L'ostéopathie crânienne chez Scepticisme scientifique

Notre rapport sur l’ostéopathie crânienne comprend presque 300 pages et sa lecture n’est pas des plus aisée. Aussi avons-nous jugé pertinent de répondre à l’invitation de Jérémy Royaux de Scepticisme Scientifique, le balado de la science et de la raison. Albin Guillaud et Nelly Darbois discutent des motifs qui ont conduit à la réalisation de ce rapport, de son contenu et des critiques qui ont été faites. Bonne écoute !

Pour télécharger le balado, visiter cette page.

Pour consulter l’article qui présente le rapport voir ici.

Pour lire les critiques qui nous ont été faites et nos réponses voir .

Pour l’article sur notre publication scientifique, se rendre sur cette page.

Liens d'intérêts – Données sur l'indépendance des facultés de médecine vis-à-vis des industries

Notre camarade Paul Scheffer (doctorant en sciences de l’éducation, laboratoire Experice, Université Paris 8 – Vincennes Saint-Denis) et ses comparses font passer un article dans PLOS One, sur l’indépendance des facs de médecines françaises vis-à-vis des industries. Nous en reproduisons le résumé plus bas, avec un article de The conversation.com en introduction. La question des liens d’intérêt nous intéresse particulièrement au CorteX dans la mesure où de nombreux travaux expérimentaux montrent depuis plus de 30 ans à quel point notre jugement et nos actions peuvent être influencés par eux, alors même que nous pensons agir et raisonner en tout indépendance.

Les facs de médecine les plus indépendantes vis-à-vis de l’industrie pharmaceutique

publié ici.

C’est une première en France. Les facultés de médecine viennent d’être classées sur l’indépendance qu’elles garantissent à leurs étudiants vis-à-vis des laboratoires pharmaceutiques. Ce travail inédit, inspiré d’un palmarès établi chaque année par l’Association américaine des étudiants en médecine, vient d’être publié, le 9 janvier, par la revue scientifique de référence en accès libre PLOS ONE, sous le titre « Conflict-of-Interest Policies at French Medical Schools : Starting from the Bottom » (NdCorteX : voir plus bas).

La faculté de Lyon Est arrive en tête, avec un score de 5 points, sur un maximum possible de 26. Celle d’Angers arrive en deuxième position, avec 4 points. Suivent sept établissements ex aequo, avec chacun 1 point : Aix-Marseille, Lyon Sud, Paris Descartes, Paris Diderot, Rennes 1, Strasbourg et Toulouse Purpan.

Ainsi, notre étude montre que seules 9 facultés sur 37, en France ont pris des initiatives pour se prémunir contre les conflits d’intérêts qui surgissent en cas de liens de l’établissement ou de ses enseignants avec l’industrie du médicament. Les 28 autres, n’ayant adopté à ce jour aucune mesure en ce sens, n’obtiennent aucun point.

Des prescriptions moins orientées par le marketing des firmes

Ces résultats montrent, sans surprise, que la situation française n’est pas brillante. Mais celle des États-Unis, lors du premier classement réalisé en 2007, ne l’était pas beaucoup plus. Or des changements significatifs se sont produits outre-Atlantique en moins d’une décennie. La majorité des universités américaines se sont hissées en haut du tableau. Et selon plusieurs études, les étudiants qui en sortent prescrivent différemment, d’une façon moins orientée par le marketing des firmes et plus favorable aux patients.

Doctorant en sciences de l’éducation, j’ai proposé l’idée de ce classement au sein du Formindep, association qui milite pour une formation et une information indépendantes dans le domaine de la santé, à laquelle j’appartiens. Nous avons constitué fin 2014 un groupe de travail composé de 2 médecins, 3 étudiants en médecine et 2 chercheurs. Nous espérons fournir un levier dont pourront s’emparer les enseignants et les étudiants décidés à changer la situation. Nous puisons notre motivation dans les formidables avancées constatées dans les universités américaines.

Pour ma part, j’ai été convaincu de l’importance de la formation initiale dans les pratiques de toutes les professions en lisant un témoignage à charge contre une école de journalisme prestigieuse, Les petits soldats du journalisme (Les Arènes), publié en 2003 par François Ruffin. C’est en effet durant les études que se forgent les valeurs, les normes, les habitudes et le réseau amical, que certains plis plus ou moins heureux se prennent, parfois pour la carrière entière.

La défense de l’esprit critique dans l’éducation

Plus tard, j’ai rejoint le Formindep. J’y ai trouvé une convergence avec mes propres points de vue et des encouragements à défendre l’esprit critique dans l’éducation. Des membres m’ont fait découvrir l’existence du « Tableau de bord des politiques de conflits d’intérêts dans les universités de médecine » réalisé par l’Association américaine des étudiants en médecine (AMSA).

Gradué de A à F, à l’anglo-saxonne, ce classement utilisant des pictogrammes très simples est fondé sur des critères d’indépendance dont la validité est établie par la littérature scientifique. Il indique par exemple s’il existe ou non dans l’université une politique pour encadrer les cadeaux offerts aux étudiants par les firmes pharmaceutiques ou leurs invitations à déjeuner, l’organisation d’événements par les industriels sur le campus, les déclarations des liens d’intérêts par les enseignants au début de leurs cours. Aujourd’hui, les deux-tiers des établissements sont classés A ou B alors qu’en 2007, la plupart avaient écopé d’un F…

Notre travail sur les universités françaises s’inspire de ce tableau de bord – qui a également fait des émules au Canada, avec un classement publié en 2013. En plus de l’article publié dans la revue scientifique internationale PLOS ONE, nous avons mis en ligne sur le site du Formindep le « Classement des facultés françaises en matière d’indépendance », fondé sur 13 critères. Les 9 établissements ayant démontré une politique dans ce domaine sont gratifiées d’un D, les autres d’un I pour « incomplet ». Précisons qu’à ce jour, aucune n’a rédigé de document pour définir sa politique officielle en matière de conflit d’intérêts, comme cela existe dans les universités américaines, par exemple à Stanford.

Seuls trois doyens nous ont répondu

Notre méthode d’évaluation et de recueil des données reprend les principes américains, adapté aux spécificités françaises. Nous avons combiné plusieurs sources sur une période s’étalant de juin 2015 à début 2016 : les sites Internet des facultés, les informations de terrain dont nous disposions notamment par le biais d’enseignants, et des demandes d’information envoyées aux bureaux des doyens de chaque faculté. Seuls 3 doyens nous ont répondu, en dépit de nombreuses relances de notre part, suggérant que la coopération sur ce sujet ne va pas de soi pour les équipes dirigeantes des facultés.

Pourtant, davantage de transparence sur cette question ne ferait que répondre aux souhaits de nombreuses institutions à travers le monde. L’Académie de médecine américaine, le Collège des facultés de médecine aux États-Unis et son équivalent au Canada, le Conseil de l’Europe, le parlement français, tous ont publié des rapports concluant à cette nécessité. Il existe d’ailleurs déjà un manuel pratique d’enseignement, Comprendre et répondre à la promotion pharmaceutique, édité par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et l’ONG Health Action International. Il est disponible en français sur le site de la Haute autorité de santé.

Mais pour faire bouger les lignes, rien ne remplace l’engagement des étudiants sur les bancs même des facultés. Le cas d’Harvard est devenu emblématique suite à un article du New York Times. Celui-ci relatait comment les étudiants de cette université américaine de premier plan avaient interpellé leurs enseignants après l’attribution d’un F à l’établissement. Ils avaient également découvert qu’un des professeurs présentait de façon avantageuse les médicaments anticholestérol dans ses cours et minimisait leurs effets secondaires, alors qu’il était par ailleurs consultant salarié de dix firmes pharmaceutiques, dont cinq commercialisaient ces médicaments. Ces liens n’étaient pas déclarés. Aujourd’hui, Harvard est gratifiée d’un A.

Une tribune d’Irène Frachon

En France, la principale association étudiante, l’Association nationale des étudiants en médecine de France (ANEMF), s’est emparée de la question dès 2014. Le médecin qui révéla le scandale du Mediator, Irène Frachon, rend d’ailleurs hommage à son implication dans une tribune publiée sur The Conversation. À la rentrée 2016-2017, l’ANEMF a imprimé et distribué aux étudiants 8 000 livrets sur le thème « Pourquoi garder son indépendance face aux labos pharmaceutiques ? » (NdCorteX : dont le CorteX s’est fait l’écho et le soutien en son temps, ici). L’organisation a réussi à se passer complètement des financements des firmes pharmaceutiques.

L’ISNAR-IMG, le syndicat des internes en médecine générale (étudiants ayant au moins 6 ans d’études), qui regroupe 6 000 adhérents, est également en bonne voie d’y parvenir. Le Syndicat national des jeunes médecins généralistes (SNJMG), qui regroupe des internes et des jeunes médecins, a quant à lui fait le choix de l’indépendance financière dès sa création.

Ils se croient immunisés contre l’influence des firmes

Cependant, bon nombre d’étudiants estiment aujourd’hui que l’industrie pharmaceutique est un partenaire tout à fait légitime ne posant pas de problème particulier, comme on l’entend de la bouche de médecins et enseignants. Ils se croient souvent immunisés contre l’influence des firmes, en dépit d’études concordantes montrant le contraire, comme celle du chercheur Inserm Bruno Etain portant sur plus de 2000 étudiants.

La réflexion sur l’indépendance vis-à-vis des firmes peut se heurter à des résistances, voire de l’hostilité. Ainsi 14 facultés ont déjà projeté dans leurs murs le film La fille de Brest, qui raconte le combat d’Irène Frachon. Mais 3 s’y sont opposées – sans toutefois en donner officiellement les raisons.

Pour notre part, nous retenons surtout le message adressé par le président de la Conférence des doyens, le professeur Jean-Luc Dubois-Randé. Une journée sur la formation à l’indépendance dans les études médicales dont les vidéos sont disponibles ici s’est tenue le 30 avril 2016 à Paris, dans des locaux de la revue Prescrire. Le doyen de médecine de l’université Paris-Est Créteil y a déclaré :

« L’actualité nous rappelle que le temps des collusions entre le monde médical et l’industrie pharmaceutique n’est plus soutenable. Nul n’a sa liberté dès l’instant où il est juge et partie. L’expertise devient-elle difficile ? On est un très bon expert lorsqu’on est le professionnel de telle ou telle discipline, ou champ scientifique. Nul ne le conteste, mais il faut alors que la communauté soit informée de la façon la plus transparente des conflits d’intérêts […]. Les règles sont en train de changer, l’ignorer est s’exposer à des réveils judiciaires difficiles. La Conférence des doyens a maintenant homogénéisé les formulaires de cumul d’intérêts et sera très vigilante pour qu’ils soient remplis et signés. »

L’année 2017 débute, et avec elle l’espoir que la formation médicale devienne, dès les premières années, plus indépendante vis-à-vis des firmes. La faculté pourra ainsi donner davantage les moyens aux futurs médecins de déjouer les multiples stratégies d’influence les visant avec, pour cible ultime, leurs patients. Gageons que les résultats de la deuxième édition de ce classement, prévue fin 2017, seront meilleurs et le nombre de facultés volontaires pour partager leurs informations, plus élevé.

Conflict of Interest Policies at French Medical Schools: Starting from the Bottom

Paul Scheffer, Christian Guy-Coichard, David Outh-Gauer, Zoéline Calet-Froissart, Mathilde Boursier, Barbara Mintzes, Jean-Sébastien Borde

PLOS One, January 9, 2017

Abstract

Background

Medical faculties have a role in ensuring that their students are protected from undue commercial influence during their training, and are educated about professional-industry interactions. In North America, many medical faculties have introduced more stringent conflict of interest (COI) policies during the last decade. We asked whether similar steps had been taken in France. We hypothesized that such policies may have been introduced following a 2009–2010 drug safety scandal (benfluorex, Mediator) in which COIs in medicine received prominent press attention.

Methods

We searched the websites of all 37 French Faculties of Medicine in May 2015 for COI policies and curriculum, using standardized keyword searches. We also surveyed all deans of medicine on institutional COI policies and curriculum, based on criteria developed in similar US and Canadian surveys. Personal contacts were also consulted. We calculated a summary score per faculty based on 13 criteria. [range 0–26; higher scores denoting stronger policies]

Results

In total, we found that 9/37 (24%) of French medical schools had either introduced related curriculum or implemented a COI-related policy. Of these, only 1 (2.5%) had restrictive policies for any category. No official COI policies were found at any of the schools. However, at 2 (5%), informal policies were reported. The maximum score per faculty was 5/26, with 28 (76%) scoring 0.

Conclusion

This is the first survey in France to examine COI policies at medical faculties. We found little evidence that protection of medical students from undue commercial influence is a priority, either through institutional policies or education. This is despite national transparency legislation on industry financing of health professionals and limits on gifts. The French National Medical Students Association (ANEMF) has called for more attention to COI in medical education; our results strongly support such a call.

Best of – Les meilleurs dossiers Z du semestre 23, décembre 2016

Chaque semestre depuis 2005, les étudiants de l’UE transversale « Zététique & autodéfense intellectuelle » produisent des dossiers d’enquête sur des sujets « critiques ». Si certains dossiers sont peu exploitables, d’autres sont vraiment de très beaux travaux, qui contiennent certes parfois des erreurs ou des fautes, mais témoignent d’une démarche intellectuelle exigeante, d’une vérification des sources et des informations présentées, et allant pour quelques-uns jusqu’à l’élaboration de protocoles expérimentaux. Cette fois, un excellent test sur la sensation d’être observé, autisme et régime GAPS, un peu de Napoléon, du Bushido, MK-Ultra, la théorie réactionnaire de Renaud Camus et plein d’autres choses.

L’objectif à terme serait de mettre tous les dossiers de qualité depuis dix ans. J’ai réussi à le faire le semestres 20 (ici), 21 (), et 22 (par là). En attendant, en décembre 2016 m’ont été rendu 62 travaux (hors rattrapages), dont voici à mon avis (subjectif) les plus stimulants. Bien sûr il y a des coquilles, des fautes d’orthographes, des maladresses, mais pour des étudiant-es commençant leur parcours universitaire, on aura vu bien pire, et difficilement mieux. Bravo à elles/eux.

RM

  • Régime GAPS et autisme, par Hugo GALLIEN, Anaïs GRILLET, Camille MARTINIE et Nolwenn MARQUIS. Télécharger
  • Test de la sensation d’être observé, ou Dans quelle mesure l’apprentissage sceptique peut-il influer sur l’apparition du phénomène de la sensation d’être observé ? par Thomas BADIN, Mina BERNARD-SALMIRS, Mana BOURDET, Clémence CHARLES, Alexanne CHESNEAUX, Laura CITTADINI, Simon DADER, Laurine DELORME, Doriane DEPUYDT, Julia DWORAK, Coralie EYNAUD, Johan FERRAZZI, Charlotte GENIN, Sylvain GUICHARD, Paul MARSEILLE LABRANCHE, Océane MASOERO, Césame MELCHER, Lucile RUEL et Anaïs SETTURA. Télécharger  et Analyse statistique (en cours de reprise sur quelques points)
  •  La théorie du grand remplacement de Renaud Camus, ou notre civilisation est-elle en train de disparaître ? par Marylou BLONDIN, Salomé MAMY, Clementine MARTIN, Scott McGUIGAN, Idris SHAH et Jahm-Aldinne SPELO. Télécharger
  • Bushido, historicité et mythes, par Lucie FLATTET, Alain LEONARD, Louane MATUSZCZAK et Marine PASCALIS. Télécharger
  • La scientificité des motifs d’accusation de sorcellerie de la fin du XVème siècle jusqu’au début du XVIème siècle en France, par Chloé LE BRET, Quentin MARX, David MONTALVO, Morgane ROISSE-MERLIN et Thibault VERNET. Télécharger
  • L’affaire du pain de Pont-St-Esprit, par Emilie BERNAZ, Cécile HERAUD, Baptiste REYNAUD, Clémentine STEPHANT et Laura VUAGNOUX. Télécharger
  • Le discours climato-sceptique, ou Claude Allègre, l’imposture climatique ou la fausse écologie, par Iliana BITZBERGER, François EYRAUD, Corentin FOL, Makan GANDIT et Félicie THORAVAL. Télécharger
  • Test de l’effet Knobe, Thomas FAUCHE, Antonin.MACLES, Emilien MANTEL et Bérenger SCHWAB, supervisés par Timothée GUILHERMET. Télécharger
  • Le fluor, par Mathilde DIEUMEGARD, Océane MANGEL et Audrey MARNAS. Télécharger
  • La rationalité dans l’analyse néo-classique est-elle fondée ? par Thomas BOYER, Ronan JEZEQUEL, Laurent JUVENET, Alexis LAURENT et Nawel REY. Télécharger
  • Le fauteuil de la mort, par Marine AGNEL, Fabrice BOUTET, Lorraine DUMONT GIRARD, Marine DUNIER, Emilie GAUTHIER et David MARTIN CHEVALIER. Télécharger
  • Les lampes en cristal de sel, par Kim BARRET, Alice BATTAREL, Clara MOSCA, Benjamin TAM et Fanny VIDAL. Télécharger
  • Le suaire de Turin, par Sarah CORTAY. Télécharger
  • La partialité dans le traitement historique de Napoléon Bonaparte, par Théo BOURGEOIS, Jordan DEMMER, Avo GHARIBIAN, Mathieu TANTOLIN et Rémi RICHOUX. Télécharger
  • Le projet MK-Ultra et la mort toujours étrange du scientifique de l’US Army Frank Olson, par Bertrand GAUSSENS, Valentin MOULIN, Diego PENA AGUILAR LlOTARD et Francois VIEUX. Télécharger
  • La proposition de résolution Fasquelle, étude de son rejet et de son traitement médiatique, par Grégoire COUTURIER, Nolwen KERLOCH, Aurélien RIGOTTI et Tania SOLIER-BRIN. Télécharger et Annexe Texte de la proposition de loi

Publication du CorteX dans Plos One – Les affres de la publication scientifique

Si vous suivez régulièrement les travaux du collectif, le rapport sur l’ostéopathie crânienne réalisé à la demande du Conseil national de l’ordre des masseurs-kinésithérapeutes (CNOMK) et les réponses portées aux réactions suivant sa parution ne vous auront pas échappés. Après un an de labeurs, nous venons tout juste de publier Reliability of Diagnosis and Clinical Efficacy of Cranial Osteopathy : A Systematic Review dans Plos One. Nous vous livrons ici le dessous des cartes, une illustration de plus des limites et des avantages du processus de publication scientifique actuel. Pour nous, accepter de se plier aux règles du jeu imposées n’a de sens qu’en les explicitant, pour que chacun puisse affiner son regard critique sur ce système.

Première étape : affrontement de considérations éthiques et économiques – Le choix de la revue

Logo Boycott Elsevier (parmi d’autres créé par Michael Leisen)Le vieux sage se tourne cette fois vers la planète de PLoS, Public Library of Science, pour un accès libre, et laisse l’arbre mort seul.
Logo Boycott Elsevier (parmi d’autres créé par Michael Leisen). Le vieux sage se tourne cette fois vers la planète de PLoS, Public Library of Science, pour un accès libre, et laisse l’arbre mort seul.

Le choix de la revue ne s’est pas fait sans mal. En 2013, nous signalions notre boycott d’Elsevier1. Nous manifestions notre refus de publier chez des éditeurs qui privatisent et rendent lucrative la connaissance alors que celle-ci est souvent le fruit de l’argent public investit dans la formation et le financement des chercheur/ses. Seulement, les alternatives sont coûteuses et demandent de faire des concessions. Nous pouvions faire le choix de ne pas publier dans une revue avec relecture par les pairs, mais nous aurions alors perdu en qualité scientifique et en visibilité internationale. Une autre alternative est de publier dans une revue en accès libre avec relecture par les pairs. Cette option présente l’inconvénient de générer un coût financier substantiel pour une petite équipe comme la nôtre. C’est pourtant le choix que nous avons fait. La rétribution octroyée par le CNOMK au CorteX pour son rapport sur l’ostéopathie crânienne, que nous destinons au financement de stages de master 2, a ainsi été amputée des 1400 euros réclamés par Plos One. C’est semble-t-il le prix à payer pour garantir un accès libre et gratuit au compte-rendu d’un travail de recherche relu par les pairs.

Deuxième étape : le problème linguistique – La nécessité de recourir à un anglais « natif »

Impérialisme culturel et linguistique

Une fois la revue choisie, une étape cruciale s’est présentée : celle de la traduction. La question ne se pose pas lorsque l’on souhaite publier dans une revue de bonne qualité scientifique dans le champ de la santé : il faut écrire en anglais, bien que nous le déplorons2. Nicolas Pinsault est le plus affûté d’entre nous avec la langue de Shakespeare et le vocabulaire scientifique, c’est donc lui qui a écrit l’essentiel de l’article. Nous avons ensuite tou-tes relu son manuscrit, puis nous l’avons soumis aux gracieuses relectures de nos ami-es Maguendra Codandamourty, Phillipe Prouvost, Catherine Wilcox et Edward Ando, qui ont respectivement vécu et travaillé dans un pays anglophone, enseigné l’anglais toute une carrière ou sont carrément anglophone de naissance. Qu’ils et elle en soient chaleureusement remercié-es. Assez confiant-es après toutes ces précautions, nous soumettons notre manuscrit à Plos One. Advient alors notre première déconvenue. Notre manuscrit ne passe même pas à l’étape de l’attribution d’un éditeur à cause de fautes de grammaire et de lisibilité globale du texte. Plos One nous suggère de nous tourner vers quelqu’un qui parle anglais de manière fluide, et si possible un natif. Aucune précision supplémentaire sur les passages concernés n’est amenée, ce qui nous a mis dans l’impossibilité de reprendre nous-même l’article. Notre ultime solution est alors de nous tourner vers une traductrice scientifique professionnelle, le Dr Alison Foote de l’Université Grenoble-Alpes, qui a accepté de modifier notre manuscrit dans des délais très courts imposés par la revue. À nouveau, notre cagnotte réservée initialement aux futurs stagiaires de Master se voit amputée de quelques centaines d’euros.

Après la correction d’éternelles coquilles et « vices de forme » dans les tableaux et figures, qui nous ont valu de perdre quelques cheveux – qui s’obstine à utiliser des logiciels sous licence libre comprendra, nous avions enfin un manuscrit linguistiquement acceptable pour Plos One.

Troisième étape : la relecture par les pairs − Intérêt réel du système de publication

cortex_relecture-par-les-pairs

À ce stade, plusieurs mois se sont déjà écoulés, alors que la qualité scientifique de notre manuscrit n’a pas encore été étudié. Qui plus est, alors que nous avons déjà passé tant d’heures à reprendre le contenu, Plos One nous informe que le processus est bloqué car la revue n’arrive pas à trouver un éditeur3. Heureusement, quelques semaines plus tard, nous recevons enfin un message nous informant que notre article a été attribué à un éditeur, le Dr. Fleckenstein. Il a confié la relecture à trois relecteurs/trices anonymes. Leurs retours nous imposent de reprendre l’article et d’y apporter des « révisions majeures ». Soit. Nous acceptons bien évidemment les critiques, certaines étant très pertinentes. Nous est demandé d’affiner l’analyse, de préciser la méthode et d’approfondir les discussions. Finalement, après avoir tenu compte des relectures, l’article est d’une qualité sans commune mesure avec le premier jet. Ceci nous conforte dans l’intérêt de se soumettre à la relecture par les pairs, car nous améliorerons ainsi la fiabilité de nos revues systématiques à venir – bien que nous ne remboursons pas notre dette de sommeil, tant s’accumulent de nouvelles heures de travail de fond, de forme et de traduction, l’exigence de l’anglais natif étant toujours là.

Quatrième étape : affrontement de considérations épistémologiques

"Les preuves sont comme les poires : de ux poires médiocres ne font pas une  bonne poire (à la rigueur une compote)" - Tirée de la thèse de Richard Monvoisin
« Les preuves sont comme les poires : de
ux poires médiocres ne font pas une
bonne poire (à la rigueur une compote) » – Tirée de la thèse de Richard Monvoisin

Nous soumettons alors la nouvelle mouture une énième fois à Plos One. La réponse qui nous parvient quelques semaines plus tard nous laisse cette fois-ci complètement abasourdi-es : le manuscrit doit à nouveau subir une révision majeure. Alors que deux relecteurs/trices jugent nos modifications très adéquates et sont heureux de recommander la publication de l’article, le/la troisième relecteur/trice est « disagree with the approach of only highlighting the better quality studies », alors qu’il n’avait rien dit à ce sujet lors de sa première relecture. Autrement dit, le reproche que nous faisait ce relecteur était de ne pas accorder assez de place dans la discussion aux études de mauvaise facture méthodologique. Si cela peut s’avérer justifié s’il s’agit d’élaborer des conseils et recommandations aux futur-es chercheurs-ses pour concevoir de meilleures études (ce que nous avons déjà fait sur conseil d’un-e autre relecteur-trice), ce que nous demande le présent relecteur n’est ni plus ni moins que de considérer les mauvaises études comme des preuves : « The authors should strive to discuss all of the included studies in their paper. Otherwise, they put the spotlight on a subset of articles and do not report the totality of the evidence. » Nous sommes à ce stade tou-tes dépitées et l’envie de tout abandonner est bien là. Notre volonté de rigueur épistémologique et nos futurs projets nous motivent cependant à continuer – avec un soupçon d’escalade d’engagement.

Nous reprenons alors une énième fois le manuscrit en prenant en compte les quelques remarques de forme restantes. En revanche, nous refusons de modifier le manuscrit en fonction de la principale critique du troisième relecteur (ici). Nous avons argumenté ce point . Le tout se fait toujours laborieusement en anglais, et repasse à chaque fois par la case traduction professionnelle.

Cette fois, enfin, nos efforts paient (notre cagnotte aussi), notre manuscrit est accepté et sera publié dans les semaines qui viennent.

Trois questions restent en suspens :

primo, où vont ces 1400 euros ? A quoi servent-ils, et à qui ?

Secundo, les structures sans financement comme la nôtre n’ont aucune chance de publier tant le processus est cher. Il y a une sorte de gentrification de la publication, qui de fait exclut les petits, les chercheurs de pays pauvres, les hors-grosses structures4.

Tertio, n’aurions-nous pas dû avec le même investissement écrire deux livres grand public bon marché, faire 25 conférences gratuites, ou encore faire des conférences de méthode critique dans des universités d’Afrique de l’Ouest ? C’est l’éternel dilemme moral de toute personne ou collectif qui souhaite avoir le meilleur impact sur son monde : sommes-nous sûrs de devoir faire ceci plutôt que cela ? Avant de nous lancer dans cette publication, nous avons fait sciemment certains paris stratégiques. Espérons que ceux-ci porteront leurs fruits car leur coût est, comme prévu, élevé.

Albin Guillaud, Nelly Darbois, Nicolas Pinsault et Richard Monvoisin.

Retour d'expérience : enseignement de l'esprit critique en école de kiné

Matthieu Loubiere est kinésithérapeute à Troyes et enseigne en école de kiné entre autres matières la recherche bibliographique, la pratique basée sur les preuves (ou EBP en anglo-américain) et l’esprit critique. Il prend le temps ici de nous relater un de ses enseignements. Il y a là de quoi donner de l’inspiration à tou.te.s les enseignant.e.s du champ de la santé !

Objectif

Dans le cadre de la nouvelle réforme des études de kinésithérapie, j’ai proposé de réaliser un cours sur l’esprit critique dans un nouvel Institut de formation en masso-kinésithérapie (IFMK). J’avais déjà réalisé cette expérience dans un IFMK parisien et cette année, j’ai voulu aller un peu plus loin. J’avais à ma disposition 3h de cours ainsi que 2h de TD pour amener quelques notions d’esprit critique et instiller la curiosité des étudiant.es.

Je me suis donc attelé à écrire un cours en m’inspirant grandement du matériel disponible sur le site du CorteX et en allant piocher dans quelques bouquins dont les excellents Tout ce que vous n’avez jamais voulu savoir sur les thérapies manuelles de Nicolas Pinsault et Richard Monvoisin (ici) et Petit cours d’auto-défense intellectuelle de Normand Baillargeon (ici). 

Mon objectif était de montrer aux étudiant.e.s kinés qu’en matière de santé et de rééducation, la dérive pseudo-scientifique est possible. Après avoir longuement réfléchi, j’ai choisi l’option de réaliser un faux cours dans lequel j’ai utilisé un maximum d’éléments retrouvés dans les thérapies alternatives (sophismes, arguments fallacieux, etc.). J’ai ensuite réalisé un cours sur la science et l’esprit critique. Enfin, lors des Travaux Dirigés, nous avons analysé des textes présentant quelques pépites.

Faux cours – Le drainage lymphatique énergétique

Tout commence par la présentation : je demande à un responsable de l’IFMK (le mieux étant le directeur) de m’introduire en annonçant mon expertise, les nombreuses publications réalisées et ma position d’expert dans le domaine (vous aurez compris que je suis tout sauf expert de ce domaine). S’établit un petit jeu de scène dans lequel le directeur m’encense, en réponse à quoi je joue le faussement humble.

Extrait du site de l'Institut de formations en applications corporelles et énergétiques
Extrait du site de l’Institut de formations en applications corporelles et énergétiques

Je démarre mon cours sur le drainage lymphatique énergétique. J’ai construit un cours de 10 minutes autour des sources suivantes : https://sites.google.com/site/ifacejmb/home et http://www.syndicat-ondobiologues.com/

J’ai cherché à monter crescendo dans la présentation en liant des concepts scientifiques et pseudo-scientifiques, des glissements lexicaux (paillasson, impact) et des arguments d’autorités.

  • Présentation du concept de drainage
  • Anatomie, physiologie du système lymphatique
  • Énergie : explication physique, Einstein, filières énergétiques, présentation du Pr Rocard (celui qui aurait travaillé, entre autre, sur les « fameux » cristaux de magnétite et les sourciers), de la physique quantique
  • Présentation de Jean-Marie Bataille (créateur de la biochirurgie immatérielle et de l’ondobiologie)
  • Ses concepts, les indications et contre-indications.

Je termine par la phrase suivante : « grâce à cette méthode, pas plus tard qu’hier, j’ai fait remarcher un tétraplégique ».

Je marque une pause et demande s’il y a des questions. En général, les étudiant.e.s relèvent juste le fait que j’ai exagéré sur la fin, ce dont je conviens volontiers. Étant donné que nous sommes au début d’un cycle pour eux, qu’ils ne se connaissent pas encore forcément et que je suis formateur (statut d’autorité), je peux comprendre qu’ils ne m’interpellent pas forcément même s’ils sont choqués. De plus, la posture choisie lors de cette partie de l’enseignement a volontairement été très directive laissant peu de place aux questions et aux doutes (j’aurais bien été embêté.)1

Mea Culpa j’ai menti

J’arrive alors à la partie confession (qui soulage bien finalement). Les étudiants rient pour certains, d’autres se sentent abusés et choqués. Je passe à la diapo suivante en leur expliquant qu’il s’agissait d’un cours en esprit critique. Je sens que j’ai capté leur attention et je déroule la suite du cours. C’est à ce moment là que je parle de mes conflits d’intérêts (je n’en ai pas en ce qui concerne l’esprit critique)

Science, non science, pseudo-science

Je change la façon de faire maintenant.. Je stimule l’étudiant par des questions, des histoires. Je tente d’établir des interactions entre eux.

Je commence à leur montrer ce reportage de France 2 (avril 2013) sur la biochirurgie immatérielle.

Cela leur parle un peu puisque je viens de réaliser un faux cours sur une partie de la question. À la fin de la vidéo, les étudiants manifestent leur incompréhension quant à la possibilité qu’une mère puisse avoir été convaincue de recourir à une telle solution.

Nous discutons alors un peu de la dérive sectaire et du comment, tout un chacun, nous pourrions un jour tomber dedans. Cela me permet d’aborder la notion de dissonance cognitive en rappelant l’expérience de Festinger, Schachter et Riecken avec Mme Keech2.

Vient l’introduction, où j’évoque que l’adhésion à des thèses pseudo-scientifiques n’est pas une histoire de diplôme ni d’âge (voir ici).

Extrait du site du syndicat des ondobiologues
Extrait du site du syndicat des ondobiologues

Nous discutons ensuite de la science et je leur pose la question suivante : à quoi sert la science ? Les débats sont animés puis je donne les différents sens du mot « science » (démarche, connaissance, technopolitique, communauté vue de l’intérieur et de l’extérieur). S’ensuivent les définitions de non-science et pseudo-science (quelques critères de Bunge dans Demarcating Science from Pseudoscience. Fundamenta Scientiae 3: 369-388, 1983). Une fois les bases posées, je leur passe quelques images sous la forme de jeu et je leur demande de trancher entre science et pseudo-science. En vrac : reiki, biochirurgie Immaterielle, psychanalyse, radiesthésie, ventouse, réflexothérapie, homéopathie, astrologie, mathématique, acupuncture, barreurs de feu, morphopsychologie… Nous discutons de chaque approche ce qui me permet d’ébaucher quelques outils.

Autodéfense intellectuelle

Arrive la dernière partie du cours magistral. Après avoir défini la pensée critique et la zététique, je me suis demandé comment aborder cette vaste question. J’ai décidé de la présenter en deux parties. Une première dans laquelle j’ai défini quelques outils puis la seconde où j’ai repris le kit de détection très pratique de Richard Monvoisin et Nicolas Pinsault dans Tout ce que vous n’avez jamais voulu savoir sur les thérapies manuelles.

Photo et citation de Karl Popper
Photo et citation de Karl Popper

Les outils présentés en vrac.

  • Rasoir d’Ockham et la fameuse publicité de Canal+.

  • La maxime de Hume
  • La réfutabilité popperienne qui me pose en général quelques problèmes lors de l’explication. J’ai trouvé cette petite vidéo parfaite : je l’ai même passé en premier (Vidéoscop, Université Nancy 2, Universcience.tv, 2011).

  • La commensurabilité des théories
  • Quelques facettes zététiques de Henri Broch (retrouvées ici)

Pour finir sur quelque chose de dynamique, nous avons évoqué la subjectivité et la perception et son rapport avec le savoir en utilisant comme exemple des paréidolies, l’échiquier d’Adelson ou encore deux vidéos sur la Monkey Illusion (voir ici l’atelier 12).

J’ai pu terminer mon cours théorique à ce moment-là.

Pour ce qui est du TD qui a suivi, je suis revenu sur le cours théorique et j’ai développé la définition de la pratique basée sur les preuves (EBP). Puis nous avons travaillé par petit groupe sur trois textes de thérapies pseudo-scientifiques. J’ai demandé aux étudiants de noter les éléments qui les interpellaient, puis nous avons repris en groupe l’ensemble des informations. Ils se sont vite rendus compte de la similitude des méthodes entre les trois textes : arguments d’autorité, prétentions floues ou extraordinaires et tout un jargon générant effets paillasson et effets impact.

Conclusion

J’ai pu avoir à distance un retour de certains étudiants pour ce cours. Ils ont trouvé cela instructif ; certains se sont sentis trahis par le faux cours mais ont bien compris la démarche. J’espère avoir eu un impact positif sur leur posture critique. En tout cas, le plaisir d’enseigner était là.

« Sale bête », « sale nègre », « sale gonzesse » – Identités, dominations et système des insultes, par Yves Bonnardel

Yves Bonnardel est un militant politique, notamment connu pour ses textes sur l’antispécisme et la construction morale du droit des animaux. Sa critique radicale de la notion de « nature », soit comme avatar de Dieu, soit comme processus essentialisant, a beaucoup inspiré le CORTECS, et reste l’un des sujets les plus tortueux à aborder1. Voici un texte introductif sur la normativité dont témoignent nos insultes. Il a été publié il y a près de vingt ans dans les Cahiers antispécistes n°12 (avril 1995) : de quoi stimuler la réflexion de tout être humain en lui faisant décortiquer ses insultes favorites. C’est l’occasion pour des enseignant-es de s’emparer de ce sujet, et ce dès le plus jeune âge, pour introduire ce qui pourrait être le premier cours de philosophie morale de beaucoup d’enfants à partir des insultes classiques.

CorteX_Yves-Bonnardel« Sale bête », « sale nègre », « sale gonzesse »  –  Identités, dominations et système des insultes

par Yves Bonnardel

La liste aurait pu s’allonger : sale gitan, sale juif, sale arabe, sale pédé, sale gouine, sale pute, sale gosse… Les insultes sont des mots ou des expressions toutes faites, dont le caractère offensant est immédiatement perçu par tous, et que l’on utilise pour attaquer quelqu’un à qui l’on s’adresse directement, en le rabaissant et en lui signifiant du mépris. Parce qu’il leur faut être immédiatement compréhensibles à chacun, elles négligent tout caractère réellement individuel pour ne se référer qu’à des catégories sociales : et c’est ainsi qu’elles sont une bonne source d’indications sur les rapports sociaux. C’est pourquoi elles sont normalisées1, et aussi pourquoi elles sont particulièrement bêtes et mesquines : c’est que, comme d’autres aspects du langage mais avec plus de vivacité et clarté, elles expriment les catégories sociales déterminantes et l’ordre dominant.

Toujours, injurier quelqu’un consiste à l’attaquer en dévalorisant ou en niant l’image qu’il est censé (par le corps social) avoir de lui-même. Et si le ton de mépris ou de haine joue également un grand rôle, le contenu (la signification) de l’insulte n’est pas du tout indifférent : il obéit à des règles strictement codifiées et à des types bien définis, qui révèlent ainsi les rapports sociaux de domination et les représentations d’eux-mêmes que les humains acceptent (semble-t-il) si facilement.

Les insultes ont donc en commun d’attaquer une identité sociale de l’injurié, dans une situation de conflit. L’Espèce et le Sexe (mais la Race aussi) sont parmi les plus fondamentales de ces identités : ce sont des catégories sociales, qui apparaissent d’autant plus évidentes par elles-mêmes que leur rôle social est plus omniprésent, et qui permettent, au sein d’une société donnée, de classer des individus et de les remiser en divers paquets, avec des conséquences tout à fait concrètes.

Ces catégories sont bien plus conventionnelles et arbitraires qu’il n’y paraît spontanément : ainsi, il y a cinquante ans, « blonde » ou « brune » (pour les individus remisés dans le groupe femmes) étaient des catégories signifiantes (les « brunes » étaient censées être « de tempérament volcanique », etc.), comme l’indiquent les chansons de l’époque, mais qui n’existent plus guère aujourd’hui.

Toujours est-il que les insultes sont des expressions abouties, et même souvent caricaturales, de l’omniprésence de ces catégories et des liens de hiérarchie qu’elles entretiennent, et qu’elles permettent donc dans un premier temps de s’en faire une idée (même si on peut perdre un peu alors le sens de la nuance).

Comme en fait je n’ai pas du tout l’intention d’entreprendre un inventaire exhaustif de tous les types d’insultes, et que je ne veux m’attacher qu’aux catégories existantes qui conditionnent le plus la vie des humains, ne vont m’intéresser ici que certaines d’entre elles, qui sont tout de même, et de loin, les plus fréquentes : les insultes racistes, sexistes, homophobes ou… spécistes.

Les insultes racistes

Les injures racistes traitent un Juif de youpin (ou sale Juif), un Noir de nègre (ou sale nègre), un Arabe de bougnoul (sale Arabe)… On a une bonne idée du statut de ces humains lorsqu’on remarque que pour les attaquer on ne les compare pas à « quelque chose d’autre », mais qu’au contraire on insiste simplement sur « ce qu’ils sont » : youpin signifie Juif, nègre Noir, etc., ces mots étant seulement plus explicitement péjoratifs. De même, « sale » n’est introduit que pour expliciter ce caractère péjoratif, « sale Juif » par exemple ne signifiant pas « Juif de la variété sale », mais « Juif, donc sale ».

Dans la civilisation « blanche », tout Blanc (non Juif, du moins) sera en grande mesure épargné par les insultes racistes : car « blanc » n’est pas dévalorisant. Et je ne serai jamais traité ni de bougnoule ni de nègre, parce que me manquent les signes fondamentaux de cette « différence » qui collent à la peau d’autres et les distinguent négativement2.

Les insultes sexistes

Les injures sexistes qui s’adressent aux humains, elles, ont trait directement à l’appartenance de sexe (la catégorisation de sexe, en homme ou femme) ou prennent pour cible la sexualité (la catégorisation en fonction des préférences sexuelles).

Eh bien, lorsqu’on attaque les hommes directement en tant qu’hommes, on les traite… de femmes : gonzesse, femmelette, sans-couilles… Par ailleurs on les traite aussi, ce qui est plus ou moins censé revenir au même, de « faux » hommes, d’hommes passifs, d’« hommes-femmes » en quelque sorte, en les assimilant à ceux qui n’ont pas la bonne sexualité (celle, masculine standard, qui fait un « vrai homme ») : pédé, enculé, tapette, tante…

Ainsi, bien que j’aie de façon indéniable un pénis, du poil au menton, etc., je peux encore être nié dans ma qualité d’homme : mes caractères physiques ne sont que des présomptions de mâlitude, insuffisantes pour me remiser ad vitam aeternam dans la catégorie « homme ». Il y faut aussi les attitudes dont la société estime qu’elles leur correspondent : virilité, hétérosexualité, courage, dynamisme (caractère actif et individuel), etc. Le fait d’être « un homme » ne semble pas aller autant de soi que celui d’être « un Noir ». Finalement, « homme » n’est pas du tout un attribut aussi « naturel » qu’il semblerait de prime abord …

Par contre, le fait d’être femme l’est clairement plus, « naturel », puisque pour attaquer une femme en tant que telle on ne la traite pas d’homme, mais au contraire, on marque sa non-virilité, c’est-à-dire qu’on la traite en toute bonne logique de… vraie femme (putain, salope, gouine, connasse, pétasse, serpillère). De « vraie » femme, puisque, comme on sait, dans la représentation courante les femmes restent essentiellement mères ou putains, comme l’exprime la caricature machiste : « Toutes des salopes, sauf ma mère ! ». C’est le fait que l’on puisse injurier une femme en la traitant dans le fond simplement de femme3 qui donne le plus clairement la mesure du mépris dans lequel sont tenus la moitié des humains.

De plus, contrairement à celle des « hommes », et comme celle des « Noirs », la catégorie « femme » est censée être « naturelle » : on n’en échappe pas (malgré quelques dérogations limitées, du type « elle a plus de couilles que beaucoup de mecs ») ; nul besoin d’un comportement particulier pour être une femme, le sexe biologique suffit (« on naît femme, on devient un homme »).

Les insultes spécistes

Et, enfin, on peut encore attaquer un humain quel qu’il soit dans son humanité : en le traitant d’inhumain (monstre), d’humain raté (avorton, taré, mongol), ou d’un nom d’animal quelconque : soit chien, porc, âne, cochon… soit chienne, truie, dinde… (ici aussi le sexe reste trop déterminant pour être oublié). Ou bien encore on l’attaquera sur les attributs présumés de l’humanité, principalement la raison (fou), l’intelligence (âne, idiot, bête, imbécile, stupide, débile) ou… l’« humanité » (salaud, monstre, sans cœur).

Là aussi mon humanité, pourtant censée être fondée sur des signes biologiques évidents, peut m’être retirée, notamment si je ne satisfais pas aux critères de comportement requis. Elle n’est pas très « naturelle » non plus, et n’est pas acquise d’emblée…

J’appelle cette dernière classe d’insultes « spécistes », d’une part parce qu’elles s’attaquent à notre identité d’espèce, et d’autre part (mais cela est bien sûr directement lié), parce qu’elles font référence de façon péjorative à d’autres animaux qui sont, eux, dévalués parce que n’appartenant pas à la bonne espèce, celle de référence, l’humaine. L’adjectif « spéciste » est évidemment construit sur le modèle de « raciste » et « sexiste », et l’analogie faite ici est bien pertinente : bien que les humains sachent que les animaux ne parlent pas, les « sale bête ! » ponctuent volontiers les coups de pied d’un « maître » à son chien.

Voilà clos ce rapide tour d’horizon4. Les insultes qui jouent sur les identités sociales sans pour autant reprendre les schémas que l’on vient de voir sont peu nombreuses et visent généralement plus à se moquer (plus ou moins) gentiment qu’à réellement blesser. À peine peut-on encore parler d’insultes : ainsi, les seules qui traitent un humain mâle de mâle (par une référence au signe de mâlitude qu’est le pénis) sont bon-enfant et souvent affectueuses : couillon, cornichon, andouille. Ce sont en fait des variations humoristiques sur le thème de l’injure, qui ne sauraient se prendre véritablement au sérieux.

Insultes et appartenances

Ces différents types d’injures ont en commun d’attaquer l’individu, identifié à une catégorie sociale, dans cette appartenance même ; soit en la niant si son groupe est dominant, soit en insistant dessus dans le cas contraire. Elles l’attaquent donc non en tant qu’individu singulier, mais en niant sa singularité pour ne plus se référer qu’à son appartenance, fictive ou non, reconnue par lui ou non. C’est à travers la catégorie toute entière qui lui est attribuée que l’individu est censé être dévalorisé, et l’insulte ne l’atteint que si (ou parce que) lui-même adhère à cette catégorisation, c’est-à-dire accepte le jeu. Et il faut convenir que… ça marche ! (en notant par ailleurs que la haine, le mépris, la volonté de détruire dont l’insulte est vecteur sont aussi en soi déstabilisants, terroristes.)

Les insultes ont pour effet de verrouiller l’appartenance d’un individu, lorsqu’il s’agit d’un groupe dominé. Cette catégorie (noir, femme, bête…), identifiée à l’aide de « signes » anatomiques, est perçue comme « naturelle » ; l’individu ne peut donc en changer, et les insultes le remettront toujours à sa place. À l’inverse, les critères d’appartenance à un groupe dominant sont ressentis comme moins purement naturels, biologiques ; doivent s’y ajouter des critères de comportement obligatoires sous peine de déchoir et d’être remisé dans une catégorie dominée. Les dominants se perçoivent donc comme une catégorie naturelle et sociale, ou plutôt, comme une catégorie naturellement sociale, les catégories dominées étant, elles, vues comme purement naturelles5.

Paradoxalement cependant, l’appartenance à la catégorie dominante est conçue comme la norme ; puisque le mot « homme » désigne aussi tous les humains, un homme est un homme tout court, et une femme est un homme plus, ou plutôt moins, sa féminitude. L’appartenance à une catégorie dominée est perçue comme faisant relief négativement sur la « bonne » communauté, la normale, celle de référence. Le fait d’être « un Blanc » par exemple est généralement un implicite, non formulé : il correspond directement à l’appartenance à la société, à la civilisation (la vraie !), à l’humanité typique…

Quand l’individu fait partie du groupe dominant, les insultes peuvent remettre en cause cette appartenance. Cela se fait peu pour la race (on traitera rarement un Français bon teint de bougnoul ; les nazis avaient cependant l’expression « enjuivé ») ; s’adressant à un membre de la catégorie la plus « normale » (un humain mâle bon teint), les insultes de loin les plus nombreuses sont celles qui contestent, à travers le comportement, l’identité sexuelle et celle d’espèce. La représentation que nous avons de nous-mêmes semble ainsi construite d’abord sur ces deux identités sociales fondamentales, dans une certaine mesure liées : l’identité sexuée et l’identité humaine, modes de représentation de nous-mêmes socialement imposés, correspondant à des statuts sociaux.

Cela se retrouve également dans nos vêtements et nos aménagements corporels (coupe de cheveux, etc.), uniformes bel et bien obligatoires en pratiquement toutes circonstances. Être vêtu est en soi symbole de notre humanité (obligatoire au moins en public), tout comme l’est la civilisation de notre corps (qu’on arrache à la « pure naturalité » en passant chez le coiffeur, par exemple). Les vêtements doivent en outre obéir à des critères plus ou moins stricts, ceux d’une époque et d’une civilisation, marquant ainsi l’appartenance à une culture donnée, et de façon indirecte encore à l’humanité. Enfin, last but not least, ils doivent être féminins ou masculins, et cela aussi est pour une grande part obligatoire6.

Identités et statuts sociaux

J’entends par identité sociale une image de nous-mêmes qui nous est donnée par notre environnement social à la fois comme nature et comme modèle, à laquelle nous sommes tenus de nous conformer dès la naissance, et à partir de laquelle nous nous construisons : elle façonne notre attitude générale face au monde, face à nous-mêmes comme face aux autres, et nous pourvoit en valeur. Bien qu’elle ne nous détermine pas entièrement et que nous puissions prendre quelques libertés avec elle, il s’agit d’une image sur laquelle nous comptons trop en toutes choses et à laquelle nous sommes trop souvent ramenés par les autres pour pouvoir nous en débarrasser ou simplement en faire abstraction.

L’identité sera l’aspect subjectif du rôle social, et le rôle social l’expression dans les actes (objective) de l’identité. Tout individu a une identité d’espèce, de sexe et de race (et beaucoup d’autres encore, moins fondamentales, moins perçues comme « naturelles »), correspondant chacune à divers rôles sociaux, eux-mêmes liés à divers statuts sociaux. Dire à quelqu’un qu’il est peu humain (« complètement taré ! ») ou qu’il est un animal, qu’il est une femme, qu’il n’est pas de bonne race, peut le blesser sérieusement, et est couramment pratiqué dans ce but. Le fait même que celui qui se fait ainsi verbalement traiter le ressente mal est le signe de son mépris pour les non-humains, pour les individus qui ont un sexe femelle, pour ceux qui sont d’ailleurs.

C’est aussi par contre le signe de son grand respect pour son appartenance à l’humanité, à son propre sexe, à sa propre communauté : quelle mine il fait, si on cherche à remettre en cause cette appartenance ! Et ce genre de pratique qui semble si dénué de sens, si absurde, qui consiste à traiter quelqu’un soit de « ce qu’il est », ou au contraire de « ce qu’il n’est pas », est en fait pris au sérieux par tous, ou peu s’en faut ! Qui, homme ou femme, blanc ou non, homo ou hétérosexuel…, aurait le réflexe d’éclater de rire, et de bon coeur, à s’entendre traiter d’enculé, de pétasse, de sale nègre, de porc ? Non, par-delà le simple fait d’être haï ou méprisé, il s’agit bien en soi d’un mauvais traitement, face auquel l’âme fière pâlira et l’âme moins bien trempée s’empourprera. Une partie de la misère des humains ne se niche-t-elle pas là, dans cette difficulté à prendre une distance par rapport à ces images de soi-même ? Des images qui ne sont d’ailleurs même pas directement de soi, mais seulement du groupe auquel on est socialement identifié ! Quelle rigolade !

En fait, non, ce n’est certainement pas drôle, et ce n’est pas une simple histoire de mots. Rares sont ceux qui peuvent ne pas se sentir concernés ; car derrière les mots se cachent des différences de statut fondamentales, et selon celui qui nous est assigné nous pouvons être propriétaire ou esclave, bon vivant ou bien mort. Homme ou femme, je lirai le journal et rapporterai une paye plus élevée de moitié, ou ferai la vaisselle et torcherai la marmaille. Mâle homo ou hétérosexuel, on me crachera au visage ou je serai l’enseigne de la respectabilité. Humain ou animal (non humain), je jouirai de droits élaborés et ma vie sera sacrée, ou l’on pourra me faire ce que l’on voudra pour n’importe quel motif (comme me plonger vivant dans l’eau bouillante, si je suis classé truite ou homard !). Les mots désignent des réalités, des statuts qui ont une telle incidence sur notre vie et sa qualité, qu’il ne peut être indifférent à quiconque que l’on cherche à rabaisser la catégorie à laquelle il appartient.

Car toujours, dans un conflit, les injures sont potentiellement un premier pas. En assignant verbalement à un adversaire une position de dominé dans le système hiérarchique social (en lui rappelant sa position sociale réelle lorsqu’il s’agit déjà d’un dominé, ou en le ravalant à une catégorie inférieure dans le cas contraire), on le met en demeure de se soumettre ou de se préparer à être traité physiquement comme un dominé, récalcitrant de surcroît : c’est-à-dire, fort mal.

Les insultes, en nous renvoyant brutalement à nos identifications de groupe, renforcent celles-ci (et la hiérarchie entre elles), et ceci tant pour l’insulteur que pour l’insulté. Attaquer par exemple un humain dans son humanité, cela revient en fin de compte à renforcer l’obligation à laquelle je suis moi-même aussi soumis de me conformer à « mon » humanité, qui plus est au détriment des idiots, des handicapés ou des non-humains. Non merci.

Car les identités sociales font référence à des groupes (que j’appelle groupes d’appartenance) auxquels je suis censé appartenir et qui ont de ce fait des droits sur moi, sur mes agissements, etc. C’est pourquoi les insultes ne sont pas un problème en soi, ne sont pas le problème : elles n’en sont qu’une expression. J’aurais pu tout aussi bien parler du ridicule et de la peur qu’on en a si souvent. Les insultes ou la peur du ridicule sont un bon révélateur de notre enfermement à tous dans différentes catégories sociales, qui déterminent notre vie à tous les niveaux, et dont il est très difficile de sortir.

Être blanc, homme, et humain, c’est être inscrit comme dominant sur une échelle hiérarchique qui comprend, donc, aussi des dominés. C’est bénéficier de privilèges, matériels et identitaires…, dont de dominer d’autres, sans soi-même risquer de l’être. Mais c’est aussi toujours avoir sous les yeux l’exemple des dominés, de la façon dont ils sont traités, en sachant que si l’on cesse d’avoir les comportements requis par son groupe d’appartenance, on en sera exclu, et alors éventuellement passible des mêmes mauvais traitements.

Aspects communs des formes de domination

Toujours, les dominations présentent deux aspects, que l’on peut théoriquement isoler l’un de l’autre, mais qui dans la pratique sont souvent indissociables : un que j’appelle matériel (on pourrait aussi dire objectif), et un que j’appelle identitaire (on pourrait dire subjectif). Le premier consiste en une exploitation, une mise à son service du dominé par le dominant, qui vise à en retirer des avantages matériels, par l’utilisation de son corps, de sa force de travail, de son affection, etc. Le second aspect consiste pour le dominant à s’octroyer une valeur positive, supérieure, au moyen d’une dévalorisation du dominé : on ne peut se poser comme supérieur que relativement à autre chose, qu’il faut donc inférioriser, mépriser. Cette valorisation est en soi jouissive, source de plaisir.

Ces deux finalités de la domination sont généralement indissociables : pour plier quelqu’un à sa volonté, l’exploiter, et ceci sans problèmes de conscience graves, il faut l’avoir dévalorisé, avoir cessé de le considérer comme son égal. Mais inversement le fait d’utiliser quelqu’un, de le faire obéir à sa volonté, de l’obliger à devenir un instrument de nos propres besoins (quels qu’ils soient), indépendamment des siens, est une façon très efficace de le dévaloriser, de l’inférioriser, de l’humilier : donc de poser sa propre supériorité. Dans certains cas l’usage de la violence n’aura pas pour but l’exploitation matérielle, mais uniquement la dévalorisation : c’est ainsi que j’explique la consommation de la viande (où c’est l’exploitation matérielle qui a alors pour but la valorisation), et le sadisme des relations de pouvoir en général. De toute façon, que le but soit matériel ou identitaire, la domination s’exercera par la violence, effective ou simple menace explicite voire implicite ; et elle s’appuiera sur une idéologie justificatrice, forme sociale du mépris.

La domination, c’est la valorisation

Dans toutes les sociétés, la supériorité (dominance) sociale s’affirme symboliquement par le monopole, d’une part de l’usage légitime de la violence, et d’autre part, de la possession de biens. L’usage de la violence, et la possession de biens sont des annexes des individus dominants, ils leur sont constitutifs. C’est-à-dire que ce ne sont pas simplement des marques extérieures de leur qualité de dominants, mais des attributs inhérents, qui en font partie intégrante.

Les individus ne sont jamais appréhendés seuls, isolés de tout contexte : ils sont au contraire perçus à travers ce qu’ils ont, qui exprime ce qu’ils sont (ou ce qu’ils sont socialement censés être). C’est que je suis effectivement ce que je possède, ce qui, à des degrés divers, me constitue : mon corps, mes vêtements et autres objets, mais aussi mon caractère, mes projets, mes intérêts, mes sentiments, mon passé, mes relations, etc.7.

La possession de biens, c’est-à-dire, de choses qui sont perçues comme m’étant originellement extérieures, non propres, me permet, par leur annexion, leur appropriation, leur incorporation à mon individualité, de me poser relativement aux autres comme plus ou moins gros, plus ou moins puissant, plus ou moins riche en valeur(s) : ma valeur dépend de ce que je possède (au sens large) et peux faire valoir.

Ce sont bien sûr les biens les plus prestigieux qui confèrent le plus de valeur à leur propriétaire. Dans de nombreuses sociétés, lorsque les conditions s’y prêtent, les biens les plus prestigieux sont d’autres êtres vivants qui sont appropriés, annexés à leur propriétaire : animaux, enfants, femmes, esclaves. Propriétés d’un autre, ces individus n’ont pas eux-mêmes dans les cas les plus extrêmes de propriété du tout, y compris celle de leur corps ou de leurs traits de caractère, et n’existent pas socialement en tant qu’individus, que propriétaires.

Instrumentalisés, les dominés reçoivent des attributs d’instruments. Un tournevis est fait pour visser, fait par le fabricant. Une femme de même est faite pour faire des enfants, etc. : mais par qui ? Sa fonction procréatrice n’est pas façonnée par un humain ; c’est donc un troisième partenaire qu’on introduira, un partenaire complice, qui fait les femmes pour les hommes comme il pourrait aussi faire pour eux, mais ne fait pas, des tournevis : ce partenaire, c’est la Nature. Ainsi les dominés en général sont-ils naturalisés, faits par nature pour faire ou subir ce qu’ils sont obligés de faire ou subir8.

L’autre versant de l’idéologie, qui en est l’exact contrepoint, concerne alors les dominants : ceux-ci se retrouvent valorisés, investis d’une valeur égale à celle dont sont dépossédés les dominés, individualisés à la mesure même de la dés-individualisation que subissent les appropriés, et enfin se posent, eux, comme étant leur propre fin : ils existent pour eux-mêmes, par eux-mêmes, etc.

La valorisation à travers les appartenances

Je n’ai jusqu’à présent parlé de la domination que sous un angle individuel (la domination d’un individu par un autre, visant à une exploitation matérielle et à une annexion identitaire). Mais, même si ce point de vue individuel n’est pas incompatible avec l’angle social, il reste insuffisant si l’on ne recourt pas à une analyse des rapports de l’individu à sa société, à son groupe d’appartenance.

Les rapports d’appartenance des individus sont contraints socialement, c’est-à-dire que, même si nous y trouvons plus ou moins notre compte, il existe une très forte pression sociale à nous conformer aux comportements correspondant au groupe auquel nous sommes censés appartenir. Mais nous trouvons aussi des avantages à cette socialisation : les diverses appartenances qui nous sont imputées nous donnent une sorte de contenu (on est homme, femme, humain… : c’est notre identité), assorti d’une valeur qui sera plus ou moins grande selon les appartenances en question, mais aussi selon la façon dont nous gérons le rôle (avec plus ou moins de brio et de conviction…).

Or, schématiquement, les groupes d’appartenance s’opposent deux à deux, selon un modèle dominant/dominé : blanc/non-blanc, homme/femme, humains/animaux ; ce modèle dominant/dominé correspond également grosso-modo aux dichotomies valorisé/dévalorisé, social/naturel, libre/déterminé…

C’est que la domination d’un groupe, d’une catégorie sociale, d’une classe, sur un-e autre, lui permet de procurer une identité, fonctionnelle socialement bien sûr, mais également valorisante, à ses membres : et elle lui permet de fonder sa cohésion, car cette identité et sa valeur, qui sont pour les dominants un privilège, leur sont communes et doivent être conquises et défendues contre ceux à l’encontre desquels elles s’établissent. Ce sont donc en grande partie leurs intérêts communs qui fondent la cohésion du groupe des dominants, qui assurent qu’ils se soumettront à leur fonction-statut social, étant entendu que pour ceux d’entre eux qui refuseraient de s’y soumettre, par exemple en remettant en cause la domination de leur groupe, il y a la réprobation-répression-pression sociale, qui peut être ouvertement contraignante, et aller jusqu’à la mort, l’exclusion ou la rétrogradation au statut de dominé, en passant par la ridiculisation. C’est ainsi que je m’explique que les insultes qui attaquent des dominants dans leur identité d’hommes ou d’humains se baseront volontiers sur leur non-adéquation aux comportements imposés par leur propre groupe.

Pour les dominés, il n’y a pas besoin du tout (ou moins besoin, c’est selon les cas) d’une cohésion de groupe (qui pourrait se révéler dangereuse pour les dominants) : c’est directement la contrainte exercée par les dominants qui jouera le plus grand rôle dans le fait que les dominés restent à leur place inférieure et exploitée9 : c’est ce qui c’est passé pour les esclaves ou les indigènes des colonies, pour lesquels c’est la terreur plus que la propagande (dont faisait tout de même partie la christianisation) qui assurait la sujétion. C’est aussi la terreur plus que la propagande qui a assuré tant bien que mal la soumission du prolétariat aux conditions atroces des débuts de la révolution industrielle10.

Toujours est-il que c’est la domination sur un autre groupe qui crée subjectivement le groupe dominant en tant que tel (et également le plus souvent matériellement, parce que c’est l’exploitation des dominés qui fonde très concrètement les conditions de vie des dominants). Ses membres se considèrent comme égaux (les aristocrates anglais s’appellent des « Pairs », par exemple), c’est ce qui les distingue des autres ; ils sont égaux : cela signifie qu’ils sont investis, à peu de choses près, de valeurs égales ; qu’ils ont accès aux mêmes privilèges (relativement aux dominés), dont le plus important consiste sans doute justement à se traiter les uns les autres de façon égale. La meilleure façon de se rendre palpable le caractère distinctif de cette égalité consiste logiquement à la mettre en contraste avec l’inégalité de traitement qui est l’essence des rapports de domination, et qui est réservée aux dominés11.

Se livrer, donc, à des pratiques collectives humiliantes, dégradantes, dévalorisantes envers les dominés sera une bonne façon de resserrer les liens des dominants, de mettre en relief et leur rappeler les privilèges qu’ils partagent aux dépens des autres. Les pratiques en question sont celles qui vont instrumentaliser les dominés, et elles seront d’autant meilleures si elles font appel plus explicitement à la violence

L’analyse des insultes, de la logique qui leur est sous-jacente, nous montre que lorsqu’un homme insulte une femme en tant que femme, il se pose en contrepoint comme homme, comme « appartenant » à la catégorie des hommes, qui est alors clairement exprimée comme valorisée-valorisante. Lorsqu’un homme en insulte un autre en lui refusant sa qualité d’homme (en refusant de reconnaître son « appartenance » à cette catégorie), il se pose lui-même encore comme homme en valorisant cette « appartenance ». Quand un humain en traite un autre de non-humain (animal, sous-humain, etc.), il se renforce lui-même dans cette « appartenance », etc.

Or, il se passe la même chose lorsqu’on quitte le niveau verbal pour gagner celui des actes : lorsqu’on maltraite quelqu’un, on le dévalorise aussi en se valorisant soi ; s’il s’agit d’un dominé, c’est alors une façon de bien inscrire son « appartenance » à lui à un groupe dominé, de la lui rappeler tout en se « prouvant » ainsi son « appartenance » à soi à un groupe dominant. Et si c’est un égal que nous maltraitons, nous lui faisons ainsi quitter la sphère des égaux, et nous assurons par contre que nous, nous en faisons bien encore partie.

À ce niveau, on peut mettre sur un plan d’équivalence des pratiques aussi diverses que le fait pour des garçons de siffler des filles, que les viols collectifs ou individuels, les ratonnades (d’homos ou d’immigrés…), les spectacles où des animaux vont être tués à coups de pierre ou autres (corridas…), ou encore le fait de manger de la viande12.

… Les premières confortent les hommes dans leur « appartenance » à la classe des hommes, et confortent la valeur qui est associée à cette appartenance, les secondes confortent les humains en général (et plus encore, parmi eux, les hommes) dans leur appartenance à l’Humanité, en confortant simultanément la valeur qui lui est associée.

Mon propos est que la lutte contre les dominations passe donc aussi par la lutte contre les appartenances et les identités, puisque les dominations jouent un rôle de valorisation des identités et des appartenances des dominants, et que c’est là une de leurs raisons d’être.

Une loi récente par exemple interdit toute atteinte à la « dignité humaine » : je pense qu’un tel « attentat » (non pas à la dignité d’un individu, bien sûr, mais à celle de l’Humanité) est nécessaire, qu’il est un des axes que doit prendre la lutte pour l’égalité de tous les animaux ; car, une dignité humaine n’a de sens qu’en tant qu’elle est exclusive, qu’elle est dignité des seuls humains. Je ne vois pas sur quoi se base une telle valorisation de notre humanité… ou plutôt, malheureusement, je ne le vois que trop bien.

Yves Bonnardel

Ce texte a été publié initialement dans Les cahiers antispécistes n°12 (avril 1995). Merci à Yves Bonnardel pour l’autorisation de la reproduction. 

Tous les travaux de l’auteur sont disponibles ici.

South Park comme matériel pédagogique sur Popper et sur les faux souvenirs induits

Lors de mon cours sur les faux souvenirs induits et le caractère incontradictible de cette « théorie »1, un étudiant du cours Zététique et autodéfense intellectuelle de Grenoble, qui s’appelle Grégoire Couturier, m’a parlé d’un épisode de la série animée South Park de Trey Parker et Matt Stone, abordant ce point. J’ai donc été cherché la chose, dans l’épisode 16 de la saison 4, intitulé « Le mot en M » (The Wacky Molestation dans son titre original).

J’ai pris la version française, et n’ai monté que les trois morceaux en lien avec notre sujet. Il vous faut juste savoir que pour aller à un concert contre l’avis de leurs parents, les enfants ont trouvé la solution de les dénoncer les uns après les autres pour abus sexuel (to molest en anglais, abuser, a malheureusement été traduit par molester en français, qui n’a pas tout à fait le terme adapté). Tous mis en prison, la ville est laissée entièrement aux enfants – ce qui rappellera quelques souvenirs aux lecteurs de Stephen King2.

Voici le résultat !

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Grégoire Couturier, fournisseur officiel de matériel critique

Merci Grégoire ! Gageons que ce montage sera utile pour les formateurs en psychologie.

NB : j’ai déjà utilisé South Park en cours pour deux thèmes : le créationnisme (avec l’incroyable présence de Richard Dawkins) dans l’épisode 12 de la saison 10 intitulé « Vas-y Dieu ! Vas-y ! » (Go God Go), et la lecture à froid chez les prétendants au channeling, dont John Edward, dans l’épisode 15 de la saison 6 intitulé « Le Plus Gros Connard de l’univers » (The Biggest Douche in the Universe). Je promets de les mettre en ligne sous peu.

RM

Vidéo – Disputatio n°1 – L'art du débat rationnel

Vous qui aimez la réflexion critique, et en avez marre des débats stériles boursouflés d’arguments fallacieux, découvrez la DISPUTATIO. L’art de la dispute mêlant humour, rationalité et enjeux de société ! Pensée par Richard Monvoisin et Raul Magni Berton, cette dispute scolastique a pris corps avec la contribution de Nicolas Vivant, François Blaire, Clara Egger et Ismaël Benslimane.

Le prototype de la disputatio a été pensé il y a un an maintenant, entre Richard, Clara et Ismaël : comment traiter rationnellement, sans sophisme un raisonnement contradictoire bipartite, tout en permettant au public de se former un peu aux entourloupes rhétoriques ? Le format dit « à l’américaine » de 20 minutes d’exposé chacun, puis 10 minutes de réponses pour chaque partie, nous paraissait adéquat, ayant pu voir des Dawkins, des Shermer ou d’autres ferrailler dans ce format avec des théologiens.

Nous avions dans l’idée de traiter des sujets relativement intemporels, comme pénalisation ou libéralisation de la prostitution, afin de fouiller où ça fait mal, mais sans urgence sociale. C’était sans compter sur notre collègue Raul, expert des questions de référendums d’initiative populaire, et sur le contexte grenoblois assez particulier – la Mairie actuelle mêlant un rassemblement citoyen Front de Gauche / Verts unique en France pour une ville dépassant les 100 000 habitants, et ayant justement promis dans sa campagne des processus référendaires. Or le calendrier présentait justement une votation populaire, en ce début d’octobre 2016 : le CLUQ (comité de liaison des unions de quartier) contestait et demandait l’abrogation de la loi régissant le stationnement à Grenoble, laquelle avait été récemment votée, mais sans, dixit le CLUQ, la concertation avec les citoyens pourtant promise.

Alors voici ce que nous avons fait.

Nous avons « dégigogné » les questions imbriquées, afin d’éviter des plurium, ce qui nous a donné un canevas de trois niveaux de discussion auxquels devaient se référer les confériencier.es. Nous avons remis à jour notre légendaire liste d’arguments moisis (voir ici), et nous l’avons photocopiée pour le public, puis avons réservé l’amphithéâtre Weil du campus de l’Université Grenoble-Alpes, gracieusement prêté par la présidence. Nous avons invité le CLUQ, qui a dépêché deux personnes, et la Ville, qui fit de même. Nous avons calé cet événement à la suite du cours zététique & autodéfense intellectuelle, afin de permettre aux étudiants d’y assister facilement malgré l’heure, et la municipalité de Grenoble nous a aimablement dépêché un petit buffet pour que les étudiants ne meurent pas de faim en enchaînant les deux temps.

Le plan du soir fut celui-ci :

  • présentation du dispositif d’initiative populaire
  • introduction sur les sophismes et argumentaires fallacieux classiques
  • puis 20/20/10/10 : tirage au sort de la partie qui commence, puis 20 mn de présentation pour chaque partie, puis 10mn de réponses aux arguments de la partie adverse
  • système d’arbitrage : deux juges de touche ont la possibilité d’arrêter le débat si une entourloupe argumentative est déployée.
  • vérification par les faits (fact checking) : en cas d’utilisation d’une donnée chiffrée, possibilité de vérifier en direct la valeur de la donnée
  • puis le public pourra transmettre ses propres questions.

Voici le résultat.

Vidéo en haute qualité disponible en téléchargement ici.

Le prototype a eu quelques défauts sur lesquels nous reviendrons, mais un certain nombre de qualités, dont l’une non des moindres de permettre le débat le plus assaini sur le sujet depuis la campagne de protestation du CLUQ. C’est déjà ça. Jugez sur pièces.

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Barreaux en fer et verrous mentaux – Tribune

Ce texte a été écrit à six mains en janvier 2016, puis, malgré notre réticence médiatique, a été proposé comme tribune au Monde afin de donner un écho à la cause qui y est défendue. Las ! Le journal a demandé à ce qu’on formate le texte en 5000 signes, puis, une fois le travail effectué, a refusé, invoquant l’actualité débordante. Quant à nous, nous invoquons Charles-Guillaume Étienne, dramaturge français oublié, qui par sa pièce Bruis et Palaprat (1807), a rendu proverbiale cette expression : « on n’est jamais mieux servi que par soi-même ». Voici la version de notre tribune, non raccourcie. Rappelons qu’en tant que tel, une tribune est une expression plus qu’un article de fond, avec sources, références, etc. Alors ce texte est dédié à tous.tes cell.eux qui se plaignent qu’il y a trop de notes de bas de page dans nos articles. Cette fois, zéro.

C’est un secret de polichinelle que de révéler l’inefficacité du système carcéral en terme de réinsertion sociale. En voici un autre bien plus volontiers gardé : les quelques stratégies pédagogiques plébiscitées par les détenus vont probablement être sacrifiées à l’urgence d’État.

Donnons de la chair à notre inquiétude.

Depuis 2011, le collectif CORTECS déroule avec succès à Montpellier et à Grenoble, des enseignements de critique des médias au sein de quelques maisons d’arrêt.
Le pari effectué par les enseignants est celui-ci : partir du matériel accessible, en l’occurrence les médias, pour en faire l’analyse, la dissection et la déconstruction éventuelle. Sous forme de cours formels et d’ateliers, la méthode consiste à illustrer quelques aspects essentiels de la pensée critique, aussi bien sur des falsifications d’images, que sur des mésusages de chiffres, ou des discours publicitaires, propagandistes, racistes, sexistes, complotistes, sectaires, etc. Cet outillage est exactement le même que celui délivré dans des cours spécifiques de pensée critique et d’autodéfense intellectuelle sur certains campus. L’ambition des enseignants est simple : détourner leurs étudiants des manières de douter stériles, souvent conspirationnistes, parfois sectaires très en vogue – à plus forte raison dans un contexte aussi confiné que la prison – pour élaborer un art du doute méthodique, rationnel et se donnant les moyens de ses critiques. À moyen terme, ce matériel intellectuel tend à former des citoyens qui ont une meilleure prise sur leur environnement, donc en sont moins des victimes passives. Il n’a jamais eu prétention à remettre les personnes détenues dans la « moralité », dans le rang, sur la route des braves gens qui n’aiment pas que l’on suive une autre route qu’eux. Il s’agit de transmettre l’outillage critique nécessaire pour faire des choix en connaissance de cause – autant que faire se peut.

Avant les attentats ayant ensanglanté la France métropolitaine en 2015, l’action de nos enseignements était lente, mais pérenne, mobilisant des énergies individuelles au sein du Service pénitentiaire d’insertion et de probation (SPIP) ou chez d’autres enseignants, générant parfois quelques soubresauts de l’institution, mais sur un fond d’indifférence courtoise : la pensée critique était logée à l’enseigne par exemple du théâtre d’impro, ou du macramé. Les détenus étaient contents, il n’y avait pas de problème majeur. Pour enseigner heureux, enseignons cachés.

Dès le 7 janvier, le regard a changé, et s’est mis à doublement loucher. D’une part, en tant que spécialistes des dérives sectaires, nous avons vu pleuvoir sur nous des sollicitations sur le thème « djihadisme, la nouvelle forme de secte ».

D’autre part, nous avons vu les institutions carcérales lorgner sur nos formations, laissant entendre qu’il fallait « rééduquer » le moudjahidin en devenir, l’ayatollah en chemise de bure, le salafiste larvé.

Alors profitons-en pour éventer quelques idées reçues car, si l’on veut réellement éviter des drames comme ceux que nous avons vécus, il faut regarder la réalité, et non une réalité fantasmée.

D’abord, si mécanique sectaire il peut y avoir dans certains cas, elle ne se met en branle que dans un deuxième temps. Le moteur principal du ralliement à des méthodes combatives type djihad valorisant la lutte armée est principalement politique : oui, ces jeunes sont fâchés.

Cela n’excuse pas leurs actes, comprenons-nous : ça les explique, ça donne les racines du problème. Et le problème est sous nos yeux : le sort réservé aux différentes vagues d’immigration, l’urbanisme post-colonial, le racisme ordinaire est l’un des aspects ; la France en conflit armé par ingérence, bien plus au nom d’enjeux économiques que de causes humanistes, en est un second. Il suffit, lorsque le système scolaire signe sa faillite, de saupoudrer sur ces jeunes têtes des grilles de lectures religieuses au lieu de grilles politico-économiques, et le tour est joué : un peu comme voir des banquiers juifs partout au lieu de décortiquer les inégalités économiques qui ne cessent de s’accroître.

Au lieu de critiquer la politique coloniale d’Israël, ou la violence du régime syrien, et forger une solidarité humaniste avec les peuples désespérés, fabriquons une solidarité religieuse. Renonçons à la lecture profane des conflits , la lecture binaire est si facile, la tripe religieuse si simple à activer. Troquons Lumumba contre Ben Laden, Franz Fanon contre Abd al-Aziz Ibn Baz, Kwame Nkrumah le pacifiste panafricaniste contre Abo Bakr al-Baghdadi. Que le recrutement « djihadiste » soit ensuite à l’image des structures sectaires, soit : mais que ce soit chez Aum vérité suprême, l’Ordre du temple solaire ou chez les Raëliens, la source de recrutement n’était pas un mécontentement généralisé par une classe opprimée.

La question qu’il faut accepter de se poser est : de quoi les attentats signent-ils la faillite ? Assurément la nôtre, collective : sinon comment comprendre que des individus, sains d’esprit, ni brillants ni fous, qui grandissent adossés à nos institutions trouvent enthousiasmant, plus enthousiasmant que tout, de tuer des personnes inconnues ?

Notre travail est d’enseigner, de forger une pensée, d’encourager, comme disait Montaigne à « frotter et limer nostre cervelle contre celle d’autruy« . Or nous voyons les gros sabots carcéraux arriver : même si nos interlocuteurs directs ont bien tenté de nous rassurer sur ces points, le discours ambiant nous laisse craindre fortement qu’il s’agisse, dans le cadre du plan de lutte anti-terroriste (PLAT), non plus de former, mais de détecter des détenus dangereux, de collaborer avec l’institution, de les faire rentrer dans le droit chemin.

Oublieux de la substantifique moelle de nos cours, des élus et des administratifs pensent que nous pouvons « déradicaliser » : or, non seulement nous n’avons aucune compétence pour mesurer un quelconque degré de radicalisation, mais le simple fait de nous associer à une telle démarche rendrait tout simplement impossible la poursuite de nos enseignements : comment, en effet, passer au crible de l’analyse critique une idée ou une représentation du monde dite radicale qui, exprimée par un détenu, conduirait à son signalement ?

D’ailleurs, nos enseignements sont radicaux : d’une analyse lucide, et la plus objective possible, nous faisons en sorte que la colère sourde des détenus s’oriente dans le maelström de notre monde complexe plutôt que prétendre éteindre les flammes de cette colère politique. On entend sans cesse le discours alarmiste : « la jeunesse n’est plus politisée ». Mais si, justement. Or, pour critiquer ce programme théocratique totalisant, il faut d’abord reconnaître la nature fondamentalement politique des revendications portées par ces jeunes.

Tout pompier dira d’ailleurs qu’à part poser pour la photo et donner l’illusion de faire quelque chose, il n’y a guère de sens à arroser le haut des flammes d’un incendie. Donc non, contrairement à ce que nous demandent les DCRI, nous ne simplifierons pas artificiellement le problème. Voir un mécanisme sectaire dans le djihadisme revient à voir une folie collective ou un empoisonnement à l’ergot de seigle dans la montée du national-socialisme allemand. C’est pathologiser le problème artificiellement, en faire un furoncle à extraire à la pince. Envisager de réquisitionner nos cours à succès pour en faire un appareil de redressement mental ? Sans façon merci.

Ils se disent radicaux ? Soyons nous-mêmes radicaux, étymologiquement parlant, allons intellectuellement à la recherche des racines. Nous verrons que la menace qui rôde se repaît de notre politique extérieure plus que de l’âme de gens sous emprise. Et nous aurons enfin de vrais leviers pour l’affamer.

Guillemette Reviron, Clara Egger, Richard Monvoisin.

Dossier étudiant 2016 – Y a-t-il un effet propre des tisanes qui font dormir ?

Ce travail sympathique, frais, et bien emmené a été réalisé par un groupe d’étudiant-es de licence de l’Université Grenoble-Alpes, dans le cours de Zététique & autodéfense intellectuelle en mai 2016. Il prenait appui sur un article de la revue indépendante (des industries) Prescrire, qui indiquait que de toutes les plantes suspectées d’agir sur le sommeil (mélisse, oranger, tilleul, verveine odorante, etc. ) aucune n’avait une efficacité démontrée, hormis éventuellement la valériane (voir ci-dessous). En attendant, c’est là que la pensée critique libère : au fond, peu importe ce que vous mettez dedans, il semble que ce soit le bol d’eau chaude qui aide à dormir. Ça signifie que vous ne serez plus en panique si vous tombez en rade de tisane somnifère. Merci les étudiants !

Du latin tisana (orge mondé puis décoction d’orge qui, dans l’Antiquité, était utilisée contre la fièvre)1, la tisane désigne une « boisson aqueuse contenant une faible proportion d’une substance végétale peu chargée en principes médicamenteux »2.

La tisane est vendue en grande surface, dans les petits commerces, en pharmacies. C’est la vente en pharmacie qui semble des plus intéressantes au delà de son commerce, c’est une spécialité médicale et une science « ayant pour objet la recherche, la fabrication, le contrôle, le conditionnement et la distribution des médicaments »3, le médicament étant une substance employée à des fins thérapeutiques pour rétablir l’équilibre dans un organisme perturbé. Il semble donc convenable, dans ce contexte, de qualifier la tisane de produit pharmaceutique : elle est considérée comme ayant un effet, a priori thérapeutique sur la santé du consommateur. Nous traiterons brièvement, dans notre développement, des intérêts financiers des vendeurs de tisanes, notamment à travers le marketing qui mise sur l’aspect naturel de ces produits. Cependant, la fabrication et l’usage de la tisane peuvent se faire de manière domestique ; sur l’île de la Réunion, les plantes sont très usitées pour leurs vertus médicinales et consommées en tisanes. Autour d’elles est organisé tout un système de croyances et de rites que décrit Jean Benoist (médecin et anthropologue), dans son article « À la Réunion, la plante entre tisane et prière »4

Étudier la tisane suppose donc de commencer par faire intervenir le sens commun : pour la plupart des consommateurs de tisane, cette dernière serait l’une des alternatives aux médications dites « dures », la recherche d’un retour vers le naturel, le « bio ».
Quelles sont les vertus hypothétiques, et prouvées, de la tisane sur le sommeil ? En premier lieu, nous traiterons des différents enjeux que soulèvent le business de la phytothérapie et ses acteurs tout en distinguant santé du corps (bien-être) et santé au sens médical. Ensuite, nous aborderons les différentes plantes utilisées dans la composition des tisanes « qui font dormir » et l’état des recherches sur ces dernières. Pour continuer, nous nous attarderons sur la description de notre entretien avec un pharmacien dans la pharmacie grenobloise de La Mandragore, pour enfin proposer un plan expérimental de recherche susceptible de pouvoir tester l’efficacité propre des différentes composantes communément associées dans la fabrication des tisanes pour le sommeil.

Pour commencer notre analyse, il nous a paru intéressant d’ébaucher une analyse sociologique de l’engouement suscité par la multitude des produits prétendument facilitateurs du sommeil et qui garantiraient le « bien-être » : un concept flou aujourd’hui très en vogue.
Les troubles du sommeil affecteraient un tiers de la population générale (selon Maurice M. Ohayon5) et leur manifestation est traditionnellement divisée en deux classes : les dyssomnies (anomalie au niveau de la qualité et la quantité du sommeil) et les parasomnies, caractérisées par la survenue d’événements physiologiques ou comportementaux qui perturbent le sommeil (e.g. apnée du sommeil). À la vue des chiffres très élevés de prescriptions de médicaments hypnotiques, pour lesquels la durée de traitement doit être limitée et dont la prise entraîne souvent beaucoup d’effets secondaires pénibles (e.g. amnésie antérograde dans le cas de la Zopiclone)6 on comprend mieux l’envie des patients de vouloir améliorer leur sommeil en utilisant des méthodes moins invasives, mais dont l’efficacité n’a bien souvent pas été démontrée scientifiquement. L’industrie pharmaceutique a quant à elle bien saisi les enjeux financiers que soulève ce nouveau marché.

Si, dans la même veine, le marché des compléments alimentaires a lui aussi largement pris son essor et engendré des recettes colossales, alors que l’absence d’efficacité voire la toxicité de bon nombre de ces produits est reconnue (avec un certain cynisme ?) par les industries qui les produisent (Journal Télévisé de 20h du 23 avril 2016 sur France 2)7, cette industrie du bien-être s’est assurément développée dans les sociétés occidentales récemment, en parallèle avec les chiffres des prescriptions d’anxiolytiques. Car si l’efficacité de ces traitements n’est pas toujours prouvée, on peut s’attendre à ce qu’elle soit fluctuante voire inexistante et que certains patients souffrant de troubles du sommeil, en privilégiant ces remèdes, ne passent à côté d’une prise en charge qui serait susceptible de les soulager de leurs troubles.

Un autre aspect de la croissance de cette consommation pourrait être d’ordre conjoncturel et spirituel, puisque le marché estampillé « Bio », et la médecine traditionnelle holiste font l’objet d’un véritable engouement dans le contexte actuel, caractérisé par une défiance à l’égard des grands groupes pharmaceutiques dont la réputation est maintenant entachée par de nombreux scandales très médiatisés (e.g. Mediator, vaccins contre l’hépatite et, plus récemment, la Dépakine). Lors de notre enquête dans différentes pharmacies grenobloises, il nous est apparu que toutes les tisanes, infusions et autres huiles essentielles détenaient toutes le label Agriculture Biologique (AB), l’assurance pour le patient-client d’acheter un produit naturel, exempt de tous les traitements chimiques, également connus et craints pour leurs conséquences néfastes sur la santé8. Après avoir questionné 50 personnes à la sortie des quatre pharmacies visitées sur leur statut perçu (client ou patient) dans une pharmacie, 72 % d’entre eux se considèrent comme des patients et non comme des clients. Toutefois, 78 % d’entre eux estiment que l’achat des adjuvants au sommeil comme les tisanes qui nous intéressent ici ne relevaient pas du domaine du soin mais plutôt de celui du commerce ; ce qui renvoie donc à un modèle « vendeur-client » et non plus à celui du« soignant-soigné ». Cette distinction est importante dans la mesure où elle aide à clarifier la démarche commerciale sur laquelle la vente de ces produits repose ; les industriels cherchent à dépasser le paradoxe ici révélé par le sondage : la vente en pharmacie, le label AB permettent à la tisane sommeil de passer du côté du médicament en quittant l’univers de l’alimentaire alors même que son efficacité reste incertaine.

La vente de ces tisanes et plus généralement de tout facilitateur de sommeil à base de plantes est dopée par un marketing assez agressif : affiches publicitaires, publicités dans les magazines à très grand tirage comme le TV Magazine, etc. Il est cependant difficile de donner une estimation des recettes attenantes à ce commerce, les industries pharmaceutiques faisant preuve d’une relative opacité quand il s’agit de rendre public leurs bénéfices. La vente de ce type de produits en pharmacie repose sur d’autres aspects : le contact avec le client est direct, certaines pharmacies ou herboristeries réalisent elles-même leurs tisanes (cf. partie 3), la proximité et la persuasion sont dans ce contexte des éléments déterminants pour la vente.
Nous avons passé en revue les différentes plantes utilisées dans les tisanes pour améliorer le sommeil, tout en cherchant à cerner leur utilité et leur efficacité.

Dans sa thèse, « Les troubles du sommeil chez la personne âgée : état des lieux sur les thérapeutiques et rôle du pharmacien à l’officine »9

Thibaud Lamotte présente la phytothérapie comme une des thérapeutiques « alternatives » en cas de plainte de troubles du sommeil exprimés par une personne âgée. Dans cette partie, nous traiterons exclusivement des plantes que l’on retrouve dans la composition des tisanes pour le sommeil. D’abord, Thibaud Lamotte assure que les plantes vendues en pharmacie à des fins thérapeutiques sont soumises à des allégations santé délivrées par l’Agence Nationale de Sécurité du Médicament et des produits de santé, une allégation santé étant « une indication ou une présentation qui suggère un lien entre le produit et la santé ». Il ajoute que les allégations santé « sont fondées sur une efficacité prouvée ou reconnue par un usage traditionnel ». Autrement dit, l’usage traditionnel (qui « doit être démontré sur une durée de 30 ans »), n’est pas un critère scientifique objectif pour établir l’efficacité des propriétés d’une plante ; il n’est donc pas nécessaire de prouver l’efficacité d’une plante pour la lancer sur le marché pharmaceutique.

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Il est à souligner que 222 allégations santé sont reconnues et autorisées en Europe. Toutefois, il paraît important de passer en revue les principales plantes utilisées dans les compositions de tisanes pour le sommeil.
La valériane, qu’on retrouve dans les compositions de tisane, est la seule plante dont on puisse penser que son efficacité soit prouvée. Elle sert à « soulager le stress et ses symptômes et faciliter le sommeil » 10 et Thibaud Lamotte va même jusqu’à affirmer qu’elle « comporterait une activité proche de certains hypnotiques prescris à faible dose ». La valériane est donc l’une des rares plantes dont les propriétés soient démontrées, selon cette étude. Cependant, une autre étude, plus ancienne (Taibi et col. 2007)11, nuance ce propos : ces chercheurs pointaient à l’époque le manque de preuves cliniques de cette efficacité tout en mettant en garde contre certains biais. « La concentration de certains constituant de la valériane varie selon que la plante soit fraîche ou sèche et les études sur les extraits de racine sèche ne peuvent être généralisées aux préparations réalisées à base de racine fraîche. »

La passiflore n’interviendrait que dans les troubles légers du sommeil mais l’état des études sur celle-ci reste insuffisant pour se prononcer sur une quelconque efficacité propre. De plus, l’anxiété et le stress étant fortement liés aux troubles du sommeil, l’aubépine et la mélisse sont deux plantes dont les bienfaits supposés aideraient à réduire les « faibles troubles du sommeil ». Dans les deux cas, il n’est pas possible de se positionner scientifiquement quant aux réels bienfaits de ces plantes. Enfin, certaines plantes peuvent avoir une fonction de complément dans la composition des tisanes, notamment le tilleul, dont l’efficacité n’est pas prouvée scientifiquement et dont le qualificatif de « complément » laisse supposer que son action seule serait nulle ou infime.
Deux points méritent d’être soulignés sur les plantes qui viennent d’être listées. Premièrement, la plupart ne sont reconnues que par l’usage traditionnel : cela ne veut pas dire qu’elles ne sont pas efficaces pour réduire les troubles du sommeil, simplement que l’état de recherche sur celles-ci est insuffisant pour présumer de leur inefficacité, autant que de leur efficacité. Deuxièmement, ces plantes sont souvent associées entre elles dans les compositions de tisane : la tisane « Herbesan bio sommeil » associe la mélisse, la passiflore et l’aubépine ; la tisane « Médiflor », elle, associe la valériane, la passiflore, l’aubépine, la mélisse et le tilleul ; quant à la « Tisane provençale N°4 » trouvée en pharmacie, elle est un mélange de tilleul, de passiflore, et d’aubépine. Il est donc impossible de tester l’efficacité de ces tisanes, puisqu’il est impossible, dans le cas des tisanes comportant de la valériane, de vérifier que les autres plantes présentes ont elles aussi des propriétés améliorant le sommeil sans les tester séparément. Pour les tisanes sans valériane, la tache pourrait sembler plus aisée, seulement, on ne connaît pas les potentiels d’association de ces plantes, lesquels seraient susceptibles d’inhiber l’effet de certaines plantes composant le mélange. Il serait donc intéressant de tester les effets associés des différentes substances, mais uniquement après avoir validé leur efficacité individuelle.

Pour compléter ce dossier, nous avons décidé d’interroger des pharmaciens sur les gammes de produits qu’ils proposent dans leurs rayons « Phytothérapie » ; nous en avons visité quatre, mais aucun pharmacien n’a su nous orienter vers une étude démontrant par l’expérimentation les propriétés myorelaxantes/ d’apaisement/ anti-réveils nocturnes etc. des plantes, propriétés que ces mêmes pharmaciens n’ont aucun mal à nous vanter de prime abord.
Nous allons donc, à titre d’exemple, décrire notre visite de la pharmacie de la Mandragore, située en plein centre de Grenoble près de la place Victor Hugo, spécialisée dans la phytothérapie.
Arrivés à la susdite pharmacie, nous constatons la présence d’une imposante étagère en bois sur le côté droit, contenant tout une gamme de produits issus de la phytothérapie et de surcroît faits « maison », allant de l’hydrolat (reste de la distillation lors de la fabrication d’huiles essentielles) aux gélules en passant également par ce qui nous intéresse ici : les tisanes. Nous interpellons donc une des deux personnes présentes dans la pharmacie pour recueillir des informations sur ces dernières ; celle-ci consent à nous expliquer le choix des plantes qui a été fait mais ne peut nous en dire plus sur les fondements scientifiques qui appuient ces choix, n’étant pas pharmacienne titulaire. Cela ne l’a pas pour autant empêché de nous vanter les effets du basilic sur la détente musculaire et de la lavande « apaisante », deux des quatre plantes utilisées dans la composition de leur Tisane Sommeil, les deux autres n’ayant qu’un intérêt visuel (rose pâle) et gustatif (menthe douce), pour une tisane tout de même vendue à un prix avoisinant la dizaine d’euros.

Plus tard, pour un autre produit, on en vint à parler de la valériane (précédemment citée) qui est, selon ses dires, elle aussi utilisée pour la détente musculaire mais plus puissante à cet usage que le basilic, pourtant présent dans leur Tisane Sommeil.
Après avoir passé en revue tous les produits en vente relatifs au sommeil et avoir listé les effets prétendus de chaque plante utilisée, nous avons demandé s’il était possible de parler au titulaire présent dans la pharmacie pour discuter des méthodes mises en places pour le recueil et l’analyse des données sur ces végétaux ; malheureusement, il nous fut impossible de nous entretenir avec le pharmacien titulaire, celui-ci nous évitait délibérément après qu’il fut informé de notre requête, retranché dans son arrière-boutique…
Nous sommes revenus le lendemain matin, et cette fois nous avons pu parler à un autre pharmacien titulaire ; il nous a expliqué d’abord qu’il recevait des bulletins d’analyse pour chaque lot de plantes utilisé pour la confection de ses tisanes, qui lui confirment que la plante est bien celle qu’il cherche à avoir, lui indique si l’échantillon est conforme sur le plan bactériologique et également que les principes actifs sont présents à plus de 20 ml par kilogramme. Nous avons ensuite cherché à savoir d’où provenaient les informations relatives aux effets des plantes, ce à quoi il répondit que des travaux de thèses avaient été effectués et avaient montré l’efficacité et la non-toxicité de certaines plantes, mais que les plantes ne pouvant être brevetées comme les molécules, les laboratoires pharmaceutiques ne cherchaient pas à effectuer de réelles expérimentations sur les plantes médicinales.

Nos autres entrevues en pharmacie se sont déroulées à peu près de la même façon ; on pouvait nous décrire avec beaucoup de détails comment telle ou telle plante pouvait soulager le stress, détendre les muscles ou encore réduire la température corporelle pour favoriser le sommeil, mais les sources restaient floues. Certains citent des travaux de thèses que l’on ne retrouve pas (à l’exception d’une), d’autres encore, qui ne vendaient que des tisanes pour le sommeil provenant de groupes pharmaceutiques (Tisane Herbesan, Picot, Médiflor, Nutrisanté, etc.), s’en référaient à l’éthique et à la bonne foi de ces groupes, déclarant que les produits vendus en pharmacie étaient testés d’une manière ou d’une autre. Cette série d’entretiens en pharmacie a constitué le premier pas de notre enquête, puisqu’à son terme, nous ne savions toujours pas d’où provenaient les informations…

Nous nous rendons compte qu’il existe un manque d’expérimentation et donc de validation des effets thérapeutiques et parfois même de la toxicité12 des plantes utilisées en phytothérapie ; dans le cadre des tisanes censées favoriser le sommeil qualitativement, un grand nombre de plantes sont utilisées et nous en avons fait un inventaire, non exhaustif, néanmoins représentatif de ce que l’on peut trouver dans le commerce. Le problème de la validation des effets thérapeutiques de ces plantes pourrait être résolu par une expérimentation dans laquelle on écarterait les variables parasites tout en effectuant, sur un échantillon assez conséquent pour permettre une validation statistique de la réplicabilité des effets observés, des tests, plante par plante. Ce qui va suivre est une ébauche de ce qui pourrait permettre la validation ou la réfutation des effets hypothétiques de nombreuses plantes précédemment citées.

Parmi les variables parasites à contrôler, l’hétérogénéité des temps de sommeil dans la population pourrait être contrôlée par identité, c’est à dire que nous ne prendrions, par exemple, que des personnes dormant entre 7 h et 8 h par 24 h (moyenne des 25-35 ans [12]).

Autre variable parasite, le type et la gravité des problèmes de sommeil ; comme nous l’avons vu précédemment, la parasomnie est à différencier de la dyssomnie et les effets supposés des plantes vont également dans ce sens, certaines sont censées favoriser l’endormissement et la qualité du sommeil, d’autres empêcher les réveils nocturnes. La méthode de contrôle par identité semble ici aussi adéquate : selon les effets hypothétiques de la plante testée, nous ne prendrions que des individus souffrant de parasomnie ou de dyssomnie, en privilégiant des personnes qui souffrent gravement de ces troubles pour des résultats plus visibles (insomnies sévères : problèmes de réveils nocturnes ou d’endormissement plusieurs nuits par semaines et pendant plusieurs mois13.
Le sexe est classiquement contrôlé par croisement (50% hommes /50% femmes), et l’âge le serait par identité pour correspondre à la première variable contrôlée (25-35 ans).

Avec un échantillon conséquent et répondant aux modalités précitées, nous pourrions suivre un protocole expérimental tel que le suivant pour valider ou réfuter les hypothèses émises sur chaque plante.
Nous débuterions avec la répartition aléatoire des individus dans les deux modalités de la variable indépendante, que l’on pourrait appeler « régime », avec pour les uns la plante à tester et pour les autres une plante sans effet. Chaque soir pendant deux semaines, les individus prendraient en infusion et suivant la posologie indiquée (pour permettre une homogénéité de la quantité prise) les plantes données, et au réveil répondraient à un court questionnaire pour évaluer la qualité de leur sommeil (questionnaire type Vis-Morgen). En complément, chaque individu pourrait, avant les deux semaines de traitement et après, passer une polysomnographie (examen des différents paramètres respiratoires, des mouvements de l’activité électrique du cerveau pendant une nuit de sommeil)14.

La comparaison entre l’avant et l’après traitement chez les individus ayant testé une plante comparativement à ceux n’ayant eu qu’une plante de type placebo pourrait permettre de savoir si oui ou non ces plantes ont un réel effet sur la qualité du sommeil.
Cette proposition d’expérience, pourrait permettre d’évaluer l’efficacité propre des plantes utilisées classiquement dans les compositions des tisanes pour le sommeil. Une fois réalisée, d’autres expériences pourraient être faites de la même manière pour mesurer cette fois les degrés de synergies entre les plantes ayant montré une efficacité suffisante.

L’efficacité propre de la « tisane qui fait dormir » n’a jamais été prouvée, simplement car l’efficacité propre de ses diverses composantes ne l’a jamais été non plus. Dans le cas de la valériane, les études se contredisent : impossible alors de dire que les tisanes prétendument facilitatrices de sommeil qui en contiennent ont un effet qui ne soit pas dû au hasard. Il est toutefois intéressant, d’un point de vue sociologique, d’analyser les raisons de ce réel engouement à l’égard des produits naturels et bio qu’ont su utiliser les laboratoires pharmaceutiques, qui profitent de leur position hégémonique sur ce marché pour vendre et « marketer » des produits dont l’efficacité propre n’est en tout cas pas avérée. La question de l’efficacité mériterait d’être posée pour d’autres types de tisanes censées pallier d’autres problèmes physiologiques, en prenant garde de tester chaque plante indépendamment et sous leurs différentes formes (sèche, fraîche…) avant de tester leurs éventuelles propriétés conjointes.

Axelle VITALIS
Teddy MERLE
Raphaël MESTRE
Karine BOUHDID