
Les attentats qui ont agité la France et la médiatisation qui s’en est suivie ont crée un processus assez étonnant dont nous sommes un peu les victimes collatérales. La sphère intellectuelle médiatique et enseignante semble avoir trouvé son gadget : l’esprit critique. L’esprit critique redresse les délinquant.es, l’esprit critique ramène dans le droit chemin les complotistes, l’esprit critique calme les djihadistes, bientôt l’esprit critique redressera les sexes tordus et récurera même le linge. Il faut en mettre partout, même dans BFMTV ou dans Le Point, organes pourtant connus pour leur entreprise de décervelage des masses. Et nous dans tout ça ? [Mise à jour du 22 février : réaction de quelques penseurs/se critiques francophones et notre réponse.]
Notre point de vue
Notre point de vue est résumable en un point : l’esprit critique est en train d’être bradé. De trois façons différentes : médiatisation, appauvrissement et dépolitisation.
La médiatisation d’abord : si on enseigne l’autodéfense intellectuelle, on enseigne la critique des médias. Or les travaux bourdieusiens, parmi d’autres, illustrent le fait que le cadre télévisuel en particulier ne permet généralement pas de développer une argumentation complète et rigoureuse, et fait le jeu des slogans et des thèses simples. Donc un.e spécialiste devrait toujours se demander : est-il justifié que je parle dans telle ou telle émission ? Au prix de quelle déformation de mon propos, de quelle mise en scène scénaristique ? Car si nous acceptons de parler dans un média qui bourre le mou de son lecteur ou de son spectateur depuis des années, nous lui donnons une caution évidente, dont il saura se targuer quand des critiques fuseront. Si nous acceptons de ne parler qu’en borborygmes, en quolibet, de ne débattre qu’en se soumettant aux codes violents de la coupure de parole et du horion, que restera-t-il de constructif dans l’explosion de divertissement ? Si nous acceptions de parler dans Le Point, alors que nous faisons des cours critiques basés sur le décorticage des scénaristiques conservatrices, des mensonges chiffrés, des généralisations abusives, voire des fraudes (voir affaire Bintou) sur le même journal, quelle serait la cohérence ? Un.e penseur/se critique qui fait des piges dans des médias corrodés leur sert de danseuse, pour reprendre cette expression un tantinet sexiste. Mais il semble que cela ne leur pose pas trop de problème moral, ou que s’ils/elles en vivent un, les bouffées médiatiques régulières dont leur visage est baigné le leur font vite oublier. En effet, en vertu de l’effet Matthieu, « on donnera à celui qui a, et il sera dans l’abondance, mais à celui qui n’a pas, on ôtera même ce qu’il a » c’est-à-dire que plus ils/elles sont invité.es dans les médias, plus ils/elles sont invité.es dans les médias. Mais rappelons ces deux règles classiques : d’abord, si les médias les invitent, c’est qu’ils/elles ne sont pas trop critique pour eux. Ensuite, les médias se serviront d’eux/elles, les feront parler de tout et son contraire, feront d’eux/elles des fast thinker, et les jetteront lorsque la mode sera passée.

L’appauvrissement : les médias ne sciant pas leur branche, il ne faut pas s’attendre à de la pensée critique très élaborée de la part de ces sortes de « chiens de garde » de l’esprit critique. Foin de la critique des institutions, du système (éducatif, carcéral, etc.). Un exemple ? Nous avons entendu plein de gens « spécialistes » de l’esprit critique se congratuler à l’idée de faire des interventions en prison pour « guérir » les jeunes détenus du complotisme – l’un de nous a même rencontré une fonctionnaire pénitentiaire qui lui a dit récemment « moi je m’en fous, je me tire bientôt, il y a un créneau dans la déradicalisation, j’y connais rien mais on verra bien ». Mais nous n’avons entendu aucun de ces penseur/ses médiatiques « spontané.es » capables d’évoquer les critiques mettant en cause la capacité du système carcéral à endiguer le problème qu’il est censé traiter. Surtout, ne pas toucher aux médias dominants et ne pas toucher à la prison. En gros, ne toucher à rien.
Ce qui amène à la dépolitisation. La pensée critique est censée permettre de plein de façons différentes une seule chose : élargir le champ des possibles pour un individu. En lui expliquant les biais de son cerveau, les représentations sociales non conscientes, etc., on lui donne des leviers sur sa vie, intime et publique. Mais les « chiens de garde » de la pensée critique font le focus sur les biais cognitifs et rient de complotismes naïfs, sans jamais aborder les problèmes de fond comme « À quelle politique post-coloniale doit-on ces poches de descendants d’immigrés qui font le choix de la violence politique ? » ; ou encore « quand dans un programme scolaire est-il abordé le fait que des grandes puissances s’arrogent le droit de bombarder, de nos jours, des peuples civils ? » ou bien « quand, en éducation morale, aborde-t-on la question du nombre de conflits dans lesquelles la France est impliquée, et son statut officiel de 2e vendeur d’armes au monde en 2016 ? » Et quand discutera-t-on avec les élèves du statut du savoir, qu’il est des choses qu’il faut connaître avant d’arriver dans la vie adulte et que l’école est là pour ça, alors que pour eux, le plus souvent, l’école est une corvée, non négociée, non négociable, coercitive, infantilisante et élitiste ?
Nous ne nous reconnaissons pas dans cette autodéfense aseptisée, dans cet esprit critique circonscrit. Un peu comme certain.es rationalistes, prompts à s’acharner sur la mémoire de l’eau, les granules et les croyances du quidam qui passe, mais qui ne présentent pas la même heuristique de doute lorsqu’il s’agit de critiquer leurs propres système de croyances, ainsi que de questionner rationnellement la moralité des comportements qui en résultent. Nous n’avons pas envie de laisser l’autodéfense intellectuelle chomskienne bradée à des petites carrières de pédagogues à la mode, sans aucun mordant, sans aucune velléité de réformer ou modifier un tant soit peu les barreaux de la cage, qui conspuent l’anti-darwinisme chez les élèves musulmans, mais ne raillent pas l’iniquité du contrat didactique tissé à l’école, ni la reproduction des classes sociales que celle-ci proroge, et encore moins l’imposture de certains médias qui font appel à elles/eux, ni le détournement du problème politique soulevé par les « djihadistes » en pur problème cognitivo-mental.
Le CorteX
Des camarades sceptiques nous répondent
Quelques camarades sceptiques nous ont fait le plaisir de réagir à ce texte, et nous les en remercions. Ils nous ont autorisé à reproduire le courrier du 29 janvier 2017 contenant leurs remarques, et à rendre publics nos échanges ultérieurs éventuels. Puisse tout ceci te permettre, ami.e lecteur.rice, de te faire une opinion éclairée de divers points de vue. :
lire leur réactionLe pacte cérébelleux, réponse aux camarades
Nous avons pris bonne note, réfléchi, discuté, et co-écrit une réponse collégiale, postée le 19 février 2017 avec l’espoir qu’elle augure maintes réflexions critiques dans les chaumières – et nous gratifie d’autres courriers, d’accord avec nous ou non. Puisse tout ceci te permettre, ami.e lecteur.rice, d’usiner ta réflexion déjà bien aiguisée (méfie-toi, cette dernière phrase est une technique de flatterie). :
lire notre réponsePour compléter cette réponse, voici le lien vers l’interview de Richard Monvoisin réalisée en octobre 2015 par Jérémy Royaux et Jean-Michel Abrassart pour le balado Scepticisme Scientifique, interview dans laquelle sont abordés plusieurs sujets en rapport direct avec la discussion entamée ci-dessus :
(notamment à partir de 25′)
- Nous mettons des liens aux outils critiques, non pas pour vous qui les connaissez par cœur, mais pour le grand public qui s’intéresserait à la question qui nous anime ici.
- « Nous ne voulons plus repeindre les barreaux », Le Monde, 14 février 2017 – lire ici. Le Point aussi a traité du CorteX, en mai 2015, mais… contre notre gré. Nous avions refusé de répondre à la journaliste, donc ça ne compte pas vraiment.
- Pour les puristes, notre processus de tri est bien sûr plus une heuristique qu’un algorithme.