Si vous suivez régulièrement les travaux du collectif, le rapport sur l’ostéopathie crânienne réalisé à la demande du Conseil national de l’ordre des masseurs-kinésithérapeutes (CNOMK) et les réponses portées aux réactions suivant sa parution ne vous auront pas échappés. Après un an de labeurs, nous venons tout juste de publier Reliability of Diagnosis and Clinical Efficacy of Cranial Osteopathy : A Systematic Review dans Plos One. Nous vous livrons ici le dessous des cartes, une illustration de plus des limites et des avantages du processus de publication scientifique actuel. Pour nous, accepter de se plier aux règles du jeu imposées n’a de sens qu’en les explicitant, pour que chacun puisse affiner son regard critique sur ce système.
Table of Contents
Première étape : affrontement de considérations éthiques et économiques – Le choix de la revue
Le choix de la revue ne s’est pas fait sans mal. En 2013, nous signalions notre boycott d’Elsevier1. Nous manifestions notre refus de publier chez des éditeurs qui privatisent et rendent lucrative la connaissance alors que celle-ci est souvent le fruit de l’argent public investit dans la formation et le financement des chercheur/ses. Seulement, les alternatives sont coûteuses et demandent de faire des concessions. Nous pouvions faire le choix de ne pas publier dans une revue avec relecture par les pairs, mais nous aurions alors perdu en qualité scientifique et en visibilité internationale. Une autre alternative est de publier dans une revue en accès libre avec relecture par les pairs. Cette option présente l’inconvénient de générer un coût financier substantiel pour une petite équipe comme la nôtre. C’est pourtant le choix que nous avons fait. La rétribution octroyée par le CNOMK au CorteX pour son rapport sur l’ostéopathie crânienne, que nous destinons au financement de stages de master 2, a ainsi été amputée des 1400 euros réclamés par Plos One. C’est semble-t-il le prix à payer pour garantir un accès libre et gratuit au compte-rendu d’un travail de recherche relu par les pairs.
Deuxième étape : le problème linguistique – La nécessité de recourir à un anglais « natif »
Une fois la revue choisie, une étape cruciale s’est présentée : celle de la traduction. La question ne se pose pas lorsque l’on souhaite publier dans une revue de bonne qualité scientifique dans le champ de la santé : il faut écrire en anglais, bien que nous le déplorons2. Nicolas Pinsault est le plus affûté d’entre nous avec la langue de Shakespeare et le vocabulaire scientifique, c’est donc lui qui a écrit l’essentiel de l’article. Nous avons ensuite tou-tes relu son manuscrit, puis nous l’avons soumis aux gracieuses relectures de nos ami-es Maguendra Codandamourty, Phillipe Prouvost, Catherine Wilcox et Edward Ando, qui ont respectivement vécu et travaillé dans un pays anglophone, enseigné l’anglais toute une carrière ou sont carrément anglophone de naissance. Qu’ils et elle en soient chaleureusement remercié-es. Assez confiant-es après toutes ces précautions, nous soumettons notre manuscrit à Plos One. Advient alors notre première déconvenue. Notre manuscrit ne passe même pas à l’étape de l’attribution d’un éditeur à cause de fautes de grammaire et de lisibilité globale du texte. Plos One nous suggère de nous tourner vers quelqu’un qui parle anglais de manière fluide, et si possible un natif. Aucune précision supplémentaire sur les passages concernés n’est amenée, ce qui nous a mis dans l’impossibilité de reprendre nous-même l’article. Notre ultime solution est alors de nous tourner vers une traductrice scientifique professionnelle, le Dr Alison Foote de l’Université Grenoble-Alpes, qui a accepté de modifier notre manuscrit dans des délais très courts imposés par la revue. À nouveau, notre cagnotte réservée initialement aux futurs stagiaires de Master se voit amputée de quelques centaines d’euros.
Après la correction d’éternelles coquilles et « vices de forme » dans les tableaux et figures, qui nous ont valu de perdre quelques cheveux – qui s’obstine à utiliser des logiciels sous licence libre comprendra, nous avions enfin un manuscrit linguistiquement acceptable pour Plos One.
Troisième étape : la relecture par les pairs − Intérêt réel du système de publication
À ce stade, plusieurs mois se sont déjà écoulés, alors que la qualité scientifique de notre manuscrit n’a pas encore été étudié. Qui plus est, alors que nous avons déjà passé tant d’heures à reprendre le contenu, Plos One nous informe que le processus est bloqué car la revue n’arrive pas à trouver un éditeur3. Heureusement, quelques semaines plus tard, nous recevons enfin un message nous informant que notre article a été attribué à un éditeur, le Dr. Fleckenstein. Il a confié la relecture à trois relecteurs/trices anonymes. Leurs retours nous imposent de reprendre l’article et d’y apporter des « révisions majeures ». Soit. Nous acceptons bien évidemment les critiques, certaines étant très pertinentes. Nous est demandé d’affiner l’analyse, de préciser la méthode et d’approfondir les discussions. Finalement, après avoir tenu compte des relectures, l’article est d’une qualité sans commune mesure avec le premier jet. Ceci nous conforte dans l’intérêt de se soumettre à la relecture par les pairs, car nous améliorerons ainsi la fiabilité de nos revues systématiques à venir – bien que nous ne remboursons pas notre dette de sommeil, tant s’accumulent de nouvelles heures de travail de fond, de forme et de traduction, l’exigence de l’anglais natif étant toujours là.
Quatrième étape : affrontement de considérations épistémologiques
Nous soumettons alors la nouvelle mouture une énième fois à Plos One. La réponse qui nous parvient quelques semaines plus tard nous laisse cette fois-ci complètement abasourdi-es : le manuscrit doit à nouveau subir une révision majeure. Alors que deux relecteurs/trices jugent nos modifications très adéquates et sont heureux de recommander la publication de l’article, le/la troisième relecteur/trice est « disagree with the approach of only highlighting the better quality studies », alors qu’il n’avait rien dit à ce sujet lors de sa première relecture. Autrement dit, le reproche que nous faisait ce relecteur était de ne pas accorder assez de place dans la discussion aux études de mauvaise facture méthodologique. Si cela peut s’avérer justifié s’il s’agit d’élaborer des conseils et recommandations aux futur-es chercheurs-ses pour concevoir de meilleures études (ce que nous avons déjà fait sur conseil d’un-e autre relecteur-trice), ce que nous demande le présent relecteur n’est ni plus ni moins que de considérer les mauvaises études comme des preuves : « The authors should strive to discuss all of the included studies in their paper. Otherwise, they put the spotlight on a subset of articles and do not report the totality of the evidence. » Nous sommes à ce stade tou-tes dépitées et l’envie de tout abandonner est bien là. Notre volonté de rigueur épistémologique et nos futurs projets nous motivent cependant à continuer – avec un soupçon d’escalade d’engagement.
Nous reprenons alors une énième fois le manuscrit en prenant en compte les quelques remarques de forme restantes. En revanche, nous refusons de modifier le manuscrit en fonction de la principale critique du troisième relecteur (ici). Nous avons argumenté ce point là. Le tout se fait toujours laborieusement en anglais, et repasse à chaque fois par la case traduction professionnelle.
Cette fois, enfin, nos efforts paient (notre cagnotte aussi), notre manuscrit est accepté et sera publié dans les semaines qui viennent.
Trois questions restent en suspens :
primo, où vont ces 1400 euros ? A quoi servent-ils, et à qui ?
Secundo, les structures sans financement comme la nôtre n’ont aucune chance de publier tant le processus est cher. Il y a une sorte de gentrification de la publication, qui de fait exclut les petits, les chercheurs de pays pauvres, les hors-grosses structures4.
Tertio, n’aurions-nous pas dû avec le même investissement écrire deux livres grand public bon marché, faire 25 conférences gratuites, ou encore faire des conférences de méthode critique dans des universités d’Afrique de l’Ouest ? C’est l’éternel dilemme moral de toute personne ou collectif qui souhaite avoir le meilleur impact sur son monde : sommes-nous sûrs de devoir faire ceci plutôt que cela ? Avant de nous lancer dans cette publication, nous avons fait sciemment certains paris stratégiques. Espérons que ceux-ci porteront leurs fruits car leur coût est, comme prévu, élevé.
Albin Guillaud, Nelly Darbois, Nicolas Pinsault et Richard Monvoisin.