Le 16 octobre 2002, les téléspectateurs des Mercredis de l’Histoire sur ARTE découvrent un documentaire étonnant. Réalisé par William Karel, Opération Lune défend la thèse selon laquelle les images du premier pas de l’Homme sur la Lune lors de la mission Apollo 11 auraient été tournées en studio par Stanley Kubrick. Ce documenteur, jouant avec habileté des codes télévisuels, mélange intelligemment le vrai et le faux afin d’interroger nos processus de croyances. C’est un magnifique outil pédagogique en faveur de l’esprit critique. Nous vous proposons ici de nombreuses ressources afin de nourrir et construire une séquence pédagogique autour de ce film.
Ce dossier est également disponible en format PDF.
Table of Contents
Introduction
Le Cortecs n’ayant encore jamais communiqué autour de ce film, je propose de corriger cette infamie en réalisant cet article qui se veut le plus complet possible afin que chacun puisse l’utiliser à des fins pédagogiques. D’une durée de 52min, il peut facilement être projeté dans les milieux scolaires et post-scolaires. Il va de soi qu’une discussion doit impérativement suivre la découverte du film afin d’éviter toute mécompréhension. Pour cela, nous allons étudier en détail la construction de ce documenteur. Il n’aura bientôt plus de secret pour vous.
Le film est disponible en intégralité sur Youtube :
Fiche technique
Réalisation
William Karel
Coproduction
Arte / Point du Jour
Pays
France 🇫🇷
Durée
52 min
Première diffusion
Mercredi 16 octobre 2002 dans l’émission Les Mercredis de l’Histoire
Rediffusion
1er et 11 avril 2004
Parution en DVD
14 novembre 2006
Intervenants/intervenantes
Buzz Aldrin (Astronaute d’Apollo 11) Loïs Aldrin (Femme de Buzz Aldrin) Jan Harlan (Directeur de production de Kubrick) Farouk El-Baz (Directeur technique de la Nasa) Christiane Kubrick (Femme de Stanley Kubrick) Lawrence Eagleburger (Conseiller de Nixon) Henry Kissinger (Secrétaire d’État) Jeffrey A. Hoffman (Astronaute) Richard Helms (Directeur de la CIA) Alexander Haig (Chef d’État Major) Donald Rumsfeld (Secrétaire à la Défense) David Scott (Astronaute) Vernon Walters (Ancien directeur de la CIA)
Faux personnages [Acteurs/actrices]
David Bowman (Centre de Houston) [joué par Tad Brown] ; Maria Vargas (Sœur de Buzz Aldrin) [Jacquelyn Toman] ; Dimitri Muffley (Ancien agent du KGB) [Bernard Kirschoff] ; W.A. Koenigsberg (Rabbin) [Binem Oreg] ; Eve Kendall (Secrétaire personnelle de Nixon) [Barbara Rogers] ; Ambrose Chapel (Ancien agent de la CIA) [John Rogers] ; Jack Torrance (Producteur) [David Winger]
Voix off
Philippe Faure
Extraits
Australie, route de Tanami (H. Rébillon, A. Mansir) L’archipel des savants (L. Graffin, F. Landesman) La vallée des rizières éternelles (P. Boitet) Païlin, le refuge des criminels (H. Dubois) Chine, union furtive (W. Fanghi) Laos, les montagnards de l’opium (E. Pierrot)
Archives
Archives S. Kubrick NARA NASA
Musiques
– Theme From Ghost World de David Kitay – Old Newspaper de Angelo Badalamenti, BO du film Arlington Road – Jordania de Alberto Iglesias, BO du film Parle avec elle – BO du film Vertigo – BO du film Le Parrain – Le Danube bleu, BO du film 2001 L’odyssée de l’espace – Bahire ful de Lalita Sinha, BO du film Prem Juddho – End credits de Danny Elfman, BO du film Black Beauty – Castle Keep de Howard Shore, BO du film Panic Room – Ainsi parlait Zarathoustra, de Richard Strauss, BO du film 2001 l’odyssée de l’espace – The Beautiful de Stephen Quinn – Louis’ Revenge de Elliot Goldenthal, BO du film Entretien avec un vampire – Back To The Pier de John Ottman, BO de The Usual Suspects – Ele Chomdo Libi – Yismechu Hashamayim (May the Heavens Rejoice) – Yossel Yossel – Dionysos Avenge – Epilogue de Petros Tabouris – Clarice de Vince Giordano & the Nighthawks, BO du film Ghost World
Conseillers historiques
Yves Le Maner (Centre d’Histoire et de Mémoire du Nord Pas-de-Calais) Jacques Villain
Prix
– Prix du meilleur film Science et Société (Festival International du Film Scientifique du Québec « Va Savoir » – 2003) Canada – Prix d’Excellence Cinématographique ou Télévisuelle (Festival International du Film Scientifique du Québec « Va savoir » – 2003) Canada – Prix Adolf Grimme (2002) Allemagne
Opération Lune, un documenteur?
Le film de William Karel s’ancre dans un genre bien particulier, le documenteur. « Documenteur » est un mot-valise apparu lors de la sortie du film éponyme d’Agnès Varda en 1981 (même si celui-ci ne rentre pas dans la catégorie des « documenteurs »). Dans sa large acception, il définit un faux-documentaire, c’est-à-dire une fiction qui adopte les codes esthétiques du cinéma documentaire. De nombreux films représentent ce genre avec brio : C’est arrivé près de chez vous (Rémy Belvaux, André Bonzel et Benoît Poelvoorde, 1992), La bombe (Peter Watkins, 1966), Spinal Tap (Rob Reiner, 1984), Forgotten Silver (Peter Jackson, 1995), etc.
J’appelle « documenteur » […] un faux documentaire qui, au lieu de vouloir se faire passer pour ce qu’il n’est pas (un documentaire), révèle progressivement qu’il a réussi à en produire l’illusion mais qu’il n’en est justement pas un. « Documenteur » correspond assez bien au mockumentary inventé par les anglophones, combinaison de documentary et mock qui comme adjectif veut dire « stimulé » et comme verbe « parodier, moquer ». Contrairement à la manœuvre frauduleuse, le documenteur trompe pour mieux détromper, tout comme un trompe-l’œil n’est apprécié et appréciable que s’il est reconnu comme tel, c’est-à-dire s’il fonctionne comme un détrompe l’œil.
François Niney, Le documentaire et ses faux-semblants, Klincksieck, 2009, p. 158-159.
Nicolas Landais, directeur du festival spécialisé dans le documenteur On vous ment ! y inclue même les found footage1 à l’instar de Cannibal Holocaust (Ruggero Deodato, 1980), du Projet Blair Witch (Daniel Myrick et Eduardo Sánchez, 1999) ou de Paranormal Activity (Oren Peli, 2009). Ce sont en majorité des films qui reprennent des codes (caméra portée, interview, montage cut 2, etc.) qui créent des effets de réalité qui permettent d’augmenter la croyance du spectateur dans ce qu’il voit. On comprend ainsi l’intérêt qu’y porte le cinéma d’horreur et d’épouvante ; ce sont des procédés simples et peu coûteux qui favorisent grandement la suspension d’incrédulité des spectateurs et donc la peur et le dégoût qu’on cherche à lui faire ressentir.
Avec cette définition plus large, Opération Lune correspond à un sous-genre du documenteur : le canular. En effet, de nombreux documenteurs, même s’ils utilisent des effets de réalité, ne cachent pas leur ambition fictionnelle. Le canular, quant à lui, cherche à nous tromper. À l’inverse du mensonge, il est révélé, il est désintéressé et ne vise aucun enrichissement. Il n’est par essence pas sérieux, très lié à la blague tout en ayant un aspect pédagogique :
« Il pousse sa dupe ainsi piégée, à s’interroger sur ses propres croyances et sur les mécanismes qui les enclenchent, sur sa capacité de distanciation par rapport à l’institution et sur son esprit critique. »
(Delaunoy, p. 10)
Le sociologue Florent Montaclair propose une définition du canular assez complète :
Le canular suppose d’abord une dimension ludique à la plaisanterie réalisée. (…). (Il) suppose ensuite une dimension sociale (par sa fonction de prendre à défaut l’institution qu’il vise). (Il) demande ensuite une médiatisation de la plaisanterie. (Enfin il implique) la révélation de la supercherie.
(Montaclair Florent, « La littérature fantastique romantique » in Majastre J-O., Pessin A. Du canular dans l’art et la littérature, p. 44 ; cité par Delaunoy, p. 10)
Opération Lune n’est cependant pas le seul canular audiovisuel. Il s’ancre dans la lignée de l’adaptation radiophonique de la Guerre des mondes d’Orson Welles (1938) ou des Documents interdits de Jean-Teddy Filippe diffusés sur Arte entre 1986 et 1989. En 1995, l’émission l’Odyssée de l’étrange diffuse la vidéo fake de Ray Santilli sur la dissection de l’extraterrestre de Roswell. Ce « canular » ne sera vraiment révélé que 10 ans plus tard. D’autres suivront à l’instar du faux journal de la RTBF (Bye bye Belgium, 2006).
L’honnêteté nous pousse cependant à dire que cette définition du documenteur n’est pas la seule. Une autre définition tendrait à le décrire comme un documentaire de propagande mensongère (ce qui est radicalement à l’opposé de la première définition). Elle est notamment de plus en plus utilisée dans les milieux dits « sceptique » ou « zététique »3.
Bien qu’on n’aille pas creuser les enjeux de distinction ici (c’est un travail à venir), la première définition est de loin la plus populaire dans l’usage ; du moins au niveau des milieux de la recherche en Études cinématographiques et en Sciences de l’information et de la communication – où la théorisation proposée par François Niney, bien qu’ultérieur à l’usage, semble faire autorité – et des milieux cinéphiles, en particulier par les revues et les festivals 4. L’usage du terme documenteur en ce qui concerne le cinéma de propagande est proposé par Jean-Pierre Bertin-Maghit, mais faute de théorisation valable, celle-ci ne fait pas date et n’est nullement réutilisée 5.
William Karel, un documentariste reconnu
William Karel, réalisateur d’Opération Lune, est né dans une famille juive à Bizerte en Tunisie en 1940. En 1964, il émigre en France, il a alors 23 ans. Il devient soudeur puis tourneur-fraiseur chez Renault tout en suivant des cours du soir de photographie à l’École Vaugirard. Il devient reporter-photographe pour le Nouvel observateur. Dans les années 1970, il vit dix ans dans un kibboutz en Israël. Il y rencontre sa femme, « la réalisatrice Blanche Finger, dont les grands-parents ont été assassinés par les nazis en Pologne pendant la guerre » [La Croix].
Pilier de l’extrême gauche pacifiste israélienne et sous la menace [Télérama], il revient en France dans les années 1980. Il rencontre Raymond Depardon puis travaille comme photographe pour les agences Gamma et Sigma. « Il côtoie François Truffaut, Gérard Lauzier, et surtout Maurice Pialat, qui lui fait prendre une caméra et l’engage comme scénariste » [La Croix]. Il devient documentariste et se spécialise dans les thèmes historique et politique.
Karel devient un réalisateur très reconnu dans les milieux télévisuels. Il signe des dizaines de documentaires pour les différentes chaînes (TF1, France 2, Arte, M6, etc.) sur la politique française, la politique internationale, la politique américaine, la Shoah et divers sujets de société.
Son unique objectif : inviter le spectateur à réfléchir, lui faire partager les interrogations du réalisateur, ses doutes, sans jamais lui dicter ce qu’il doit penser. Montrer sans démontrer.
Le Monde, 29 octobre 1999.
Il se lance dans le documenteur avec Hollywood en 2000 avant de récidiver avec Opération Lune soutenu par Thierry Garrel, le directeur de l’unité documentaire d’Arte, qui défend l’idée d’une télévision d’auteur (cf. Ledoux Alice). En effet, c’est Arte qui fait la proposition à Karel de travailler autour de la manipulation des images et des falsifications de l’histoire. Il choisit le complot lunaire afin d’éviter des sujets trop graves (mort d’homme ou enjeux décisifs) et pour avoir un thème qui puisse être universel, dont la terre entière avait entendu parler.
La face cachée de la conquête lunaire
Contrairement à ce qui est souvent dit, Opération Lune n’a jamais avancé la thèse que l’homme n’avait pas marché sur la Lune. Ce qu’avance le film, c’est que dans un contexte de Guerre froide, les États-Unis n’avaient pas le droit à l’erreur et devaient largement communiquer sur leur réussite. Cependant, la précipitation des Américains face aux Soviétiques les pousse à lancer la mission alors que le programme voué à la transmission des images depuis la Lune n’est pas finalisé :
Le président s’est tourné vers le responsable de la NASA : « Est-ce qu’on est prêts ? ». le directeur du Centre spatial ne l’a rassuré qu’à moitié : « On ne prend qu’un risque : ne pas pouvoir envoyer d’images des premiers pas sur la Lune ». Mais le président Nixon a refusé : « Hors de question ! Le monde entier veut voir un Américain marcher sur la Lune ». […] Et brusquement, un de ses conseillers, je ne sais plus si c’était Alexander Haig ou Donald Rumsfeld, a demandé, timidement : « Et si on faisait tourner en studio les premiers pas sur la Lune ? En cas d’échec, on pourra toujours diffuser ces images ». […] Nixon s’est enfoncé dans son fauteuil, a fermé les yeux quelques minutes, puis s’est levé et a dit : « Messieurs, vous avez moins de deux semaines pour tout mettre en place ».
Eve Kendall (fausse ancienne secrétaire personnelle de Richard Nixon), Opération Lune, 24m45s à 26m35s
Cette thèse principale n’arrive qu’au milieu du film. Les 25 premières minutes sont vouées à créer la suspicion au travers de plusieurs sous-entendus. De vraies et de fausses informations sont minutieusement entremêlées (activités mafieuses de l’État, tractation avec Hollywood, impact de 2001, l’Odyssée de l’espace, etc.). Par la suite, le film décrit le tournage du film par Stanley Kubrick (nullement inventé par le film, c’est une théorie du complot déjà populaire) et la traque lancée par Nixon après l’équipe de tournage pour effacer toutes preuves. Les cibles se réfugient au Vietnam avant de fuir et de se faire éliminer les uns après les autres.
Créer le faux
Il n’est pas difficile dans le cadre d’un documentaire télévisé de créer le faux. En effet, l’image souvent utilisée comme illustration et non comme élément de preuve peut être très facilement détournée grâce à un montage habile et au texte de la voix off. Cette dernière nous flatte dès le début du film en nous positionnant dans la catégorie des « intelligents » face aux naïfs :
Il faut être d’une naïveté déconcertante pour croire qu’on a été sur la Lune pour rapporter quelques kilogrammes de roche lunaire.
Voix off
Ici, Karel insère le faux grâce à la voie off qui, dans la première partie du film, instille le doute. Elle permet également de créer artificiellement des liens entre les informations. Mais le réalisateur sait bien qu’il doit ruser un peu pour rendre plus crédible son message. C’est ainsi qu’il crée de faux témoignages grâce à l’aide d’acteurs et d’actrices dont les noms des personnages sont issus de grands films hollywoodiens (pouvant interpeller les plus cinéphiles)
C’est le dispositif même de l’interview : un témoin/spécialiste à l’écran s’adresse à un interlocuteur hors champ qui lui pose des questions dont on nous montre uniquement les réponses. Les témoins/spécialistes sont présentés par le biais d’un titre présentant la source de leur légitimité à intervenir dans ce documentaire. De fait, ces informations renforcent notre adhésion aux différents propos. En effet, si Dimitri Muffley est un ancien agent du KGB, il nous est plus difficile de douter de son expérience et de son expertise. Ce dispositif traditionnel des interviews télévisées donne de la crédibilité à ces personnages. L’intervieweur, par lequel transite le message, est alors considéré comme une personne de confiance (à l’instar du documentariste et de la voix off) qui atteste de l’authenticité de ce qui est présenté.
Comme vu plus haut, c’est le personnage de Eve Kendall qui évoque la thèse principale du film. En outre, le personnage de Dimitri Muffley (KGB) permet d’intégrer de nombreuses théories du complot déjà populaires à l’époque (le flottement du drapeau américain, pellicule inadaptée, problème de gravité et de l’empreinte sur le régolite, les ombres étranges dues à des projecteurs de studios). La plupart de ces arguments sont issus de l’ouvrage complotiste, We Never Went to the Moon : America’s Thirty Billion Dollar Swindle de Bill Kaysing (1974) 6.
Karel ne s’embête pas non plus pour mentir au niveau des sous-titres. S’il ne s’aventure pas à déformer les propos en anglais (bien que face à un public non anglophone cela pourrait parfaitement fonctionner), il modifie les sous-titres des Vietnamiens et Laotiens. Il y a ici peu de risque que la supercherie soit découverte. Ainsi, au lieu de parler d’espions américains, ces sympathiques agriculteurs partagent leur connaissance de la culture du riz et/ou du maïs.
Karel a également créé de faux doublages d’Armstrong sur la Lune. En effet, l’astronaute n’a jamais parlé de ce qu’il avait mangé à la cafétéria lorsqu’il était sur la Lune… Cet élément flatte une de nos représentations (pour ne pas dire préjugé) à propos des astronautes. En effet, ceux-ci sont souvent décrits dans la culture populaire comme des personnes détendus, en parfaite maîtrise du danger et de leurs émotions. Ainsi, dans de nombreux films, l’humour est utilisé pour dédramatiser des situations complexes ou comme un moyen de gestion du stress avant un événement notable (comme un décollage).
En termes d’effets spéciaux appliqués sur l’image elle-même, on ne relève que deux cas de falsification. La plus connue étant sans doute celle de la photo de Kubrick oubliée sur le sol lunaire. Mais cette image est plus un indice de la facticité qu’un véritable mensonge. La deuxième image falsifiée est celle de l’article du New York Herald Tribune à propos de la mort de Vernon Walters (bien que l’information, quant à elle, soit vraie). En vérité, c’est un article de Tina Kelley du New York Times, comme cela est indiqué en légende de la photo.
Photo de Stanley Kubrick oubliée sur le sol lunaire du studio
Plus retord, Karel aurait utilisé des images de films de fiction (notamment les images du décollage de la fusée), mais « cela passe d’ailleurs inaperçu tant information et fiction s’empruntent l’une à l’autre leurs codes narratifs dans la télévision d’aujourd’hui » (Delaunoy Elisa, p. 52).
Nous reviendrons aux indices plus tard. Dévoilons un autre procédé, bien plus sournois, qu’utilise Karel et les documentaires TV en général : le rythme. À la télévision, les documentaires ne font généralement pas plus d’une heure pour rentrer dans des cases spécifiques. De plus, on craint généralement que le téléspectateur s’ennuie et zappe chez une chaîne concurrente. Il faut donc attiser son intérêt et le rythme du montage sert généralement à ça. Ainsi, Opération Lune est un gigantesque millefeuille argumentatif qui se déroule à un rythme effréné. Le spectateur ne peut réfléchir 2 secondes à un argument avant qu’un autre ne soit présenté. Il ne propose aucun moment de pause ou de suspension permettant de prendre du recul sur ce qui nous a été dit (c’est généralement mauvais signe).
Il y a le commentaire qui vous prend aussi dès le début et ne s’arrête jamais de parler, donc il vous raconte une histoire et vous n’avez pas le temps de vous poser des questions sur ce qui vient de se passer déjà il vous entraîne dans une autre histoire, etc.
William Karel, conférence du CERIMES
Le téléspectateur doit donc maintenir sa concentration sur ce qui est dit pour suivre quitte à délaisser son esprit critique. Il y est également encouragé par la musique très présente en fond. Celle-ci, loin de marquer une distance avec les propos, fonctionne plutôt comme une redondance du discours complotiste. Elle appuie l’aspect mystérieux, dangereux et spectaculaire de l’enquête. Mis à part les musiques en référence à 2001, l’odyssée de l’espace et celles des génériques, toutes sont plutôt discrètes et renforcent insidieusement le rythme du documentaire. Une très grande part est d’ailleurs issue de métrages de fiction : de thrillers (Arlington Road, Panic Room, The Usual Suspects, Vertigo, Le Parrain), de drames mystérieux (Parle avec elle), de films d’aventures (Black Beauty) voire de films fantastiques et d’horreur (Entretien avec un vampire).
[La playlist de la musique d’Opération Lune est disponible ici].
Quand le vrai soutient le faux
Pour que le faux puisse être crédible, il faut qu’il soit emballé dans du vrai. Ici, ce sont les images d’archives qui, utilisées comme témoignage, semblent appuyer l’histoire racontée. Inconsciemment, on se dit qu’il y a eu de la recherche et que c’est un travail sérieux.
Par exemple, le personnage d’Eve Kendall est présenté en surimpression sur une image d’archive où l’on voit une jeune secrétaire. Le fondu, appuyé par la voix off, nous fait croire que c’est la même personne.
« Eve Kendall, l’ancienne secrétaire personnelle de Richard Nixon, nous avait laissés entendre qu’il ne lui déplairait pas…
…de remuer des souvenirs vieux de 30 ans…
… C’est Henry Kissinger, qui l’avait engagé comme stagiaire à la Maison-Blanche. Elle avait alors 20 ans. » [Voix off]
Mais le procédé le plus habile est sans doute de mélanger de vrais témoignages avec des faux. Parmi les vrais témoins, tout le monde connaît Buzz Aldrin par exemple, mais d’autres figures sont également très connues : Donald Rumsfeld, Henry Kissinger ou Christiane Kubrick. De plus, une courte recherche sur internet nous permet de savoir qui ils sont très rapidement.
La scène la plus parlante à ce propos est sans doute celle de la réunion au Pentagone réunissant (artificiellement) Donald Rumsfeld, Henry Kissinger, Alexander Haig, Richard Helms, Lawrence Eagleburger et Eve Kendall. Alors que cette dernière dévoile le complot, les paroles des véritables intervenants semblent aller dans son sens. Voici la retranscription du dialogue (en rouge : les propos créés dans le cadre du documentaire) :
Voix off : « L’histoire était stupéfiante, Nixon embourbé au Vietnam jusqu’au cou venait d’être élu. Il lui fallait un grand coup pour redonner un peu de lustre à l’image désastreuse qu’avait de lui une très large partie de l’opinion publique.
Eve Kendall : « Le Président Nixon, suspendu au téléphone, réfléchissait, jouant nerveusement avec le fil. Le bureau ovale était dans la pénombre. J’avais du mal à prendre des notes pendant la réunion. [C’est ici une description des images d’archive diffusées simultanément à l’interview donnant du crédit au discours (cf. ci-dessous)]
Plan 1Plan 2Plan 3
Donald Rumsfeld : « On s’est tous réunis pour en discuter. Il avait déjà pris certaines décisions, pour calmer un peu le jeu. »
Eve Kendall : « Le directeur de la CIA avait l’air affolé. Il surestimait depuis toujours la capacité des Soviétiques. « Les Russes vont envoyer un homme sur la Lune. C’est une question de mois, peut-être de jours. On a des informations très précises. On ne peut pas encore attendre un an. Il faut lancer Apollo 11, le plus vite possible ».
Richard Helms : « J’étais tout le temps au téléphone, essayant de les convaincre, leur demandant un peu plus d’énergie, d’agressivité. »
Lawrence Eagleburger : « J’ai dit au président : « Vous ne pouvez pas les laisser gagner. Il faut tout faire pour qu’ils n’y arrivent pas ». »
Eve Kendall : « Le président s’est tourné vers le responsable de la NASA : « Est-ce qu’on est prêts ? ». le directeur du Centre spatial ne l’a rassuré qu’à moitié : « On ne prend qu’un risque : ne pas pouvoir envoyer d’images des premiers pas sur la Lune ». Mais le président Nixon a refusé : « Hors de question ! Le monde entier veut voir un Américain marcher sur la Lune ». »
Richard Helms : « Il était en colère, hors de lui. Quelque chose avait mal tourné, et il s’estimait responsable. »
Donald Rumsfeld : « Le président était fou de rage. »
Henry Kissinger : « Je me souviens de cet événement, comme étant l’un des plus dramatiques. »
Eve Kendall : « Et brusquement, un de ses conseillers, je ne sais plus si c’était Alexander Haig ou Donald Rumsfeld [Fausse hésitation qui relie avec le dialogue suivant donnant l’impression que Rumsfeld se souvient mieux de la réunion qu’Eve Kendall], a demandé, timidement : « Et si on faisait tourner en studio les premiers pas sur la Lune ? En cas d’échec, on pourra toujours diffuser ces images ». »
Donald Rumsfeld : « J’en ai parlé au Président, et Kissinger m’a soutenu. » [la citation de Kissinger renvoie directement au dialogue suivant. Cet effet donne réellement l’impression que les interviewés se répondent]
Henry Kissinger : « Au début, je n’ai pas pris tout cela au sérieux, mais peu à peu, l’idée s’est imposée. »
Alexander Haig : « Le Président était prêt à le faire, et j’étais prêt à le soutenir. »
Lawrence Eagleburger : « La décision a été prise par Henry, Al Haig, et le Secrétaire à la Défense. »
Richard Helms : « Mais en fin de compte, la seule personne qui pouvait donner l’ordre, c’était le Président des États-Unis. Lui seul pouvait décider. »
Eve Kendall : Nixon s’est enfoncé dans son fauteuil, a fermé les yeux quelques minutes, puis s’est levé et a dit : « Messieurs, vous avez moins de deux semaines pour tout mettre en place ».
Donald Rumsfeld : « C’était grandiose, une idée géniale. Un premier pas important, qui a demandé beaucoup d’efforts. »
Alexander Haig : « Pour Nixon, c’était une décision douloureuse à prendre. Mais je pense qu’il a eu raison. »
Henry Kissinger : « C’était le Président… Et il a eu le courage de le faire. »
Lawrence Eagleburger : « Il l’a décidé tout seul. La seule chose à faire d’ailleurs. »
Eve Kendall : « Puis il s’est approché de moi, a pris mon carnet et mes notes, les a déchirés en petits morceaux et a jeté le tout dans la corbeille. »
Henry Kissinger : « A aucun moment de ma vie, je n’aurais pu imaginer qu’une chose pareille soit possible. Même lorsque j’étais conseiller du président au NSC. Que cela ai pu, ne serait-ce qu’être envisagé, est une preuve supplémentaire de la puissance des États-Unis. »
Donald Rumsfeld : « Il fallait le faire, afin de montrer que nous étions encore les USA. Nous sommes sortis dans le jardin et le Président Nixon m’a dit : « J’ai besoin de vous pour tout mettre au point. » C’était incroyable. Nous avons cherché qui pourrait le faire, quand et comment. Il fallait trouver la personne idéale pour ce travail. Quelqu’un de compétent et que nous connaissions bien. Je lui ai dit : « Je ne vois qu’une personne ».
Voix off : C’est Donald Rumsfeld qui, le premier, avance le nom de Stanley Kubrick. Il faut que ce film soit parfait… [La voix off se substitue à Rumsfeld pour le dévoilement du nom, qui n’aurait pas été celui de Stanley Kubrick]
On voit bien à travers la retranscription de ce dialogue que le faux se glisse au milieu du vrai. On voit également que les éléments des interviews des véritables protagonistes de l’époque ne sont absolument pas signifiants. Ils n’apportent aucune information, mais simplement des bribes de phrases qui semblent soutenir la thèse avancée par la voix off et le personnage de Eve Kendall. Pris dans le rythme du montage, le spectateur n’y voit que du feu. Il perçoit des discours allant tous dans le même sens et interprète donc les informations qu’il reçoit comme une vérité partagée par les différents interviewés.
Karel est allé piocher dans des interviews qu’il a menées dans le cadre d’un documentaire sur les conseillers des présidents américains (Les Hommes de la Maison Blanche (2000) disponible sur Youtube). Plusieurs scandales y sont abordés, notamment celui du Watergate, un véritable complot et scandale d’État, permettant de mettre dans la bouche des conseillers de Nixon des assertions exceptionnelles mais en changeant leur contexte grâce à l’art du montage. Ainsi, le projet de surveillance et d’écoute du Watergate se transforme dans Opération Lune en projet de tournage du film montrant les astronautes sur la Lune. Ce procédé de décontextualisation de l’image et des interviews est utilisé tout au long du film et notre cerveau trouve facilement du sens à ce grand collage.
D’autres interviews sont bel et bien menées dans le cadre d’Opération Lune : Vernon Walters, ex-directeur de la CIA ; Christiane Kubrick la veuve de Stanley et Jan Arlan, son directeur de production ; Buzz Aldrin et sa femme Loïs ; le scientifique de la NASA, Farouk Elbaz ; l’astronaute et représentant de la NASA à Paris Jeffrey Hoffman ; et l’astronaute David Scott. L’astuce de Karel est ici de se présenter comme réalisateur d’un documentaire sur Apollo 11 et de tenter de faire dire aux témoins certains mots-clés afin de pouvoir les intégrer au montage plus facilement. Il pose donc de vagues questions sur 2001, l’Odyssée de l’espace et sur les théories du complot lunaire.
Autre élément, il est fait mention d’un objectif prêté à Kubrick par la Nasa pour le tournage de Barry Lyndon (1975). Cette anecdote est vraie, sauf que l’objectif (Carl Zeiss Planar 50mm f/0,7) n’est pas unique et que la Nasa ne l’a pas prêté pour s’assurer du silence du réalisateur.
Pour finir, un élément va nourrir et offrir une fin à Opération Lune. Le décès de Vernon Walters survint réellement quelque temps après l’interview de celui-ci par Karel. Cet événement fut utilisé dans le film pour démontrer que ceux qui parlent sont surveillés et en danger de mort (l’assassinat est bien sûr complètement sous-entendu). Il n’est, en outre, fait aucune mention des autres interviewés…
Les indices
Qui dit canular dit révélation de la tromperie. En effet, William Karel n’est pas un partisan de la « théorie » comme quoi les images d’Apollo 11 auraient été tournées en studio (on remarque d’ailleurs qu’ici – et que bien souvent – les autres missions Apollo ne sont pas citées). Il dissémine ainsi différents indices censés nous mettre sur la piste du mensonge. Cependant, la plupart nous échappent étant donné le rythme effréné du documentaire comme nous l’avons vu plus tôt.
Le film est construit « de manière à ce que le doute advienne progressivement, partant du vraisemblable – et même de la vérité – pour se clore en un crescendo d’invraisemblance et d’absurdité » (cf. Aurélie Ledoux). William Karel commence à semer des indices à partir de 10 minutes de film (bien après que notre confiance ait été acquise) : l’usage de feuille d’or sur le réacteur du Module lunaire pour montrer le luxe de la conquête spatiale (en réalité des protections thermiques), le pas de tir déplacé pour mettre la fusée en contre-jour (alors qu’il suffit de bouger la caméra), disparition de Michael Collins (mort en 2021, après la sortie du film), Neil Armstrong qui se retire dans un monastère (il continue en vérité ses activités à la NASA), etc. Ces informations, transmises par la voix off, sont appuyées par des images d’archives (ou fictionnelles) détournées semblant illustrer les propos tenus. Cependant, les discours en eux-mêmes devraient être assez aberrants pour nous interpeller.
Revenons sur la conversation au Pentagone déjà évoquée plus haut. Le montage de cette séquence est un exemple typique du travail de William Karel dans son documenteur. Traditionnellement, pour filmer une conversation avec plusieurs locuteurs, différents points de caméra sont adoptés (divers angles de caméra, plans serrés et plans larges…). Ils enrichissent la lisibilité de l’espace et permettent un échange fluide entre les différents intervenants à l’image pour le spectateur. Cependant, dans la séquence qui nous concerne (22min-28min), rien ne fonctionne correctement. Les arrière-plans de chaque personnage montré à l’écran sont disparates. Ils laissent entrevoir que ces individus ne sont pas rassemblés dans la même pièce. D’ailleurs, il n’y a pas de plan d’ensemble, de plan large ou l’on peut voir tout le monde réuni. Les jeux de regards entre les interviewés sont impossibles dans un même espace. On peut néanmoins considérer qu’un spectateur non habitué à détecter ces techniques de montage ne verra probablement pas la duperie.
Dans ce montage lunaire, Karel s’amuse ici à jouer sur quelques correspondances entre les dialogues et les images : l’un parle de boire et un autre boit effectivement, quelques-uns discutent de la langue qu’ils doivent utiliser, tous ont l’air de rire de bon cœur, certains insistent sur les informations sensibles qu’ils vont révéler. Il en profite d’ailleurs pour faire se chevaucher les images et les bandes-son d’autres interviews pour donner l’illusion que tout se passe dans la même pièce. Karel utilise ici des « chutes » (enregistrements inexploitables) des moments où la caméra tourne mais avant que la véritable interview ne commence.
Mais c’est vraiment par la suite que les indices du canular s’accumulent. Leur nombre fait qu’il devient assez difficile de tous les lister : la formation d’une unité d’élite par le blanchisseur de la maison blanche originaire de Saïgon, le cadavre d’un espion américain conservé chez un Vietnamien (très probablement un squelette réel conservé dans le cadre d’une tradition locale), les déchets de McDo partout dans le village, les espions parfaitement déguisés en Vietnamiens alors qu’un d’eux est noir, 150000 hommes pour chercher 4 fugitifs, etc. Avec du recul, ces informations paraissent incroyables, mais pris dans le rythme du montage et dans les révélations successivement sans cesse confirmées par les conseillers de Nixon, de nombreux spectateurs n’en voient pas la facticité.
Les morts des espions sont sans doute les indices les plus visibles. Karel y met clairement à jour l’absence de lien entre les images et les discours et insiste également sur la non-concordance des discours entre eux (double mort de Vince Brown) :
« Le preneur de son, Andy Rogers, est mort brûlé vif dans un accident de voiture » [Ambrose Chapel]
« Jim Gow, l’assistant, a été découvert noyé dans la piscine de sa propriété » [Ambrose Chapel]
« Vince Brown fut retrouvé en Patagonie, découpé en morceaux, ce qui n’empêcha pas la police de conclure à un suicide » [Ambrose Chapel]
« Vince Brown, le régisseur, a été retrouvé et abattu sur un ilôt désert des îles Kerguelen. La CIA avait poussé le cynisme jusqu’à filmer son élimination » [Voie off]
Le bouquet final de l’absurdité se situe dans une Yeshiva de Brooklyn où Bob Stein, le décorateur, s’est réfugié, protégé par le Rabbin Koenigsberg. Celui-ci nous apprend que Stein ne travaillait plus et pointait aux « Hassidiques »… Karel enfonce le clou en mettant un bêtisier en générique de fin soutenu par une musique très légère (Clarice de Vince Giordano & the Nighthawks, BO du film Ghost World). Il y intègre une dernière fois de fausses informations avec la citation des conseillers historiques : Yves Le Maner du Centre d’Histoire et de Mémoire du Nord Pas-de-Calais et Jacques Villain (probablement en référence au physicien).
Mais même dans ce bêtisier, Karel maintient une confusion sur les acteurs. En effet, au milieu des acteurs qui rient au fait de buter sur leur texte, on retrouve Alexander Haig affirmant « Non, c’est mauvais. Laissez-moi recommencer » et Lawrence Eagleburger dire : « Vous verrez quand vous serez plus âgé, que votre mémoire vous jouera des tours… » et rigoler. Pour le spectateur la confusion subsiste : qui est réellement acteur dans ce film ? A la toute fin, Henry Kissinger déclare : « Le plus drôle c’est que si vous me demandiez de recommencer, je le referais », on peut alors penser que c’est aussi un acteur ou que Karel nous révèle ici ces intentions… Tout du moins le réalisateur insiste ici pour nous dire qu’aucune image ne dit la vérité par elle-même. Si les faux peuvent paraître vrais, les vrais peuvent aussi paraître faux.
Un contexte de réception
Autorité de l’énonciateur
Il est important d’étudier le contexte de diffusion afin de comprendre la réception de ce film. L’adhésion du téléspectateur au message est notamment renforcée par le fait que le film est diffusé lors des Mercredis de l’Histoire d’Arte (une chaîne considérée comme très légitime par une grande part de la population), une case consacrée à des documentaires historiques rigoureux. C’est avant tout le format documentaire qui lui attribue le sérieux. Ainsi, l’adhésion du spectateur se fait beaucoup plus par le biais de la confiance habituelle faite aux médias plutôt que par une attitude critique envers ce qu’il voit.
Le documentaire, et plus particulièrement le documentaire historique, assoit sa légitimité et sa crédibilité sur le recours à des faits scientifiques, à des témoins d’époque ou à des images d’archives, autant d’éléments qui doivent attester de la vérité de ce qui nous est conté sans laisser de place au doute. Et si le documentaire se distingue du reportage, parce qu’il ne traite pas de l’actualité immédiate, parce que le regard du réalisateur diffère de celui du journaliste en donnant souvent une vision partielle et partiale des évènements, il n’en est pas moins factuel et tributaire du vrai, si bien que personne ne viendrait a priori mettre en doute son authenticité.
Delaunoy Elisa, p. 41.
La forme documentaire fait tomber le spectateur dans des biais d’autorité : autorité de l’énonciateur, autorité des témoins et autorité des images.
Autorité des témoins
Dans la forme il est quasiment impossible pour le téléspectateur de distinguer les vrais témoins des faux. Il n’y a aucune différence de traitement visible entre les deux.
Karel joue sur la position d’autorité, d’authenticité qui leur est immédiatement conférée pour leur faire dire les choses les plus incroyables. Leurs paroles sont cautionnées par le média et le médiateur qui les diffusent et elles cautionnent le film en retour.
Delaunoy Elisa, p. 59.
« L’authenticité » de ces témoignages est renforcée par la présence de l’image des témoins qui nous permet de « confirmer leur identité ». Ces discours auraient eu bien moins de force en voix off. La présence des images les rend crédibles.
Autorité de l’image
Le téléspectateur n’ayant pas reçu de formation historique ne peut remettre en question le sens des images d’archives dont le discours semble aller de soi. Ici, pour le spectateur, l’image d’archive appuie le discours ; elle est un élément de preuve de ce qui est dit. Elle renforce le discours qui lui-même renforce les images dans le cercle vicieux de la croyance.
Le mélange de témoins, voix off et images d’archives est une caractéristique du documentaire historique qui les articule en un double mouvement. Les paroles viennent authentifier les images et les images authentifient à leur tour le discours.
En commentant les images d’archives, en mettant un nom sur les personnes qu’on y voit, le commentaire et le récit des témoins les ancrent dans le réel plutôt que dans la fiction. Ces images sont à elles seules vides de sens, elles pourraient dire mille choses, c’est le discours qui oriente leur interprétation. Si l’on dit que l’image est polysémique, toujours en attente de texte, c’est parce c’est leur légende, le commentaire qui y est apposé, qui leur donne un sens et encourage une certaine lecture de ce que perçoivent nos sens. Ce phénomène fait que bien souvent, on leur donne une signification qu’elles n’ont pas en elles-mêmes.
Delaunoy Elisa, p. 61.
Le cercle infernal de la justification des discours
Cependant, comme toutes archives, elles devraient être contextualisées, authentifiées, discutées, etc. Malheureusement, trop souvent les documentaires (télévisés particulièrement) passent outre la méthodologie afin de faire de l’image d’archive une simple illustration du propos. Celui-ci peut donc être vrai ou faux, l’image n’en dira en fait absolument rien. C’est notamment des critiques qui ont été faites aux très populaires documentaires Apocalypse (cf. les critiques de Laurent Véray, de Lionel Richard et de Thierry Bonzon).
De plus, Opération Lune surfe sur une vague de méfiance envers les Américains augmentant de fait l’adhésion (Véronique Campion Vincent, La société parano, théories du complot, menaces et incertitudes, cité par Delaunoy Elisa).
Le malheur d’Opération Lune est que malgré les précautions prises par Arte lors de la première diffusion (suite à des projections tests qui révélaient que l’adhésion au film était plus forte que ce qui était envisagé), le film fut pris au sérieux par une part non négligeable de spectateurs. De plus, même si certains connaissaient le rôle parodique du documentaire, cela ne les a pas empêchés d’extraire des scènes de leur contexte sur internet afin de défendre les théories complotistes au grand dam de Karel. Bien sûr, il n’est rien indiqué d’autre que « documentaire Arte » (argument d’autorité), ni le titre, ni l’auteur…
Audience en 2002
4,3% de parts de marché et 2% de taux moyen
Audience en 2004
3,6% de parts de marché et 1,3% de taux moyen d’écoute
Médiamétrie cité par Delaunoy Elisa
Un outil de réflexion et d’éducation à l’esprit critique
Avec Opération Lune, William Karel remet en cause l’institution du documentaire télévisé. Comment peut-on croire ce qu’on nous raconte si un documentaire peut allègrement nous mentir sans qu’on s’en aperçoive ? Il nous fait prendre conscience que l’image n’est pas une preuve en soi et qu’elle peut être source des pires manipulations. Karel n’hésite d’ailleurs pas à dresser des liens avec les journaux télévisés (qu’il avait déjà critiqués dans Le journal commence à 20 heures en 1999) :
Si vous faites l’expérience de voir ces petits sujets d’une minute trente qui passent tous les soirs, les quinze sujets que vous voyez au journal télévisé. Si vous coupez le son, on ne sait même pas de quoi on parle, c’est des images mises bout à bout, moi ça me passionnait de voir ce qu’on pouvait faire croire, en changeant le commentaire vous racontiez exactement ce que vous vouliez.
William Karel, Conférence du CERIMES
Opération Lune nous rappelle que si les images en elles-mêmes ne peuvent pas mentir ce sont les discours et le sens qu’on leur donne qui peuvent être trompeurs ou mensongers. Le montage, par exemple, a recours à notre capacité de rationalisation. Si deux images se suivent, on leur donne alors un sens alors qu’il n’y a possiblement pas de liens réels entre ces deux images (précisons tout de même qu’on donne également un sens à une image isolée). Par le biais de primauté une première image peut par exemple modifier complètement la vision qu’on aura d’une seconde de par sa position. L’inverse est se fait également, c’est le principe même de ce qu’on appelle l’effet Koulechov 7.
Par exemple, la statue de la Liberté derrière le personnage de Jack Torrance est celle du pont de Grenelle à Paris et non de New York. Cependant, l’usage d’un plan aérien de la statue de New York en préambule et la transition en fondu enchaîné nous implante de fait l’idée que c’est bien celle-ci, malgré les problèmes de distance et d’échelle.
Plan 1 – New YorkFondu enchaînéPlan 2 – Pont de Grenelle
Le canular, comme il l’est souvent proposé dans les documenteurs, peut être par son aspect ludique et très réflexif un excellent outil de mise à distance et d’ouverture à la critique de l’image en général. Il a pour effet de nous dévoiler notre crédulité de manière innocente. Il nous interroge ici sur le rapport que nous entretenons avec le documentaire, la télévision, le cinéma et l’image en général. Si comme le dit François Jost, « Aucun apprentissage de l’image en termes de codes ne peut former à discerner la vérité du mensonge » on peut tout de même apprendre à porter un jugement sur ce qui nous est montré :
[…] ce qui peut, ce qui doit semer le doute dans l’esprit du téléspectateur, ce n’est donc pas la bonne ou la mauvaise utilisation des codes (à ce jeu-là ceux qui les utilisent chaque jour sont imbattables) mais les « inférences » comme disent les psychologues, à la fois sur les sujets présentés, leur contexte spatio-temporel, leur enchaînement, leur fonctionnement global. Comprendre une émission, c’est donc moins décrypter une vérité cachée que porter un jugement sur la possibilité matérielle de ce qui nous est montré. Or ces inférences sont très mal partagées car elles dépendent évidemment du savoir que nous avons, non seulement sur la réalité, mais aussi sur la fabrication de l’information. Elles dépendent aussi de notre capacité plus ou moins grande à garder la tête froide face à des évènements stupéfiants. (…) Il s’agit, comme dans le cas du docu-fiction, de faire perdre le cadre qui permet au téléspectateur de faire des inférences et d’éprouver leur validité, car il ne sait plus ce qui doit l’emporter, de la réalité ou de la fiction. (…) Aucune connaissance du langage de l’image ne peut lutter contre un tel procédé, car il s’en prend à ce qui fonde toute communication : la confiance en l’autre.
JOST François. La télévision du quotidien, entre réalité et fiction, p. 92 cité par Delaunoy Elisa, p. 89-90.
Bibliographie et sources
Sur Opération Lune
Delaunoy Elisa, « Le canular médiatique : une tromperie initiatique. Le docu-menteur Opération Lune ou la fabrication de l’illusion à la télévision », Mémoire de Master 2 Médias, information, communication, Spécialité Médias, langages, communication sous la direction de Frédéric Lambert, Université Panthéon-Assas Paris II, Institut Français de Presse, 18 juin 2008, 131 p.
Ledoux Aurélie, « La face cachée d’Opération Lune (William Karel, 2002) », dans Ledoux Aurélie et Zabunyan Dork (dir), Écrans, la preuve par l’image : nouvelles pratiques et enjeux contemporains, Classique Garnier, n° 18, 2022, pp. 71-84.
Dossier relu par : Jérémy Attard (Cortecs), Sohan Tricoire (Cortecs), Adeline Gillet (Cinétique), Jérôme Dubien (Cinétique) et Lokeye (Cinétique).
Notes
Found footage (littéralement « enregistrement trouvé » voire « images trouvées ») est un terme anglais qui désigne ici un sous-genre du cinéma fantastique, popularisé en 1999 par le film Le Projet Blair Witch. Ce sous-genre est en effet caractérisé par le supposé réemploi d’un film trouvé, lequel est en fait fictif. Ce type de mise en scène est également utilisé dans d’autres genres comme la comédie. (cf : https://fr.wikipedia.org/wiki/Found_footage)
Au niveau des revues, on trouve notamment les québécoises Séquences, Ciné-bulle, 24 images ainsi que la française Télérama (les autres revues ne semblent pas répertoriés sur Google Scholar). Au niveau des festivals on trouve le lyonnais « On vous ment ! » : https://onvousment.fr/ créé en 2016 ; mais également le québécois « Festival du documenteur de Abitibi-Témiscamingue » créé en 2004 : https://www.documenteur.com/
Bertin-Maghit Jean-Pierre, Les documenteurs des années noires: les documentaires de propagande, France 1940-1944, Paris, France, Nouveau monde, 2004, 286 p. (source de toutes les autres utilisations sauf que le terme « documenteur » n’apparaît quasiment pas dans l’ouvrage et n’est pas théorisé ce qui fait plus penser à une stratégie d’édition plutôt qu’à un véritable propos scientifique)
Cet ouvrage servira également d’inspiration à Peter Hyams pour son film Capricorn One (1978), à propos d’une fausse mission sur Mars.
« L’effet Koulechov est un biais cognitif de type mnésique (effet de récence, mémoire à court terme), mis en évidence par le théoricien et réalisateur soviétique Lev Koulechov à l’Institut supérieur cinématographique d’État, dont il était directeur, au cours d’une expérience menée en 1921 (ou 1922) auprès de ses étudiants. [Au cinéma,] l’effet Koulechov désigne la propension d’un plan à influer sur le sens du plan qui lui succède dans le montage, avec en retour l’influence de ce plan sur le sens du précédent, une « contamination sémantique » à double direction. » (Cf : https://fr.wikipedia.org/wiki/Effet_Koulechov)