (10), la figure tutélaire de Robespierre accompagne les luttes politiques du XIXe et du premier XXe siècle. Après Thermidor, Gracchus Babeuf juge qu’il faut, pour raviver la démocratie, « relever le robespierrisme ». Albert Laponneraye, insurgé des Trois Glorieuses, s’efforce de réhabiliter celui qu’il appelle l’« homme-principe ». Louis Blanc, quarante-huitard de choc, rédige une vaste Histoire de la Révolution qui lui rend hommage. Et, deux générations plus tard, le grand Jaurès se prononce clairement : « Ici, sous ce soleil de juin 1793 (…), je suis avec Robespierre, et c’est à côté de lui que je vais m’asseoir aux Jacobins. Oui, je suis avec lui parce qu’il a à ce moment toute l’ampleur de la Révolution. »

Robespierre répétait qu’il n’y a ni démocratie ni liberté sans égalité. Il affirmait que la politique n’est pas une carrière, demandait qu’on limite le cumul des magistratures et qu’on renforce le contrôle des représentants. Il niait que « le droit de propriété puisse jamais être en opposition avec la subsistance des hommes », et refusait que les intérêts privés l’emportent sur l’intérêt public. À ceux qui voulaient répondre aux émeutes par la loi martiale, il rétorquait qu’il fallait « remonter à la racine du mal » et « découvrir pourquoi le peuple meurt de faim ». Aux Girondins qui brûlaient de déclarer la guerre aux princes d’Europe, il rappelait que la liberté ne s’exporte pas avec des « missionnaires armés ».

Il n’est pas question, bien sûr — Mathiez le rappelait déjà il y a un siècle — de « brûler des cierges en l’honneur » de l’idole Robespierre, ni de « lui donner toujours et en tout raison ». Mais qui peut prétendre qu’un tel homme n’a plus rien à nous dire ?

Maxime Carvin

Pseudonyme d’un doctorant en sciences sociales.

Troque ceinture d’explosifs à grenaille contre boite à outils critiques

C’est avec tristesse et consternation que nous regardons le bilan des attaques ayant eu lieu à Paris dans la nuit du vendredi 13 au samedi 14 novembre 2015. Ces quelques lignes ne visent pas à analyser ces événements, puisque nous avons pour principe de ne pas céder à la pression médiatique et de prendre le temps nécessaire pour examiner rationnellement et de façon dépassionnée les causes et les implications de ces événements. Toutefois, tant les questions qui furent soulevées à l’issue de ces attaques – pourquoi nous ? Au nom de quoi ces personnes ont-elles tuées ? – que la réaction du Président François Hollande, qui le lendemain même a intensifié ses frappes contre l’État Islamique sur la ville de Rakka en Syrie, nous forcent à rappeler certains éléments de compréhension des mécanismes et des impacts des interventions militaires, qui mettent en perspective le drame parisien mais qui sont occultées. Savamment occultées.

Le désarroi d’une majorité de Français vis-à-vis de ces attentats est manifeste. Nous ne nous appesantirons pas sur les campagnes type « Pray for Paris » car, à notre connaissance, la prière d’intercession n’a jamais été un levier géopolitique efficace ; ni sur les minutes de silence qui s’écoulent de partout, et qui auraient profit à être troquées contre des minutes de réflexion critique. Nous préférons – et c’est ce que nous faisons dans nos enseignements – prôner la méthodologie suivante :

si l’on veut éviter un phénomène, il faut le regarder sans fard, le caractériser, puis en chercher les rouages, et enfin travailler sur lesdits rouages.

En qualifiant les « terroristes » de salauds, de barbares, de fous de Dieu, la réaction est affective, et on peut aisément comprendre cela des proches ou des familles des victimes. Il n’est pas censé en aller de même pour des intellectuels, des politistes, qui doivent bâtir un savoir le plus désaffectivé possible pour rationaliser leur rapport au réel qu’ils étudient. Pourtant, qualifier quelqu’un de fou, c’est faire démarrer ses actes dans un esprit malade, ce qui évite toute recherche d’autres causes. C’est ce qu’on fit à propos des résistants du maquis des Glières, des résistants du Front de libération algérien, des rebelles de divers anciennes colonies françaises, comme Madagascar, et tant d’autres.

Or il semble que les esprits en question ne soient pas pathologiquement atteints, ni particulièrement imbéciles. La question devient alors : « qu’est-ce qui pousse un individu comme vous et nous à commettre ce genre d’acte effrayant ? » et pourquoi ne nous viendrait-il pas à l’esprit de faire cela ? Quel contexte permet l’émergence de ce genre d’acte ? Là, c’est à une analyse sociétale qu’il faut passer. Reposons la question autrement : comment se fait-il que notre monde, et à plus forte raison notre pays ne soient pas en mesure de faire naître des alternatives plus séduisantes que celle de se faire sauter avec une ceinture d’explosifs au milieu de gens inconnus et assez éloignés des centres de pouvoir dénoncés ?

Un début, un maigre commencement d’analyse, démarre par la dénonciation d’un paradoxe français.

La France est un des pays qui consacre un pourcentage conséquent de son produit intérieur brut en dépenses militaires1– et ce, malgré de récentes coupes dans le budget du Ministère de la Défense2. L’armée française est engagée au maximum de ses capacités dans un grand nombre de conflits – au sol ou dans les airs. Au total, ce sont 6500 soldats français qui sont déployés dans des opérations extérieures, bien souvent avec des mandats peu clairs, non discutés démocratiquement, et parfois sans autorisation préalable du Conseil de Sécurité des Nations-Unies3. À l’Afghanistan en 2008, se sont succédés la Libye en 2011, la Centrafrique et le Mali en 2013, l’Irak début 2015 et  la Syrie depuis septembre. La France est donc en guerre. Non contre un ennemi « invisible » mais, dans la plupart des cas, aux côtés de forces gouvernementales, issues de ses anciennes colonies et dont la légitimité est contestée par des mouvements rebelles et armés.

Ces guerres sont toutefois totalement absentes du débat public, à part lorsqu’il s’agit de les vendre en les parant de vertus « humanitaires »4. Où trouve-t-on le décompte des victimes, directes et indirectes de ces conflits ? Qui informe sur les buts de ces interventions ? Pourquoi les pouvoirs du Parlement sont-ils si limités quand il s’agit d’avaliser une intervention extérieure 5? Pourquoi les citoyens français sont-ils dépourvus de tout pouvoir de décision en matière de politique étrangère ? Pourquoi faut-il attendre plusieurs années pour découvrir les véritables motifs d’une entrée en guerre de la France et le bilan, souvent désastreux, de ses interventions ? Pourquoi la stratégie de sortie de conflit n’est-elle jamais explicite avant l’entrée en guerre ?

Il faut le reconnaître, il n’y a pas à notre connaissance de cas où la situation politique fut meilleure après intervention militaire française. En effet, les récents exemples d’intervention l’attestent : ces guerres n’aboutissent jamais à améliorer la vie des civils qu’elles prétendent défendre. Pire, la diabolisation des ennemis et la rhétorique agressive et martiale qui y est employée conduit à des conséquences désastreuses sur le terrain. En Afghanistan, le refus de négocier avec les Talibans et la stratégie jusqu’au-boutiste poursuivie par l’administration Obama et le général McChrystal a fait sombrer le pays dans un guerre longue qui se solde aujourd’hui par une désillusion et une insécurité accrues pour les populations afghanes6. Les Talibans sont désormais en passe de reprendre le contrôle de Kaboul. Dix ans de guerre pour quoi, donc ? La Libye aujourd’hui est en proie à des violences qui déstabilisent toute la région7. En Centrafrique, la France est embourbée alors que les troupes de maintien de la paix au Mali subissent des pertes importantes8.

L’un des lieux communs des auteurs des actes de type attentats « djihadistes » est une combativité politique, un engagement, généralement anti-impérialiste et anti-colonialiste qui trouve dans le religieux son écrin. Si nous exécrons les modèles théologiques, et n’avons aucune forme d’admiration pour l’État Islamique, il nous faut reconnaître, à notre grande peine, qu’elle offre un idéal politique capable de drainer des jeunes. Parmi les raisons de la radicalisation, il y a la politique extérieure militaire française. Et bizarrement, nombre de médias occultent exactement ce lien causal9.

En revanche, peu de commentateurs exigent de nos décideurs politiques qu’ils clarifient leurs relations avec des régimes autoritaires dont les pratiques et les valeurs, ne sont pas si différentes de celles des combattants de l’État islamique. Car, faut-il le rappeler, le gouvernement français a réaffirmé son amitié pour l’Arabie Saoudite10 ou le Qatar11, deux pétromonarchies qui ne se caractérisent pas par leur respect des droits humains. On pourrait en appeler aux futurs prochains terroristes comme à nos décideurs politiques pour dessiner un front commun : plutôt que d’exiger, par la force militaire ou la bombe à clous, des changements politiques pourquoi ne pas investir dans la prévention de ces conflits en cessant, notamment, de soutenir des régimes autoritaires ? Il faut se rappeler que la France a invité Mouammar Khadafi en grandes pompes à l’Élysée en 2007, Bachar Al Assad au défilé du 14 juillet en 2008, autant de prestigieux invités que l’on a bombardés par la suite.

Dès lors, il est difficile de ne pas lire dans les attaques à Paris, comme dans celles qu’ont subi dernièrement le Liban, l’Égypte, la Turquie, le Danemark, la réaction violente à une action violente. Plus que de « valeurs » et d’« idéologie » c’est entre autres de dénonciation de stratégie guerrière dont il s’agit. Le fait que les États récemment touchés par des attaques soient aussi ceux qui sont en guerre dans les airs ou au sol contre l’État Islamique, ne relève pas, à notre sens, de la coïncidence.

Nous paraphrasons les mots de Noam Chomsky après les attentats du 11/9 : certes, c’est une tragédie. Mais elle n’est pas, hélas, extraordinaire. De nombreux pays vivent des massacres de masse, des morts civiles injustifiées, par des militaires ou des mercenaires financés parfois sur notre argent public. Ici, ce qui change, c’est la nationalité des morts12. Alors oui, c’est atroce, épouvantable, à l’image de ce qui se fait dans maints endroits ailleurs en notre propre nom. Faut-il en être surpris ?

Alors au lieu d’accumuler des minutes de silence, nous pourrions nous offusquer ensemble, raisonner ensemble : glaner les minutes et en faire des heures d’analyse critique de notre géopolitique.

Clara Egger, Richard Monvoisin

PS : le CORTECS invite toute personne, tout étudiant qui pense que le seul salut est l’attentat sur des innocents à prendre contact. Nous faisons le pari d’avoir à lui proposer des méthodes de transformation sociale certes plus lentes, mais infiniment moins sordides, et surtout, autrement plus efficaces. Dans le monde que nous visons, il n’y aura pas d’au-delà chatoyant. Il y aura un ici-maintenant un peu moins endeuillé.

Affiche de l'association SAT-amikaro, Le mur des langues, abattez-le

L’espéranto, langue anationale, par André Hoarau

Depuis quelques mois, on peut lire un peu d’espéranto sur le site du Cortecs, et c’est en partie grâce à André Hoarau. André est espérantiste et actif au sein de l’Association mondiale anationale (SAT) qui « a pour but, par l’utilisation constante de l’espéranto et son application à l’échelle mondiale, de contribuer à la formation d’individus dotés d’esprit critique (…) »1. André a bien voulu, avec tact et patience, répondre aux questions curieuses et critiques de quelques membres du Cortecs à l’égard de l’espéranto l’été dernier, et nous avons jugé utile de les retranscrire.

Quelle est l’origine de l’espéranto ?

L’espéranto est officiellement apparue en 1887, lorsque son initiateur, le docteur Ludwik Lejzer Zamenhof publia en russe Lingvo internacia, un petit manuel décrivant la grammaire de la langue, ainsi qu’un dictionnaire.

Portrait de Zamenhof
Louis-Lazare Zamenhof

Quels sont les idéaux qui ont mu le fondateur ?

Zamenhof passa son enfance à Bialystok, une ville de l’actuelle Pologne dans laquelle se côtoyaient des communautés de langue allemande, polonaise et russe, yiddish ou hébreu. Il fut très tôt marqué par les discriminations linguistiques entre les communautés. C’est donc mû par des idéaux de compréhension mutuelle, pensant que les difficultés de communication entre les communautés serait sinon supprimées, du moins atténuées par l’utilisation d’une langue neutre, qu’il s’attela à la tâche de création.

Une langue unique et universelle constitue-elle un idéal chez la plupart des espérantistes ? Si oui pourquoi ? Si non, quels sont le ou les idéaux linguistiques/communicationnels en vogue dans le milieu des langues construites de même prétention que l’espéranto ? Sur quels raisonnements s’appuient ces idéaux ? Quelles en sont les critiques ?

La question de la langue « unique et universelle » a suscité et suscite toujours beaucoup de débats dans la communauté espérantiste. Zamenhof parlait de lingvo internacia, de langue internationale, « qui souhaite seulement donner aux hommes [humains] de peuples différents […] la possibilité de se comprendre […] et qui ne souhaite d’aucune manière s’immiscer dans la vie intérieure des peuples »2.
Certains espérantistes avaient cependant une position beaucoup plus radicale. La plus extrême a sans doute été formulée par Lanti, de son vrai nom Eugène Adam. Dans son Manifeste des anationalistes, il déclarait ainsi que « les anationalistes se battent contre tout ce qui est d’essence nationaliste, contre les langues et cultures nationales, les coutumes et traditions nationales. L’espéranto est pour eux la langue principale, et ils considèrent que les langues nationales ne sont qu’auxiliaires ».
À l’opposé de ce point de vue, une partie du mouvement espérantiste considère que l’adoption d’une langue neutre permettrait de sauvegarder la diversité linguistique. Au sein de l’association universelle d’espéranto (l’Universala Esperanto-Asocio, UEA), il existe un groupe s’occupant de la question des droits linguistiques qui recommande que chacune, chacun puisse apprendre ses langues maternelle, régionale, nationale et… l’espéranto3.
D’autres encore ont en partie abandonné l’idée de langue internationale auxiliaire. Cette frange du mouvement considère que les espérantistes constituent « un minorité linguistique auto-élue de type diaspora »4.

En quoi est-ce une langue plus « facile » ?

Il est difficile d’affirmer d’emblée que l’espéranto est « plus facile »… Plus facile par rapport à quoi ? À une langue nationale jouant un rôle diplomatique important ? À mon sens, l’espéranto se distingue par une grammaire simple, qui ne souffre de quasiment aucune exception. Par exemple, la conjugaison est parfaitement régulière : la terminaison du passé est -is, celle du présent -as et celle du futur -os, et c’est tout pour les temps simples. Si l’on sait que « je chante » se dit en espéranto mi kantas, on peut former immédiatement mi kantis (« je chantai » ou « je chantais ») et mi kantos (« je chanterai »). Quelle économie par rapport aux longues listes de verbes irréguliers que l’on doit péniblement apprendre ! Autre exemple : chaque mot se prononce comme il s’écrit et s’écrit comme il se prononce5. Dans les deux cas, on peut supposer que l’apprentissage de la conjugaison et de la prononciation de l’espéranto sera plus facile que celui, par exemple, de l’anglais ou du français. Mais suppositions et témoignages personnels ne constituent pas des preuves, et le nombre d’études sur l’acquisition de l’espéranto ne sont hélas pas légions…
Note de Nelly Darbois (ND) : Dans un document de 2005, Reagan et al.6 relatent les résultats de 4 études. Nous n’avons malheureusement pas accès à leurs détails méthodologiques. La plupart du temps, il s’agit de comparer des résultats à des tests jugeant du niveau de langue en espéranto d’élèves du primaire ou du secondaire apprenant l’espéranto sur plusieurs années, aux résultats à des tests en d’autres langues réalisés par des étudiants qui apprennent ces autres langues (français, allemand, anglais etc.). L’espéranto s’apprendrait 4 à 5 fois plus rapidement que toute autre langue étudiée, mais il n’est pas certain que les populations étudiées soient vraiment comparables. Dans le contexte actuel, où l’espéranto n’est enseigné officiellement à l’échelle nationale dans aucun pays, il semble difficile de mener, malheureusement, des études qui permettraient de questionner sa rapidité d’apprentissage.

Plus « juste » ?

L’espéranto n’est la langue officielle d’aucun pays. La grande majorité de ses locuteurs a fait l’effort de l’apprendre et ne bénéficie donc par de la supériorité linguistique que possède par exemple, un Anglais discutant dans la langue de Shakespeare avec un Français.

Quelle est la répartition géographique actuelle des pratiquants d’espéranto ? Comment est-elle calculée ? Existe-il des réseaux de pratiquants de l’espéranto ?

Il est difficile d’avoir une idée précise de la répartition et du nombre d’espérantistes. Toutes et tous ne font pas partie d’association espérantistes, et peu d’études ont été menées à ce sujet. On ne peut avoir qu’une vague idée de la répartition des espérantistes en consultant les annuaires des associations, le plus important étant celui d’UEA, l’association universelle d’espéranto. Il existe de nombreux réseaux et de nombreuses associations. D’un point de vue historique, les deux plus importantes sont l’UEA précédemment citée et SAT, l’ « association anationale mondiale », qui a quant à elle un agenda politique explicite de transformation sociale par « l’union des travailleurs » à l’échelle mondiale grâce à l’espéranto. Mais il existe de nombreuses associations pour des domaines très différents : l’athéisme, le cyclisme, l’écologie, la philatélie, la pédagogie Freinet, le végétarisme7

L’espéranto est-il enseigné au sein du système scolaire dans certaines régions ? Pays ?

L’espéranto est enseigné au sein du système scolaire de plusieurs pays. Parmi ceux-ci, la Hongrie mérite une mention spéciale : l’espéranto y est en effet la troisième langue la plus apprise à l’université, derrière l’anglais et l’allemand. En France, il y eut plusieurs proposition pour intégrer l’apprentissage de l’espéranto dans l’Éducation nationale, mais celui-ci est enseigné uniquement sur le temps d’activité péri-scolaire dans certaines écoles.
 

Est-ce qu’il existe des œuvres littéraires, musicales, cinématographiques etc. rédigées directement en espéranto ?

Une revue en espéranto
Une revue en espéranto

Il existe de nombreuses œuvres originales en espéranto. La littérature originale de l’espéranto est tout à faite raisonnable pour une langue ayant à peine un siècle : on peut y lire des romans, de la poésie, des drames, des nouvelles8… En ce qui concerne la musique, Vinilkosmo, une maison de disque espérantiste basée à Toulouse, produit de la musique espérantiste depuis 1990. On y trouve des artistes du monde entier, dans des styles variés : pop, rock, folklorique, hip hop… Certains morceaux sont des traductions, mais beaucoup sont des compositions originales. Depuis quelques années, il existe même une radio en ligne entièrement en espéranto : Muzaiko, qui diffuse essentiellement de la musique, mais également des reportages, des interviews. De nombreux journaux et revues sont également publiés en espéranto, on peut citer, parmi les plus connus Esperanto, Kontakto, Monato, La Ondo de Esperanto. L’association SAT publie quant à elle Sennaciulo, dans laquelle on peut trouver une rubrique Intelekta memdefendo (autodéfense intellectuelle) : au menu, casse-têtes mathématiques et… traductions des articles sur les sophismes et paralogismes parus sur le site du CorteX !

Quel est l’intérêt de pratiquer et diffuser l’espéranto d’un point de vue progressiste ? Y a-t-il déjà eu des avancées sociales grâce à des projets internationaux dont le moyen de communication était l’espéranto ? Autrement dit, y a-t-il eu au moins un problème socio-politique, écolo-politique, scientifico-politique ou autre, d’ampleur internationale, qui a pu être traité grâce à l’espéranto ? À défaut d’avoir permis le traitement d’un problème quelconque, quels type de problème l’espéranto ou une langue de même nature et prétention pourrait-elle permettre de résoudre ?

Affiche de l'association SAT-amikaro, Le mur des langues, abattez-le
Affiche de l’association SAT-amikaro

Il n’y a jamais eu d’avancée sociale majeure issue de projets internationaux dont le moyen de communication était l’espéranto, mais de nombreux mouvements d’émancipation en ont encouragé l’apprentissage et la diffusion. Citons, entre autres, la CGT française9, les mouvements Freinet10 et de l’École moderne rationaliste de Francisco Ferrer 11, la Libre Pensée12, les Républicains espagnols pendant la guerre civile de 1936−193913
D’un point de vue progressiste, de nombreux espérantophones partagent l’idée que l’usage d’une langue neutre, relativement facile et rapide à apprendre, permettrait une substantielle amélioration des communications non seulement entre les personnes ayant un capital culturel et économique important, mais également − « surtout » dira la frange la plus sociale du mouvement − entre les laissés-pour-compte de la mondialisation culturelle, celles et ceux qui auraient intérêt à se comprendre et s’organiser par-delà les frontières, mais qui ne disposent que de peu de temps et de moyens pour apprendre une des « grandes » langues de communication internationale.

Comment s’organise en France et dans le monde le réseau associatif promouvant l’espéranto ? Y a-t-il différentes branches ? Est-il politisé ? Laïque ?

Les deux principales associations françaises d’espéranto sont Espéranto-France et SAT-Amikaro. Elles sont toutes deux laïques, la deuxième étant nettement politisée et déclarant dans ses statuts se placer « sur le terrain de la lutte de classe ».

Quelle est la place de l’espéranto dans le milieu scientifique aujourd’hui ?

Quasi-nulle. Il existe cependant une « Académie internationale des sciences » basée à Saint-Marin, dont l’espéranto est une langue de travail, qui édite une revue, Scienca revuo, plusieurs fois par an. L’association des jeunes espérantistes, TEJO, comporte aussi une section Scienca kaj faka agado, pour les jeunes espérantistes scientifiques de profession ou de passion, et organise notamment des conférences scientifiques lors de certaines rencontres internationales.

Comment commencer à apprendre ?

Livre pour apprendre l'espéranto par la méthode directe
Livre pour apprendre l’espéranto par la méthode directe.

Il existe de nombreuses ressources pour apprendre l’espéranto : livres, sites internet, vidéos… Le site le plus connu est sans doute lernu.net. En ce qui concerne les livres, on peut distinguer ceux qui ont une approche « grammaticale » traditionnelle (par exemple, Le nouveau cours rationnel d’espéranto) et ceux qui utilisent la méthode « directe » (par exemple, L’espéranto par la méthode directe, de Stano Marček). À chacune et chacun d’utiliser les cours qui lui conviennent le mieux. Je conseille également à toute personne désireuse d’apprendre rapidement d’entrer en contact avec un groupe d’espérantistes compétents, qui ont à cœur la pratique de la langue ; en effet, bien que l’espéranto soit relativement plus simple que la majorité des autres langues, elle reste une langue à apprendre, et pas plus que pour une autre on ne peut faire l’économie de la pratique. L’apprentissage de la grammaire et du vocabulaire de base est très rapide, mais il faut du temps avant d’être vraiment à l’aise à l’oral. Trop d’espérantistes français s’en tiennent aux belles idées et ne deviennent jamais pleinement espérantophones…
Deux ouvrages pour apprendre : 

Couverture du Cours rationnel d'espéranto

Cours rationnel d’espéranto, SAT-Amikaro. Une méthode « grammaticale » assez classique, mais bien conçue et illustrée, même si la mise en page mériterait quelques perfectionnements. Pour celles et ceux qui apprécient ce type de manuel, il permet d’avoir assez rapidement de bonnes bases, à perfectionner ensuite par la pratique (notamment orale).

Claude Piron, Gerda Malaperis!, Fonto, 1983. Un roman « policier » d’apprentissage, qui introduit le vocabulaire de façon progressive, par l’un des plus grands auteurs espérantistes. À compléter par le livre du même auteur Lasu min paroli plu! qui reprend le vocabulaire de chaque chapitre et le développe dans des textes plus approfondis.

Y a-t-il d’autres langues construites universelles ? Pourquoi se tourner vers l’espéranto plutôt que vers une autre ?

Il y a des centaines de projets de langue construite à vocation universelle. Parmi les plus connues, nous pouvons citer le solrésol, le volapük, le latino sine flexione, l’ido, l’occidental et l’interlingua. La plupart des langues dérivées de l’espéranto (comme l’ido) n’apportent au mieux que quelques discutables améliorations, et au pire compliquent et rendent la langue moins équitable. Mais l’argument qui selon moi est le plus pertinent est le suivant : l’espéranto bénéficie aujourd’hui d’une riche culture de plus d’un siècle et d’un mouvement très diversifié, présent dans de très nombreux pays. Aucune autre langue construite à vocation internationale n’a à ce jour atteint un tel degré de développement.

Si le but est de pouvoir communiquer avec le plus de monde possible, pourquoi choisir l’espéranto plutôt que le mandarin ou l’anglais qui comptent plus de locuteurs ? Autrement dit, quels sont ses avantages et ses inconvénients par rapport aux langues comportant le plus de locuteurs dans le monde (mandarin, espagnol, anglais, arabe, bengali, etc.) ?

Si le seul critère pour choisir une langue à apprendre est de pouvoir communiquer avec le plus de locuteurs possible, alors il faut choisir le mandarin ou l’anglais. Si en revanche d’autres critères sont utilisés, comme l’équité ou la facilité d’apprentissage, quelque soit notre langue d’origine, résultant d’une grammaire la plus régulière possible, alors l’espéranto s’impose pour certains, qui la considèrent comme étant plus juste, équitable et facile que le français, le mandarin ou l’anglo-américain.

Transparaît-il, comme dans les autres langues, des choix racistes, sexistes, spécistes dans les fondements grammaticaux de l’espéranto et de la construction de son vocabulaire ? Si oui, qu’en penser ?

Oui, et ils sont d’ailleurs discutés depuis plusieurs dizaines d’années dans certaines revues, ouvrages, ou sur certains sites internet. Comme dans les langues nationales, certain.e.s espérantistes neutralisent leurs textes.

Merci à André Hoarau pour cette entrevue.

Bibliographie : article spécifique « Ressources critiques pour aborder les politiques linguistiques ».

Vidéo – Science et liberté d’expression : de Voltaire à Chomsky, avec le physicien et essayiste Jean Bricmont

Souvenez-vous : menaces de sabotage, tentatives d’intimidation, requête pour annulation auprès des instances universitaires… Voici enfin en ligne la plus orageuse de toutes les conférences du CORTECS : Science et liberté d’expression : de Voltaire à Chomsky, par le physicien et essayiste Jean Bricmont, réalisée le 1er avril 2015 à l’université de Grenoble dans le cadre du cycle présenté par le CORTECS « Connaissances censurées ? Sciences et liberté d’expression ».  Pourtant, si vous cherchez du soufre, du sang et du négationnisme, vous risquez d’être déçus. Mais au moins, contrairement à certains contempteurs, vous pourrez juger les propos de J. Bricmont sur pièces et non sur fantasme.

Vidéos

L’exposé examine les limites imposées à la liberté d’expression en France. Il questionnera la pertinence des lois réprimant l’incitation à la haine et la négation de l’histoire, et leur pertinence dans ce qu’elles sont censées combattre. Sera montré au moyen d’exemples que ces lois mènent à un certain arbitraire dans leur application concrète. La philosophie de l’exposé s’inspire de l’idée suivante : la réponse aux « discours de haine » se fera par plus de discours, pas par moins.

Première partie : conférence

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Seconde partie : débat

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Pour des commentaires de l’intervenant lui-même sur cette conférence, vous pouvez regarder ici.

Bibliographie

CorteX_Bricmont_Republique_censeurs

La République des censeurs de Jean Bricmont, édition de l’Herne (2014).

Le Cortecs dans Le Monde Diplomatique, décembre 2015

Dans l’édition de décembre du Monde Diplomatique est paru un article co-écrit par Richard Monvoisin et Nicolas Pinsault. Ils y soulèvent une nouvelle fois l’importance de l’enseignement et de la mise en place de la démarche scientifique chez les professionnel.le.s de santé et notamment chez les kinésithérapeutes. Le titre initial, dont les auteurs étaient très fiers, était « La kinésithérapie : entre la poire et le faux mage », mais le journal a changé le titre, perdant en route, à notre grand dam, l’essence du jeu de mot. Qu’importe ! Voici l’article. Les lignes introductives sont rédigées par le journal. En bas, une réaction parue dans le Monde diplomatique de mars 2016, et notre réponse.

 

La kinésithérapie piégée par les mages

En septembre dernier, la Cour des comptes dénonçait la progression des dépenses en kinésithérapie. Ostéopathie, chiropractie, haptonomie : l’engouement pour les thérapies manuelles conduit à s’interroger plus largement sur l’information des patients et sur l’efficacité de certaines pratiques. Ne faudrait-il pas replacer la démarche scientifique au cœur de ce type de soins ?

Illustration du Monde Diplomatique : Valentine Hugo. – « Objet », assemblage d’objets divers, issu de la collection André Breton, 1931
Illustration du Monde Diplomatique : Valentine Hugo. – « Objet », assemblage d’objets divers, issu de la collection André Breton, 1931

La demande de soins du corps ne cesse de croître et entraîne un engouement pour les traitements manuels. Mais l’émiettement de l’offre laisse perplexe : kinésithérapie, ostéopathie, chiropractie, biokinergie, kinésiologie appliquée ou microkinésithérapie ; même les professionnels en perdent leur latin

! Pour la personne en attente de soins, faire un choix revient à jouer à la loterie.

Les raisons de ce flou sont multiples. Sur le plan pratique, la technique la plus saugrenue peut donner l’illusion d’être efficace : l’écoute, le toucher et l’empathie contribuent à produire certains bénéfices de l’effet placebo 1. Sans bienfaits spécifiques démontrés scientifiquement, beaucoup de gestes semblent « marcher » et satisfont les patients… à court terme. Dans ce domaine comme pour les autres pratiques médicales, seules les preuves acquises par l’expérience clinique permettent de déterminer les thérapies efficaces. Or, très peu de thérapeutes manuels s’y réfèrent : bon nombre préfèrent suivre leur ressenti, bien moins chronophage et qui semble leur conférer une sorte de don.

Quand bien même certains praticiens souhaiteraient tester leurs hypothèses, il n’existe pas, en France, de cursus de troisième cycle propre à la kinésithérapie et encore moins de conseil national des universités chargé de cette discipline. Une majorité de médecins la considèrent avec condescendance, lui laissant peu d’autonomie dans les services de soins et si peu de place dans leurs laboratoires que cela empêche la production d’études.

Les groupes de pression des ostéopathes et des chiropraticiens sont à l’œuvre pour faire évoluer la réglementation en leur faveur 2, tandis que les structures de représentation des kinésithérapeutes peinent à renforcer les fondements de leur discipline. Avant 2014, le Conseil national de l’ordre des kinésithérapeutes était lui-même frileux à l’idée d’énoncer des avis sur les soins non conventionnels et de poser des démarcations franches avec la médecine non scientifique. Cette convergence de facteurs crée un invraisemblable flou épistémologique, plus rien n’étant testé méthodiquement. Personne ne paraît savoir ce qui fonctionne ou pas, ni ce qu’il faudrait valider scientifiquement ou faire rembourser par la Sécurité sociale.

La confusion actuelle trouve son origine dans une histoire chaotique : la masso-kinésithérapie, dénomination franco-belge pour ce que l’on appelle ailleurs « physiothérapie », est un assemblage de compétences issues de professions plus ou moins concurrentes. Au début du XXe siècle, techniques médicales et gymnastiques cohabitent avec des méthodes de rebouteux. Avec la Grande Guerre et ses cohortes d’estropiés, la demande en rééducation explose pour alimenter le front en hommes. Les médecins, submergés, s’adjoignent des auxiliaires médicaux, infirmières en tête, formés à la hâte pour remettre debout rapidement ceux qui peuvent l’être.

Science ou mysticisme ?

C’est en 1946 qu’intervient la reconnaissance des compétences communes fondées sur le massage et la gymnastique médicale, par la création d’un diplôme d’Etat de masseur-kinésithérapeute. Il faut attendre 1989 pour voir la profession encadrée par un décret, encore en vigueur pour les étudiants déjà engagés dans une formation et qui ne fait aucune mention de la recherche ou des pathologies ayant émergé depuis. Adopté en 2000, un deuxième décret, relatif cette fois aux actes professionnels et à l’exercice de la profession de kinésithérapeute, change considérablement la donne : les praticiens passent alors du statut d’exécutants à celui de décideurs, responsables de la planification thérapeutique non seulement vis-à-vis du patient, mais aussi des médecins prescripteurs et de la caisse primaire d’assurance-maladie.

Cette responsabilité accrue aurait nécessité la structuration d’une discipline dotée de frontières claires. Hélas ! la profession se voit aujourd’hui débordée, d’un côté, par les instituts de soins et de bien-être et, de l’autre, par des thérapeutes autoproclamés usant de techniques souvent sans aucun fondement, truffées de concepts révélés divinement à des maîtres qui furent fréquemment des pasteurs, évangélistes ou adventistes.

Trier ce qui relève de la démonstration scientifique de ce qui procède de ressentis ou d’illuminations mystiques demande des compétences plutôt austères, peu appréciées des professionnels. Il faut savoir lire les essais cliniques, quand ils existent, et comprendre les méta-analyses de la littérature scientifique. Or le décret de 1989 n’impose aucune formation à la méthodologie dans les cursus. La réforme engagée depuis dix ans et formalisée le 2 septembre 2015 par la publication d’un décret et d’un arrêté relatifs au diplôme d’Etat de masseur-kinésithérapeute devrait améliorer la situation pour les étudiants entrés dans les instituts à compter de la rentrée 2015-2016. Après une première année universitaire, ils suivront quatre ans de formation en institut, soit une année de plus qu’aujourd’hui. Toutefois, aucun grade universitaire ne leur sera délivré.

Pour choisir un kinésithérapeute, le patient n’a que le bouche-à-oreille, la réputation, la proximité, la possibilité d’une prise en charge financière, quand ce n’est pas simplement le hasard d’une rencontre ou d’une recherche sur Internet. Devrait-il regarder les conditions d’exercice et les compétences respectives des professions ? Pas si simple ! Certes, la kinésithérapie demeure, dans le domaine des soins manuels, la seule profession de santé au sens réglementaire3, avec un exercice conventionné et soumis à prescription médicale. Les ostéopathes et les chiropraticiens ne sont ni conventionnés ni remboursés… mais de mieux en mieux reconnus administrativement. Ils sont même enregistrés au répertoire national des certifications professionnelles avec un niveau supérieur à celui des kinés, et ce en dépit de corpus théoriques originels quasi religieux et qui s’appuient sur une maigre documentation. L’ostéopathie est ainsi née d’une « vision épiphanique » reçue le 22 juin 1874, à 10 heures précises, par Andrew Taylor Still, son fondateur… Les techniques d’ostéopathie dont l’efficacité est démontrée ne sont pas propres à cette discipline. Et toutes les méta-analyses de littérature concluent à l’existence de biais méthodologiques dans les essais cliniques des deux champs qui lui sont spécifiques (ostéopathies viscérale et crânio-sacrée). C’est à n’y rien comprendre : alors qu’il faut voir au préalable un médecin pour obtenir des séances de kinésithérapie, un patient peut consulter directement n’importe quel professionnel de la « manipulation ». D’ailleurs, certains médecins dispensent eux-mêmes des thérapies manuelles, ce qui peut rassurer, mais ne confère pas plus d’assise scientifique aux techniques employées.

Ajoutant à la confusion, les soins de kinésiologie, d’étiopathie, de microkinésithérapie ou de biokinergie — autant de pratiques sans fondements scientifiques — sont souvent dispensés par l’un des 83 000 masseurs-kinésithérapeutes répertoriés en France4. Un tiers des 20 000 ostéopathes recensés sont aussi kinés, certains n’hésitant pas à jouer sur cette polyqualification pour que leurs patients puissent se faire rembourser des techniques propres à leur école. Et que dire quand l’hôpital public propose l’haptonomie (« art du toucher affectif ») dans les maternités, le barrage de feu pour les brûlés ou la réflexologie pour les cancéreux — méthodes qui n’ont jamais montré d’efficacité au-delà de l’effet placebo ?

Pourtant, les patients semblent enchantés. Et pour cause : explications simples, unicausales ; thérapie qui peut tout avec un soupçon de magie, d’enchantement et une pincée d’orientalisme ; thérapeute qui fait appel à ses émotions ; prise en charge plus longue, personnalisée ; corpus souvent mystique, qui donne un « sens » au pourquoi des souffrances. Alors que le médecin paraît souvent pressé, le pseudothérapeute rassure par sa présence : mi-gourou, mi-chaman. Les bénéfices contextuels de l’effet placebo opèrent.

L’engouement pour les thérapies manuelles n’est pas sans poser des questions politiques. L’essentiel des thérapies « alternatives » impute les souffrances à l’individu lui-même. Chacun devient sinon la propre source de ses malheurs, du moins le porteur de la solution pour les évincer : en évitant les ondes, en harmonisant ses énergies ou en ouvrant ses chakras. Exit l’analyse socio-économique du mal-être. La déprime peut être due à un petit chef autoritaire, à un harcèlement ou à un boulot éreintant, qu’importe : injonction est faite de chercher en nous la cause de notre tourment. Cette individualisation des problèmes pulvérise toute contestation sociale.

Sur le plan économique, si la kinésithérapie a son contingent de libéraux qui savent faire du chiffre en « occupant » une demi-douzaine de patients simultanément par des « ateliers » de soins, elle reste ancrée fondamentalement dans le modèle de sécurité sociale hérité du Conseil national de la résistance. En revanche, l’ostéopathie repose, comme d’autres techniques, sur un modèle collant à la doctrine libérale et à un système de soins rendu de plus en plus concurrentiel par la lente déréglementation des professions de santé. Ce nouveau cadre contraint moins les thérapeutes à soigner le patient qu’à satisfaire une clientèle que les professionnels se revendent. Un marketing truffé de concepts usurpés soutient l’ensemble. Ainsi en est-il, par exemple, de la « vertèbre déplacée », d’autant plus facile à « remettre en place » que l’on dispose du « cracking », l’art de faire craquer les articulations, dont la seule vertu thérapeutique est de donner au patient l’illusion que quelque chose s’est produit 5. On voit prospérer des thérapies à la sauce quantique, avec une incompréhension complète de la physique ; des recherches de chocs affectifs « engrammés » dans une mémoire des tissus ; des chirurgies psychiques, avec des ustensiles invisibles appartenant à une autre réalité. Nombre d’autres concepts du même genre se propagent dans un va-et-vient curieux à l’égard de la science : quand celle-ci semble cautionner une thérapie, ses promoteurs s’en revendiquent ; lorsqu’elle paraît la récuser, la démarche scientifique devient le mal absolu.

Prendre la satisfaction du patient comme seule référence de la qualité d’un soin revient à considérer ce soin comme un produit de consommation parmi d’autres. Or ce que le patient vient acheter n’est pas qu’une denrée, la solution à son problème, mais une confiance. La relation patient-professionnel ne pourrait à la rigueur devenir commerciale que dans la mesure où le patient en saurait autant que le thérapeute. Dans la réalité, le malade est inquiet, les proches aussi, et le thérapeute, même attentif, n’a pas, lui, à faire confiance à son patient. Dans un tel déséquilibre, l’espoir peut se monnayer. Et il n’est pas moralement justifiable de proposer une libre concurrence dans un marché de la confiance, sauf à placer le médecin de clinique privée, le visiteur médical, le kiné libéral, l’ostéo, le chiro, le rebouteux, l’assureur et le pasteur évangélique charismatique sur un même pied.

Le ressenti personnel ne suffit pas

On pourrait juger anodin le flou des frontières entre thérapies et pseudo-thérapies, y voir le vestige d’une querelle de chapelles. Mais n’est-il pas dérangeant de voir les contributions de tous à l’assurance-maladie payer des actes de soin dits non conventionnels pratiqués par des professionnels conventionnés ? Faire le tri des sollicitations est donc une nécessité. Or cela impose rigueur et méthode. Il ne suffit pas qu’un patient aille mieux pour valider l’efficacité d’une technique : il faut qu’il aille mieux que s’il n’avait pas reçu le traitement, et même mieux que s’il avait reçu un placebo. Enfin, il faut que son cas ne soit pas traité seul, mais dans des groupes représentatifs. Le ressenti personnel, hélas, n’est pas bon juge, car fortement suggestible.

Pour apprendre rigueur et méthode, rien de mieux que la formation par la recherche. Et c’est là qu’un nouveau problème d’ordre politique survient, avec la dépendance croissante de la recherche vis-à-vis des financements privés dans un contexte de mise en concurrence des chercheurs et de leurs laboratoires. Or, si l’on excepte quelques gadgets à la mode, comme les plates-formes vibrantes ou les bandes adhésives colorées K-Tape, les thérapies manuelles n’intéressent pas les industries. Faute d’investisseurs ou de moyens universitaires comme il en existe en Nouvelle-Zélande et en Australie, la recherche reste faible en France.

Confier sa santé, son dos, ses articulations à quelqu’un mérite une grande prudence. Seule la compétence scientifique du praticien, couplée à une prise en charge personnalisée, peut amener les patients vers le mieux-être et, surtout, vers des choix thérapeutiques effectués en connaissance de cause. Sans réflexion approfondie sur son rôle et ses responsabilités, le kinésithérapeute d’aujourd’hui peut ressembler au soignant de 1914, courroie de transmission de l’oppression des masses laborieuses par un travail usant. Sans formation spécifique à la culture expérimentale, il aura plus de mal à éviter les modes et à ignorer les fluctuations du marché. Sans bases méthodologiques et sans système universitaire pour les transmettre, il n’aura aucun moyen de savoir si une thérapie séduit par son efficacité propre ou par l’imaginaire qu’elle véhicule. Le retour à la science et aux pratiques fondées sur les preuves ne relève pas du scientisme, mais constitue la seule planche de salut.

Richard Monvoisin & Nicolas Pinsault. Respectivement kinésithérapeute, enseignant à l’école de kinésithérapie de l’université de Grenoble, et didacticien des sciences au Collectif de recherche transdisciplinaire esprit critique & sciences (Cortecs). Auteurs de Tout ce que ce vous n’avez jamais voulu savoir sur les thérapies manuelles, Presses universitaires de Grenoble, 2014.


En mars 2016, le conseil d’administration du Centre international de recherche et de développement de l’haptonomie a fait paraître au Courrier des lecteurs du Monde diplomatique. Bien qu’ils n’aient pas directement pris soin de nous écrire, il est de bon ton de répondre ensuite pour l’évolution du débat. Les coupes ne sont pas de nous mais du journal.

L’haptonomie est une science expérientielle. Est expérimentale une science qui expérimente avec des objets… d’expérimentation. Est expérientielle une science qui suppose que le sujet vive lui-même l’expérience pour percevoir ce dont il s’agit et ses effets. (…). Vous prônez la mesure (au sens de l’appareil), le « scientifique », donc l’objectif. Nous prônons le subjectif. Cependant, l’émergence et le soutien du sujet n’empêchent en rien la recherche et la monstration. (…) Nous avons publié des études qui remplissent les critères scientifiques habituels (…). Nous ne saurions que vous inciter à en prendre connaissance. Vous y (re)découvririez le sens de ce mot latin que vous répétez à l’envi, placebo : « je plairai », « je serai agréable ». Il est étrange de constater que le plaisir a pris, pour la science, la connotation négative que vous soulignez avec force. Pour l’haptonomie, le plaisir devrait être sus-jacent à tout acte humain, la vie comprise. Bien sûr, il ne s’agit pas de n’importe quel plaisir plus ou moins égoïste, mais d’un plaisir mâtiné d’éthique, qui tienne compte de l’autre.

Merci de votre retour. Même si nous sortons du cadre de l’ostéopathie crânienne ici, nous avons étudié de près l’haptonomie, à l’occasion du livre « Tout ce que vous n’avez jamais voulu savoir sur les thérapies manuelles » (PUF, 2014). Nous avons lu Frans Veldman, entre autres. Nous vous indiquons le passage que nous avons rédigé sur le sujet ci-contre – et nous serions friands de pouvoir le revisiter.

Une science expérientielle subjective est une énigme pour nous. Si un épisode de vie peut l’être évidemment (une extase, une joie, etc.) une science subjective est un oxymore. Si effectivement votre science est subjective, quelles sont les raisons de penser que votre discipline aie un intérêt pour autre que vous-même ? Or dès que vous pensez que la démarche haptonomique peut être utile à d’autres personnes, vous rentrez dans l’objectivation. Alors inutile de nous grimer dans le stéréotype des « scientistes » avec appareil de mesure. Nous souhaitons juste que soient proposé aux patients des méthodes qui dépassent le plaisir expérientiel d’aller au cinéma, de se promener sur la plage, voyez-vous ?

Pour la fin du courrier, il s’agit plus de procès d’intention, ou de technique de l’épouvantail aussi n’est-il pas nécessaire de poursuivre sur ce point. Nous ne sommes pas ennemis du plaisir, bien au contraire : nous avons goûté écrire cet article, et malgré la forme de votre courrier, y répondre reste un plaisir.

Bien cordialement

RM & NP

Extrait de « Tout ce que… », pp. 110-112
1980 Haptonomie – Frans Veldman (1921 – 2010) (Pays-Bas puis France)

De haptein qui signifie le toucher, le contact, et de nomos, règle, loi, norme : définie comme « science » du toucher affectif ou «  science » du contact psychotactile, cette technique est particulièrement répandue dans le cadre périnatal français et hollandais, et largement présentée dans les hôpitaux publics en préparation à l’accouchement. À l’origine de cette technique, Frans Veldman, « thérapeute » néerlandais, posa sa « théorie » de contact psychotactile par analogie avec les trains de la mort. Selon beaucoup d’auteurs, dont la célèbre Catherine Dolto, « Frans Veldman a vécu dans un wagon où des humains étaient entassés comme des animaux des échanges d’une telle profondeur et intensité qu’après s’en être échappé il a décidé de consacrer sa vie à développer et comprendre ce que les humains pouvaient gagner à la compréhension de ces échanges non verbaux (…) » (Dolto, 2005).

L’analogie avec l’expérience des trains de la mort durant la seconde guerre mondiale ayant été utilisée plusieurs fois comme expérience décisive pour d’autres auteurs, parmi lesquels le suspecté plagiaire Bruno Bettelheim(1), nous nous sommes méfiés d’une histoire tant de blanc cousue. Beaucoup prêtent à Veldman une déportation (ainsi qu’une évasion) : à la suite d’expériences vécues lors de sa déportation (de Tychey, 2004, p. 37).
Exactement les mêmes mots chez Caroline Eliacheff et Myriam Szejer (2003).
« Frans Veldman a eu l’intuition de ce que serait l’haptonomie lors d’un moment tragique de sa vie. Il racontait comment il avait pu s’évader d’un wagon de déportés grâce à un échange de regards avec un soldat polonais, sans qu’un mot ne soit prononcé entre eux. Dans ces wagons, il disait avoir vu des gens sortir d’eux-mêmes la plus grande humanité et la plus grande beauté. Une fois sauvé – il était jeune médecin –, il éprouva le besoin d’étudier l’importance de l’affectif, de cette communication qui est en deçà et au-delà de la parole, et surtout les moyens d’éviter aux humains d’être acculés au tragique pour trouver en eux cette fraternité. » (Dolto, 2003).
Selon Max Ploquin (NdA ; médecin gynécologue de Châteauroux, haptothérapeute et psychanalyste lacanien), « Frans Veldman est un médecin hollandais, qui, déporté en 1943, se trouvait dans un wagon plombé avec 86 personnes. Beaucoup de promiscuité, impossible de s’étendre pour dormir, un petit coin dans le wagon pour les besoins humains, deux ou trois morts pendant le voyage. Frans Veldman a demandé aux gens de s’accepter, d’accepter le corps de l’autre qui vous touche de trop près, de comprendre comment on peut vivre ensemble ». (Ploquin, 2010).
Nulle trace de cette histoire ailleurs que chez Catherine Dolto et Max Ploquin (malheureusement décédé en 2012).
Catherine Dolto a été contactée, mais sans réponse.
Aucun élément biographique ne nous a permis de vérifier
– s’il a été médecin (il semble que non)
– s’il a été déporté (cela semble très peu probable).

Le centre de formation CIDRH de Veldman (qui a déposé la marque haptonomie authentique) lui-même est plus nuancé :
« Après avoir été confronté à des expériences déshumanisantes en rapport avec la déportation (…)  »
par « la réflexion de Frans Veldman face aux trains de la mort qui emportaient les déportés pendant la guerre  (…)».
À en suivre le centre de formation de Frans Veldman lui-même, c’est probablement plus sur l’intuition qui lui vint en pensant aux déportés, que sur une expérience de promiscuité qu’il n’a en tout état de cause pas eu, qu’est née la méthode. Que l’histoire soit fausse n’est pas important, sauf lorsque toute la théorie repose sur l’analogie de départ. L’absence d’autres faits empiriques étayant l’analogie nous laisse penser qu’il avait décidé en amont de sa théorie, l’orientation qu’il souhaitait lui donner et ne fit que chercher les cas la corroborant. Frans Veldman publia en 2004 haptonomie. Amour et raison, et haptonomie, Science de l’affectivité en 2007.
Catherine Dolto, fille de la psychanalyste Françoise Dolto et du kinésithérapeute Boris Dolto, est la principale promotrice de la méthode.

Scientificité de la découverte : il n’existe pas de publication scientifique par Veldman sur le sujet.

Principe théorique non étayé  : un contact dit « affectivo-psycho-tactile » aurait des effets bénéfiques sur la santé

(1) Outre ses méthodes brutales, Bettelheim a plagié certains travaux. Ainsi, Psychanalyse des contes de fées (1976) a été dénoncé par l’anthropologiste Alan Dundes (1991) comme étant un plagiat de A Psychiatric Study of Myths and Fairy Tales: their origin, meaning, and usefulness (1974) de Julius Heuscher. Pour en savoir plus, Pollak (2003).

Predpol : prédire des crimes ou des banalités ?

« Permettre aux agences de sécurité publique de mieux prévenir la criminalité dans leurs collectivités en générant des prédictions sur les lieux et les moments où de futurs crimes sont les plus susceptibles de se produire », tel est le slogan de PredPol, société éditrice du logiciel de « prédiction policière » (Predicting policing) du même nom. Selon celle-ci, il y aurait eu « 13% de diminution de la criminalité dans un quartier de Los Angeles après 4 mois de mise en service contre une augmentation de 0.4% dans le reste de la ville », le logiciel serait « jusqu’à deux fois plus précis que les analystes spécialisés ». Devant ces prétentions spectaculaires, il est raisonnable d’exiger des preuves spectaculaires. Mais le scepticisme n’est que la première étape du travail critique, investiguer en est la deuxième.

Dans cette perspective et dans le cadre d’un stage de Master 1 en physique à l’Université Joseph-Fourier, j’ai effectué, sous la direction de Guillemette Reviron, un travail de recherche sur ce système. Pour celles et ceux qui souhaiteraient entrer dans les détails de ce travail, les arguments plus techniques sont présentés dans le rapport de stage qui peut être téléchargé ici. Vous pouvez me contacter à cette adresse : benslimane [at] cortecs.org

Le but premier de l’étude était d’évaluer de manière objective les prétentions de Predpol concernant les précisions de l’algorithme. Un tel système pose aussi de nombreux problèmes moraux, éthiques et politiques qui seront développés dans un second temps. Nous allons voir que les résultats de PredPol sont loin d’être exceptionnels et que leur prédiction : « les crimes auront lieu majoritairement dans les zones prédites par notre algorithme complexe » n’est en fait pas plus performante que la prédiction : « les crimes auront lieu majoritairement dans les zones historiquement les plus criminogènes de la ville ».

Predpol, la prédiction policière ?

Logiciel Predpol affichant une carte avec les prédictions
© PredPol, Inc.

Predpol, par le biais d’une interface cartographique, affiche quotidiennement un ensemble de zones à risque (par exemple : 20 cases de 150m x 150m) pour lesquelles la probabilité qu’un délit se manifeste est importante. Chaque jour, les unités de polices reçoivent la carte avec les prédictions calculées par l’algorithme et sont priées de patrouiller dans ces zones à risque pendant leur temps libre.

Une présentation des résultats fortement biaisée et impactante

Utilisation abusive de graphiques imprécis

Les résultats, tels qu’ils sont présentés par Predpol, impressionnent. En effet, la société proclame sur son site web que son algorithme est deux fois plus précis que les analystes en criminologie. Analysons un instant le graphe (Figure 1) à l’appui  des présentations de Predpol.

Graphique montrant la précision des prédictions versus le nombre de cases prédites
Figure 1 – Précision des prédictions versus le nombre de cases prédites.

Je n’oserais pas appeler cette figure un graphique étant donné la médiocrité de celui-ci, en effet, le graphique ne respecte en aucune manière les règles de base pour qu’un graphique soit pertinent (voir la section Résultats obtenus pour un exemple de graphique sérieux). Des éléments essentiels devant figurer sur un graphique ne sont pas précisés :
– il n’y a pas de titre
– il n’y a ni échelle, ni origine sur l’axe des ordonnées (axe vertical)
– il n’y a pas de légende : deux courbes (rouge, bleu) pour trois titres (crime analyst, crime hotspotting, Predpol) !
– les marqueurs (cercles bleu et rouge) sont trop larges

Enfin, une telle figure devrait être suivie d’explications basiques sur les résultats :
– on ne sait pas comment est mesurée l’efficacité des prédictions ; les critères de mesure ne sont pas précisés
– les termes « crime analysts » et « crime hotspotting » ne sont pas explicités

Par ailleurs, Predpol déclare que son logiciel est deux fois plus performant que les prévisions des analystes, mais quelques mesures sur le graphe permettent de vérifier que cette valeur est valable dans une unique situation, celle qui correspond à une prédiction pour 20 boîtes ; cette situation est accessoirement celle qui est la plus avantageuse pour Predpol. Entre 1 et 10 boites, en revanche, les deux prévisions se valent. En moyenne, le rapport vaut environ 1,5 lorsque l’on évalue les courbes avec un analyseur graphique (par exemple avec le logiciel libre Engauge-digitizer).

On ne peut donc pas conclure, à la simple lecture de ce graphique, que l’algorithme est deux fois plus précis que les analystes en criminologie sans réaliser une analyse des données plus fine.

Graphique représantant l'évolution moyenne du nombre de délits par jour.
Figure 2- Évolution moyenne du nombre de délits par jour.

Le deuxième graphique (Figure 2) montrant une diminution de la criminalité est lui aussi trompeur car l’origine de l’axe est absente.

Ces imprécisions ne sont pas anodines : en simplifiant à outrance les données utilisées pour comparer deux pratiques, elles poussent à une analyse « à la hache » d’un phénomène complexe.
Pour une illustration ludique des tours de passe-passe courants que peuvent générer les graphiques, on pourra consulter l’article « Comment tromper avec des graphiques ».

Biais inhérents à la mesure de la criminalité

Les affirmations d’une réduction effective de la criminalité sont à prendre avec précautions, en effet, les chiffres sur la criminalité et la délinquance sont enclins à de nombreux biais, en voici quelques-uns :

  • Délits réels ou constatés : ne sont comptés que les crimes et délits constatés. Un changement dans les procédures d’enregistrement des délits peut facilement augmenter ou diminuer les chiffres de la criminalité sans rendre compte de la réalité. Dans le cas du système Predpol, un système d’enregistrement et de classification des délits est mis en place en même temps que le déploiement du logiciel.
  • Tri sélectif des données :
    • Type de délit : quels délits sont-ils pris en compte lors de l’évaluation ? Si il y a une réduction des vols de voitures mais une augmentation des vols à l’arraché, que faut-il en conclure sur l’efficacité ? Le capitaine de la police d’Alhambra (E-U) semble ne pas voir le problème des vases communicants.1
    • Tri géographique et problème des vases communicants : quelle zone est choisie pour évaluer la baisse de la criminalité ? S’il y a une réduction de la criminalité dans les quartiers où Predpol est utilisé, mais une augmentation équivalente dans les quartiers voisins, peut-on en conclure que Predpol est efficace pour réduire la criminalité ? Il s’agirait alors plutôt d’une efficacité à déplacer la criminalité.
  • L’effet paillasson et prédiction auto-réalisatrice : une définition floue et évasive du terme « délit » permet de valider les prédictions du logiciel selon l’interprétation de l’utilisateur. En effet, Predpol ne précise pas le type de délit prédit, ainsi, un policier orienté par celui-ci pourra interpréter n’importe quelle incivilité comme validant la prédiction. « Quand on cherche, on trouve… »
  • L’effet Barnum/Forer ou le problème de l’arbre des possibles : imaginons un policier, en pause, en train de manger un donut gras et collant dans sa voiture, l’ordinateur signale une zone à risque :
    1. il va sur les lieux, il remet le donut à plus tard :
      1. il y a un délit qui se produit, le policier valide donc la prédiction du logiciel.
      2. il n’y a pas de délit, le policier valide aussi la prédiction du logiciel car il a empêché tout incident.
    2. il ne va pas sur les lieux, il finit son donut :
      1. Il y a eu un de délit, le policier apprend la nouvelle, il validera la prédiction du logiciel car il aurait dû finir son donut et se déplacer.
      2. Il n’y a pas eu de délit, le policier finira son énième donut et oubliera l’événement car personne ne lui rappellera qu’il n’y a pas eu de délit.

Comme vous pouvez le voir, peut importe la situation, le logiciel semble toujours efficace si les critères d’évaluation ne sont pas plus précis.

  • L’effet cigogne : si la mise en place de Predpol est effectuée en même temps qu’une restructuration des services ou un changement dans les procédures de travail, il n’est plus possible de différencier les effets dus au logiciel ou à la restructuration. Le système Predpol est axé sur l’augmentation des patrouilles et il est facilement concevable de penser que la présence d’unité de police fait diminuer la criminalité. Dans ce cas, il faut pouvoir différentier l’effet propre de Predpol à l’effet contextuel.

Pour un travail pratique sur le sujet, voir l’article « Sciences politiques & Statistiques – TP Analyse de chiffres sur la délinquance ».

Une forte médiatisation

Souvent décrit par les journalistes comme la concrétisation du film Minority Report (2002) de Steven Spielberg, Predpol a été l’objet d’une promotion très importante. De nombreux médias ont évoqué le sujet, une simple recherche sur un moteur de recherche d’actualité permet d’en recenser des centaines, y compris dans les médias des plus grands groupes de presse. Le « Time Magazine » désigna Predpol comme l’une des « 50 inventions de l’année 2011 » 2 . Concernant le développement commercial, le système est mis en place dans plus d’une vingtaine de villes aux États-Unis et une au Royaume-Uni. Plusieurs articles de recherche ont été subventionnés par des fonds publics nationaux étasuniens provenant par exemple du département de recherche de la défense (Army Research Office, fond 58344-MA) ainsi que de l’organisme public de financement de la recherche  équivalent du CNRS, la National Science Foundation, avec un financement d’un montant de 1 008 105 $ pour des recherches collectives (Fond DMS-0968309 : Mathématiques sur la criminalité urbaine à grande échelle). La problématique du financement public de la recherche au profit d’agents privés est rarement débattue, mais la question est cruciale tant nos sociétés technologiques fonctionnent grâce à ces modèles de connivence.

Pour approfondir la question, voir l’article Main basse sur la science publique : le «coût de génie» de l’édition scientifique privée.

Méthodes

La première partie de l’étude a porté sur la recherche d’informations que nous avons recoupées afin d’établir un profil complet du système développé par Predpol Inc.
Nous avons contacté la société Predpol Inc localisée à Santa Cruz (Californie, États-Unis) ainsi que la police du comté du Kent située au Royaume-Uni et utilisant Predpol depuis le mois de  décembre 2012. Les démarches envers elles n’ont donné aucune suite exploitable.
L’ensemble des informations recueillies provient d’articles de recherche, de sites internet (société Predpol Inc, services de police), de présentations du produit, de conférences en ligne, de bases de données publiques ainsi que de rapports confidentiels anonymisés et déclassifiés.

Pseudo-études et pseudo-expérimentations

L’étude la plus citée par les médias est une étude réalisée pendant six mois dans la division de Foothill à Los Angeles (Californie, États-Unis) en 2011. Pour autant, aucun article scientifique n’est paru à son sujet et les résultats promus par la société Predpol Inc et par les unités de Police sont trop peu développés, ils se sont avérés inexploitables. Par ailleurs, la gestion des données criminelles est effectuée par une société privée au niveau de la police de Los Angeles, « THE OMEGA GROUP ». Cette société rend accessible au public les données géo-référencées des délits par l’interface CrimeMapping.com™ mais les données sont restreintes aux délits récents (moins de six mois). Sans réponse de Prepol, sans publication, il n’a donc pas été possible d’étudier de manière sérieuse l’expérimentation.

La seule étude exploitable est l’étude théorique rétrospective effectuée avec des données de Chicago en 2014. Deux raisons nous ont amenés à nous concentrer sur le cas de Chicago. D’une part, les données sont publiques et libres d’accès3. La base de données contient un peu plus de 5 500 000 délits répertoriés de 2001 jusqu’à aujourd’hui avec pour champs : le type de délit, la description, les coordonnées GPS, l’heure, la date, etc. D’autre part, les seules études sujettes à une analyse approfondie ont été celles concernant la ville de Chicago avec un bref rapport (Predpol Inc, 2013)4 et une publication (Mohler, 2014)5 parue dans l’International Journal of Forecasting de Juillet-Septembre 2014. Cette dernière publication d’une revue scientifique à comité de lecture est la continuité du premier rapport mais développe une analyse beaucoup plus complète.

Interface cartographique

Un long travail a été de développer une interface web permettant d’afficher, tel Predpol, l’ensemble des délits présents dans une base de données sur une carte type OpenStreetMap. J’ai aussi pu reproduire le quadrillage réalisé par Predpol en me basant sur une capture d’écran. J’ai donc pu vérifier que les algorithmes développés fonctionnaient correctement en visualisant leurs effets sur la carte géographique.

Pour avoir un aperçu et tester l’application développée, c’est par ici : (disponible bientôt)

Simulations et analyses effectuées

Le but de l’étude fut donc de comparer les résultats obtenus par Predpol en terme d’efficacité de prédiction avec des méthodes d’analyse basique pour pouvoir évaluer l’efficacité propre de Predpol.

Base de données et conditions d’expérimentation.

J’ai téléchargé la même base de données qui est décrite dans les articles (Predpol Inc, 2013 et Mohler, 2014). Celle-ci concerne uniquement les homicides et délits avec armes à feu entre 2007 et 2012. J’ai utilisé les mêmes critères de sélection que Predpol et j’ai obtenu une base de plus de 78 000 données concernant les homicides, agressions sexuelles, voies de fait, coups et blessures, vols et ports d’armes illégaux.

Développement d’algorithmes concurrents

Voici comment nous avons procédé pour évaluer l’efficacité de nos prédictions : chaque jour nous avons généré une carte selon les différents algorithmes ainsi qu’un certain nombre de zones sélectionnées comme prédiction d’un ou plusieurs délits pour la journée. À la fin de celle-ci, il était compté le nombre de délits commis dans les zones précédemment choisies par rapport au nombre de délits commis dans toute la carte.

Exemple :

Exemple d'évaluation des algorithmes prédictifs
Figure 3 – Exemple d’évaluation des algorithmes prédictifs. L’algorithme 1 est plus performant.

Notion de points chauds

Une carte des points chauds est une carte représentant le taux de criminalité d’une zone géographique. On la représente habituellement comme une carte des températures avec une couleur bleue pour les zones avec peu de criminalité jusqu’au rouge pour les zones criminogènes. Le code couleur peut être défini par le nombre de délits enregistrés dans l’année.

Exemple de carte des points chauds de la ville de Chicago, États-Unis.
Exemple de carte des points chauds de la ville de Chicago, États-Unis.

Algorithmes mis en compétition avec Predpol

J’ai développé trois algorithmes et les ai comparés à Predpol.

  • Prédiction aléatoire : il est important de comparer la prédiction de Predpol au modèle le plus naïf. Cet algorithme fait des prédictions sans tenir compte du contexte (criminalité passée, densité de population…). Toutes les zones ont la même probabilité d’être désignées comme zone de prédiction (s’il y a 253 zones, chaque zone a 1 chance sur 253 d’être tirée au sort).
  • Prédiction aléatoire avec points chauds : cette technique est une amélioration de la précédente. Cette fois-ci, on prend en compte les spécificités du terrain. On effectue un tirage aléatoire pondéré par le taux de criminalité. Il y aura donc plus de chance qu’une zone à forte activité criminelle soit sélectionnée par l’algorithme.
  • Prédiction par meilleur rang avec points chauds : la prédiction par meilleur rang utilise les mêmes principes que les algorithmes avec points chauds pour la pondération. Cependant, c’est au niveau de la sélection que cela diffère : au lieu d’effectuer une sélection aléatoire, les zones à plus haut risque sont toujours choisies prioritairement, chaque division de la carte est triée par taux de criminalité, et les n-ièmes premières divisions sont choisies comme étant nos prédictions. En résumé, on envoie toujours les unités de police dans les quartiers chauds et dans les quartiers les plus chauds prioritairement.

Résultats et discussion

Rappelons-nous que l’on compare nos résultats à ceux de l’étude (Mohler, 2014). Le résultat principal de cette étude est l’obtention d’une courbe donnant la proportion p de crimes correctement prédits en fonction du nombre de cases prédites chaque jour. Le score p est mesuré comme étant le nombre de délits figurants à l’intérieur de toutes les cases générées par rapport au nombre total de délits constatés (Figure 3). Si l’on prend l’exemple de la figure 3, le score de l’algorithme 1 sera représenté par la coordonnée (4;0,6), le score de l’algorithme 2 sera représenté par la coordonnée (4;0,3).

Voici un exemple de graphique comparant les deux précédents algorithmes fictifs :

Comparaison graphique de deux algorithmes
Figure 4 – Comparaison graphique de deux algorithmes

Résultats obtenus

Le résultat principal de l’étude (Mohler, 2014) est l’obtention de la courbe que j’ai appelée « Predpol (Mohler, 2014) ». L’échelle choisie dans la publication (Mohler, 2014) diffère du précédent graphique (figure 4), ainsi,  le graphique n’est pas complet, c’est-à-dire qu’un zoom autour de l’origine a été effectué. Pour avoir un moyen de comparaison avec la figure 4, on peut se servir des droites « Aléatoire » qui devraient se superposer si les graphiques avaient effectivement les mêmes échelles.

Fraction de délits prédits versus nombre de cases prédites chaque jour
Figure 5 – Fraction de délits prédits avec succès entre 2010 et 2012
versus nombre de cases prédites chaque jour. — Comparaison avec la publication (Mohler, 2014, Fig. 1.)

Le principal résultat que l’on obtient est que l’algorithme le plus performant (meilleur rang) obtient des scores de prédiction très proches de la courbe (Mohler, 2014, Fig.1. « marked point process »). Sur l’intervalle [250,500] préconisé pour un déploiement à Chicago (Mohler, 2014), notre algorithme est légèrement plus performant. Pour une caractérisation plus précise, se référer à l’article joint.

Pourquoi obtient-on de tels résultats ?

La répartition spatiale des délits permet d’expliquer en partie l’efficacité d’un algorithme de meilleur rang comparé à des techniques plus fines utilisées par Predpol. La courbe (Figure 6) représentant la fraction de délits située dans une fraction d’espace donnée nous indique le fait que la répartition est très inégale. Lorsque l’on quadrille la ville, la plupart des délits on toujours lieu dans les mêmes secteurs, ainsi 80 % des délits à arme à feu ont eu lieu dans 20 % du quadrillage. Cette découverte relativise grandement l’autosatisfaction de Predpol qui se félicite de prédire 50% des délits en pointant 10.3% de la surface de la ville (Predpol Inc, 2013). Le graphique nous montre que 50 % des délits ont lieu dans 7,5 % de la ville. Étant donné que la criminalité évolue peu, il suffit de prédire toujours les mêmes lieux « à risque » pour être aussi performant que Predpol : c’est ce que démontre notre algorithme concurrent.

Répartition spatiale des délits
Figure 6 – Répartition spatiale des délits — Fraction de délit versus fraction
surfacique de la ville de Chicago

Conclusion

Les résultats obtenus avec l’analyse rétrospective, nous permettent d’avoir de sérieux doutes sur l’efficacité propre de Predpol en condition réelle. Ceci amène à continuer l’investigation en recontactant les auteurs des études (Predpol Inc, 2013 et Mohler, 2014) afin de les confronter à nos résultats. D’autres suites seront envisageables selon leur réponse.
Au-delà des aspects les plus techniques, on peut se demander, si la démarche de Predpol ne désyncrétise pas la question de la criminalité en laissant penser qu’il suffit de prédire les délits pour en diminuer le nombre. Predpol et sa médiatisation véhiculent ainsi une idée répandue, « simple » et séduisante oubliant de facto les facteurs sociologiques amenant aux comportements délictueux. La question fondamentale des inégalités de répartition des richesses est, par exemple, rarement débattue. En effet, cette réflexion est beaucoup plus impliquante à long terme qu’un logiciel spectaculaire.

Annexe

Article

L’étude (4 pages) peut être téléchargée ici :
Ismaël Benslimane, Étude critique d’un système d’analyse prédictive appliqué à la criminalité : Predpol®. CorteX Journal, 2014.

Interface cartographique

Pour avoir un aperçu et tester l’application développée, c’est par ici : (disponible bientôt).

Outils utilisés*

Pour traiter les données, nous avons utilisé un système de base de données MySql, l’interface cartographique a été développée en langage web (Html, PhP, Javasript), et l’algorithme de sélection en btree a été programmé en Python. Pour l’analyse des graphiques imprimés, nous avons utilisé Engauge-digitiser. Le traitement des données a été effectué avec Scidavis. Le traitement statistique fut réalisé avec le logiciel R.

*Tous ces logiciels ou technologie sont libres.

Bibliographie

Références

  • George O Mohler, Martin B Short, P Jeffrey Brantingham, Frederic Paik Schoenberg, and George E Tita. Self-exciting point process modeling of crime. Journal of the American Statistical Association, 106(493), 2011.
  • George O Mohler. Marked point process hotspot maps for homicide and gun crime prediction in chicago. International Journal of Forecasting, 30(3) :491–497, 2014.

Sites web

Bases de données

Rapports

Archéologie, idéologie – Nos ancêtres les germains, les archéologues au service du nazisme

Pour la saison 15 de l’UE Zététique & autodéfense intellectuelle, un groupe d’étudiants de licence, Valentin, Fabien, Alexandre et Pablo, a choisi un des thèmes que je leur soumettais : Un cas de science officielle ? L’archéologie au service du nazisme*. Je reprenais ainsi le sous-titre d’un ouvrage de l’historien Laurent Olivier qui fit son effet à la rentrée 2012 en abordant non seulement comment les Nazis instrumentalisèrent l’archéologie scientifique, mais aussi comment l’archéologie française doit pratiquement tout, en particulier son cadre légal, à cette période sombre. Cela explique-t-il pourquoi cette thèse a tant de mal à apparaître au grand jour en France, et n’a trouvé éditeur qu’en Suisse, chez Taillandier ?


Voici une entrevue avec l’auteur, par le Club Histoire.

Outre l’ouvrage de Laurent Olivier,  Nos ancêtres les Germains : les archéologues au service du nazisme (Taillandier, 2012) et l’ouvrage collectif Le sang et le sol : l’archéologie nazie en Europe de l’Ouest (Infolio, 2007), voici deux émissions de radio ayant traité ce sujet en septembre 2012.

« Intelligence avec l’ennemi » : les archéologues français ont-ils collaboré ?, Le salon noir, France culture, 19 septembre 2012, avec Laurent Olivier.

Écouter ici :

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Une analyse de l’émission est disponible ici

L’instrumentalisation politique de l’archéologie, dans La grande table, France culture, 18 septembre 2012, avec Pascal Blanchard (co-auteur entre autres du documentaire Zoos humains dont nous nous servons en cours – à voir ici), Gérard Mordillat, et Tobie Nathan (ethnopsychiatre dont les thèses, soit dit en passant, me laissent plus que perplexes tant elles sont empruntes de freudisme)

Écouter ici :

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CorteX_Langsdorff

Un peu plus ancienne, L’archéologie nazie en Europe de l’Ouest, émission, toujours du Salon noir  sur France Culture, le 25 avril 2007. Cliquer ici.

On pourra également lire L’autodestruction de l’archéologie allemande sous le régime nazi, (Vingtième Siècle. Revue d’histoire 2/2003 (no 78), p. 101-109) d’Alain Schnapp, professeur d’archéologie à l’université de Paris-I. .

Enfin, on pourra consulter le dossier des jeunes étudiants, qui bien entendu, contient des imperfections, mais montre que de tous jeunes étudiants de 1ère année, à plus forte raison de physique-chimie et non d’histoire, peuvent s’emparer de sujets fort complexes.  Télécharger ici

Vous avez vous aussi des ressources sur ce sujet ? Contactez-nous : contact@cortecs.org

Richard Monvoisin

Les Tsiganes ne sont pas des nomades

Dans la longue série des idées reçues en science politique, il en est une qui est d’autant plus pressante à dissiper qu’elle a des conséquences directes et actuelles sur l’une des populations les plus malmenées de France métropolitaine : le nomadisme des Rroms.


Démantèlement de campements Rroms en France, discriminations en Hongrie ou en Roumanie… Partout, les Tsiganes sont montrés du doigt. Et l’image d’une ethnie sans attaches nationales, valorisée par les institutions européennes, a paradoxalement conduit à les priver de certains de leurs droits. Toutes représentations qui méconnaissent l’histoire, la culture et les réalités romanis.

Pour creuser cette question, nous pouvons prêter l’oreille à Henriette Asséo (ci-contre), historienne, professeure à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS).

On pourra :

  • lire l’ouvrage Les Tsiganes. Une destinée européenne, Gallimard, coll. « Découvertes », Paris, 2010 ;
  • voir le film documentaire « Mémoires tsiganes, l’autre génocide« , Kuiv Productions – Mémoire magnétique, 2011 (co-réalisé avec Idit Bloch et Juliette Jourdan, primé aux Rendez-vous de l’histoire (Blois) (couverture ci-dessous) ;
  • écouter l’extrait de Là-bas si j’y suis, France Inter 5 octobre 2012:

    Télécharger ici.

CorteX_Memoires_tziganes