Fatima Ouadah, professeure documentaliste dans un lycée de Trappes a développé un atelier d’éducation aux médias portant sur la thématique du lien entre utilisation d’un moteur de recherche d’images et risque de renforcement de certains types de stéréotypes. N’ayant rien sur cette thématique sur notre site, nous l’avons encouragée à partager son travail. Fatima a joué le jeu et nous l’en remercions. La description de sa séquence pédagogique est consultable ici. Puisse-t-il constituer une base pour quiconque souhaiterait construire un contenu d’enseignement sur le sujet.
Author: Albin Guillaud
La sophrologie Caycédienne, entre conte new age et pseudoscience
La sophrologie est un incontournable des techniques de bien-être et de développement personnel. Présentée (et vendue) comme une simple méthode, nous nous sommes interrogé·es sur son efficacité réelle, sur les piliers psychologiques sur lesquelles elle repose, et sur son substrat philosophique. À notre grande surprise, elle a rarement fait l’objet d’une analyse circonstanciée, aussi ébauchons-nous un chantier sceptique qui permettra de faire gagner du temps aux éventuels chercheur·e·s mais surtout apportera une touche contradictoire argumentée à ce que le marché cognitif du Web et des ouvrages de librairies vend et survend. À l’heure actuelle, il existe de multiples courants de sophrologie (la sophro-analyse, la sophrologie existentielle, la sophrologie dynamique, la sophro-substitution sensorielle, etc.1), chacun reprenant plus ou moins les fondements théoriques issus de la sophrologie Caycédienne. C’est la raison pour laquelle nous nous intéressons particulièrement à celle-ci, qui reste la base de tous les autres types de sophrologie existants. Et comme nous le verrons, à ce jour, ni la validité des fondements théoriques historiques de la sophrologie, ni son efficacité thérapeutique ne sont attestés.
Quels sont les fondements théoriques de la sophrologie Caycédienne ?
Selon Caycedo, fondateur de la sophrologie qui porte son nom, on peut considérer la sophrologie comme « une école scientifique » ayant pour base la « phénoménologie existentielle ». Elle permettrait de proposer une « étude nouvelle » de la conscience, en étant à la conquête des « valeurs » de l’existence et de l’être2.
Naissance et développement
Son fondateur, Alfonso Caycedo, est né en 1932 à Bogota, en Colombie, et décédé en 2017. Il devient médecin psychiatre puis professeur à la Faculté de Médecine de Madrid.
Voici l’histoire, qui mériterait une investigation plus poussée, présentée par différentes sources plus ou moins hagiographiques3 : constatant l’utilisation de techniques psychiatriques qui le révoltent, tels les électrochocs ou les comas insuliniques, il découvre l’hypnose (l’hypnose dite traditionnelle, au sens de Patrick-André Chéné4, directeur de l’Académie de sophrologie de Paris, et l’hypnose Ericksonnienne, de Milton Erickson) et l’introduit à l’hôpital où il travaille. Cependant, l’hypnose étant une technique connotée étrange ou mystique, pouvant faire peur ou être taxée de charlatanisme, Caycédo décide alors de créer un nouveau terme : la sophrologie. Ce terme, selon son fondateur, provient de trois racines grecques, sos (sérénité), phren (conscience), logos (étude). La sophrologie se définie alors comme l’étude de la « conscience en harmonie », laissant un flou conceptuel patent.
Il est dit que durant deux années, Caycedo et sa femme, qui pratiquent le yoga, vont voyager en Asie (Inde, Tibet et Japon). En Inde, ils auraient rencontré des moines tibétains pratiquant des exercices de « modification de conscience ». Caycedo se familiarise semble-t-il également avec le bouddhisme zen.
En 1968, Caycedo s’installe à Barcelone, en tant que professeur à l’école de psychiatrie de la Faculté de médecine de Barcelone, et c’est le point de départ de la distanciation entre la sophrologie et l’hypnose. Il crée le concept de relaxation dynamique, plus ou moins inspiré de techniques yogi et saupoudré de bouddhisme zen qu’il aurait découverts lors de son voyage en Asie. En 1992, afin de protéger la méthode originelle des copies et dérives, Caycedo dépose la marque de « Sophrologie Caycédienne » qui est considérée comme la « sophrologie dans sa forme authentique »5, selon l’Académie internationale de sophrologie Caycédienne (Sofrocay)6.
Un travail historique approfondi permettrait de vérifier, et de compléter cette biographie somme toute assez lisse.
Les grands principes
La phénoménologie existentielle
Selon les biographies disponibles, Caycedo aurait été passionné par la « phénoménologie existentielle ». Il n’existe pas à proprement parler de définition claire et consensuelle de ce concept, hormis celle de méthode technique de « recherche de la Conscience » (la majuscule étant de Chéné). Nous avons eu du mal à trouver une référence « fiable », qui ne soit pas de l’ordre du forum ou de la référence « sauvage » du ou de la sophrologue indépendant·e qui en délivre sa propre définition.
Bouchard, en 1990, tente une définition indirecte : en phénoménologie existentielle « le principal de l’activité clinique consiste à cultiver l’émergence d’expériences de contact » (la respiration pouvant être par exemple considérée comme une fonction de contact par la rencontre entre les poumons et l’air). Dans le cadre de cette approche, un inconscient de type freudien est postulé, mais avec lequel il n’existerait pas de séparation nette d’avec le conscient7.
La « phénoménologie existentielle » serait issue de la phénoménologie husserlienne, méthode philosophique proposée par le philosophe allemand Edmund Husserl (1859-1938) pour étudier la conscience89. Cette méthodologie « dérivée » va semble-t-il aider Caycedo à « étudier la conscience humaine en utilisant des attitudes phénoménologiques telles que la « suspension de jugement » ou « l’épochè » (ἐποχή), qui consiste à laisser venir les « phénomènes » qui apparaissent durant la séance sans les juger, les comparer ou les interpréter »10. Précisons que la notion d’épochè, est une notion classique chez les philosophes sceptiques grecs antiques (notion proche du bonheur extatique).
La sophronisation et la relaxation dynamique Caycédienne
Aujourd’hui, la sophrologie Caycédienne propose deux types d’exercices centraux : la sophronisation et la relaxation dynamique.
Selon Caycedo, la conscience peut se trouver dans quatre états : la veille, puis le niveau sophro-liminal (sorte d’état intermédiaire), le sommeil et le coma. Paradoxalement, ce découpage n’est pas scientifique, et fait fi des travaux de Jouvet en 195911 et autres, pourtant fameux (sommeil paradoxal, lent léger, lent profond, phases hypnagogique et hypnopompique, etc.).
Le premier apprentissage est donc d’apprendre la sophronisation, c’est-à-dire à se placer dans cet état intermédiaire de conscience, pour arriver ensuite au contrôle de celui-ci. Cette technique est notamment inspirée de l’hypnose ericksonienne. Le but est « d’accéder à la libération de la conscience [des humains] à travers la double tridimensionnalité spatio-temporelle de ses techniques (…), d’embrasser la notion de totalité dans une liberté responsable de laquelle les valeurs fondamentales se dégagent de chaque être » (p.114)12.
La Relaxation Dynamique Caycédienne (RDC) permettrait de conduire au « développement de la perception de notre corps, de notre esprit, de nos états émotionnels et des valeurs qui nous sont propres »13. Le premier cycle de RDC, qui est le plus souvent effectué avec les patient·e·s, est constitué de 4 degrés :
- Degré de la concentration : découverte des sensations et du schéma corporel (inspiré des différentes écoles de yoga comme le Raja-Yoga et le Nada yoga) ;
- Degré contemplatif : contemplation du corps limité et de l’illimité de la conscience (inspiré du bouddhisme traditionnel tibétain)14. Les exercices sont principalement centrés autour de l’apprentissage de techniques de relaxation. Ici, les exercices sont des techniques méditatives ;
- Degré méditatif : intégration corps-esprit (inspiré du zen Japonais) ;
- Présence des valeurs (ajouté dans les années 1990 à la RDC) : renforcement des valeurs fondamentales de l’être humain (l’individualité ou la liberté, la « groupéité » (amis, famille, êtres chers), la société, l’humanité, l’universalité, l’éternité, la divinité15).
On remarque au passage que dès ce premier cycle, on perçoit que la démarche n’est pas laïque, mais déiste, avec un syncrétisme assez classique de ce qu’on appellera par la suite dans la littérature spécialisée le courant New Age16. Progressivement, la sophrologie se voit ajouter des cycles avec chacun des degrés supplémentaires.
Le deuxième cycle aiderait à prendre conscience de la « phylogenèse » (histoire évolutive de l’espèce) et de l’« ontogenèse » (développement d’un individu depuis la fécondation jusqu’à sa forme adulte) en tant que phénomènes caractéristiques de l’histoire de l’évolution de la conscience humaine. Un bien vaste programme qui devrait laisser perplexe qui sait à quoi se rapportent scientifiquement ces termes en biologie de l’évolution17.
Le troisième cycle permettrait de renforcer la présence et l’expérience des valeurs existentielles comme la liberté, la « tridimensionnalité » (prise de conscience du passé, du présent et du futur), la responsabilité et la dignité de l’être humain18.
Les effets prétendus de la Relaxation Dynamique Caycédienne
Selon Patrick-André Chené, considéré comme un auteur incontournable puisque son livre est considéré comme l’ouvrage de référence des sophrologues notamment au cours de la formation de Sophrologie Caycédienne en Andorre, l’étendue de ce que permet la pratique de la RDC est large :
« Une réconciliation du sujet avec le corps, une prophylaxie du déséquilibre psychosomatique, un traitement de la pathologie psychosomatique, un rétablissement de l’équilibre psychique, un amortissement de la résonance émotionnelle, une mise au repos de l’organisme, une amélioration de la concentration et de la mémoire, un contrôle de la douleur, une amélioration du sommeil, une autocritique et maîtrise de soi, une amélioration des rapports humains, une diminution importante de l’agressivité, une amélioration de l’adaptation de l’homme à son environnement, une discipline personnelle d’amélioration des potentiels personnels, une découverte, conquête et intégration des nouvelles valeurs de l’être, d’une conscience supérieure, la Conscience Sophronique, une nouvelle Quotidienneté (sic!) fondée sur une démarche existentielle libre et responsable. »19.
Selon lui, les champs d’application seraient alors particulièrement vastes du fait que les techniques peuvent être appliquées à la plupart des domaines de l’activité humaine et « qu’elles s’élargiront encore dans un proche avenir »20.
L’obtention du diplôme du sophrologue
Au jour de la rédaction de ce travail, début 2018, ce métier n’est pas réglementé et son exercice est libre en France, tout comme en Belgique par exemple. En effet, il est considéré comme étant « accessible sans diplôme particulier » avec une facilitation d’accès par « des formations spécifiques (médecines naturelles, alternatives ou complémentaires et traditionnelles, conseil et information en phytothérapie, naturopathie, …) selon la fiche Rome K1103 de Pôle Emploi21 datant d’octobre 2017. Cela signifie qu’un·e sophrologue n’est pas un·e soignant·e, et ne peut légalement procéder à aucun acte médical (diagnostic, traitement médical ou prescription de médicaments). Certaines formations bénéficient d’une prise en charge au titre de la formation professionnelle et de la validation des acquis et de l’expérience (VAE).
Il est actuellement possible d’obtenir un « master » en Sophrologie Caycédienne, exclusivement au siège européen de la Fondation Alfonso Caycedo en Andorre 22, ce titre étant considéré par l’Académie internationale de Sophrologie Caycédienne comme le seul permettant l’exercice de la Sophrologie Caycédienne. Il est impossible d’obtenir un tel diplôme en France car depuis juillet 2013, l’article L731-14 du code de l’Enseignement Supérieur indique que les établissements d’enseignement supérieur privés ne peuvent décerner des certificats portant le titre de baccalauréat, licence, master, doctorat, sous peine d’usurpation de diplôme et de 30 000 euros d’amende23. De ce fait, les intitulés de formation utilisant le nom de master sont interdits en France. Il existe des diplômes universitaires (D.U.) comme à l’Université de Lille 2 (D.U. de sophrologie) et à l’Université de Saint-Étienne (D.U. synthèse des techniques de relaxation et sophrologie). En France, quatre organismes privés délivrent le titre et 28 écoles préparent au titre RNCP (Répertoire national de la certification professionnelle) de sophrologue24. Dans le monde il existe 47 écoles privées de Sophrologie Caycédienne selon le site de l’Académie Internationale de Sophrologie Caycédienne (dont plus de la moitié sont en France).
En 2001, le rapport de la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (MIVILUDES) indique :
« La sophrologie est source de nombreuses interrogations. On se bornera à constater que maintes offres de formation créent la confusion en proposant des titres tels que « sophrologue clinicien », « sophrologue de l’éducation et de la prévention » Ces appellations s’inspirent du titre de psychologue, titre dont la loi n° 85-772 du 25 juillet 1985 fixe l’usage, et qui peut être accompagné ou non d’un qualificatif, le plus souvent « psychologue clinicien », des notions d’éducation à la santé, et de prévention sanitaire. Or, les titres de « sophrologue clinicien », de « sophrologue de l’éducation et de la prévention » ne sont ni homologués ni reconnus. »25.
Critiques des fondements théoriques de la sophrologie Caycédienne
La sophrologie Caycédienne et son rapport à la science
La Sophrologie Caycédienne se définit comme une école scientifique qui étudie la conscience. Concernant l’aspect scientifique, Chené indique :
« Les nombreuses expérimentations et travaux scientifiques des sophrologues de tous les continents depuis plus de 35 ans ont validé les postulats de recherche du début de la Sophrologie. (…) La Sophrologie [qui] s’impose aujourd’hui comme science phénoménologique (…) »26.
« La méthodologie est la grande force de la Sophrologie Caycédienne. Elle comporte à la fois la thérapie et la recherche »27.
« De nombreuses études scientifiques, électroencéphalographiques et physiologiques, pharmacologiques et chimique, psychologiques et cliniques ont confirmé la validité du concept de l’Éventail de la Conscience comme base de travail de la Sophrologie »28.
Cependant, aucune de ces études n’est référencée par Chené. Tout au long de son ouvrage celui-ci ne fera aucune référence à des études scientifiques validées par des revues scientifiques à comité de lecture par les pairs. Les rares références ne concernent que les travaux de Caycedo.
Dans son livre, Chené explique que face à la critique d’un sophrologue (il ne nous donne cependant pas plus d’informations sur l’auteur de la question) qui demandait à ce que le terme « conscience » soit moins utilisé (il n’y a pas plus de précision dans le livre), car peu reconnu scientifiquement, voici ce que Caycedo répondit :
« Un bon professeur a un certain espace, maintient une rigueur, une éthique médicale ; la psychiatrie elle-même est devenue une « cachetologie », elle n’arrive pas à être phénoménologique, ce qui serait plus rapide pour l’évolution des consciences. Même la psychothérapie est limogée, une période d’animalisation de notre espèce s’annonce : on enlève la conscience, c’est l’animalisation, la médecine vétérinaire »29.
On remarque que Caycedo, au lieu de répondre sur le plan de la scientificité, mobilise un jargon de type pseudoscientifique, et joue sur le registre de la peur face à une aliénation, une « animalisation » prochaine de l’Humain, incluant de fait la critique du sophrologue dans ce processus menaçant.
Caycedo a cependant peu écrit en français. La plupart de ses écrits sont rédigés en anglais ou en espagnol entre les années 1961 et 1979 (sept publications en espagnol, trois publications en anglais et une en français). Sa dernière publication datant de 1995 a été écrite en français30. C’est Raymond Abrezol (1931-2010), dentiste formé au courant psychanalytique jungien et à la médecine traditionnelle chinoise31 qui diffuse la sophrologie en France et en Suisse. Il devient responsable de la Sophrologie Clinique en Suisse et de l’enseignement de cette discipline. En 1986, Abrezol rédige un livre intitulé Sophrologie et évolution : demain l’Homme, dans lequel il explique que l’humanité, décadente, est vouée à sa perte et qu’il est nécessaire de stimuler l’hémisphère cérébral droit, siège de l’intuition, afin de retrouver son identité propre. Il reprend ainsi les grands classiques, malheureusement faux, de latéralisation artificielle gauche/droite, rationnel/intuitif du cerveau humain (Grinder, etc.32). Les propos d’Abrezol, d’apparence scientifique, ne sont cependant pas appuyés sur des recherches scientifiques référencées, ni sur des descriptions de ces méthodes qui permettraient alors de tester les effets de la stimulation de l’hémisphère droit.
Le rapport entre la sophrologie Caycédienne et le spiritualisme
Une dimension ouvertement spiritualiste est utilisée par Abrezol lorsqu’il aborde notamment le thème de l’enfance, introduisant ainsi le concept syncrétique de « grands Maîtres » hérité du courant théosophique de Helena Blavatsky et du colonel Henry S. Olcott et qu’on retrouvera par la suite chez les Antroposophes autour de Rudolf Steiner.
« La conception ne doit pas être considérée sur le plan scientifique, mais selon le fruit de l’expérience des grands Maîtres ; elle n’a aucun rapport avec la raison (le carré). Nous abordons ici son côté spirituel, métaphysique (le cercle). Sur le plan de la structure de l’Homme, ce qui provient du cercle est inexprimable par le langage articulé que seul peut énoncer le carré »33.
Il se rapproche également de Omraam Mikhaël Aïvanhov (créateur de la Fraternité Blanche Universelle, considérée comme mouvement sectaire de 500 à 2000 adeptes34). Les enseignements d’Aïvanhov, couplés à la sophrologie, pourraient, selon Abrezol, permettre de créer un Homme nouveau :
« Cet homme sera capable de se défendre contre les fantastiques pressions déséquilibrantes de notre société et il pourra devenir la base d’une société nouvelle où régneraient la paix et l’harmonie entre les hommes. Peut-être s’agit-il de ce célèbre Âge d’Or annoncé par les grands maîtres ? »35.
Alors qu’initialement, la Relaxation Dynamique Caycédienne ne comportait que trois degrés, Caycedo « approfondit » de plus en plus son étude de la conscience en ajoutant davantage de néologismes, qui rendent les terminologies de plus en plus complexes pour les profanes. On peut par exemple citer l’ajout dans les degrés les plus avancés de l’utilisation de techniques de vibrations sonores, de nouvelles énergies (nommées Omicron, Ompsilon ou Epsilon) et de nouveaux niveaux de conscience (la Conscience Phronique). Ces ajouts de la part de Caycedo font fi des travaux scientifiques dans le domaine et rendent l’approche de la sophrologie Caycédienne plutôt opaque, même pour des professionnel·le·s de la santé mentale. Deux sophrologues rencontrés lors de l’enquête de Mahric & Besnier indiquent que « dans les plus hauts degrés, la spiritualité est clairement présente. »36. La « divinité » est effectivement une valeur présente dans les valeurs fondamentales explorées dans le degré 4 du niveau 1 de RDC. Chené cite Caycedo qui indique que la méditation est « une tentative d’atteindre la divinité par le développement de la conscience »37.
Chené indique, par exemple, que le quatrième degré correspond à la « marche vers la lumière » de la Conscience Sophronique, ce qui nous investirait d’une mission qui est celle « d’aider [nos] semblables à se libérer et à franchir le seuil de la caverne vers la lumière »38. Par ailleurs, il compare par exemple les systèmes et lieux du corps théorisés en Sophrologie Caycédienne avec les Chakras39.
Ainsi, on remarque que l’on s’éloigne de l’« approche résolument médicale et scientifique » prônée par l’Académie Internationale de Sophrologie Caycédienne. Cependant, la validité du corpus théorique d’une pratique thérapeutique donnée n’implique pas nécessairement son inefficacité. Qu’en est-il alors de l’efficacité de cette méthode ? Procédons à une recension des publications scientifiques sur la question.
Efficacité thérapeutique de la Sophrologie Caycédienne
Une recherche (datée d’août 2017) du terme « sophrology » sur PubMed (base de données médicale), Pascal, Francis, PsycARTICLES, PsycINFO, Psychology and Behavioral Sciences Collection, Library, Information Science & Technology Abstracts (bases de données en sciences humaines) donne 168 références. Alors que sont référencées 14 032 pour « hypnosis » et 1 199 pour « autogenic training ». On constate donc que très peu d’études ont été publiées concernant la sophrologie, en comparaison avec l’hypnose ou le training autogène (qui sont deux techniques thérapeutiques qui s’apparentent peu ou prou à la sophrologie).
Sur ces 168 références, la plupart des protocoles mis en place sont des études de cas (ne permettant pas la généralisation des résultats obtenus) et rares sont les études qui utilisent un groupe contrôle, pourtant indispensable à l’évaluation de l’efficacité spécifique d’une pratique thérapeutique quelconque40. Au total, deux études seulement répondent à ce critère. Malheureusement, ces études présentent un biais méthodologique important (manquement quant aux procédures d’aveuglement41). En outre, les deux publications ne rapportent pas quantité d’informations essentielles pour juger de la présence ou non d’autres biais. Ainsi, ces études ne peuvent servir de preuves en faveur de l’efficacité ni de la sophrologie Caycédienne, ni de la sophrologie tout court.
- Un article français de Constantin et al. (2009)42 rapporte une étude randomisée et contrôlée dans laquelle a été étudié l’effet de la sophrologie sur 28 patient·e·s atteints d’insuffisance respiratoire en service de réanimation, et dont la prise en charge incluait l’utilisation d’un appareil de ventilation non invasive. Dans le groupe expérimental, une séance de sophrologie d’une durée de 30’ est réalisée par une infirmière. Dans le groupe contrôle, la prise en charge a consisté en un accompagnement standard de 30’ effectué par la même infirmière que dans le groupe expérimental. Les résultats montrent une diminution significative de la fréquence cardiaque, de la pression artérielle systolique, de la fréquence respiratoire et de la sensation de gêne et d’inconfort respiratoire (qui est le critère de jugement principal) pour les patient·e·s du groupe sophrologie.
Pour différentes raisons, cette publication est de qualité médiocre et l’étude qui y est décrite présente vraisemblablement des biais majeurs. Parmi ces raisons, nous retiendrons43 : 1) la procédure de randomisation n’est pas mentionnée ; 2) il n’est pas indiqué si une allocation cachée des traitements a été réalisée ; 3) outre la possibilité de mettre en place un double aveugle ou un simple aveugle strict pour ce genre d’étude, ce qui implique une rigueur sans faille sur les autres aspects méthodologiques, rien n’a été fait pour tendre vers un simple aveugle (le simple fait que la même infirmière réalise la prise en charge des deux groupes en est un indicateur décisif) ; 4) la procédure de traitement des données manquantes n’est pas mentionnée (or trois patient·e·s ont été exclus).
Ainsi, il n’est pas possible de considérer cette étude comme une preuve de l’efficacité de la sophrologie.
- Un article de Tejedor et al.44 (2015), étudie les effets de la kinésithérapie (physiotherapy) soit isolément, soit associée à la sophrologie, soit à des techniques cognitivo-comportementales (TCC) dans le traitement des lombalgies. Trois groupes d’une vingtaine de sujets sont constitués. 10 séances de 45 à 60 minutes sont proposées dans les deux groupes. Le groupe contrôle est composé de patient·e·s sur liste d’attente. Des questionnaires sur la qualité de vie, l’anxiété, la dépression, la perception de la douleur et la sensation d’invalidité sont effectués au début de l’intervention puis à 6 mois. La qualité de vie est le critère de jugement principal. Les auteurs concluent qu’il n’y a pas de différences significatives entre les groupes pour l’ensemble des paramètres.
Ici encore, la publication est de piètre qualité et l’étude rapportée présente un risque de biais élevé : procédure de randomisation non décrite, allocation cachée des traitements vraisemblablement absente, aucune mesure décrite pour tendre vers du simple aveugle, absence de diagramme de flux, procédure de traitement des données manquantes non mentionnée, etc.
Comme pour l’étude précédente, ce travail ne peut être considéré comme une preuve en faveur ou en défaveur de l’efficacité de la sophrologie.
Finalement, il n’existe donc aujourd’hui aucune étude méthodologiquement rigoureuse qui démontre l’efficacité ou l’absence d’efficacité propre de la sophrologie.
Pour autant, la sophrologie présente une certaine popularité en France et dans les institutions. Selon l’enquête menée sur 80 sophrologues par l’Observatoire national de sophrologie, en 2011, environ 67% des sophrologues interrogés exercent ce métier depuis moins de 5 ans. On constate l’engouement pour le métier de sophrologue ces dernières années45. Dans le rapport de mai 2012 sur les médecines « complémentaires » à l’Assistance Publique – Hôpitaux de Paris46, la sophrologie fait partie des méthodes pratiquées par des personnels infirmiers ou des psychologues en tant que « médecine » complémentaire dans le traitement de la douleur chronique. On la retrouve au sein de nombreuses institutions (hôpitaux, écoles, etc.) mais également dans plusieurs cabinets en fonctionnement libéral.
Face aux questionnements de certaines personnes politiques concernant la non-reconnaissance de la formation des sophrologues, le ministre de la Santé et de la Protection sociale de l’époque répond47 :
« Par ailleurs, avant de reconnaître les bienfaits d’une thérapie, il est indispensable de définir les pathologies auxquelles celle-ci s’adresse et d’en apprécier l’efficacité. En effet, l’article 39 du code de déontologie médicale précise que « les médecins ne peuvent proposer aux malades ou à leur entourage comme salutaire et sans danger un remède ou un procédé illusoire ou insuffisamment éprouvé. Toute pratique de charlatanisme est interdite ». À ce jour, aucune étude sérieuse n’ayant été réalisée dans ce sens sur la sophrologie, cette activité ne saurait être considérée comme une méthode thérapeutique à promouvoir. »
En conclusion
Selon l’Académie internationale de Sophrologie Caycédienne et Patrick-André Chené (rappelons que c’est un auteur incontournable dont l’ouvrage est considéré comme la référence sur lequel se base la formation de sophrologie Caycédienne en Andorre) la Sophrologie Caycédienne ne se considère pas comme une technique de relaxation ou comme une thérapie mais comme une discipline de développement de la conscience. Selon Chené, son domaine d’application s’étend sur de vastes domaines comme par exemple le « traitement de la pathologie psychosomatique » ou un « rétablissement de l’équilibre psychique ». Cependant, l’étude des articles référencés sur les bases de données des sciences humaines, ne permet pas de conclure quant à l’efficacité de la sophrologie pour des affections spécifiques.
La Sophrologie Caycédienne n’est pas le seul courant « sophrologique », bien que se défendant comme étant la sophrologie authentique. D’autres courants se sont formés par la suite comme la sophro-analyse, la sophrologie existentielle, la sophrologie dynamique ou la sophro-substitution sensorielle. Chaque méthode utilise ses propres principes afin d’aider le·la patient·e, et ce avec des fondements théoriques peu étayés voire douteux, et une efficacité non prouvée.
Un formateur en Sophrologie, après avoir formé 5 755 professionnel·le·s à la sophrologie (dont seulement 17% la réutilisent dans leur pratique) au cours d’une formation de 20 heures qui présente les principaux aspects théoriques et pratiques, met en garde face à l’omnipotence qu’il a observé chez certain·e·s professionnel·le·s. Selon lui, certain·s se considéreraient comme doté·es d’un pouvoir permettant de mettre les client·es dans un état modifié de conscience (EMC, ou ECM, chers à la parapsychologie moderne)48.
Tout un·e chacun·e, sans formation préalable à la santé mentale notamment, peut devenir sophrologue en suivant la formation dispensée dans les diverses écoles. Bien que la plupart des sophrologues partent certainement d’une bonne intention, celle d’aider la personne à aller mieux, à mieux se connaître, à mieux gérer leur stress, etc., les pratiques utilisées par les sophrologues posent question quant à leur efficacité et leurs fondements théoriques (plus adossés à la mystique et la spiritualité qu’aux résultats scientifiques). Il semble possible que certain·e·s professionnel·le·s puissent intentionnellement ou non s’appuyer sur la sophrologie pour manipuler les populations les plus fragiles, leur promettant une guérison miraculeuse, que les autres professionnels de santé n’ont pas pu ou su faire.
Il convient par ailleurs de rappeler, qu’au cours de leur formation pour devenir sophrologue caycédien49, les sophrologues ne suivent pas de cursus en psychologie et/ou psychopathologie. À moins que leur formation ne soit dans ce domaine, ils et elles n’ont pas appris les précautions à prendre en fonction des pathologies mentales que pourraient présenter certain·e·s patient·e·s en demande d’aide. Selon l’Académie Internationale de Sophrologie Caycédienne, il n’existe pas de contre-indication à la sophrologie et elle peut être utilisée par toute personne en pleine possession de ses facultés. La responsabilité incombe donc aux sophrologues de considérer si une personne est en « pleine possession de ses facultés » ou non, si l’on se réfère à l’Académie Internationale de Sophrologie Caycédienne. Cependant, il est peu recommandé de pratiquer une quelconque forme de méditation ou de relaxation avec des patient·e·s particulièrement anxieux·ses (certains exercices de méditation risquant d’entraîner une crise d’angoisse importante), ou qui seraient à risque d’entrer en phase de décompensation psychotique, de dissociation ou de vivre un épisode délirant ; les patient·e·s avec un trouble de la personnalité de type borderline (ou état limite) seraient également à risque50. Sur des patient·e·s ayant été hospitalisés à la suite d’un épisode délirant, les exercices de méditation de type mindfulness (méditation pleine conscience), effectués avec deux thérapeutes, ne durent pas plus de 15 minutes afin justement d’éviter que les patient·e·s expérimentent d’intenses symptômes délirants51. Un·e sophrologue non averti·e pourrait causer des dommages à ses patient·e·s s’il ne décèle pas cela en utilisant certaines techniques enseignées par la sophrologie Caycédienne.
Cet article, dans sa version épurée, est disponible ici, ainsi que dans le numéro 323 de Science & Pseudo-Sciences, à commander sur www.afis.org.
Gwladys Demazure, Albin Guillaud, Richard Monvoisin
Publication sur l'ostéopathie viscérale dans BMC Complementary and Alternative Medicine
Depuis plusieurs années, nous analysons de manière approfondie l’historique, les fondements physio-pathologiques, les outils diagnostics et l’efficacité spécifique de diverses thérapies ou méthodes, pratiquées notamment par les kinésithérapeutes : fasciathérapie méthode Danis Bois, biokinergie ou encore ostéopathie crânienne. En décembre 2016, nous vous annoncions notre publication, non sans encombre, d’une partie de nos travaux sur l’ostéopathie crânienne dans Plos One. Nous nous sommes à nouveau soumis·es au processus de relecture par les pairs pour publication dans une revue scientifique indexée. Cet article porte cette fois sur l’ostéopathie viscérale. Se trouve ci-dessous la référence de la publication (en accès libre), son résumé, ainsi qu’une petite note à l’intention de nos lectrices et lecteurs qui attendent avec impatience la mise à disposition de notre rapport complet sur l’ostéopathie viscérale.
Référence de l’article
Albin Guillaud, Nelly Darbois, Richard Monvoisin, Nicolas Pinsault. Reliability of diagnosis and clinical efficacy of visceral osteopathy: a systematic review. BMC Complementary and Alternative Medicine. 2018 18:65
Lire ou télécharger la publication en PDF ici.
Résumé (en anglo-américain)
Il est possible d’utiliser Deep-L pour traduire ce texte.
Background
In 2010, the World Health Organization published benchmarks for training in osteopathy in which osteopathic visceral techniques are included. The purpose of this study was to identify and critically appraise the scientific literature concerning the reliability of diagnosis and the clinical efficacy of techniques used in visceral osteopathy.
Methods
Databases MEDLINE, OSTMED.DR, the Cochrane Library, Osteopathic Research Web, Google Scholar, Journal of American Osteopathic Association (JAOA) website, International Journal of Osteopathic Medicine (IJOM) website, and the catalog of Académie d’ostéopathie de France website were searched through December 2017. Only inter-rater reliability studies including at least two raters or the intra-rater reliability studies including at least two assessments by the same rater were included. For efficacy studies, only randomized-controlled-trials (RCT) or crossover studies on unhealthy subjects (any condition, duration and outcome) were included. Risk of bias was determined using a modified version of the quality appraisal tool for studies of diagnostic reliability (QAREL) in reliability studies. For the efficacy studies, the Cochrane risk of bias tool was used to assess their methodological design. Two authors performed data extraction and analysis.
Results
Eight reliability studies and six efficacy studies were included. The analysis of reliability studies shows that the diagnostic techniques used in visceral osteopathy are unreliable. Regarding efficacy studies, the least biased study shows no significant difference for the main outcome. The main risks of bias found in the included studies were due to the absence of blinding of the examiners, an unsuitable statistical method or an absence of primary study outcome.
Conclusions
The results of the systematic review lead us to conclude that well-conducted and sound evidence on the reliability and the efficacy of techniques in visceral osteopathy is absent.
Plus d’informations
Cet article est tiré d’un rapport que nous avons réalisé à la demande du Conseil national de l’ordre des masseurs-kinésithérapeutes (CNOMK). En plus du contenu de la publication dans BMC Complementary and Alternative Medicine, sont présentés dans ce rapport les résultats d’une enquête exhaustive sur l’histoire de l’ostéopathie viscérale, la description précise de ses fondements théoriques, et l’analyse de la validité scientifique de ces mêmes fondements1. Ce rapport est élaboré à partir d’une méthodologie similaire à celle employée dans le rapport sur l’ostéopathie crânienne, mais améliorée par notre expérience, nos erreurs et l’aide des outils de la collaboration Cochrane en constante évolution. Nous avons terminé et rendu le rapport au CNOMK en octobre 2016. Ce travail n’a pas encore été rendu public.
Séquence pédagogique : mobiliser la raison sur des questions d'éthique – l'extension au numérique du délit d'entrave à l'IVG
Il y a quelques années, le CorteX animait sur les campus montpelliérains et grenoblois des « Midis critiques », occasions de débattre sur des sujets à forte dimension morale (voir par exemple ici). Nous continuons aujourd’hui à mobiliser la pensée critique pour décortiquer des problèmes moraux, au sein notamment de notre stage pour doctorant·e·s « De l’éthique à l’université » ou dans le cadre de l’Unité d’enseignement de sciences humaines à l’Institut de formation en kinésithérapie de Grenoble. Nous explicitons ici notre démarche par le biais d’une thématique ayant fait l’actualité du début de l’année 2017 en France : l’extension du délit d’entrave à l’intervention volontaire de grossesse (IVG).
Table des matières
Partie I – Ressources méthodologiques
Nous présentons en introduction de notre séquence pédagogique ce qui nous semble être le B.A.-BA de l’analyse argumentaire en nous inspirant (avec des adaptations) de l’excellent ouvrage de Michel Dufour, Argumenter – Cours de logique informelle de 2008 chez Armand-Colin. Il est malheureusement très difficile de rendre parfaitement justice à cet ouvrage car le propos, très clair et complet, peut difficilement souffrir de coupes sans être détérioré. Cependant, comme il n’est pas possible pédagogiquement de restituer tout cela sans faire un cours d’au moins trois heures, nous avons tenté d’en extraire la substance moelle pour l’utiliser avec des étudiant·es. Nous ne pouvons que vous recommander d’aller lire cet ouvrage pour approfondir. N’hésitez pas à nous faire partager une séquence pédagogique conduite différemment sur ce même thème.
1) Anatomie d’un argument
Quiconque souhaite défendre une idée, une thèse, une affirmation, doit recourir à l’argumentation. Mais qu’est-ce donc qu’un argument ? Nous commencerons par un peu d’anatomie argumentaire.
Un argument se compose de deux éléments :
- une ou plusieurs prémisses : ce sont des affirmations dont il est possible de dire en principe si elles sont vraies ou fausses. « En ce moment, il pleut. » « L’espérance de vie à la naissance de la truite est de cinq ans. » « La cohésion d’un groupe est maximale lorsque ce groupe comprend cinq personnes. »
- une conclusion : c’est l’affirmation que l’on a cherchée à justifier par les prémisses. Elle est le plus souvent introduite par des connecteurs logiques comme « donc », « par conséquent », « ainsi », « dès lors » ou « c’est pourquoi ». Dans le langage courant, il est d’usage, par raccourci, d’appeler « argument » la conclusion ou la prémisse d’un argument (mais pas le bloc « prémisse + argument » dans son entier).
Voici un exemple d’argument, sans doute un des plus célèbres :
Exemple A
Socrate est un homme. (Prémisse 1)
Tous les hommes sont mortels. (Prémisse 2)
Donc Socrate est mortel. (Conclusion)
Voici maintenant un argument constitué d’une seule prémisse :
Exemple B
Le CorteX existe depuis 2010. (Prémisse)
C’est pourquoi il doit continuer à exister. (Conclusion)
Souvent, de multiples prémisses précèdent une conclusion :
Exemple C
Les plagiocéphalies touchent un bébé humain sur dix à la naissance. (Prémisse 1)
Cette pathologie entraîne systématiquement de lourds handicaps moteurs et intellectuels à l’âge adulte. (Prémisse 2)
Les sutures du crâne du bébé humain ne sont pas encore complètement fermées à la naissance. (Prémisse 3)
L’ostéopathie crânienne permet d’agir manuellement sur ces sutures. (Prémisse 4)
L’ostéopathie crânienne appliquée dès les premiers jours de vie permet d’éviter toute séquelle liée à la plagiocéphalie. (Prémisse 5)
Ainsi, il faut permettre de pratiquer l’ostéopathie crânienne dans toutes les maternités. (Conclusion)
Le plus souvent, les prémisses ne seront pas aussi bien découpées et il faudra les démêler. C’est ce que nous avons dû faire dans la deuxième partie de cet article (voir la Partie II – Application des principes méthodologiques de l’analyse argumentaire ci-après).
2) Analyse d’un texte argumentaire
Identification des arguments
Il n’existe pas à notre connaissance de méthode algorithmique infaillible pour mettre à jour identifier des arguments mais seulement quelques principes. Dufour nous livre certains de ces principes dans son ouvrage. En résumé, il s’agit :
- d’identifier les conclusions défendues par les auteur·es et leurs prémisses en repérant les connecteurs logiques ;
- de chercher à les retranscrire fidèlement. En effet, afin d’éviter un épouvantail, il est bon d’être le plus fidèle possible dans la restitutions des arguments. Dans l’idée, il faut s’évertuer à présenter l’argument mieux que son auteur·e ne l’aurait fait lui-même ou elle-même.
Évaluation détaillée des arguments (ou décorticage)
Pour chacun des arguments identifiés, on veillera à :
- évaluer la valeur de vérité de ses prémisses. Il s’agit de vérifier que chacune d’elles repose sur des données factuelles ou est logiquement cohérente (qu’elle ne contient pas une contradiction), indépendamment de la conclusion de l’argument ;
- évaluer la justification que chaque prémisse apporte à la conclusion de l’argument.
Dans l’exemple B :
Le CorteX existe depuis 2010. (Prémisse)
Valeur de vérité. Cette prémisse est vraie, si l’on en croit la page de présentation de notre collectif. Selon notre degré d’exigence et les enjeux de l’argumentaire, on pourrait aller plus loin dans la vérification de cette prémisse en allant lire les registres d’enregistrement des associations loi 1901.
C’est pourquoi il doit continuer à exister. (Conclusion)
Justification. Cette prémisse justifie-t-elle la conclusion « C’est pourquoi il [le CORTECS] doit continuer à exister. » ? Il est facile de trouver des situations où il est légitime d’interrompre une habitude qui perdure depuis sept ans. Par exemple, si une personne séquestre son enfant tous les soirs trois heures dans un placard depuis sept ans, il est légitime de dire qu’il serait plus raisonnable d’interrompre cette pratique pour le bien-être de l’enfant. Le fait qu’un processus existe depuis X années n’est jamais suffisant pour justifier la perpétuation de ce processus. Ainsi, bien que la prémisse de départ soit vraie, elle ne justifie en aucun cas la conclusion. C’est une variante du sophisme que l’on appelle argument d’historicité.
Dans l’exemple C :
Les plagiocéphalies touchent un bébé humain sur dix à la naissance. (Prémisse 1)
Cette pathologie entraîne systématiquement de lourds handicaps moteurs et intellectuels à l’âge adulte. (Prémisse 2)
L’ostéopathie crânienne permet d’agir manuellement sur ces sutures. (Prémisse 4)
L’ostéopathie crânienne appliquée dès le premier jour de vie permet d’éviter toute séquelle liée à la plagiocéphalie. (Prémisse 5)
Valeur de vérité. Ces quatre prémisses sont fausses1.
Les sutures du crâne du bébé humain ne sont pas encore complètement fermées à la naissance. (Prémisse 3)
Valeur de vérité. Cette prémisse est vraie2.
Justification. Cette prémisse justifie-t-elle la conclusion « Ainsi, il faut permettre de pratiquer l’ostéopathie crânienne dans toutes les maternités. » ? Non. Seule une prémisse est vraie (la prémisse 3) et elle ne justifie en rien la conclusion.
Évaluation générale d’un argument
L’argument ne sera d’office pas recevable si :
- toutes ses prémisses sont fausses, ou ;
- si aucune des prémisses ne justifie la conclusion.
Par exemple, l’argument B n’est pas recevable, parce que son unique prémisse n’apporte pas de justification à la conclusion. L’argument C non plus, puisque sa seule prémisse vraie ne justifie pas non plus la conclusion.
À l’inverse, l’argument sera d’office recevable si
- au moins une de ses prémisses est vraie, et ;
- cette même prémisse justifie la conclusion.
Dans les autres cas, il sera plus difficile (mais pas impossible) de trancher comme nous allons le voir par la suite.
Partie II – Application des principes méthodologiques de l’analyse argumentaire
Une fois les quelques conseils méthodologiques généraux présentés, nous utilisons un sujet spécifique pour les mettre en application : l’extension du délit d’entrave à l’IVG.
Choix du sujet et contexte
Dans les années 1990 en France, fut votée une loi interdisant d’empêcher physiquement les femmes d’accéder aux centres d’avortement. En octobre 2016, des député·es proposèrent d’étendre l’application de cette loi aux cas d’entrave « numérique ». Il existe depuis quelques années des sites Internet d’apparence purement informatifs mais dont les contenus révèlent assez vite un parti pris anti-IVG. La finalité de la nouvelle proposition de loi (PPL) était de lutter contre ces sites Internet en les interdisant – d’où la dénomination d’« entrave numérique ». La PPL fit débat au sein de l’Assemblée nationale ainsi que dans la société civile. Elle fut finalement adoptée sous une version modifiée en février 2017.
Voici la PPL initiale :
L’article L. 2223-2 du code de la santé publique 3 est complété par un alinéa ainsi rédigé :
«– soit en diffusant ou en transmettant par tout moyen, notamment par des moyens de communication au public par voie électronique ou de communication au public en ligne, des allégations, indications ou présentations faussées et de nature à induire intentionnellement en erreur, dans un but dissuasif, sur la nature, les caractéristiques ou les conséquences médicales d’une interruption volontaire de grossesse ou à exercer des pressions psychologiques sur les femmes s’informant sur une interruption volontaire de grossesse ou sur l’entourage de ces dernières. »
Voici la PPL adoptée :
« soit en exerçant des pressions morales et psychologiques, des menaces ou tout acte d’intimidation à l’encontre des personnes cherchant à s’informer sur une interruption volontaire de grossesse, des personnels médicaux et non médicaux travaillant dans les établissements mentionnés au même article L. 2212-2, des femmes venues recourir à une interruption volontaire de grossesse ou de l’entourage de ces dernières. »
Après avoir présenté ces données de contexte, nous rappelons qu’avant de chercher à se positionner, il convient d’identifier clairement quelles sont les différentes questions débattues. On peut par exemple envisager :
- la question de l’adoption du texte de loi tel que mentionné ci-dessus ;
- la question de l’adoption d’un texte de loi modifié ;
- la question de l’interdiction des sites qualifiés d’anti-IVG ;
- la question de la mise en œuvre de moyens publiques pour diminuer l’audience des sites qualifiés d’anti-IVG ;
- la question de l’avortement comme droit ;
- Etc.
Cet étape est indispensable afin d’éviter l’écueil du chevauchement des questions dans le débat. Le tout est de se mettre d’accord dès le début avec le groupe sur la question à débattre et d’insister sur le fait qu’il faudra éviter de sortir de ce cadre sous peine d’un risque d’appauvrissement de la discussion. C’est le rôle de l’enseignant·e de veiller sur ce point tout au long de la séquence pédagogique.
Objectifs et précautions
Cette séquence comprend trois objectifs principaux :
- illustrer la difficulté de se positionner de manière rapide et tranchée sur ce type de sujet ;
- repérer et analyser des arguments en apparence rigoureux mais en réalité fallacieux, les sophismes ;
- permettre de formaliser une démarche rationnelle de réflexion sur un sujet aux forts enjeux moraux.
Comme la thématique peut être houleuse, nous précisons toujours avant d’entrer dans le vif du sujet :
- que nous allons présenter des documents où figurent des personnes dont l’appartenance à des mouvements politiques ou religieux peut troubler. Il faudra faire attention à bien évaluer les propos des personnes, et non leurs actes antérieurs ou leur rattachement idéologique, pour ne pas tomber dans le déshonneur par association ;
- qu’être contre la proposition de loi n’entraîne pas forcément le fait d’être contre le droit à l’IVG – deux positions qui peuvent pourtant facilement être associées.
Positionnement préalable
À ce stade, nous demandons à chaque étudiant·e d’écrire de manière anonyme sur une feuille de papier s’il est « pour » ou « contre » cette PPL (l’abstention n’est pas une alternative possible ; nous « forçons » les étudiant·es à jouer le jeu). Nous répéterons cette étape à la fin de la séquence pour voir si l’avis de certain·es a changé.
Lorsque nous avons réalisé ces enseignements, 96% des étudiant·es des 4 sessions que nous avons effectuées étaient « pour » la PPL à cette étape (N=72). 4% étaient « contre ».
Analyse des argumentaires des deux camps
Présentation
Afin de se faire une idée des différent·es actrices et acteurs présent·es dans le débat, et surtout de leur argumentaire pour ou contre la PPL, nous proposons de visionner ou lire six documents. Nous divisons le groupe d’étudiant·es en deux : une moitié du groupe travaillera sur les trois documents « contre », l’autre moitié sur les trois documents « pour ». Nous leur demandons d’extraire les principaux arguments en une trentaine de minutes. En fonction du temps dont nous disposons, et surtout du niveau d’expertise du groupe sur l’outillage de la pensée critique, nous leur proposons également d’extraire les principaux sophismes mobilisés.
- Extrait d’un débat sur BFM TV de novembre 2016 où Laurence Rossignol, membre du Parti socialiste et ministre des familles, de l’enfance et des droits des femmes se positionne pour la PPL :
- Intervention de Marion Maréchal-Le Pen, membre du Front national, députée, contre la PPL, à l’Assemblée nationale en novembre 2016 :
- Pétition lancée par Cécile Pellerin présentée comme une militante pour le droit des femmes : Oui à l’extension du délit d’entrave numérique à l’IVG.
- Pétition lancée par Cécile Edel, présidente de Choisir la vie, association contre l’avortement, Non à l’extension du délit d’entrave.
- L’exposé des motifs publié en octobre 2016 de la PPL co-signé par plusieurs dizaines de député·es, lire les pages 4 à 6.
- Lettre de Monseigneur Georges Pontier, président de la Conférence des évêques de France, adressée au Président de la république française.
Sélection de sophismes
Ces documents sont tous de bon supports pour s’entraîner à détecter des sophismes, ces structures argumentaires qui semblent valables en apparence bien qu’en réalité défaillantes. Nous les appelons aussi des « moisissures argumentatives » en vertu de leur propension à altérer la plupart des débats, à étouffer des arguments pertinents et à décrédibiliser des discours judicieux sur certains points. Cette étape est souvent un temps très apprécié des étudiant·es et permet de mettre en évidence la fréquence des sophismes. Elle n’est cependant pas auto-suffisante car, s’il est assez aisé de relever des sophismes du côté des « pour » comme des « contre », il faut ensuite savoir identifier et analyser les arguments qui tiennent a priori vraiment la route.
Nous relevons ci-dessous quelques sophismes redondants sur le sujet en question ; la liste est loin d’être exhaustive.
Technique de la fausse piste :
- « Comme vous le savez peut-être, depuis plusieurs mois, un groupe anti-IVG nommé les Survivants multiplie les actions sur les réseaux sociaux, mais aussi dans la réalité. Certaines actions vont même à l’encontre de la loi, comme la reprise sans autorisation du jeu Pokémon Go et de ses personnages, ou, plus récemment, un affichage lumineux sur l’Arc de Triomphe pour faire leur propagande. Il y a quelques semaines, ils ont même lancé une campagne diffamatoire à propos du Planning Familial. » (Cécile Pellerin) [La PPL ne cible pas ce type d’actions]
- « Leur positionnement [aux porteur/ses des sites anti-IVG] incite à la réflexion, et c’est justement ce qui leur est reproché. Il faudrait qu’ils adoptent d’emblée un positionnement favorable à l’avortement. Or, un sujet si grave ne peut être enfermé dans des postures militantes. » (Monseigneur Pontier)
- « Faudrait-il nécessairement exclure toute alternative à l’avortement pour être considéré comme un citoyen honnête ? » (Monseigneur Pontier)
- « L’amendement proposé en septembre par Madame Rossignol a déjà été rejeté par le Sénat, les femmes serait-elles des citoyens de seconde zone, ne méritant pas un accès à l’information sûr et neutre ? Nous aurons la réponse le 1er décembre. » (Cécile Pellerin)
- « Et puis, il y a, en sous texte, toujours ce même jugement : les femmes qui ont recours à l’IVG sont des meurtrières, égoïstes, leurs actes ne sont motivés que par leur confort. (Cécile Pellerin)
- « Vous avez l’air d’entretenir les femmes dans une forme de sujétion mentale, vous les prenez pour des femmes complètement stupides. Faut les prendre par la main, faut les protéger d’informations qui ne seraient pas compréhensibles, faut les orienter correctement dans la bonne voie parce qu’elles seraient vulnérables, fragiles, qu’elles n’auraient pas le discernement nécessaire, donc que l’État nounou, protecteur soit là pour leur garantir de faire le bon choix » (Marion Maréchal-Le Pen)
- « Comment prétendre protéger la liberté de la femme lorsqu’on va lui interdire de poser un choix libre, de discerner, de prendre le temps de la réflexion face à un acte irréversible qui, loin d’interrompre une grossesse vient y mettre fin de manière irrévocable ? » (Cécile Edel)
-
« Comment nier la voix de celles qui viennent témoigner tous les jours surces sites des conséquences physiques et psychologiques douloureuses qu’elles endurent suite à leur IVG et continuer de soutenir que tout ceci n’est que pur mensonge ? » (Cécile Edel)
- « Ces sites ont du succès, preuve qu’ils répondent à une attente. » (Monseigneur Pontier)
- « Ces extrémistes, pour la plupart du temps religieux, veulent nous en priver. » (Cécile Pellerin)
- « Vous êtes totalement aveuglé par l’idéologie. » (Marion Maréchal-Le Pen)
Usage de mots à effet impact4:
- «Texte complètement délirant. » (Marion Maréchal-Le Pen)
- « Il est scandaleux de vouloir instaurer chez les jeunes (…) » (Cécile Pellerin)
Questions rhétoriques5
- « Le moindre encouragement à garder son enfant peut-il être qualifié sans outrance de « pression psychologique et morale » ? » (Monseigneur Pontier)
Les procès d’intention6
-
« Que font réellement ces sites visés par le Gouvernement sinon pallier au silence du gouvernement qui, au travers de son site dédié spécifiquement à l’IVG, omet volontairement d’exposer les conséquences physiques et psychologiques de l’IVG. » (Cécile Edel)
- « Il existe une prolifération importante de sites se prétendants neutres mais en fait anti-IVG, cherchant à tromper les internautes (opinions non clairement affichées, utilisation des codes officiels). » (Assemblée nationale)
- « Il est scandaleux de vouloir instaurer chez les jeunes, la peur d’un organisme créé pour les aider (…) » (Cécile Pellerin)
- « J’ose donc espérer que, sensible aux libertés en cause, vous ne laisserez pas une telle mesure arriver à son terme. » (Monseigneur Pontier) [Sous-entendu l’affirmation suivante : si vous êtes sensible aux libertés en cause, vous ne laisserez pas une telle mesure arriver à son terme. Affirmation qui elle-même présuppose, tel un assortiment de poupées russes, l’affirmation : la présente mesure [la PPL] porte atteinte à certaines libertés.]
Synthèse des arguments
À ce stade, nous demandons aux étudiant·es de chaque groupe de venir écrire sur un tableau (ou un autre support) les principales prémisses contenues dans les documents permettant de soutenir la conclusion « La PPL est justifiée (Il faut voter pour.). » ou « La PPL n’est pas justifiée (Il faut voter contre.). »
La PPL est justifiée (Il faut voter pour.). |
La PPL n’est pas justifiée (Il faut voter contre.). |
La PPL ne relève pas de la liberté d’expression et d’opinion. |
Cette PPL met en cause les fondements de nos libertés, particulièrement la liberté d’expression. |
Ces sites détournent les internautes d’une information fiable et objective. |
Ces sites fournissent une information exhaustive sur les conséquences d’une IVG et les alternatives à l’avortement, qui ne sont présentées sur aucun document officiel émanant du gouvernement ou des planning familiaux. |
Ces sites sont populaires. |
Ces sites répondent à une attente. |
Ces sites limitent l’accès de toutes les femmes au droit fondamental à l’avortement. |
La PPL viendra aliéner la liberté de la femme de choisir la vie. |
La détresse ressentie par les femmes ne pourra plus s’exprimer. |
|
Ces sites cherchent à tromper délibérément. |
Il est bien sûr possible d’être plus précis dans la synthèse des arguments mais cela nécessite un temps dont nous ne disposons pas forcément en cours avec un grand groupe. À titre d’exemple, voici une synthèse plus fournie des arguments présentés dans un texte du corpus.
On remarquera que la plupart des arguments avancés ne concernent pas la PPL en tant que telle mais le fait d’interdire certains sites Internet. Or, ce n’est pas l’objet de la discussion, qui est bien de trancher « pour » ou « contre » la PPL. C’est un point important sur lequel nous attirons l’attention des étudiant·es.
Analyse des arguments
Une fois la synthèse des arguments réalisés, nous invitons les étudiant·es à se positionner concernant la valeur de vérité et la justification de chacune des prémisses en leur proposant un nouveau temps de travail en groupes restreints. Un accès à un ordinateur avec une connexion Internet est fortement recommandé pour cette étape.
Certaines des prémisses réunies dans la synthèse seront rejetées sans trop de discussion :
- la détresse ressentie par les femmes ne pourra plus s’exprimer. => Prémisse fausse. Divers lieux existent pour s’exprimer au sujet de l’IVG et de l’éventuelle « détresse » associée. C’est le cas par exemple des plannings familiaux.
- Ces sites limitent l’accès de toutes les femmes au droit fondamental à l’avortement. => Il y a deux façons de comprendre cette prémisse, une version forte et une version faible. Pour la version forte, ces sites constituent une entrave physique aux femmes souhaitant exercer leur droit de recours à l’avortement. Dans ce cas, la prémisse est évidemment fausse. Concernant la version faible, l’existence de ces sites a pour effet de réduire le taux de recours à l’IVG dans la population. Pour évaluer la valeur de vérité de cette prémisse, il faudrait au minimum avoir des données montrant que la population qui consultent ces sites présente un taux de recours à l’IVG inférieur à celle qui ne les consultent pas. À défaut, le principe de la charge de la preuve et l’utilisation du rasoir de Hitchens7 imposent et permettent, à défaut de juger cette prémisse fausse, de l’écarter de l’argumentation.
D’autres analyses de prémisses nécessiterons un temps plus long d’échange. Assez rapidement, le groupe peut se rendre compte que l’essentiel du débat tourne autour de la question de la liberté d’expression : la PPL est-elle une entrave à la liberté d’expression ? Nous laissons le débat se faire entre les étudiant·es, en veillant à ce que la parole tourne et à ce que chaque personne s’interroge sur la valeur de vérité des affirmations qu’elle émet.
Conclusion
En guise de conclusion, nous demandons à nouveaux aux étudiant·es de se positionner « pour » ou « contre » la PPL, avec toujours pour consigne de ne pas s’abstenir. À ce stade, 65 % étaient « pour », 15 % étaient « contre » et 20 % ont choisi l’abstention malgré la consigne, en répondant ne pas savoir.
Nous ne présentons pas dans le cadre de cette séquence notre argumentation et notre position au sujet de la PPL car ce n’est pas l’objet de l’intervention. Nous insistons plutôt sur l’importance de prendre du recul sur nos positionnements hâtifs face à des sujets délicats et d’exiger ou de fournir les preuves nécessaires pour soutenir les arguments produits. Nous rappelons une nouvelle fois le caractère essentiel du fait de bien délimiter la question dont on souhaite débattre, dans le cas présent la question de la pertinence de la PPL.
Vidéo – Conférence « Croyance et raison : le problème de la démarcation »
Vidéo de la conférence « Croyance et raison : le problème de la démarcation », donnée le 12 janvier 2017 par Albin Guillaud et Ismaël Benslimane pour des enseignant·es de philosophie, dans le cadre du Plan académique de formation (rectorat de Lyon). La première partie est une introduction générale au problème, la seconde partie concerne les outils pédagogiques qui nous semblent pertinents pour parler de ces sujets.
Cette conférence avait pour but d’introduire les différents outils et méthodes utilisés par le CorteX pour parler de science, de croyance, de matérialisme, du vrai/du faux, etc. Si vous êtes amené·e·s à faire des enseignements autour de la pensée critique, ce genre d’introduction nous semble essentiel avec un public lycéen ou étudiant afin de poursuivre, sur des bases solides, une réflexion sur les mécanismes à l’œuvre derrière certaines croyances (telles que les complotismes, les intrusions spiritualistes ou les théories controversées).
Pour approfondir après la conférence, vous trouverez ici des conseils d’ouvrages sur le sujet.
Conseils d'ouvrages en philosophie des sciences (Croyance et Raison : Le problème de la démarcation)
Suite à la conférence « Croyance et Raison : Le problème de la démarcation » (vidéo disponible ici), donnée le 12 janvier 2017 par Albin Guillaud et Ismaël Benslimane pour des enseignantes et enseignants de philosophie, voici quelques conseils d’ouvrages permettant à la fois de s’outiller pour aborder une épistémologie de terrain (différents usages du mot « science », affirmation de type scientifique, matérialisme en méthode, etc.), et de mieux comprendre les mécanismes à l’œuvre derrières certaines croyances (complotismes, intrusions spiritualistes, théories controversées, etc.). Ce sont de précieux préalables à tout enseignement complet de la pensée critique avec un public lycéen ou étudiant.
Table des matières
Remarques
Comme de nombreux types de classification, les catégories de la présente bibliographie se recouvrent parfois. De nombreux ouvrages auraient donc pu être classés à plusieurs endroits différents. En outre, puisque la formation n’avait pas pour objet une introduction à la philosophie des sciences, nous n’avons pas fait figurer dans cette bibliographie les grands classiques sur le sujet (Popper, Duhem, Kuhn, etc.). Les commentaires entre parenthèses qui suivent certaines références sont les nôtres.
Bibliographie principale
Sur l’autodéfense intellectuelle et la zététique
- Baillargeon Normand, Petit cours d’autodéfense intellectuelle, Montréal, Lux, 2006.
- Broch Henri, L’art du doute ou Comment s’affranchir du prêt-à-penser, Valbonne, Éd. Book-e-book, 2008.
- Broch Henri, Comment déjouer les pièges de l’information ou Les règles d’or de la zététique, Valbonne, Éd. Book-e-book, 2008.
- Collectif CorteX (Saint-Martin d’Hères Isère), Esprit critique es-tu là ? : 30 activités zététiques pour aiguiser son esprit critique, Sophia-Antipolis, Éd. Book-e-book, 2013. Tout le matériel pédagogique contenu dans cet ouvrage se trouve ici
- Pinsault Nicolas et Richard Monvoisin, Tout ce que vous n’avez jamais voulu savoir sur les thérapies manuelles, Saint-Martin-d’Hères, PUG, 2014.
- Monvoisin Richard, Pour une didactique de l’esprit critique – Zététique & utilisation des interstices pseudoscientifiques dans les médias, Didactique des disciplines scientifiques, Saint-Martin-d’Hères, Université Grenoble 1 – Joseph Fourier, 2007.
Document qui contient plusieurs types de matériaux pédagogiques. Cette thèse est accessible en ligne ici.
Sur les processus d’influence et les techniques de manipulation
- Beauvois Jean-Léon, Les influences sournoises : précis des manipulations ordinaires, Paris, François Bourin, coll. « Société », 2011.
- Cialdini Robert B, Influence & manipulation, Paris, First, 2004.
- Joule Robert-Vincent et Jean-Léon Beauvois, Petit traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 2014.
- Milgram Stanley, Soumission à l’autorité un point de vue expérimental, Paris, Calmann-Lévy, 1984. (Ouvrage passionnant qui permet d’aller bien au-delà de ce que l’on peut apprendre de cette fameuse expérience par d’autres moyens. On apprendra par exemple que 20 conditions expérimentales différentes ont été réalisées et que les pré-tests effectués sans aucun rétrocontrôle conduisaient presque 100 % des sujets à aller jusqu’à 450 volts.)
Sur le paranormal et quelques théories controversées
- Broch Henri, Gourous, sorciers et savants, Paris, Odile Jacob, 2007.
- Charpak Georges et Henri Broch, Devenez sorciers, devenez savants, Paris, O. Jacob, 2003.
- Broch Henri, Au cœur de l’extra-ordinaire, Sophia Antipolis (Alpes maritimes), Book-e-book, 2005. (Henri Broch s’est employé à l’approche scientifique des phénomènes réputés paranormaux et a utilisé ces mêmes phénomènes pour construire une initiation à la démarche scientifique tant dans son aspect constructif que sceptique.)
Plus de matériel sur ces thématiques dans la collection book-e-book : www.book-e-book.com
Sur la sociologie des croyances
- Bronner Gérald, La démocratie des crédules, Paris, PUF, 2013.
Origine du concept de « mille-feuille argumentatif ». - Bronner Gérald, La pensée extrême : comment des hommes ordinaires deviennent des fanatiques, Paris, Denoël, coll. « Denoël impacts », 2009. (Quelles sont les différences entre un collectionneur de timbre passionné, un culturiste et un fanatique religieux ? Il en existe de nombreuses, c’est évident. Cependant, il existe aussi des points communs dans le processus qui les a conduit à faire ce qu’ils font. C’est ce que démontre Gérald Bronner.)
- Bronner Gérald, L’empire des croyances, 1re éd, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Sociologies », 2003.
Comprendre le « matérialisme en méthode »
- Bunge Mario Augusto, Le matérialisme scientifique, Paris, Éd. Syllepse, 2008.
- Charbonnat Pascal, Histoire des philosophies matérialistes, Paris, Éditions Kimé, 2013.
- Dubessy Jean, Guillaume Lecointre et Jacques Bouveresse (éd.), Intrusions spiritualistes et impostures intellectuelles en sciences, Paris, Syllepse, 2001. (C’est dans cet ouvrage que Guillaume Lecointre explique en quoi l’absence de distinction entre les différents sens du mot « science » (communauté, connaissances, applications, démarche) peut conduire à jeter le bébé (la démarche) avec l’eau du bain (les problèmes liés à la communauté, à l’instabilité de certaines connaissances et aux applications des connaissances).)
- Silberstein Marc, Matériaux philosophiques et scientifiques pour un matérialisme contemporain − Sciences, ontologie, épistémologie, Paris, Éd. Matériologiques, 2013. (Les deux premiers chapitres en particulier.)
Épistémologie
- Chalmers Alan Francis et Michel Biezunski, Qu’est-ce que la science ? Récents développements en philosophie des sciences : Popper, Kuhn, Lakatos, Feyerabend, Paris, Librairie générale française, 1990.
- Dubessy Jean, Guillaume Lecointre et Jacques Bouveresse (éd.), Intrusions spiritualistes et impostures intellectuelles en sciences, Paris, Syllepse, 2001.
- Haack Susan, Defending science–within reason, Amherst, N.Y, Prometheus Books, 2007.
Les citations utilisées pendant la présentation sont disponibles en français ici. - Laudan L, « The Demise of the Demarcation Problem », dans R.S. Cohen et L. Laudan (éd.), Physics, Philosophy and Psychoanalysis: Essays in Honour of Adolf Grünbaum, Dordrecht, Springer Netherlands, 1983, p. 111‑128.
- Lecointre Guillaume, Les sciences face aux créationnismes : ré-expliciter le contrat méthodologique des chercheurs, Versailles, Quae, coll. « Sciences en question », 2012.
- Piaget Jean, « La situation des sciences de l’homme dans le système des sciences », dans Épistémologie des sciences de l’homme, Saint-Amand, Gallimard, coll. « Idées », 1970, p. 15-130.
- Piaget Jean, Sagesse et illusions de la philosophie, 1. éd, Paris, Pr. Univ. de France, coll. « Quadrige », no 139, 1992. (Piaget analyse dans ce livre le rapport entre la philosophie, la science et la question des faits.)
- Pigliucci Massimo et Maarten Boudry (éd.), Philosophy of Pseudoscience : Reconsidering The Demarcation Problem, 1ere édition, Chicago, University of Chicago Press, 2013.
- Raynaud Dominique, Qu’est-ce que la technologie ?, Éditions Matériologiques, Paris, 2015. (Dominique Raynaud réalise une analyse philosophique et empirique du rapport entre science et technologie en évitant les écueils technophiles et technophobes.)
- Raynaud Dominique, La Sociologie et sa vocation scientifique, Hermann, 2006. (Ouvrage plutôt technique dans lequel Raynaud effectue une critique épistémologique et empirique de la thèse d’une épistémologie régionale de la sociologie. C’est aussi un des meilleurs argumentaires à notre connaissance en faveur d’un monisme épistémologique. Avec une approche différente et sur le même sujet on pourra lire le chapitre de l’ouvrage de Jean Piaget « La situation des sciences de l’homme dans le système des sciences » dans Épistémologie des sciences de l’homme (voir ci-dessus).)
- Raynaud Dominique, Sociologie des controverses scientifiques, Presses universitaires de France, 2003. (Raynaud présente dans cet ouvrage ses études socio-historiques de trois controverses scientifiques : la controverse entre Pasteur et Pouchet sur la génération spontanée en biologie, la controverse entre organicisme et vitalisme en médecine, et la controverse entre extramissionnisme et intramissionnisme en optique. Il utilise ces trois études pour réaliser une analyse de la méta-controverse en sociologie des sciences qui porte, ironie du sort, sur la façon d’aborder les controverses scientifiques. Il s’agit de la controverse entre rationalisme et relativisme. L’auteur examine également en détail si oui ou non Duhem, Quine et Wittgenstein peuvent être utilisés pour justifier le programme relativiste. On trouvera également dans ce livre l’explication de la cohabitation possible entre certitude et perfectibilité en science, ainsi que la description du cadre au sein duquel se trouve réconciliés vérificationnisme et falsificationnisme. Un ouvrage incontournable qui se lit aisément.)
- Sagan Carl, The demon-haunted world: science as a candle in the dark, 1. ed, New York, NY, Ballantine Books, coll. « The New York Times bestseller », 1997.
La citation utilisée dans notre conférence se trouve en ligne ici (en français). - Sokal Alan D et Jean Bricmont, Pseudosciences et postmodernisme : adversaires ou compagnons de route ?, Paris, O. Jacob, 2005. (Surtout la préface de Jean Bricmont et l’appendice B de Sokal et Bricmont. C’est dans la préface que l’on trouvera l’utile distinction entre aspect affirmatif et aspect sceptique de la science. Dans l’appendice B, les auteurs font état de leur positionnement dans le débat entre réalisme vs. idéalisme et sollipsisme, et entre réalisme scientifique vs. instrumentalisme. Le propos est d’une grande clarté.)
- Sokal Alan D et Jean Bricmont, Impostures intellectuelles, Paris, O. Jacob, 1997. (Ouvrage qui a marqué les esprits. Concernant le propos de Bricmont, on peut écouter les présentations suivantes :
Bibliographie complémentaire
- Bouveresse Jacques, Prodiges et vertiges de l’analogie : de l’abus des belles-lettres dans la pensée, Paris, Raisons d’agir : Diffusion Le Seuil, 1999.
Cet ouvrage de Bouveresse a fait suite à Impostures intellectuelles de Sokal et Bricmont. - Bunge Mario, Evaluating Philosophies, Dordrecht, Springer Netherlands, 2012. (Bunge défend dans cet ouvrage une thèse originale : il est possible d’évaluer une philosophie à l’aune de sa capacité à permettre des progrès dans la connaissance du monde et en matière morale.)
- Bunge Mario, Épistémologie, traduit par H. Donadieu, Maloine, Paris, 1983.
- Harris Sam, The Moral Landscape, How Science Can Determine Human Values, Free Press, New York, 2010.
Pour approfondir certaines notions
- L’alternative est féconde
- Effet puits
- Curseur de vraisemblance
- Charge de la preuve
- L’effet bi-standard
- Esprit critique face aux théories du complot : ici et là
- Petit recueil de 20 moisissures argumentatives pour concours de mauvaise foi
- Rasoir d’Occam et principe de parcimonie
- Réfutabilité de Popper
- Adhésion raisonnée et acte de foi
- La théière de Russell
L'histoire kafkaïenne d'Adlène Hicheur
L’histoire du chercheur Adlène Hicheur, physicien franco-algérien, condamné en 2012 à quatre ans de prison ferme pour avoir été suspecté de planifier des attentats terroristes sur la base de simples propos tenus sur le net, nous perturbe au plus haut point. D’abord parce que nous n’étions pas au courant. Ensuite parce ce que sa condamnation semble indexée à une idéologie « nationale ». Enfin, parce que cela soulève le problème classique de nos cours de philosophie morale : peut-on condamner quelqu’un pour un crime qu’il n’a pas commis mais qu’on suspecte de vouloir commettre, surtout quand cette condamnation sert surtout à des fins ouvertement démagogiques ?
Il a effectivement tenus des propos tendancieux, certes. Pourtant, ce ne sont que des propos, et pour lesquels Adlène Hicheur aura fait deux ans et demi de détention provisoire entre 2009 et 2012. Il faut dire que son procès a été très médiatisé, et qu’il s’est déroulé en pleine affaire Mérah. Le lien causal entre la dureté de son procès et le besoin de démonstration de fermeté des autorités est une hypothèse qui tient bien la route et pourrait bien esquiver le fil du rasoir d’Occam. Hicheur est-il une victime de la lutte anti-terroriste ? Tiens, comme nous ! – mais en beaucoup plus grave. Nous, nous arrêtons des enseignements. Lui, c’est sa vie qui est complètement anéantie.
Sa peine purgée, le professeur Hicheur part refaire sa vie loin d’ici, au Brésil, où il enseigne et contribue à des projets de recherches à l’Université Fédérale de Rio De Janeiro. Mais le pays plonge dans l’instabilité politique, et voilà son affaire à nouveau propulsée à la une des médias brésiliens. Expulsé du Brésil en juillet dernier, Adlène Hicheur est envoyé en France contre son gré, lui qui s’était juré de ne plus jamais y remettre les pieds. Assigné à résidence à Vienne (38), au domicile de ses parents, sans qu’aucun élément, en dehors de son ancienne condamnation, ne le justifie. Et l’histoire touche au paroxysme de l’absurde quand, à l’audience du Conseil d’État devant lequel il conteste son assignation, le ministère de l’intérieur refuse de le laisser quitter la France car il pourrait à tout moment y revenir. Le voilà donc coincé ici, assigné à résidence dans un pays où il ne voulait plus jamais retourner, avec comme seule issue pour sortir de ce guêpier, la déchéance ou le renoncement à la nationalité, qu’il vient de demander. La situation scandalise même la revue Nature, qui en a fait un édito le 14 septembre 2016. Et la geôle administrative du collègue Hicheur est à 76 kilomètres à vol d’oiseau du bureau grenoblois du CorteX. Il est légitime qu’on analyse de près ce cas, et qu’au moins, dans toute cette souffrance, on parvienne à utiliser ce cas comme matériel de réflexion critique : c’est le moindre qu’on puisse faire pour atténuer l’injustice notable.
Reportage Les pieds sur terre, France Culture, 14 septembre 2016
Reportage de Charlotte Perry dans Comme un bruit qui court, sur France Inter, 19 novembre 2016
Débat sur le plateau de Médiapart, 16 novembre 2016, à voir ici ou ci-dessous.
Adlène Hicheur, coincé en France entre Kafka et Orwell, sur Mediapart, 10 novembre 2016 – Télécharger
How Top Physicist Adlène Hicheur Has Become a Pawn in the Game of Terror, dans The Wire 3 août 2016
Le Comité international de soutien à Adlène Hicheur sur Facebook (CISAH)
Publication du CorteX dans Plos One – Les affres de la publication scientifique
Si vous suivez régulièrement les travaux du collectif, le rapport sur l’ostéopathie crânienne réalisé à la demande du Conseil national de l’ordre des masseurs-kinésithérapeutes (CNOMK) et les réponses portées aux réactions suivant sa parution ne vous auront pas échappés. Après un an de labeurs, nous venons tout juste de publier Reliability of Diagnosis and Clinical Efficacy of Cranial Osteopathy : A Systematic Review dans Plos One. Nous vous livrons ici le dessous des cartes, une illustration de plus des limites et des avantages du processus de publication scientifique actuel. Pour nous, accepter de se plier aux règles du jeu imposées n’a de sens qu’en les explicitant, pour que chacun puisse affiner son regard critique sur ce système.
Table des matières
Première étape : affrontement de considérations éthiques et économiques – Le choix de la revue
Le choix de la revue ne s’est pas fait sans mal. En 2013, nous signalions notre boycott d’Elsevier1. Nous manifestions notre refus de publier chez des éditeurs qui privatisent et rendent lucrative la connaissance alors que celle-ci est souvent le fruit de l’argent public investit dans la formation et le financement des chercheur/ses. Seulement, les alternatives sont coûteuses et demandent de faire des concessions. Nous pouvions faire le choix de ne pas publier dans une revue avec relecture par les pairs, mais nous aurions alors perdu en qualité scientifique et en visibilité internationale. Une autre alternative est de publier dans une revue en accès libre avec relecture par les pairs. Cette option présente l’inconvénient de générer un coût financier substantiel pour une petite équipe comme la nôtre. C’est pourtant le choix que nous avons fait. La rétribution octroyée par le CNOMK au CorteX pour son rapport sur l’ostéopathie crânienne, que nous destinons au financement de stages de master 2, a ainsi été amputée des 1400 euros réclamés par Plos One. C’est semble-t-il le prix à payer pour garantir un accès libre et gratuit au compte-rendu d’un travail de recherche relu par les pairs.
Deuxième étape : le problème linguistique – La nécessité de recourir à un anglais « natif »
Une fois la revue choisie, une étape cruciale s’est présentée : celle de la traduction. La question ne se pose pas lorsque l’on souhaite publier dans une revue de bonne qualité scientifique dans le champ de la santé : il faut écrire en anglais, bien que nous le déplorons2. Nicolas Pinsault est le plus affûté d’entre nous avec la langue de Shakespeare et le vocabulaire scientifique, c’est donc lui qui a écrit l’essentiel de l’article. Nous avons ensuite tou-tes relu son manuscrit, puis nous l’avons soumis aux gracieuses relectures de nos ami-es Maguendra Codandamourty, Phillipe Prouvost, Catherine Wilcox et Edward Ando, qui ont respectivement vécu et travaillé dans un pays anglophone, enseigné l’anglais toute une carrière ou sont carrément anglophone de naissance. Qu’ils et elle en soient chaleureusement remercié-es. Assez confiant-es après toutes ces précautions, nous soumettons notre manuscrit à Plos One. Advient alors notre première déconvenue. Notre manuscrit ne passe même pas à l’étape de l’attribution d’un éditeur à cause de fautes de grammaire et de lisibilité globale du texte. Plos One nous suggère de nous tourner vers quelqu’un qui parle anglais de manière fluide, et si possible un natif. Aucune précision supplémentaire sur les passages concernés n’est amenée, ce qui nous a mis dans l’impossibilité de reprendre nous-même l’article. Notre ultime solution est alors de nous tourner vers une traductrice scientifique professionnelle, le Dr Alison Foote de l’Université Grenoble-Alpes, qui a accepté de modifier notre manuscrit dans des délais très courts imposés par la revue. À nouveau, notre cagnotte réservée initialement aux futurs stagiaires de Master se voit amputée de quelques centaines d’euros.
Après la correction d’éternelles coquilles et « vices de forme » dans les tableaux et figures, qui nous ont valu de perdre quelques cheveux – qui s’obstine à utiliser des logiciels sous licence libre comprendra, nous avions enfin un manuscrit linguistiquement acceptable pour Plos One.
Troisième étape : la relecture par les pairs − Intérêt réel du système de publication
À ce stade, plusieurs mois se sont déjà écoulés, alors que la qualité scientifique de notre manuscrit n’a pas encore été étudié. Qui plus est, alors que nous avons déjà passé tant d’heures à reprendre le contenu, Plos One nous informe que le processus est bloqué car la revue n’arrive pas à trouver un éditeur3. Heureusement, quelques semaines plus tard, nous recevons enfin un message nous informant que notre article a été attribué à un éditeur, le Dr. Fleckenstein. Il a confié la relecture à trois relecteurs/trices anonymes. Leurs retours nous imposent de reprendre l’article et d’y apporter des « révisions majeures ». Soit. Nous acceptons bien évidemment les critiques, certaines étant très pertinentes. Nous est demandé d’affiner l’analyse, de préciser la méthode et d’approfondir les discussions. Finalement, après avoir tenu compte des relectures, l’article est d’une qualité sans commune mesure avec le premier jet. Ceci nous conforte dans l’intérêt de se soumettre à la relecture par les pairs, car nous améliorerons ainsi la fiabilité de nos revues systématiques à venir – bien que nous ne remboursons pas notre dette de sommeil, tant s’accumulent de nouvelles heures de travail de fond, de forme et de traduction, l’exigence de l’anglais natif étant toujours là.
Quatrième étape : affrontement de considérations épistémologiques
Nous soumettons alors la nouvelle mouture une énième fois à Plos One. La réponse qui nous parvient quelques semaines plus tard nous laisse cette fois-ci complètement abasourdi-es : le manuscrit doit à nouveau subir une révision majeure. Alors que deux relecteurs/trices jugent nos modifications très adéquates et sont heureux de recommander la publication de l’article, le/la troisième relecteur/trice est « disagree with the approach of only highlighting the better quality studies », alors qu’il n’avait rien dit à ce sujet lors de sa première relecture. Autrement dit, le reproche que nous faisait ce relecteur était de ne pas accorder assez de place dans la discussion aux études de mauvaise facture méthodologique. Si cela peut s’avérer justifié s’il s’agit d’élaborer des conseils et recommandations aux futur-es chercheurs-ses pour concevoir de meilleures études (ce que nous avons déjà fait sur conseil d’un-e autre relecteur-trice), ce que nous demande le présent relecteur n’est ni plus ni moins que de considérer les mauvaises études comme des preuves : « The authors should strive to discuss all of the included studies in their paper. Otherwise, they put the spotlight on a subset of articles and do not report the totality of the evidence. » Nous sommes à ce stade tou-tes dépitées et l’envie de tout abandonner est bien là. Notre volonté de rigueur épistémologique et nos futurs projets nous motivent cependant à continuer – avec un soupçon d’escalade d’engagement.
Nous reprenons alors une énième fois le manuscrit en prenant en compte les quelques remarques de forme restantes. En revanche, nous refusons de modifier le manuscrit en fonction de la principale critique du troisième relecteur (ici). Nous avons argumenté ce point là. Le tout se fait toujours laborieusement en anglais, et repasse à chaque fois par la case traduction professionnelle.
Cette fois, enfin, nos efforts paient (notre cagnotte aussi), notre manuscrit est accepté et sera publié dans les semaines qui viennent.
Trois questions restent en suspens :
primo, où vont ces 1400 euros ? A quoi servent-ils, et à qui ?
Secundo, les structures sans financement comme la nôtre n’ont aucune chance de publier tant le processus est cher. Il y a une sorte de gentrification de la publication, qui de fait exclut les petits, les chercheurs de pays pauvres, les hors-grosses structures4.
Tertio, n’aurions-nous pas dû avec le même investissement écrire deux livres grand public bon marché, faire 25 conférences gratuites, ou encore faire des conférences de méthode critique dans des universités d’Afrique de l’Ouest ? C’est l’éternel dilemme moral de toute personne ou collectif qui souhaite avoir le meilleur impact sur son monde : sommes-nous sûrs de devoir faire ceci plutôt que cela ? Avant de nous lancer dans cette publication, nous avons fait sciemment certains paris stratégiques. Espérons que ceux-ci porteront leurs fruits car leur coût est, comme prévu, élevé.
Albin Guillaud, Nelly Darbois, Nicolas Pinsault et Richard Monvoisin.
Le mythe de l'islamisation
Et si les attentats de janvier dernier pouvaient s’expliquer par une islamisation de la société ? Cette question serait pertinente si cette hypothétique islamisation était avérée. Dans le cas contraire, il faudra nécessairement envisager d’autres pistes d’analyse1.
Raphael Liogier, politiste, décortique et réfute de manière implacable l’hypothèse de l’islamisation dans son dernier ouvrage : le mythe de l’islamisation – essai sur une obsession collective paru au Seuil en 2012 dont voici la description par l’éditeur.
Depuis le milieu des années 2000, un mot s’est immiscé dans le débat : islamisation. Les musulmans, dont la population s’accroîtrait dangereusement, chercheraient à submerger numériquement et culturellement l’Europe. L’imaginaire du complot déborde ainsi peu à peu le cadre de l’islamophobie ordinaire. Si cette perception paranoïaque était restée l’apanage d’une poignée d’extrémistes, elle ne ferait pas question, mais elle envahit aujourd’hui l’espace public, imprègne les discours de politiciens écoutés et les analyses d’auteurs réputés sérieux. Cet essai salutaire s’attelle à déconstruire ce qui n’est autre qu’un mythe et interroge l’obsession collective qu’il recèle. Il montre ainsi que la « bombe démographique musulmane » qui serait prête à éclater sur le triple front de la natalité, de l’immigration et de la conversion relève du fantasme. Quant au regain de ferveur spirituelle et au renouveau identitaire des musulmans, ils n’ont pas la signification conquérante ni même politique que suggère l’épouvantail de l’« islamisme ». Cette réfutation en règle permet enfin de comprendre pourquoi l’Europe et la France en particulier ont tant besoin de l’« ennemi musulman ».
La démonstration de Raphaël Liogier est synthétisée dans l’article « Le mythe de l’invasion arabo-musulmane » publié dans Le Monde diplomatique en mai 2014 (disponible ici).
Le 15 février 2013, il fut l’invité de l’ancienne émission de France Inter (aujourd’hui exclusivement en ligne) Là-bas si j’y suis.
Nous trouvons par exemple une concrétisation de ce mythe dans cette vidéo que décortique Raphaël Liogier dans son ouvrage :
Certaines racines de ce mythe ne datent pas d’hier. Même s’il s’agissait plus des arabes (et en fait des Algériens) que des musulmans, on trouve déjà des traces de la peur d’une « invasion » dans certains propos du Général de Gaulle. Par exemple, en 1959, pendant la guerre d’Algérie, le Général de Gaulle disait à propos de l’intégration des Algériens dans une perspective de non-indépendance2:
« Avez-vous songé que les Arabes se multiplieront par deux, puis par cinq, pendant que la population française restera presque stationnaire ? Il y aurait deux cents, quatre cents, six cents députés arabes à Paris ? Vous voyez un président arabe à l’Élysée ? » Nous trouvons également ces réflexions faites à son ami Raymond Dronne3: « Voulez-vous être bougnoulisé ? Voyons, Dronne ! Donneriez-vous votre fille à marier à un bougnoule ? ».
On trouve par ailleurs des éléments statistiquement significatifs d’une forte hostilité à l’égard des musulmans dans les enquêtes d’opinion historiques et ce, dès 19514.
Plus récemment, la thèse « Eurabia » détaillée par l’universitaire britannique Bat Y’eor dans son ouvrage Eurabia, l’axe euro-arabe a contribué à alimenter le même mythe. Cette thèse d’un « axe euro-arabe » est également critiquée par Raphaël Liogier dans son ouvrage.
Le mythe de l’islamisation et ses différentes facettes que déconstruit rigoureusement Raphaël Liogier se situe à la croisée de différents domaines scientifiques tels la science politique, la sociologie du religieux et la démographie.
Le mythe de l’islamisation peut fournir un réservoir de matériel efficace pour illustrer divers aspects de la démarche critique : identifier la source de l’information (multiples affirmations démographiques erronées) ; repérer des confusions corrélation/causalité5 (délinquance et islamisme) ; décortiquer des scénarios complotistes6 (une intentionnalité islamique cachée) ; débusquer des essentialisations7 (le musulman comme possédant une essence, une nature propre) ; démêler des amalgames (islamistes, musulmans, arabes, maghrébins, etc.) ; traquer les généralisations abusives8 (tous des extrémistes ces musulmans !) ; dénicher des « biais de la cause unique » 9 (l’extrémisme expliqué par la nature des propos coraniques) et enfin déceler des interprétations erronées ou de fausses inférences causales (port de l’hijāb – un des différents voiles islamiques – comme un signe systématique de radicalisation et/ou signe de soumission à l’homme).
Au CorteX, nous avons déjà décortiqué différents matériaux en lien direct avec ce sujet :
Atelier Cinéma & stéréotypes : les Arabes, souffre-douleur du cinéma par Djamel Hadbi et Richard Monvoisin
TP : analyse d’une publicité partisane sur l’immigration par Julien Peccoud
Perception subjective amplifiée de l’immigration et de la pratique musulmane par Richard Monvoisin
Peur sur la ville : les islamistes, Al Qaïda et le djihad global (deux ateliers de l’information) par Clara Egger
Bonan legon kaj pripensojn !10
AG
Nouveau mémoire en kinésithérapie : une analyse des fondements de l'ostéopathie
Plusieurs mémoires de Master 1 portant sur des thérapies non-conventionnelles et encadrés par des membres du CorteX parurent en juin 2012 et 2013 de l’institut de formation des kinésithérapeutes du Centre hospitalier universitaire de Grenoble. Nous les avions relayés ici et là. En cette année 2014, ce sont les fondements de l’ostéopathie qui firent l’objet d’un nouveau mémoire.
Ce mémoire produit par Maguendra Codandamourty s’intitule Évolution des fondements de l’ostéopathie : comparaison des modèles et principes édités par A. T. Still (XIXe siècle) et l’Organisation Mondiale de la Santé (2010). Il a été encadré par Nicolas Pinsault (CorteX – CHU de Grenoble) et Richard Monvoisin (CorteX – Université de Grenoble).
Dans ce travail fouillé, les professionnels de santé et les curieux seront probablement surpris de constater les problèmes que posent les principes fondateurs de l’ostéopathie de Still. Quant aux principes énoncés dans le rapport de l’Organisation Mondiale de la Santé, non seulement ils ne résolvent pas les problèmes initiaux mais ils en posent de nouveaux tout aussi surprenants.
Le mémoire
Le poster
La présentation audio :
La présentation vidéo accompagnée du diaporama
Pour tout détail, complément ou remarque :
- Maguendra Codandamourty via Richard Monvoisin – Collectif de Recherche Transdisciplinaire Esprit Critique et Sciences (CORTECS) Bibliothèque Universitaire de Sciences de Grenoble BP 66 38402 Saint-Martin d’Hères cedex – Monvoisin [at] cortecs.org
- Nicolas Pinsault – École de Kinésithérapie du CHU de Grenoble 19 avenue de Kimberley – BP 158 38431 Echirolles Cedex Tel : 04.76.76.89.41 – Npinsault [at] chu-grenoble.fr
Albin Guillaud