Blouse blanche, blouse transparente ? – Autodéfense intellectuelle et indépendance pharmaceutique dans la poche des blouses des médecins

Le CorteX a une caractéristique : n’entretenir aucun lien d’intérêt avec des entreprises privées. Nous avons souscrit à la charte très inspirée des professionnels de santé du FORMINDEP (voir ici) qui font un travail remarquable. Car si critiquer les médecines dites alternatives est une chose, critiquer le système pharmaceutique actuel est une autre gageure, probablement plus importante encore. C’est pourquoi nous soutenons le « manuel d’autodéfense intellectuelle » de la « troupe du Rire », collectif d’étudiants en santé. À mettre dans les poches de toutes les blouses blanches.

La Troupe du RIRE cherche, avec méthode, à sensibiliser les professionnels de la santé aux nombreuses techniques marketing des laboratoires pharmaceutiques, afin d’éviter d’être pris dans les mailles du filet des industries. Ce livret de 34 pages intitulé « Pourquoi garder son indépendance face aux laboratoires pharmaceutiques ? » a déjà été tiré à 2500 exemplaires en toute fin 2015. On peut consulter le livret sur le site du FORMINDEP, mais également le charger juste ici en pdf.

À offrir à tous nos médecins traitants, pharmaciens, kinés, sage-femmes, brancardiers, étudiant-es (et vous pourrez y rajouter l’article La médecine et ses alternatives, quelques éléments d’autodéfense pour militants-es).


Pour une petite introduction à ces questions d’indépendance des études de santé vis-à-vis de l’industrie, on peut écouter quelques extraits audio ici de témoignages ; de même, une vidéo courte est disponible ci-dessous, avec son script reproduit.

La couleur qui symbolise la santé ? Le blanc, comme celui des blouses de médecins !
Mais qui dit blanc ne dit pas forcément transparent. L’industrie pharmaceutique est, avec la banque, la plus profitable du monde1. Dans le budget d’un laboratoire, le marketing est désormais le premier centre de coût, devant la recherche et le développement2.
Des gros sous pour entretenir avec les professionnels de santé… un dialogue sonnant et trébuchant. Il faut dire qu’avec 18 000 visiteurs médicaux employés en France, l’industrie sait entretenir les contacts3. 333 visites par médecin en moyenne chaque année4, soit un coût de 25 000 € par professionnel5, un record en Europe !

Pas étonnant que des propos alarmistes se fassent entendre :

« L’influence de l’industrie pharmaceutique est hors de tout contrôle. Ses tentacules s’infiltrent à tous les niveaux, médecins, patients, régulateurs, chercheurs, associations caritatives, universités, médias, soignants et politiciens. Ses multinationales planifient, sponsorisent, orchestrent et contrôlent les publications sur tous les essais de médicaments. Sa réputation est aujourd’hui très mauvaise. Il faut de grands changements. »

Sauf que là, cet extrait est tiré d’un rapport du Parlement britannique repris dans The Lancet6, l’un des journaux médicaux les plus réputés au monde !
Cette situation pas terrible-terrible s’explique – entre autre – par l’absence de formation des professionnels de santé pour se prémunir de l’influence de l’industrie.
Un constat plutôt fâcheux… Heureusement, l’Organisation Mondiale de la Santé publie en 2009 un manuel d’enseignement pour remédier à la situation : « Comprendre la promotion pharmaceutique et y répondre », traduit par la Haute Autorité de Santé en 20137.
Mais quand on fait ses études de médecine, on ne prend pas forcément le temps de lire un manuel de 180 pages qui n’est malheureusement même pas au programme.

Du coup, NOUS – collectif d’étudiants en médecine de La Troupe du Rire avons résumé et adapté le fameux rapport de l’OMS. Ça donne ça : ce livret – petit mais costaud : il tient dans la poche d’une blouse blanche – analyse les principales techniques utilisées par l’industrie et cherche à déterminer leur impact :

  • Conduite de la recherche clinique,
  • financement de la formation continue des médecins à 98%8,
  • leaders d’opinion recrutés parmi les professeurs de médecine les plus influents,
  • cadeaux,
  • voyages,
  • financement et publicité dans des revues spécialisées,

et bien d’autres manières encore, de tisser des liens d’intérêts avec les professionnels de santé !
Il met aussi à disposition des ressources pour se former et s’informer de manière indépendante (eh oui c’est tout à fait possible!)

Le livret fait des propositions concrètes pour faire face aux situations où l’on est confronté directement à cette influence, à l’université, à l’hôpital ou dans son cabinet.
Nous attendons toujours qu’une véritable formation soit donnée aux futurs professionnels de la santé sur ces influences contraires à l’intérêt des patients…
Pour combler ce vide, il faut nous informer et nous former par nous-mêmes.
Si comme nous, vous souhaitez mettre à l’ordre du jour les questions de formation des professionnels de santé face à l’influence des laboratoires : aidez-nous à financer l’impression de ce livret pour le faire connaître !

Pour contacter le collectif de la Troupe du RIRE : rire.sue (at) gmail.com

Audio – L'État d'urgence : une mesure inutile et contre-productive. Par C. Egger

À la question d’une journaliste de la BBC demandant jusqu’à quand l’état d’urgence sera prolongé ? Le premier ministre français Manuel Valls répondait le vendredi 22 janvier depuis Davos (Suisse): « Le temps nécessaire. Nous ne pouvons pas vivre tout le temps avec l’état d’urgence. Mais tant que la menace est là, nous pouvons utiliser tous les moyens ». « Cela peut être pour toujours ? » relançait l’intervieweuse. « Jusqu’à ce qu’on puisse, évidemment, en finir avec Daech », déclarait alors le chef du gouvernement. 1

L’état d’urgence se justifierait donc, selon le chef du gouvernement par la réponse à une menace sans précédent et viserait à doter le gouvernement de tous les moyens nécessaires pour y mettre un terme. Convié à discuter de l’efficacité de l’état d’urgence pour répondre au risque d’attentats sur sol français, le CORTECS s’est proposé via notre politiste, Clara Egger, de soumettre à l’épreuve des faits les arguments du gouvernement français.

Dans un exposé de 25 minutes, en trois parties, C. Egger détaille l’histoire de l’utilisation de l’état d’urgence, et apporte des éléments d’évaluation de son efficacité face aux deux types d’ennemis qu’il cible : l’État islamique d’une part et les jeunes radicalisés de l’autre. 

Enregistrement effectué lors de la conférence : « État d’urgence : une nécessité », mardi 9 février 2016 à la maison des avocats.

Télécharger là.

Pour poursuivre la discussion, voici deux autres mini-conférences de C. Egger :

Rapport CORTECS CNOMK : l'ostéopathie crânienne à l'épreuve des faits

En 2014, nous avions réalisé un rapport à la demande du Conseil national de l’ordre des kinésithérapeutes (CNOMK) portant sur le niveau scientifique de la biokinergie. Nous avons par la suite de nouveau été sollicités par le CNOMK afin d’évaluer le niveau scientifique de l’ostéopathie. Devant l’ampleur de la tâche, et  de par les ramifications souvent mal définies de cette pratique, nous nous sommes penché.e.s dans un premier temps sur l’évaluation de l’ostéopathie dite « crânienne » : Rapport CORTECS – Ostéopathie crânienne. Voici un résumé de ce  document de 286 pages pour lequel nous nous sommes efforcé.e.s de décrire le plus précisément et rigoureusement possible les méthodologies de recherche et d’analyse déployées. Pour plus de détails techniques, se rapporter directement au rapport. Des remarques, des questions ? Nous vous invitons à lire la partie QFP à la fin de cet article. 

Résumé

Dans les années qui suivirent l’ouverture des premières formations en ostéopathie par Andrew Taylor Still en 1892, certains praticiens élaborèrent à leur tour des enseignements et furent à l’origine de nouveaux concepts et courants ostéopathiques, dont on retrouve trace dans le paysage ostéopathique actuel, notamment dans les contenus des programmes de formation en France et dans le monde. L’ostéopathie crânienne est le nom d’un de ces courants, donné par son fondateur, William Garner Sutherland (1873-1954). C’est dans les années 1920 qu’il commença à élaborer les concepts et techniques crâniens à partir de l’observation minutieuse des os du crâne et de la face de son squelette Mike, de l’œuvre d’Andrew Taylor Still, et notamment l’importance que celui-ci accordait au rôle du liquide céphalo-rachidien (LCR) ; mais le choc vint de la contemplation d’un crâne de la collection de Still et de l’analogie qu’il fît entre la forme de l’os sphénoïde et celle des ouïes de poissons, « indiquant une mobilité pour un mécanisme respiratoire ».

William Garner Sutherland (1873-1954), fondateur de l'ostéopathie crânienne (Source : Wikipedia, image libre de droit)
William Garner Sutherland (1873-1954), fondateur de l’ostéopathie crânienne. ( Source : Wikipédia )

De là naquît le concept central de l’ostéopathie crânienne, repris par tous les principaux continuateurs de Sutherland (Viola Frymann, Harold Magoun, John Upledger etc.) : le mouvement respiratoire primaire. Actuellement, deux grandes approches conceptuelles des pratiques crâniennes se distinguent, tant à l’échelle française qu’internationale et s’inscrivent dans la continuité des enseignements de Sutherland :

– une approche que l’on pourrait qualifier de « biomécanique » et qui tend à valider scientifiquement ses concepts ;

– une approche qui se qualifie elle-même de « biodynamique » et qui ne tend pas ou très peu à valider scientifiquement ses concepts et fait régulièrement appel à des concepts mystiques, tels que celui de souffle de vie initialement décrit par Sutherland.

Sutures d'un crâne humain qui rendraient possible une mobilité intrinsèque, interne, inhérente à l'intérieur du crâne, qui créerait des mouvements infimes, mais détectables, entre les différents os.
Sutures d’un crâne humain qui rendraient possible une mobilité intrinsèque, interne, inhérente à l’intérieur du crâne, et qui créeraient des mouvements infimes, mais détectables, entre les différents os.

À partir de la lecture des textes des fondateurs et des continuateurs de l’ostéopathie crânienne, puis de la fréquentation des documents issus des principales institutions enseignant ou promouvant la discipline, et enfin de l’analyse de notre synthèse sur les différents concepts du champ crânien, le tout, enfin, assorti des revues de littérature antérieures portant sur ce sujet, nous avons dégagé les hypothèses relevant de l’anatomie, de la biomécanique, de la physiopathologie et de la physiologie humaine sur lesquelles reposent ces pratiques. Aucune des hypothèses qui font la spécificité des fondements physiopathologiques de l’ostéopathie crânienne n’est vérifiée. Les hypothèses dont la vérifiabilité est totalement ou partiellement avérée à l’issue de nos revues de littérature systématique sont en fait des hypothèses non spécifiquement ostéopathiques – c’est le cas par exemple de la circulation du LCR dans l’encéphale.

À l’issue de notre revue systématique de littérature sur les procédures d’évaluation issues de l’ostéopathie crânienne, nous n’avons trouvé aucune preuve en faveur des reproductibilités intra et inter-observateurs de ces procédures. La majorité des études existantes et disponibles échouent à mettre en évidence ces reproductibilités pour tous les paramètres considérés et ce malgré des risques de biais souvent favorables à l’émergence de résultats positifs.

À la clôture de notre revue de littérature sur ce thème, nos résultats montrent que les preuves méthodologiquement valables et favorables à une efficacité spécifique des  techniques et des stratégies issues de l’ostéopathie crânienne sont pratiquement inexistantes. Ces résultats convergent avec toutes les revues de littérature déjà menées sur le sujet.

En définitive, les résultats de nos différentes revues et analyses de la littérature scientifique indiquent clairement que les thérapies s’y rapportant sont à ce jour dépourvues de fondement scientifique. On aurait pu le subodorer dès leur invention, puisque très rares sont les concepteurs de « théories » cranio-sacrées ayant pris le soin élémentaire d’étayer leur pratique d’un quelconque élément de preuve. Cela montre une évidente défaillance épistémologique des fondateurs, mais également des continuateurs qui ont continué d’empiler des briques plus ou moins mal façonnées sur un marécage sans point d’appui.

Souscrivant à l’Onus probandi, un thérapeute quelque peu scientifique aurait assurément pu, à l’instar de Christopher Hitchens, réfuter sans preuve ce qui était affirmé sans preuve. Avec le soutien du CNOMK, nous avons accepté de faire le travail laborieux qui revenait logiquement aux prétendants. De fait, alors que nous pensions qu’il n’y avait pas a priori de raison scientifique de défendre cette discipline, désormais nous le savons. N’étant pas prescripteurs de recommandations, nous nous sommes limités à une analyse impartiale, et c’est cette analyse qui mène à l’énoncé suivant : rien n’encourage aujourd’hui à la mise en place de ces thérapies dans le cadre d’une prise en charge raisonnée de patients.

QFP (questions fréquemment posées)

Ce rapport a été relayé sur différents sites et réseaux sociaux, certains d’entre-eux permettant l’édition de commentaires. Nous ne sommes pas en mesure de lire et répondre à tous ces commentaires mais nous répondrons bien volontiers aux remarques et questions qui :

– concernent strictement le contenu de ce rapport (l’évaluation scientifique de l’ostéopathie crânienne) ;

– nous parviennent directement ( contact@cortecs.org ) ;

– ont un ton courtois et ne font pas d’attaque à la personne ;

– sont étayées avec des références précises et accessibles ;

– ne sont pas déjà traitées dans le rapport.

R. Monvoisin, G. Bronner, éléments de pensée critique utiles à la prévention des dérives sectaires

Voici l’exposé « éléments de pensée critique utiles à la prévention des dérives sectaires » effectué par Richard Monvoisin, en octobre 2015, lors des 40 ans de l’ADFI (Association de défense de la famille et de l’individu) Île de France, qui fait de la prévention vis-à-vis des dérives sectaires. S’ensuit également la présentation du collègue sociologue Gérald Bronner. 

Précision : le Tshirt de Richard est une création de francois-B.

Retour sur l’Histoire – Robespierre sans masque

En novembre 2015, Maxime Carvin (pseudo) a publié dans le Monde Diplomatique (novembre 2015, page 3) un article revisitant un lieu commun historique sur Robespierre. Nous en faisons notre beurre, chaque idée fausse éventée sur l’histoire venant ossifier nos arguments. Ainsi, il est des mythes tenaces, des stéréotypes collants, des images d’Épinal, qui par leur déconstruction nous apprennent des choses sur la façon dont parfois notre opinion est manufacturée.
Merci à Maxime et au Monde Diplomatique de nous permettre de reproduire cet article.

La première phase de la Révolution française, visant le renversement du pouvoir absolutiste, fait l’unanimité, ou presque : ne vient-elle pas donner corps à l’esprit des Lumières ? Mais la suite divise violemment. Notamment au sujet de Robespierre, qui, selon certains, conjuguerait tous les vices antidémocratiques : le populisme et l’extrémisme. De quoi se méfier de tout projet radical…

 

En décembre 2013, un laboratoire annonce avoir reconstitué, à partir d’un moulage mortuaire, le « vrai visage » de Maximilien de Robespierre. Les historiens s’étonnent que le résultat ressemble si peu aux portraits d’époque et émettent de sérieux doutes. Il n’empêche : le portrait aura les honneurs des médias. C’est que, authentique ou non, ce Robespierre retrouvé a le physique de l’emploi. Mâchoire carrée, front bas, regard fixe : l’air patibulaire d’un boucher de la Villette, vérolé de surcroît. Tout le monde comprend : voilà une tête de coupeur de têtes.

Quelques mois plus tard, nouvel accès d’antirobespierrisme. La bande-annonce du jeu vidéo Assassin’s Creed Unity, situé dans le Paris de la Révolution, est mise en ligne. Dans un chaos d’images grand-guignolesques surgit un orateur écumant. C’est Robespierre. La voix off, caverneuse, explique : cet homme « aspirait à contrôler le pays. Il prétendait représenter le peuple contre la monarchie. Mais il était bien plus dangereux que n’importe quel roi ». Les scènes d’égorgement succèdent aux scènes de fusillade et les décapitations aux noyades. Bref, le « règne de Robespierre » n’est qu’une litanie de massacres, qui a « rempli des rues entières de sang ».

Ces deux épisodes ne sont pas des cas isolés. Tantôt c’est un magazine à grand tirage qui dépeint l’Incorruptible en « psychopathe légaliste », en « forcené de la guillotine » (Historia, septembre 2011), tantôt un documentaire qui, sur France 3, le présente comme le « bourreau de la Vendée » (3 et 7 mars 2012). Le comédien Lorànt Deutsch, reconverti dans l’histoire bas de gamme, imagine, dans son best-seller Métronome (Michel Lafon, 2009), un Robespierre profanateur de tombeaux. L’essayiste Michel Onfray, bizarrement entiché de Charlotte Corday, pourfend, sur son site, l’« engeance » robespierriste. Pedro J. Ramirez, vedette du journalisme espagnol, consacre un lourd pavé au « coup d’Etat » ourdi par Robespierre « contre la démocratie » (1). Michel Wieviorka, sociologue multicarte, n’hésite pas à comparer l’Organisation de l’Etat islamique à « la France de Robespierre » (2). Quant à l’éditorialiste Franz-Olivier Giesbert, il s’alarme à intervalles réguliers du retour du personnage, en qui il voit l’incarnation du « ressentiment social », voire un « précurseur du lepénisme ». Pour d’autres, il ne suffit pas de noircir la mémoire de Robespierre : il faut l’effacer. À Marseille, à Belfort, des maires ont entrepris de débaptiser les places qui portent son nom. Entre approximations, calomnies et escamotages, la damnatio memoriae s’accomplit.

Un ennemi du genre humain ?

Rien de bien neuf, à vrai dire, dans cette démonologie grand public. Les historiens Marc Bélissa et Yannick Bosc (3) montrent que la légende noire a débuté du vivant de l’homme. Quand le député d’Arras commence sa carrière, les gazettes se plaisent à écorcher son nom et moquent son obstination à « parler en faveur des pauvres ». Mirabeau, retors pour deux, ricane de ce jeune orateur qui « croit tout ce qu’il dit ». Puis ce sont les Girondins qui l’accablent. Jean-Marie Roland, ministre de l’intérieur, subventionne la presse qui lui est hostile, et le député Jean-Baptiste Louvet l’accuse d’aspirer à la dictature.

La chute de Robespierre, le 9 thermidor (27 juillet 1794), ne suffit pas à apaiser ses ennemis. Thermidoriens et contre-révolutionnaires ont la passion de la revanche. Des pamphlets, et bientôt un rapport officiel, prêtent au député abattu d’abracadabrants projets. On évoque un complot visant à instaurer une théocratie. On parle d’un plan de « guillotine à sept fenêtres », qui devait permettre d’accélérer le « nationicide », d’un « sanguiduc » monumental destiné à évacuer le sang des victimes hors de Paris, d’une « tannerie de peaux humaines » censée fournir des souliers pour les sans-culottes. On divague sans fin sur l’enfance, les mœurs, la psychologie du chef montagnard.

À Robespierre, vrai diable, on reprochera, décennie après décennie, tout et son contraire. Il est pâle — trop pâle pour être honnête — mais se repaît du sang des autres. C’est un petit avocat de province, un médiocre — mais c’est aussi un génie du mal, plus redoutable que Néron. Pour les uns, il est intransigeant jusqu’au crime ; pour d’autres, c’est un hypocrite, un vendu. Il est décrit ici comme un pur esprit, abstinent, puceau même ; ailleurs comme un franc débauché. Orateur embarrassé ou tribun envoûtant ? Aspirant pontife ou destructeur de la religion ? Maniaque de l’ordre ou promoteur d’anarchie ? Peu importe quel Robespierre on forge : l’essentiel est qu’il soit repoussant.

Ce concours de calomnies va s’insinuer dans l’imaginaire collectif et nourrir, au fil du temps, une abondante littérature. On en retrouve l’écho, plus ou moins atténué, chez certains romantiques ; chez les historiens bourgeois des années 1830, qui ne pardonnent pas à Robespierre sa radicalité ; chez Jules Michelet, écrivain inspiré mais historien parfois approximatif ; et jusque chez Alphonse Aulard, pionnier des études révolutionnaires en Sorbonne, qui voyait Robespierre comme un cagot et lui préférait la vigueur canaille d’un Danton.

On pouvait penser que le développement, au XXe siècle, d’une histoire de la Révolution moins littéraire balayerait définitivement ces poncifs. Mais François Furet allait, à partir des années 1960, leur donner une nouvelle jeunesse — et un tour plus élégant. Communiste repenti devenu un essayiste libéral influent, il s’attaqua à ce qu’il appelait le « catéchisme révolutionnaire » et proposa une nouvelle lecture de la Révolution : d’un côté 1789, la bonne révolution, celle des élites éclairées ; de l’autre 1793, le « dérapage », l’irruption brutale des masses dans la politique.

Dans ce nouveau dispositif narratif, Robespierre devient le symbole d’une Révolution qui, après une parenthèse enchantée, s’emballe et se fourvoie. Furet le présente comme un « manœuvrier », qui sait s’appuyer sur « l’opinion populaire » et sur la redoutable « machine » politique que constituent les clubs jacobins. Mais il y a aussi, derrière les habiletés du politicien, une dimension pathologique : le Robespierre de Furet est emporté par son obsession du complot, sa surenchère démocratique, sa logorrhée utopique, qui mènent inévitablement à la Terreur et au totalitarisme. Ce portrait amalgamait des idées et des images empruntées à diverses traditions de l’anti-robespierrisme. Mais Furet, en écrivain subtil, sut donner à cet alliage les allures de la nouveauté.

Son interprétation, lourde d’arrière-pensées politiques, rencontra un écho favorable dans le contexte des années 1970 et 1980, entre mobilisations antitotalitaires et conversion libérale des socialistes français. Elle trouva sa traduction cinématographique avec le Danton d’Andrzej Wajda (1983), qui jouait lourdement de l’analogie entre le Paris de la Convention et la Pologne de Jaruzelski, et utilisait la figure de Robespierre pour évoquer les logiques du stalinisme. Elle triompha dans les célébrations ambiguës du bicentenaire et, relayée par des disciples moins inspirés, s’enracina dans le public semi-savant.

Mais cette offensive n’a pas suffi à éteindre tout intérêt pour Robespierre. La recherche s’est poursuivie. La Société des études robespierristes (SER), fondée en 1908 par l’historien Albert Mathiez, pilote une édition des Œuvres complètes qui comptera bientôt douze volumes. En dehors même des cercles savants, l’intérêt est sensible. La souscription lancée en mai 2011 par la SER pour racheter des manuscrits vendus par Sotheby’s a suscité la mobilisation de plus d’un millier de souscripteurs. Sur Internet, les conférences qu’Henri Guillemin, historien non conformiste et grand défenseur de l’Incorruptible, consacra à la Révolution connaissent un franc succès. Dans les librairies, même tendance. Robespierre, reviens ! (4), petit plaidoyer dense et vigoureux, s’est écoulé à plus de 3 000 exemplaires et se vend encore. Le livre Robespierre. Portraits croisés (5), un ouvrage collectif de facture plutôt universitaire, connaît — à la surprise des auteurs — un nouveau tirage. Hasard ou signe des temps, les éditeurs republient aussi plusieurs classiques de la tradition robespierriste, comme le récit par Philippe Buonarroti de la Conjuration des Egaux (6) ou la prodigieuse Histoire socialiste de la Révolution française de Jean Jaurès (7).

Surtout, les lecteurs disposent depuis peu d’une nouvelle biographie de référence, due à l’universitaire Hervé Leuwers (8). Le personnage qu’on y découvre est assez éloigné du dictateur féroce de la légende. Un ambitieux, Robespierre ? Il n’a jamais accepté qu’avec réticence les charges qui lui étaient offertes et a même choisi, lorsqu’il était député de la Constituante, de ne pas se représenter à la Législative, incitant ses collègues à faire de même pour « laisser la carrière à des successeurs frais et vigoureux ». Un ennemi du genre humain ? Il s’est prononcé pour la pleine citoyenneté des Juifs et contre le système colonial. Un tyran ? Il a défendu, très tôt et très seul, le suffrage universel, s’est battu pour le droit de pétition et la liberté de la presse, et n’a pas cessé de mettre en garde les citoyens contre la force militaire et les hommes providentiels. Un centralisateur totalitaire ? Il a théorisé la division du pouvoir et condamné « la manie ancienne des gouvernements de vouloir trop gouverner ». Un fanatique sanguinaire ? Il a longtemps réclamé la suppression de la peine de mort et un adoucissement des sanctions. Résolu à frapper les ennemis de la Révolution, il a néanmoins appelé à ne pas « multiplier les coupables », à épargner les « égarés », à « être avare de sang ». Et si, face aux périls qui menaçaient la République, il s’est rallié à la politique de Terreur, il n’en a jamais été le seul responsable, ni même le plus ardent.

Pourquoi, alors, cet acharnement ? Sans doute parce qu’il y a, derrière son nom et son action, quelques principes irréductibles et qui dérangent. Comme le rappelait le philosophe Georges Labica (9), il a toujours prétendu parler pour le peuple et n’a jamais voulu reconnaître aux possédants la moindre prééminence. Sa crainte, c’est qu’à la vieille « aristocratie féodale » renversée par la Révolution ne vienne se substituer une « aristocratie de l’argent ». Toute son action procède de ce tropisme fondamental. Dans l’ordre politique, il s’élève contre le suffrage censitaire et défend une conception extensive de la souveraineté populaire. Dans le domaine social, il veut borner le droit de propriété et limiter la liberté du commerce quand ceux-ci vont contre le droit naturel du peuple à l’existence. En défendant ainsi « la cause du peuple », Robespierre est devenu le symbole de la Révolution dans sa phase haute, radicale et populaire. Par métonymie, son nom désigne un moment de politisation massive, d’intervention populaire et d’invention sociale sans précédent ; un moment dont les régimes ultérieurs s’efforceront de conjurer le souvenir. Se réclamer de Robespierre, c’est d’abord rappeler que la Révolution n’est pas terminée et reprendre le programme ébauché au cours des débats sur la Constitution de 1793 : celui d’une république exigeante, démocratique et sociale.

C’est pourquoi, comme l’indique l’historien Jean-Numa Ducange (10), la figure tutélaire de Robespierre accompagne les luttes politiques du XIXe et du premier XXe siècle. Après Thermidor, Gracchus Babeuf juge qu’il faut, pour raviver la démocratie, « relever le robespierrisme ». Albert Laponneraye, insurgé des Trois Glorieuses, s’efforce de réhabiliter celui qu’il appelle l’« homme-principe ». Louis Blanc, quarante-huitard de choc, rédige une vaste Histoire de la Révolution qui lui rend hommage. Et, deux générations plus tard, le grand Jaurès se prononce clairement : « Ici, sous ce soleil de juin 1793 (…), je suis avec Robespierre, et c’est à côté de lui que je vais m’asseoir aux Jacobins. Oui, je suis avec lui parce qu’il a à ce moment toute l’ampleur de la Révolution. »

Robespierre répétait qu’il n’y a ni démocratie ni liberté sans égalité. Il affirmait que la politique n’est pas une carrière, demandait qu’on limite le cumul des magistratures et qu’on renforce le contrôle des représentants. Il niait que « le droit de propriété puisse jamais être en opposition avec la subsistance des hommes », et refusait que les intérêts privés l’emportent sur l’intérêt public. À ceux qui voulaient répondre aux émeutes par la loi martiale, il rétorquait qu’il fallait « remonter à la racine du mal » et « découvrir pourquoi le peuple meurt de faim ». Aux Girondins qui brûlaient de déclarer la guerre aux princes d’Europe, il rappelait que la liberté ne s’exporte pas avec des « missionnaires armés ».

Il n’est pas question, bien sûr — Mathiez le rappelait déjà il y a un siècle — de « brûler des cierges en l’honneur » de l’idole Robespierre, ni de « lui donner toujours et en tout raison ». Mais qui peut prétendre qu’un tel homme n’a plus rien à nous dire ?

Maxime Carvin

Pseudonyme d’un doctorant en sciences sociales.

Best of – les meilleurs dossiers Z du semestre 21, décembre 2015

Dans l’édition de décembre du Monde Diplomatique est paru un article co-écrit par Richard Monvoisin et Nicolas Pinsault. Ils y soulèvent une nouvelle fois l’importance de l’enseignement et de la mise en place de la démarche scientifique chez les professionnel.le.s de santé et notamment chez les kinésithérapeutes. Le titre initial, dont les auteurs étaient très fiers, était « La kinésithérapie : entre la poire et le faux mage », mais le journal a changé le titre, perdant en route, à notre grand dam, l’essence du jeu de mot. Qu’importe ! Voici l’article. Les lignes introductives sont rédigées par le journal. En bas, une réaction parue dans le Monde diplomatique de mars 2016, et notre réponse.

L’objectif à terme serait de mettre tous les dossiers réussis depuis dix ans. J’ai réussi à le faire le semestre passé (ici). En attendant, en décembre 2015 m’ont été rendu 65 travaux, dont voici à mon avis les plus stimulants. Bien sûr il y a des coquilles, des fautes d’orthographes, des maladresses, mais pour des étudiant-es commençant leur parcours universitaire, on aura vu bien pire. Bravo à elles/eux.

L’existence de Jésus de Nazareth est-elle plausible ? par Chedli TAÏEB, Léa LECLERCQ, Laure CHARDON et Christophe ARNOLD. Télécharger là.

L’indignité nationale, entre droit et déshonneur, par Fadila M., Jean-Loup DE SAINT-PHALLE. Télécharger ici.

Expérience sur l’effet mouton-chèvre, par Salomé VINCENT, Jérémy RASCHELLA, Chloé VELLA, Williams RANDY et Émeline MERCADIER. Télécharger ici.

Est-il raisonnable de faire partie d’une chaîne de Ponzi ? Par Cédric AUVRAY, Borana DOLLOMAJA, David-Antoine HAEUSLER et Julien SORBIER. Télécharger là.

Les attaques de la Bête du Gévaudan étaient-elle l’œuvre d’animaux sauvages, une entreprise criminelle, ou ont-elles une autre origine ? Par Nihal SATIA, Johan ARONS, Baptiste VALLET SIMOND et Marion USE. Télécharger ici.

Les médias ont-ils la capacité d’offrir une approche pragmatique du « Deep Web » ? Par Vincent AUBERT, Benjamin BESNIER, Florian MARCO et Romain THEVENON. Télécharger ici.

Pourquoi observe-t-on une phase de déclin tous les quatre ans chez les lemmings ? par Opale COUTANT, Bartholomé CLERC, Lilia DOUISSI, Kamal LAGHZIOUI et Thomas LOALENEUR. Télécharger là 

L’influence de l’autorité d’un médecin sur le comportement des individus, par Ariane ANCRENAZ, Samuel ATHANASE, Quentin FAIDIDE, Titouan GIROD et Margaux PLESSIS. Télécharger là.

Pouvons-nous légitimement penser que la création/diffusion du virus du sida serait une conséquence d’activités humaines dans la deuxièmes moitié du vingtième siècle ? Par Enzo GIOVANNITTI, Louis REYNOUARD, Sophie PAUCHON et Andréa PRUD’HOMME. Télécharger ici.

Il était une fois en Inde, un bébé qui prenait feu – La définition de la combustion « spontanée » est-elle pertinente dans le cas de Rahul ? Par Lucie DROUIN, Lucas GARNIER, Kévin GAZOUFER, Maureen GENTIL et Ophélie JOBERT. Télécharger là.

Comment le syndrome des faux souvenirs se manifeste-t-il en France ? Dans quellle mesure est-il pris en compte au niveau juridique ? Par Maëla MAGAGNIN et Perrine MOLLIEX. Télécharger là.

La théorie des chemtrails est-elle viable scientifiquement ? Par Manon GARNIER, Sarah LAROUI GAYMARD, Etienne LASSALAS et Noémie LHOTE. Télécharger ici. 

Les miroirs ardents d’Archimède ont-ils été une arme plausible lors du siège de Syracuse en -215 av JC ? Par Pierre AGNESE, Antoine FERE, Pauline MAIER, Maëva PASTOR et Frédéric PERIGNON.  Télécharger ici.

 

Richard Monvoisin

Vidéo – L’ostéopathie en question, Albin Guillaud

Nos collègues de l’Observatoire zététique organisent régulièrement des conférences à Fontaine (38) ouvertes à tou-te-s. Albin Guillaud a été invité à cette occasion le 20 mai 2015 pour présenter une conférence intitulée L’ostéopathie en question qui s’est poursuivie par des questions-réponses.  La prestation a été enregistrée par l’Observatoire zététique. Des problèmes techniques ont été rencontrés, nous nous excusons par avance pour la qualité de l’enregistrement ; le port d’écouteurs audio est vivement recommandé.

Résumé

La reconnaissance légale du titre d’ostéopathe est effective en France depuis 2002. Pourtant, l’approche ostéopathique dite indifféremment “non conventionnelle”, “alternative” ou “complémentaire” est encore objet de vives critiques. Dès lors, difficile pour le patient d’analyser objectivement la validité de cette pratique et de faire le tri parmi les différentes informations souvent contradictoires. Que recouvre exactement ce vocable “d’ostéopathie” ? Quels sont ses principes, ses champs d’applications ? L’ostéopathie a-t-elle une efficacité thérapeutique propre ?

Albin Guillaud, membre du CORTECS et de l’Observatoire zététique, a souhaité répondre à ces questions en apportant un éclairage scientifique et zététique sur cette pratique en vogue.

Vidéo

 Télécharger le diaporama.

Suite à la diffusion de cette vidéo sur le groupe Facebook de l’Observatoire Zététique de Grenoble, un commentaire appelant une réponse a été posté et nous a été signalé par un membre de l’Observatoire. Le commentaire brut ainsi que la réponse sont présentés ci-dessous1.

Commentaire d’un auditeur

Merci beaucoup pour pour cette conférence très bien menée. Quelques questions à l’auteur :

La conférence porte sur l’efficacité de l’ostéopathie mais la méta analyse choisie de Mencke parle des Spinal Manipulative Traitement (SMT) et non de l’Ostepathic Manipulative treatement (OMT), qui est une approche systemique différente. Pourquoi ne pas avoir parler de la Meta analyse Franke et Fryer 2014 (http://www.ncbi.nlm.nih.gov/pubmed/25175885) qui ne prend en compte que l’OMT. Est ce une forme de cherry picking pour aller dans le bon sens voulu du conférencier ou est ce un oubli ?

A propos de la fiabilité inter examinateur du diagnostic de dysfonction somatique (somatic dysfunction qui est défini dans l’ICD10) et non lesion ostéopathique qui est un terme abandonné depuis les années 50, quelques ref qui aurait pu être lu avant de dire qu’il n’y a rien de fiable :
Degenhardt, B.F., Snider, K.T., Snider, E.J., & Johnson, J.C. Interobserver reliability of osteopathic palpatory diagnostic tests of the lumbar spine: improvements from consensus training. J Am Osteopath Assoc 2005;105:465-473.
Snider, K.T., Johnson, J.C., Snider, E.J., & Degenhardt, B.F. Increased incidence and severity of somatic dysfunction in subjects with chronic low back pain. J Am Osteopath Assoc 2008;108(8):372-8.
Snider, K.T., Johnson, J.C., Degenhardt, B.F., & Snider, E.J. Low back pain, somatic dysfunction, and segmental bone mineral density T-score variation in the lumbar spine. J Am Osteopath Assoc 2011;111(2):89-96.

Enfin à propos de l’effet tiroir, il faut souligner qu’il n’y a pas de financement (ni privé car pas d’interet de vendre un produit, ni publique car ils ne font pas parti du systeme de santé publique) pour la plupart des études et c’est souvent de leur poche que les ostéo qui font de la recherche le font sur leur temps libre, et ils sont motivés par l’analyse critique de leur pratique et il n’y a pas d’intéret financier et donc certainement l’effet tiroir est certainement moindre que dans la publi biomédicale pharmaceutique.

Enfin concernant l’impact sociétal, je ne partage pas le point de vue de l’auteur mais plutot celui de Dagenais et al (A systematic review of low back pain cost of illness studies in the United States and internationally. Spine J 2008, 8:8–20) qui montre que l’impact économique des low back pain est énorme et que l’effet sur la qualité de vie est important

Réponse d’Albin Guillaud

Les différentes portions du commentaire sont reprises.

La conférence porte sur l’efficacité de l’ostéopathie mais la méta analyse choisie de Mencke parle des Spinal Manipulative Traitement (SMT) et non de l’Ostepathic Manipulative treatement (OMT), qui est une approche systemique différente. Pourquoi ne pas avoir parler de la Meta analyse Franke et Fryer 2014 (http://www.ncbi.nlm.nih.gov/pubmed/25175885) qui ne prend en compte que l’OMT. Est ce une forme de cherry picking pour aller dans le bon sens voulu du conférencier ou est ce un oubli ?

Vous avez raison. La méta-analyse de Menke2 ne traite pas de l’Osteopathic Manipulative Treatment (OMT) mais des Spinal Manipulative Treatment (SMTs) : « Objective. Determine relative effectiveness of spinal manipulation therapies (SMTs), medical management, physical therapies, and exercise for acute and chronic nonsurgical low back pain».

Je suppose que, par cette remarque, vous souhaitez indiquer que l’ostéopathie n’est pas concernée par l’étude de Menke. Si c’est le cas et bien il faut avouer que c’est faux (la mise en gras est ajoutée) : «Five SMT provider types were summarized: osteopaths (15 studies/15 arms), physical therapists (22/27), chiropractors (37/39), allopathic medical physicians (9/10), and bonesetters (3/3 for chronic pain only)».

Pour voir les résultats qu’obtiennent les ostéopathes quand ils manipulent des patients atteints d’une lombalgie chronique ou aigue, voir la figure 3 dans la publication : « Figure 3. Best SMT providers. SMT indicates spinal manipulation therapy ».

Notez que, et cela n’est pas mentionné dans la vidéo, les ostéopathes sont les professionnels qui obtiennent les moins bons résultats (qui sont déjà peu supérieurs aux effets des facteurs non-spécifiques et de l’histoire naturelle, et inférieurs à des exercices supervisés pour tous les thérapeutes quelque soit leur affiliation – médecins, physiothérapeutes, ostéopathes, chiropraticiens, bonesetters (rebouteux) ).

Concernant la méta-analyse que vous indiquez3, c’est un malheureux oubli. La raison de cet oubli est assez simple : les recherches bibliographiques menées pour cette conférence n’ont pas inclus le terme « osteopathic » mais uniquement le terme « osteopathy » et celui-ci ne figure pas ni dans le titre ni dans le résumé de cette méta-analyse. Cette meta-analyse sera incluse sans faute lors des prochaines communications. Merci pour ce partage d’information. On peut déduire de votre remarque que vous estimez cette méta-analyse comme constituant un argument en faveur de l’efficacité de l’OMT pour les lombalgies chroniques et aigues. Le CORTECS ne manquera pas de l’analyser en détail.

A propos de la fiabilité inter examinateur du diagnostic de dysfonction somatique (somatic dysfunction qui est défini dans l’ICD10) et non lesion ostéopathique qui est un terme abandonné depuis les années 50, quelques ref qui aurait pu être lu avant de dire qu’il n’y a rien de fiable :

  • Degenhardt, B.F., Snider, K.T., Snider, E.J., & Johnson, J.C. Interobserver reliability of osteopathic palpatory diagnostic tests of the lumbar spine: improvements from consensus training. J Am Osteopath Assoc 2005;105:465-473.
  • Snider, K.T., Johnson, J.C., Snider, E.J., & Degenhardt, B.F. Increased incidence and severity of somatic dysfunction in subjects with chronic low back pain. J Am Osteopath Assoc 2008;108(8):372-8.
  • Snider, K.T., Johnson, J.C., Degenhardt, B.F., & Snider, E.J. Low back pain, somatic dysfunction, and segmental bone mineral density T-score variation in the lumbar spine. J Am Osteopath Assoc 2011;111(2):89-96.

Au sujet des notions de « lésion ostéopathique » vs. « dysfonction somatique », un ostéopathe m’avait également précisé cette nouvelle dénomination à la fin de la présentation. Cependant, nous nous posons toujours la question de l’existence de ces « dysfonctions somatiques ». Nous serions ravis que vous nous indiquiez les travaux qui vous semblent attester de leur existence.

À propos des fiabilités des procédures d’examens, il me semblait avoir parlé uniquement de la fiablilité des procédures diagnostiques en ostéopathie crânienne (qui elles sont véritablement médiocres – au CORTECS, nous avons fait une revue systématique sur le sujet qui sera bientôt rendue publique). En fait, après avoir réécouté ce passage, il s’avère que j’ai bien évoqué les procédures d’examen pour le rachis juste avant de parler des procédures crâniennes. Par conséquent, on a effectivement l’impression que je me prononce pour les deux types de procédures. Je précise donc que nous ne nous sommes pas encore penchés sur les examens du rachis (et nous ne connaissons donc pas les travaux dont vous parlez) et que nous n’avons aucun avis sur la question pour l’instant.

Enfin à propos de l’effet tiroir, il faut souligner qu’il n’y a pas de financement (ni privé car pas d’interêt de vendre un produit, ni public car ils ne font pas parti du systeme de santé publique) pour la plupart des études et c’est souvent de leur poche que les ostéo qui font de la recherche le font sur leur temps libre, et ils sont motivés par l’analyse critique de leur pratique et il n’y a pas d’intéret financier et donc certainement l’effet tiroir est certainement moindre que dans la publi biomédicale pharmaceutique.

L’effet tiroir n’est pas uniquement lié à des situations de financement. Voir ici et (chapitre 6 pour ce dernier lien).

Enfin concernant l’impact sociétal, je ne partage pas le point de vue de l’auteur mais plutot celui de Dagenais et al (A systematic review of low back pain cost of illness studies in the United States and internationally. Spine J 2008, 8:8–20) qui montre que l’impact économique des low back pain est énorme et que l’effet sur la qualité de vie est important

Dans la présentation, mon propos sur la question n’est pas clair. Je vais donc clarifier ici.

  1. Je ne remets pas en cause l’impact sociétal des lombalgies : nous sommes donc en réalité d’accord.
  2. Ce que je questionne, c’est la pertinence d’investir de l’argent, du temps et de l’énergie dans des dispositifs de formation et de recherche (par exemple : thérapie manuelle en général) qui concernent des moyens d’action à l’efficacité propre minime voire douteuse. D’autant plus quand on connaît aujourd’hui le poids de certains paramètres tels que les inégalités sociales de santé4. Dans l’étude de la page 15 de : Lombalgie invalidante et situation sociale, résultats issus de l’enquête HID (Handicap-incapacité-dépendance), France,

Les résultats présentés documentent des inégalités intervenant tout au long de la vie : être enfant de cadre ou de profession intermédiaire est un facteur protecteur vis-à-vis d’une lombalgie invalidante à l’âge adulte ; exercer une profession ouvrière, particulièrement parmi les hommes , est un facteur de risque très important, ce qui est cohérent avec les connaissances sur le rôle des expositions professionnelles ; de plus, une fois que la lombalgie est établie, l’avenir professionnel est compromis, car il devient difficile de se maintenir en activité, et, pour les demandeurs d’emploi, de retrouver un emploi.

Investir pour comprendre les mécanismes de ces déterminants et pour agir dessus, par exemple, pourrait être plus important car cela impliquerait beaucoup plus que le seul problème de la lombalgie5.

Pour toutes réactions complémentaires, n’hésitez pas à écrire à : contact@cortecs.org

Albin Guillaud

Retour d'expérience : débat mouvant « pour ou contre la sectorisation des kinés » ?

Le 17 novembre 2015 Jérémy Muccio est venu présenter à l’Institut de Formation en Masso-Kinésithérapie (IFMK) de Grenoble sa conférence gesticulée devant les étudiant.e.s kinés de première et troisième année et quelques enseignant.e.s de l’IFMK. Avec Jérémy, nous avons voulu prolonger ce temps par un moment d’échanges et d’argumentation avec les étudiant.e.s. En voici un compte-rendu.

Objectifs

Nous avions initialement prévu d’organiser deux débats mouvants sur les thématiques suivantes :

– le tiers payant généralisé 1 ;

– la sectorisation des professionnels de santé2.

Nous avons finalement retenu uniquement la seconde thématique car notre temps a été plus limité que prévu. De plus un enseignant nous a pertinemment fait remarquer que le sujet du tiers payant généralisé serait peut-être trop complexe à traiter avec des étudiant.e.s de première année.

Notre objectif a été de faire prendre position les étudiant.e.s sur un sujet volontairement polémique concernant leur future activité professionnelle mais surtout de mobiliser leurs capacités argumentatives permettant d’étayer leur positionnement.

Déroulement

Nous avons disposé d’1h15 avec environ 100 étudiant.e.s.

Nous avons d’abord présenté l’affirmation polémique sur laquelle ils ont ensuite du prendre position :

Les kinésithérapeutes nouvellement diplômé.e.s doivent s’installer pour une certaine durée dans des zones sous-dotées3. S’ielles refusent, ielles doivent être déconventionné.e.s4.

Nous avons précisé que cette proposition n’était pas le pur fruit de notre invention. Elle s’inspire notamment d’une récente suggestion de la Cour des comptes dans un rapport publié le 15 septembre 2015 5 : « Afin de contribuer au rééquilibrage géographique, une affectation prioritaire [des infirmièr.e.s et kinésithérapeutes] dans des structures collectives situées dans les zones déficitaires mériterait d’être étudiée. » Ce rapport fait le constat de l’augmentation des dépenses par l’Assurance maladie de remboursement des soins pratiqués par les infirmièr.e.s et les kinésithérapeutes en exercice libéral. Il souligne entre autre que pour une même pathologie le nombre d’actes est plus important dans les zones surdotées en professionnel.le.s que dans les zones sous-dotées.

Les médias relaient dès le 15 septembre la publication du rapport de la Cour des comptes. Le parisien sous-titre "l'explosion des dépenses" et des professions "massivement employés", termes à effet impact non employés dans le rapport en question.
Les médias relaient dès le 15 septembre la publication du rapport de la Cour des comptes. Le Parisien souligne en accroche « l’explosion des dépenses » et des professions « massivement implantées« , termes à effet impact non employés dans le rapport en question.

Nous avons proposé aux étudiant.e.s de constituer  :

– un groupe dont les membres étaient a priori pour l’affirmation proposée concernant la sectorisation des kinésithérapeutes, qui devait se placer du côté droit de la salle de conférence dans laquelle avait lieu l’intervention ;

– un groupe contre, positionné à gauche.

Nous leur avons laissé 20 minutes pour discuter en petits groupes au sein de chaque camp des arguments qu’ils pouvaient avancer pour justifier leur prise de position.

Ensuite a eu lieu à proprement parlé le débat mouvant qui a duré environ 30 minutes. Chaque camp a du à tour de rôle énoncer un argument. À l’issu de l’énonciation de chaque argument, les étudiant.e.s ont pu décider de se lever et changer de camp :

– soit parce que l’argument de l’autre camp a été séduisant et a fait fléchir leur positionnement ;

– soit parce qu’il n’ont pas été d’accord avec l’argument énoncé par leur propre camp.

Quelques précautions ont été prises pour que le débat se déroule au mieux et pour faciliter la prise de parole de ceux et celles moins enclin à la saisir :

– chaque personne n’a du prendre qu’une seule fois la parole (lorsqu’il n’y a plus eu de nouvelles mains levées, nous avons redonné la parole à celles et ceux l’ayant déjà pris) ;

– il n’a pas fallu répondre directement aux arguments du camp adverse, mais relancer un nouvel argument ;

– il a été préférable de jouer le jeu et de ne pas hésiter à changer de camp, plutôt que de rester campé sur ses positions initiales.

Initialement, les « pour » étaient minoritaires (environ 1/3 des étudiant.e.s). À l’issu du débat, les groupes étaient équilibrés. Nous avons été content.e.s de la façon dont s’est déroulé le débat, des prises de parole relativement bien réparties et nombreuses, et du fait que plusieurs étudiant.e.s aient changé leur positionnement au cours du débat.

Voici un résumé des arguments énoncés ; nous espérons ne pas les avoir trop déformés en en prenant note.

Arguments proposés par les étudiant.e.s

POUR

CONTRE

Les difficultés d’accès au soin dans les zones sous-dotées font que les personnes consultent moins souvent et plus tardivement. La prise en charge de leur pathologie pourra donc coûter finalement plus cher.

La prise en charge des personnes sera de moins bonne qualité car les kinésithérapeutes ne seront pas motivé.e.s par leur travail.

Quand on sort de l’école, on est plus motivé, donc même si on travaillera dans une zone imposée, on pourra rester motivé.

Il y a un manque de kinés aussi dans les zones surdotées puisqu’il y a encore des kinés qui prennent en charge 5 patients par 30 minutes dans ces zones.

Si l’on n’est pas d’accord, on a la possibilité du déconventionnement.

Des obligations personnelles et familiales peuvent nous contraindre à devoir rester dans une territoire bien précis.

Il s’agit d’une restriction de liberté de courte durée.

Si le kiné fait le choix d’être déconventionné, alors il aura plus difficilement accès à de la formation continue, et donc ses soins seront de moins bonne qualité.

La sécurité sociale est un système de solidarité, c’est notre devoir d’être solidaire et de faire des concessions sur notre liberté.

Les étudiant.e.s kinés sont déjà parfois obligé de rester pendant 4 ans loin de leur région de naissance pour leurs études. Cette mesure rallongerait cette période d’éloignement non désirée.

Si la Cour des comptes suggère cela, c’est qu’il y a des bonnes raisons économiques à le mettre en place.

Si les kinés font le choix d’être déconventionné.e.s, ils vont sélectionner leurs patient.e.s par l’argent.

Il y a des déserts médicaux partout sur le territoire, pas forcément loin de nos régions d’origine.

Cela ne va pas réduire les dépenses en santé car les kinés voudront rester dans les zones sur-dotées.

Cela permettrait de créer une dynamique et de faire en sorte que les choses bougent, d’améliorer les intéractions ville-campagne.

Les kinés doivent naturellement tendre vers une installation dans des zones sous-dotées sans que cela soit imposé.

Les modalités pourront être plus ou moins souples, cela pourra être pour une durée courte, et on pourra tout de même aller dans différentes régions.

Il y a d’autres solutions comme l’augmentation du numerus clausus.

Cela permettra une redistribution des patient.e.s.

S’il n’y a pas de médecins dans ces zones, alors il n’y aura pas de travail pour les kinés.

Cela permettra d’apporter des soins aux gens qui n’y ont aujourd’hui pas accès alors qu’ils sont dans le besoin.

C’est aux kinésithérapeutes diplômés à l’étranger, nombreux à venir en France, de s’installer dans les zones sous-dotées.

Dans les années qui suivent le diplôme, les kinés font surtout des remplacements, il suffirait qu’il y ait des cabinets dans ces zones là pour faciliter les remplacements.

Cela touche à notre liberté individuelle.

Si l’on tient à s’installer dans un endroit bien précis, alors on sera libre de s’y installer en activité salariale plutôt que libérale.

Si on accepte l’obligation de s’installer pour une courte durée dans une zone sous-dotée, alors c’est la porte ouverte à ce qu’on nous oblige d’y rester pour une durée beaucoup plus longue.

Le redistribution des professionnels de santé sera d’autant plus facile si elle résulte d’un effort commun des professionnels.

Il ne se sera pas possible d’apprendre des choses par l’intermédiaire d’autres kinés puisqu’il n’y aura personne à la ronde.

Les zones sous-dotées ne sont pas situées qu’à la campagne.

Il y a des gens qui ne sont pas faits pour vivre à la campagne, ils risqueront de tomber en dépression.

Brève analyse des arguments

Pente glissante
Pente glissante

Nous n’avons pas pris le temps de revenir sur certain.e.s des arguments qui parfois reposent  sur des constats empiriquement non vérifiés (le fait que les zones sous-dotées soient situées uniquement à la campagne6 ; le fait d’être plus motivé lorsqu’on sort de l’école – à notre connaissance, il n’existe pas de données à ce sujet, etc.) ; sur des erreurs de raisonnement (pente glissante 7 : « Si on accepte l’obligation de s’installer pour une courte durée dans une zone sous-dotée, alors c’est la porte ouverte à ce qu’on nous oblige d’y rester pour une durée beaucoup plus longue. » ; argument d’autorité : « Si la Cour des comptes suggère cela, c’est qu’il y a des bonnes raisons économiques à le mettre en place. » ), faute de temps et d’anticipation de notre part quant à la survenue de tels arguments.

Remarques et bilan

À froid, deux remarques sont à faire selon nous.

Une première concernant la facilité avec laquelle les étudiant.e.s ont pris position, mais ont aussi changé leur positionnement (pour certain.e.s), ainsi que la diversité des arguments proposés dans un camp comme dans l’autre. Ces éléments entrent en contradiction avec le fait que les étudiant.e.s (comme la majorité de la population) soient très peu sollicité.e.s dans les processus de prise de décision concernant des mesures, législatives ou non, qui auront un impact direct avec leur activité quotidienne. Une intervention de ce type, certes de très faible taille et ampleur, nous laisse penser que l’implication d’étudiant.e.s kinés dans des processus décisionnels concernant leurs activités actuelle et future serait légitime.

Une seconde remarque au sujet de la proposition de sectorisation des kinésithérapeutes comme un des moyens de limiter l’augmentation des dépenses de remboursement par l’Assurance maladie. Cette proposition s’inscrit dans une volonté plus large de diminution du déficit de la Sécurité sociale (composé de la branche maladie, mais pas que), souvent appelé « trou de la sécu » 8. Or, un déficit est nécessairement composé d’un déséquilibre entre des recettes et des dépenses. Dans son rapport, la Cour des comptes ne propose que des mesures vis-à-vis de la réduction des dépenses et non de l’augmentation des recettes. De plus, le gain économique qui résulterait de ces mesures (comme de celle de la sectorisation des infirmièr.e.s et kinés) n’est pas quantifié. À l’inverse, nous disposons depuis plusieurs années de données concernant le gain qui pourrait résulter de mesures prises concernant l’augmentation des recettes. L’État tout comme de grandes entreprises ne versent pas au régime général l’intégralité des cotisations qu’ils devraient lui transmettre, suite notamment aux mesures d’exonération fiscale ou de cotisations pour les bas salaires 9.

Nous referions bien volontiers un débat de ce type auprès d’étudiant.e.s kinés, en anticipant peut-être mieux la survenue d’arguments non valables et en trouvant une solution pour les décortiquer sans pour autant blesser les personnes les énonçant. Nous aimerions aussi procéder à une évaluation, par les étudiant.e.s, de la pertinence de l’organisation de ce type de débat à leurs yeux.

Nelly et Jérémy

Cultes antiques, phénomènes religieux néopaïens, Margaret Murray – mémoire de sciences politiques de Jérémy Fernandes Mollien

Jérémy Fernandes Mollien est un étudiant de l’Institut d’études politiques de Grenoble, que nous avons eu en cours spécialisé, Clara Egger et moi (RM). Il a produit un travail autonome, pertinent et qui saura intéresser tout esprit curieux s’intéressant aux nouveaux cultes dits néopaïens, dont le Wicca est probablement le plus célèbre, et Starhawk la praticienne la plus connue. En voici la substance, adaptée d’un rapport de stage effectué au Centre interdisciplinaire d’études religieuses et laïques de l’Université Libre de Bruxelles.

Jérémy Fernandes Mollin
Jérémy Fernandes Mollin

La filiation historique entre les cultes antiques et les phénomènes religieux  néopaïens est-elle plausible ?

(Adapté d’un rapport de stage effectué au centre interdisciplinaire d’études religieuses et laïques de l’Université Libre de Bruxelles)

Télécharger le mémoire en PDF.

L’émergence du phénomène des « nouveaux mouvements religieux néopaïens », et particulièrement ceux ayant trait au druidisme et à la sorcellerie, soulève une problématique historique. Les adeptes de ces nouveaux mouvements revendiquent parfois une filiation directe entre leur système de croyances, leurs pratiques religieuses, leurs rituels, et des religions antiques telles que les religions romaines, grecques, égyptiennes ou certains cultes de la fertilité qui furent pratiqués en Mésopotamie, en Perse et en Phénicie. Or, de nombreux historiens, comme C. Ginzburg ou R. Hutton, lui-même païen, critiquent cette vision partiale et partielle de l’histoire, la jugeant idéalisée et adossée à une vision subjective et péjorative de la religion chrétienne et de la période inquisitoriale. Selon certains néopaïens, l’avènement du christianisme au IVème siècle et l’effort d’évangélisation et de diffusion du Nouveau Testament n’auraient dans l’immédiat rencontré de véritable succès qu’auprès d’une élite sociale, et l’immense majorité des populations qui peuplaient l’Empire Romain, de Constantinople au mur d’Hadrien n’auraient appliqué à leurs croyances qu’un « verni de Christianisme ». « L’ancienne religion » se serait perpétuée jusqu’au début du XXème siècle au travers de bardes-magiciens païens, de cultes forestiers secrets ou encore, de manière non consciente, grâce au folklore et aux croyances populaires transmises par les anciens des villages. Cette idée d’une tradition païenne ininterrompue et peu altérée par le christianisme, quand bien même celui-ci déploya de larges efforts pour l’abattre notamment grâce à l’inquisition, a été le fer de lance notamment des mouvements Wicca, créés par Gerald Garner, un ésotériste britannique et fondateur de ces branches parmi les plus importantes de la sorcellerie contemporaine. Celui-ci, dans son fameux Book of Shadows (1954) revendique cette thèse, et utilise comme base scientifique, comme de nombreux sorciers depuis lors, les livres d’une chercheuse reconnue et renommée sur le sujet, Margaret Murray1.

Courte biographie de Margaret Murray

CorteX_Margaret_Murray

Margaret Murray est née à Calcutta le 13 juin 1863, d’un père issu d’une vieille famille de marchands britanniques établis dans les Indes et d’une mère anglaise venue dans le pays pour y améliorer la condition des femmes. Jeune fille, Margaret se prédestine à devenir infirmière, mais se retrouve recalée du fait de sa taille non réglementaire (1 mètre 47) en 18832. Quatre ans plus tard, elle suit ses parents, retraités, dans le Hertfordshire et entre ensuite à l’université de Londres en 1894 pour y suivre des cours de linguistique. Elle milite les années suivantes pour l’amélioration des droits des femmes en Angleterre et devient une des premières suffragettes3. À cette même université, elle fait la connaissance de l’archéologue William Petrie et participe au sein de son équipe à des fouilles en Palestine et dans la ville sainte d’Abydos, en Égypte. Devenue une égyptologue assurée, elle tente les concours de l’enseignement supérieur et devient progressivement une personnalité importante de l’université de Londres : elle monte les échelons jusqu’à devenir en 1933 professeur d’université et membre du conseil d’administration de l’établissement. Dans le même temps, elle travaille pour le Manchester Museum et y conduit en 1908 la première opération de débandelettage de momie.

Bien que Margaret Murray ait consacré la majorité de sa carrière à l’égyptologie dont elle demeure une spécialiste reconnue, les parties de son œuvre qui nous intéressent ici sont les travaux qu’elle produit dans la seconde moitié de sa vie. En 1915, la première guerre mondiale compromet les recherches de son équipe en Égypte. Elle s’engage peu de temps après comme infirmière volontaire à Saint-Malo, mais tombe malade et regagne l’Angleterre4. Elle passe plusieurs mois de convalescence dans un établissement de soin à Glastonbury et s’intéresse au folklore local, notamment les fêtes villageoises situées aux solstices et aux équinoxes, et notamment celles dédiées au bouc « Puck »,5 qui aurait été une figure divine païenne celte. Elle pense y découvrir des reliquats de sorcellerie et se découvre un nouvel objet d’étude. En 1921, après des recherches menées à travers toute l’Europe, M. Murray publie un de ses ouvrages majeurs sur le sujet, La Sorcellerie en Europe Occidentale. Elle devient une spécialiste reconnue et est même appelée à rédiger l’article « sorcellerie » pour l’Encylopedia Britannica. Son entrée y demeure inchangée jusqu’en 1968. En 1935, elle prend sa retraite et donne de nombreuses conférences sur ses travaux portant sur la sorcellerie et parvient à la présidence de la Folklore Society. Elle s’éteint en 1963, encore très active dans les milieux académiques puisqu’elle publia cette même année deux ouvrages.

Parmi les nombreux livres que Margaret Murray a publiés sur la sorcellerie, j’ai choisi d’étudier The God of The Witches (1931). L’historien Carlo Ginzburg estime dans la préface des Batailles Nocturnes (1980), que nous étudierons plus tard dans ce travail, que ce livre, avec le premier ouvrage qu’elle publia sur le sujet en 1921, constituent les deux ouvrages dans lesquels Margaret Murray conserve un raisonnement un tant soit peu scientifique, et qu’elle ne fit ensuite que radicaliser les thèses développées dans ses travaux ultérieurs. J’aurais aimé me procurer un exemplaire de The Witch Cult in Western Europe (1921), mais aucune bibliothèque à ma connaissance ne le possède et je ne suis pas parvenu à trouver d’exemplaire en français à des prix raisonnables. Enfin, bien que je l’aie commandé en anglais, il n’a jamais passé la Manche. J’espère réussir à me le procurer pour des travaux futurs, car si on suit le raisonnement de Carlo Ginzburg, le propos de M. Murray y serait, soi-disant, plus objectif.

Ce petit travail se propose donc de dresser quelques éléments fragilisant ou en tout cas nuançant la thèse de M. Murray, selon laquelle les cultes païens pré-chrétiens auraient pu subsister à travers des cultes secrets sorciers jusqu’au XVIIIème siècle et trouveraient encore une résonance dans des fêtes folkloriques contemporaines. Nous verrons que le contexte politique et historique de l’émergence du christianisme, le succès de celui-ci, et l’action de l’inquisition qui avait plus vocation à lutter contre les hérésies chrétiennes que contre les sorcières, sont des éléments compromettant cette vision filiale entre le paganisme antique et la sorcellerie. Enfin, la lecture du livre de C. Ginzburg, Les Batailles Nocturnes, révèle que les résidus du paganisme qu’il a découverts ne prennent pas du tout la forme que leur attribuait Margaret Murray.

La christianisation du monde païen

Il convient de s’interroger sur la possibilité que des congrégations d’une religion païenne si bien conservée aient pu subsister jusqu’au XVIème siècle, et peut-être encore plus tardivement. Force est de constater qu’à la mort du présumé Jésus Christ, les chrétiens ne forment alors pour les autorités romaines qu’une secte hébraïque. La religion romaine antique est alors dominante dans l’Empire, et dans ses provinces le polythéisme, même basé sur des panthéons propres à chaque peuple plus ou moins assimilés aux divinités romaines, est largement répandu. Comment dès lors expliquer que, quelques siècles plus tard, une grande partie de l’Europe du sud, de l’ouest et du Proche-Orient soit devenue chrétienne ? J’ai choisi de m’appuyer dans cette partie sur des encyclopédies trouvées dans la bibliothèque du CIERL et sur un ouvrage de l’historien Paul Veyne, Quand le monde est devenu chrétien (2007), pour tenter de comprendre comment la religion chrétienne a pu parvenir à s’imposer, quelle fut son attitude vis-à-vis des païens, et si l’hypothèse d’une persistance du paganisme jusqu’au XVIème siècle est plausible.

Tout d’abord, définissons ce qu’est le « paganisme ». L’historien Stéphane François, reprenant un livre de l’historien helléniste Pierre Chuvin, Les Derniers Païens (1991), les définit comme « les gens de l’endroit »6 et souligne que ce mot a été principalement utilisé par les auteurs chrétiens pour désigner les faits religieux qui se distinguaient du christianisme, à l’exception du judaïsme7.

La mention la plus ancienne qu’on ait trouvée du mot « païen » est une épitaphe sur une stèle sicilienne appartenant à une petite fille datant du début du IVème siècle. Il y est évoqué qu’elle est « née païenne » mais qu’elle fut baptisée peu avant son trépas8. Au VIème siècle, Marcus Victorinus, un auteur chrétien écrivant sur le voyage de Saint Paul de Tarse en Grèce, désigne les habitants de cette dernière comme « des Païens »9. Saint Augustin désigne par ce mot tous ceux qui adorent des « dieux de mensonge ». Un correspondant de Saint Augustin, Paulus Orosius, trouve une racine commune avec le mot « paysan »10. Ce mot désigne donc avant tout ceux qui restent à convertir, véritablement ceux qui n’ont pas encore reçu le Christ comme leur sauveur et n’ont pas été baptisés. Paradoxalement, c’est donc un concept chrétien qui, des siècles plus tard, constituera la pierre angulaire de l’identité et du sentiment d’appartenance des groupes néopaïens.

Du point de vue de la législation impériale, Valentinien l’utilise dans une loi de 370 interdisant les mariages entre les Romains et les Barbares sous peine de mort11. Mais c’est véritablement le code de Théodose qui introduit cette notion pour désigner les praticiens de la magie qui demeurent dans les ténèbres. C’est donc avant tout un mot chrétien que les païens n’utilisèrent pas, ou alors seulement par protestation. Pour le chrétien, le païen est dans une situation d’ignorance et constitue avant tout un « miroir en négatif ».

Seulement, alors qu’avant le IVème siècle 90% de la population de l’Empire est païen au sens chrétien du terme, trois siècles plus tard, d’après P. Veyne, les païens ne sont plus très nombreux, et sont à la marge de la société12. Comment expliquer que la religion chrétienne se soit étendue aussi vite au détriment des croyances païennes ? Veyne dénote plusieurs avantages à adhérer au christianisme plutôt qu’aux « anciennes religions »13. Premièrement, la religion chrétienne se préoccupe de ses fidèles. La recherche du salut de l’âme et l’existence d’une vie paradisiaque après la mort est une pensée réconfortante pour des hommes et des femmes évoluant dans un monde où la plupart des grands débats philosophiques contemporains avaient trait au devenir de l’âme dans la mort et à la place de l’humain dans l’univers. De plus, le dieu chrétien est présenté comme un dieu de compassion, qui porte à ses adeptes un amour inconditionnel et qui ne souhaite pas moins que le salut éternel pour eux. La pratique de la prière en est la preuve : n’importe quel chrétien peut s’agenouiller, prier Dieu et être selon la Bible entendu. Les mythes antiques montrent à l’inverse combien les dieux romains et grecs étaient imprévisibles, parfois égoïstes et cruels, jouant avec l’être humain plus que cherchant à l’élever.

Or, le dieu chrétien a fait les humains à son image, a même sacrifié son fils, et par extension s’est sacrifié lui-même, pour le salut des humains. Par ailleurs, il ne demande pas de sacrifice, et n’attend de  de ses fidèles qu’ils n’obéissent qu’à sa loi : la Bible propose un style de vie et de conduite original et moral qui séduit à une époque où les Romains ne s’interrogeaient plus sur la force de leur croyance et leur adhésion aux mythes antiques comme vérité universelle. Il propose une explication du monde, de ses origines, de la place de l’humain en ce monde, de sa destinée, qui est l’apanage de toutes les religions. Et mieux encore, il décrit une hygiène de vie et inscrit comme pièce maîtresse d’un « grand projet »14 au milieu d’un écrit, la Bible, qui laisse un choix drastique à quiconque la lit : l’Enfer, ou le Paradis. Et à une époque où l’on croit véritablement aux démons, et aux esprits, c’est une idée forte. Les païens reconnaissaient eux même que les chrétiens étaient de formidables exorcistes et adhérer à cette foi amenait à trouver une égide contre ces dangers.

Une égide qui porte le nom d’Église : car une autre grande force du christianisme est son encadrement par une institution redoutable et efficace dans son prosélytisme. Très hiérarchisée et organisée, l’Église exerça un contrôle social fort sur ses adeptes15. Là où la religion païenne n’impliquait que de rendre des hommages ponctuels et d’honorer les dieux, la religion chrétienne englobe tout : toute la vie de l’individu et de sa famille est orientée vers Dieu et vers sa loi, et un clergé dévoué et déterminé à répandre sa parole s’assurait que ce soit bien le cas. De plus, contrairement à la prêtrise païenne qui s’échinait à mettre des barrières entre son dieu tutélaire et l’adepte,16 la religion chrétienne propose un rapprochement et même une communion avec Dieu. Cette dernière n’est a fortiori pas l’apanage d’une élite sociale : Dieu considère siens autant les pauvres et les nécessiteux que l’aristocratie, qu’il appelle à exercer la charité. On ne s’étonne donc pas que pour la plèbe de l’Empire, cette notion était plutôt convaincante. Pourtant, Veyne et Murray tombent d’accord là-dessus, le christianisme rencontrera d’abord un vif succès auprès des strates sociales les plus élevés, et la plupart des habitants de l’Empire n’aura que dédain ou mépris pour cette nouvelle religion. Comment dès lors expliquer sa très large diffusion, même au sein du peuple ?

Paul Veyne écrit que le christianisme doit son hégémonie à un homme politique romain, Constantin, sans qui la diffusion du dogme chrétien eût été bien plus compliquée. En 312, alors que les légions de l’Auguste Constantin font face aux forces supérieures en nombre du païen Maximilien, les faubourgs de Rome vont être le théâtre d’une bataille cruciale pour l’expansion du christianisme. En songe, l’Auguste aurait reçu un ordre du Dieu unique, celui d’apposer sur ses boucliers et ses étendards « le chrisme », symbole de la foi chrétienne. Si certains avancent que c’est par opportunisme, afin de séduire les élites chrétiennes, que Constantin s’est converti, d’autres le disent manipulé par l’Église. Paul Veyne pense lui que Constantin croyait réellement à l’authenticité de son songe : il émet l’hypothèse que Constantin était peut-être déjà chrétien depuis plusieurs mois, et que le fameux rêve n’aurait été qu’une projection de sa propre foi. De plus, l’historien souligne qu’il n’était pas rare pour les dirigeants romains de penser que les dieux leur transmettaient des messages oniriques. Les raisons de la conversion sont floues, mais Veyne s’éloigne volontairement de la thèse du calcul politique et tend plus à la percevoir comme un « impérial caprice », à la manière dont Hadrien créa un culte à son amant Antinoüs, à une époque où le christianisme fascinait.

Toujours est-il qu’en octobre 312, l’Auguste et ses soldats défont Maximilien, lequel trouve la mort dans les combats. La situation politique dans l’Empire romain semble retrouver un semblant de stabilité. Fort de quatre grands chefs au début du IVème siècle, la victoire à Andrinople de Licinus sur Maximin II Daia en 313 laisse un Empire bicéphale. C’est conjointement que les deux co-empereurs vont approuver en avril 313 l’édit de Milan, instaurant une période de paix entre les cultes païens et chrétiens. Bien que la tolérance religieuse existe dans l’Empire romain d’Occident depuis 306, l’historiographie retient généralement cette date comme la fin des persécutions vis-à-vis des chrétiens, qui ne reprendront pas même sous Julien, qui rétablira le paganisme comme religion de l’empereur. S’ouvre alors sur l’Empire une grande période d’expansion du christianisme, largement favorisée par le pouvoir impérial. Le païen Lucinus est à son tour passé au fil de l’épée en 324. Pas encore religion officielle de l’Empire, il n’empêche que le christianisme, religion personnelle de l’empereur, bénéficiera largement des faveurs de celui-ci et de ses successeurs. Par exemple, il fait du dimanche un jour férié obligatoire en 321, et finance la construction de lieux de cultes chrétiens partout dans l’Empire, développe l’Église d’Afrique et restitue les biens dérobés aux chrétiens pendant les persécutions. Il ne persécuta pas le paganisme, soucieux de l’unité d’un Empire qui demeurait largement païen. Veyne voit dans le développement de sa religion personnelle un véritable grand projet d’Empire chrétien, voué au Dieu unique. « Je prends sur mes épaules la tâche de restaurer ta très sainte demeure » déclare-t-il dans un mandement à ses sujets en 325. Bien qu’il ne se baptisa qu’à l’approche de sa mort, il éleva ses fils dans le respect de la religion chrétienne, lesquels continueront son œuvre de christianisation de l’Empire, au détriment du paganisme.

En 341, Constant 1er promulgue une loi prohibant les sacrifices païens et interdisant la magie, qui sera réaffirmée en 353 par son jeune frère l’empereur Constance II. En 342, Constant ferme plusieurs temples païens abandonnés, et quatre ans plus tard, Constance II en ferme un très grand nombre, certains encore occupés. En 356, tout sacrifice est puni de mort. Parallèlement, en 343, les cultes chrétiens reçoivent de nombreuses exemptions d’impôts municipaux. Julien, neveu de Constantin épargné durant le massacre de la famille impériale par les fils de ce dernier, sera appelé au trône en 361 par Constance II avec qui il était pourtant en guerre. Il semble que celui-ci ait voulu garder un descendant de sa famille aux commandes de l’Empire, quand bien même fut-il païen. Julien, appelé par la suite par les chrétiens « l’apostat », œuvre pour remettre sur un pied d’égalité toutes les religions, et redonne au paganisme et au judaïsme les mêmes avantages qu’aux chrétiens. Cependant, une vingtaine d’années plus tard, en 380, les empereurs Gratien et Théodose dans l’édit de Thessalonique, renonce au titre de Pontifex Maximus, et déclare que le catholicisme est la seule religion officielle de l’Empire romain. Théodose porte par la suite le coup de grâce au paganisme, l’interdisant en 392 et éliminant à la bataille de la rivière froide une grande force païenne menée par l’empereur Eugène et le général franc Arbogast, dont Veyne dit qu’il était un ennemi assumé du christianisme. En 394, Théodose interdit une célébration emblématique du paganisme, les jeux olympiques. Si certains des empereurs qui suivirent, tels Anthémius, réveillèrent certaines croyances païennes, la religion chrétienne était déjà bien diffusée dans l’Empire. Paul Veyne estime qu’au VIème siècle, la quasi-totalité de l’Empire est convertie au christianisme, et seule la Sicile aurait décelée quelques poches païennes vers l’an 600. Cependant, il admet également que des rites païens ont pu survivre au sein d’une « religion populaire » et d’une « culture folklorique », apanages des « semis chrétiens ».

L’hypothèse de la persistance d’un culte païen dont les sorcières seraient les prêtresses est-elle crédible ?

Le titre même de l’ouvrage de Margaret Murray est éloquent : selon elle, les sorcières et les sorciers auraient été les gardiennes et les adeptes d’un culte de la fertilité pré-chrétien. La religion chrétienne, par le biais de la Sainte Inquisition, n’aurait eu de cesse d’exterminer les traces de ce culte qu’ils confondirent avec une célébration au diable, figure corruptrice et avatar de tous les vices dont le clergé appelait à se prémunir. On observe, il est vrai, que la plupart des grands dieux des cultes pré-chrétiens ont été, par la suite, assimilés par les inquisiteurs à des démons ou à des entités au service de Satan. Par exemple, le dieu phénicien Bael devient pour les démonologues Jean Wier et Jean Bodin, Baal ou Belzébuth, ange déchu et bras droit de Satan. Lilith, probable déesse sumérienne, devient la première femme créée par Dieu voulant inciter Adam à désobéir à Dieu. Celui-ci la bannit et elle trouve refuge en enfer, où elle devient la maîtresse des succubes. La figure du diable devient, dans l’imaginaire collectif, un homme bouc, semblable à la représentation du dieu Pan ou du dieu Cernunnos. Astaroth, un autre grand démon, tient son étymologie de la déesse Astartée. Enfin, l’égyptien Amon et l’assyrienne Berith trouvent également un alter ego démoniaque. Mais ces parallèles ne furent tracés que très tardivement, et l’Inquisition ne fut pas, au prime abord, créée pour lutter contre le diable.

Elle vit le jour en avril 1233 sous le pontificat de Grégoire IX afin de lutter contre l’hérésie cathare en Languedoc. Sa mission première n’était donc pas, comme beaucoup de sorcières contemporaines le revendiquent, de détruire le culte du diable, mais bien de combattre les hérésies chrétiennes17. Ce n’est qu’en 1484 que le pape Innocent VIII, dans une bulle condamnant la sorcellerie, lui donne un nouveau cap. Afin d’aider les inquisiteurs dans leur nouvelle tâche, le pape commande à deux inquisiteurs, Henri Institoris et Joseph Sprenger, un dominicain, de rédiger un manuel de chasse à la sorcière. Deux ans plus tard, le fameux « Marteau des sorcières » ou Malleus Maleficarum voit le jour. Ils désignent la femme, coupable du péché originel, comme principale recrue du diable. Ils y décrivent les dons obscurs que le malin peut leur attribuer : métamorphoses, stérilisation des terres fertiles, invocation de tempêtes, vol à dos de balais. Ils y décrivent également la cérémonie diabolique par excellence, le sabbat, prétexte aux accouplements avec les démons, sous la présidence du diable. Ce tableau, dont Goya fera une fameuse représentation, va durablement marquer l’imaginaire du clergé.

Pour autant, peut-on juger crédible que de telles cérémonies aient existé ? Pour Murray, les sabbats seraient des cérémonies païennes ayant survécu à l’arrivée du christianisme. Nous avons montré dans une première partie combien le christianisme avait fini par s’imposer comme religion dominante, tant parce qu’il bénéficia d’un appui politique de la part des empereurs que parce qu’il possède un certain nombre d’avantages par rapport aux anciens cultes. Paul Veyne lui-même reconnaît cependant que des « semis chrétiens » aient pu perpétuer une forme dégénérée de cultes et de superstitions pré- chrétiennes, mais qu’un culte intact ait pu survivre demeure improbable. Il existe très peu de sociologues ou d’historiens ayant abordé ce sujet, mais le livre de Carlo Ginzburg que nous avons pu trouver met en lumière deux faits importants : premièrement, l’hypothèse de Paul Veyne est exacte. Ensuite, les descriptions de Menger et d’Institoris ont influencé les juges qui furent amenés à juger les sorcières.

Dans Les batailles nocturnes (1980), l’historien, en étudiant les archives ecclésiastiques des diocèses frioulans en Italie, découvre les traces d’une cérémonie découlant d’un ancien culte de la fertilité pré-chrétien. Quatre fois par an, plusieurs fermiers frioulans nés coiffés, appelés Benandantis, se réunissent dans des champs armés de baguettes de bois et affrontent pour assurer la fertilité des récoltes une armée de « mauvais sorciers ». S’ils perdent, la saison sera marquée par la disette. En cas de victoire, les « bons sorciers » descendent dans les caves des habitants et y festoient et s’enivrent. Les Frioulans accordent à ces Benandantis des pouvoirs de guérison et une aura de mystère et de respect les entoure. Au XVIIème siècle, un prêtre entend en confession une femme qui se plaint que des Benandantis ont pillé sa cave. Le prêtre rapporte cette affaire à l’Inquisition qui prend en charge l’affaire et arrête plusieurs témoins et Benandantis. Bien que la première réaction de la noblesse locale et du clergé soit un dédain assumé pour ce qu’ils croient être des superstitions de paysans, plusieurs éléments attisent la curiosité des inquisiteurs. Tous rapportent se battre sous les ordres d’un chef de compagnie lequel a reçu de Dieu le commandement de sauver les récoltes pour la gloire de Jésus Christ. À l’inverse, les « mauvais sorciers » se battent pour le malin. Pour l’Inquisition, le concept de « bons sorciers » n’est pas tolérable, quand bien même se battraient-ils au nom de Jésus. Petit à petit, après des interrogatoires suggestifs et de nombreuses nuits de cachot, les clercs parviennent à convaincre les Benandantis que leur capitaine n’est autre que le diable, qu’eux-même ne sont que des sorciers, et que leurs cérémonies sont des sabbats. La description des batailles nocturnes va peu à peu se conformer à la vision du « Marteau des Sorcières ». L’enquête aboutit à plusieurs condamnations, mais tous les prévenus échappèrent à la torture et à la question, et si l’un d’entre eux mourut en détention, aucun ne fut condamné à mort.

Même si l’historien voit dans les batailles saisonnières des Benandantis une survivance de rites païens pré-chrétiens, il admet qu’elles ne forment pas un culte indépendant et assumant vénérer autre chose que le Dieu unique. Si le « vernis de christianisme » auquel Margaret Murray attribue la dissimulation des cultes païens au dieu Cornu aux yeux des autorités chrétiennes est bien présent, la figure du dieu païen en tant que telle est absente. Cette forme de réminiscence païenne n’étaye en rien la thèse de Margaret Murray, dans sa forme originelle, c’est-à-dire dans la forme confessée au préalable par les Benandantis, et la forme qui peut être considérée comme plus fiable et intacte. En effet, là où nous ne pouvons commencer à trouver des similitudes entre les cultes décrits  tant dans The God of the Witches qu’à la fin des Batailles Nocturnes, lorsque par la suggestion et la coercition les inquisiteurs ont profondément altéré la description du culte pour le faire conformer à leurs propres pré-notions.

Cette situation nous pousse à nous interroger sur la validité de la thèse de Margaret Murray, dans la mesure où la majorité de ses sources proviennent de confessions de sorcières consignées par des clercs probablement influencés par les représentations véhiculées par le Marteau Des Sorcières, ou par les inquisiteurs qui se les sont appropriés. En effet, la plupart des suspects en matière de sorcellerie furent soumis à la question, ou subirent les effets d’une mise au ban de leur communauté et d’une incarcération dans des conditions insalubres. Leur confession première et les versions qu’ils avouèrent plus tard sont généralement très différentes et il est impossible de démêler ce qui a été induit par les inquisiteurs et les juges de la réalité, si tant est que sorcellerie il y ait eu.

Jean Michel Salmann évoque aussi dans Les Sorcières, Fiancées de Satan la difficile objectivité des juges en matière de sorcellerie. En 1679, dans un village des Ardennes, une vieille dame, Péronne Goguillon, reçoit la visite de quatre soldats venus lui soutirer de l’argent. Celle-ci n’a pas d’argent à leur donner et est obligée, après s’être déjà fait violenter, d’emprunter contre gage à un meunier voisin. Le soir, son mari rentre du champ et est informé par son épouse des méfaits des gardes. Celui-ci décide de ne pas en rester là et dépose une plainte au tribunal de la baronnie. Les soldats sont incarcérés, de même que Péronne, en attendant que l’enquête aboutisse. Le logeur d’un des soldats, ayant plus tôt suggéré à ceux-ci de rendre visite à Péronne, se présente au tribunal et accuse Péronne de sorcellerie. La machine judiciaire se met alors en marche non plus contre les soldats qui se font oublier, mais contre la paysanne qui, à une date indéterminée, commence à dénoncer plusieurs de ses proches. Confrontés à Péronne, tous nient l’accusation. Trois semaines après la visite des soldats à son domicile, Péronne est amenée par les gardes du village sur la place publique et brûlée vive. Il est également intéressant de noter que c’est un des témoins à charge qui a vendu aux autorités une partie du nécessaire indispensable pour procéder à l’exécution. Il semble que parmi les personnes dénoncées par Péronne, plusieurs connaîtront un sort similaire.

Il est néanmoins frappant que plusieurs témoins à charge aient un bénéfice à ce que Péronne périsse sur le bûcher. L’un pour délivrer son locataire et se laver de toutes suspicions d’incitation au pillage, l’autre pour vendre une partie du matériel d’exécution. Il est également intéressant de noter que cette « sorcière » n’a commencé à en être une que lorsqu’elle a dérangé plusieurs membres du village, lesquels ont proféré l’accusation. Il est impossible aujourd’hui de savoir si oui ou non Péronne Goguillon était une sorcière, mais son procès est entaché de trop d’éléments suspects pour considérer cette thèse comme crédible.

Encore une fois, se saisir des sources inquisitoriales ou judiciaires sans prudence est délicat en matière de sorcellerie. Le livre de Margaret Murray s’appuyant majoritairement sur de telles sources, ainsi que sur des livres de folklore sans fondement historiquement vérifiable, sa thèse dans son ensemble est à considérer avec beaucoup de prudence.

Les mouvements néopaïens

Pourtant, le livre de Margaret Murray est au centre d’une lutte mémorielle. Beaucoup de mouvements néopaïens, tels les covens de Wiccans, l’utilisent comme pierre angulaire d’une vision anti-chrétienne de leur propre histoire. En effet, le fondateur de la Wicca, Gerald Gardner, clame avoir été initié à la sorcellerie par une vieille sorcière dans la campagne britannique. C’est en ce nom qu’il s’est revendiqué comme gardien d’un culte antique, et que bon nombre de Wiccans se représentent de cette manière. Le peu d’études sur le sujet rend l’évaluation du phénomène très complexe, mais les observations empiriques et les entretiens que j’ai à ce jour pu mener au sein des milieux néopaïens dessine une vision de l’histoire dans laquelle les sorcières, gardiennes de cultes antiques, ont été persécutées et en ce sens mises au bûcher. Les chrétiens auraient sciemment exécutés des sorcières pour empêcher un « retour du paganisme » et de « l’ancienne religion ».

Mouvement déjà éclectique et syncrétique en soi, la Wicca est composée de deux grandes branches. La Wicca Gardnerienne, largement majoritaire, qui suit plus ou moins les préceptes édictés par Gardner dans son « Book of Shadows », est le mouvement le plus institué. Mais il existe également un deuxième grand courant, la Dianic Wicca18, fondé par Zsusanna Budapest, une sorcière qui prétend descendre d’une lignée de sorcières vieille de presque 1000 ans. Ce courant résolument féministe a étayé la vision d’un christianisme patriarcal luttant contre les gardiennes d’un culte antique tourné vers le « féminin sacré ». La plus célèbre de ses adeptes est la sorcière féministe Starhawk née en 195119, qui marie Wicca et militantisme politique, et promeut une vision de la déesse « d’amour et de colère, refusant l’ordre social existant ». Margot Adler, journaliste et prêtresse Wicca, définit ce mythe de la filiation antique comme « le mythe fondateur de la Wicca ».

Pourtant, comme nous l’avons montré, la vision de la sorcière héritière du culte de l’ancienne religion souffre de beaucoup de failles. Premièrement, son texte fondateur, Le Dieu des Sorcières, se base sur des sources discutables sur le plan scientifique, tels que des livres de contes ou des confessions de sorcières grandement altérées par les mauvais traitements et les propres pré-notions des inquisiteurs sur leurs pratiques rituelles. Ensuite, il est très difficile d’affirmer avec certitude que des congrégations païennes aient pu survivre de manière inaltérées dans un monde où le christianisme s’affirmait tant par son attrait par rapport aux cultes antiques que par la volonté politique d’une succession d’empereurs romains puis de monarques européens de favoriser son expansion.

Cependant, il est plausible que des formes de cultes syncrétiques mêlant paganisme et références incomprises du christianisme aient existé. C’est probablement pour cela que de nombreuses sorcières ou guérisseurs de village invoquant autant d’anciennes divinités que des saints chrétiens furent inquiétés par l’Église et la société dans laquelle ils vivaient. Les cultes Benandantis ne sont que les plus célèbres de ces cultes « semi-chrétiens » mélangeant traditions populaires, rites agraires, superstitions et éléments chrétiens. Plus récemment, l’ethnologue Jeanne Favret-Sadaa20 a pu observer dans le département de la Mayenne une subsistance de pratiques sorcières de désenvoutement, d’exorcisme et de malédiction qui formaient un véritable tabou entre les communautés villageoises qui leur accordaient une grande valeur, à la limite du sacré. Ces pratiques remontent bien avant l’émergence du New Age, ou même des sociétés ésotériques de la fin du XIXème siècle, ce qui montre que des traditions païennes subsistent bien, mais elles ne forment pas, contrairement à ce que Margaret Murray voulait démontrer, un système religieux institué, et pas non plus une religion remontant à l’Antiquité.

Ainsi, le néopaganisme forme une religion encore peu étudiée. Les raisons pour lesquelles des hommes et des femmes adhèrent au druidisme ou à la Wicca demeurent encore obscures, car ces religions n’offrent pas de « bien de salut » au sens Weberien du terme. Leur relative jeunesse comparée aux monothéismes fait qu’une transmission familiale de ces croyances est également improbable. Enfin, la théorie proposée par Jacques Lagroye21 selon laquelle on adhère à une religion également pour « faire partie d’une communauté » ne suffit pas : beaucoup de nouveaux païens pratiquent seuls leur religion, on dialogue avec leurs coreligionnaires par la voie des nouvelles technologies de l’information et de la communication, comme les réseaux sociaux. Les raisons d’entrée en religion sont donc encore à explorer, et ce sera, pour le moment, le sujet du mémoire que je rédigerai pour la fin de mon cursus de premier cycle à Sciences Po Grenoble. Le stage au CIERL m’aura permis, sans aucun doute, d’ouvrir la voie vers ce nouveau travail de recherche.

Bibliographie

  • Albaret L. (1998), L’Inquisition: rempart de la foi, Paris, Gallimard.
  • Chuvin, Pierre. (2009), Chronique des Derniers Païens. Paris, Les Belles Lettres, Fayard.
  • Favret-Saada J. et Contreras J. (1993), Corps pour corps enquête sur la sorcellerie dans le Bocage, Paris, Gallimard.
  • Ferguson, E., McHugh, M.P. et Norris, F.W. (dir.) (1997), Encyclopedia of early Christianity, 2nd ed, New York, Garland Pub (Garland reference library of the humanities).
  • François S. (2012), Le néo-paganisme: une vision du monde en plein essor, Valence d’Albigeois, Éd. de la Hutte.
  • Ginzburg C. et Charuty G. (1984), Les batailles nocturnes sorcellerie et rituels agraires aux XVIe et XVIIe siècles, Paris, Flammarion.
  • Husain S., Deschamps A. et Leloup J.-Y. (1998), La Grande Déesse Mère, Paris, Albin Michel.
  • Hutton, Ronald. (1999). The Triumph of the moon. Oxford, University Press
  • Lagroye J. (2009), Appartenir à une institution, Paris, Économica.
  • Murray M.A. et Seguin A. (2011), Le dieu des sorcières, Rosières-en-Haye, Camion Noir.
  • Orosius P. et Arnaud-Lindet M.-P. (1990), Histoires. (Contre les Païens) 2 2, Paris, Les Belles Lettres.
  • Pietri C. (1995), Histoire du christianisme des origines à nos jours 2, 2, [Paris], Desclée-Fayard.
  • Poupard P. (2007), Dictionnaire des religions, Paris, Presses universitaires de France.
  • Sallmann J.-M. (1989), Les sorcières, fiancées de Satan, Paris, Gallimard.
  • Sheppard, Kathleen L. (2013). The Life of Margaret Alice Murray: A Woman’s Work in Archaeology. New York, Lexington Books.
  • Veyne P. (2010), Quand notre monde est devenu chrétien 312-394, Paris, A. Michel.
  • Victorinus Afrus – In Epistola Pauli ad Galatas [0362-0372] Texte complet at Documenta Catholica Omnia ». consulté le 07/06/2014.
  • Zeiller J. (1940), « Paganus. Sur l’origine de l’acception religieuse du mot » dans Comptes-rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 84e année, N. 6.

1 v

2 Murray Margaret (2011, first pub. 1931), The God of the witches, Camion Noir. p. 8.

3 Hutton, Ronald. (1999), The Triumph of the moon. Oxford University Press. p. 194.

4 Ibid. p. 195 ; Sheppard, Kathleen L. (2013). The Life of Margaret Alice Murray: A Woman’s Work in Archaeology. New York: Lexington Books. p. 98, p.162.

5 Op. Cit. Murray, Margaret. p. 59 ; Op. Cit. Hutton, Ronald p. 197.

6 Les premiers auteurs chrétiens créant le mot païen à partir du mot « paganus » – le paysan, l’habitant du pays – reliaient l’appartenance à la religion païenne au fait de résider en milieu rural, les villes devenant plus vite chrétiennes, et à la superstition locale, territorialisée, et à l’attachement à sa terre (attachement à la terre qui nourrira un paganisme très conservateur, parfois proche de l’extrême-droite).

7 François S. (2012), Le néo-paganisme: une vision du monde en plein essor, Valence d’Albigeois, Éd. de la Hutte.

8 Zeiller J. (1940), « Paganus. Sur l’origine de l’acception religieuse du mot » dans Comptes-rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 84e année, N. 6, pp. 540-541

9 Victorinus Afrus – In Epistola Pauli ad Galatas [0362-0372] Texte complet at Documenta Catholica Omnia ». consulté le 07/06/2014.

10 Orosius P. et Arnaud-Lindet M.-P. (1990), Histoires. (Contre les Païens) 2 2, Paris, Les Belles Lettres.

11 Ferguson, E., McHugh, M.P. et Norris, F.W. (dir.) (1997), Encyclopedia of early Christianity, 2nd ed, New York, Garland Pub (Garland reference library of the humanities), 2 p.

12 Veyne, Paul. (2009), Quand notre monde est devenu chrétien. Paris, Albin Michel. p. 169-170 ; Chuvin, Pierre. (2009), Chronique des Derniers Païens. Paris, Les Belles Lettres, Fayard.

13 Évidemment, la recherche d’avantages spirituels ou sociaux n’est pas le seul motif de l’adhésion religieuse. La recherche d’explication du monde, de ce qui se trouve après la mort, les « biens de salut » weberiens, ou encore d’un sentiment d’appartenance à une communauté en sont d’autres. Mais là où la relation avec Dieu est passionnelle, la relation avec les divinités païennes était plus contractuelle, sauf pour quelques héros. L’offrande est la manifestation rituelle courante de cette relation. SI des relations contractuelles existent dans le christianisme (pèlerinage, promesse à Lourdes ou à Notre Dame de Fatima), Dieu est supposé être concerné par le salut de ses fidèles.

14 À une époque d’incertitude politique, avec les fréquentes guerres civiles dans l’Empire, et morale, avec le déclin de la pratique du paganisme, la religion chrétienne propose un cadre de vie ascétique assurant la survie de l’âme.

15 Bien que l’Église soit encore jeune à l’époque de Constantin, celui-ci et ses fils ont permis de l’accroître considérablement, et d’en faire une institution efficace et politiquement favorisée.

16 Op. Cit. Veyne, Paul (2007) p. 34 – Les temples païens sont en effet construits de telle sorte à mettre une barrière physique entre la partie sacrée du temple, le sanctuaire, où se trouve la statue du dieu, et le reste de l’édifice, profane. Les prêtres avaient le monopole du rôle d’intermédiaire. La religion chrétienne supprime cet intermédiaire, puisque tout le monde peut prier Dieu. Également, là où la doctrine chrétienne suppose Dieu comme un être aimant ses fidèles, les dieux païens sont des êtres ambivalents, et ne dispense leurs faveurs qu’à leurs élus où lors de relations rituelles clientélaires.

17Albaret L. (1998), L’Inquisition: rempart de la foi, Paris, Gallimard. p. 25

18 Op. Cit. Husain S., Deschamps A. et Leloup J.-Y. (1998) p. 153

19 Ibid. p. 155

20 Favret-Saada J. et Contreras J. (1993), Corps pour corps enquête sur la sorcellerie dans le Bocage, Paris, Gallimard.

21 Lagroye J. (2009), Appartenir à une institution, Paris, Économica.

Troque ceinture d’explosifs à grenaille contre boite à outils critiques

C’est avec tristesse et consternation que nous regardons le bilan des attaques ayant eu lieu à Paris dans la nuit du vendredi 13 au samedi 14 novembre 2015. Ces quelques lignes ne visent pas à analyser ces événements, puisque nous avons pour principe de ne pas céder à la pression médiatique et de prendre le temps nécessaire pour examiner rationnellement et de façon dépassionnée les causes et les implications de ces événements. Toutefois, tant les questions qui furent soulevées à l’issue de ces attaques – pourquoi nous ? Au nom de quoi ces personnes ont-elles tuées ? – que la réaction du Président François Hollande, qui le lendemain même a intensifié ses frappes contre l’État Islamique sur la ville de Rakka en Syrie, nous forcent à rappeler certains éléments de compréhension des mécanismes et des impacts des interventions militaires, qui mettent en perspective le drame parisien mais qui sont occultées. Savamment occultées.

Le désarroi d’une majorité de Français vis-à-vis de ces attentats est manifeste. Nous ne nous appesantirons pas sur les campagnes type « Pray for Paris » car, à notre connaissance, la prière d’intercession n’a jamais été un levier géopolitique efficace ; ni sur les minutes de silence qui s’écoulent de partout, et qui auraient profit à être troquées contre des minutes de réflexion critique. Nous préférons – et c’est ce que nous faisons dans nos enseignements – prôner la méthodologie suivante :

si l’on veut éviter un phénomène, il faut le regarder sans fard, le caractériser, puis en chercher les rouages, et enfin travailler sur lesdits rouages.

En qualifiant les « terroristes » de salauds, de barbares, de fous de Dieu, la réaction est affective, et on peut aisément comprendre cela des proches ou des familles des victimes. Il n’est pas censé en aller de même pour des intellectuels, des politistes, qui doivent bâtir un savoir le plus désaffectivé possible pour rationaliser leur rapport au réel qu’ils étudient. Pourtant, qualifier quelqu’un de fou, c’est faire démarrer ses actes dans un esprit malade, ce qui évite toute recherche d’autres causes. C’est ce qu’on fit à propos des résistants du maquis des Glières, des résistants du Front de libération algérien, des rebelles de divers anciennes colonies françaises, comme Madagascar, et tant d’autres.

Or il semble que les esprits en question ne soient pas pathologiquement atteints, ni particulièrement imbéciles. La question devient alors : « qu’est-ce qui pousse un individu comme vous et nous à commettre ce genre d’acte effrayant ? » et pourquoi ne nous viendrait-il pas à l’esprit de faire cela ? Quel contexte permet l’émergence de ce genre d’acte ? Là, c’est à une analyse sociétale qu’il faut passer. Reposons la question autrement : comment se fait-il que notre monde, et à plus forte raison notre pays ne soient pas en mesure de faire naître des alternatives plus séduisantes que celle de se faire sauter avec une ceinture d’explosifs au milieu de gens inconnus et assez éloignés des centres de pouvoir dénoncés ?

Un début, un maigre commencement d’analyse, démarre par la dénonciation d’un paradoxe français.

La France est un des pays qui consacre un pourcentage conséquent de son produit intérieur brut en dépenses militaires1– et ce, malgré de récentes coupes dans le budget du Ministère de la Défense2. L’armée française est engagée au maximum de ses capacités dans un grand nombre de conflits – au sol ou dans les airs. Au total, ce sont 6500 soldats français qui sont déployés dans des opérations extérieures, bien souvent avec des mandats peu clairs, non discutés démocratiquement, et parfois sans autorisation préalable du Conseil de Sécurité des Nations-Unies3. À l’Afghanistan en 2008, se sont succédés la Libye en 2011, la Centrafrique et le Mali en 2013, l’Irak début 2015 et  la Syrie depuis septembre. La France est donc en guerre. Non contre un ennemi « invisible » mais, dans la plupart des cas, aux côtés de forces gouvernementales, issues de ses anciennes colonies et dont la légitimité est contestée par des mouvements rebelles et armés.

Ces guerres sont toutefois totalement absentes du débat public, à part lorsqu’il s’agit de les vendre en les parant de vertus « humanitaires »4. Où trouve-t-on le décompte des victimes, directes et indirectes de ces conflits ? Qui informe sur les buts de ces interventions ? Pourquoi les pouvoirs du Parlement sont-ils si limités quand il s’agit d’avaliser une intervention extérieure 5? Pourquoi les citoyens français sont-ils dépourvus de tout pouvoir de décision en matière de politique étrangère ? Pourquoi faut-il attendre plusieurs années pour découvrir les véritables motifs d’une entrée en guerre de la France et le bilan, souvent désastreux, de ses interventions ? Pourquoi la stratégie de sortie de conflit n’est-elle jamais explicite avant l’entrée en guerre ?

Il faut le reconnaître, il n’y a pas à notre connaissance de cas où la situation politique fut meilleure après intervention militaire française. En effet, les récents exemples d’intervention l’attestent : ces guerres n’aboutissent jamais à améliorer la vie des civils qu’elles prétendent défendre. Pire, la diabolisation des ennemis et la rhétorique agressive et martiale qui y est employée conduit à des conséquences désastreuses sur le terrain. En Afghanistan, le refus de négocier avec les Talibans et la stratégie jusqu’au-boutiste poursuivie par l’administration Obama et le général McChrystal a fait sombrer le pays dans un guerre longue qui se solde aujourd’hui par une désillusion et une insécurité accrues pour les populations afghanes6. Les Talibans sont désormais en passe de reprendre le contrôle de Kaboul. Dix ans de guerre pour quoi, donc ? La Libye aujourd’hui est en proie à des violences qui déstabilisent toute la région7. En Centrafrique, la France est embourbée alors que les troupes de maintien de la paix au Mali subissent des pertes importantes8.

L’un des lieux communs des auteurs des actes de type attentats « djihadistes » est une combativité politique, un engagement, généralement anti-impérialiste et anti-colonialiste qui trouve dans le religieux son écrin. Si nous exécrons les modèles théologiques, et n’avons aucune forme d’admiration pour l’État Islamique, il nous faut reconnaître, à notre grande peine, qu’elle offre un idéal politique capable de drainer des jeunes. Parmi les raisons de la radicalisation, il y a la politique extérieure militaire française. Et bizarrement, nombre de médias occultent exactement ce lien causal9.

En revanche, peu de commentateurs exigent de nos décideurs politiques qu’ils clarifient leurs relations avec des régimes autoritaires dont les pratiques et les valeurs, ne sont pas si différentes de celles des combattants de l’État islamique. Car, faut-il le rappeler, le gouvernement français a réaffirmé son amitié pour l’Arabie Saoudite10 ou le Qatar11, deux pétromonarchies qui ne se caractérisent pas par leur respect des droits humains. On pourrait en appeler aux futurs prochains terroristes comme à nos décideurs politiques pour dessiner un front commun : plutôt que d’exiger, par la force militaire ou la bombe à clous, des changements politiques pourquoi ne pas investir dans la prévention de ces conflits en cessant, notamment, de soutenir des régimes autoritaires ? Il faut se rappeler que la France a invité Mouammar Khadafi en grandes pompes à l’Élysée en 2007, Bachar Al Assad au défilé du 14 juillet en 2008, autant de prestigieux invités que l’on a bombardés par la suite.

Dès lors, il est difficile de ne pas lire dans les attaques à Paris, comme dans celles qu’ont subi dernièrement le Liban, l’Égypte, la Turquie, le Danemark, la réaction violente à une action violente. Plus que de « valeurs » et d’« idéologie » c’est entre autres de dénonciation de stratégie guerrière dont il s’agit. Le fait que les États récemment touchés par des attaques soient aussi ceux qui sont en guerre dans les airs ou au sol contre l’État Islamique, ne relève pas, à notre sens, de la coïncidence.

Nous paraphrasons les mots de Noam Chomsky après les attentats du 11/9 : certes, c’est une tragédie. Mais elle n’est pas, hélas, extraordinaire. De nombreux pays vivent des massacres de masse, des morts civiles injustifiées, par des militaires ou des mercenaires financés parfois sur notre argent public. Ici, ce qui change, c’est la nationalité des morts12. Alors oui, c’est atroce, épouvantable, à l’image de ce qui se fait dans maints endroits ailleurs en notre propre nom. Faut-il en être surpris ?

Alors au lieu d’accumuler des minutes de silence, nous pourrions nous offusquer ensemble, raisonner ensemble : glaner les minutes et en faire des heures d’analyse critique de notre géopolitique.

Clara Egger, Richard Monvoisin

PS : le CORTECS invite toute personne, tout étudiant qui pense que le seul salut est l’attentat sur des innocents à prendre contact. Nous faisons le pari d’avoir à lui proposer des méthodes de transformation sociale certes plus lentes, mais infiniment moins sordides, et surtout, autrement plus efficaces. Dans le monde que nous visons, il n’y aura pas d’au-delà chatoyant. Il y aura un ici-maintenant un peu moins endeuillé.