Mayotte : reconfigurations coloniales

Dans le cadre de son mémoire de Master 2 de sciences politiques avec Richard Monvoisin, Jérémy Fernandès Mollien (qui avait déjà fourni du matériel critique sur les mouvements néopaïens) a travaillé sur les droits sociaux à Mayotte. De ce travail sont issus deux papiers : le premier est présenté sous forme de canular, avec une stratégie de rupture, et a été publié dans Le monde libertaire (avril 2017, n°1747) et reproduit ici : Situation dramatique en Lozère (petite leçon de bi-standard social et moral). Le second, très académique, s’appelle Mayotte : reconfigurations coloniales et a été publié le 27 mars 2017 par la revue Mouvements dans sa version en ligne. Nous le reproduisons ici avec leur aimable autorisation.

Le 1er janvier 2018, le code du travail sera déclaré applicable sur l’île de Mayotte, après des années de grèves régulières. Vue de l’hexagone, une telle décision semble ahurissante : comment justifier que, même dans un Département d’Outre-Mer (DOM), le code du travail ne soit pas encore en vigueur ? Cette disposition n’est pourtant qu’une des nombreuses normes juridiques qui ne soient pas encore appliquées sur cette île de l’archipel des Comores. Si l’État justifie cette différence dans le droit par la nécessité d’une adaptation aux spécificités de l’île, il est difficile de ne pas y voir les restes de la férule coloniale.

Protectorat Français en 1841, « avant Nice et la Savoie » comme aime le souligner le sénateur Thani Mohamed Soilihi, les habitants de Mayotte choisissent en 1973, au contraire des autres îles des Comores également colonisées, de rester dans la République Française, sous forme départementale. Par la suite, une valse de statuts « particuliers » pour ne pas dire bizarres se succède, sans jamais offrir le statut de département attendu par les Mahorais. En 2009 enfin, plus de 35 ans plus tard, une ultime consultation enclenche le processus de départementalisation de l’île censé, à terme, harmoniser droit commun et droit local mahorais. Pourtant, cinq ans après le début de la départementalisation, les inégalités restent béantes entre Mayotte et la Métropole.

CorteX_kwassa-kwassaTout d’abord, d’ordre économique : à Mayotte, la dépense publique par habitant est de 4700 euros, contre 17300 euros en Métropole1. Les dépenses publiques de santé par exemple par habitant étaient certes, il y a 25 ans, 25 fois plus faibles qu’en Métropole, mais elles demeurent tout de même en 2016 5 fois plus faibles. Le taux de chômage était en 2012 de 36,6% parmi les 15-64 ans, et le taux d’activité de 45,9%. Chez les 15 à 29 ans, le taux de chômage atteignait même 55%. S’il n’est pas aisé d’obtenir des chiffres plus récents, il faut garder à l’esprit qu’en 2005, 92% de la population mahoraise vivait sous le seuil de pauvreté métropolitain2. Deux résidences principales sur trois sont dépourvues du confort de base3. Enfin, en 2005, le revenu moyen d’un foyer mahorais était de 290 euros mensuels. Les revenus de transfert, comme le Revenu de Solidarité Active (RSA), pourraient contribuer à palier une telle différence de conditions de vie entre Mayotte et l’hexagone, mais un important phénomène de non-recours compromet la distribution de cette aide : seuls 4300 allocataires insulaires ont sollicité cette aide en 2014, alors que la CAF tablait sur entre 13000 et 18000 demande lors de l’introduction du RSA sur l’île4.

Les raisons de ce phénomène de non-recours dans un département où la précarité est aussi forte sont multiples : premièrement, les montants du RSA sont minorés à 50% du montant métropolitain5. Ensuite, pour des potentiels allocataires maîtrisant mal le français et n’étant pas forcément au fait des codes administratifs métropolitains, entreprendre de telles démarches administratives est particulièrement difficile. Outre la faible maîtrise de la langue française, la vision du travail social et des questionnaires de la Caisse d’Allocations Familiales (CAF), perçus comme intrusifs,abordent des domaines de la vie sociale, comme le statut marital, que les Mahorais considèrent comme relevant du domaine de la vie privée et ne concernant pas l’administration. Enfin, le travail d’état civil n’a été mené que très récemment, et se procurer les documents nécessaires aux demandes d’aide n’est pas aisé. Non seulement il faut parfois compter jusqu’à 11 mois pour obtenir un rendez-vous à la Préfecture, mais dans un département où l’immigration dite « illégale » est constante, les citoyens mahorais ne sont pas présumés français. Un travailleur social raconte devoir fréquemment aller aux rendez-vous administratifs de ses usagers à leur place, car, étant métropolitain, il pouvait ne mettre que quelques minutes à obtenir des documents qu’eux auraient mis des heures à obtenir. Davantage que les discriminations de guichet, c’est sans doute également la faiblesse des moyens alloués à la départementalisation face à une tâche considérable qui empêche Mayotte d’atteindre le niveau de vie métropolitain, et entraîne une dépendance avec la Métropole.

Les amères déconvenues de la départementalisation

Si certains indicateurs comme la couverture vaccinale ou le taux de scolarisation6 ont connu une nette amélioration, notamment depuis les années 2000 et le processus de départementalisation, ce dernier et plus généralement la tentative d’intégration politique et sociale de Mayotte à l’ensemble politique français, ne se fait pas sans désillusions pour la population mahoraise. Bien que le changement de statut ait été souhaité depuis les années 1970, celui-ci s’est noué depuis 2009 sans grande pédagogie et sans prise en compte des spécificités locales, au détriment tant des citoyens mahorais que des fonctionnaires majoritairement métropolitains chargés de la mettre en œuvre.

Un exemple : l’établissement des zones des « cinquante pas géométriques » près des littoraux a conduit à ce que 90% des villages et 40% de la population mahoraise soient considérés comme résidant sur une zone non-constructible7. En effet, les littoraux des DOM font partie du domaine public naturel, et ne peuvent en conséquence être habités. Ainsi, certains hameaux se sont vus détruits par l’État, et ses habitants délogés, tandis qu’en parallèle, certains Mahorais suffisamment aisés et des Métropolitains ont pu, après un arrangement pécuniaire avec la Préfecture, conserver leur terrain. Beaucoup de Mahorais n’ont pas de tels moyens : si l’État a offert la possibilité de racheter ces terres à bas prix, la somme demandée malgré le rabais excède souvent plusieurs fois le revenu annuel des foyers concernés8. Enfin, certaines familles occupant des terrains au titre de la coutume9 se sont vues demander des impôts fonciers qu’elles ne pourraient jamais se permettre de payer, équivalents, encore une fois, à plusieurs années de revenu.

Les changements dans l’institution judiciaire ont également amené des difficultés d’application. Depuis l’annexion de l’île par la France jusqu’à nos jours, les cadis, juges musulmans, ont joué un rôle d’intermédiaire entre la Métropole et la société mahoraise. Jusque dans les années 2000, ceux-ci disposaient d’une large compétence en matière de droit civil, et encadraient naissances, mariages enterrements et divorces. Les Mahorais pouvaient choisir de sortir de leur juridiction et de s’adresser aux tribunaux de droit commun, en laissant leur statut juridique de droit local au profit du statut de droit commun. La coexistence de ces deux statuts était d’une grande complexité, et beaucoup de Mahorais ne savaient même pas de quel statut ils relevaient. Avec l’imminence de la départementalisation, l’État a, depuis 2003, régulièrement transféré les compétences des cadis aux juges métropolitains. Ces derniers n’apprirent néanmoins généralement ces modifications qu’au dernier moment, et le turn-over des fonctionnaires et la spécificité de la situation mahoraise ont conduit à ce que ces transferts de compétence ne soient pas expliqués aux citoyens de l’île10. Le couplage de cette évolution rapide et d’un manque manifeste de pédagogie instaure de fait un système juridique parallèle, les Mahorais par tradition ou manque d’information continuant à consulter les cadis sur des questions relevant désormais du droit commun. Certes, le Conseil Général mahorais a confié à ceux-ci un rôle de « médiateur social » mais leur rôle réel dépasse de loin leurs attributions légales.

Ainsi, les migrants comoriens, illégaux ou non, s’adressent-ils spontanément aux cadis, dont ils ont des homologues dans leur pays, pour faire valoir leurs droits. Situation tragique où les migrants les plus précaires, ne maîtrisant ni le français ni les arcanes administratifs, passent à côté de leurs droits et ont recours à des arbitrages d’une justice musulmane locale elle aussi désormais illégale.

 

Les pratiques illégales de l’administration française vis à vis de l’immigration comorienne

L’immigration comorienne est l’épicentre de toutes les tensions sociales : la population mahoraise lui attribue volontiers tous les maux de l’île, que ce soit le chômage, la lenteur de l’intégration politique à la France, c’est-à-dire l’harmonisation des institutions politiques mahoraises avec les institutions politiques métropolitaines, l’insécurité, ou encore la propagation de maladies sexuellement transmissibles. Cependant, les populations des autres îles des Comores sont avant tout les victimes de guerres et de conditions de vie misérables largement causées par les mercenaires européens qui déstabilisèrent l’archipel de 1975 à 199611. Vivant dans des conditions de vie extrêmement précaires, les venus des îles d’Anjouan et de Mohéli forment, d’après le représentant du grand cadi de Mayotte, une population invisible de près de 100000 habitants12.

Traqués par la police aux frontières de Mayotte13, Anjouannais et Mohélie voient régulièrement leurs droits bafoués par l’administration française. Alors que la plupart des arrêtés de reconduite à la frontière mettent plusieurs mois à être exécutés en Métropole, et que 24% aboutissent, 94% des arrêtés pris à Mayotte sont exécutés en quelques heures, sans que les éventuels demandeurs d’asile n’aient pu faire valoir leurs droits14. Il faut dire qu’il existe un enjeu politique à cette rapidité: sur les 31377 reconduites à la frontière effectuées en 2012 par la France, 15908 ont eu lieu à Mayotte, soit la moitié. La Police Aux Frontières (PAF), qui doit respecter des quotas d’expulsion, peut arbitrairement depuis 2012, détruire des papiers d’identités qu’un de ses agents jugeraient faux, éliminant une pièce de dossier pourtant nécessaire pour que le nouvel arrivant puisse entamer des démarches pour régulariser sa présence.

Mais les pratiques les plus scandaleuses concernent la prise en charge sociale des mineurs étrangers. En effet, sur les 5682 enfants emprisonnés en France en 2014, 5582 (98%) l’ont été au Centre de rétention administrative de Mayotte, dans des conditions exécrables15. Lorsqu’un enfant arrive sur le sol mahorais accompagné de ses parents il peut légalement être expulsé. Mais beaucoup de mineurs arrivant à Mayotte ont fait seuls la traversée. Lorsqu’elle intercepte en pleine mer des embarcations de migrants, la PAF procède alors à l’invraisemblable : des rattachements fictifs, sélectionnant un adulte présent pendant l’interpellation et lui assignant la charge de l’enfant. Personne ne sait ce qu’il advient de ces enfants une fois renvoyés aux Comores.

Au regard des conventions des droits de l’enfance, un mineur ne peut être en situation irrégulière sur le sol français et a droit à un accès aux soins et à une scolarisation16. Si l’accès à ces droits fondamentaux est parfois aléatoire en Métropole, il est presque inexistant à Mayotte, où les jeunes en situation irrégulière n’ont souvent d’autre alternative que de vivre des poubelles, de larcins ou d’agressions. Un fonctionnaire de la Protection judiciaire de la jeunesse en compte près de 8000 rien que dans la capitale et au moins un tiers d’entre eux auraient subi un viol pendant leur enfance. Pourtant, d’après une étude de l’INSEE, 4 % des mineurs isolés étrangers de Mayotte ont un parent français, et 64% sont nés sur le sol français17.

 

Le maintien d’une société coloniale

Loin d’être une société moyennisée, où la majorité de la population appartiendrait à une vaste classe moyenne, la structure sociale de Mayotte a assurément une forme pyramidale : alors qu’un groupe social de fonctionnaires métropolitains extrêmement bien payés et évoluant dans des entre-soi sociaux et urbains forme l’élite économique de l’île, une petite et émergente classe moyenne mahoraise n’occulte pas la réalité d’une vaste population vivant dans des conditions précaires. Parallèlement, les venus d’Anjouan, résidents de fait, parfois illégalement depuis des décennies, subissent la violente rhétorique anti-comorienne, héritée de l’opposition entre Mayotte et l’État fédéral des Comores depuis l’indépendance de l’archipel. L’été 2016, des comités villageois se sont donnés pour mission de « nettoyer l’île » et d’expulser manu militari quiconque serait perçu comme comorien. Du jour au lendemain, des élèves ont disparu des lycées, des familles entières étaient expulsées, certaines mêmes présentes légalement, sans que la Préfecture ne tente de les en empêcher, ni même ne mette en place un dispositif d’accueil pour les expulsés18. Face à la violence et à la justice sommaire, l’état régalien faillit.

L’erreur d’attribution causale est manifeste : s’il est fréquent d’entendre les Mahorais mettre la lenteur de la départementalisation sur le compte de la présence comorienne, cette lenteur incombe davantage aux gouvernements français s’étant succédés depuis 1976, date à laquelle la population mahoraise avait clairement fait savoir son souhait d’une départementalisation. Au nom du respect des spécificités mahoraises19, Mayotte a dû attendre 35 ans ce statut. Maintenant qu’il est effectif, le gouvernement français actuel n’a paradoxalement pas fait de grands efforts d’adaptabilité aux particularités de Mayotte.

Cette départementalisation « en haillons » peut-être comprise comme l’un des plus récents avatars d’un traitement politique de type colonial. Les standards métropolitains sont présentés comme un idéal à atteindre pour une société dont la culture est très peu mise en valeur par l’institution scolaire, appliquant les programmes élaborés à Paris, et par l’administration, composée principalement de fonctionnaires venus de Métropole, bénéficiant de privilèges conséquents : aide à l’emménagement, salaire majoré, et prime d’éloignement nette d’impôt équivalente à 11,5 mois de salaire. Ces « m’zungus » 20évoluent dans des espaces protégés, cohabitant sans guère rencontrer l’immense majorité mahoraise et les omniprésents « invisibles » comoriens. Le philosophe H. Laurentie définissait ainsi le fait colonial : « une minorité qui s’est superposée à une majorité indigène de civilisation et de comportement différents »21. Difficile, considérant l’application particulière du droit et l’ethnicisation de la société mahoraise, de ne pas y voir au mieux une potentialisation de mécanismes anciens de type colonial, au pire un laboratoire in vivo de la colonisation post-Empire.

Jérémy Fernandes Mollien, Richard Monvoisin

Situation dramatique en Lozère (petite leçon de bi-standard social et moral)

En décembre 2015, après de régulières séries de grèves organisées, l’intersyndicale lozéroise 1 a obtenu de la délégation interministérielle un nouvel acquis: le 1er janvier 2018, l’intégralité du code du travail est enfin déclarée applicable en Lozère.

Dans ce département de France, cette nouvelle est perçue comme une étape majeure dans un long combat pour une égalité de droits formelle entre les Lozériens et le reste de leurs concitoyens. Car malgré tout, la situation demeure préoccupante : s’il y a 25 ans, les dépenses de santé par habitant étaient 25 fois plus faibles en Lozère qu’ailleurs en France, en 2016, elles étaient en 2016 encore 5 fois plus faibles qu’en Essonne ou dans le Calvados. La dépense publique globale y est de 4700 euros par habitant, contre 17 300 euros en moyenne dans le reste de l’hexagone. Le taux de chômage y était en 2012 de 36,6% au sein des 15 – 64 ans, et le taux d’activité y était de 45,9%. 55% de la tranche des 15-29 ans sont au chômage. Il est compliqué de trouver des chiffres récents, tant le monde des sciences politiques s’est peu attaché à analyser ce département isolé et durement impacté. En 2005, 92% de la population de l’ancien Gévaudan vivait sous le seuil de pauvreté : le revenu moyen d’un foyer lozérien n’atteignait que 290 euros mensuels. Seule une résidence sur trois est de nos jours équipée du confort de base, c’est-à-dire un accès à l’eau courante et à l’électricité. Les prestations sociales auraient pu être en mesure d’aider les Lozériens à parvenir à des conditions de vie décentes, mais le non-recours aux prestations sociales y est particulièrement important. Lors de l’introduction du RSA dans le département en 2011, la CAF avait anticipé entre 13 000 et 18 000 demandes, mais en 2014, seuls 4 300 allocataires percevaient cette aide. Une des principales raisons avancées par les sociologues travaillant sur cette question est que le montant du RSA y est minoré de 50% de son montant national, afin de ne pas déstabiliser l’économie locale. Versant éducation, si le nombre d’élèves scolarisés est passé de 56 000 en 2002 à 86 000 en 2012, les résultats du bac sont très en dessous de la moyenne nationale : les candidats aux bacs généraux et technologiques sont 61,3% à obtenir leur diplôme, contre 88,5% dans le reste de la France métropolitaine.

En plus de ces nombreuses inégalités socio-économiques, les pratiques de l’administration lozérienne en matière de gestion des flux migratoires sont particulièrement sévères, et souvent illégales : après une décision de 2012 de la préfecture de Mende, les agents de police ont autorité pour détruire les papiers arbitrairement présumés faux des migrants qu’ils contrôlent, quand bien même ceux-ci constituent un élément important pour procéder à une demande d’asile ou établir la minorité d’un migrant. La vitesse d’exécution des arrêtés de reconduite à la frontière étonne également : 94% des arrêtés sont exécutés en quelques heures, ce qui empêche les migrants de demander l’asile. Ils n’ont souvent le temps de contacter ni associations ni avocats pour appuyer leurs requêtes. À titre de comparaison, en moyenne les délais d’exécution des reconduites sont de plusieurs mois, le temps de statuer sur les dossiers. Cette efficacité expéditive mène à ce que sur les 31 377 reconduites à la frontière effectuées en France en 2012, 15 908 ont eu lieu en Lozère, et 3 837 d’entre elles concernaient des enfants. Comme ces derniers ne sont en théorie pas expulsables sans être accompagnés d’un tuteur légal, la police de Mende procède fréquemment à des rattachements fictifs, désignant arbitrairement un adulte en situation irrégulière responsable du mineur pour que celui-ci puisse être légalement évincé. Parmi ceux qui ne sont pas expulsés, l’emprisonnement est un sort courant : alors qu’en 2014, 100 mineurs étaient emprisonnés dans le reste de la France métropolitaine, 5 582 enfants et mineurs étaient détenus au centre de rétention de Cubières et dans la prison Séjalan de Mende.

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ERRATUM

Une coquille volontaire émaille cet article. La situation sociale et politique qui est décrite ici n’est pas celle de la Lozère, mais de Mayotte, île de l’archipel des Comores qui est devenu en 2011 le 101ème département français. Toutefois, comme les Mahorais aiment le souligner, Mayotte fait partie de la France depuis 1843, bien « avant Nice et la Savoie ». Seulement, autant son statut de colonie qu’elle quitta en 1946 que les différents sobriquets qui ont été créés entre temps pour l’empêcher d’entamer un processus de départementalisation, sont les témoins d’une volonté, de la part de la métropole, de freiner l’intégration politique de Mayotte. Autant l’application particulière du droit national que la frilosité des ministères à appliquer pleinement les normes métropolitaines témoignent d’une persistance d’une forme moderne d’État colonial. À Mayotte, la minorité de fonctionnaires métropolitains disposent d’importants avantages : salaires doublés, congés supplémentaires ; et habitent dans des zones protégés, les Mzungulands, ghettos à blancs, qui les isolent socialement et urbainement du reste de l’île. Le train de vie de cette petite minorité, au demeurant sans doute dotée de bonnes intentions, contraste avec les conditions de vie précaires des Mahorais, et le traitement inhumain dont font l’objet les migrants venus des autres îles des Comores, qui avaient quant à eux demandé l’indépendance. Depuis novembre 2016, l’île est même en proie à des pénuries d’eau, sans que les médias métropolitains ne s’en émeuvent. Gageons que si la situation décrite ici était celle de la Creuse, du Calvados, du Haut-Rhin ou de l’Ardèche, les réactions seraient bien plus rapides. Hélas, tous les Français en 2017 sont loin d’avoir les mêmes droits.

Jérémy Fernandes Mollien & Richard Monvoisin

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Pour aller plus loin, voir Mayotte : reconfigurations coloniales, des mêmes auteurs, publié en mars 2017 dans la revue Mouvements.

Nous remercions le Monde Libertaire de nous permettre de reproduire cet article, publié en avril 2017 dans leur numéro 1747.


Bibliographie

  • Cosi, France Terre d’asile, Ordre de Malte France, « Centre de rétention administrative toujours plus d’enfants enfermés », extrait du rapport 2014 sur les centres de rétentions administratives, 2014.

  • Carayol R. « Mayotte, une départementalisation à la pelleteuse » Le Monde Diplomatique, n° 687, 2011.

  • Duflo, M. et Ghaem M. « Mayotte, une zone de non droit », Plein Droit, n°100, 2014.

  • Roinsard N., « Conditions de vie, pauvreté et protection sociale à Mayotte : une approche pluridimensionnelle des inégalités », Revue Française des Affaires Sociales, 2014/4.

  • Roinsard N., « Chômage, pauvreté, inégalités : où en sont les politiques sociales à Mayotte ? », Informations sociales, 6/2014.

  • Roinsard N., « Conditions de vie, pauvreté et protection sociale à Mayotte : une approche pluridimensionnelle des inégalités », Revue Française des Affaires Sociales, 2014/4.

In memoriam minimalismus Ruwen Ogien

Le philosophe Ruwen Ogien a toujours eu une certaine distance amusée à l’égard des situations morales qu’il traitait dans ses livres. Jusqu’au dernier moment, il regardait sa maladie d’un air circonspect, et la pantomime médicale et afflictionnelle d’un œil rieur – ce qu’il a d’ailleurs raconté dans son dernier ouvrage. Il est mort le 4 mai 2017 sans que l’on sache à quel âge exactement, et on peut miser que là où il est, il doit rire de ceux qui se demandent s’il est moral de mourir au printemps ou de manger des pissenlits par la racine plutôt que par les feuilles. Au CorteX, nous essayons de jauger nos choix politiques et moraux par l’analyse rationnelle, et la philosophie morale nous fournit des outils de premier choix. Parmi les fournisseuses et fournisseurs officiels et principaux, Ruwen Ogien et son éthique minimale. Alors pour solder notre dette intellectuelle, nous avons voulu consacrer un article à sa pensée et la faire découvrir à celles et ceux qui seraient passés à côté, parce qu’il n’est jamais trop tard. Quoi de mieux pour cela que de demander à l’une des ses collègues philosophes, Marlène Jouan, qui a bien connu le monsieur, et assidûment fréquenté l’œuvre ?

Un spécialiste de philosophie morale

Spécialiste de philosophie morale ou d’éthique, pour Ruwen Ogien c’est pareil. Seulement, quand on a dit ça on n’est guère avancé, car il y a « philosophie morale » et « philosophie morale ». Pour comprendre ce qu’il faisait, le mieux est donc de commencer par revenir sur les trois « branches » que l’on a coutume de distinguer dans le domaine.

La méta-éthique, d’abord, qui s’intéresse à la signification des prédicats moraux tels que « bien », « mal », « juste » ou « injuste » par distinction d’avec « rouge », « vrai » ou « laid » par exemple ; au rapport entre les jugements moraux et les autres types de jugements, factuels et évaluatifs ; au statut épistémologique des jugements moraux (que nous permettent-ils de connaître ?) ainsi qu’à leur pouvoir explicatif (en quoi motivent-ils nos actions ?). En bref la méta-éthique, c’est l’étude du langage de la morale, indifférente à la question de savoir quelles sont les actions qu’il est bien ou mal, juste ou injuste d’accomplir. Sous l’impulsion première du philosophe britannique George Edward Moore au début du XXe siècle, et aussi surprenant que cela puisse paraître à celles et ceux qui ne sont pas familiers de ce champ de recherche, la philosophie morale ainsi conçue est donc tout sauf une philosophie pratique qui aurait vocation à guider notre conduite, voire notre existence tout entière.

L’éthique normative, ensuite, correspond bien davantage à ce que nous nous attendons à trouver quand on nous parle de philosophie morale. Elle élabore en effet des théories ayant une ambition prescriptive, c’est-à-dire visant à nous dire ce qu’il faut faire en telle et telle circonstance, comment nous devons agir, ou bien ce qu’il serait bien ou correct de faire en telle en telle circonstance. Plus exactement, ces théories proposent des méthodes de raisonnement permettant de décider de ce qu’il faut faire ou de ce qu’il serait bien de faire – aux autres mais, pourquoi pas aussi, à soi-même. Historiquement et schématiquement, il y a trois grandes théories de ce type : l’arétaïsme, ou éthique des vertus, que l’on doit à Aristote mais qui est bien vivante aujourd’hui encore ; le déontologisme, dont le représentant le plus fameux est le philosophe allemand Emmanuel Kant mais dont on a aussi une variante dans le catholicisme par exemple ; l’utilitarisme, qui nous vient initialement de Grande-Bretagne, et dont les pères fondateurs sont Jeremy Bentham et John Stuart Mill.

Enfin, l’éthique appliquée, qui consiste au premier abord à exploiter ces théories normatives, ou les principes qu’elles mettent en avant, pour résoudre des questions d’éthique concrètes, que l’on appelle parfois aussi « questions de société ». Par exemple et pêle-mêle : l’euthanasie, la prostitution, le don d’organe, la torture, la liberté d’expression, l’expérimentation sur les animaux, la peine de mort, l’assistance médicale à la procréation, la protection de l’environnement, le clonage, le port du voile, etc. En réalité l’étude de ces cas concrets, qui s’est développée de manière exponentielle dans la seconde moitié du XXe siècle, permet tout autant de mettre à l’épreuve les théories normatives dominantes, de les tester et de les amender ; elle oblige aussi à reconnaître qu’en pratique, nous avons souvent recours à un « bricolage » entre ces différentes théories ; elle a enfin besoin de recourir, à des fins d’éclaircissement des difficultés et des enjeux des débats, à la méta-éthique.

Pour en savoir un peu plus sur cette organisation du paysage de la philosophie morale, on peut se référer utilement au « Que sais-je ? » que Ruwen Ogien lui a consacré, avec Monique Canto-Sperber, en 2004 : ce petit ouvrage constitue, pour les étudiant.e.s qui souhaitent s’initier sérieusement à la philosophie morale contemporaine, une très bonne introduction. Pour sa part, et depuis son premier ouvrage intitulé La faiblesse de la volonté, issu de sa thèse de doctorat et paru en 1993, Ruwen Ogien a constamment frayé, sans respecter leurs frontières académiques, avec chacune de ces trois branches de la philosophie morale. Mais on associe plutôt ses travaux à l’éthique appliquée, comme le suggèrent les titres de quelques ouvrages : Penser la pornographie (2003), La liberté d’offenser. Le sexe, l’art et la morale (2007), La vie, la mort, l’État. Le débat bioéthique (2009), La guerre aux pauvres commence à l’école. Sur la morale laïque (2012). C’est également sous ce drapeau que s’inscrivaient ses interventions régulières, depuis 2014, sur le blog « LibeRation de Philo ». À destination d’un public plus large, elles ont été récemment reprises, avec d’autres textes rédigés au fil de l’actualité, dans son Dîner chez les cannibales et autres chroniques sur le monde d’aujourd’hui.

Dans les pas de Montaigne…  

La référence à Montaigne est ici immanquable, et instructive pour se faire une idée de la conception qu’avait Ruwen Ogien de l’utilité pratique de la philosophie. L’auteur de l’essai « Des cannibales » revendiquait en effet, dans un autre essai intitulé « Du repentir », une tâche de « récitation de l’homme » qu’il faut comprendre par contraste avec la prétention de ses prédécesseurs à « former l’homme », qui sera aussi celle de beaucoup de ses successeurs.

Mais pas de Ruwen Ogien, pour qui la philosophie morale n’a précisément pas pour mission de « former » l’être humain c’est-à-dire de le mettre ou de le remettre sur le chemin de la vertu, de la perfection ou de la sainteté. Cela supposerait qu’il soit légitime de soumettre l’ensemble de ses conduites, privées comme publiques, au jugement moral, et de confier ce jugement moral au philosophe : n’est-il pas l’« expert » en cette matière ? De fait, c’est bien ce qu’on demande souvent aux philosophes, tant dans les comités d’éthique que dans l’espace médiatique, à savoir de donner leur « avis », leur diagnostic et leur conseil, sur à peu près toutes les questions qui soulèvent et alimentent la « panique morale », voire le « délire catastrophiste » ambiants – la crainte que certaines pratiques, notamment sexuelles et reproductives, mais aussi religieuses et migratoires, ne renversent les « piliers » ou les « fondements » de la société en transgressant les normes et les valeurs qui seraient essentielles à notre « identité » ou au « vivre-ensemble ». C’est bien d’ailleurs aussi ce que nombre d’entre eux proposent, quand bien même on ne leur demande rien !

Ruwen Ogien fait résolument partie de ceux qui refusent d’endosser un tel rôle, que dénonçait déjà Jacques Bouveresse, son directeur de thèse, en 1973 dans un essai intitulé Wittgenstein : la rime et la raison :

« Dans quelle mesure […] le philosophe est-il qualifié pour parler de morale ? Est-il fondamentalement meilleur, plus expérimenté ou plus heureux que le reste des hommes ? Quel genre de secret détient-il ? Que pourrait-il bien savoir que d’autres ignorent ? De toute évidence rien »

Qu’on ne se méprenne pas : cette position sceptique, inspirée de Ludwig Wittgenstein, ne signifie pas que la philosophie morale en général, l’éthique appliquée en particulier, est une imposture intégrale. S’il ne faut pas attendre du philosophe un savoir, mi-spéculatif mi-existentiel, qui lui permettrait de fournir des solutions forcément justes aux problèmes éthiques que l’on rencontre (ou que l’on invente), et s’il faut encore moins attendre de lui un comportement moral particulièrement exemplaire, en revanche on peut et l’on devrait pouvoir compter sur lui pour élaborer et transmettre certains savoir-faire nous permettant d’éclairer ces problèmes, de sortir des confusions conceptuelles et argumentatives qui gangrènent la façon dont on en discute.

L’avant-propos de L’influence de l’odeur des croissants chauds sur la bonté humaine – et autres questions de philosophie morale expérimentale (2011) illustre explicitement cette démarche, que certainement le CorteX ne renierait pas [NdCorteX : effectivement, nous nous servons de ses productions depuis 2012, voir ici] : dans ce qu’il présente comme une « introduction générale à l’éthique », Ruwen Ogien affirme vouloir « mettre à la disposition de ceux que cela pourrait intéresser une sorte de boîte à outils intellectuels pour affronter le débat moral sans se laisser intimider par les grands mots (“Dignité”, “Vertu”, “Devoir”) et les grandes déclarations de principe (“Il ne faut jamais traiter personne comme un simple moyen”, etc.) » ; on pourrait ajouter les grandes émotions comme l’amour, la haine ou encore la honte, qu’il a disséquées dans d’autres ouvrages. Et de préciser que « si ces titres n’étaient pas devenus des marques déposées », il aurait pu intituler son introduction « Antimanuel d’éthique ou Petit cours d’autodéfense intellectuelle contre le moralisme ».

Les philosophes n’ont pas de leçon de morale à donner

La philosophie devrait donc se garder de donner des leçons de morale ; elle devrait aussi, cela va de pair, se déprendre de l’ambition de fonder la moralité. Dans les faits, cela revient à cautionner certaines formes de normalité, ou à imposer certaines formes d’existence, au nom d’un ordre transcendant, universel et anhistorique qui fait l’objet de bien des fantasmes mais qui ne résiste guère à l’examen rationnel, du moins dès que le philosophe daigne sortir de sa tour d’ivoire pour s’informer auprès des sciences, de la sociologie à la psychologie en passant par la biologie et l’anthropologie – à l’instar de ce qui nous est proposé dans un article de 2007 intitulé « Que fait la police morale ? ». On pourrait dire, en reprenant une célèbre formule de Hegel, que la philosophie à mieux à faire que se poser en « valet de chambre de la moralité » : plus modestement ou plus humblement, son entreprise est essentiellement analytique et critique. Celles et ceux qui n’oseraient pas se lancer directement dans la lecture d’un ouvrage de Ruwen Ogien peuvent alors commencer à goûter cette entreprise avec un autre article, paru en 2012 et disponible sur le site de la revue Raison publique sous le titre « La “marchandisation du corps humain” : les incohérences et les usages réactionnaires d’une dénonciation » : on y trouve toute la rigueur et la pédagogie caractéristiques d’un auteur qui – ce serait à mon sens une bonne façon de résumer sa contribution – a montré combien les appels à la moralité dissimulaient et participaient à la production d’injustices sociales. En bref, comme on peut le lire au début de La panique morale : « trop d’éthique tue l’éthique ».

Un philosophe qui fait grincer les gencives

À plusieurs titres, cette contribution fait de Ruwen Ogien une voix singulière et peu audible dans le paysage philosophique français, que l’on aurait tort de réduire au geste d’iconoclastie ou de provocation dont il est parfois affublé mais dont il est évident qu’il s’amuse lui-même.

Par la tradition dans laquelle il s’inscrit d’abord, celle de la philosophie analytique, dont il adopte les exigences typiques d’analyse et de justification, de confrontation à l’objection et aux données de l’expérience, de clarté, de précision et de cohérence, mais sans les scories logiques et la froideur stylistique qui hérissent encore sa réception française et qui peuvent la rendre peu accessible. L’ancrage de Ruwen Ogien dans la méta-éthique vient de là, pour autant on est avec lui au plus loin du constat lapidaire que pouvait faire, en 1972 dans Morality. An Introduction to Ethics, le philosophe anglais Bernard Williams, déplorant que la philosophie morale ait trouvé, en s’adonnant à la méta-éthique, « une manière originale d’être ennuyeuse, consistant à ne pas discuter du tout des problèmes moraux ». Au contraire, Ruwen Ogien met directement la méta-éthique au service de la discussion de ces problèmes moraux, tout en l’utilisant comme garde-fou contre la moralisation de cette discussion.

Indéniablement, cette méthode le place en marge des interventions les plus bruyantes de nos philosophes nationaux dans les débats de société. Une grande partie de ces interventions s’énonce en effet à l’abri de positions théoriques normatives dont les concepts et les principes clés sont à ce points soustraits à la démonstration, mais aussi à l’imagination, qu’ils ont pris la forme de clichés ou de slogans et les alimentent en tout cas trop facilement. Cela vaut en particulier de celles qui revendiquent une fidélité sans faille à l’éthique kantienne, sans doute la cible privilégiée quoique non exclusive de Ruwen Ogien. Avec l’auteur des Fondements de la métaphysique des mœurs ou de la Doctrine de la vertu, mais aussi celui de l’Éthique à Nicomaque, c’est en fait l’ensemble des éthiques dites « maximalistes » qui est révoqué, au profit de la défense d’une éthique « minimale » et même « minimaliste ».

Une éthique « libérale » ?

Cette défense d’une éthique minimale est largement minoritaire, et il arrive à Ruwen Ogien de suggérer que ce n’est pas sans lien avec le fait que si la situation venait à changer, un grand nombre de philosophes moraux se retrouverait tout bonnement au chômage technique. Elle n’est d’ailleurs pas minoritaire seulement en France, mais le langage au moyen duquel nous formulons nos antagonismes politiques tend tout spécialement à l’obscurcir. Que cette position vaille souvent à Ruwen Ogien d’être taxé de philosophe « libéral » ou « individualiste », ce qui dans nos contrées suffit à disqualifier n’importe quelle prétention à faire de la philosophie « morale », est en effet symptomatique : on confond, dans l’opprobre que ces étiquettes sont censées véhiculer, deux prises de position distinctes. Ainsi quelqu’un de « libéral » sur les questions morales, c’est-à-dire de « progressiste » au sens du terme « libéral » en vigueur dans le monde politique anglophone par contraste avec « conservateur », serait-il forcément « libéral » aussi sur les questions économiques et sociales, c’est-à-dire, au sens ordinaire du terme en vigueur chez nous, un chantre de la fin de la protection sociale, de la disparition de l’État-Providence au profit des mécanismes « auto-régulateurs » du marché, de la mise en concurrence de tous avec chacun et donc d’un solide égoïsme rationnel. Or on peut fort bien être l’un sans être l’autre ! Comme on peut légitimer les inégalités économiques et sociales, et ainsi le maintien du statu quo, avec des arguments moraux qui n’ont rien de progressiste.

L’éthique minimale de Ruwen Ogien, qui implique une conception restreinte des interventions de l’État dans la vie des citoyens, mais aussi de celles de chaque citoyen dans la vie de ses concitoyens, ne concerne en tout état de cause que les questions morales et elle peut fort bien être adossée à une philosophie sociale d’autant plus « riche » que sa contre-partie morale est « pauvre ». De fait, l’alternative « plus ou moins d’État » est fourvoyante : ce qu’il faut analyser et soumettre au regard critique, ce sont les normes morales mobilisées pour justifier son intervention, que celle-ci s’oppose ou non au marché. Comme son nom l’indique, l’éthique minimale réduit ces normes au minimum, à quelques principes pas franchement grandioses, qui visent deux effets corrélés : d’une part assurer sa portée universelle, c’est-à-dire son indépendance à l’égard de tout engagement métaphysique et religieux, et d’autre part soustraire un maximum de domaines de nos existences à l’ingérence de la loi, que celle-ci ait la force du droit ou qu’elle soit simple affaire de coutumes sociales.

Principes de base de l’éthique minimal(ist)e

Quels sont ces principes ?

(1) Porter une égale considération ou la même valeur à la voix ou aux intérêts de chacun.

(2) Assumer une neutralité à l’égard des conceptions du bien personnel ou de ce qu’est une vie « bonne » ou « réussie ».

(3) Limiter l’intervention de l’État aux cas de torts flagrants et délibérément causés à autrui c’est-à-dire, avec Montaigne une fois de plus, « éviter la cruauté ».

Celles et ceux qui ont quelques atomes crochus avec l’utilitarisme penseront que Ruwen Ogien est l’un des leurs et ils et elles auront raison. Reste que comme tout principe, ces trois-là sont susceptibles d’être interprétés diversement, et Ruwen Ogien en propose une interprétation radicale, qui distingue son éthique minimale de celle qui est solidaire du libéralisme politique tel qu’il fut renouvelé, à partir des années 1970, par les travaux du philosophe américain John Rawls. Sans être trop technique ni entrer dans les arcanes du débat sur la priorité du « juste » ou du « bien » – on renvoie pour cela les lecteurs et lectrices à L’éthique aujourd’hui. Maximalistes et minimalistes (2007) –, cette radicalité tient à la thèse suivante : nos conceptions du bien ou nos idéaux de la vie bonne, qui se traduisent dans les façons plurielles dont nous menons nos existences, dont nous fuyons ou prenons à bras le corps les questions qu’elles nous posent ou encore, comme le dirait le vieux Socrate, dont nous nous soucions ou ne nous soucions pas de nous-mêmes, corps et âme compris, ces conceptions n’ont aucune valeur ou portée morale en elles-mêmes. Par conséquent il n’y a pas en cette matière, celle du rapport de chacun avec lui-même, de l’usage que l’on fait de soi, d’évaluation morale qui tienne et a fortiori de sanction légitime, qu’elle soit le fait de l’État ou de la société.

Tant que les gens ne nuisent pas à autrui, laissez-les faire ce qu’ils veulent

La substance de l’éthique minimaliste défendue par Ruwen Ogien tient ainsi en peu de mots : tant que gens ne nuisent pas à autrui, laissez-les faire ce qu’ils veulent. En version un peu plus développée : tant que leur liberté ne fait pas de victime c’est-à-dire qu’elle ne cause pas directement de dommages non-consentis à d’autres personnes qu’elles-mêmes, il ne saurait y avoir d’infraction morale – non plus d’ailleurs que de réalisation ou de noblesse morale : ni l’éloge ni le blâme ne sont de mise (ce qui n’empêche pas d’être généreux dans les conseils et les recommandations que l’on peut prodiguer à ses proches et ses amis). Le potentiel subversif d’une telle éthique est proportionnel à son économie de moyens, et pour en prendre concrètement la mesure il suffit de la confronter à son antipode occupée encore à ce jour par le modèle français de bioéthique, qui depuis la création du Comité Consultatif National d’Éthique en 1983 a fait l’objet d’une institutionnalisation sans équivalent dans le monde.

Ce modèle est en effet profondément paternaliste, investi de la mission consistant à « protéger les gens d’eux-mêmes ou à essayer de faire leur bien sans tenir compte de leur opinion », et donc prompt à soupçonner leur consentement de toutes sortes de vices qui en annulent la validité. Corrélativement, c’est un modèle qui ne se contente pas de faire valoir les devoirs que nous avons envers autrui mais qui oppose aussi à notre liberté les devoirs que nous aurions envers nous-mêmes ou envers notre propre humanité – celui de ne pas nous suicider par exemple, ou de ne pas faire commerce de certains usages de notre corps. En dernière instance, c’est un modèle fondé sur une valeur, la dignité, dont le contenu est pour le moins douteux et contesté si ce n’est complètement vide. Il a donc bien souvent besoin, pour compenser ce vide, de s’appuyer sur des pratiques et des normes sociales et culturelles, éventuellement flanquées de « lois de la nature » pour plus de sécurité, dont Ruwen Ogien montre que la prévalence ici ou là ne fait pourtant pas la moralité.

Une bombe subversive cachée dans Shaun le mouton

Il est sans doute inutile de préciser, en conclusion, que quiconque veut le lire doit donc être prêt non seulement à voir ses idées reçues bousculées, mais aussi, autant être prévenu, à faire preuve du courage nécessaire pour aller jusqu’au bout de ses raisonnements moraux, quitte à ne pas être très fier de ce que leurs implications révèlent. Mais il ou elle doit aussi s’attendre, et la chose est suffisamment peu commune en philosophie pour être soulignée, à tomber plus d’une fois « mdr » – d’un rire déclenché par l’absurde ou l’incohérence (des idées que l’on partage ou pas), par l’expérience de pensée farfelue ou la comparaison irrévérencieuse, et surtout par l’ironie et l’autodérision de celui qui les propose et se tient à bonne distance de tout « esprit de sérieux » (ne pas se fier à l’auteure de ces lignes, qui n’a pas le même talent).

Cet humour nous tient, et l’a sans doute tenu, jusque dans son dernier livre paru début mars, Mes Mille et Une Nuits. La maladie comme drame et comme comédie, écrit entre deux chimiothérapies. Si Ruwen Ogien y poursuit sa critique d’un moralisme qui prend alors la forme du « dolorisme », cette idée qu’il y aurait quelque chose de bon voire de rédempteur dans la souffrance, que celle-ci aurait un sens ou ne serait pas sans raison, l’argumentation expose ses propres hésitations et se noue avec un récit dont il retenait surtout, dans la correspondance dispersée que nous entretenions alors, les moments de soulagement qui accueillent le simple fait de comprendre. « On peut refuser de s’apitoyer sur ses propres souffrances tout en éprouvant une profonde compassion pour celles des autres », disait-il à Libération dans un entretien du 10 février 2017. Les hommages et portraits parus depuis le 4 mai l’ont d’ailleurs déjà rapporté : celles et ceux qui ont eu la chance de le rencontrer étaient toutes et tous un peu « émerveillés » par sa gentillesse, sa bienveillance et sa sollicitude, et avec le philosophe Patrick Savidan il faut reconnaître que sa personne était peut-être « le meilleur argument qui soit en faveur de l’éthique minimale », même si lui-même ne l’aurait pas admis. « Doux comme Shaun le mouton ! » rétorquait-il dans l’un de ses mails aux insultes que lui valaient ses prises de position dans le débat public ; le moins que l’on puisse faire c’est tenter d’éviter les passions tristes qui lui étaient si étrangères pour entretenir la passion joyeuse qu’il avait pour la vie non moins que pour la philosophie.

CorteX_Marlene_JouanMarlène Jouan, maîtresse de conférences en philosophie à l’Université Grenoble-Alpes.

Bibliographie

Nous n’avons retenu ici que les ouvrages.

  • Pour s’interroger sur les objets de nos perplexités et de nos passions morales contemporaines :

Un portrait logique et moral de la haine, Combas, L’éclat, 1993.

La honte est-elle immorale ?, Paris, Bayard, 2002.

Penser la pornographie, Paris, PUF, 2003.

La panique morale, Paris, Grasset, 2004.

La liberté d’offenser. Le sexe, l’art et la morale, Paris, La Musardine, 2007.

La vie, la mort, l’État. Le débat bioéthique, Paris, Grasset, 2009.

Le corps et l’argent, Paris, La Musardine, 2010.

L’influence de l’odeur des croissants chauds sur la bonté humaine – et autres questions de philosophie morale expérimentale, Paris, Grasset, 2011.

La guerre aux pauvres commence à l’école. Sur la morale laïque, Paris, Grasset, 2012.

Philosopher ou faire l’amour, Paris, Grasset, 2014.

Mon dîner chez les cannibales et autres chroniques sur le monde d’aujourd’hui, Paris, Grasset, 2016.

  • Pour approfondir les paradigmes théoriques qui permettent d’orienter cette interrogation :

La faiblesse de la volonté, Paris, PUF, 1993.

Les causes et les raisons : philosophie analytique et sciences humaines, Arles, Jacqueline Chambon, 1995.

Le réalisme moral, « Première partie », Paris PUF, 1999.

Le rasoir de Kant et autres essais de philosophie pratique, Combas, L’éclat, 2003.

La philosophie morale (avec Monique Canto-Sperber), Paris, PUF, 2004.

L’éthique aujourd’hui. Maximalistes et minimalistes, Paris, Gallimard, 2007.

Les concepts de l’éthique. Faut-il être conséquentialiste ? (avec Christine Tappolet), Paris, Hermann, 2009.

Et le dernier, hélas : Les Mille et Une Nuits. La maladie comme drame et comme comédie, Paris, Albin Michel, 2017.

Le CorteX a par ailleurs gardé en stock quelques passages radiodiffusés de Ruwen Ogien. Les voici.

École : doit-on enseigner la morale laïque ?, dans La grande table, sur France Culture, le 13 septembre 2012.

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Liberté négative et volonté d’égalité, dans Questions d’éthique, de Monique Canto-Sperber sur France Culture, le 6 juin 2013.

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La maladie aurait-elle des vertus ? Dans La conversation scientifique, d’Étienne Klein sur France Culture, 4 mars 2017.

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Crédit photo : le Nouvel Observateur.

Le biais de financement

On appelle biais de financement le fait qu’une étude financée par une industrie, ou dont les investigatrices ou investigateurs sont financé·es par une industrie, a plus de chance d’avoir des résultats favorables à l’industrie concernée toutes choses égales par ailleurs.

On peut introduire ce biais avec cet extrait de Cash investigation « Industrie agroalimentaire : business contre santé » de septembre 2016.

La journaliste interroge un chercheur ayant écrit un rapport pour lequel celui-ci a été rémunéré par l’American Meat Institute (association qui représentait les industries de la viande et des volailles aux États-Unis)1. Ce rapport critique les travaux sur les effets délétères pour la santé de la consommation de viande d’une scientifique, S. Preston-Martin. À la question « Vous ne pensez pas que votre point de vue serait plus fort si je n’avais pas découvert que aviez été payé ?« , le chercheur répond « Non, je ne pense pas que ça changerait mon point de vue« .

L’étude de 2013 Bes-Rastrollo et al. 2 recense toutes les études portant sur le lien entre consommation de boissons sucrées et prise de poids et obésité. Les chercheuses et chercheurs les ont classées en deux catégories : celles dont les résultats montraient un lien entre ces deux variables, et celles dont les résultats ne montraient pas de lien. On peut schématiser ainsi ces résultats (figure A).

CorteX_Bes-rastrollo1
Figure A

Un autre chercheur de manière indépendante a ensuite classé les études en fonction des déclarations de liens d’intérêt des chercheuses et chercheurs avec les industries fabricants des boissons sucrées. Si on prend en compte cette variable là, les résultats sont les suivants (figure B).

CorteX_Bes-rastrollo2
Figure B

On s’aperçoit alors que la plupart des études montrant un lien entre consommation de produits sucrés et prise de poids n’ont pas déclaré de liens d’intérêt alors que la plupart des études ne montrant pas de lien entre ces deux variables déclarent des liens d’intérêts avec des industries.

Ces résultats convergent avec d’autres au sujet desquels les industries agro-alimentaires 3, pharmaceutiques 4, du tabac 5, des organismes génétiquement modifié 6, des télécommunications 7, des nanotechnologies 8 ou encore du nucléaire 9 sont impliquées.

Une des hypothèses explicatives possible du biais de financement est le biais de publication, le fait que les chercheuses et chercheurs ont bien plus tendance à soumettre,  et les revues scientifiques à publier des expériences ayant obtenu un résultat positif que des expériences ayant obtenu un résultat négatif. Cela soulève le problème de l’inféodation des recherches aux intérêts commerciaux des grands groupes d’éditeurs privés (voir à ce sujet ici et ).

Histoire – Idées reçues sur les Gaulois

Depuis 2008, je fais un cours dans mon enseignement Zététique & autodéfense intellectuelle centré sur les sciences historiques. Parmi les lieux communs que je revisite, le Moyen-âge, la préhistoire et le mythe fondateur français métropolitain, les Gaulois. Sur ce dernier sujet exclusivement, je vous renvoie à cette audio/vidéographie qui m’a documenté au cours du temps.

En guise d’introduction, voici un hommage à Ricet Barrier (1932-2011), grand troubadour moderne, qui écrivit en 1975 La java des Gaulois, qui est l’une des chansons préférées de notre ami et bienfaiteur Stanislas Antczak.

{Refrain:}
Poilus, barbus, vêtus de peaux de bêtes
Ils bravaient la tempête Tue-le, tue-la
C’était la loi des Gaulois !

Ils prenaient la route
Pour chasser l’mammouth
Et courir le guilledou
Ils coupaient le gui
Mais à propos où
Où coupaient-ils donc le houx
La chasse finie
Les homm’s réunis
Plongeaient sur la nourriture
Au p’tit Chilpéric
Qu’était rachitique
On jetait les épluchures

{Refrain:}
Poilu, barbu, le druide à noble tête
Arrivait pour la quête
Paie pas, planque-toi
C’était la loi des Gaulois

Quand ils guerroyaient
Mêm’ les feuill’s tremblaient
Les femm’s se jetaient à leurs pieds
Mais un beau matin
Un sombre devin
Leur a prédit : ça va barder !
Tout près des menhirs
La troupe en délire
Astiqua les fers de lance
Vércingétorix, un dur, un caïd,
Etudia la carte de France

{Refrain:}
Bardé, casqué, un Jul’s nommé César
Arriva sur son char
Il leur a dit :
« Veni, veni, vidi, vici »

On s’tira les tifs
On s’tapa sur l’pif
Mais on vit bientôt les légions
Des Romains pompett’s
Qu’aimaient la piquette
S’coller dans la Vas’ de Soissons
La Gaule manqu’ de bras
Dit un chef gaulois,
Il faut retrousser nos manches
Ils fir’nt des maisons
Ils fir’nt même les ponts
Sauf le sam’di et l’dimanche

{Refrain:}
Poilus, barbus, ils guinchaient le sam’di
Au bal sur pilotis
Flânant, crânant
On causait entre poteaux
En r’gardant les Gauloi(ses)
Jouer les pompadour
Et la Gaule endimanchée
Chantait à plein gosier
En trinquant à l’amour
L’amour !


En prolongement, voici un petit travail modeste contenant quelques coquilles, mais très intéressant de jeunes étudiant.es de mon enseignement, saison 21 (janvier 2016), intitulé « La civilisation gauloise, entre idées reçues et réalité historique », signé Nicolas Ivol, Flavien André, Marine André, Genevois Clément et Justine Praly.

L’archéologie contribue-t-elle à fonder nos mythes nationaux ?

Le salon Noir, France Culture, 5 juin 2013

Jean-Paul Demoule (que vous avez déjà rencontré au sujet des hypothétiques Indo-européens ici) et Jean-Jacques Beneix parlent des Gaulois ici.

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Anecdote : le fameux musée de Glozel, célèbre dans le milieu zététique pour son vrai-faux-vrai site ambigu, que j’ai eu la chance de visiter en 2008 avec mes camarades Antczak, Fabre, Vivant, Martin et Déguillaume, a fait un commentaire publié sur le site de France Culture.

Suite à l’émission de ce jour, l’association « Musée de Glozel », par la voix de son président Jean-Claude Fradin, tient à faire savoir qu’elle défend une autre vision de l’histoire des fouilles du site archéologique de Glozel et du rôle important joué par le docteur Antonin Morlet dans cette découverte.

 

Que doit le français à la langue gauloise ?

Le salon Noir, France Culture, 20 mars 2013, avec le linguiste Xavier Delamarre.

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Les Gaulois

La tête au carré, France Inter, 21 novembre 2011

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Les représentations du Gaulois, forgées à partir du XVIIIe siècle, constituent un bric-à-brac de clichés et de préjugés, relevant d’un cabinet de curiosités historiques et préhistoriques. Cette figure fut relayée dans les manuels d’histoire et exploitée par le pouvoir politique à des fins de propagande. Pourtant, le visage des Gaulois est tout autre… Les dernières découvertes archéologiques ont démenti les images d’Épinal. Les Gaulois ne mangeaient pas de sangliers. Leurs construction fortifiées et leurs habitats aux matériaux biodégradables témoignent de leur savoir-faire de bâtisseurs. Derrière le barbare impétueux porté par son courage se dessinent des combattants disciplinés et entraînés, bénéficiant d’un armement renommé pour sa qualité. Avec François Malrain, archéologue, ingénieur d’étude et de recherche à l’INRAP (Institut national de recherches archéologiques préventives) et commissaire scientifique de l’exposition Gaulois, une expo renversante.

Le gaulois en 30 minutes

Le salon Noir, France Culture, 8 octobre 2016

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« La Gaule unie, formant une seule nation, animée d’un même esprit, peut défier l’univers »

Vercingétorix devant ses troupes à Avaricum, de Bello Gallico, VII, 29.

Archéologie et idéologie ont toujours fait bon ménage. Ainsi, l’archéologie est fille de la nation, mais aussi bonne fille ! Dans une période de régression identitaire, à l’image des Mésopotamiens, ou des Polynésiens, les Français, l’avenir dans le dos, font désormais face au passé…leur passé ? Cro-Magnon, gallo-romain, Francs, Clovis ou Jeanne, le débat se focalise aujourd’hui sur le gaulois, les origines gauloises de la nation, en un mot « nos ancêtres les gaulois » ? Dans le cadre de notre roman national, de cette recherche de parenté historique, depuis 150 ans, l’archéologie fait figure, de très bonne fille… Avec Jean-Louis Brunaux, directeur de recherche au CNRS

Ces Gaulois vendus à Rome

Le Salon NoirFrance Culture 4 juin 2016

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Depuis peu, les archéologues entrevoient ces soldats vendus à Rome, et montrent que la trahison était omniprésente pendant la guerre des Gaules. Face à l’ancienne fureur guerrière, le sac de Rome en 390, la prise de Delphes en 279, la société gauloise se serait-elle ramollie dans les années 60 avant notre ère ? Vercingétorix devant ses troupes l’aurait dit « la Gaule unie, formant une seule nation, animée d’un même esprit, peut défier l’univers »… Certes, mais l’esprit n’y était déjà plus ! Le discours savant évoque souvent une Gaule prête à rentrer dans l’histoire; peut-on, tout au contraire, envisager des élites gauloises livrant leur pays à César ? Omniprésente, la trahison se pratique de toute part dans la Guerre des Gaules, à l’image de Litaviccos, parjure frère de Rome. Triomphe de l’impérialisme romain, Alésia peut-elle être vue comme la victoire des élites « collaborationnistes » gauloises ? Depuis peu, les archéologues entrevoient ces soldats vendus à Rome, un cavalier gaulois à Paris, la solde de soldats auxiliaires de Rome à Basing en Moselle… Avec Laurent Olivier, Conservateur en chef du musée d’Archéologie nationale de Saint-Germain-en-Laye.

Vins, bière ou hydromel : la Gaule était-elle ivrogne ?

Le salon Noir, France Culture, 24 octobre 2015, avec Fanette Laubenheimer, archéologue, directrice de recherche émérite au CNRS.

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Les Gaulois sont-ils des celtes ?

Le salon Noir, France Culture, 25 novembre 2014, avec Jean-Louis Brunaux, directeur de recherche au CNRS. Et si les archéologues qui découvrent des sites archéologiques qu’ils attribuent aux Celtes étaient tout simplement victimes d’une idéologie historique ?

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Cycle Histoire des Gaulois, en 4 épisodes

dans La Fabrique de l’Histoire, France Culture, octobre 2009

N’ayant pas retrouvé toutes les émissions en mp3, nous vous proposons une merveilleuse retranscription du fait du site fabriquedesens.net

Histoire des Gaulois (1) : état des savoirs sur la Gaule et les Gaulois

Émission La Fabrique de l’Histoire, par Emmanuel Laurentin, du lundi 26 octobre 2009, « Histoire des Gaulois », avec Christian Goudineau.

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Ci-dessous, voici la retranscription offerte par le site fabriquedesens.net, que nous remercions !

Lire la retranscription
Édito sur le site de France Culture :

À l’occasion du cinquantième anniversaire du personnage Astérix, la « Fabrique de l’Histoire » a décidé toute cette semaine de faire le point sur ce que nous savons des Gaulois, mais aussi sur leurs représentations. Ce matin, le titulaire de la chaire des Antiquités Nationales du Collège de France, Christian Goudineau est notre invité et il nous explique comment il a été difficile, dans les années 1970, de briser les idées reçues nées des textes romains sur la Gaule et de rénover ce secteur de recherches. Pour ce faire, sa génération de chercheurs a bénéficié des nombreux apports de l’archéologie de sauvetage et de l’archéozoologie. Christian Goudineau a ainsi remis à sa juste place le personnage de Vercingétorix, montré combien les Gaulois étaient depuis longtemps en relation avec le monde méditerranéen, et il a rénové l’analyse des structures sociales de la Gaule d’avant Rome. Avec Christian Goudineau, professeur au Collège de France, titulaire de la chaire d’Antiquités nationales.

Un point d’interrogation, entre parenthèse indique un doute sur un mot ou un groupe de mots.

Introduction par Emmanuel Laurentin : Premier temps de la nouvelle semaine de la « Fabrique de l’Histoire » construite sur un autre modèle que nos séries habituelles. Nous allons en effet de temps en temps tenter de montrer comment un personnage, un événement, un phénomène historique ont été perçus et compris sur la très longue durée. Cette semaine, nous allons évoquer les Gaulois, à l’occasion du cinquantième anniversaire de l’invention du personnage d’Astérix le Gaulois et de ses camarades. Jeudi, vous pourrez écouter un documentaire d’Anaïs Kien et de Véronique Samouiloff qui ont suivi la journée d’étude, organisée il y a une quinzaine de jours, par l’université de Paris13 à Bobigny, la même où Uderzo dessina ses premières planches. Demain, nous nous poserons la question de l’émergence de la figure du Gaulois, dans la France du XVIe siècle. Et mercredi, nous nous attacherons à la façon dont les historiens du XIXe siècle ont réinventé nos ancêtres. Ce matin, nous avons choisi de discuter avec Christian Goudineau, titulaire, depuis vingt cinq ans, de la chaire d’Antiquités nationales. Il nous dira comment la recherche historique et archéologique, des 30 dernières années, a profondément bouleversé notre connaissance de ce monde gaulois et débarrassé celui-ci de bien des idées fausses.

« Saisis de peur au milieu de ce désert et craignant, en se dispersant, de tomber dans quelques pièges, ils se rassemblent au forum et dans les rues environnantes. Là, ils trouvent les maisons des Plébéiens fermées, celles des nobles ouvertes. Ils eurent plus d’hésitations à pénétrer dans celles-ci que dans celles-là car ils se sentaient pris de respect en voyant assis sur le seuil de leur demeure des personnages que leur attitude, leur costume, leur air grave et solennel rendaient pareils à des Dieux. Immobiles, ils les contemplaient tels des statues. D’après ce que l’on raconte, c’est Marcus Papirius, dont un Gaulois s’était permis de toucher la barbe, qu’il laissait pousser selon la mode du temps, qui, en frappant celui-ci sur la tête avec son bâton d’ivoire, déchaîna la fureur des Gaulois. Il fût le premier massacré. Après lui, tous les autres patriciens, trouvés dans leurs maisons. L’extermination des nobles une fois achevée, personne ne fût épargné, ensuite, on pilla les maisons et on y mit le feu. »

Voilà comment Tite-Live, dans le livre V, raconte le siège de Rome par les Gaulois, cette apparition brusque, dans l’histoire de Rome, des Gaulois, en 390 avant J.-C., c’est cela Christian Goudineau ? Bonjour.

Christian Goudineau : Bonjour et merci de m’avoir invité à « La Fabrique de l’Histoire ».

Emmanuel Laurentin : Merci à vous d’avoir accepté de venir.

Christian Goudineau : Parce que là, on voit l’histoire fabriquée.

Emmanuel Laurentin : Cela sera en plus le thème de cette semaine, justement de travailler sur les différentes visions des Gaulois. Là, on voit la vision des Gaulois par un historien tardif, qui raconte évidemment des événements qui se sont passés bien auparavant. Et ces événements ont profondément marqué Rome. Ce sont aussi ces événements, cette arrivée brusque des Gaulois dans Rome, qui d’un seul coup font émerger ce thème des Gaulois dans l’histoire.

Christian Goudineau : Ce qu’il faut bien voir, c’est que l’on peut mettre en doute beaucoup de traits par rapport à la véracité historique. C’est-à-dire que s’est constituée très rapidement, à partir d’événements qui ont été effectivement des migrations de Gaulois, enfin de Celtes – on reviendra peut-être sur la distinction – vers l’Italie, des récits terrifiants. Et ces récits terrifiants, c’est le topo habituel dans l’Antiquité : le civilisé, le Grec ou le Romain, par rapport aux Barbares. Donc, il faut se mettre dans la peau d’un petit Romain, disons du 1er siècle avant J.-C., celui qui sera peut-être un soldat avec César, auquel on apprend qu’il y a des gens absolument féroces, qui sont très grands, très différents, qui poussent des cris inarticulés, qui sont capables de vous trancher la gorge, qui ne se contrôlent pas, qui sont souvent sous l’empire de l’alcool, etc., etc. Il faut partir de là, je pense, pour comprendre les récits, et même certaines descriptions de type, on dira ethnographiques, que l’Antiquité nous a transmis des Gaulois

Emmanuel Laurentin : Il faut savoir – on le racontera toute semaine avec nos autres invités- qu’évidement le savoir sur les Gaulois est un savoir extrêmement limité. Limité par le nombre de textes qui en parlent, quelques poignées de textes pourrait-on dire, hormis celui de Jules César bien entendu, au moment de la guerre des Gaules, qui évoque ces Gaulois avant justement la conquête romaine. Très peu de textes, donc cela veut dire que depuis des siècles et des siècles c’est sur ces textes-là que jusqu’à maintenant on s’appuyait pour pouvoir comprendre ce qu’était la Gaule et les Gaulois ?

Christian Goudineau : Oui, c’est tout à fait cela. Si l’on va rechercher les textes les plus anciens, cela serait, grosso modo, à l’époque de Platon que l’on commence véritablement à dire qu’il y a des Celtes qui ont tel ou tel trait, même si l’on avait parlé un petit peu avant. Le grand récit, sur lequel en partie d’ailleurs s’appuiera César – cela peut nous paraître bizarre mais dans ses propres commentaires il reprend des traditions qui sont les topoï littéraires – est écrit par un personnage absolument étonnant, qui s’appelle Poseidonios. Poseidonios, un Grec d’Asie Mineure, qui a des curiosités de toutes sortes, qui est un grand philosophe. Il va être à la tête de l’école stoïcienne, il va voyager, écrire des livres sur l’océan, sur les climats et il a écrit un livre sur les Celtes, nous savons qu’il est venu dans ce que nous nous appelons la Gaule -on le sait, par un de ses imitateurs ou de ses épigones – qu’il avait, par exemple séjourné chez un Massaliote, qui s’appelle Charmolaos, on a même le nom. Donc, il y a un récit, qui est un récit ethnographique, d’une certaine manière, qui décrit une situation, qui serait une situation aux alentours de 100 avant J.-C. Mais là encore elle décrit relativement rapidement et, comme nous faisons tous aujourd’hui encore, on retient un certain nombre de traits et l’on a du mal à s’en détacher. Je ne dirais pas que l’on voit toujours les Écossais avec un kilt ou un Brésilien avec un borsalino ou en train de danser la samba, mais il y a quelque chose qui traîne. Les clichés dont on a parlé tout à l’heure, avec Tite-Live et « le sac de Rome », d’autres clichés sur le fait que « les Gaulois étant mal civilisés, se livrent plutôt à la guerre alors qu’ils feraient mieux de cultiver la terre », tout cela s’est constitué au fil des consciences…

Emmanuel Laurentin : Ça se sédimente ?

Christian Goudineau : Cela se sédimente et on l’apprend aux enfants.

Emmanuel Laurentin : Et c’est difficile de s’en détacher. C’est d’autant plus difficile de s’en détacher qu’effectivement ce corpus de textes, étant donné la fascination qu’a pu avoir ensuite, à partir de la Renaissance au moins, l’Europe de l’humanisme pour Rome, sert d’appui, de base, pendant très longtemps, pour l’apprentissage de ce qu’étaient véritablement les Gaulois. Il n’est pas vraiment mis en discussion ou en débat. Il y a bien des travaux d’historiographes qui décident que peut-être ici ou peut-être là César ou les autres ont été un peu rapides en jugement, mais néanmoins il n’est pas remis en débat. Il faut attendre – et c’est pour cela que c’est très intéressant de vous avoir à notre micro – mettons, la fin du XXe siècle pour qu’en particulier grâce aux travaux archéologiques, aux grandes missions archéologiques, qui sont liées à tous ces travaux sur le territoire national, qui sont faits grâce aux fouilles de sauvetages, en particulier à partir des années 80, on redécouvre la Gaule et les Gaulois. Redécouvre-t-on d’ailleurs la Gaule, Christian Goudineau, on n’en est pas sûr, parce que cette Gaule évidemment c’est une construction ?

Christian Goudineau : Oh là là ! Cela fait beaucoup de question à la fois.

Emmanuel Laurentin : Allez-y, je vous laisse le temps ?

Christian Goudineau : Je commencerais par dire que ce n’est pas seulement grâce à l’archéologie que l’on redécouvre la Gaule, les Gaulois – on va revenir sur la notion – c’est parce que l’on s’est débarrassé la tête d’un certain nombre de choses qui polluaient notre vision et qui nous mettaient au fond en complicité avec les historiens antiques. C’était quoi ? C’était l’opposition entre Français et Allemands, et c’était aussi notre rôle de colonisateurs.

Emmanuel Laurentin : On en parlera dans nos émissions futures de la semaine.

Christian Goudineau : Vous en parlerez. Moi, je dirais que le déclic, quand même, est parti de là. C’est parce que nous avons compris que nous vivions sur ces clichés qu’on était prêt finalement à accueillir, avec les yeux ouverts, des réalités qui autrement auraient peut-être été escamotées ou auraient dérangé.

Emmanuel Laurentin : Cela veut dire qu’il n’y a pas simplement ces découvertes archéologiques, dont on va parler avec vous, Christian Goudineau, il y a la numismatique, la relecture des textes antiques, et à nouveau frais, là vraiment, en se lavant les yeux de cette accumulation de clichés qui ont pu être mis en place, après la période romaine et jusqu’entre la période romaine et aujourd’hui.

Christian Goudineau : Bien sûr mais il faut bien voir, par exemple, qu’après la guerre 1870, un petit peu avant, un petit peu après, les Français et les Allemands se balançaient César à la tête. César avait dit que : les Gaulois étaient, selon son sens à lui, assimilables alors que les Germains ne l’étaient pas… Donc, vous, vous êtes des sauvages et nous, nous sommes déjà des gens civilisés. En revanche, les Allemands disaient : Mais non, pas du tout, vous, vous êtes des collabos alors que nous les Germains sommes des purs. On n’imagine pas la violence y compris entre gens sérieux, très cultivés, érudits,…

Emmanuel Laurentin : Entre Camille Jullian d’un côté, par exemple, et Mommsen de l’autre, les grands historiens de l’Antiquité…

Christian Goudineau : Et bien d’autres…

Emmanuel Laurentin : D’un côté les Allemands et de l’autre les Français…

Christian Goudineau : Voilà. L’autre message, puisque vous parlerez inévitablement de la conquête de la Gaule, c’était, heureusement d’une certaine manière que l’on a perdu. C’est-à-dire que les Gaulois, on a besoin qu’ils soient civilisés sinon nous-mêmes nous ne serions pas passés dans un monde où règne l’ordre, la paix, les lois. Donc, ils étaient courageux, ils avaient toutes sortes de qualités, mais quand même c’est bien que Rome ait gagné. Et qu’est-ce que nous faisons d’autre ?

Emmanuel Laurentin : Bien sûr…

Christian Goudineau : Aux petits Africains, aux petits Asiatiques etc. ? On apporte le progrès, on apporte la civilisation.

Emmanuel Laurentin : Donc, tout cela c’est dans une sorte de logique dont il est difficile de se détacher.

Christian Goudineau : Extrêmement difficile.

Emmanuel Laurentin : Vous ferez partie de ceux qui, dans les années 60, en décidant ouvertement, après votre passage à l’École de Rome, d’avoir une chaire consacrée aux Antiquités nationales, à l’université de Provence d’abord puis ensuite au Collège de France – Chaire que vous occuperez au Collège de France à partir de 1984 – de reprendre toute cette question-là, de vous dire d’abord que la chaire d’Antiquités nationales, c’est la chaire de Camille Jullian, c’est la chaire de celui qui d’une certaine façon nous a aussi donné des images à voir, qui ont été ensuite reprises par Lavisse et par d’autres dans nos manuels autour de cette histoire de la Gaule et des Romains. Il faut la reprendre et décider qu’à partir de là faire un travail scientifique, un véritable travail de décapage pourrait-on dire de ces couches qui empêchent de voir vraiment ce qu’étaient les Gaulois.

Christian Goudineau : Oui, c’est tout à fait cela mais j’ajouterais quand même une chose, cela a paru un peu ringard, à mon époque, reprendre…

Emmanuel Laurentin : En 68, reprendre ces Antiquités nationales à l’université de Provence, par exemple…

Christian Goudineau : C’était après 68, peu importe, surtout au Collège de France. Pourquoi ? Parce que Camille Jullian s’était battu pour qu’il y ait enfin une chaire consacrée à l’histoire de la Gaule quelque part, il n’y en avait dans aucune université.

Emmanuel Laurentin : Parce qu’il faut imaginer le monde à la fin du XIXème siècle…

Christian Goudineau : Ce qui comptait, c’est Rome, c’est la Grèce, c’est l’Afrique…

Emmanuel Laurentin : Tellement pris dans l’idée de…

Christian Goudineau : Mais la Gaule c’était méprisable. Camille Jullian obtient, et c’est intéressant de voir qui était son concurrent, c’était Durkheim, de 8 voix près. …

Emmanuel Laurentin : L’inventeur de la sociologie à la française.

Christian Goudineau : Il obtient cette chaire d’Antiquités nationales, qui après va évoluer, et qui lorsque Paul-Marie Duval, que l’on peut considérer comme l’un des successeurs de Jullian, l’occupait s’appelait l’histoire de la Gaule, tout simplement. Moi, je reprends Antiquités nationales, pourquoi ? Eh bien pour taper une deuxième fois sur la table, un peu comme Camille Jullian, en disant qu’on est en train de foutre en l’air tout notre patrimoine, notre patrimoine national. On n’a pas de loi prévoyant que les grands travaux seront précédés de fouilles archéologiques. C’était une espèce de pétition de principe. Grâce à des gens comme Jack Lang, on a essayé de monter une mécanique. Mais les oppositions ont été telles qu’il a fallu attendre 2001 pour que l’on ait enfin une loi sur l’archéologie préventive…

Emmanuel Laurentin : Et un institut…

Christian Goudineau : Et des instruments, comme l’Inrap,

Emmanuel Laurentin : [L’Institut national de recherches archéologiques préventives…

Christian Goudineau : Enfin, Antiquités nationales, c’était…

Emmanuel Laurentin : Un acte politique…

Christian Goudineau : Oui, c’était un acte politique.

Emmanuel Laurentin : C’est un acte politique qui tient compte aussi du profond renouvellement de la problématique autour de cette question du passé national sur le territoire de ce que l’on a appelé la Gaule. Alors, venons-en justement à ce renouvellement avec vous, Christian Goudineau. D’abord, vous dites, dès ce moment-là, dès le début des années 80, que la Gaule, ce n’est pas la Gaule. On ne peut pas parler de Gaule, il faut là aussi commencer à nous laver le regard. Il n’y a pas de différence majeure, de différence notable entre ce territoire que l’on appelle la Gaule et les territoires voisins en allant vers le centre de l’Europe en particulier jusqu’à la Hongrie.

Christian Goudineau : C’est une discussion extrêmement compliquée, que je suis obligé de simplifier. Disons que depuis l’Atlantique jusqu’à Budapest, à peu près, il y avait des peuples, une centaine, peut-être 120, que l’on ne sait pas toujours nommer. À certaines époques, c’étaient de toutes petites entités, et il y en avait infiniment plus et puis à l’époque où nous commençons à bien connaître ces choses, grâce à Poseidonios et à César…

Emmanuel Laurentin : Donc, Ier-IIe siècle avant J.-C.

Christian Goudineau : Ier-IIe siècle avant J.-C., il y a ce que l’on peu appeler des espèces d’États, dont les plus grands couvrent trois à quatre de nos département, quelque chose comme ça, les plus petits, la moitié d’un. Donc, c’est une mosaïque. Chaque État étant indépendant mais bien sûr toutes sortes de réseaux secrets, ce sont des réseaux d’alliances, ce sont aussi le fait que le plus puissant contrôle l’un peu plus faible, ce sont des mariages, ce sont des contrats économiques… Donc, une mosaïque mais une mosaïque qui a tissé un certain nombre de liens. C’est le premier point. Là-dedans, pourquoi identifier un ensemble qui s’appelle Gaule ? Qui va le faire ? C’est Jules César. Jules César va se conduire comme beaucoup de conquérants…

Emmanuel Laurentin : En nommant sa conquête.

Christian Goudineau : Une fois une conquête achevée, quand il considère que c’est à peu près homogène, il dit voilà, ça, cela s’appelle la Gaule. D’ailleurs les géographes antiques, après César, vont être dans un embarras constant parce qu’ils ne savent plus entre la Gaule, la Celtique, ils vont faire des contorsions absolument épouvantables, parce que le Dieu César a forcément raison, il a dit que cela s’arrêtait au Rhin, cela s’arrête au Rhin. Alors, comment nommer ceux qui sont de l’autre côté du Rhin ? On ne sait pas trop. On va dire les Germains, un géographe comme Strabon dit : on les appelle Germains mais ils sont vraiment exactement, exactement comme ceux qui sont de l’autre côté. Enfin, vous voyez, cette espèce, comment dire, de révolution comme Lyautey a dit, associer au Maroc, savoir lire le ( ?), voilà, je ne sais pas quoi, le Congo, ou comment on a fait les frontières, totalement artificielles, qui ont causé tant de malheur aussi bien d’ailleurs en Europe qu’à l’extérieur. Alors, il y a ça, puis il y a un deuxième phénomène, sur lequel on ne saurait trop insister, c’est qu’on a eu la conception que la Gaule était une espèce d’entité farouchement repliée sur elle-même, sans contact pratiquement avec l’extérieur, alors qu’à l’époque qui nous intéresse rien n’est plus faux.

Emmanuel Laurentin : C’est la mobilité.

Christian Goudineau : Il suffit de lire César lui-même. Il y avait outre les problèmes de migrations qui se sont produites jusqu’en Asie mineure, notamment sur le nord de l’Italie, il y a le fait que les peuples aux IIe et Ier siècle avant J.-C. ont une politique extérieure.

Emmanuel Laurentin : Les Éduens ont par exemple un ambassadeur à Rome.

Christian Goudineau : Sûrement. Ce sont des alliances qui se sont faites, pour les Éduens, on peut imaginer au début du IIe siècle avant J.-C., en tout cas c’était fait au milieu. Cela veut dire quoi ? Ils sont déclarés même frères du même sang.

Emmanuel Laurentin : Avec les Romains, ce qui est rare.

Christian Goudineau : Avec les Romains. Cela veut dire – vous y reviendrez je suppose en parlant du XVIe siècle – qu’il y a une légende troyenne qui les réunit et que le Sénat de Rome a accepté et puis le Sénat éduen à sans doute imaginé peut-être lui-même des liens remontant au siège de Troie, ou en tout cas à l’époque ( ?). Ce sont des choses absolument fantastiques. Alors, cela veut dire quoi ça ? Cela veut dire évidemment…

Emmanuel Laurentin : Cela veut dire culture, ça veut dire connaissance mutuelle, ça veut dire échange, ça veut dire commerce, ça veut dire cadeaux, etc.

Christian Goudineau : Et tout, bien sûr. Alors, notre idée que la petite Gaule ait été en but aux horribles légions césariennes, rien de plus faux. Il faut voir que parmi les peuples, la soixantaine de peuples dont on a parlé, qui constitue la Gaule – maintenant on va dire au sens césarien –

Emmanuel Laurentin : Jusqu’au Rhin, avec la Belgique etc.

Christian Goudineau : Les plus puissants ont été six années sur sept les alliés de César.

Emmanuel Laurentin : C’est donc seulement la dernière année qu’ils se sont…

Christian Goudineau : Où il y a eu l’insurrection générale, pour des raisons sur lesquelles on pourra revenir, si vous le voulez.

Emmanuel Laurentin : Donc, il y a cette dimension géographique qui est extrêmement importante quand on parle de cette question-là. Puis, il y a une dimension qui tient à la profondeur du temps. On a l’impression, d’une certaine façon, que l’on a rabattu des siècles d’histoire, parce qu’évidemment la documentation manquait, sur, mettons, les 50 ou 100 dernières années avant la conquête romaine et que tout cela c’est la même chose, que cela a été effectivement une sorte de compression rapide dans quelques décennies d’une histoire beaucoup plus longue dont on a les premières traces, mettons, au VIIe – VIIIe siècle avant J.-C. C’est cela, Christian Goudineau ?

Christian Goudineau : Oui, si l’on fait une distinction entre l’âge du bronze, l’âge du fer, la distinction classique de l’archéologie. En réalité le vrai problème cela serait de savoir quand est-ce qu’un fond de population, que l’on appellera celtique par commodité, s’est vraiment installé au centre de l’Europe en diffusant jusqu’à l’Atlantique.

Emmanuel Laurentin : Et ça ?

Christian Goudineau : C’est très, très difficile à dire, faute de textes bien entendu et puis parce que les crises laissent rarement des vestiges qui soient concrets. On peut avoir un énorme incendie, là on le voit, mais des crises sociales, des crises économiques, des crises climatiques, on ne sait pas trop. Aujourd’hui, on dirait sans doute que ce peuplement qui va conduire aux Gaulois est en place essentiellement aux alentours 1200 ou 1000 avant J.-C., quelque chose comme ça. Alors, on peut le retracer grâce essentiellement à des coutumes funéraires, voire éventuellement à une succession d’habitat de petites fermes, enfin on ne dira pas d’agglomération encore, l’agglomération, c’est un autre problème, beaucoup plus difficile. Effectivement, quand on n’a pas les données de l’archéologie, et l’on avait très peu, on comprime tout cela. Pour faire comprendre, lorsque l’on part de textes, c’est-à-dire que l’on a une culture classique, qu’est-ce que l’on a tendance à faire ? On a tendance à illustrer les textes.

Emmanuel Laurentin : Donc, on part du texte et on essaye de retrouver soit dans l’archéologie, soit dans les données de l’épigraphie, des données tangibles, d’une certaine façon, de faire coller ce que l’on trouve avec les textes que l’on a au départ ?

Christian Goudineau : C’est un processus qui n’est pas dévoyé, c’est le processus que l’on a instinctivement dans la tête. Tout ce qui a changé avec les grands travaux, c’est que ce n’est plus l’historien ou l’archéologue qui décide. C’est-à-dire que ce qu’il serait allé chercher avec les textes roudans ( ?) au fond de sa mémoire, là, c’est tout à fait autre chose, on crée une autoroute, on crée une ligne de chemin de fer, on fait un détournement, on va creuser des parkings souterrains dans une ville et on tombe sur des choses que l’on n’aurait pas imaginées.

Emmanuel Laurentin : Et l’on remet à jour d’une certaine façon un passé que l’on n’aurait jamais imaginé autrement.

Christian Goudineau : Bien sûr.

Emmanuel Laurentin : Et à partir de là, il faut repenser de façon différente tout ce passé là.

Christian Goudineau : C’est sûr.

Emmanuel Laurentin : On lui donne une dimension chronologique bien plus longue, une dimension géographique bien plus large d’une certaine façon, on repense et le temps et l’espace.

Christian Goudineau : Le temps et l’espace tout à fait et j’ajouterais que ces grands travaux, dans la mesure où ils génèrent toute une activité, dans la mesure où ils génèrent des facilités économiques que les archéologues n’avaient jamais eues, ont permis de développer des recherches de types techniques, méthodologiques ou scientifiques que l’on n’avait jamais pu lancers auparavant, que l’on aurait souhaitées…

Emmanuel Laurentin : Lesquelles, par exemple ?

Christian Goudineau : Par exemple, on va voir des spécialistes qui vont étudier les restes des graines.

Emmanuel Laurentin : La palynologie

Christian Goudineau : Les spectres polliniques, la dendrochronologie, bref, tout ce qui tient à l’analyse technique d’une part…

Emmanuel Laurentin : L’archéozoologie, également

Christian Goudineau : Et tout ce qui tient à l’environnement, à l’alimentation, donc à la vie quotidienne, des pans entiers que nous ignorions.

Emmanuel Laurentin : Justement, si l’on se rapproche de cette description que l’on veut faire avec vous, en ouverture de cette semaine consacrée à l’histoire aux Gaulois et leurs représentations, de cette vie quotidienne, est-ce qu’on peut pendre quelques secteurs de ce que l’on pourrait imaginer être la vie quotidienne dans cet espace qu’on nomme la Gaule, mais qui n’est pas la Gaule, on l’a compris avec vous, Christian Goudineau, entre le Ier et le IIe siècle avant J.-C. ?

Christian Goudineau : Je vais d’abord vous dire les deux choses qui ont véritablement compté avant même l’archéologie de sauvetage.

Emmanuel Laurentin : Allez-y.

Christian Goudineau : La première, c’est l’archéologie aérienne.

Emmanuel Laurentin : Le survol des territoires, et on comprend assez vite, en particulier au moment de la maturité des cultures, qu’il y a des différences, au printemps par exemple, entre telle ou telle colories de terre et l’on comprend à ce moment-là qu’il y a soit des trous de poteaux soit des restes d’habitation souterrains, sous tel ou tel champ de culture…

Christian Goudineau : Des habitations, des sanctuaires, c’est-à-dire que pour la première fois, et il faut reconnaître le génie de deux ou trois personnages, notamment Roger Lagache, qui avec de tous petits avions a fait ces observations.

Emmanuel Laurentin : Et ça, c’est les années soixante ?

Christian Goudineau : Oui, les années 60. Il faut bien comprendre que beaucoup de gens n’y croyaient pas. On lui disait : mais qu’est-ce que ces photos, ce n’est pas possible, vous les avez truquées ! Hallucinant ! Hallucinant, alors qu’aujourd’hui c’est devenu évidemment une pratique courante et à partir de là on pouvait déjà commencer à faire des atlas et on s’est aperçu que l’occupation rurale, aussi bien à l’époque romaine mais on l’a vu aussi à l’époque gauloise puisqu’il y a souvent ( ?), était infiniment plus dense qu’on ne l’imaginait.

Emmanuel Laurentin : Ce n’était pas une Gaule couverte de forêt.

Christian Goudineau : Et la palynologie ensuite le démontrera. Donc, ça, c’était un premier point.

Emmanuel Laurentin : Très important.

Christian Goudineau : Très important. Le Gaulois qui passe son temps à faire la guerre, non !

Emmanuel Laurentin : Chasser les sangliers, non.

Christian Goudineau : On peut ajouter, puisque vous parlez des sangliers, que l’étude des ossements d’animaux que l’on retrouve dans les fouilles montre que les Gaulois mangeaient du cochon et que le sanglier c’était une part absolument minuscule. Passons là-dessus. Le deuxième point, qui a beaucoup compté, peut-être un tout petit plus tard mais on est encore dans les années 60-70, c’est l’archéologie sous-marine. C’est-à-dire les fouilles méthodiques d’épaves…

Emmanuel Laurentin : En particulier d’épaves romaines qui sont aux alentours du territoire gaulois.

Christian Goudineau : Qui se trouvent sous les rives de Méditerranée et du Languedoc. Quand on trouve une cargaison ce n’est pas parce qu’elle avait du bois, etc. c’est parce qu’elle avait une cargaison d’amphores, sinon la plus-part du temps tout disparaît. Donc, ce sont des tas d’amphores qui font découvrir les épaves. Et on s’est aperçu que depuis le VIIIe siècle avant J.-C., ce sont à peu près les premières épaves, jusqu’à l’époque moderne, il y a un pic dans le nombre des naufrages qui est représentatif du nombre des transports, et ce pic est à peu près entre les années 150 et 50 ou 30 avant J.-C. À partir de là, on s’est rendu compte qu’il s’agissait de vins italiens, qui inondaient littéralement la Gaule, le marché gaulois, à ce point que certains collègues faisant des calculs, évidemment pour donner un ordre d’idée, ont montré qu’il y avait chaque année entre 500 000 et un million d’amphores, contenant chacun à peu près 25 litres de vin, qui arrivaient. Alors, là encore la petite Gaule repliée sur elle-même prenait un sacré coup. Parce que…

Emmanuel Laurentin : C’est un lieu d’échange, de transport, d’économie, bien sûr.

Christian Goudineau : Et contre quoi ? Contre quoi ces amphores ? Il fallait se poser la question. Il y a quelques textes.

Emmanuel Laurentin : La vieille route de l’étain ?

Christian Goudineau : La vieille route de l’étain, sans doute, des métaux, peut-être quelques produits agricoles, des peaux, des voiles, des trucs comme ça. Mais l’essentiel, on le voit bien chez César et d’autres, les esclaves, ce qui amène à réfléchir sur la société en question. C’est-à-dire qu’un certain grand peuple sans doute devait faire des razzias parce que les criminels de guerre c’est vite épongé, si j’ose dire. Alors razzias, où ? Chez qui ? C’est des milliers chaque année.

Emmanuel Laurentin : Un esclavage Nord-Sud et non plus Sud-Nord, comme beaucoup plus tard on l’imagine. On transporte ces esclaves à Rome en particulier parce que l’on a besoin de main-d’œuvre et cette main-d’œuvre on vient la chercher justement du côté de ces territoires dits gaulois.

Christian Goudineau : Bien sûr. Et n’oublions pas que César avait à côté de lui, lors de ses expéditions en Gaule, les représentants d’énormes firmes. Certains sont capables d’acheter 53 000 Aduatuques qu’ils décident de faire prisonniers et de réduire à l’esclavage. Ils les faisaient convoyer vers Rome, ce qui n’est pas rien.

Emmanuel Laurentin : Effectivement.

Christian Goudineau : Alors, donc, là aussi, il y avait ce cheminement la Gaule, agricole en grande partie, puis aussi…

Emmanuel Laurentin : Les échanges.

Christian Goudineau : La Gaule échangeant avec le monde méditerranéen, ce qui accentuait, disons, les réflexions de type politiques, dont on a parlé précédemment.

Emmanuel Laurentin : Cela veut dire que lorsqu’on réfléchit au territoire, on n’y réfléchit pas du tout de la même façon, Christian Goudineau, dans les années 1970-1980. Quand avec d’autres vous lancez tout un tas d’études sur ce territoire gaulois, on n’y réfléchit pas de la même façon, on cherche à la fois des lieux de centralité, des lieux d’échanges, des lieux de marché et on va commencer à réfléchir aux routes qui permettent d’aller de cité en cité et non plus à un vaste territoire vierge dans lequel il n’y aurait que deux ou trois grandes villes qui seraient perdues au milieu de nulle-part.

Christian Goudineau : Oui, c’est tout à fait ça. C’est-à-dire que l’on va se pencher sur des questions, en gros, d’organisation du territoire.

Emmanuel Laurentin : Et organisation du territoire veut dire organisation sociale, organisation culturelle, organisation politique.

Christian Goudineau : Bien sûr. Religieuse également. Et l’archéologie de sauvetage, finalement qu’est-ce qu’elle nous montre ? Elle nous montre un certain nombre de parcelles, elle nous indique comment peuvent être réparties les exploitations agricoles et elle nous montre aussi une hiérarchie, depuis la toute petite ferme jusqu’à une résidence beaucoup plus imposante, cossue, qui représente vraisemblablement, la résidence d’un aristocrate, d’un chef. C’est toujours difficile d’employer des mots précis. Un ( ?) dirait peut-être César. Puis, au niveau supérieur de la hiérarchie, on découvre, pour cette époque-là, ce que dans notre jargon on appelle les oppida, parce que César emploie ce terme qui est un terme neutre qui veut dire les établissements, les agglomérations, les grandes agglomérations. Et là aussi, on s’aperçoit qu’il y en a beaucoup plus qu’on ne le pensait et surtout qu’ils témoignent d’une organisation politique et sociale tout à fait différente des schémas que l’on avait dans la tête.

Emmanuel Laurentin : C’était ?

Christian Goudineau : C’était un grand ouvrage de défense avec pour la Gaule centrale, disons, 100 à 150 hectares, quelques petits artisanats, en cas de coup dur, les gens se réfugiaient, une place publique pour peut-être que l’on puisse tenir des assemblées,…

Emmanuel Laurentin : Et un marché ?

Christian Goudineau : Des marchés périodiques, des choses comme ça, mais relativement vides, clairsemés. Or, par exemple, les fouilles qui ont été menées au Mont Beuvray, à Bibracte, grande capitale des Éduens, témoignent d’une urbanisation…

Emmanuel Laurentin : Complexe.

Christian Goudineau : Complexe. On n’imaginait pas que ces espèces de Barbares puissent avoir quelque chose qui ressemblerait à des villes. Pourquoi ? Parce que les bâtiments en bois ne laissaient pas de traces, ou plus exactement on n’avait pas à les connaître. Moi, quand j’étais jeune, on ne connaissait que la pierre, éventuellement la brique, la brique crue, mais c’est tout. Et dans les découvertes les plus récentes de ces dernières années, à Bibracte même, qu’est-ce que l’on trouve à l’époque césarienne ? Un forum. Un forum de type italien comme on en trouverait en Italie centrale, avec une basilique etc. Puis tout autour des maisons tout à fait différentes de celles que l’on trouverait à Pompéi ou à Rome. Donc, des processus, comment dire, de mélange, d’acculturation mais aussi d’urbanisation très complexes que l’on commence à entrevoir.

Emmanuel Laurentin : Cela veut dire que l’historiographie de l’Antiquité et de la Gaule en particulier n’est pas étrangère aux grandes évolutions, pourrait-on dire, du reste de l’historiographie. C’est-à-dire qu’au moment même où des contemporanéistes ou des modernistes travailler sur la notion de transfert culturel, c’est-à-dire de ces échanges culturels qui ne sont pas simplement l’imposition d’un modèle sur un peuple qui reçoit ce modèle et qui ne discute pas ou qui peut résister mais disons qui ne résiste pas longtemps, vous, vous adaptez cette idée même de transfert culturel, d’acculturation en disant : il y a des échanges, cela va dans un sens mais ça va aussi dans l’autre…

Christian Goudineau : Bien sûr.

Emmanuel Laurentin : Et ça montre bien qu’effectivement cette Gaule de 150 -200 avant Jésus-Christ est beaucoup plus ouverte au monde qu’on ne l’a jamais imaginée et cela grâce aux archives que vous trouvez dans le sol, ces nouvelles façons de questionner le passé ?

Christian Goudineau : Bien sûr. On va donner un exemple extrêmement précis. L’archéozoologie nous a montré que depuis la domestication, au Néolithique, les espèces animales courantes, celles qui faisaient l’objet d’élevage, n’ont cessé de rapetisser, je ne sais pas si c’est pour une question de gestion cheptel etc., mais par rapport à l’animal sauvage, l’animal domestique devient de plus en plus petit, et les chevaux que l’on retrouve normalement dans les fouilles sont des chevaux relativement petits, à l’époque gauloise, ce que l’on appellerait nous des double-poneys, vous voyez, ce n’est pas très grand. On sait d’ailleurs, par les textes, que les grands guerriers essayaient de se procurer des chevaux qui venaient de l’étranger, parce que combattre avec des cuirasses sur un double-poney ce n’est pas terrible, terrible. Mais voilà que des fouilles nous ont montré, parmi les restes alimentaires, des chevaux de grande taille, de type romain, et pas seulement ça. À côté, on peut avoir des amphores, du matériel métallique et même, on a trouvé dans une fouille, à Besançon, un étalon en bronze qui représente un pied romain, cela veut dire l’équivalent de 30 centimètres, avec toutes ses graduations.

Emmanuel Laurentin : Et cela date de quelle époque à peu près ?

Christian Goudineau : 70 avant Jésus-Christ, c’est-à-dire avant la conquête. Et les indices s’accumulant, on peut même se demander s’il n’y avait pas eu avant la conquête une présence romaine qui n’aurait pas été seulement celle de commerçants mais celle de fermiers, d’agriculteurs, ce qui, là encore, changerait considérablement notre vision des choses.

Emmanuel Laurentin : Par exemple, dans cette Gaule transalpine du sud de la…

Christian Goudineau : Là, c’est déjà fait de toute façon…

Emmanuel Laurentin : Même déjà très tôt…

Christian Goudineau : Depuis là…

Emmanuel Laurentin : C’est-à-dire qu’à partir du moment où Rome conquière l’Espagne il faut bien un lieu de passage et ce lieu de passage déjà va être tout ce sud de la France, Languedoc…

Christian Goudineau : Absolument…

Emmanuel Laurentin : Et la région marseillaise qui était déjà alliée de Rome depuis très longtemps, tout cela va déjà être sous influence et dès va remonter plus haut, c’est cela que l’on peut dire ?

Christian Goudineau : Bien sûr, c’est cela. Imaginez par rapport à ce que l’on pensait, il y a simplement trente ans, qu’il puisse y avoir des espèces de colons, entre guillemets, italiens qui viennent en Gaule indépendante, c’est une petite révolution ! Je vais vous citer un deuxième ou troisième phénomène. Les numismates ce sont aperçus, qu’aux alentours de 120-80 avant Jésus-Christ, il s’est produit, à certains endroits, une véritable révolution. Alors que la Gaule fonctionnait avec des monnayages d’or et de petites divisions qui allait jusqu’au bronze, certains peuples passent à l’argent. Et l’argent ils le traduisent en pièces qui font exactement la moitié d’un denier romain et qui correspondent à peu près à une monnaie massaliote. Alors, nous qui avons vécu les difficultés du passage à l’Euro, qui avons vu combien il faut d’accords diplomatiques pour changer les monnaies, qui avons vu aussi tous les problèmes techniques que cela pouvait causer, imaginons ces peuples qui, en suivant à peu près la vallée du Rhône, de la Saône puis toute la périphérie en débordant largement vers l’ouest, changent totalement leur système. Ils le font pourquoi ? Ils ne le font pas forcément pour que les monnaies soient échangeables – il faut imaginer au-delà – mais parce que l’on peut compter. On compte avec le même langage.

Emmanuel Laurentin : On peut compter et l’on peut écrire aussi. Parce que tout compte fait, on a toujours pensé, depuis César, que les Gaulois n’écrivaient pas. Or, la trouvaille ou les trouvailles récentes de l’archéologie nous montrent que si, ils écrivaient sûrement.

Christian Goudineau : Bien sûr.

Emmanuel Laurentin : Ils écrivaient mais sur quoi ? Comment ? En tout cas on a quelques témoignages de ces écritures-là et d’un seul coup cela change complètement, là aussi, la vision d’une tradition simplement orale, qui se serait transmise par l’oralité et pas par l’écriture.

Christian Goudineau : Comment voulez-vous qu’une organisation, y compris commerciale, aussi complexe puisse marcher sans qu’il y ait des contrats ? Ce n’est pas possible. Ce qui reste c’est sur des tablettes de plomb par exemple, mais bien que l’essentiel devait être en cire, des tablettes de bois avec la couche de cire, comme César nous dit en avoir trouvé, lorsqu’il prend le camp des Helvètes. Il a trouvé le décompte complet de tous les microns ( ?), avec leur nom, leur âge, leur nombre, leur tribu, etc. César nous parle bien des testaments. Donc, ça fonctionnait. La seule question, c’est que les textes sacrés, comme il est courant d’ailleurs dans certaines civilisations, ne devaient pas être couchés par écrits et étaient l’objet d’une transmission orale. Mais il s’agit de textes sacrés.

Emmanuel Laurentin : Alors, justement ces textes sacrés, parce qu’évidemment quand on pense Gaule, on pense druidisme. Christian Goudineau, vous dites vous-même, dans un de vos ouvrages, que vous n’êtes pas très à l’aise avec ce milieu de la religion, cette compréhension de la religion et que néanmoins il faut bien s’y coller, quand on est historien de la Gaulle, et donc on tente de s’y coller. Comment ? Justement pour pouvoir là aussi renouveler la vision que l’on a de cette religion, de ses pratiques, pratiques funéraires qui accompagnent peut-être cette religion etc.

Christian Goudineau : Et bien, c’est difficile. C’est très difficile pour plusieurs raisons. D’abord l’archéologie de sauvetage ne nous a pas donné de renseignements tellement là-dessus. Il faut avoir le pot de tomber sur…

Emmanuel Laurentin : Un temple.

Christian Goudineau : Un temple, un sanctuaire. On en a. On a vu le rôle prédominant sans doute des offrandes guerrières. On a vu aussi le rôle politique que pouvait tenir des sanctuaires. Certains sanctuaires manifestement sont des émetteurs de monnaies. Maintenant quel était le fond de cette religion ? C’était un fond certainement savant, comme toute religion. Les Druides étaient considérés, dans l’Antiquité, comme de très hauts personnages, comme d’excellents connaisseurs notamment de l’astronomie et peut-être de l’astrologie.

Emmanuel Laurentin : Théologie fondée peut-être sur les astres, en tout cas on le pensait.

Christian Goudineau : Comme la plupart des religions de l’Antiquité.

Emmanuel Laurentin : Ce qui prouve là aussi les échanges, la capacité justement à faire migrer les savoirs liés à l’astronomie en particulier.

Christian Goudineau : Bien sûr. Ce n’est pas un hasard si l’on pense qu’il y a eu des relations entre les mouvements druidiques et les mouvements pythagoriciens, par exemple. Mais cela se traduit comment dans la vie de tous les jours ? C’est beaucoup plus difficile à savoir. Quel est le type de dévotion une fois que l’on a quitté les grandes sphères politiques ? Quel est le type de dévotion populaire ? On a bien de petits ex-votos, on a des choses comme ça, mais il est très difficile à dire sauf à pense que ce fond là à subsister durant l’époque Gallo-Romaine, auquel cas notre documentation…

Emmanuel Laurentin : Est particulièrement…

Christian Goudineau : S’accroît notablement, là on peut avoir les traces d’une religion populaire. Ce qui a été trouvé quand même, c’est un certain nombre de sanctuaires. Des sanctuaires qui nous étonneraient parce qu’ils sont essentiellement fait avec des matériaux périssables, parce qu’on y accroche des crânes humains, parce qu’on y accroche des dépouilles de bêtes, etc., etc.

Emmanuel Laurentin : Là, la rêverie reprend d’une certaine manière…

Christian Goudineau : La rêverie reprend, non, mais non.

Emmanuel Laurentin : Parce que l’on pourrait se dire…

Christian Goudineau : On se met dans l’idée que le sanctuaire antique c’est le Parthénon avec des colonnes blanches, ce qui est aussi une déformation totale de la réalité. Il suffisait d’aller n’importe où en Grèce ou en Italie pour voir sans doute des arbres avec des tissus, des dépouilles, etc.

Emmanuel Laurentin : Là, la rêverie reprend dans le sens où effectivement cette question des crânes, le funéraire, une vision peut-être de massacre, dont on ne sait s’ils se font sur des vivants ou sur des morts, tout cela commence à faire imaginer ou ré-imaginer un peuple barbare, sauvage, sanglant, qui n’hésite pas effectivement à sacrifier des humains dans sa religion.

Christian Goudineau : D’une part cela s’est fait dans toutes les religions antiques à certains moments…

Emmanuel Laurentin : Y compris à Rome…

Christian Goudineau : Y compris à Rome où l’on a enterré vivants des Gaulois encore au IVe siècle avant Jésus-Christ. D’autre part il faut bien distinguer entre des rituels qui sont des rituels de types guerriers, c’est des ennemis que l’on a battus dont on s’occupe, que l’on sacrifie éventuellement à Dieu, voire des criminels, et puis la notion de sacrifice humain qui est tout à fait autre chose et que l’on ne saurait véritablement attester.

Emmanuel Laurentin : Alors, çà, c’est l’aspect religieux, pourrait-on dire, et puis on va peut-être terminer dans les quelques minutes qui nous restent sur ce qui reste de plus flagrant dans l’imagerie autour des Gaulois, c’est leur aspect. Leur aspect extérieur, leur grandeur, leur pâleur, leur blancheur leur caractéristique hirsute et leur pilosité en particulier, tout cela à nouveau freine là aussi encore l’archéologie, le travail long et patient des historiens, comme vous, Christian Goudineau, tout cela revient de façon différente sur le devant de la scène parce que vous vous dites : attention ! On a peut-être des façons de mieux comprendre à la fois ces textes et puis qui ils étaient véritablement.

Christian Goudineau : Écoutez, la première constatation c’est qu’une nouvelle fois on se trouve en face de clichés traditionnels. On a toujours un voisin, généralement vers le Nord, qui est plus grand, plus blond, etc. Pensez aux fantasmes que provoquent encore, je ne sais pas…

Emmanuel Laurentin : Les Suédois.

Christian Goudineau : Je vois votre œil s’allumer, les Suédoise !

Emmanuel Laurentin : Suédois et Suédoises, selon son inclinaison sexuelle.

Christian Goudineau : Oui. Ce que les Italiens disaient des Gaulois, les Gaulois le disaient des Germains et les Germains devaient le dire des Nordiques. En réalité, lorsqu’on fait, c’est un peu difficile parce qu’on incinère beaucoup à cette époque-là, un peu de paléodémographie, comme on dit, on s’aperçoit que la population entre l’Italie et la Gaule n’était guère différente. Ils devaient être à peu près comme vous et moi, peut-être un peu plus petits. Là encore c’est l’imaginaire qui s’est emparé de tout cela. Alors, hirsutes, là aussi, c’est le cliché du barbare. Ils pouvaient très bien effectivement avoir des cheveux long, pourquoi pas, et des moustaches, du moins pour certains, mais, on a des statues d’aristocrates, on a…

Emmanuel Laurentin : Des statues récemment trouvées, pour certaines.

Christian Goudineau : Oui, bien sûr. On a aussi les monnaies, dont j’ai parlées tout à l’heure. Sur ce monnayage d’argent, pour la première fois, il y a des magistrats, certains d’ailleurs donnant leur nom. Eh bien, on voit que non seulement ils ne sont pas moustachus et barbus mais qu’ils ont une chevelure extrêmement élaborée. Il semblerait que cela ne soit pas seulement la mode…

Emmanuel Laurentin : Soignés.

Christian Goudineau : Non. Ce n’est pas seulement une question de mode, c’est sans doute des signes distinctifs qui pouvaient marquer un rang social ou peut-être l’appartenance à une famille, je ne sais pas. Mais vous auriez rencontré un grand aristocrate gaulois dans la rue, il est probable qu’il vous aurait frappé par un caractère très convenu, je dirais, et vous n’auriez pas dit : Mon Dieu, quel pouilleux !

Emmanuel Laurentin : Est-ce que ce n’est pas difficile, Christian Goudineau, après vous être intéressé avec autant d’acharnement, de volonté, de volontarisme pourrait-on dire même, en tant qu’historien à cette histoire de la Gaule, de voir que malgré le travail, de vous-même et des gens qui sont autour de vous, ceux que vous conviez d’ailleurs dans votre cour au Collège de France, séminaire au Collège de France que vous continuez à faire encore cette année, la vingt-cinquième année, que malgré cela, c’est vraiment difficile d’en finir avec le clichés, les idées reçues ? C’est quand même ça qui est assez frappant ?

Christian Goudineau : Oui, oui, c’est une des grandes peines de ma vie, je dois dire.

Emmanuel Laurentin : La difficulté de transmettre le savoir savant sur des questions aussi ancrés dans les mémoires.

Christian Goudineau : Bien sûr. D’où vient le problème ? Le premier problème, à mon avis, c’est la difficulté d’opérer le passage vers les manuels scolaires. Pour toutes sortes de raisons, à la fois de programme, la Gaule n’est pas enseignée pratiquement. On ne parle de la Gaule que lorsque César a la bonté de venir la conquérir et toutes les découvertes de l’âge du bronze, de l’âge du fer, qui sont parmi les plus fantastiques, généralement elles n’ont aucun écho dans les manuels scolaires.

Emmanuel Laurentin : Alors qu’elle raconte des histoires formidables.

Christian Goudineau : Bien sûr. Mais, ce n’est pas moi qui fais les programmes, malheureusement ! C’est un premier point. La formation des enfants, c’est vitale. Le deuxième point, c’est un trait plus général de civilisation, il faut sans doute que la profession apprenne à mieux s’adresser, à mieux utiliser les médias. C’est ce que l’on essaye de faire, mais ce n’est pas simple parce que ce n’est pas un sujet qui intéresse forcément les médias. Je suis très content de voir que maintenant, cette année en tout cas, il est plutôt à l’ordre du jour…

Emmanuel Laurentin : Grâce à Astérix, qui va encore faire perdurer les idées reçues.

Christian Goudineau : Bien sûr, mais Astérix, c’était, de la part de Goscinny, une volonté de se moquer des contemporains en utilisant des clichés qu’il savait être des clichés alors que ses successeurs apparemment n’ont pas forcément la même acuité historique et intellectuelle.

Emmanuel Laurentin : Merci Christian Goudineau. On enjoint nos auditeurs à vous rejoindre au Collège de France. Les cours ont commencé ?

Christian Goudineau : Oui, Oui.

Emmanuel Laurentin : Cela sera votre dernière année ?

Christian Goudineau : Ah oui. Bien sûr, il faut bien s’arrêter un jour.

Emmanuel Laurentin : On les enjoint également à vous lire. « Le dossier Vercingétorix », c’est vrai que c’est ce caractère d’enquête qui est si formidable que vous mettez en œuvre à propos des personnages historiques : « César et la Gaule », « Regard sur la Gaule », plus récemment encore qu’est-ce qu’on peut conseiller ?

Christian Goudineau : « Regard sur la Gaule », qui va paraître également chez Acte Sud, dans la collection Babel. La plupart de mes livres, disons de vulgarisation, sont chez Babel.

Emmanuel Laurentin : Merci encore, Christian Goudineau, d’avoir accepté d’ouvrir cette semaine de la « Fabrique de l’Histoire », consacrée aux Gaulois et à leurs représentations…

Christian Goudineau : Merci à vous.

Emmanuel Laurentin : On a tenté, avec vous, de dépoussiérer ces représentations et d’être au plus près de ce que l’on sait aujourd’hui, de ce qu’on peut savoir de ce qu’étaient ces Gaulois. Merci encore. Demain, nous continuons cette semaine sur l’histoire des Gaulois en évoquant les Gaulois et leur renaissance, pourrait-on dire, dans l’imaginaire collectif, au XVIe et XVIIe siècle.

Bibliographie indiquée sur le site de l’émission :

Christian Goudineau, « Le dossier Vercingétorix », Ed. Actes Sud, 8 février 2001.
Christian Goudineau, « Regard sur la Gaule », Ed. Errance, 2007.
Christian Goudineau, « Par Toutatis ! : que reste-t-il de la Gaule ? », Ed. Seuil, coll. L’avenir du passé, 2002.

Histoire des gaulois 2

Je n’ai pas retrouvé cette émission, alors en voici la retranscription de l’émission La Fabrique de l’Histoire, par Emmanuel Laurentin, du mardi 27 octobre 2009.

Lire la retranscription

Un point d’interrogation, entre parenthèse indique un doute sur un mot ou un groupe de mots. Un grand merci aux lecteurs qui signaleront à l’auteur (tinhinane[ate]gmail[point]com) les imperfections (y compris coquilles et fautes) afin que cette transcription soit de meilleure qualité pour les lecteurs.

Édito sur le site de France Culture : Après l’état des savoirs sur la Gaule et les Gaulois exposé hier par Christian Goudineau, nous nous imaginons ce matin comment la figure du Gaulois, oubliée tout au long du Moyen-âge, a resurgi dans la France du XVIème siècle.

Les historiens humanistes, soucieux de vanter une France où les contre-pouvoirs juridiques borneraient le pouvoir du souverain, inventent en effet une Gaule à leur image, délibérative et quasi républicaine, pour faire pendant à la Rome impériale et à la Troie que les rois se donnaient jusque-là pour origine. Ainsi, à leur instigation, le Roi se pare des atours de l’Hercule gaulois, tandis que les guerres entre catholiques et protestants déchirent le pays. Mais cette tentative de substituer la généalogie celte à la filiation troyenne tournera court au début du XVIIème siècle avec l’affirmation renouvelée d’un pouvoir monarchique qui ne veut plus s’identifier aux vaincus gaulois… Au cours de cette émission, Martin Amic lit pour nous des textes d’auteurs du XVIème (Ronsard, François Hotman, Étienne Pasquier, Du Bellay), tous commentés et complétés par trois historiens de cet imaginaire gaulois.

Avec Laurent Avezou, professeur en classes préparatoires au lycée Pierre de Fermat (Toulouse) ; Jean-Marie Le Gall, professeur d’histoire moderne à l’Université de Rennes 2 ; Claude Gilbert-Dubois (au téléphone), professeur émérite à l’Université de Bordeaux 3.

Introduction par Emmanuel Laurentin : Deuxième temps de notre semaine consacrée aux Gaulois, à l’occasion du cinquantième anniversaire de l’invention du personnage d’Astérix et de ses compagnons. Nous y reviendrons d’ailleurs jeudi, avec un documentaire enregistré par Anaïs Kien et réalisé Véronique Samouiloff, il y a une quinzaine de jours, à Bobigny, à l’occasion d’une journée d’étude de l’Université de Paris 13 autour de la figure du petit guerrier gaulois. Hier, le professeur au Collège de France, Christian Goudineau, nous a dit combien les recherches des trente dernières années, en histoire et en archéologie, avaient profondément bouleversé les idées reçues sur les Gaulois. Une fois les bases modernes sur les Gaulois fixées, nous allons aujourd’hui nous demander comment la Gaule et les Gaulois ont ressurgi dans l’histoire de notre pays, au XVIe siècle, et non au XIXe siècle, comme on le pense. Souvent sur fond de guerres de religions, les juristes du Royaume ont ainsi momentanément mis fin aux origines troyenne de la France. Nous allons le voir avec Anaïs Kien, de « La Fabrique de l’Histoire », avec Jean-Marie Le Gall, professeur d’histoire moderne à l’Université de Rennes 2, auteur de « Le mythe de Saint Denis, entre Renaissance et Révolution », chez Champ Vallon ; Laurent Avezou, archiviste paléographe, docteur ès-lettres, est professeur de classes préparatoires au lycée Pierre de Fermat à Toulouse, auteur de « Raconter la France : Histoire d’une Histoire », chez Armand Colin et Claude-Gilbert Dubois, professeur honoraire de l’Université Michel de Montaigne et auteur de « Récit et mythe de fondation dans l’imaginaire culturel occidental », c’est publié aux Presses universitaires de Bordeaux. Et en compagnie également de Martin Amic, que je salue, qui va nous lire les textes que nous avons choisis pour pouvoir illustrer cette émission qui part d’une sorte de fiction. Nous allons nous poser comme étant, mettons, au milieu du XVIe siècle, ou au début du XVIe siècle et nous demander quel est l’univers de ceux qui écrivent l’histoire de la France de cette époque-là. Une histoire de la France qui plonge ses racines normalement, quand on se trouve au début du XVIe siècle, plutôt du côté de Troie que du côté de la Gaule ?

Laurent Avezou : Tout à fait, puisque se réclamer de Troie, c’est se réclamer d’une filiation aussi noble que celle des Romains. Les Romains qui prétendent descendre d’Hélénus, fils de Priam ayant fui Troie après sa fuite. On constate qu’à partir du VIIe siècle, dans les sources médiévales, s’est mise en place la fiction selon laquelle les Francs seraient eux-mêmes des Francions, autre fils de Priam qui, lui, aurait choisit la voie du Danube et de l’Europe centrale pour faire gagner progressivement à son peuple les rivages de la France.

Emmanuel Laurentin : C’est assez étrange parce qu’effectivement quand on se replace dans notre époque aujourd’hui on peut considérer cela comme totalement étrange et bizarre mais d’une certaine façon, c’est une sorte de vulgate, tout le monde croit, depuis le VIIe siècle, à cette fiction d’une origine troyenne de la France.

Laurent Avezou : Tout le monde, c’est-à-dire ceux qui s’intéressent à…

Emmanuel Laurentin : Ceux qui écrivent, évidemment.

Laurent Avezou : Voilà, c’est ça, ceux – ceux qui écrivent et ceux qui se lisent en écrivant – qui voient une utilité doctrinale également à constituer cette fiction qui légitime la France en la rapprochant de toutes les monarchies d’Europe, ce qui est censé être sa matrice, c’est-à-dire l’Empire romain. En effet, au début du XVIe siècle, gare à ceux qui remettent en cause cette reconstitution des choses parce qu’elle est constitutive du discours de la monarchie de France. En fait, c’est un mythe politique.

Emmanuel Laurentin : C’est un mythe politique qui va être un peu mis à mal pendant ce XVIe siècle, on va en parler avec vous ainsi qu’avec Claude-Gilbert Dubois. Bonjour, Claude Gilbert-Dubois.

Claude Gilbert-Dubois : Bonjour.

Emmanuel Laurentin : Vous avez travaillé, depuis longtemps, sur la question de l’imaginaire culturel occidental, à l’université de Bordeaux puisque vous avez créé, en 1976, un laboratoire consacré à l’imaginaire appliqué à la littérature. Cet imaginaire, quel est-il à ce moment-là chez ceux qui ne sont plus tout à fait des clercs et qui vont devenir des laïques, progressivement tout au long du XVe et XVIème siècle, et qui commencent à réfléchir au passé de ce pays ?

Claude Gilbert-Dubois : Eh bien oui, ils ont beaucoup réfléchi au passé de ce pays et le présent. Le présent pour être présent emprunte plusieurs voies. La voie principale, elle vient d’être dite, c’est Troie. On vient de Troie. Il y a eu une immigration vers l’Ouest, toutes les migrations d’ailleurs en Europe, sauf quelques exceptions près, se font vers l’Ouest. Et ces héros troyens, je rappelle Francus aux Francions, Brutus pour les Anglais, sont venus de cette lointaine cité asiatique en passant par l’Europe centrale. Alors, lorsque Francus est arrivé, il a été accueilli, en Gaule, par le roi des Rèmes, tribu gauloise, Rème dont la capitale est l’ancêtre de Reims, capitale qui sera également célèbre pour un évêque qui s’appelle Remi, et vous voyez que les Rèmes, Reimes, Remi, tout cela renvoi à Remus, le frère de Romulus, qui n’est jamais nommé, in extenso mais qui est sous-dit dans tous ces noms homonymes et qui font que l’histoire des origines de la France se trouve parallèle, c’est l’histoire jumelle, de l’histoire d’Énée qui lui est allé dans le Latium.

Emmanuel Laurentin : Ce qui est extraordinaire c’est qu’effectivement il y a une mise en cohérence de tous ces clercs qui ont écrit tout au long du Moyen-Age sur cette question des origines de la France. Mise en cohérence qui d’ailleurs sera poursuivie par les laïques, qui vont faire la même chose au XVIe siècle en trouvant dans la toponymie, dans les débuts d’une sorte d’archéologie, des raisons de penser ce qu’ils pensent, d’une certaine façon. C’est-à-dire qu’ils mettent tout cela dans une cohérence telle que l’on ne peut pas remettre en cause cette idée des origines troyennes de la Gaule, de la France.

Claude Gilbert-Dubois : Je crois que cela tient à quelque chose qui est de l’ordre de la structure imaginative européenne, puisque l’Occident pour l’instant, c’est surtout l’Europe, c’est que tout mythe de fondation se fait en deux temps. Le modèle archétypal, c’est l’histoire d’Abraham, qui d’abord reçoit la promesse d’un territoire, puis plus tard arrive un descendant qui, lui, donne une législation à la nation, c’est Moïse. Dans l’histoire d’Énée, c’est exactement la même chose. Vous avez au départ un héros, qui est Énée, qui va aller vers l’Ouest, qui comme Abraham s’est arrêté à Harran en Syrie avant de rejoindre Canaon, lui-même fait un arrêt sur le mont Ida où il a fondé une seconde Troie, et ensuite est allé vers l’Ouest et après, je dirais, diverses péripéties a reçu ce territoire, qui lui a été promis. Après quoi, quelqu’un de la même lignée, qui s’appelle Romulus et puis la ligné des rois, Numa Pompilius également, vont être les législateurs de cette terre, qui a été donnée à Énée par un fatum, c’est-à-dire un destin, fatum cela vient du verbe latin fari qui veut dire énoncer solennellement et qui est l’équivalent du mektoub, c’est dit, cela a été dit, il y a un destin, comme il y a un don des Dieux du côté des Hébreux, il y a un destin du côté des Romains, qui fait que ce qui est arrivé ne pouvait pas être autrement.

Emmanuel Laurentin : Évidemment.

Claude Gilbert-Dubois : Je pense que là aussi on essaye de faire la même chose.

Emmanuel Laurentin : Évidemment, on comprend bien. Jean-Marie Le Gall, Bonjour.

Jean-Marie Le Gall : Bonjour.

Emmanuel Laurentin : Vous avez publié récemment, « Le mythe de Saint Denis, entre Renaissance et Révolution », chez Champ Vallon, dans la très bonne collection dirigée par Joël Cornette. Comment la figure de Saint-Denis rentre-t-elle dans ce paysage qui est en train d’être tissée par vos deux collègues ?

Jean-Marie Le Gall : À partir du moment où le mythe troyen s’effondre un petit peu quand même, au début du XVIe siècle, il faut quand même se prévaloir d’une origine avec la Grèce, d’autant que l’on est en guerre avec l’Italie, que les rapports avec Rome ne sont pas simples dans la première moitié du XVIe siècle. Donc, il y a cette volonté d’inscrire la translatitius todi ( ?) entre la Grèce et la Gaule autour de la figure de Saint-Denis. Alors, qui est Saint-Denis, quand même ? Rapidement parce qu’en fait…

Emmanuel Laurentin : Oui, il faut tout de même préciser.

Jean-Marie Le Gall : Aujourd’hui, on distingue trois personnages qui à l’époque sont confondus. Il y a tout d’abord le discipline de Saint-Paul, qui est un magistrat de l’Aréopage, à Athènes, et qui aurait été converti directement au Ier Siècle…

Emmanuel Laurentin : Saint-Denis de l’Aréopagite.

Jean-Marie Le Gall : Voilà, Aréopagite converti au Ier siècle. Puis ensuite, apparaissent, vers le Ve-VIe siècle, des textes important écrits par un pseudépigraphe, qui va se dire être Saint-Denis de l’Aréopagite, mais qui inscrivent ces textes dans le Ier siècle. Et enfin, la légende sera forgée au VIIIe siècle. Mais tout cela on y croit au début du XVIe siècle, ce Saint-Denis, qui aurait écrit des textes qui font figure presque de cinquième Évangile, qui est le disciple de Saint-Paul, serait venu évangéliser les Gaulois, serait donc l’apôtre des Gaules. Il mourait à Paris, à Montmartre, dont il est le premier évêque. Il meurt à Montmartre, mont des martyres. Cette figure-là est d’abord le protecteur de la monarchie, et les rois de France qui à la fin du Moyen-âge, pendant la guerre de Cent Ans, Colette Beaune l’avait montré, ont eu de la suspicion à l’égard d’un Saint-Denis qui était en quelque sorte accusé de collaborer avec l’occupant anglais, eh bien les souverains de France ont retrouvé, au XVIe siècle, en quelque sorte le chemin de Saint-Denis, qui est véritablement le protecteur de la couronne. Puis la France du début du XVIe siècle de François 1er, c’est aussi la France de l’humanisme en France, de la Renaissance, et la figure de Saint-Denis, cet auteur prestigieux, qui écrit justement en grec, permet d’illustrer l’idée, d’incarner même l’idée que la translation des études se fait de la Grèce directement vers la Gaule en enjambant en quelque sorte Rome.

Emmanuel Laurentin : En enjambant l’Empire romain. Une question d’Anaïs Kien

Anaïs Kien : Laurent Avezou, d’où vient le premier coup porté à ce mythe troyen ? Est-ce que l’on peut voir cette première griffure faite à ce mythe, qui jusque là tenait très bien la route ?

Laurent Avezou : C’est assez difficile de répondre parce que le mythe troyen n’a pas été, dans un premier temps, directement pris à partie par les humanistes ou les pré-humanistes mais…

Anaïs Kien : Il y a un moment de recherche ?

Laurent Avezou : De manière détournée en quelque sorte, c’est la résurgence des origines gauloises qui indirectement portent un coup au mythe troyen, que l’on peut situer très précisément, si on veut donner une date, en 1485, avec la publication par Paul-Émile d’un ouvrage qui s’intitule de l’« Antiquité de la Gaule », qui est le premier, à peu choses près, à être consacré en propre aux Gaulois.

Emmanuel Laurentin : Paul Émile étant un humaniste italien,…

Laurent Avezou : Voilà.

Emmanuel Laurentin : Venu à la cour chez Charles VIII…

Jean-Marie Le Gall : C’est cela, qui a été débauché par les rois de France à la fin du XVème siècle. Ce qui va se passer, c’est que la recouverte des Gaulois, à partir de cette époque, va servir à retourner le mythe troyen contre lui-même, dans une perspective qui va en même temps lui rendre hommage. J’entends par là que des auteurs qui, comme Guillaume Postel ou Jean Bodin, mais ceux-ci au milieu du XVIème siècle, vont essayer de mettre en place la fiction selon laquelle Troie aurait été créée par les Gaulois.

Emmanuel Laurentin : Attendez, là, il faut s’arrêter parce que c’est quand même très compliqué cette histoire, et c’est très intéressant parce qu’effectivement on voit bien comment on manipule du symbole dans ce début de XVIème siècle. Donc, il y a cette histoire ancienne, selon laquelle les Troyens fondent ce qui va devenir le royaume de France, mais après on va torturer, disons, cette histoire en inventant une translation dans l’autre sens.

Jean-Marie Le Gall : C’est ça, exactement. C’est une manière de ménager la chèvre et le chou parce que la monarchie tient à ces origines troyenne, on ne peut pas lui retirer Troie parce que Troie c’est la romanité. Mais, se développe parmi les représentants de l’humanisme un courant qui tente de rechercher des ancêtres, dans laquelle les humanistes, qui sont des gens d’Europe, des hommes de loi le plus souvent, cherchent à se reconnaître parce que les Troyens c’est la noblesse dans une large mesure. Les Troyens c’est la monarchie mais derrière elle l’aristocratie. Les humanistes ne peuvent pas alléguer cette filiation pour eux et les Gaulois vont servir à la contourner.

Emmanuel Laurentin : Surtout que dans certains milieux des humanistes on cherche une sorte de République idéale…

Jean-Marie Le Gall : C’est ça.

Emmanuel Laurentin : Et que l’on va inventer une sorte de République gauloise. On a un texte par exemple de Joachim du Bellay, dans Défense et illustration de la langue française, je crois qu’il est daté de 1549, qui va nous être lu par Martin Amic.

Lecteur, Martin Amic : « L’antique sainteté et gravité de meurs de nos Gaulois qui en leur jeu n’ont voulu suivre la vanité grecque des comédies et tragédies mais ont élu ce divin genre de poème pour proposer aux yeux du peuple l’institution de la bonne vie. Il n’y a pas de point de faute que nos Gaulois ont toujours plus que les autres peuples voulu démontrer les choses occultes et intelligibles par les choses sensibles et manifestes. »

Emmanuel Laurentin : Un esprit gaulois, tel qu’il nous est décrit par Joachim du Bellay, dans une lecture de Martin Amic, Laurent Avezou ?

Laurent Avezou : Ce que l’on peut commenter à ce sujet, c’est la perspective des humanistes qui ont un regard législatif en quelque sorte sur le passé gaulois. Les Gaulois sont des professeurs d’institution qui suggèrent que la constitution idéale propre à la France est une sorte de confédération, d’association librement consentie par des peuples qui dans le principe sont opposées à la monarchie absolue.

Emmanuel Laurentin : Alors ça, c’est quand même extraordinaire parce qu’effectivement ce sont des juristes, dites vous, qui ont été forgés du côté de Bourges, pour certains d’entre eux, dans une école de juristes particulière, qui ont travaillé autour de cet héritage du droit romain qu’il faudrait appliquer à l’Europe du XVIème siècle et qui, ces juristes, réfléchissent à l’idée qu’il faudrait, au moment même où se met en place le processus qui va peut-être conduire à la monarchie absolue, tempérer cette monarchie absolue en imaginant des modèles plus, entre guillemet, démocratiques, en tous les cas avec une contestation possible de la personne du souverain, contestation limitée certes…

Laurent Avezou : Confrontation, plutôt, monarchie participative parce que démocratie c’est trop fort mais…

Emmanuel Laurentin : Ça, c’est quand même assez extraordinaire. Voilà des gens qui pensent à l’encontre de ce que veut faire d’une certaine façon la monarchie dans une sorte de tropisme qui lui est propre.

Laurent Avezou : Oui, c’est exact. Mais vraisemblablement, quand cela se met en place, dans les années 1520-1530, je ne pense pas qu’ils soient conscients de forger une bombe à retardement contre l’absolutisme.

Emmanuel Laurentin : Oui, ce ne sont pas des terroristes avant l’heure.

Laurent Avezou : C’est le moins qu’on puisse dire.

Emmanuel Laurentin : Jean-Marie Le Gall, puis Claude Gilbert-Dubois ensuite.

Jean-Marie Le Gall : Sur ?

Emmanuel Laurentin : Sur ce thème.

Jean-Marie Le Gall : Sur ce thème justement de professeur d’institution, c’est vrai que naît au milieu du XVIème siècle le thème de l’autochtonie parce que les Gaulois c’est ça, c’est-à-dire que la France procède d’elle-même en quelque sorte, elle n’a pas besoin d’apports étrangers. Et c’est vrai qu’au XVIème siècle, le mythe gaulois en quelque sorte permet de contrebalancer le poids parfois de familles étrangères dans la vie du royaume de France, comme l’Église qui sont réputés étrangers, et le poids de ces Italiens qui sont envahissants…

Emmanuel Laurentin : Qui sont autour de la cour.

Jean-Marie Le Gall : En même temps à côté du thème de l’autochtonie en quelque sorte gauloise cohabite toujours cette idée qu’une partie de l’histoire de France procède aussi de l’étranger. Finalement, ce Saint-Denis l’Aréopagite qui vient de Grèce, qui fonde l’Église de France, est un moyen, si voulez, aussi de rejouer au XVIème siècle. Les Jésuites, par exemple, qui vont se fonder à Montmartre, vont se prévaloir de la mémoire en quelque sorte de Saint-Denis pour montrer que la France peut être en quelque sorte fécondée par des pensées et par des hommes qui viennent de l’étranger, c’est intéressant. Des ordres nouveaux, les Carmélites, par exemple, vont essayer de réemployer des lieux de mémoire de Saint-Denis.

Anaïs Kien : Jean-Marie Le Gall, comment se diffuse ce motif gaulois dans la représentation des familles aristocratiques et de la royauté française ?

Jean-Marie Le Gall : L’une des grandes familles du XVIème siècle c’est les Montmorency, famille rivale évidemment de l’Église et qui vont inventer, au début du XVIème siècle, une justification à leur devise familiale. Ils sont les premiers barons chrétiens de la chrétienté. Ils vont mettre en avant, au début du XVIème siècle, qu’ils descendent d’un certain Lisbius, sui serait un notable de Lutèce qui aurait été converti en personne par Denis Aréopagite.

Anaïs Kien : Donc là, on est dans l’invention généalogique ?

Jean-Marie Le Gall : On est dans l’invention généalogique.

Emmanuel Laurentin : Au 1er siècle !

Jean-Marie Le Gall : Au 1er siècle.

Emmanuel Laurentin : Converti au 1er siècle, donc c’est une famille aristocratique qui se dit plus ancienne que la famille royale elle-même et de la conversion de Clovis au christianisme. Des chrétiens avant le roi, avant la famille royale, cela pose un petit problème de concurrence entre les deux.

Jean-Marie Le Gall : Ça pose problème. Avant de répondre à la question de pourquoi cela pose problème, il faut bien voir que les Montmorency ont d’autant plus insisté sur cette fondation ancienne qu’ils étaient contestés sur le plan religieux parce que si le connétable mort dans la bataille de Saint-Denis est resté catholique, ses neveux c’étaient quand même le cardinal Odét de Chatillon, passé au protestantisme, c’était l’Amiral de Coligny, donc, c’était une famille qui sentait le fagot et c’était un moyen, pour eux, de montrer que « bon sang » ne saurait être de mauvaise foi.

Emmanuel Laurentin : On publie même, en 1571, un Montmorency gaulois.

Jean-Marie Le Gall : Oui, c’est Forcadel qui publie cela, au moment justement où les Montmorency vont être engagés dans des polémiques.

Emmanuel Laurentin : Claude Gilbert-Dubois, sur ce qui vient d’être avancé, puisque l’on avance tout au long du XVIème siècle sur cet imaginaire gaulois ?

Claude Gilbert-Dubois : En ce qui concerne le renforcement de la fondation du mythe gaulois en France, je crois que l’on peut tenir compte de deux éléments dont il a été fait mention. Le premier est que face à l’humanisme qui se réfère à l’Antiquité gréco-latine, il y a un humanisme moins important, qui est hébraïsant. L’hébreu est moins connu évidemment que le grec et le latin, au XVIème siècle, mais il y a néanmoins un humanisme hébraïsant dont le principal représentant a été cité, est Guillaume Postel, un savant qui connaît la plupart des langues orientales, outre l’hébreu, l’arabe, l’araméen. Alors, on va essayer d’utiliser la voie hébraïque, c’est-à-dire la voie sainte par excellence,…

Emmanuel Laurentin : Bien sûr.

Claude Gilbert-Dubois : Par les écritures, pour essayer de fonder en ancienneté, et en ancienneté encore plus considérable que celle de Rome et de la Grèce, l’antiquité des Gaulois. Alors, cela sera le rôle de Guillaume Postel qui fait descendre les Gaulois du fils aîné du fils de Noé, – Noé et sa famille est le dernier des hommes anciens et le premier des hommes nouveaux. Et de cet ancêtre qui s’appel, Gomère, Guillaume Postel fait naître les Gaulois mais également les Cimbres, par affinité phonétique et les Ambriens, vous voyez…

Emmanuel Laurentin : C’est extraordinaire ! C’est une période…

Claude Gilbert-Dubois : Vous voyez les mélanges sémantiques que l’on est en train de faire. C’est une voie qui permet de dire : vous voyez, les Grecs et les Latins ce ne sont pas eux qui sont à l’origine de notre civilisation, remontons…

Emmanuel Laurentin : Encore plus haut…

Claude Gilbert-Dubois : En suivant le livre de Dieu, à la vérité même qui est la descendance de Noé. Le deuxième élément dont vous venez également de parler, c’est le problème du rapport entre monarchie et tyrannie, ou monarchie absolue. C’est vrai qu’il y a au XVIème siècle un courant qui est d’ordre juridique et qui s’efforce de tempérer les pouvoirs de la monarchie. Mais il y a également, de manière critique, et uniquement par moment, un courant très violemment antimonarchique, notamment dans les milieux protestants, on les comprend, après la Saint-Barthélémy. Après la Saint-Barthélémy, vous avez un livre qui s’appelle « Franco-Gallia », d’un protestant, de François Hotman, qui l’a publié à l’étranger d’ailleurs, qui développe l’idée que chez les Gaulois, il existait un régime qui était, disons, une monarchie accompagnée de contrepouvoirs, pourquoi pas même de république analogue à ce que fût la République romaine. La notion d’indiscipline qui est dénoncée par les auteurs Grecs et Latins, lorsqu’ils parlent des Gaulois, devient une valeur positive est qui le sens de la liberté.

Emmanuel Laurentin : Puisque vous évoquez, Claude Gilbert-Dubois, cette figure de François Hotman et que les choses sont bien faites, eh bien Martin Amic va nous lire deux extraits de cet ouvrage « Franco-Gallia », qui je crois a été publié en 1573. Premier extrait.

Lecteur, Martin Amic : « Quant aux autres, qui pour le goût qu’ils ont pris à des fables et des contes faits à plaisir, ont rapporté les origines des Français aux Troyens et on ne sait quel Francion fils de Priamus, je ne veux dire autre chose sinon qu’ils ont fourni de la matière à écrire aux poètes plutôt qu’aux historiens véritables. »

Emmanuel Laurentin : Deuxième extrait de ce « Franco-Gallia » François Hotman, lu par Martin Amic.

Lecteur, Martin Amic : « Il faut donc entendre que pour l’heure, la Gaule n’était point toute entièrement sujette à la domination et autorité d’un seul, qui la gouvernant en titre de roi, ni ne mettait le gouvernement entre les mains d’un petit nombre des plus notables et des plus ce genre de bien, mais toute la Gaule était départie en cité ou république. C’est que tous les ans, en certains temps de l’année, elle tenait une diète et assemblée générale de tout le pays où ils délibéraient les affaires d’État et concernant le bien universel et la chose publique. »

Emmanuel Laurentin : Deux extrait de cet ouvrage, de la deuxième moitié du XVIème siècle, de François Hotman. Évidemment Laurent Avezou, on ne peut pas faire abstraction de ce que porte cette époque, c’est-à-dire du conflit entre catholique et protestants et des guerres de religions, quand on évoque cette personne de François Hotman et son ouvrage ce « Franco-Gallia », qui sert effectivement de base de réflexion à cette idée que les Gaulois avaient une sorte de démocratie, première, démocratie délibérative qui ne serait plus à l’œuvre dans la France du XVIème siècle.

Laurent Avezou : Oui, tout à fait, c’est vraiment inscrit dans le conflit de religion. On peut d’ailleurs rappeler que la publication de « Franco-Gallia » est postérieure d’un an à la Saint-Barthélémy, à laquelle Claude Gilbert-Dubois faisait allusion. Mais au-delà, il y a un ancrage politique plus concret, c’est la constitution à cette même époque de provinces-unies protestantes du midi, une sorte de confédération informelle, qui s’érige en contrepouvoir de la monarchie septentrionale et qui se choisit d’ailleurs comme protecteur un membre de la famille de Montmorency, le fils du connétable de Montmorency d’Anvil qui bien que resté catholique accepte de servir de caution politique pour cette confédération. Donc, à ce moment-là, la contestation virtuelle qui était inscrite dans les écrits de Guillaume Postel, des années 1530, se transforme en prise à partie effective de la version absolue fondamentaliste, d’une certaine manière, que la monarchie est en train de mettre en place.

Emmanuel Laurentin : Une question d’Anaïs Kien.

Anaïs Kien : Une question pour Claude Gilbert-Dubois. Je voulais rebondir sur ce que vous disiez tout à l’heure. Les Gaulois ont plutôt mauvaise réputation, dans une certaine littérature ancienne, on les décrit comme buveurs, sales et indisciplinés ; par quelle gymnastique intellectuelle arrive-t-on à les réhabiliter pour les faire rentrer dans cette mythologie, dans ce discours des origines de la France ?

Claude Gilbert-Dubois : La réhabilitation peut s’opérer par un renversement, comme je vous l’indiquais à propos de l’indiscipline. César et les historiens grecs disent qu’il n’y a pas moyen de trouver une cohérence dans leur manière de vivre et de gouverner, eh bien c’est pris comme le sens de la liberté, le sens de l’individu qui est une valeur, pour eux, et permet cette organisation sociétale par la base qui se construit en sens inverse de la doctrine du droit divin. Il y a ce mode de renversement, il y a également la critique des critiques. C’est-à-dire que ces auteurs grecs et romains font à leur tour l’objet d’attaques concernant leur partialité. Et cette réhabilitation des Gaulois peut s’opérer par exemple autour de l’ignorance. Ce sont des peuples ignorants, barbares qui n’ont pas de civilisation écrite, pas de culture, pas du tout, répond-on, c’est un des peuples les plus religieux, il y a tout un clergé et l’histoire des Druides – qui va être énormément développée jusqu’à Noél Taillepied, à la fin du XVIème siècle – qui va être là pour montrer que ce fut le peuple le plus religieux de la terre et que même ils vont inventer, avant les Hébreux, ce qui est vrai d’ailleurs, l’idée de l’immortalité de l’âme. Religieux mais aussi un peuple littéraire et artiste, et c’est la fameuse translatio studii, le transfert de la civilisation de la culture où les Gaulois jouent un rôle tout à fait important. Alors, on met l’accent sur le fait qu’ils avaient une langue qui a servi à former la langue grecque. On inverse là encore, ce ne sont pas les Grecs qui ont apporté leur langue à l’Europe ancienne mais ce sont les Gaulois qui ont apporté, parce qu’ils parlaient grec, ils parlaient gaulois mais un gaulois qui était l’ancêtre du grec, et qui ont initié les Grecs à leur propre langue. C’est encore un renversement.

Emmanuel Laurentin : Décidément, ils sont trop forts ces Gaulois, Laurent Avezou ?

Laurent Avezou : Ils sont partout. On peut même ajouter à ce que Claude Gilbert-Dubois vient de dire, qu’ils sont censés avoir anticipé sur le christianisme.

Emmanuel Laurentin : Ce qui est quand même extraordinaire, c’est qu’on est dans une période de critiques. Vous développez dans votre livre, vous racontez la France, comment justement tout au long de ce XVIème siècle, on va se débarrasser des mythes, en particulier des mythes religieux qui ont été rassemblés par les historiens du Moyen-Age, on va essayer, disons, de faire de la critique textuelle…

Laurent Avezou : Voilà, et en même temps on met en place d’autres mythes.

Anaïs Kien : On crée des textes même.

Emmanuel Laurentin : On en est même effectivement à créer des origines là où il n’y en a absolument pas.

Laurent Avezou : Oui parce que ces humanistes juristes qui tout de même très sérieusement inventent une première amorce de critique historique, qui se veut scientifique, si tant est qu’elle le soit vraiment, sont en même temps de fervents patriotes. Ils veulent peut-être réduire la charge doctrinale, représentée par la monarchie, sur l’histoire de France mais ils ne veulent pas pour autant que l’on jette le bébé France avec l’eau du bain monarchique. Donc, il faut se défendre sur un autre plan aussi, auquel on n’a peut-être pas fait allusion directement je crois, eh bien c’est face à l’Allemagne.

Emmanuel Laurentin : Parce qu’effectivement à la fin du XVème siècle on redécouvre La Germanie de Tacite, je crois à ce moment-là…

Laurent Avezou : Voilà.

Emmanuel Laurentin : Donc, à partir de ce moment-là, se forge de l’autre côté du Rhin, une identité particulière, et effectivement il va falloir faire une sorte de ping-pong entre les deux nations, enfin les deux civilisations, disons, face à face avec justement cet héritage romain. Jean-Marie Le Gall.

Jean-Marie Le Gall : Oui, dans tous les pays de toute façon à l’époque, aussi bien en Angleterre, avec La Germanie de Tacite, mais également en Espagne, avec toute la question des origines ibères ou visigo-gothiques de l’Espagne, on débat de la question des origines. Sur la question justement des Gaulois comme civilisation matricielle de l’ensemble de l’Occident, ça ne démonétise pas forcément Saint-Denis. Par exemple, dans la Gallia de Rodrigues, qui était un disciple de Postel, il y a cette idée que Saint-Denis serait un Gaulois, en quelque sorte, d’origine, mais qui serait quand même venu de Grèce. Donc, il y a évidemment…

Emmanuel Laurentin : Pendant que vous êtes en train de raconter ça, de l’autre côté, Jean Frédérix, qui est un de nos techniciens qui s’amuse à ces rebondissements multiples des origines gauloises en France…

Jean-Marie La Gall : Absolument ! On joue avec les étymologies. Par exemple les Galates, on allègue de Saint-Paul aux Galates, on considère que les Galates ce sont des Gaulois, par simple en quelque sorte, homonymie. Donc le thème de l’autochtonie peut avoir un usage politique mais le mythe de Saint-Denis Aréopagite lui aussi a un usage politique parce que, comme vous l’avez dit tout à l’heure, il va entrer en concurrence avec un autre mythe, celui de Clovis. Parce que, comme vous l’avez dit, à partir du moment où les Montmorency, par exemple, se prévalent d’être chrétiens avant même que la monarchie le soit devenue, cela pose un problème à une monarchie qui à la fin du siècle a quand même un problème de positionnement confessionnel, notamment avec la figure d’Henri de Navarre. Les généalogistes royaux forceront en quelque sorte les Montmorenciens à interpréter autrement leur devise. Ils ne sont pas les premiers barons chrétiens parce qu’ils ont été convertis par Saint-Denis mais ils sont les premiers barons chrétiens à avoir été convertis après que Clovis l’eut été par Saint-Rémi. Il va y avoir une valorisation…

Emmanuel Laurentin : On fait un saut de quatre – cinq siècles rapidement…

Jean-Marie La Gall : Sans problème ! D’ailleurs les monarques à partir de 1571-72 n’honorent plus Saint-Denis, ils ne vont plus à l’abbaye de Saint-Denis et même le mythe va, pendant la Ligue, être retourné, en quelque sorte, contre le roi qui valorisera du coup les Bourbons, en plus montant sur le trône, plutôt la figure de Saint-Louis.

Emmanuel Laurentin : C’est quand même très étonnant parce qu’effectivement en lisant votre livre qui s’appelle « Le mythe de saint Denis, entre Renaissance et Révolution », chez Château, chez Champ Vallon – décidément aujourd’hui je fais pas mal de lapsus – Jean-Marie Le Gall, en l’occurrence on découvre ça. C’est-à-dire Saint-Denis n’est plus à la fin du XVIème siècle, l’endroit, disons, où la royauté vient se ressourcer, se recréer. Justement cela pose un problème à la royauté…

Jean-Marie La Gall : Elle est gênée parce que tout d’abord la Ligue s’est emparé de Saint-Denis, donc Henri III ne va pouvoir y être enterré, Catherine de Médicis non plus, ce qui est une manière d’introduire une discontinuité dynastique. En même temps, les monarques sont obligés quand même de se référer à Saint-Denis parce que c’est le lieu de la continuité dynastique, comme Saint-Denis incarne la continuité apostolique et c’est la raison pour laquelle Henri IV se convertira à abbaye de Saint-Denis, et même envisagera un temps de se faire sacrer avant d’aller à Chartres.

Emmanuel Laurentin : On va écouter maintenant, lu par Martin Amic, dans cette longue geste des rois de France, un extrait de La Franciade de Pierre Ronsard.

Lecteur, Martin Amic : « Sois courageux, tout heureux d’aventure par trait de temps et douce sont l’endure. Pour endure, Hercule se fit Dieu. Tu planteras ta muraille au milieu des bras de Seine, où la Gaule fertile te doit donner une île pour ta ville. Gaule abondante en peuples redoutés, peuples guerriers, aux armes indomptés, que telle terre et plantureuse et belle, Riche, nourrit d’une grasse mamelle. »

Emmanuel Laurentin : Extrait de Pierre Ronsard, La Franciade, 1580.

Anaïs Kien : Je reviens à ma question de début d’émission sur la représentation. Comment on nous voit ? Quelles sont les images que l’on voit de cette réémergence du motif gaulois, Jean-Marie Le Gall, et là on fait allusion à Hercule et progressivement on voit les rois de France être représentés en Hercule gaulois, barbu et en armes.

Jean-Marie Le Gall : Oui, je ne sais pas si je suis le plus à même de répondre à cette question. Peut-être que Claude Gilbert-Dubois pourrait démêler l’écheveau de la figure de l’Hercule gaulois qui est en effet très barbu, symbole de l’éloquence.

Anaïs Kien : On change d’interlocuteur.

Emmanuel Laurentin : Il faut préciser que cet Hercule gaulois est présent, par exemple, dans toutes les entrées de villes. Lorsque l’on crée des arc-de-triomphes pour les entrées royales dans les villes, surplombant cet arc il y a généralement cet Hercule gaulois. Claude Gilbert-Dubois puis Laurent Avezou.

Claude Gilbert-Dubois : Ce personnage d’Hercule, plus exactement d’Hercule gaulois va jouer un rôle considérable dans les représentations plastiques et dans la littérature de la deuxième moitié du XVIème siècle. Qu’est-ce que c’est cet Hercule gaulois ? En fait il y a deux figures. Il y a l’Hercule libyen, qui entre d’ailleurs dans une espèce de vaste mélange où le mythe de Troie se trouverait intégré dans le mythe général de l’immigration vers l’Ouest des gens de la Bible, et il y a d’autre part un Hercule gaulois qui représente l’intellectuel par excellence, sa principale représentation c’est qu’il conduit un groupe de personnes qu’il tient liées par une chaîne qui va de sa bouche aux oreilles de ceux qui le suivent. Cet Hercule gaulois, qui est le type même de l’orator, l’orateur, c’est-à-dire de l’intellectuel dans la société tripartite, va se combiner avec l’image, disons, plus traditionnelle de l’Hercule athlète qui est en même temps un athlète qui fait de sa performance un chemin vers la perfection.

Emmanuel Laurentin : Donc, à la fois la massue d’un côté et de l’autre côté la parole, la tête et les jambes d’une certaine façon.

Claude Gilbert-Dubois : Tout à fait cela en effet. En plus, on va avoir un Hercule chrétien. Et Ronsard, dont vous citiez La Franciade, est également l’auteur d’un hymne qui s’appelle Hercule chrétien. Alors, c’est tout à fait étonnant, par une méthode de concordance, on va lire la vie d’Hercule à la lumière de la vie de Jésus. Quelques fois cela nous fait un peu sourire : Jésus avait douze apôtres, Hercule a dû accomplir douze travaux ; Jésus est celui qui a fait, à un moment donné, que ont abandonné la synagogue pour entrer dans l’église, de la même manière Hercule a eu deux femmes, la première Mégara, il l’a tuée, c’est un symbole qui signifie son abandon de la synagogue pour avoir une deuxième épouse qui représente l’église. Vous voyez le genre ! Mais cet Hercule chrétien joue un rôle très important y compris dans l’art religieux puisque la cathédrale de Saint-Étienne, à Limoges, comporte un jubé, placé à l’intérieur, sur lequel se trouve sculpté les douze travaux d’Hercule.

Emmanuel Laurentin : Ce qui est intéressant, Jean-Marie Le Gall, c’est de se poser la question pour savoir comment ces inventions d’intellectuels, pourrait-on dire, ces créations intellectuelles que sont justement ces renouveaux de mythologies finissent par rentrer dans la société de l’époque. Par où cela passe ?

Jean-Marie La Gall : D’abord, il y a un intérêt politique à les diffuser. Le mythe de l’Hercule gaulois va quand même entrer en concurrence avec la figure de Charles Quint. Charles Quint qui avait décidé que sa devise serait « Plus Oultre », allusion explicite à Hercule qui justement, après avoir fondé les colonnes du même nom, avait dit : « nec plus ultra ». Alors, on comprend pourquoi Charles Quint a pu épouser cette devise parce que désormais au-delà des colonnes d’Hercule, il y a l’Amérique qui lui appartient. Et on comprend pourquoi les rois de France ont eu en quelque sorte besoin de développer, eux aussi, une image d’un Hercule de l’éloquence, cette fois-ci, mais qui entre en concurrence avec l’Hercule de Charles Quint. Donc, les cérémonies, les entrées de villes, les entrées de prince dans les villes sont un moyen en quelque sorte de faire savoir cela. Toute la question est de savoir évidemment qu’est-ce que les spectateurs pouvaient comprendre…

Emmanuel Laurentin : Et comment on traduisait cet ensemble de symbole justement…

Jean-Marie La Gall : Il y a des livrets qui sont édités, mais que pouvait penser par exemple le Parisien de base, en quelque sorte, lors de ces entrées ?

Anaïs Kien : On est étonné quand même devant la complexité de cette fabrication de cet alliage mythologique. Finalement la plupart des personnes qui voyaient ces entrées n’avaient pas accès à la multiplicité de ces signes condensés en un seul être, en un seul symbole pour créer l’homme parfait.

Jean-Marie La Gall : Peut-être que ce que la population de Paris ou des autres villes voyaient avant tout, dans ces grandes cérémonies, c’était la mise en représentation du corps social et d’une société hiérarchisée. Puis à côté de ça on faisait passer un message politique qui quand même étaient déchiffré. Il y a des livrets qui sont publiés, des dessins qui sont faits. Donc, il y a pour un lecteur cultivé un petit peu la possibilité quand même d’essayer de comprendre.

Anaïs Kien : D’avoir quelques repères.

Jean-Marie La Gall : Il a été montré par d’autres études, par exemple sur Versailles, que ce n’est pas parce qu’un programme iconographique a sa cohérence qu’il est forcément compris et même que sa lisibilité continue d’être perçue.

Laurent Avezou : On peut rajouter à ce qui vient d’être dit, je préciserais que je suis d’accord avec le caractère relativement confidentiel de toute cette mythographie, il n’en reste pas moins qu’elle a connue quelques sommets qui justifient l’idée d’une celtomanie pendant la deuxième moitié du XVIème et le début du XVIIème siècle. On peut faire allusion à ce qui est un petit peu le chant du cygne de cette redécouverte des Gaulois, c’est la publication du roman du poète soldat, Honoré d’Urfé, l’Astrée, qui s’achève en 1628 et qu’Éric Rohmer, il y a quelques années, avait fort courageusement porté à l’écran, parce que ce n’était pas évident à faire passer comme message. L’Astrée qui a été perçu à l’époque, autant qu’on le sache, comme un véritable livre historique par ces lecteurs, relate sur le mode précieux, dans une Gaule de fantaisie, les amours du berger Céladon et de la bergère Astrée. En fait une sorte de fantaisie bucolique mais qui met les Gaulois sur le même plan de légitimité littéraire que Rome avec, je ne sais pas, les Géorgiques de Virgile.

Emmanuel Laurentin : Quel complexe ! Tout de même que l’on essaye de surmonter justement par tous ces textes qu’ils soient juridiques ou littéraires. Denier texte lu par Martin Amic, celui d’Étienne Pasquier, dans « Les recherches de la France », un ouvrage qui s’étale entre 1560 et la mort d’Étienne Pasquier en 1615, extrait.

Lecteur, Martin Amic : « Qui considéra de près leur ancienne police trouvera un pays merveilleusement bien ordonné car combien la Gaule fut bigarrée en factions et puissances, comme nous voyions maintenant l’Italie, qui fut véritablement le premier défaut de leur République et pour lequel finalement ils le ruinèrent, toutefois en cette variété d’opinions fondée pour leur grandeur, avaient-ils un justice générale, par laquelle était rendu le droit à un chacun particulier, vu qu’entre leurs communes d’union, justice avait toutefois cours, et qu’ils avaient gens choisis sous la puissance desquels, nonobstant les débats de leur primauté, ils soumettaient les négoces des particuliers »

Emmanuel Laurentin : Voilà donc un extrait de ces « Les recherches de la France », Étienne Pasquier, un ouvrage extrêmement important, dans lequel Étienne Pasquier cite ses sources. C’est un élève de François Hotman, dont on a parlé tout à l’heure. D’une certaine façon, il est mal compris à son époque parce que justement la lecture en est difficile. Il a l’intention de faire un vrai travail critique sur les textes, il est mal compris à son époque et sera mal compris postérieurement, pourra–t-on dire, parce qu’à partir du début du XVIIème siècle, ces analyses sur « Les recherches de la France » d’Étienne Pasquier seront contrebalancées par un retour, Laurent Avezou, de cette mythologie troyenne que les juristes avaient tentée de mettre par la porte.

Laurent Avezou : Eh oui, le drame d’Étienne Pasquier qui est extrêmement consciencieux c’est qu’il a remis son ouvrage sur l’établi. En 1560 il arrive trop tôt, quand il propose une méthodologie de l’histoire de France, qui n’est pas une histoire de France directement. En 1615, quand il apporte la dernière touche à la énième réédition de son livre, la monarchie fait un retour. La monarchie fait un grand retour sur la scène historiographique, qui va vraiment se confirmer dans les années qui suivent…

Emmanuel Laurentin : Il faut rappeler, Louis XIII puis Louis XIV ensuite, évidement.

Laurent Avezou : Louis XIII et Louis XIV ensuite qui contrastent avec les derniers Valois et même Henri IV, qui ne sont pas intéressés par la manipulation de l’histoire, la constitution d’une histoire officielle. Ce n’est plus le cas de Louis XIII, surtout de Richelieu derrière Louis XIII, lesquels veulent revenir à la vulgate originelle, c’est-à-dire celle d’une monarchie immémoriale…

Emmanuel Laurentin : Inscrite dans la lignée troyenne.

Laurent Avezou : De nouveau inscrite dans la lignée troyenne et qui surtout n’a que faire de ces Gaulois dont il faut rappeler qu’ils entrent dans l’histoire comme des vaincus. C’est tout de même un gros problème. On connaît les Gaulois par le récit du vainqueur, par la Guerre des Gaules de César, c’est tout à fait autre chose que La Germanie de Tacite, qui présente les Germains de manière ethnographique, en quelque sorte, comme libres…

Emmanuel Laurentin : Qui a sa singularité.

Laurent Avezou : Qui garde son indépendance, sa singularité au-delà du Rhin. Donc, ces Gaulois qui ne peuvent pas produire la figure d’un grand roi, si ce n’est Vercingétorix, on ne peut pas dire que cela finisse bien pour lui au bout de ses quelques mois d’existence politique, ces Gaulois qui n’ont pas l’aura d’un peuple vainqueur, il va falloir essayer de les mettre de côté momentanément et de revenir au Francs.

Emmanuel Laurentin : Ils vont disparaitre de la sphère sociale et surtout intellectuelle jusqu’au XIXème siècle.

Anaïs Kien : Peut-être que l’on peut continuer sur ce thème de la critique des mythes, justement parce que l’on s’est plutôt positionné, au cours de cette émission, du côté de ceux qui les érigent, qui les justifient, les argumentent. Jean-Marie Le Gall ?

Jean-Marie Le Gall : Le critique est en même temps le meilleur faussaire puisque c’est lui qui connaît le mieux comment faire, entre guillemets, un faux. La critique s’est développée en même temps que la construction de ces légendes au XVIème siècle. Le problème qui se pose à Pasquier arrive à tenir en quelque sorte un récit, si vous voulez, des origines avec une démarche critique. J’ai l’impression que dans la première moitié du XVIIème siècle, il y a une critique historique qui va se développer. Elle ravage complètement par exemple le mythe de Saint-Denis et la monarchie va laisser parfois faire cette critique.

Emmanuel Laurentin : Est-ce que c’est une critique ou comme le dit Laurent Avezou dans son livre « Raconter la France », ce n’est pas une sorte de bipartition ? D’un côté un récit et de l’autre côté l’érudition qui va mettre à mal le récit.

Jean-Marie Le Gall : Oui, c’est ça. Le mot historien, c’est une catégorie et les critiques c’est une autre catégorie des gens de savoir et des gens de lettres. Mais la monarchie laissent travailler ces critiques parce qu’ils contribuent aussi à la gloire du royaume de France. Parce que ce qui fait quand même le rayonnement de la France, la France moderne qui commence avec Louis XIV, c’est cette idée que la critique va pouvoir se développer en France, évidemment au Pays-Bas aussi et en Angleterre mais c’est le règne de la critique.

Laurent Avezou : Oui d’accord avec cette bipartition. Quitte à ce que la monarchie soit saisie de temps à autre d’un mouvement d’humeur, par lequel elle rappelle qu’elle garde la haute main sur l’interprétation de l’histoire. Et là aussi à titre d’épilogue, on peut rappeler la mésaventure qui arrive au malheureux Nicolas Fréret en 1714. Un jeune académicien, de l’Académie des écritures et belles lettres, promis à un brillant avenir d’érudit, qui dans une de ses études présentée à l’Académie, en toute innocence balaye du plat de la main la fiction des origines troyennes de la monarchie. Qu’est-ce qui lui arrive ? Il est embastillé pour plusieurs mois parce qu’on ne badine pas avec le discours officiel.

Jean-Marie Le Gall : La critique ne désenchante pas forcément le récit national.

Laurent Avezou : Oui.

Jean-Marie Le Gall : Elle le reconfigure, permet elle-même de créer un autre récit national, qui est que la critique serait française en quelque sorte, mais elle n’est pas forcément quelque chose qui désenchante totalement la nation.

Emmanuel Laurentin : Un dernier mot, Claude Gilbert-Dubois ?

Claude Gilbert-Dubois : On a parlé de beaucoup de choses et on a parlé en particulier de cette tache indélébile de l’histoire de la Gaule, c’est qu’en définitif on appartient à un peuple vaincu. Mais justement les Français aiment beaucoup les vaincus glorieux parce que si vous réfléchissez à tous nos grands hommes, leur fin n’a pas été terrible. Vercingétorix est le premier mais Jeanne d’Arc c’est pareil…

Emmanuel Laurentin : D’ailleurs quand il s’agit de se choisir un emblème, c’est plutôt un coq que le lion, le léopard ou d’autres animaux célèbres choisis généralement par d’autres monarchies européennes.

Claude Gilbert-Dubois : C’est tout à fait exact. Napoléon aussi cela n’a pas été une fin glorieuse et je me demande même si le Général de Gaulle, vous voyez comme le nom est prédestiné, n’a pas quitté volontairement, parce qu’il n’était pas obligé de quitter, le pouvoir justement pour entrer dans cette tradition du vaincu glorieux à la Cyrano de Bergerac, qui meurt lamentablement d’une bûche qu’il reçoit sur la tête, mais qui garde son panache jusqu’à l’entrée du paradis.

Emmanuel Laurentin : Merci Claude Gilbert-Dubois d’avoir conclu ainsi cette émission consacrée au regard que les clercs et les laïques, juristes du XVIème siècle ont porté sur l’invention de la Gaule. Je rappelle que vous êtes l’auteur de « Récit et mythe de fondation dans l’imaginaire culturel occidental », qui vient de paraitre aux Presses universitaires de Bordeaux. Jean-Marie Le Gall, on ne peut qu’enjoindre nos auditeurs de lire le « Le mythe de saint Denis, entre Renaissance et Révolution », dans la très bonne collection dirigée par Joël Cornette, chez Champ Vallon. Laurent Avezou, alors, vous, pourriez presque être invité dès demain encore puisque votre livre couvre toute l’histoire de la France et la façon dont elle a été écrite par les historiens, « Raconter la France : Histoire d’une Histoire », chez Armand Colin. Merci à tous ainsi qu’à Martin Amic, qui a lu les textes pour nous aujourd’hui. Je rappelle que demain, nous nous poserons la question de savoir comment les Gaulois reviennent au XIXème siècle, en particulier par le soin de Napoléon III et les fouilles d’Alésia. Nous remercions également Charles Bourriau ( ?) qui nous permis cette émission. À la technique Jean Frédéx, à la réalisation Véronique Samouiloff. On peut demander aussi à nos auditeurs d’aller voir sur le très bon site de la Bibliothèque nationale de France, gallica.fr sur lequel se trouve la plupart des textes que nous avons choisis pour pouvoir illustrer l’émission d’aujourd’hui.

Les livres signalés sur le site de l’émission

Laurent Avezou, « Raconter la France : histoire d’une histoire », Ed. Armand Collin, 2008.

Jean-Marie Le Gall, « Les humanistes en Europe, XVème-XVIème siècles », Ed. Ellipses, 2 juillet 2008.

Histoire des gaulois 3

Emission La Fabrique de l’Histoire, par Emmanuel Laurentin, du mercredi 28 octobre 2009. Je n’ai pas retrouvé le mp3, alors en voici la retranscription.

lire la retranscription
Il y a cinquante ans jour pour jour, un petit personnage gaulois naissait dans le journal Pilote … Astérix, fils du 9-3, ou comment Albert Uderzo entra à l’université , un documentaire d’Anaïs Kien et Véronique Samouiloff. Le 15 octobre 2009, c’est l’université qui fête Astérix le Gaulois et ses deux pères Albert Uderzo, venu pour l’occasion, et le défunt René Goscinny à Bobigny. Le célèbre duo, fleuron de la bande dessinée française, y est présenté comme un modèle d’intégration puisqu’ils ne faisaient pas partie des Français dits « de souche », une véritable success story à la française des Trente Glorieuses. Depuis cinquante ans les aventures du célèbre village d’irréductibles gaulois parcourent la planète grâce à ses nombreuses traductions et n’en finissent pas d’être déclinées en de multiples produits dérivés du stylo aux plus ambitieuses productions cinématographiques. Astérix est né en un quart d’heure dans une cité HLM de la banlieue rouge à côté d’un cimetière musulman et sans le savoir au dessus de la plus grande nécropole gauloise d’Europe découverte en 1992. Tous les ingrédients sont donc réunis pour célébrer ce petit blond casqué et moustachu comme symbole de la promotion sociale des immigrés dans un haut lieu de l’histoire qui aurait fait la France. Avec Pascal Ory , historien de la bd ; Patrick Gaumer , critique, journaliste et historien de la bd ; Nicolas Rouvière , spécialiste d’Astérix ; Albert Uderzo ; Jean-Claude Lescure , professeur d’histoire contemporaine à l’université de Paris 13 ; Jean-Loup Salzman , président de l’université de Paris 13 ; Catherine Peyge , maire de Bobigny ; Natacha Lillo , historienne, spécialiste de l’histoire de l’immigration ; Emmanuel Bellanger , historien, spécialiste du département de la Seine-Saint-Denis ; Didier Pasamonik , journaliste et historien de la bd ; les habitants de la cité du Pont de Pierre.

Introduction par Emmanuel Laurentin : Tandis qu’un menhir, un faux menhir bien entendu, trône sur la place de la Concorde, au pied de l’Obélix, pardon l’obélisque, nous allons parler d’Astérix aujourd’hui. Après avoir montré, depuis lundi, comment la Gaule était, nous disait hier, Laurent Olivier, une outre à fantasmes, au XVIème siècle, c’est ce que nous avons expliqué mardi, au XIXème siècle, c’est ce que nous avons voulu dire dans l’émission d’hier, nous allons aujourd’hui nous attacher au dernier avatar du rêve collectif sur les Gaulois, c’est-à-dire Astérix, car après avoir été un peuple délibératif, c’est ce que disaient les juristes du XVIème siècle, après avoir été ce peuple de l’origine, dont rêvèrent les historiens du XIXème, voilà que Goscinny et Uderzo inventèrent le Gaulois revêche, jamais vaincu, alors que le Général de Gaulle venait tout juste d’arriver au pouvoir.

Il y a 15 jours, une journée d’étude se tenait à Bobigny, organisée par l’Université de Paris 13, pour rendre hommage à Uderzo qui habitait à l’époque dans un immeuble de cette ville et qu’a-t-on dit ? Que le héros français par excellence, avait été conçu par deux fils d’immigrés, Goscinny et Uderzo, ou comment la Gaule, dans sa plasticité, accueille encore une fois l’air du temps. « Astérix, fils du 9 – 3 », un documentaire d’Anaïs Kien et de Véronique Samouiloff, exceptionnellement le jeudi au lieu du mardi.

Une voix d’homme 1 ( ?) : Vous allez voir comment souvent, d’une façon particulière, je commence toujours par dessiner le nez. Ça, c’est le nez, qui va donner la proportion du personnage. Les yeux, bien sûr, tout le monde voit ?

Une voix d’homme 2 ( ?) : Vous connaissez Astérix, Monsieur ?

Une voix d’homme 3 ( ?) : Oui.

Une voix d’homme 2 ( ? : Qui est-ce ?

Une voix d’homme 3 ( ?) : Je n’en sais rien.

Une voix d’homme 2 ( ?) : Tu connais Astérix ?

Une voix de femme 1 ( ?) : Oui.

Une voix d’homme 2 ( ?) : Qui est-ce ?

Une voix de femme 1 ( ?) : C’est un Gaulois.

Une voix de femme 2 ( ?) : Je pense que c’est un petit personnage Walt Disney, quelque chose comme ça.

Une voix d’homme 4 ( ?) : C’est un Gaulois.

Une voix de femme 1 ( ?) : Je le vois très, très fort, très gros, qui est tombé dans la potion magique quand il était petit. Non, c’est son copain.

Une voix d’homme 5 ( ?) : Astérix, qu’est-ce que cela veut dire, d’abord ?

Une voix d’homme 1 ( ?) : Astérix, c’est un peu tout le monde, quoi.

« Archive, une voix d’homme 6 ( ?) : René Goscinny. / René Goscinny : Présent. / voix d’homme 6 ( ?) : Albert Uderzo. / Albert Uderzo : Présent. /voix d’homme 6 ( ?) : Vous êtes l’un et l’autre, les pères spirituels du Gaulois Astérix, qui a eu, cette semaine, les honneurs de la télévision scolaire. René Goscinny, vous êtes l’auteur de quoi, vous ? / René Goscinny : Moi, je suis le scénariste, d’Astérix le Gaulois. / voix d’homme 6 ( ?) : Par conséquent, Albert Uderzo, vous êtes, le dessinateur. »

Une voix de femme 3 ( ?) : Pourquoi Bobigny organise cette journée, consacrée à Uderzo, en tout cas participe à l’organisation de cette journée ?

Une voix de femme 4 ( ?) : Parce qu’on est très fier qu’Astérix ait été crée à Bobigny. C’est une réalité qui rencontre aussi une autre réalité parce que vous savez à quelques pas de l’endroit où a été crée le petit bonhomme irréductible, et bien on a découvert un village gaulois et une nécropole unique en France. Donc, je trouve ça extraordinaire et je pense qu’il ne fallait pas passer à côté de cette occasion de faire qu’un petit héros de bande dessinée puisse rencontrer ses congénères à quelques pas de là, dans une ville aussi cosmopolite et irréductible que Bobigny.

Une voix de femme 5 ( ?) : Mesdames et messieurs, si vous voulez bien prendre place, vous asseoir, vous rapprocher.

Albert Uderzo : On m’a toujours dit qu’un petit croquis valait mieux qu’un long discours. Je vais donc être assez bref. Je suis très honoré aujourd’hui, Madame le maire. C’est vrai que c’est émouvant pour moi de revenir, cinquante après, la création de ce petit personnage qui ne se doutait pas lui-même d’ailleurs qu’on parlera de lui encore cinquante années après. Je regrette qu’une chose, c’est que mon ami René ne soit pas avec moi pour se souvenir de ce moment extraordinaire. Merci d’êtres venus.

Anaïs Kien : « Astérix, fils du 9 – 3, ou comment Albert Uderzo entra à l’université ». Le 15 décembre 2009, c’est l’université qui fête Astérix le Gaulois et ses deux pères Albert Uderzo, venu pour l’occasion, et le défunt René Goscinny, à Bobigny. Le célèbre duo, fleuron de la bande dessinée française, y est présenté comme un modèle d’intégration, puisqu’ils ne faisaient pas partie des Français dits de souche, véritable success story à la Française des trente glorieuses. Depuis cinquante ans, les aventures du célèbre village d’irréductibles Gaulois parcours la planète grâce à ses nombreuses traductions et n’en finissent pas d’être déclinés en de multiples produits dérivés du stylo aux plus ambitieuses productions cinématographiques. Astérix est né en un quart d’heure dans une cité HLM de la banlieue rouge, à côté d’un cimetière musulman et sans le savoir au-dessus de la plus grande nécropole gauloise d’Europe découverte en 1992. Tous les ingrédients sont donc réunis pour célébrer ce petit blanc casqué et moustachu, comme symbole de la promotion sociale des immigrés dans un haut de l’histoire qui aurait fait la France.

Pascal Ory, vous êtes historien, aujourd’hui Albert Uderzo reçoit les honneurs de l’université, qu’est-ce qu’on peut dire de cette légitimation ultime ?

Pascal Ory : Je crois qu’elle est tout à fait méritée. J’ai toujours pensé à propos du couple Goscinny-Uderzo que cela faisait un peu penser au couple Prévert-Carmet. Pendant longtemps, beaucoup de gens le pense, on a dit que le plus brillant c’était Prévert et que Carmet avait eu bien de la chance. C’est clair, Uderzo a le double inconvénient d’être le dessinateur par rapport à l’homme des textes, d’autre part de survivre. Certains considèrent qu’il est moins bon, j’allais dire maintenant, que du vivant de Goscinny. En fait, cela a été un couple idéal. Le succès d’Astérix, qui n’est pas la seule bande qu’ils ont faite ensemble, est tout à fait légitime et il est très bien que l’on rende aujourd’hui à Albert.

« Archive, Albert Uderzo, s’entretient avec Anne-Lise David, 1998 : Anne-Lise David : Un jour, Goscinny arrive pour prendre vos dessins. / Albert Uderzo : Pendant l’hiver 1951, je me souviens parce qu’il faisait nuit de bonheur, je travaillais sous ma lampe, j’ai vu arriver ce garçon avec ses cheveux crépus, qui était mince, comme je ne sais pas quoi, il avait 23 ans à l’époque, j’ai cru que c’était le coursier. Je ne pouvais pas me douter un seul instant que cela serait celui qui deviendra mon grand ami, mon frère même. Il venait des États-Unis et pour moi cela a pris tout de suite une aura extraordinaire parce que nous rêvions tous à l’époque d’aller travailler aux Etats-Unis. »

Université de Paris 13, bâtiment de l’illustration, Amphi 600, le 15 octobre 2009, intervenant masculin ( ?) : Merci, chers collègues. Je vais donc prendre la présidence de séance jusqu’à l’arrivée du héros, vers 12h 15. Madame le maire, j’ai compris qu’Astérix auquel on attribuait quantité de qualificatif résistant aussi bien que franchouillard avait aussi une qualité qui résume tout, il était balbynien. Ça, c’est le premier acquis de la matinée. Voilà, on procéder de la façon suivante : il va y avoir 5 interventions, je dirais quelques mots dans un instant, mais chaque intervention sera précédée, sauf erreur, d’une petite projection de document. On commencer tout de suite, puisqu’il est prévu, de trois courts séquences.

« Poilus, barbus/ Vêtus de peaux de bêtes / Ils bravaient la tempête / Tue-le, tue-la/ C’était la loi des Gaulois !/ Ils prenaient la route / Pour chasser l’mammouth/ Et courir le guilledou / Ils coupaient le gui/ Mais à propos où / Où coupaient-ils donc le houx/ La chasse finie/ Les hommes réunis… »

Voilà, je crois que nous sommes déjà dans le bain, sauf erreur le chanteur numéro un, c’est Ricet Barrier, un auteur trop oublié maintenant, mais d’une grande qualité. Alors, on aura compris que cette journée, puisqu’il s’agit d’une journée, va considérer Astérix sous trois angles. Rapidement, le rapport à l’histoire de la bande dessinée, je rappelle qu’Astérix est devenu très vite un phénomène social puisque le premier album avait eu un premier tirage de 6 000 exemplaires et six ans plus tard, l’album qui sort en trois jours, deux jours exactement, est vendu à un million deux cent mille exemplaires. Là, ce n’est plus une question de succès, cela devient un phénomène social en France et à l’étranger. Deuxième ligne, le rapport à l’antiquité. La chance extraordinaire de ces découvertes balbyniennes permet de reprendre la question du rapport d’une fiction historique à la supposée réalité historique, d’autant plus qu’il s’agit d’une fiction qui se veut comique. Donc, on est vraiment dans un troisième cercle. Puis, troisième ligne, le rapport à l’histoire de la ville puisque le Bobigny des années cinquante c’est quand même un exemple typique d’une croissance mais aussi des problèmes liés à cette croissance, en même temps Uderzo, comme Goscinny, sont des enfants de l’immigration. Je rappelle qu’Astérix que certains ont qualifié, comme je le signalais tout à l’heure de franchouillard, a quand même pour auteur deux enfants d’immigrés. Goscinny est une enfant d’immigrés, ses parents étaient nés en Russie. Et Uderzo est un enfant d’immigrés, ses parents étaient Italiens. Ça me paraît important quand on parle de la signification française d’Astérix. Je trouve ça d’ailleurs très beau.

[Suite de la chanson de Ricet Barrier – La java des Gaulois :] « Quand ils guerroyaient / Mêm’ les feuill’s tremblaient / Les femm’s se jetaient à leurs pieds / Mais un beau matin / Un sombre devin / Leur a prédit : ça va barder ! / Tout près des menhirs / La troupe en délire / Astiqua les fers de lance / Vercingétorix, un dur, un caïd, Étudia la carte de France / Bardé, casqué, un Jul’s / nommé César / Arriva sur son char / Il leur a dit : / Veni, veni, vidi, vici… ».

Patrick Gaumer, critique et biographe de René Goscinny : Il y a deux grandes influences dans le dessin d’Uderzo. Il y a la première influence qui est d’Edmond-François Calvo. Edmond-François Calvo, on l’a un peu oublié. C’est pour moi un des génies de la bande dessinée française, je dirais de l’avant-guerre et surtout à partir des années cinquante. C’est le dessinateur notamment, pendant la Seconde Guerre mondiale, puis dans les années qui suivent, d’un double album qui s’appelle « La bête est morte », qui est une sorte de Granville ( ?), la Seconde Guerre mondiale revue et corrigée à travers la bande dessinée. Un dessin flamboyant, d’une richesse, dans un style anthropomorphique, avec des personnage-animaux, avec une grande cigogne qu’on imagine que c’est de Gaulle, etc. C’est une très, très grande force. Au-delà de ça, il y a également toute l’influence américaine. C’est-à-dire cette passion du dessin américain qu’il a pu découvrir notamment dans un journal belge, qui s’appelle Bravo. C’est d’ailleurs très révélateur que quand on regarde les premiers travaux signés d’Uderzo, ils sont signés Al Uderzo, et non pas Albert Uderzo. Je crois que les deux conjonctions ont fait que les dessins d’Uderzo ont un dynamisme incomparable. Souvent copiés, mais pour moi inégalables. À tel point qu’on traitait, qu’on qualifié le dessin d’Albert Uderzo de trop américaines. On était loin des canons, je dirais, belgo-français classiques.

« Ah, ça, c’est vrai ! Les meilleures serpes viennent d’Amérique. / Ah ! Ha ! Ha !, Amérique, c’est un cousin lointain. / Ah bon ! / C’est celui qui a réussi dans la famille / Ah ! C’est ton cousin d’Amérique, ok ! Ah ! Ah ! Ah !/ Et ben alors, allons-y ! »

Nicolas Rouvière, historien des aventures d’Astérix : Pour vous situer, Astérix est crée quelques années après le traité de Rome. Donc, on est dans le cadre d’une identité européenne en construction. D’autre part il ne faut pas oublier que la série est construite à un moment charnière de l’histoire. Goscinny et Uderzo sont nés en 1926 et 1927. Ils ont connus le second conflit mondial, durant leur adolescence. Ils en ont subi les contrecoups également via leur histoire familiale. Il y a cet arrière-plan derrière. Il y a un idéal de civilisation qui est en train de se réaffirmer, à l’orée des années 60. Ce n’est pas pour rien que l’on trouve un pastiche du drapeau hitlérien dans « Astérix et les Goths » et plus généralement questionner la frontière toujours incertaine entre les barbares, la question de l’absolutisme du pouvoir et la fragilité de la démocratie. Démocratie villageoise, un petit peu anarchique et sympathique mais je dirais que le fond de violence est toujours là, pas loin. Lutter contre les volontés de toute puissance d’un empereur, prolongée par ses légions, c’est une question qui est malgré tout intéressante à aborder.

Anaïs Kien : Et qui intervient justement en permanence, qui est le barbare de l’autre ?

Nicolas Rouvière : Exactement, c’est exactement cela. On est toujours le fou de l’autre ou le barbare de l’autre. Ils sont fous ces Romains mais les Gaulois aussi sont traités de fou comme peut l’être le barde. Il y a un brouillage volontaire en fait au niveau collectif, sur la question du barbare, et au niveau individuel, sur la question de la raison. Là, on tient quelque chose qui donne vraiment un pan d’universalité à cette série, qui est d’une très grande cohérence à cette problématique.

« Un, deux, pique à droite / légionnaires / Aïe, aïe, mon pied ! / Ave, Centurion ! / Ave ! / Ces deux hommes ont tous cassé / Alors, mettez-les en prison ! / Ah, non, non ! / Silence, Gaulois, hein ! / Oh ! Je sens que je vais briser la paix romaine, moi ! / Ah ! Oui, on va briser la paix romaine ? / Ah, ah, ah ! Oui, je vais briser la paix romaine !/ Ah, ah, ah ! / Paix, messieurs, paix ! »

« René Goscinny, Albert Uderzo, 1967 : Bien sûr, nous nous sommes inspirés de Vercingétorix et de tous les noms en X, en biorix et tout ça, c’est venu très vite. Nous nous sommes amusés d’ailleurs à les inventer. Astérix, Obélix, c’est venus très rapidement, puis il y a eu bien sûr Assurance tous risques, Panoramix. Il y a eu tous ces noms en iX maintenant ça en devient pratiquement une manie. Les gens, quand ils nous téléphonent, ils demandent à parler à Monsieur, UderiX ou GoscinniX. C’est devenue, je crois, une manie nationale. / Intervieweur, voix masculine : Comment créer un personnage ? Pourquoi faire un petit et un gros ? Albert Uderzo : Justement, nous avions, nous, Goscinny et moi, une conception assez différente de la bande dessinée humoristique, de ce qui se faisait alors, même il y a huit ans. Nous avons voulu faire l’antithèse du héros qui courant de voir à cette époque-là, soit un petit jeune homme bien fait, très sympathique d’allure, de physique. Justement on a fait cette antithèse, c’est-à-dire un petit, gros nez, assez difforme mais sympathique par sa drôlerie. Et alors… Intervieweur, voix masculine : L’un plus que l’autre, tout de même. Albert Uderzo : On ne dit pas lequel. René Goscinny : On ne dit pas lequel, bien sûr ! Intervieweur, voix masculine : Vous devriez le voir en noir et blanc, c’est curieux. René Goscinny : Alors, justement nous avons pensé de faire un héros qui soit encore moins beau que nous. Il est une satisfaction. En plus, on peut le rendre comique. Parce que quand un héros est trop beau, les gens, qui sont moins beau que lui, lui en veulent un peu d’être beau. Moi, j’en veux à peut près à tout le monde d’ailleurs. Alors que là quand je le regarde, je dis,… Intervieweur, voix masculine : On est heureux d’être commandé. »

« Non, Obélix, non ! »

Nicolas Rouvière : À travers eux, c’est une profession qui se met en scène. Il ne faut pas oublier qu’avant René Goscinny, la profession de scénariste n’existe pas. C’est lui qui l’a fait reconnaître en tant que telle. Donc, avoir un porte-parole aussi médiatique que lui, qui a une verve telle que la sienne, c’était extrêmement important. Ça le dépassait également. C’était vraiment une chance pour toute une génération d’auteurs.

Anaïs Kien : C’est lui qui fait reconnaître institutionnellement le métier de scénariste ?

Nicolas Rouvière : Il y a une charte d’auteur qui s’est créée en 1956, qui rassemblait Albert Uderzo, René Goscinny, Jean-Michel Charlier, et tout un petit groupe d’auteurs, j’allais dire entre Bruxelles et Paris, c’est là qu’ils se retrouvaient pour des rendez-vous régulier. Disons que Goscinny, lui, est emblématique parce qu’il a été le bouc-émissaire, en 56, pour les éditeurs. C’est très simple. En fait, la « World Press », la petite filiale éditoriale pour laquelle il travaillait, l’a tout simplement renvoyé, parce que c’était le dernier engagé en fait. Derrière lui, deux autres auteurs ont démissionné dans a la foulée, Jean-Michel Charlier et Albert Uderzo. Et c’est ce trio qui va se retrouver à la tête du journal Pilote, dès sa fondation, mais plus largement en 1963, quand le journal est racheté par Dargaud, pour un franc symbolique.

Anaïs Kien : Il y a le succès de cette bande dessinée, les aventures d’Astérix, mais il y a aussi le succès des personnages, qu’incarnent dans l’espace médiatique, Goscinny et Uderzo, Patrick Gaumer ?

Patrick Gaumer : C’était l’avantage d’être amis avec des gens qui étaient passionnés de bandes dessinées mais qui avaient pour nom, Pierre Tchernia, par exemple, voir Umberto Eco, voire Alain Resnais, voire toute cette mouvance des auteurs qui finalement, on va dire, étaient nés à la fin des années 20, génération des années 20, début des années 30, qui ont découvert la bande dessinée à travers notamment le journal de Mickey, vers 1934, donc avant-guerre, qui après, une fois arrivés à des postes de responsabilité ou avec une cheminement intellectuel, on va dire entre guillemets, sérieux, ont décidé de se repencher sur leurs tendres années. Ce qui est vraiment intéressant c’est de voir qu’à partir des années 60, il y a tout une série de mouvements, pour légitimer quelque part la bande dessinée, dans lequel j’ai cité, Tchernia, Umberto Eco, j’aurais pu citer Évelyne Sullerot, la sociologue, Jean-Claude Forest, le dessinateur et René Goscinny. René Goscinny a été un des premiers a véritablement défendre le rôle d’auteur. N’oublions pas qu’avant René Goscinny, ce n’est pas le seul, il y a eu Greg, mais globalement avant lui, le statut de scénariste de bande dessinée n’existait pas. Un auteur dessinateur qui décidait de faire appel à un scénariste pouvait très, très bien le faire mais sur ses propres deniers.

« Désormais les adultes traitent la bande dessinée avec beaucoup de sérieux. Un exemple, la conférence de presse hebdomadaire du journal Pilote. 15 décembre 1970. Mesdames et Messieurs, nous allons vous présenter aujourd’hui, le numéro 583, du 7 janvier, il nous reste 9 pages à programmer plus 3 pages du 585 du 21 janvier. Je vous rappelle que le 583, nous avions dit, la semaine dernière, qu’éventuellement nos nous occuperions des scouts, il y a déjà deux pages de scoutisme de techniques de scoutisme de Beketch et Goussé et deux pages sur la crise du scoutisme de Claire Brétécher. C’est un numéro dans lequel nous avons également 6 pages… »

Anaïs Kien : Vous aviez, vous, aujourd’hui, Patrick Gaumer, parlé du rôle d’Astérix dans le magazine Pilote. Est-ce que cela a été un moteur pour le succès de cette revue ?

Patrick Gaumer : Oh, combien ! Puisqu’à un moment il est devenu, Pilote, le journal d’Astérix et Obélix. Mais les choses ne sont pas aussi simples, aussi claires. Au départ on a un journal qui se veut une sorte de Paris Match pour jeunes, avec un mélange d’articles journalistiques sur l’assurance, le sport, etc., un peu de l’illustré, on parlait à peine de bandes dessinées, la dernière page c’est l’emplacement pratiquement privilégié de la série Astérix, mais c’est une planche parmi d’autres. Ce n’est pas la série moteur, contrairement à ce que l’on a pu dire. Puis, au fur et à mesure, au fil des années, je dirais que le grand tournant, ça a été véritablement 1965. À cette époque-là, le lectorat a changé, à commencé à prendre quelques années de plus, premier élément. Deuxième élément, il y a une production entre Goscinny et Uderzo, qui est assez phénoménale, c’est-à-dire qu’ils doivent sortir à peu près l’équivalent de 4 épisodes de 64 à, je dirais, fin 65. Ils ne dessinent pas 4 épisodes, mais il y en a deux qui sortent en album et deux qui sont pré-publiés dans le support. Le premier satellite français s’appelle Astérix. On commence à assisté véritablement à ce que l’on a va appeler le phénomène Astérix. C’est-à-dire que l’on est dans l’air du temps. Mais je crois que c’est vraiment une sorte d’alchimie. Ils sont arrivés au bon moment.

« Extrait du film « Barbarella » d’après une bande dessinée de Jean-Claude Forest et Claude Brulé. Président de la Terre (Claude Dauphin) : Avez-vous déjà entendu parler d’un jeune nucléariste, nommé Durand Durand ? / Barbarella (Jane Fonda) : Oui. / Président de la Terre : Duran-Duran, est l’inventeur du Polyrayon 4, c’est une arme. / Barbarella : Ah, ha… Enfin, l’univers est pacifié depuis des siècles ! Non ? Cela pourrait le replonger en pleine chienlits archaïque et dans… / Président de la Terre : La Guerre. / Barbarella : Comment ? Cette sordide confrontation… / Président de la Terre : Simplement la guerre. Des mêlées sanglantes entre les tribus. / Barbarella : Je ne peux pas y croire. Il faut agir. / Président de la Terre : Oui. Et vous êtes la seule qui puissiez agir. Courage, Barbarella et lav. » (Le nom de l’extrait t des intervenants ont été rajoutés par moi au moment de la transcription.)

« Homme (1) Mais qui êtes vous Madame ? / Femme (1) Que t’importe qui nous sommes. Abandonnes-toi au plaisir. / Homme (2) Que désires-tu, pauvre guerrier ? / Homme (1) Manger. / Femme (2) Nous avons du nectar et de l’ambroisie. / Homme (1) Oh, non, pas de ces cochonneries ! Moi, je veux du sanglier. J’aime le sanglier, c’est bon. / Femme (2) Mais il n’y a pas de sanglier dans notre île. / Homme (1) Y-a pas de sanglier et vous voulez que je reste toujours dans cette île ? Ça va pas, non !/ femme (2) Dis-donc le gros, tu crois quand même pas que je vais faire la cuisine pour toi, non ! Aller, du vent ! / Homme (1) Et comment que je m’en vais par Toutatis ! Pas de sanglier et on ose appeler ça, l’ile du plaisir ! Ooooh ! Aller viens Astérix, c’est une gargote, ici. »

Patrick Gaumer : Il se trouve qu’à un moment… ça, c’est une expression que m’avait dit Jean Giraud, en disant : « à un moment on a suivi un petit peu le même chemin et à un moment il y avait une porte et Goscinny est resté à la porte. » Il y a un côté très paternaliste que l’on retrouve chez Goscinny, plus que chez Uderzo d’ailleurs. Uderzo, c’est vraiment le créateur, pas du tout de tour d’ivoire parce que c’est quelqu’un d’une humanité totale, mais il était, je dirais, sur sa table de travail. L’homme public, c’était véritablement Goscinny. C’est vrai que les auteurs le considéraient, avec beaucoup de respect, voire parfois crainte, les colères de Goscinny sont aussi légendaires, comme une sorte de papa bis, etc. Il est arrivé un moment où il faut couper le cordon, un moment où l faut se dire, c’est bien, je ne renie pas ce que j’ai fait, mais on fait autre chose. Évidemment cela a été le début de l’émancipation des auteurs, comme GB, Cabu et Reiser. Ils sont partis à Hara-kiri Hebdo, puis Charlie Hebdo, ils ont quitté Pilote. Ça, cela a été le premier départ. Ensuite, en 1972, c’est la grosse cassure avec l’Écho des Savanes. L’Écho des Savanes, c’est quoi ? C’est scato, c’est porno. Autant dire que quand Goscinny a vu ça, il a dit : « ptits cons », en gros. Excusez-moi l’expression mais c’était quand même un peu ça. Donc, c’est vraiment la fin d’une époque. Ça, c’est 72. C’est pareil, c’est la roue qui tourne.

« Pendant ce temps, dans le village gaulois,… »

Voix d’homme ( ?) : Il y a Goscinny qui est là, vous savez, hein ?… »

Anaïs Kien : Pendant ce temps-là, on prépare l’inauguration d’une plaque célébrant la naissance d’Astérix sur la façade de la cité du Pont de Pierre à quelque centaine de mètres de l’université. Didier Pasamonik, historien de la bande dessinée, est notre guide pour l’occasion

Voix d’homme ( ?) : « Je connais ce genre de colloque, ça traine, ça traine…

« Attends-moi, Obélix. Je prends un peu de potion magique, kuuuup… Hum ! Ahhh ! et j’arriiiiive ! »

Didier Pasamonik : Comme toujours, dans les cortèges officiels, il y a des retards. Il arrive par ici, paraît-il. On a du vous expliquer que l’endroit où l’on va, c’est l’endroit où au mois d’août 1959, ils ont crée Astérix, avec du Pastis. Il faisait très chaud, parait-il. Le contexte est le lancement de Pilote, qui doit sortir en octobre 1959. Le 29 octobre 1959, c’est la date officielle de la naissance d’Astérix. Ils prévoient une bande dessinée et ils prévoient de faire « Le Roman de Renart ». Ils doivent créer le « Le Roman de Renart » et au moment où ils le font ils s’aperçoivent que quelqu’un l’a déjà fait avant eux, dans Vaillant, qui est quand même le grand journal communiste de l’époque. Pour eux, c’est impossible de refaire la même chose. Donc, ils s’interrogent, se disent qu’ils vont faire un truc historique mais on commence par quoi ? Les hommes des cavernes, c’est déjà fait. Les Américains ont beaucoup d’histoires dessus, pierre à feu et tout ça, et ils s’arrêtent aux Gaulois. Au fond, Astérix, c’est quelque chose qui, au départ, est assez improvisée. Il n’y a pas de choix délibéré. L’ironie de l’histoire, c’est qu’à quelques centaines de mètres de l’endroit où ils vont créer Astérix, on découvre la plus grande nécropole d’Europe.

Anaïs Kien : C’est plutôt un coup de chance.

Didier Pasamonik : Je ne sais pas si c’est un coup de chance. Je crois que déjà, il y a une rue d’Alésia, qui était à cinquante mètres de chez eux. Donc, il y a comme ça une convergence. De là à penser que c’est les mains des Gaulois qui les ont inspirés, on peut toujours se dire ça. Comme je l’expliquais, dans ma conférence, on est dans l’après-guerre, les Français sont en plein milieu des « Trente glorieuses », il y a un mythe qui mérite d’être combattu mais qu’on ne peut pas combattre, c’est le mythe de la Résistance qui pèse vraiment sur cette après-guerre, avec des gens comme Chaban-Delmas, de Gaulle etc. Donc, la nouvelle génération doit un petit peu remettre en cause ce mythe-là et ça passe par la subversion, des éléments de subversion qui sont des relectures ironiques ou amusées de l’histoire. Astérix joue ce rôle, je crois que c’est un des éléments importants.

Didier Pasamonik : La plaque va être installée où ? Vous le savez ?

Voix d’homme ( ?) : Elle est là.

Didier Pasamonik : Ah ! elle est déjà là. Ils sont en train d’installer la tente pour les officiels. Voilà, il y a Uderzo qui arrive justement, à l’instant. Il est accompagné de sa femme Ada Uderzo. Elle a beaucoup de mérite, parce qu’elle a des difficultés pour marcher, elle est en béquilles… Bonjour Ada… On va les saluer. Bonjour Albert.

Albert Uderzo : Bonjour.

Didier Pasamonik : Ça va ?

Albert Uderzo : (manque deux mots). Quand on arrive cinquante ans après, cela fait quand même un drôle d’effet mais les bâtiments sont toujours les mêmes. La nature a changé, elle a beaucoup évolué.

Anaïs Kien : Vous viviez à quel étage ?

Albert Uderzo : Nous étions au 3 et nous étions au 3ème étage.

Anaïs Kien : Donc, au coin, un peu plus loin de cet immeuble ?

Albert Uderzo : L’avant dernier étage.

« Archive, Albert Uderzo,1998 : Et là, il a fallu trouver une idée, très, très rapidement. C’est ce que nous avons fait. C’était dans notre petite salle à manger, dans notre HLM de Bobigny, face au grand cimetière parisien de Patin. Je vous situe la cadre. C’était en plein été, donc c’était un cimetière assez gai parce que très garni d’arbres, donc on ne voyait pas grand-chose, sauf en hiver. Cela s’est fait très, très vite. Quand je dis aux gens qui me posent des questions, qui me disent : vous avez du faire des études, avant d’entreprendre un truc comme ça… Que nenni, comme disait l’autre ! Ça s’est fait en un quart d’heure. Alors, là, il y a eu cette discussion fameuse avec René, à savoir que moi je voyais évidemment le personnage différemment. Je le voyais encore une fois avec l’image d’Épinal que se font les enfants sur les Gaulois : grand, fort, blond et beau / L’interviewer : Et lui ? / Albert Uderzo : Lui, il le voyait à l’inverse : petit, affreux, par contre avec une malignité qui le sortait de l’ordinaire. / L’interviewer : Il voyait un personnage, lui ? / Albert Uderzo : Il voyait un personnage. / L’interviewer : Celui qu’il vous a obligé à inventer. / Albert Uderzo : Celui qu’il m’a obligé à inventer, précisément. »

Voix de femme ( ?) : Elle est où Ada ?

Voix d’homme ( ?) : Elle est là, elle est là.

Anaïs Kien : On va dévoiler une plaque, ici, à Pont de Pierre, en votre honneur, en honneur d’Astérix.

Albert Uderzo : Oui, parait-il, je suis très honoré de ça. J’étais loin de m’attendre qu’un jour, il puisse y avoir une plaque sur ce bâtiment pour rappeler ce moment. C’est très émouvant pour moi. C’est évident qu’il y a cinquante ans, on était loin de se douter, René Goscinny et moi, en passant cette porte, heureusement d’ailleurs que l’on se doutait pas parce qu’on aurait eu très peur. Vous savez, nous ne sommes pas retournés ici depuis quarante deux ans, depuis 67. C’est pour cela que ça m’a fait un drôle d’effet. Je n’ai plus rien reconnu. Si, j’avais du venir moi-même en voiture, je me serais perdu complètement. On est arrivé ici en janvier 1958 et on a quitté cet appartement en 1967, 9 ans exactement.

Anaïs Kien : Vous ne saviez pas à l’époque qu’il y avait une nécropole gauloise, juste à côté de votre immeuble ?

Albert Uderzo : Je viens d’apprendre ça, je ne le savais pas du tout. Alors, cela me poursuit, ça, parce que chaque fois que je m’installe, on découvre une nécropole gauloise. Décidément, ces Gaulois sont fourrés partout. Dans ma campagne, c’est pareil, dans Les Evelyne, on m’a dit un jour : on a trouvé un four gaulois, qui faisait des poteries, à deux kilomètres de chez moi. Pour vous dire que maintenant je fais attention où je mets les pieds. Et bien, dites-moi, il ne fait pas chaud… Ah, oui, c’est peut-être une bonne idée… La petite rue qui coupe là-bas, c’est la rue Alésia, voyez-vous. Vous voyez qu’on était dans le bain !

Anaïs Kien : Elle s’appelait déjà la rue Alésia à l’époque ?

Albert Uderzo : Oui, oui. J’aurais espérer qu’ils l’appellent la rue Gergovie, cela aurait quand même mieux. Alésia, c’est une petite rue de nymphettes de Vercingétorix. Vous auriez vu ici, il n’y avait que de petits ( ?) qui s’amusaient dans cette petite rue-là, c’était formidable. C’était étonnant. Il y avait un gamin, qui était plus malin que les autres, il avait déniché de vieilles voitures d’enfants, vous savez, et tous les gosses montaient dans ces petits wagons improvisés…

Anaïs Kien : C’étaient des vieilles poussettes ?

Albert Uderzo : Des vieilles poussettes, voilà, exactement.

Une femme ( ?) : Monsieur Uderzo.

Un homme ( ?) : Je ne sais pas si vous vous souvenez de nous. Madame Sebag, le fils de Madame Sebag. Elle parlait longuement avec vous.

Albert Uderzo : Ah, oui, je me souviens…

Un homme ( ?) : Elle parlait longuement avec…

Albert Uderzo : Oui, oui…

Un homme ( ?) : Toujours quand elle venait le promenait, elle parlait de ses lampadaires…

Albert Uderzo : Quelques uns avec les bouteilles…

Un homme ( ?) : Cela me fait plaisir que vous veniez au Pont de Pierre.

Albert Uderzo : Vous voyiez, on m’a invité.

Un homme ( ?) : C’est elle qui avait fait un accident, renversée par une voiture, vous vous souvenez ?

Albert Uderzo : Eh, oui.

Un homme ( ?) : Et bien, voilà, c’est elle. Elle s’est occupée de la maman et tout…

Albert Uderzo : Je me souviens bien, je me souviens bien, je me souviens de cet accident.

Une femme ( ?) : Bonjour, vous êtes Uderzo ? L’Albert Uderzo ?

Albert Uderzo : Oui.

Une femme ( ?) : C’est madame Uderzo ?

Albert Uderzo : Oui, je suis son époux

Une femme ( ?) : Oh ! Je n’arrive pas à vous reconnaitre

Albert Uderzo : Vous avez toujours été là ?

Une femme ( ?) : Je suis très contente de vous revoir.

Anaïs Kien : Anne Goscinny, vous n’étiez jamais venue sur le lieu de naissance d’Astérix ?

Anne Goscinny : Mais, non, je dois dire que non. C’est très émouvant de penser qu’Astérix est né ici, que mon père est venu souvent ici, qu’avec Albert ils se sont bien marrés, je trouve ça c’est très émouvant.

Anaïs Kien : Il y a des rues Goscinny, des écoles Goscinny…

Anne Goscinny : Il y a beaucoup de rue. Il y en a une à Paris notamment, dans le 13ème à côté de la Bnf. Il y a des écoles, des lycées, des collèges et des médiathèques, des centres culturels, des bibliothèques et il y a surtout le lycée français de Varsovie, qui porte son nom.

Anaïs Kien : Et dans le 13ème, la rue Goscinny se trouve entre la rue Thomas Mann et Primo Lévy.

Anne Goscinny : Oui. Je trouve que c’est un voisinage chargé de sens ! En tout cas, moi, qui me fait très plaisir, la montagne magique.

Anaïs Kien : Et vous avez assisté à toute cette journée, consacrée à Uderzo ?

Anne Goscinny : Je vais assister au dévoilement de la plaque puis après je crois qu’il y a un truc à l’université et après je retournerai du côté de chez moi parce que j’ai deux enfants qui ont 6 et 8 ans et il faut assurer le judo.

Anaïs Kien : Le judo ?

Anne Goscinny : Oui, parc qu’après l’école, on a le judo. Il faut être dans la vie. C’est bien de dévoiler des plaques et c’est bien d’amener les petits au judo.

Une femme ( ?) : Bonjour Madame.

Anaïs Kien : Bonjour, madame.

Une femme ( ?) : Monsieur Uderzo, habitait là.

Anaïs Kien : Vous l’avez connu ?

Une femme ( ?) : Je l’ai connue. On est les deux. Tout le monde est parti. Tous les Français sont partis et on est resté. Après, elle a trouvé… Son mari est monté de grade et tout… elle habite évidemment dans de beaux quartiers.

Anaïs Kien : Ada Uderzo, la femme d’Albert Uderzo ?

Une femme ( ?) : Voilà. Elle est très gentille, la vérité. Elle aimait parler aux gens. Elle n’était pas retirée du monde, non. Quand on se rencontrerait, on restait des heures à parler. Dernièrement, elle m’a dit : j’ai fait un bel abat-jour pour ma table de nuit. C’étaient des gens simples, hein ! Ils ont montés de grade, Dieu est grand, ha, ha, ha… il y a des histoires de partout, hein ! Ha, ha, ha…

Anaïs Kien : Et vous, vous êtes arrivée à quel moment, ici, à Bobigny ?

Une femme ( ?) : En 58. Il n’était pas…

Anaïs Kien : Fini ?

Une femme ( ?) : Non. La pelouse, derrière, là, c’était de la boue. On nous livrait le lait avec des charrettes, tout ça… Depuis 58, je suis là. Je suis la seule, ha, ha, ha… je me trouve bien.

Anaïs Kien : Et vous veniez d’où ?

Une femme ( ?) : Je viens de Sfax, Tunisie.

Anaïs Kien : Et vous vous appelez comment ?

Une femme ( ?) : Madame Sebag Marcelle.

Catherine Peyge, maire de Bobigny : Mesdames et Messieurs, je vous invite à vous rapprocher. Mesdames, Messieurs, chers amis. Dévoiler une plaque est toujours, pour moi, un moment d’émotion particulière, car il s’agit de placer une partie de l’espace public sous le haut patronage d’une personnalité admirée. Cela sera bien sûr le cas aujourd’hui. Mais cette émotion est marquée d’un sourire tendre et complice, puisque l’esprit des lieux que nous convoquons aujourd’hui a pu s’incarner dans un petit bonhomme souriant, malicieux et fort de la force de ses amis, des amis sûrs et dévoués. C’est à deux pas d’ici que le malin Astérix, patriote et roublard a vu le jour grâce à deux pères exceptionnels, Albert Uderzo et René Goscinny. L’historique légende affirme qu’Uderzo et Goscinny, en fumant quelques cigarettes, j’espère pour l’histoire que c’étaient des Gauloises, et en sirotant un Pastis, ont conçu Astérix. J’aime à imaginer qu’accouder au balcon, ils ont été inspirés par les mannes de centaines de Gaulois, qui reposaient dans la plus grande nécropole gauloise jamais découverte juste sous la fenêtre du dit balcon. À Bobigny, une fois de plus, la réalité a dépassé la fiction. Ici est né Astérix en 1959, crée par Albert Uderzo et René Goscinny. Albert Uderzo résidait alors dans cette allée.

Albert Uderzo : Exactement au 3ème étage…. Il est marrant ce garçon là…

Anaïs Kien : Bonjour. Est-ce que tu sais ce qu’on vient de faire là ?

Un jeune ( ?) : Vous venez de mettre une pancarte en argent, je crois.

Anaïs Kien : Et c’est juste à côté de ta fenêtre.

Un jeune ( ?) : C’est bien pour moi.

Anaïs Kien : Tu savais d’Albert Uderzo avait vécu ici.

Un jeune ( ?) : Je ne savais pas qu’il avait habité ici, je croyais que c’était un bâtiment comme les autres. Mais ce n’est pas un bâtiment comme les autres.

Anaïs Kien : retour au bâtiment de l’illustration où le dessinateur Albert Uderzo s’apprête à recevoir un Doctorat d’honneur, a devenir un gradé de l’université. Nous y retrouvons Patrick Gaumer.

Patrick Gaumer : C’est vrai que cela correspondait à un changement d’époque, la bande dessinée n’était plus considérée comme un pousse au crime. Petit à petit elle était légitimée et surtout s’insérait dans un ensemble beaucoup plus large, qu’est la contre-culture, dans lequel on va effectivement après retrouver la science-fiction, le rock, etc.

Anaïs Kien : Quand on parle de bande dessinée contre culturelle on pense plutôt à Fourest et à Barbarella, qui s’inscrit vraiment dans le chromo de la conte culture de la fin des années 60. on ne pense pas forcément à Astérix et à Uderzo et Goscinny.

Patrick Gaumer : Vous avez tout à fait raison. Ce qui est d’autant plus étonnant, c’est que Forest et Goscinny c’était vraiment l’eau et le feu, deux conceptions différentes et surtout deux personnalités. Je crois qu’un des claches, parce que c’est aussi l’autre de Goscinny, qui est peut-être un peu moins glorieux, c’est quelqu’un qui ne supportait pas trop concurrence et certaines personnalités, ce qui sera notamment le cas de Forest. Forest avait une telle notoriété via Barbarella, alors là en parlait médiatique si l’on rajoute le film de Vadim, Barbarella était un moment sans doute aussi connu qu’Astérix. Forest m’a raconté que le jour où il a rencontré Goscinny, il lui a dit : Si ça ne tenait qu’à moi, je ne vous aurez jamais publié, mais vous êtes Forest, donc je pense à mes lecteurs. Il se trouve que, sans entrer dans les détails, à un moment Forest a continué à travailler pour Pilote, et à un moment Goscinny a dit : Vous me le virez.

Anaïs Kien : Parce que Barbarella correspondait d’un point de vue esthétique, au code du temps, à cette modernité venue des États-Unis, au super héros extrêmement érotisé.

Patrick Gaumer : C’était surtout le côté érotique, évidemment, qu’on retrouve. Falbala, ok, c’est bien gentil, c’est un personnage féminin mais il n’y a pas cette liberté de ton, ce côté science-fiction, donc à cheval entre les différentes contre cultures qu’a Forest. C’est vrai qu’à un moment, je dirais, la série Astérix est devenue presque un classique…

Anaïs Kien : Académique.

Patrick Gaumer : Voilà, c’est l’expression, académique, alors que les expériences se faisaient ailleurs.

Anaïs Kien : Jean-Claude Lescure, notre hôte, initiateur de cette journée d’hommage et de célébration.

Jean-Claude Lescure : Albert Uderzo, je voulais vous dire que c’est un immense honneur que vous faites à cette université, où tous les jeunes sont des petits Goscinny et de petits Uderzo, c’est-à-dire des fils d’immigrés d’aujourd’hui, des enfants de la banlieue qui cherchent leur voix. On est là pour cette ascension sociale, pour leur permettre de se réaliser, réaliser leur rêve. Votre présence ici, c’est la preuve que des fils d’immigrés peuvent réussir et c’est aujourd’hui par l’université, avec son absence de sélection, sa promotion sociale, son insertion professionnelle, qui est là et qui permet à ces gamins de banlieue de devenir les futurs cadres de la nation. C’est à cette occasion là que nous avons pris la décision de vous remettre le diplôme d’honneur de Docteur de l’université Paris 13.

Albert Uderzo : Merci, Monsieur.

Jean-Claude Lescure : C’est moi qui vous remercie.

Natacha Lillo, historienne, spécialiste de l’histoire de l’immigration : Le fais que cela soit des enfants d’immigrés qui deviennent des Gaulois résistants à l’Empire romain, des Gaulois donc des futurs Français, franchouillards, avec les banquets, les bagarres, que cela soient des enfants d’immigrés qui fassent ce personnage-là, quelque part cela rend hommage aux capacité d’intégration qu’a pu avoir la France dans les années 20-30, et même je pense jusqu’aux années 50-60. Par l’école, par toute une série de modalités de choses, qui pouvaient être l’existence d’un Parti communiste fort, par le syndicalisme, etc., qui permettaient l’intégration, et aussi parce que jusqu’aux années 70, on est dans une société, des Trente Glorieuses, où l’on va vers le progrès, c’est-à-dire qu’en général les pères sont manœuvres, cimentiers, ouvriers de base, les fils vont acquérir un véritable emploi. Donc, vous avez vraiment, là, quelque chose qui est très net, c’est le passage d’une génération à l’autre, avec une ascension sociale.

« Je crois que je vais tout de même boire un coup de la potion magique, l’avenir du village est en jeu après tout. »

Anaïs Kien : Emmanuel Boulanger, vous faites une communication, intitulée : « De l’esprit village à la ville moderne », dans cette journée consacrée au Gaulois, à Bobigny et à Uderzo. Vous avez regardé comment Uderzo justement parle de Bobigny ?

Emmanuel Boulanger : Ils en parlent relativement peu. On sent bien que cette cité du Pont de Pierre, c’est un monde à part, ce qui est une réalité, c’est une cité qui reste enclavée, il n’y a pas de centralité réellement à Bobigny…

Anaïs Kien : C’est le lieu où il habite.

Emmanuel Boulanger : Voilà, c’est le lieu il habite. Par contre, on sent qu’il ne porte pas particulièrement à cœur les communistes, c’est un lien que l’on peut également faire.

Anaïs Kien : Et les gens de gauche en général.

Emmanuel Boulanger : Et le gens de gauche en général c’est ce qu’il dit en effet dans un des ses entretiens. D’ailleurs au final il quittera Bobigny, il habitera dans une autre cité à l’entre-soi, bien prononcée, je pense à Neuilly-sur-Seine, là on n’est plus du tout dans la ville typée populaire, c’est vraiment la ville à l’entre-soi bourgeois affirmé. C’est bien sûr un autre monde. Cette cité du Pont de Pierre a semble-t-il marqué on histoire. En tout cas elle marque le début de l’histoire d’Astérix.

Anaïs Kien : Quels sont les acteurs qui organisent cette journée scientifique, intitulée « Drôles de Gaulois » ?

Emmanuel Boulanger : Les partenaires de cette initiative, de ces célébrations mémorielles, on pourrait presque dire, c’est la ville de Bobigny, le Conseil régional d’Île-de-France, le Conseil régional de la Seine-Saint-Denis, le patronage très significatif de l’Université Paris 13 et du Campus de Bobigny. C’est très surprenant de voir comment les choses évoluent, ce qui était inimaginable dans les années 60-70, même encore 80, à savoir qu’une mairie communiste s’approprie cet héritage d’Uderzo et Goscinny, d’Astérix, c’est vrai que l’on mesure à quel point, y compris le paysage et les mentalités politiques ont pu évoluer.

Anaïs Kien : Et comment on peut expliquer cette captation d’héritage justement, par cette mairie communiste, de ce petit personnage, Astérix ?

Emmanuel Boulanger : Alors là, on est certainement dans une logique de faire-valoir. De faire-valoir municipal, de « patrimonisation » également des cités, des premières cités d’habitat collectif qui sont ainsi valorisées. Aujourd’hui on a une relecture de la Seine-Saint-Denis qui est tend à falsifier, en tout cas à stigmatiser cette période des Trente glorieuses. En colle notre réalité où en effet l’intégration est difficile avec l’expérience des Trente Glorieuses où au contraire on avait un ascenseur social qui permettait à des enfants issus de l’immigration, en l’occurrence de l’immigration italienne, de faire école, de s’intégrer, de faire France, oui.

Anaïs Kien : On fait de vous aujourd’hui une success story, un modèle d’intégration puisque vous êtes fils d’immigré italien, Albert Uderzo, ce n’est pas un peu vertigineux comme place à assumer ?

Albert Uderzo : Je m’attendais à votre question. Eh bien, voyez-vous, il y a une particularité en ce qui concerne les auteurs d’Astérix, c’est que Goscinny était d’origine polonaise et moi d’origine italienne, j’ai l’air de taper sur la tête de mes ancêtres.

« Vive Astérix ! Vive Obélix ! Vive Astérix ! Et sous la lune, le traditionnel banquet réunit tous les habitants du village gaulois, tous. Ah, non ! J’en oublie un, Assurance tout risques, le barde / Les lâches, me ligoter et cacher ma, lyre ! J’avais composé une ode triomphale, La, la, la… / Eh, Assurance tout risques, le disque est fini / La, la, la / Le disque est fini »

Anaïs Kien : merci à Pascal Ory, Patrick Gaumer, Nicolas Rouvière, Albert Uderzo, Jean-Claude Lescure, Catherine Peyge, Natacha Lillo, Emmanuel Bellanger, Didier Pasamonik et aux habitants de la cité du Pont de Pierre.

Prise de son Olivier Leroux, mixage Claire Levasseur. Archive Ina, Aurélie Marsset et Marie Jarousse ( ?).

« Astérix, fils du 9 – 3 », un documentaire d’Anaïs Kien et de Véronique Samouiloff.

Emmanuel Laurentin : Et merci à Anaïs Kien et Véronique Samouiloff de terminer ainsi cette semaine gauloise, avec ce dernier avatar du Gaulois dans notre société contemporaine, ce fils de dessinateur et scénariste immigrés.

Story-tellings et représentations historiques erronées

Il m’arrive (RM) fréquemment de donner à des étudiant.es des thèmes sur les représentations scientifiques erronées dans les fictions. L’Histoire étant une science, il est évident que certaines œuvres réécrivent des pans entiers de ce qu’il s’est concrètement passé. Il arrive que ces réécritures soient du fait du caractère parcellaire des informations disponibles ; mais il arrive aussi et surtout que ces récits narratifs, ces story-tellings, soient des manières de surfer sur les fantasmes et les représentations sociales sur une période. Au gré du temps, et au fil des demandes, j’étofferai le matériel disponible.

Far West américain

CorteX_Bon_brute_truandDébat historiographique pour évoquer les représentations de l’Ouest américain en France, dans La fabrique de l’histoire, sur France Culture, le 29 septembre 2016, co-animée par Victor Macé de Lépinay : du mythe du « bon sauvage » à la conquête de l’Ouest, de Fenimore Cooper à Buffalo Bill, nous cheminons sur les pas des voyageurs, géographes, historiens, écrivains et cinéastes qui ont imaginé un Far West pour Européens. Comment ont évolué les représentation de l’Ouest américain en France ? Quelle place a-t-on donné à l’idée de « frontière » dans notre vision de l’Amérique ? Avec Tangi Villerbu, maître de conférences à l’université de La Rochelle, Jacques Portes, professeur à l’université de Paris 8 Vincennes-Saint Denis et Mathilde Schneider, conservatrice au Musée franco-américain du Château de Blérancourt.

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Bushido japonais

CorteX_SamuraiLe bushido, littéralement « voie du guerrier », est le code des principes moraux que les samouraïs japonais étaient soi-disant tenus d’observer. Le doute m’avait été mis sur le sujet par Jean-Michel Abrassart dans l’émission ci-dessous, j’ai contacté et parcouru les travaux de Benesch et j’ai donné ce sujet à des étudiant.es intéressé.es. Leur travail est là.

L’émission n°351 de Scepticisme scientifique, croisée avec le podcast Anthrostory, aborde les thèmes suivants :

  • l’origine du Bushido.
  • Le livre Bushido: the soul of Japan, une référence pour beaucoup de pratiquants d’arts martiaux.
  • Le livre Hagakure, de Yamamoto Tsunetomo, autre référence.
  • Un court résumé de l’histoire des samouraïs qui nous aide à mieux comprendre les histoires qu’on nous raconte et leur réalité historique.
  • Un petit clin d’œil au film The last samouraï, sur son historicité et l’idéal qu’il semble défendre.
  • Un micro clin d’œil à la magnifique série Shogun, là aussi pour parler de son authenticité éventuelle.
  • Un autre éclairage sur le positionnement des samouraïs et de leur idéologie, et de savoir quel serait leur positionnement politique actuel.
  • Pourquoi  avoir besoin de croire en l’efficacité d’un art martial et pourquoi lui chercher une origine lointaine ?
  • Pourquoi la question de l’efficacité (et de l’origine de l’efficacité) d’un art martial est important dans sa pratique au jour le jour ?
  • En quoi une idée fantasmée des samouraïs a pu et peut encore aujourd’hui avoir de l’influence sur le Japon ?

Quelques sources :

  • Bushido, l’âme du Japon, par Inazo Nitobe
    Hagakure : Ecrits sur la voie du samouraï, de Yamamoto Tsunetomo
    Inventing the Way of the Samurai: Nationalism, Internationalism, and Bushido in Modern Japan, de Oleg Benesch, historien le plus pointu sur le sujet
    La série Shogun, de Jerry Lyndon (1980)
    Le film Le Dernier samouraï, d’Edward Zwick (2003) à voir pour le stéréotype

Gaulois français

J’ai créé un article spécifique assez complet .

Mayas

Un excellent travail a été proposé par Jonathan, de Anthrostory à cette page-ci.

Je rêve de la recopier ici, mais je préfère vous renvoyer vers son site.

Voici l’émission de radio qui en est tirée.

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Histoire de Paris / de France

Nous avons déjà élaboré des ressources critiques des relectures fantaisistes de Loran Deutsch. Guillaume Guidon a ainsi élaboré

Histoire – peut-on critiquer Loran Deutsch ?

Le métronome de Loran Deutsch, un exemple de pseudo-histoire

Alexis Corbière a quant à lui critiqué les représentations sur la Révolution Française relayées par les jeux vidéos (ici)

Enfin, nous avons reproduit avec l’amabilité de son anonyme auteur Retour sur l’Histoire – Robespierre sans masque

Les Arabes

An American Carol images, pictures, photos and wallpapersNous avions réalisé avec des doctorant.es des travaux sur le sujet

  •  avec Djaml Hadbi sur les stéréotypes sur les Arabes dans les films : les Arabes, souffre-douleurs du cinéma. C’est ici.
  •  avec Andréa Rando-Martin sur Aladdin, de Disney et ses archétypes sexistes et racistes. C’est là.

Les pirates

(à venir)

Les bandits

(à venir)

Louis Mandrin

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Louis Mandrin blessé par l’assaut des Dragons à Guenand en décembre 1754 © Getty / Keystone-France

Retour sur Louis Mandrin le « capitaine Belle humeur », célèbre en Dauphiné, et abordé ici dans l’émission Autant en emporte l’histoire, de Stéphanie Duncan du 15 janvier 2017.

Ce 26 mai 1755, depuis tôt le matin, 6000 personnes se sont amassées sur la place des Clercs à Valence. Des curieux sont montés sur les toits, dans les arbres, ou sur des gradins de fortune, loués 12 sols pour l’occasion. Au centre de la place, se dresse un grand échafaud de bois. C’est là que, dans quelques heures, sera exécuté Louis Mandrin, le célèbre contrebandier, celui qui depuis deux ans, sur les routes du Dauphiné, de la Franche-Comté et de la Bourgogne, nargue les fermiers généraux et l’armée du roi. Personne dans la foule ne l’a jamais vu, mais l’on dit que Belle Humeur (c’est son surnom) est beau de visage, blond de cheveux, bien fait de corps, l’esprit vif et d’une hardiesse à toute épreuve… On dit aussi qu’il ne quitte pas son grand chapeau bordé de fils d’or. Deux jours auparavant, la commission de Valence, véritable tribunal d’exception, a condamné à mort Mandrin, par le supplice de la roue, la plus grave des peines infamantes. C’est donc ici, devant la foule, que ce 26 mai 1755 va prendre fin la vie tumultueuse de Mandrin. Mais sa mort marque aussi le début d’une légende, toujours tenace aujourd’hui, celle du bandit au grand cœur qui prend aux puissances de l’argent pour redonner aux pauvres.

L’invité de Stéphanie Duncan est l’historien Benoît Garnot.

La fiction

Louis Mandrin, Capitaine Belle Humeur, une fiction de Christine Spianti.

Tarzan

(à venir)

Un ministre peut-il tomber enceinte ?* Dé-masculiniser la langue française, entrevue avec Pascal Gygax

Sans doute avez-vous déjà lu des textes où l’on évoquait des « enseignant-es », ou l’on parlait d’« ielle », et peut-être avez-vous été intrigué·e ou agacé·e par ces libertés grammaticales. Au CorteX, nous employons régulièrement de telles tournures, mais, faute de temps, nous n’avions jamais consacré un article à ce sujet. Nous tentons d’y remédier partiellement avec ce petit article, afin d’expliciter les enjeux et les alternatives possibles et surtout déconstruire quelques idées reçues auxquelles nous avons été confronté·e·s (ou auxquelles nous avons même pu souscrire). Pour cela, nous avons sollicité l’expertise de Pascal Gygax, chercheur en psycholinguistique à l’Université de Fribourg, qui a chaleureusement accepté de nous répondre.  Nous vous proposons ensuite quelques ressources documentaires. *Le titre « Un ministre peut-il tomber enceinte » est emprunté à l’excellent article de Markus Brauer1.

 

Entrevue

Bonjour Pascal Gygax, votre laboratoire travaille sur les représentations sociales véhiculées par le langage, et notamment par l’usage massif du genre masculin dans la grammaire française. Pouvez-vous expliquer quels types d’expériences vous mettez en place pour étudier cela ?

CorteX_Gygax2017De manière générale, nous nous intéressons surtout à l’ambiguïté de la forme grammaticale masculine – celle-ci ayant plusieurs sens possibles – , et la manière dont notre système cognitif résout cette ambiguïté. Nous avons utilisé des paradigmes de psycholinguistique expérimentale pour étudier ceci. De manière générale, nous nous intéressons à la manière dont une phrase comme « une des femmes portait un parapluie » est traitée lorsqu’elle suit une phrase comme : « Les musiciens sortirent de la cafétéria »1.

Illustration. L’équipe de Pascal Gygax a présenté à notamment 36 francophones des groupes de 2 phrases. Chaque première phrase introduisait un groupe de personne appelées par un nom de métier au pluriel (comme « Les musiciens sortirent de la cafétéria. » ou « Les assistants sociaux marchaient dans la gare. »). Les métiers étaient associés à des stéréotypes masculin, féminin, ou neutre. Chaque seconde phrase précisait qu’il y avait des (mais pas exclusivement) femmes ou hommes dans le groupe (par exemple, « Une des femmes portait un parapluie. » ou « Du beau temps était prévu, plusieurs femmes n’avaient pas de vestes. »). Les francophones devaient dire rapidement si la deuxième phrase était une suite possible ou non de la première. Les francophones répondaient plus souvent par l’affirmative lorsque des hommes figuraient dans la deuxième phrase, indépendamment des stéréotypes de la première phrase. En d’autres termes, les représentations des francophones étaient moins guidées par les stéréotypes que par les marques de genre au pluriel.

Quels sont les principaux résultats de la littérature sur le sujet ?

Nous avons montré (avec d’autres équipes également) que notre cerveau résout l’ambiguïté sémantique du masculin au dépend des femmes et au profit des hommes, systématiquement et indépendamment du contrôle que nous essayons parfois de mettre en place. Ceci veut simplement dire que le sens « masculin = homme » est toujours activé, et que ne pouvons pas empêcher cette activation, même si nous essayons d’activer consciemment les sens « masculin = mixte ou neutre »2.

Ilustration. Une équipe de recherche de Clermont-Ferrand3 a demandé à 101 personnes de répondre à une des deux questions suivantes : « Sans tenir compte de vos opinions politiques, citez tous les candidats de droite que vous verriez au poste de Premier ministre » (condition générique masculin) ou « Sans tenir compte de vos opinions politiques, citez tous les candidats/candidates de droite que vous verriez au poste de Premier ministre » (condition générique neutre). Les résultats, représentés ci-dessous, montrent que, toutes choses étant égales par ailleurs, les personnes citent plus de femmes lors de la deuxième condition.CorteX_brauer_candidates-candidats

Peut-on dire que le masculin neutre existe en langue française ?

De fait, un sens neutre peut exister (comme pour les termes épicènes4), mais ce sens ne peut pas être porté par le masculin. En effet, le fait de désigner un groupe de personnes par un mot ou un groupe de mots au masculin fait que l’on va plus souvent penser que des hommes constituent ce groupe.

Vous suggérez de ne pas utiliser de formules de ce type : «  Pour faciliter la lecture du document, le masculin générique est utilisé pour désigner les deux sexes ». Pouvez-vous expliquer pourquoi ?

Nous avons montré que le sens « masculin = homme » est activé de manière passive, non-consciente et incontrôlable. Nous appelons ceci un mécanisme de résonance. La mention dont vous parlez ne changera rien à cette activation5.

CorteX_unil_mots-egalite
Brochure délivrant des conseils pour de-masculiner son style à l’écrit

Que dites-vous aux personnes qui trouvent que dé-masculiniser la langue française, c’est alourdir un texte, le rendre presque illisible ? Cette question a-t-elle été étudiée de façon expérimentale?

Oui, un article a été publié en 2007 sur le sujet6. Celui-ci montre que nous nous habituons très vite à ces formes non-sexistes. J’ajouterais tout de même qu’une démarche linguistique de neutralisation – en formulant le texte sans forcément se référer à des individus en particulier (par exemple, « la direction estime que… ») allège souvent le texte. C’est ce que nous souhaitons transmettre au travers des ateliers d’écriture non-sexiste que nous organisons.

La grammaire et l’orthographe de la langue française ont-ils toujours été ainsi ?

Je ne suis pas historien du langage, mais une forme neutre existait en latin, et le masculin comme valeur par défaut s’est imposé pour des raison de patriarcat. On retrouve des écrits du XVIIème qui l’attestent7.

Illustration. Claude Favre de Vaugelas, grammairien et académicien, en 1647, dans Remarques sur la langue française. Utiles à ceux qui veulent bien parler et bien écrire  : « La forme masculine a prépondérance sur le féminin parce que plus noble ».
Nicolas Beauzée, grammairien et académicien, en 1767, dans Grammaire générale : « le genre masculin est réputé plus noble que le féminin à cause de la supériorité du mâle sur la femelle ».

Y a-t-il des langues qui, dans leur construction, ne privilégient jamais un genre au détriment de l’autre ?

Oui, le finnois, par exemple, n’a pas de marque grammaticale de genre. En danois, il existe des formes spécifiques, des formes neutres, et même des formes dites mixtes. La Suède adopte progressivement le nouveau pronom « hen », pour remplacer hon [elle] et han [il]. En allemand, on trouve de plus en plus de formes dites « nominalisées », qui sont neutres. Quelques linguistes proposent des formes semblables en français (par exemple, illes). Nous souhaitons par ailleurs tester ces nouvelles formes, mais manquons pour l’instant de ressources financières.

Lorsque l’on emploie des formules du type « les étudiantes et les étudiants », n’enferme-t-on pas finalement les individus dans deux sexes ou deux genres, alors que certaines personnes ne se retrouvent pas dans ces catégories ? Pourrait-on imaginer des alternatives ?

Oui, vous avez raison. À terme, ceci n’est pas une solution viable. Pour l’instant, cette formulation permet d’améliorer la visibilité des femmes dans la société, mais il active également une catégorie (le genre) qui est complètement aléatoire et non pertinente dans beaucoup de situations. Nous avons d’ailleurs dédié un chapitre sur ce sujet8.

Plutôt que de dé-masculiniser la langue française, pourrait-on envisager de la dégenrer ? Y a-t-il des personnes ou collectifs qui travaillent dans ce sens ?

Nous souhaitons commencer un projet sur ce sujet : apprendre à des participantes et participants de nouvelles formes, et tester leur représentations à la fin de l’apprentissage. Nous sommes relativement convaincu·es que les effets de nouvelles formes, plus inclusives de la diversité de genre (et de sexe), apporteront énormément à notre manière de percevoir le monde.

Si nous sommes sensibles à ces questions, quelles mesures simples pouvons-nous mettre en pratique au quotidien ?

Financer nos recherches… je plaisante (…à moitié). Je pense qu’un changement de représentations doit passer par deux démarches linguistiques possibles : la féminisation ou la neutralisation. La première permet surtout de renforcer la visibilité des femmes dans notre société (surtout si les femmes sont mentionnées en premier, comme dans « les musiciennes et les musiciens »), et la deuxième de diminuer l’activation de la catégorie « genre ». Cette dernière demande souvent un effort de reformulation, car elle nécessite un changement de lexique (en passant par des termes épicènes notamment) ainsi qu’un changement sémantique. Par exemple, lorsque nous souhaitons parler des migrantes et des migrants, nous pouvons utiliser les termes « la population migrante ». Le sens change quelque peu, mais est souvent parfaitement adapté au propos souhaité.

Merci beaucoup Pascal Gygax pour votre disponibilité et pour vos travaux !

Ressources

Vous souhaitez plutôt écouter Pascal Gygax ? Voici le fichier audio de son passage chez Radio télévision suisse en mars 2016.

Télécharger

Nous vous recommandons également le visionnage d’Éliane Viennot à la Wikiconférence francophone d’août 2016. Cette professeure de littérature française de la Renaissance à l’Université de Saint-Étienne rappelle ici que la langue française traitait de manière quasi-égalitaire les sexes masculins et féminins, jusqu’à ce que des personnes clairement opposées à l’égalité entreprennent de la masculiniser.

Vous pouvez également lire Éliane Viennot, que nous n’avons pas encore lu, mais que nous allons dévorer.

CorteX_viennot_feminin-masculin CorteX_viennot_academie-francaise

À lire également, l’article d’Aurore Évain, « Histoire d’autrice, de l’époque latine à nos jours », Sêméion – Travaux de sémiologie, n°6, , qui revient sur la disparition de noms féminisés à la charnière des XVIIème et XVIIIème siècle. La forme « autrice », dérivée du latin auctrix, a par exemple été supprimée à la suite d’une longue querelle entre praticiens et grammairiens. Aurore Évain explique comment la réfutation de l’usage de ce mot s’appuie à l’époque non seulement sur des débats sur sa formation grammaticale, mais aussi sur la remise en cause de la légitimité même des femmes à écrire. 

Analyse d’un texte critique sur l’écriture inclusive

Dans la revue Science & pseudo-sciences n°323 de janvier/mars 2018, Brigitte Axelrad aborde ce sujet au travers d’un texte intitulé « Êtes-vous prêt·e·s pour l’écriture « inclusive » ? ». Nous avons rédigé le texte suivant à l’intention de la rédaction du journal :

Bonjour,

Nous avons lu avec intérêt votre article du SPS n°323 Êtes-vous prêt·e·s pour l’écriture « inclusive » ? (1). Cependant, cela nous surprend de constater que cet article fait fi d’une grande partie des données empiriques disponibles dans la littérature. Il y a au moins quatre points à soulever.

1) La question de la démasculinisation de la langue française n’est pas seulement une question d’ordre politique, pour moins « invibiliser les femmes » ou « faire progresser les mentalités et avancer l’égalité entre les hommes et les femmes ». Les enjeux sont aussi méthodologiques. Si nos formulations langagières impactent nos représentations, alors il faudra apporter une attention toute particulière par exemple aux formulations des questionnaires utilisés lors d’enquêtes. Il y a d’ailleurs des données empiriques qui soutiennent cette hypothèse. Une équipe de recherche de Clermont-Ferrand, par exemple, a demandé à 101 personnes de répondre à une des deux questions suivantes : « Sans tenir compte de vos opinions politiques, citez tous les candidats de droite que vous verriez au poste de Premier ministre » (condition générique masculin) ou « Sans tenir compte de vos opinions politiques, citez tous les candidats/candidates de droite que vous verriez au poste de Premier ministre » (condition générique neutre). Les résultats montrent que, toutes choses étant égales par ailleurs, les personnes citent plus de femmes lors de la deuxième condition (40 % contre 15 %) (2).

2) Comme il est évoqué succinctement dans une partie du texte, démasculiniser la langue française, ce n’est pas seulement adopter l’écriture inclusive par le point médian, mais surtout privilégier des formulations non genrées (dites épicènes : « les personnes » plutôt que « les hommes » ; le « corps enseignant » plutôt que « les enseignants »). Cela ne veut pas dire non plus que les genres ne sont jamais utilisés, dans les récits par exemple. Dans certains cas, il est tout à fait normal de vouloir individualiser son propos, et d’expliciter le genre de la personne (ou des personnes), à laquelle nous nous référons. Ainsi l’introduction de l’article : « Maître·sse Corbe·au·lle sur un arbre perché·e tenait en son bec un fromage. Maître·sse Renard·e par l’odeur alléché·e lui tint à peu près ce langage » ressemble plus à une caricature qu’à un exemple précis et illustratif de la façon de démasculiniser la langue française. Il y a probablement des façons plus rationnelles de démasculiniser la langue et de ne pas alourdir les textes. Des travaux expérimentaux sont d’ailleurs également menés sur le sujet (3).

3) Le paragraphe consacré aux influences des langues sur les modes de pensée s’abstient lui aussi d’en référer à des travaux empiriques et ne présente pas l’étendu du débat sur la question. Plusieurs articles y sont pourtant consacrés, publiés dans des revues à comité de lecture (4). En français et en ouvrage grand public, Claude Hagège, linguiste et titulaire par le passé au Collège de France d’une chaire de théorie linguistique, a également écrit sur le sujet (5), dans un sens différent. En Suisse, à l’université de Fribourg, Pascal Gygax et ses collègues travaillent spécifiquement sur ces questions et ont réalisé par exemple un état des lieux de la recherche francophone en psycholinguistique sur les représentations mentales du genre pendant la lecture (6), mais aussi dans une perspective plus internationale (7).

4) Enfin, le dernier paragraphe portant sur les déterminants de l’évolution des langues aurait lui aussi pu être confronté à la littérature historique sur le sujet. « Il semble bien que l’échec de l’écriture inclusive est assuré car, qu’elle soit écrite ou parlée, la langue n’évolue que selon ses propres lois et non par décret. » Éliane Viennot (8) et Aurore Evain (9), parmi d’autres, se sont précisément penchées sur la question des déterminants de l’évolution des langues relativement aux genres, au travers d’études historiques approfondies et passionnantes, et leurs conclusions ne sont pas aussi définitives. Par exemple, la règle concernant l’accord des adjectifs disant que le « masculin qui l’emporte sur le féminin », a été mise au point au XVIIème siècle. Avant, le plus souvent, l’accord se faisait avec le mot le plus proche (10). Il y a d’autre part des exemples de loi qui elles ont modifié les usages de la langue. L’ordonnance de Villers-Côtterets d’août 1539 entre autres choses statuait sur l’usage unique du français comme langue officielle du droit et de l’administration en France. La loi Haby du 11 juillet 1975 portait elle notamment sur l’usage des langues régionales à l’école. En outre, quand bien même l’affirmation sous-entendue jusqu’à aujourd’hui les langues n’ont jamais évolué sous le coup de l’intervention humaine serait vraie, elle ne pourrait servir que d’argument inductif pour soutenir qu’il ne pourra jamais en être autrement. Or on connaît la faiblesse des arguments inductifs. La dinde inductiviste de Bertrand Russel en a fait les frais (11). Tous les jours bien nourrie, elle acquiert la certitude qu’il en sera toujours ainsi. Jusqu’au jour de son exécution. Par conséquent, gardons-nous d’utiliser ce type d’argument « cela n’a jamais été ainsi donc cela ne pourra jamais être autrement. » pour prévoir l’impossibilité d’une transformation sociétale quelconque. Une brève présentation des travaux empiriques sur le sujet des représentations induites par l’usage d’une langue dé-masculinisée ou non, par le biais d’une entrevue avec Pascal Gygax, chercheur en psycholinguistique, est disponible sur cortecs.org (12).

Nous saluons l’initiative de SPS et de Brigitte Axelrad d’avoir traité de ce sujet passionnant et siège de débats depuis plusieurs siècles (10) et nous apprécierions de lire à nouveau un article consacré au sujet, agrémenté nous l’espérons de données plus factuelles.

Bien à vous, Nelly Darbois, Albin Guillaud, Richard Monvoisin, Collectif de recherche transdisciplinaire esprit critique & sciences.

(1) Brigitte Axelrad. Êtes-vous prêt·e·s pour l’écriture « inclusive » ? SPS n°323, janvier / mars 2018

(2) Markus Brauer. Un ministre peut-il tomber enceinte ? L’impact du générique masculin sur les représentations mentales. In: L’année psychologique. 2008 vol. 108, n°2. pp. 243-272.

(3) Pascal Gygax et Noelia Gesto (2007). Féminisation et lourdeur de texte. L’Année psychologique, 107, pp239-255.

(4) Gabriel U, Gygax P, Kuhn E. Neutralising linguistic sexism: Promising, but cumbersome?. In press in Group Processes & Intergroup Relations.

(5) Claude Hagège. Contre la pensée unique. Paris, Édile Jacob, 2012.

(6) Gygax P, Sarrasin O, Lévy A, Sato S, Gabriel U. La représentation mentale du genre pendant la lecture: état actuel de la recherche francophone en psycholinguistique. Journal of French Language Studies. FirstView Article. September 2013, pp 1 -­ 15.

(7) Sato S, Öttl A, Gabriel U, Gygax P. Assessing the impact of gender grammaticization on thought: A psychological and psycholinguistic perspective. In press in “Gender and Language. Current Perspectives” in Osnabruecker Beitraege zur Sprachtheorie (OBST).

(8) Éliane Viennot. L’Académie contre la langue française : le dossier « féminisation ». Editions iXe, coll. xx-y-z, 2016. 216 pages.

(9) Aurore Évain, « Histoire d’autrice, de l’époque latine à nos jours », Sêméion – Travaux de sémiologie, n°6, février 2008.

(10) Site internet d’Éliane Viennot http://www.elianeviennot.fr/Langue-accords.html

(11) Alan Chalmers, Qu’est-ce que la science ? : Popper, Kuhn, Lakatos, Feyerabend, Le Livre de Poche, Paris, 1987.

(12) Nelly Darbois et Pascal Gygax. Un ministre peut-il tomber enceinte ?* Dé-masculiniser la langue française, entrevue avec Pascal Gygax. cortecs.org. https://cortecs.org/materiel/un-ministre-peut-il-tomber-enceinte-de-masculiniser-la-langue-francaise-entrevue-avec-pascal-gygax/#note-1111409-7

Ressources sur les conflits d'intérêt à l'Université

Alors que certaines universités au Canada et aux États-Unis se sont dotées de politiques vis-à-vis de la prévention et de la gestion des conflits d’intérêt (CI) depuis les années 1990, rares sont les universités françaises à adopter de tels dispositifs 1. De plus, ce sont uniquement les chercheuses et chercheurs membres de quelques institutions sanitaires en France qui sont obligés de déclarer leurs liens d’intérêt lorsqu’ils s’expriment en public ou participent à des commissions. Pourtant, les mécanismes psychologiques en jeu dans les situations de CI existent en dehors du secteur sanitaire et les conséquences de ces situations peuvent être tout aussi graves en termes de confiance et d’intérêt collectif. C’est pour cela qu’il nous a semblé pertinent d’aborder ce sujet auprès des doctorant·e·s de l’Université Grenoble-Alpes lors du stage DFI De l’éthique à l’Université que nous animons depuis plusieurs années. Voici ci-dessous une partie de notre matériel.

Définition

De nombreux collectifs et institutions se sont penché.es sur la définition du conflit d’intérêt dans différents milieux : médical, paramédical, gouvernement, tribunaux, etc. Nous trouvons celle donnée par l’Université de Montréal pertinente pour le milieu universitaire 1 .

Un CI peut survenir quand des activités ou des situations placent un individu ou une organisation en présence d’intérêts (personnels, institutionnels ou autres) qui entrent en conflit avec les intérêts inhérents aux devoirs et responsabilités liés à son statut ou à sa fonction.

Ces conflits risquent d’altérer l’intégrité des décisions prises et ainsi de causer des torts et de compromettre la confiance du public à l’endroit de l’organisation et de ses membres.

Notons qu’il est plus facile de trouver des situations de CI là où la plupart des personnes d’un groupe sont d’accord pour dire qu’il s’agit bien d’une situation de CI, que de trouver une définition exhaustive et satisfaisante en toute situation.

Terminologie

Nous utilisons à la fois les termes de :

  • lien d’intérêt, lorsqu’une personne (physique ou morale) tire un avantage ou désavantage (principalement financier, mais aussi matériel, direct ou indirect) dans sa relation avec un objet ou une personne (physique ou morale) ;
  • conflit d’intérêt, lorsqu’une personne entretient au moins deux liens d’intérêts (dont au moins un financier ou matériel) qui entrent en contradiction.

Exemples

On peut piocher :

  • dans son expérience personnelle d’enseignement ou de recherche ;
  • dans des situations théoriques classiques de CI proposées par exemple par l’Université de Montréal ici ou l’Université de Sherbrooke ici ;
  • dans des expériences vécues par les personnes constituant le public ;
  • dans les cas médiatisés plus ou moins récents, comme l’affaire des logos nutritionnels en 2016-2017 2.

Déconstruire quelques idées reçues

« Les CI, c’est en médecine et en politique. »

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Cinq premiers résultats dans Google Image lors d’une recherche « conflits d’intérêt »

Nous faisons l’hypothèse que viennent plus facilement à l’esprit les situations de CI dans les champs politique et médical, car des cas de ce type ont souvent fait la une des médias : affaires du sang contaminé, du Médiator®, Woerth-Bettencourt, François Fillon, etc. À titre d’illustration, nous montrons les cinq premiers résultats d’une recherche menée en décembre 2016 sur Google Image à parti des mots-clés « conflits d’intérêt » (voir ci-contre), où quatre des cinq illustrations mettent en scène des actrices et acteurs du champs sanitaire (professionnel·le·s de santé, laboratoires pharmaceutiques, ou membres de commissions décisionnelles en santé).

Or, de nombreuses situations de CI impliquent des individus d’autres professions , provenant d’autres champs disciplinaires, comme nous le développerons dans la suite de l’article. Rares sont les secteurs de recherche à ne pas recevoir de financements d’entreprises à but lucratif, ou d’instituts publics ayant intérêt à ce que les résultats des études aillent dans un sens plutôt que dans un autre.

« Moi, j’ai trop d’éthique pour avoir des conflits d’intérêt. »

En général, les individus reconnaissent volontiers leurs liens d’intérêt, mais affirment cependant que ces liens n’influencent pas leur action, uniquement celles de leurs pairs. Or, cette attitude n’est pas soutenue par les faits. C’est l’illusion de l’unique invulnérabilité, un biais cognitif que l’on peut illustrer avec cet extrait d’Envoyé Spécial de décembre 2013 intitulé « Conflits d’intérêt : les liaisons dangereuses ».

Dans cette vidéo, un chercheur en criminologie fait part lors de ses interventions publiques du risque toujours plus fréquent d’usurpation d’identité, et de la nécessité de détruire avec un broyeur de documents ses papiers d’identité pour prévenir ce risque. Or, le chercheur déclare toucher plus de 2000 euros par an pour un partenariat avec une entreprise commercialisant des broyeurs de documents, réaliser des études commanditées et financées par ce groupe et participer à des réunions avec la presse financées et organisées également par ce même groupe. Lorsqu’un journaliste lui demande « vous ne pensez pas qu’il y a un petit conflit d’intérêt ? », la réponse du chercheur est sans hésitation « Non. Non, sinon je ne le ferais pas. » Or, il y a tout de lieu de penser que nous sommes ici dans une situation de conflit d’intérêt où le lien financier qu’entretient le chercheur avec l’entreprise de broyeurs de documents peut biaiser son discours : il peut surestimer les cas d’usurpation d’identité, ou la pertinence des broyeurs de documents par rapport à un simple déchirement manuel.

Ce biais cognitif a été mis en évidence tout d’abord chez les médecins dans les années 1990. On peut se référer à l’une des premières études sur le sujet de Steinman et al.3 On a demandé à 105 étudiant·e·s en médecine de sixième année et plus s’ils pensaient que les représentant·e·s pharmaceutiques avaient un impact sur leur pratique de prescription et sur celles de leurs collègues. Les étudiant·e·s avaient le choix entre quatre réponses : pas d’influence, une petite influence, une influence modérée ou beaucoup d’inflCorteX_steinman2001uence. Les résultats sont représentés dans le graphique ci-contre. Sans rentrer dans le détail, on peut résumer les résultats de l’étude ainsi : alors que plus de 60% des étudiant·e·s pensent que les représentant·e·s pharmaceutiques n’ont pas d’influence sur leur propre prescription, elles et ils sont moins de 20% à penser que leurs collègues ne sont pas soumis à cette influence. À l’opposé, moins de 5% des étudiant·e·s pensent que ces représentant·e·s exercent une influence modérée à importante sur leurs prescriptions, alors qu’elles et ils sont plus de 30% à penser que leur collègues subissent une telle influence. En plus simplifié, peu d’étudiant·e·s pensent être influençables, mais un nombre beaucoup plus important pense que leurs collègues le sont.

Si nous n’avons hélas pas connaissance d’études de ce type sur des universitaires non professionnel·le·s de santé, il est assez raisonnable de penser que ce biais cognitif conduisant à sous-estimer l’impact des mécanismes d’influence sur soi-même ou à les surestimer chez les autres, existe aussi chez les enseignant·e·s et chercheuses et chercheurs. Ce ne sont pas seulement les individus « sans éthique » ou « faibles psychologiquement » qui en sont les victimes.

« Ce n’est pas parce que je suis payée par l’industrie que les résultats de mes recherches sont influencés. »

Cette idée reçue permet d’introduire le biais de financement : une étude financée par l’industrie, ou dont les investigatrices et investigateurs sont financés par l’industrie, a plus de chance d’avoir des résultats favorables à l’industrie toutes choses égales par ailleurs. On peut introduire cette problématique avec cet extrait de Cash investigation « Industrie agroalimentaire : business contre santé » de septembre 2016.

La journaliste interroge un chercheur ayant écrit un rapport pour lequel il a été rémunéré par l’American Meat Institute (association qui représentait les industries de la viande et des volailles aux États-Unis) critiquant les travaux sur les effets délétères pour la santé de la consommation de viande d’une scientifique, S. Preston-Martin. À la question « Vous ne pensez pas que votre point de vue serait plus fort si je n’avais pas découvert que aviez été payé ? », le chercheur répond « Non, je ne pense pas que ça changerait mon point de vue ».

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Figure B

On pourra alors citer par exemple l’étude de 2013 Bes-Rastrollo et al. 4, dans laquelle les chercheurs et chercheuses ont référencé toutes les études portant sur le lien entre consommation de boissons sucrées et prise de poids et obésité. Les chercheuses et chercheurs les ont classées en deux catégories : celles dont les résultats montraient un lien entre ces deux variables, et celles dont les résultats ne montraient pas de lien. On peut schématiser ainsi ces résultats (figure A).

Un autre chercheur de manière indépendante a ensuite classé les études en fonction des déclarations de liens d’intérêt des chercheuses et chercheurs avec les industries fabricants des boissons sucrées. Si on prend en compte cette variable là, les résultats sont les suivants (figure B).

CorteX_Bes-rastrollo2
Figure B

On s’aperçoit alors que la plupart des études montrant un lien entre consommation de produits sucrés et prise de poids n’ont pas déclaré de liens d’intérêt alors que la plupart des études ne montrant pas de lien entre ces deux variables déclarent des liens d’intérêts avec des industries.

Ces résultats convergent avec d’autres au sujet desquels les industries agro-alimentaires 5, pharmaceutiques 6, du tabac 7, des organismes génétiquement modifié 8, des télécommunications 9, des nanotechnologies 10 ou encore du nucléaire 11 sont impliquées.

Arrivé à ce stade, il est possible d’introduire comme hypothèse explicative potentielle du biais de financement, le biais de publication, le fait que les chercheuses et chercheurs et les revues scientifiques ont bien plus tendance à publier des expériences ayant obtenu un résultat positif que des expériences ayant obtenu un résultat négatif.

« Moi qui ne reçois que des petits avantages, je ne suis pas ou peu sous influence. »

Le principe de réciprocité ou de contre-don a été mis en évidence expérimentalement dans les années 1970 : il s’agit d’une tendance de l’être humain à s’efforcer de rendre les avantages perçus d’autrui, même si ces avantages sont de tous petits gestes. Le simple fait, par exemple, qu’une serveuse ou un serveur donne un bonbon au moment de l’addition conduira les individus à donner en moyenne un pourboire plus élevé ; et s’il en donne un de plus à une personne qu’à ses collègues, et en douce, le pourboire sera encore plus important 12. Au quotidien, ce principe se traduit souvent par un sentiment d’obligation à rendre un service, une invitation ou un cadeau en retour.

Le principe de réciprocité est utilisé à des fins commerciales
Le principe de réciprocité est utilisé à des fins commerciales

L’acceptation par des médecins d’échantillons gratuits provenant de laboratoires pharmaceutiques peut les conduire à prescrire plus souvent ces médicaments même s’ils sont non recommandés dans la situation de soin en question ; ce qui n’est pas le cas si on interdit la distribution d’échantillons 13.

De petits cadeaux ou des petites sommes d’argent peuvent engendrer le principe de réciprocité ; une chercheuse ou un chercheur comme tout être humain en fait les frais.

Les conflits d’intérêt, est-ce moralement condamnable ?

En adoptant une démarche conséquentialiste 14 nous interrogeons les conséquences potentielles et avérées engendrées par des situations de CI. Nous évoquons :

  • les conséquences sanitaires : décès ou altération de la qualité de vie à cause de retard d’interdiction de mise sur le marché pour certains médicaments et certaines indications (affaires du Médiator®, de la Dépakine® etc.), de retard de mise en place de politiques de santé publique efficaces (cas notamment du tabac) etc. ;
  • les conséquences sur l’objectivité des recherches et la qualité des connaissances produites (voir le biais de financement) ;
  • la perte de confiance du « grand public » vis-à-vis des institutions, de la communauté scientifique, des professionnel·le·s de santé (cas entre autres des organismes génétiquement modifiés, des vaccins (affaire Wakefield) ;
  • les choix en non connaissance de cause qui sont réalisés par les patientes et patients, les consommatrices et consommateurs, les électrices et les électeurs ;
  • les accusations et attaques infondées de conflits d’intérêt pouvant décrédibiliser à tort des travaux (nous en avons d’ailleurs fait les frais, lire ici).

Imaginer des solutions

Quelles solutions mettre en place pour prévenir ou gérer les liens d’intérêt financiers à l’échelle individuelle, d’un laboratoire de recherche, d’une université, d’une revue scientifique, ou encore d’un état ? Cette question peut faire l’objet d’une réflexion collective.

Nous citons à titre d’exemple :

  • la politique de l’Université de Montréal qui oblige chaque étudiant·e à partir du deuxième cycle et chaque travailleuse ou travailleur à déclarer chaque année ses liens d’intérêts financiers et familiaux (le document à remplir est téléchargeable ici). Ces déclarations ne sont pas rendues publiques mais sont destinées à des cadres de l’Université chargés d’évaluer les risques de CI et de prendre des mesures en conséquence (interdire un partenariat, une présidence de jury, suspendre une fonction, etc.). On pourrait imaginer que ces déclarations soient rendues publiques, à l’image de ce qui est fait pour les professionnel·le·s de santé ;
  • le Ministère français des affaires sociales et de la santé rend accessible l’ensemble des informations déclarées par les entreprises sur les liens d’intérêts qu’elles entretiennent avec les acteurs du secteur de la santé. En pratique, chaque personne peut se rendre sur la Base transparence santé, inscrire le nom d’un ou une professionnel·l·e de santé, et connaître les liens financiers qu’il ou elle entretient avec différentes entreprises. On pourrait imaginer une base similaire pour les chercheuses et chercheurs de la fonction publique, ce qui permettrait plus de transparence pour le grand public. Cependant, ce n’est évidemment pas une solution suffisante pour combattre les conséquences négatives des situations de conflits d’intérêt. Il y a certes plus de transparence, mais l’État tolère ainsi en connaissance de cause des situations où des professionnel·le·s de santé touchent des sommes d’argent très importantes des industries pharmaco-industrielles, et l’efficacité de ces mesures en terme de santé publique est encore peu étudié ;
  • l’existence des sites tels que Prospero et ClinicalTrials.gov qui permettent d’enregistrer des revues de littérature et essais cliniques avant que leurs résultats soient connus. Une généralisation de ces initiatives permettrait de limiter le biais de publication ;
  • les travaux des associations Formindep et Mieux prescrire qui militent toutes deux pour limiter les situations de CI en santé.

Se documenter

Bibliographie

CorteX_interets_lessigLawrence Lessig est, entre autres fonctions, professeur de droit aux États-Unis. Il aborde dans Republic, lost le sujet des conflits d’intérêt principalement dans le système politique états-unien, mais les cent premières pages environ abordent également des situations de CI en recherche.

Le livre est gratuitement téléchargeable en .pdf ou .epub sur le site de l’auteur (ce qui est tout à son honneur), hélas uniquement en langue anglo-américaine : http://republic.lessig.org/.

CorteX_interets_hirsch

Martin Hirsch est un haut fonctionnaire français qui évoque dans Pour en finir avec les conflits d’intérêts certaines situations en France ayant fait la une des médias et impliquant différents fonctionnaires entretenant des liens d’intérêts d’intérêts avec des entreprises privées. Il explicite en quoi le système législatif français permet de faire perdurer ce type de situation et propose des solutions pour les prévenir.

Ce livre est disponible dans la bibliothèque grenobloise du CorteX à la Bibliothèque universitaire de sciences.

CorteX_bad_pharma_goldacreBen Goldacre est un psychiatre britannique. Il développe dans Bad Pharma la problématique des CI dans le milieu de la recherche et de la pratique biomédicale et propose des solutions à différents niveaux pour prévenir et limiter les conséquences négatives de ces situations. Ben Goldacre a participé au projet COMPare, qui démontre que dans les cinq plus grandes revues médicales, des résultats d’études prévus pour être reportés a priori ne le sont pas, alors que d’autres non prévus sont finalement reportés, dans des proportions très importantes.

Filmographie

L’Université de Montréal propose cette conférence d’une heure quinze expliquant pourquoi une politique de prévention et gestion des CI est mise en place et comment elle s’organise.

Webographie

CorteX_logo_formindepCorteX_interets_montrealTexte

Comment je suis devenu militant, texte de 1971 d’Alexandre Grothendieck, chercheur français en mathématique (merci à Richard Monvoisin pour la trouvaille.)

Utiliser la série Black Mirror pour incrémenter la critique (et avoir une excuse pour regarder des séries)

Black Mirror, créée par Charlie Brooker est une série de (pour l’instant) deux saisons de  3 épisodes, diffusées sur Channel 4 de 2011 à 2014 – auxquels s’ajoute un épisode spécial Noël, et d’une troisième saison de 6 épisodes produite par Netflix en 2016. Plusieurs d’entre nous l’ont lorgnée à des fins didactiques. Que peut-on faire avec un tel matériel ?

Black Mirror ?

L’idée d’utiliser une série, en particulier de science-fiction (SF), dans un cadre académique pourrait en surprendre plus d’un.e (bien que nous l’ayons déjà fait ici, dans un atelier doctoral sur les neurosciences et la fiction, en 2013), l’une des principales raisons étant la mauvaise réputation dont jouit la science-fiction en France. Dernier exemple en date : l’émission du 2 décembre 2016 de France Culture consacrée à « L’héritage de Dune de Franck Herbert » lors de laquelle on a pu entendre, concernant le livre Dune de Franck Herbert : « ce n’est pas de la science-fiction, c’est un roman » (affirmation qui n’a été démentie ni par les autres intervenant.es, ni par le journaliste). Cette phrase qui peut paraître anodine est lourde de sens pour l’amateur/trice de science-fiction qui doit régulièrement justifier et défendre son intérêt pour ce (sous-)genre qui n’est pas considéré comme «  noble ». Toujours est-il qu’affirmer que Dune n’est pas de la SF est vraiment osé ! Assumons le fait d’apprécier des œuvres de SF pour ce qu’elles sont : à savoir des œuvres de SF, et laissons la notion de mauvais genre aux tristes figures.

Justifier le matériau : pourquoi la science-fiction ?

Contexte contemporain

Dans Species Technica, Gilbert Hottois écrivait que le « progrès techno-scientifique se fraye dans une atmosphère dense de phantasmes, de légendes, de fictions »1.

La sociologue Marina Maestrutti donne le constat suivant :

« dès que l’on veut rendre compte de la manière dont les faits et les discours s’entremêlent dans l’émergence de nouvelles configurations de la technoscience, on constate le rôle omniprésent de la métaphore : étudier de près les histoires ne signifie pas compromettre la réalité des faits mais plutôt montrer comment la mise en récit reflète le croisement des désir, raisons et mondes matériels qui forment la texture de la réalité même […] elle est constituée en partie de narrations littéraires, en premier lieu de la science-fiction, mais aussi dans des rapports officiels, les essais de divulgation ou les brochures publicitaires, où l’argumentation ne cesse de se faire narration, récit […] le répertoire des figures, images, personnages et symboles [est] continuellement réactualisé pour être adapté à de nouveaux contexte où émergent des concepts, des pratiques, des objets, des stratégies marketing »2.

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Le 12 mai 2014 le journal Le Monde publiait un article concernant les « robots tueurs » accompagné d’une image du célèbre Terminator, archétype du robot tueur dont le dessein est de réduire l’humanité à néant. Les récits de science-fiction constituent une trace écrite de l’imaginaire et des représentations d’une époque. En cette période de développement technoscientifique, ils constituent une ressource précieuse dans le cadre de l’analyse des débats contemporains (qui se situent souvent entre deux positions qui sont certes caricaturales, mais surtout symboliquement chargées : technophobie vs. technophilie).

Autre cas emblématique, celui d’Eric Drexler (l’auteur de Engins de Création) : de par ses travaux de prospectives, il participa à l’avènement et au développement des nanotechnologies. Son œuvre revêt encore aujourd’hui une importance cruciale dans l’imaginaire « technoscientifique »3. Il a créé une impulsion poussant les politiques et les acteurs économiques à se lancer dans une course aux nanotechnologies. Drexler a ensuite perdu le soutien (si ce n’est sa crédibilité) auprès des scientifiques. Il a par exemple été écarté de la National Science Fondation et du rapport NBIC (Nanotechnologies, biotechnologies, informatique et sciences cognitives), commandité par cette dernière, qui vise à questionner l’accroissement des performances humaines. Ce rapport, sous-titré « convergence technologique pour l’amélioration des performances humaines »,  vise à dresser un panorama du développement à venir de ses quatre technologies. Sont évoqués notamment les technologies d’amélioration physique et cognitive, les implants bioniques, l’intelligence artificielle ou encore les nano-robots.

Autre exemple concernant l’influence de la SF sur nos représentations (et notre vocabulaire) : Le mot « robot » apparaît pour la première fois en 1921 dans la pièce de théâtre R.U.R. (Rossum’s Universal Robot) de l’écrivain tchèque Karel Čapek. Le terme « robotique » est quant à lui inventé par Isaac Asimov.

La SF comme laboratoire d’expérience de pensée

Travailler à partir de la SF n’est pas seulement ludique et divertissant, c’est surtout utiliser un laboratoire d’expériences de pensée qui permet notamment de tester des hypothèses qui servent de propédeutique aux questions philosophiques, éthiques, politiques. Les champs de l’éthique et de la philosophie de l’esprit ont une grande tradition d’expériences de pensée4.

En guise d’exemple de création de concept par la SF, on trouve entre autre dans l’ouvrage de Marina Maestrutti, l’expression « paradigme Gattaca » dérivée du film d’Andrew Niccol, Gattaca (Bienvenue à Gattaca), sorti en 1998. Ce paradigme évoque le thème du film qui montre la mise en place progressive d’une humanité à deux niveaux  : d’un côté les personnes dont les caractères génétiques ont été sélectionnés avant leur naissance ; de l’autre les « enfants de la providence » qui naissent sans que les parents n’aient même effectué un diagnostic prénatal. Ces derniers sont exclus de la société, du moins des postes à responsabilité : « la discrimination est devenue une science », et elle est génétique.

Black Mirror

La série Black Mirror dans ce contexte semble tout indiqué. Série d’actualité à succès, elle anticipe une société dystopique liée à un mauvais usage des nouvelles technologies et en particulier les usages des technologies de l’information et de la communication, le « miroir noir », auquel fait référence le titre de la série, étant celui des écrans de télévisions, ordinateurs, tablettes et autres smartphones. La série explore de multiples scénarios qui sont une bonne base pour introduire certaines questions d’esprit critique.

Saison 3

Cette troisième saison de 6 épisodes s’ouvre et se ferme sur deux scénarios parallèles qui extrapolent certaines pratiques actuelles liées aux réseaux sociaux. L’épisode 3 surfe également sur cette thématique.
On peut introduire ces épisodes de diverses façons : en évoquant les différents faits d’actualités sur les suicides liés aux réseaux sociaux, sur les informations « fakes« , sur la pression sociale et l’acceptation des normes.

Épisode 1 Chute libre (Nosedive)

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L’épisode est encombrant, car à notre avis insécable, mais c’est un excellent support de départ pour un débat sur la réputation comme monnaie d’échange, et sur les curseurs utilisés pour donner plus ou moins de droits aux gens – en quoi l’argent serait-il moins stupide que le critère de réputation sur 5 ? Il est tout indiqué pour travailler sur la théorie des jeux (Axelrod, Rapoport, etc.5)et la notoriété ou réputation, valeur d’échange dans les sociétés humaines6.
Reste un cliché camionneuse – réputation basse – alcool qui laisse un peu perplexe.

Épisode 2 Playtest (Playtest)

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Cet épisode est difficile à utiliser. Il extrapole le désir de frisson des afficionados de jeux d’horreur (on trouve de nombreuses vidéos sur Youtube de tests de jeux d’horreur avec casque réalité virtuelle). Il ne s’agit pas dans cet épisode d’une société dystopique, mais d’une phase test d’un jeu vidéo qui tourne mal, avec cette question lancinante : comment trancher entre ce qui est réel et ce qui est le produit d’une substance ou d’un souvenir recréé – thème qui est par exemple traité dans Inception, de Christopher Nollan (2010) ou dans Total Recall, tiré d’une nouvelle de Philipp K. Dick (We Can Remember It for You Wholesale) et adaptée en 1990, et possédant une sorte de suite,  Total Recall : Mémoires programmées de Len Wiseman (2012).

Épisode 3 Tais-toi et danse (Shut Up and Dance)

Cet épisode parle essentiellement de sécurité informatique, de négligence vis-à-vis de la technologie, de sadisme, de jeux vidéo poussé à l’extrême en mode réaliste avec absence d’intérêt des manipulateurs autre que le plaisir sadique. L’axe de traitement de cet épisode sera sûrement l’importance de la sécurité informatique, et son existence via les communautés de logiciel libre.

Dans cet épisode, le protagoniste principal se retrouve à céder au chantage de pirates informatiques qui l’ont filmé via sa webcam alors qu’il se masturbait devant des vidéos pornographiques. Le thème de cet épisode permet assez facilement d’aborder la question du revenge porn7 et dans la foulée celles de l’humiliation publique, du chantage et de l’escalade d’engagement. 

L’épisode permet également d’aborder la problématique d’une certaine justice populaire. Il est tout à fait possible de faire le lien avec, par exemple, le piratage du site de rencontres extraconjugales « Ashley Madison ». Il est également possible d’aborder la question de la pédophilie et de problèmes éthiques tels que : est-il moralement juste de révéler publiquement que x est pédophile/infidèle.

Toutefois, le côté chantage sans aucune raison peut-être très dilatoire. Il prend, en effet, toute la place de l’histoire. Il est toujours possible de couper l’épisode; au moins après l’homme noir à mobylette.

Épisode 4 San Junipero (San Junipero)

Nous sommes partagés : trop mou, trop long, trop poussif, selon les un.es, mais thème classique en SF pourtant, que celui de la réalité virtuelle (décliné avec les Matrix, par exemple).

Avec cet épisode, on peut néanmoins aborder :

  • l’une des ambitions des transhumanistes (à savoir vaincre la mort en uploadant son esprit dans un cyber-paradis) ;
  • à la rigueur la place sociale des personnes âgées (discrimination qu’on appelle l’âgisme) et des homosexuel.les. ;
  • les différentes théories de l’esprit : dualiste, matérialiste, physicaliste, computationaliste ….

Exemple : le computationalisme est une théorie en philosophie de l’esprit qui conçoit l’esprit l’humain de manière analogue à un programme informatique. Comme le hardware (« support dur ») pour l’informatique, le cerveau humain peut être pensé comme un wetware (« support humide »), c’est-à-dire comme un système de traitement de l’information reposant sur des opérations de calcul. Bien que l’analogie entre l’informatique et le cerveau humain soit essentiellement heuristique, cette perspective conduit certains transhumanistes à envisager l’idée de télécharger l’esprit humain sur un support numérique hardware.8

Épisode 5 Tuer sans état d’âme (Men Against Fire)

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Probablement le meilleur à notre avis : l’épisode soulève la dépersonnalisation, l’état agentique en psychologie sociale, la guerre, les mécanismes racialistes. L’analogie Roaches/cafards et  Inyenzi en langue kinyarwanda pour désigner les Tutis sur la Radio des 1000 collines au Rwanda est volontaire pensons-nous. Il reste incompréhensible que roaches ait été traduit par « déchets » (au moins dans les sous-titres) – ce qui permet, à tout le moins, de discuter des biais de traduction.

Ce thème de la déshumanisation de l’ennemi permet d’ouvrir le débat sur l’utilisation de drones de combats téléguidés et la guerre à distance. Plus éloigné, peut-être, on peut également envisager d’étendre l’épisode sur la thématique des jeux vidéo de guerre. Un bon exemple se trouve dans le jeu vidéo servant d’outil de recrutement à l’armée étasunienne America’s Army. L’US Army a investi près de 30 millions de dollars pour développer ce jeu qui a été distribué gratuitement sur PC. 

Épisode 6 Haine virtuelle (Hated in the Nation)

Sommes-nous influencé.es par l’actrice Kelly Macdonald et son épais accent écossais9.

En tout cas il y a du très bon, insécable là encore. La trame de l’épisode ne rend pas aisée l’utilisation. Pis, la fin louche, et le rôle de Shaun Li invraisemblable à son niveau de la NCA affaiblissent le tout. Mais l’idée de harcèlement, de vindicte populaire digne de Koh Lanta, et le jeu des Hashtags est vraiment utilisable. Cela pose l’impunité des appels à la haine/violence sur le web. Il est intéressant que la « geek » casse les codes patriarcaux et soit une femme, comme dans Millenium de Stieg Larsson (2005). La question du remplacement de pollinisateurs par des robots est un sujet à part entière, avec les moyens de contrôle associés. Ici, la solitude de Markus devant des dizaines de milliers de ruches électroniques à 4000 individus fait un peu « peine », et ils passent vite sur leur réplication type imprimante 3D qui est bien tirée par les cheveux et violentera un peu les féru.es d’apiculture.

Une analyse des autres saisons est à venir. Bon visionnage !

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Grande braderie de l'autodéfense intellectuelle

Les attentats qui ont agité la France et la médiatisation qui s’en est suivie ont crée un processus assez étonnant dont nous sommes un peu les victimes collatérales. La sphère intellectuelle médiatique et enseignante semble avoir trouvé son gadget : l’esprit critique. L’esprit critique redresse les délinquant.es, l’esprit critique ramène dans le droit chemin les complotistes, l’esprit critique calme les djihadistes, bientôt l’esprit critique redressera les sexes tordus et récurera même le linge. Il faut en mettre partout, même dans BFMTV ou dans Le Point, organes pourtant connus pour leur entreprise de décervelage des masses. Et nous dans tout ça ? [Mise à jour du 22 février : réaction de quelques penseurs/se critiques francophones et notre réponse.]

Notre point de vue

Notre point de vue est résumable en un point : l’esprit critique est en train d’être bradé. De trois façons différentes : médiatisation, appauvrissement et dépolitisation.

La médiatisation d’abord : si on enseigne l’autodéfense intellectuelle, on enseigne la critique des médias. Or les travaux bourdieusiens, parmi d’autres, illustrent le fait que le cadre télévisuel en particulier ne permet généralement pas de développer une argumentation complète et rigoureuse, et fait le jeu des slogans et des thèses simples. Donc un.e spécialiste devrait toujours se demander : est-il justifié que je parle dans telle ou telle émission ? Au prix de quelle déformation de mon propos, de quelle mise en scène scénaristique ? Car si nous acceptons de parler dans un média qui bourre le mou de son lecteur ou de son spectateur depuis des années, nous lui donnons une caution évidente, dont il saura se targuer quand des critiques fuseront. Si nous acceptons de ne parler qu’en borborygmes, en quolibet, de ne débattre qu’en se soumettant aux codes violents de la coupure de parole et du horion, que restera-t-il de constructif dans l’explosion de divertissement ? Si nous acceptions de parler dans Le Point, alors que nous faisons des cours critiques basés sur le décorticage des scénaristiques conservatrices, des mensonges chiffrés, des généralisations abusives, voire des fraudes (voir affaire Bintou) sur le même journal, quelle serait la cohérence ? Un.e penseur/se critique qui fait des piges dans des médias corrodés leur sert de danseuse, pour reprendre cette expression un tantinet sexiste. Mais il semble que cela ne leur pose pas trop de problème moral, ou que s’ils/elles en vivent un, les bouffées médiatiques régulières dont leur visage est baigné le leur font vite oublier. En effet, en vertu de l’effet Matthieu, « on donnera à celui qui a, et il sera dans l’abondance, mais à celui qui n’a pas, on ôtera même ce qu’il a » c’est-à-dire que plus ils/elles sont invité.es dans les médias, plus ils/elles sont invité.es dans les médias. Mais rappelons ces deux règles classiques : d’abord, si les médias les invitent, c’est qu’ils/elles ne sont pas trop critique pour eux. Ensuite, les médias se serviront d’eux/elles, les feront parler de tout et son contraire, feront d’eux/elles des fast thinker, et les jetteront lorsque la mode sera passée.

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Logo du site gouvernemental visant à lutter contre les « théories du complot » depuis 2016, en enseignant l’esprit critique

L’appauvrissement : les médias ne sciant pas leur branche, il ne faut pas s’attendre à de la pensée critique très élaborée de la part de ces sortes de « chiens de garde » de l’esprit critique. Foin de la critique des institutions, du système (éducatif, carcéral, etc.). Un exemple ? Nous avons entendu plein de gens « spécialistes » de l’esprit critique se congratuler à l’idée de faire des interventions en prison pour « guérir » les jeunes détenus du complotisme – l’un de nous a même rencontré une fonctionnaire pénitentiaire qui lui a dit récemment « moi je m’en fous, je me tire bientôt, il y a un créneau dans la déradicalisation, j’y connais rien mais on verra bien ». Mais nous n’avons entendu aucun de ces penseur/ses médiatiques « spontané.es » capables d’évoquer les critiques mettant en cause la capacité du système carcéral à endiguer le problème qu’il est censé traiter. Surtout, ne pas toucher aux médias dominants et ne pas toucher à la prison. En gros, ne toucher à rien.

Ce qui amène à la dépolitisation. La pensée critique est censée permettre de plein de façons différentes une seule chose : élargir le champ des possibles pour un individu. En lui expliquant les biais de son cerveau, les représentations sociales non conscientes, etc., on lui donne des leviers sur sa vie, intime et publique. Mais les « chiens de garde » de la pensée critique font le focus sur les biais cognitifs et rient de complotismes naïfs, sans jamais aborder les problèmes de fond comme « À quelle politique post-coloniale doit-on ces poches de descendants d’immigrés qui font le choix de la violence politique ? » ; ou encore « quand dans un programme scolaire est-il abordé le fait que des grandes puissances s’arrogent le droit de bombarder, de nos jours, des peuples civils ? » ou bien « quand, en éducation morale, aborde-t-on la question du nombre de conflits dans lesquelles la France est impliquée, et son statut officiel de 2e vendeur d’armes au monde en 2016 ? » Et quand discutera-t-on avec les élèves du statut du savoir, qu’il est des choses qu’il faut connaître avant d’arriver dans la vie adulte et que l’école est là pour ça, alors que pour eux, le plus souvent, l’école est une corvée, non négociée, non négociable, coercitive, infantilisante et élitiste ?

Nous ne nous reconnaissons pas dans cette autodéfense aseptisée, dans cet esprit critique circonscrit. Un peu comme certain.es rationalistes, prompts à s’acharner sur la mémoire de l’eau, les granules et les croyances du quidam qui passe, mais qui ne présentent pas la même heuristique de doute lorsqu’il s’agit de critiquer leurs propres système de croyances, ainsi que de questionner rationnellement la moralité des comportements qui en résultent. Nous n’avons pas envie de laisser l’autodéfense intellectuelle chomskienne bradée à des petites carrières de pédagogues à la mode, sans aucun mordant, sans aucune velléité de réformer ou modifier un tant soit peu les barreaux de la cage, qui conspuent l’anti-darwinisme chez les élèves musulmans, mais ne raillent pas l’iniquité du contrat didactique tissé à l’école, ni la reproduction des classes sociales que celle-ci proroge, et encore moins l’imposture de certains médias qui font appel à elles/eux, ni le détournement du problème politique soulevé par les « djihadistes » en pur problème cognitivo-mental.

Le CorteX

Des camarades sceptiques nous répondent

Quelques camarades sceptiques nous ont fait le plaisir de réagir à ce texte, et nous les en remercions. Ils nous ont autorisé à reproduire le courrier du 29 janvier 2017 contenant leurs remarques, et à rendre publics nos échanges ultérieurs éventuels. Puisse tout ceci te permettre, ami.e lecteur.rice, de te faire une opinion éclairée de divers points de vue. :

lire leur réaction

Cher CORTECS,

Votre article sur la grande braderie de « l’autodéfense intellectuelle » a heurté plusieurs acteurs des réseaux de l’esprit critique. Nous vous savons ouverts aux critiques, c’est pourquoi nous vous écrivons. Le but n’est pas de se lancer dans un débat, mais de vous fournir nos impressions pour que vous jugiez des suites à donner à votre publication.

Tout d’abord, le ciblage de cet article nous semble problématique, puisque nous avons été plusieurs à ne pas savoir qui était concerné par les accusations qu’il contient : la “cible” réelle n’est apparue aux lecteurs “éclairés” que nous croyons être qu’aux termes de longs échanges, et surtout d’un “décodage” sollicité auprès de Richard Monvoisin par Jérémy Royaux.

Le ton général du texte s’éloigne de la qualité habituelle des contributions du Cortecs par son ton moqueur, ton qui peut parfois même être perçu comme agressif par certains.

Le ressenti spontané de nombreux lecteurs a été celui d’un mépris de votre part envers les initiatives tournées vers les médias populaires. Nous respectons bien évidemment les choix du CORTECS d’agir en dehors de ces médias et de trouver des manières alternatives de transmettre l’esprit critique. Nous sommes néanmoins préoccupés par l’image que votre billet donne, volontairement ou involontairement, de ne pas respecter les autres choix. En effet, l’alternative est féconde, et nous pensons de notre côté qu’il faut encourager la diffusion des outils de la pensée critique, y compris auprès des médias qui font partie du problème. Sans complaisance, mais sans sembler condamner d’emblée les efforts de ceux qui s’impliquent sur ce terrain. Nous sommes beaucoup à avoir conclu, après de longs échanges, que telle n’était pas votre intention… mais ceci n’a semblé évident à personne. Nous comprenons que votre approche du scepticisme soit politisée, et nous respectons votre choix en la matière, mais nous pensons que vous devriez aussi respecter les autres démarches. Depuis l’origine du mouvement sceptique, certains ont principalement étudié le paranormal (Houdini par ex.), d’autres critiqués la religion (comme Richard Dawkins), d’autres encore se sont investis dans les débats politiques (à la Chomsky). Il n’y a pas là un bon choix versus des mauvais choix, uniquement des manières différentes de pratiquer la zététique.

Parallèlement à ces considérations de forme, qui ont nuit à l’intelligibilité des intentions, des débats sur le fond ont émergé. Cette seconde partie de notre lettre portera sur ces questionnements.

Tel que beaucoup ont pu comprendre (et ont compris) votre article, vous semblez rejeter toute participation sceptique aux médias que nous critiquons, en raison d’une supposée validation de ces médias que provoquerait la présence des sceptiques sur leurs ondes. (La présence de Mendax sur Meta TV vaut-elle validation de ce média par la Tronche en Biais ?) Si la question peut être posée, on ne peut y répondre aussi rapidement et encore moins avec une posture aussi marquée.

Cet argument nous paraît peu étayé. Les médias ne sont pas univoques, et des auteurs d’un même journal peuvent donner différents sons de cloche. On peut certes craindre un effet de halo, mais la remise en cause de la fiabilité des médias n’en est pas moins rendue visible par les productions critiques alors publiées. Savoir quel effet prédomine n’est pas clair.

Soulignons de plus que l’intrusion de l’esprit critique dans ces médias grand public (qui nous posent problème par ailleurs) permet de toucher une cible importante, souvent inaccessible autrement : le “grand public”, première victime des dérives de ces médias. Cette cible n’a pas forcément accès aux supports qui remettent en question la légitimité des discours diffusés, et peut ignorer jusqu’à l’existence même d’entités proposant une critique constructive des médias. N’oublions pas qu’il y a peu de temps encore les divers réseaux de l’esprit critique demeuraient relativement confidentiels. L’engouement actuel (par milliers) sur les réseaux du scepticisme est le résultat d’une forme de présence médiatique que nous jugeons bénéfique. Et cet engouement en lui-même nous semble tout à fait souhaitable.

Tel que d’autres lecteurs sont parvenus à le comprendre, votre texte est une récrimination à l’égard de figures médiatisées de façon récurrentes, et qui présenteraient une vision abâtardie, simplifiée, étriquée, de l’esprit critique. Cet esprit critique édulcoré, qui ne peut critiquer les médias car étant DANS les médias, pose très probablement problème. Mais votre texte ne semble offrir qu’une réaction possible : la déception, teintée d’une certaine hargne (ressentie sinon exprimée). Le texte ne semblant pas proposer d’alternative, nous nous demandons encore une fois : quel est son but ?

Enfin l’aspect politique est central dans ce texte et dans la démarche du CORTECS, mais il reste à prouver que cela doive être le cas du scepticisme en général. On pourrait arguer que la zététique en tant que didactique des sciences a pour noyau l’analyse du paranormal ou des pseudosciences. Cette discipline permet une évolution des représentations du champ social vers plus de rationalisme sans que tous les sceptiques se préoccupent forcément de cet objectif. Dans cette optique l’incursion d’un discours politique peut être jugée problématique car potentiellement contre-productive dans la diffusion de l’esprit critique vers des populations rétives à une approche politisée. Pourtant aucun d’entre nous n’imagine une seconde contester à quiconque la légitimité de porter ce combat. Nous sommes plus circonspects, encore une fois, quand votre collectif, figure importante et respectée, semble décréter que sa ligne est en quelque sorte « l’authentique scepticisme» et que les autres sont « aseptisés ».

Oui, en somme, et comme l’a confirmé la nécessité des éclaircissements transmis par Richard Monvoisin à Jérémy Royaux, aucun de nous n’a compris le but (ou les buts ?) de cet article. Nous craignons de ne pas être les seuls.

Et c’est bien cette crainte qui nous pousse à vous écrire aujourd’hui. Il est nécessaire que les sceptiques se critiquent. Ils doivent néanmoins s’assurer que leur critique est claire, et ne prête pas à des interprétations abusives. Les “sceptiques du scepticisme”, que beaucoup d’entre nous devons subir dans nos réseaux, vont très certainement instrumentaliser ce texte sans nuance pour nous jeter du “chien de garde du système” avec une délectation accrue par la possibilité de citer le CORTECS à l’appui de telles accusations. Il serait regrettable de ne pas tenir compte des écosystèmes dans lesquels d’autres que vous travaillent, et qui représentent leurs propres défis.

Votre intention n’était peut-être pas, nous en convenons, de critiquer les sceptiques qui ont une approche moins politisée que la vôtre, mais plutôt de cibler quelques figures médiatiques. Néanmoins vous savez aussi bien que nous qu’un article n’est pas qu’une affaire d’intention, mais également d’intelligibilité et de perception. Or cet article nous semble loin d’être transparent aux yeux des éventuels lecteurs potentiels.

Signatures : Jean-Michel Abrassart, Ariane Beldi, Sylvain Bissel des Chroniques Zététiques, Bunker D, Marc Doridant, Thomas Durand, Nichoax Pocus, Jérémy Royaux, Vled Tapas

Le pacte cérébelleux, réponse aux camarades

Nous avons pris bonne note, réfléchi, discuté, et co-écrit une réponse collégiale, postée le 19 février 2017 avec l’espoir qu’elle augure maintes réflexions critiques dans les chaumières – et nous gratifie d’autres courriers, d’accord avec nous ou non. Puisse tout ceci te permettre, ami.e lecteur.rice, d’usiner ta réflexion déjà bien aiguisée (méfie-toi, cette dernière phrase est une technique de flatterie). :

lire notre réponse

Bonjour à vous, consortium d’acteurs et d’actrices de l’esprit critique.

Merci de vos retours et de vos questionnements. Nous avons pris le temps pour répondre car notre collectif a pour fâcheuse habitude de travailler par consensus. Par conséquent, nous avons bossé à plus de 20 mains. C’est plus que Blanche-Neige, qui elle bossait seulement avec 7.

Nous ne voyons pas où serait le problème, comme vous dites, de se « lancer dans un débat », bien au contraire, surtout s’il est rationnel. Nous ne sommes par contre pas sûr.es de voir en quoi le fait de ne pas mentionner une cible réelle serait problématique en soi : ce que nous critiquons, c’est une certaine posture, une disposition vis-à-vis de la diffusion de l’esprit critique. Viser telle ou telle personne raterait doublement l’objectif : d’une part, cela confinerait à de l’ad hominem 1, or ce ne sont pas les personnes qui nous préoccupent, mais les comportements ; et d’autre part ces comportements ayant de réelles conséquences dans la vie publique et politique, il nous semble judicieux que toute la « communauté » sceptique, zététique, rationaliste, matérialiste, bright, peu importe l’épithète, s’empare de ces préoccupations. Nos critiques sont vectorielles, si vous nous passez l’expression, car étant toutes et tous à des implications diverses et au moyen de supports différents, elles visent un effet de direction. Pointer des gens en particulier, c’est possible – certains d’entre vous l’ont fait copieusement à propos d’Idriss Aberkane (épisode 362 du podcast Scepticisme scientifique, ou menace-théoriste en octobre 2016), ou dans un temps plus ancien sur Pierre Lagrange par exemple – mais malgré la justesse de ces critiques, cela nous a souvent laissé une impression de s’en prendre à la culotte du zouave, et non au colonialisme.

Vous avez été « heurté.es », et déplorez un « ton moqueur », « pouvant être perçu comme agressif ».

Nous ne savons pas trop quoi faire avec ça. C’est plutôt paradoxal parce que les affects n’auraient dû justement s’ébouriffer que si nous avions ciblé des individus, ce que volontairement nous n’avons pas fait. Loin de nous toutefois l’intention de développer des ressentis de ce genre, mais, que le lecteur en palpe le caractère corrosif, et le prenne de plein fouet, oui, c’était notre but.

Il faut dire que l’enjeu est de taille. L’un.e d’entre vous a par exemple cité le passage suivant :

« […] des petites carrières de pédagogues à la mode, sans aucun mordant, sans aucune velléité de réformer ou modifier un tant soit peu les barreaux de la cage, qui conspuent l’anti-darwinisme chez les élèves musulmans, mais ne raillent pas l’iniquité du contrat didactique tissé à l’école, ni la reproduction des classes sociales que celle-ci proroge, et encore moins l’imposture de certains médias qui font appel à elles/eux, ni le détournement du problème politique soulevé par les « djihadistes » en pur problème cognitivo-mental. »

N’oubliez pas que ce passage est précédé de « Nous n’avons pas envie de laisser l’autodéfense intellectuelle [ADI] à » ces types de carrières. Il s’agit donc d’un souhait qui ne nous semble pas déraisonnable, et que vous partagez probablement : nous avons du mal à imaginer quelqu’un.e qui souhaiterait que l’ADI soit bradée à des petites carrières de pédagogue à la mode, etc.

Au sujet du ton peu orthodoxe de cet article, il est spécifié dans sa catégorisation qu’il s’agit pas d’un matériel didactique, mais d’un article d’opinion. Ce n’est d’ailleurs pas le premier. Il ne faut donc pas s’attendre à un « standard scientifique » – à moins que l’on y décèle la présence d’assertions fausses (le cas échéant, merci de nous le signaler).

Puisqu’il faut rentrer dans le détail de votre courrier, faisons-le précisément si le mode par incises ne vous gêne pas. Nous en profiterons pour aborder les trois ou quatre points-clés de la discussion.

Vous écrivez :

« Le ressenti spontané de nombreux lecteurs a été celui d’un mépris de votre part envers les initiatives tournées vers les médias populaires. »

Un sentiment étant subjectif, il nous sera difficile d’argumenter dessus. Vous serez d’accord qu’invoquer « de nombreux lecteurs », sans chiffres, fasse un peu flop. Et quand bien même ces lecteurs seraient légion, l’ad populum ne serait pas loin.

Quant aux deux seuls médias explicitement cités, il s’agit de BFMTV et Le Point. Pourvu que ça ne résume pas ce que vous appelez des médias « populaires », terme pour le moins impropre. BFMTV est une filiale du groupe NextRadioTV, elle-même possédée par le groupe News participation dont l’actionnaire principal est André Weill, une des plus grandes fortunes de France. Le Point est une filiale du groupe Sebdo Le Point, elle-même possédée par le groupe Artemis dont l’actionnaire principal est François Pinault, une autre des plus grandes fortunes de France (voir cette infographie). On fait plus « populaire » ! Ce sont des médias qui sont des rouages de propagande bien connus, décrits comme tels depuis longtemps, et coutumiers de toute la panoplie des biais que vous et nous critiquons et d’un certain nombre d’arrangements avec la réalité, confinant parfois à la fraude (voir l’affaire Décugis en 2010, par exemple).

Donc nous ne citons pas de médias « populaires », par conséquent il ne risque pas d’y avoir de « mépris » envers eux dans notre texte.

Peut-être entendez-vous « populaire » au sens de « beaucoup lus ou vus » ? Pas de « mépris » a priori non plus envers ce type de média, ou envers leur lectorat ! Bon, il y a bien deux bémols : pour les presses quotidiennes régionales, qui nous fournissent tant de matériel critique sans le vouloir qu’on a du mal à les prendre au sérieux ; et pour les presses gratuites qui ne sont plus vraiment des presses, mais des publicités.

Répétons-nous si besoin : nous remettons en question le fait de se tourner spontanément et sans hésitation vers ce type de média pour diffuser l’esprit critique. Pas de mépris, donc, mais des doutes rationnels, qui ne semblent pas être vôtres.

Vous dîtes :

« Nous respectons bien évidemment les choix du CORTECS d’agir en dehors de ces médias et de trouver des manières alternatives de transmettre l’esprit critique. Nous sommes néanmoins préoccupés par l’image que votre billet donne, volontairement ou involontairement, de ne pas respecter les autres choix.

En effet, l’alternative est féconde, et nous pensons de notre côté qu’il faut encourager la diffusion des outils de la pensée critique, y compris auprès des médias qui font partie du problème. »

L’alternative est féconde quand il s’agit d’imaginer plusieurs hypothèses pour expliquer un phénomène. En revanche, c’est franchement inadapté dans le cas présent, puisque l’enjeu n’est pas de proposer une théorie alternative, mais d’atteindre un objectif de transformation sociale ou politique – car que peut avoir, in fine, comme autre objectif valable la diffusion de la pensée critique, sinon une transformation sociale vers la fameuse et hypothétique connaissance de cause ?

Attardons-nous une seconde sur ce point : qu’est-ce qu’apprendre à détecter des sophismes, des corrélations hasardeuses, des concepts creux, des mensonges pseudoscientifiques, si ce n’est pour une vertu sociale, ou citoyenne ? Enseigner la zététique sans velléité de transformation sociale, c’est comme chanter en silence, comme danser sans bouger, comme croire sans Dieu ou l’un de ses avatars. Beaucoup d’associations sceptiques revendiquent ce principe plutôt déontologiste, « de ne pas faire de politique », mais elles optent toutes pour des conférences publiques et des apparitions médiatiques : pourquoi sinon pour changer des opinions et faire de l’éducation populaire ? Au sens grec ancien, ça s’appelle de la politique.

Afin d’éviter tout écueil type effet paillasson sur le mot « politique », disons en première approche que par « politisé » nous entendons au minimum :

− qui se questionne ou est disposé à se questionner sur la dimension morale de ses actions (de toutes ses actions) ;

− qui possède une volonté d’agir pour transformer nos systèmes sociaux et politiques ;

− qui croit que l’état actuel de ces systèmes ne résultent pas d’un processus inexorable, d’un deus ex machina, mais résultent en partie de choix, qu’il aurait pu en être autrement et qu’il peut en être autrement (évidemment ce point est lié au précédent). Le scepticisme raisonnable moderne s’inscrit exactement dans cette visée.

Aussi, faire une transmission apolitique de la zététique, c’est un oxymore, pour ne pas dire un non-sens. Que ferait une association zététique vraiment apolitique ? Elle ferait de la pantoufle dans un entre-soi de salon, et se garderait par-dessus tout d’aller dans les médias.

Un peu plus en aval dans votre lettre vous mentionnez que

« […] l’incursion d’un discours politique peut être jugée problématique car potentiellement contre-productive dans la diffusion de l’esprit critique vers des populations rétives à une approche politisée. »

On pourrait retourner cet argument comme une chaussette : une zététique qui se dit apolitique pourrait être contre-productive dans la diffusion de l’esprit critique vers des populations avides d’approches politisées – qui sont aussi très présentes dans les classes populaires.

Mais de manière plus vaste, nous ne sommes pas les seul.es à politiser la question. D’autres le font, avec des moyens autrement plus importants que les nôtres, en affichant en outre une prétendue « neutralité ». Or, vous connaissez l’aphorisme de Howard Zinn : « on ne peut pas être neutre dans un train en marche ». Centrer l’apprentissage de l’esprit critique sur certains sujets, en en évitant d’autres est un choix non neutre. Y a-t-il besoin d’exemples ?

Nous sommes sollicité.es pour promouvoir l’esprit critique dans des formations pour les enseignants sur la laïcité : au programme, questionner le port du voile ou faire accepter les fameuses « valeurs de la République »… sans aucune injonction à toucher aux grosses entorses à la laïcité faites par nos institutions, à commencer par la Loi o 59-1557 dite Loi Debré, instaurant un financement étatique des établissements d’enseignement privés et confessionnels. Ou encore, enseigner ce qu’est une propagande au sens donné par Edward Bernaÿs, et l’appliquer sur Daesch et la Corée du Nord plutôt que dans la communication militaire de l’état français. Ce sont des choix politiques implicites. Nous, à l’opposé, nous assumons notre politisation, la rendons explicite, l’exposons, et la soumettons à critique rationnelle.

Nous pensons qu’une approche apolitisée de la zététique est un non-sens. Donc diffuser un esprit critique apolitique, ça ressemble un peu à certaines positions d’associations anti-sectes qui ne souhaitent pas toucher à Freud de peur de perdre leur public. Transmettre la zététique sans un programme progressiste de transformation sociale, ce serait transformer la zététique en hobby de bourgeois, en scepticisme mondain.

Tant mieux, que l’esprit critique soit diffusé dans des populations apolitiques, mais si tant est que le but soit de les rendre plus politisées, en clair plus actrices de leur propre monde.

Revenons maintenant sur cette vertu d’utilité publique, ou de bien social, ou de transformation politique, comme vous voudrez. Dans cette direction, tout ne se vaut malheureusement pas. Le raisonnement n’est pas différent de celui applicable en santé : toutes les thérapies auto-proclamées ne se valent pas pour améliorer la souffrance d’un patient.
En matière d’intervention dans les médias, un certain nombre d’auteurs ont démontré, dans une filiation allant de Nizan à Bourdieu, de Hermann à Finkelstein, qu’ici non plus tout ne se vaut pas.

Fort heureusement, dans les médias tout n’est pas à jeter ! C’est pourquoi il nous arrive, au bout d’un processus algorithmique des plus tortueux et nécessitant moult palabres internes, qu’on cède de ci ou de là : France Inter, France Culture, RFI, ou le Monde comme c’était le cas il y a quelques jours… 2

Néanmoins, présenter qu’il est pertinent de diffuser les outils de la pensée critique tous azimuts sans regard sur le média, montre une ignorance assez forte, qui ne peut pas être vôtre, de la sphère médiatique, et surtout nécessite des preuves. Le problème, c’est qu’afin de constituer ces preuves, il va falloir s’entendre sur ce qu’il est entendu par « pertinent ». Or c’est là que le bât blesse : nous ne sommes, par exemple, pas du tout convaincu.es que le plus pertinent soit de « saupoudrer sur une masse de gens importante », qui plus est par le truchement d’un média corrodé, scénarisant les discours, faisant des coupes. À la rigueur pourriez-vous rétorquer que faire la prétention inverse (il n’est pas pertinent de…) requiert, elle aussi, des preuves, mais ce serait faire fi de la charge de la preuve, qui immanquablement revient à celui qui produit l’énoncé sur le monde, non pas à nous qui en doutons. Autrement dit, c’est aux sceptiques qui pensent qu’utiliser les médias sans distinction de Féminin Psycho au Dauphiné Libéré, d’On est pas couché au Figaro Magazine, est pertinente pour la diffusion de l’esprit critique (et donc la transformation sociale émancipatrice), d’en apporter la preuve. Et ils/elles partent avec un handicap : car écrire dans Le Point par exemple, sert d’abord Le Point avant de servir le propos. Un média a pour objectif de se vendre. Si on lui propose des informations qui scient la branche sur laquelle lui ou ses annonceurs reposent, il n’y a aucune chance qu’il les accepte (pensez à Lazarus sur France 2, ou les films de Pierre Carles, entre autres). Si Gérald Bronner mettait en danger Le Point avec ses chroniques, Le Point aurait tôt fait de mettre un terme à sa pige. Or Le Point vit très bien les chroniques de Gérald. Et toute la soupe économiquement orthodoxe au bouillon réactionnaire gorgé de valeurs conservatrices que déverse ce « journal de milliardaire » peut s’enorgueillir d’un petit croûton à l’ail d’esprit critique, aussi goûtu soit ce croûton. Il est même probable que les chroniques bien tournées de Gérald amènent du lectorat au Point, ce qui serait quand même un comble.

Vous écrivez que nous souhaitons « condamner d’emblée les efforts de ceux qui s’impliquent sur ce terrain » ? Que nenni ! Ça sent un peu l’épouvantail. Ce n’est ni une condamnation, ni « d’emblée », ni des gens.

Mais les implications en question témoignent soit d’une forte ignorance des processus médiatiques ; soit d’un idéalisme angélique que même les théologiens envieraient ; soit de la simple et compréhensible envie d’être reconnu par son boulanger et d’enorgueillir sa maman. Il ne s’agit pas d’un faux trilemme ! À moins que… à moins que la démonstration soit faite qu’une présence bien souvent cantonnée au « gadget » dans un média « populaire », comme vous dites, ait un effet pérenne en matière de pensée critique chez les récipiendaires. Là, c’est comme en santé :on ne peut pas se cantonner à mesurer l’effet satisfaisant d’une intervention. Il s’agit plutôt de mesurer le rapport bénéfice – risque. Et nous rencontrons des publics qui en ont ras la casquette de se faire expliquer qu’ils ne pensent pas comme il faut (conspirations, laïcité, « radicalisation », médecines dites alternatives) mais à qui on rétorque que leurs critiques – souvent rationnelles – envers un système qui les opprime, hé bien, c’est autre chose, voyons, allez circulez y a rien à voir. Ces gens risquent de jeter le bébé (la démarche sceptique en général) avec l’eau du bain (une démarche sceptique ciblée uniquement sur leurs croyances et leurs pratiques).

Merci en tout cas de nous préciser, malgré l’ad populum discret, que vous êtes

« beaucoup à avoir conclu, après de longs échanges, que telle n’était pas [n]otre intention »

C’est gentil, mais dites-nous : de quelle intention s’agissait-il ? S’il s’agit de jalouser des passages médiatiques, ça ne risque pas – on a déjà donné !

S’il s’agit de nuire à quelqu’un.e non plus. S’il s’agit de mettre la pression sur la communauté sceptique pour qu’elle hisse ses critères d’analyse médiatique, alors oui.

S’il s’agit de stresser un peu les candidat.es au rôle de fast thinker médiatique, alors deux fois youpi !

S’il s’agit de dire que le costume de sceptique revêtu en public implique un devoir de constance critique (constance au sens psychologique), alors trois fois hourra !

En attendant, vous « compren[ez] que [n]otre approche du scepticisme soit politisée, et nous respectons votre choix en la matière » : mais il ne s’agit pas d’un choix. La démarche de diffusion du scepticisme est politisée.

Le registre change un peu ici :

« […] nous pensons que vous devriez aussi respecter les autres démarches »

Il serait étonnant que notre billet nuise bien fort à d’autres démarches. Nous ne sabotons pas les passages médiatiques, ne polluons pas les Youtube, ne commentons rien sur Facebook et pour cause (voir à ce sujet Pour les facebookiens, youtubers, twittors et gmaileux – Entrevue avec Thomas vO) et n’empruntons pas à l’Internationale pâtissière ses tartes à la crème pour faire des entartages. Faut-il pour autant « respecter » une démarche qui semble aller à l’encontre du but escompté ? Cet argument du respect, bizarrement, est exactement homologue des arguments des médecines dites alternatives, des nouveaux mouvements religieux, etc. Nous respectons les acteurs et actrices qui se mouillent, mais déplorons le peu de regard sur une machinerie qui se joue souvent d’elles.eux. Comme aurait dit Bernard de Clairvaux un soir de déprime, l’enfer est pavé de bonnes intentions.

Vous écrivez que

« depuis l’origine du mouvement sceptique, certains ont principalement étudié le paranormal (Houdini par ex.), d’autres critiqués la religion (comme Richard Dawkins), d’autres encore se sont investis dans les débats politiques (à la Chomsky). Il n’y a pas là un bon choix versus des mauvais choix, uniquement des manières différentes de pratiquer la zététique. »

Qu’il y ait différents objets sur lesquels appliquer l’esprit critique (paranormal, religion, pratiques sociales ou politiques, etc.) et qu’il y ait différentes manières de l’appliquer – on peut par exemple critiquer la religion sur ses assertions factuelles ou sur ses assertions morales – est quelque chose que personne chez nous ne songe à remettre en cause. C’est presque un truisme.

En revanche, nous pensons qu’une fois le pavois moral choisi (par exemple, diminuer la souffrance et maximiser le bien-être du plus grand nombre, option type conséquentialiste, dans le sillage ramifié d’un Bentham par exemple, comme certains d’entre vous l’ont traité dans de récents podcasts), tous les moyens utilisés pour diffuser l’esprit critique ne se valent pas – mais nous avons déjà traité ce point plus haut. De surcroît, on remarque que bien souvent les critiques épargnent des sujets avec lesquels les zététicien.nes ont des liens d’intérêt : pensez au peu de crédit qui est donné aux critiques des croyances sur les médias type Google, Facebook, Youtube et sur les questions de propriété intellectuelle ; pensez au peu de présence zététicienne sur les questions de genre, sur les questions de naturalisme/essentialisme, sur les questions d’éthique animale, sur les questions de propagande de guerre, sur le système carcéral, sur le concept de déradicalisation, sur les politiques de santé publique, sur l’indépendance des professionnels de santé vis-à-vis de l’industrie, sur l’économie orthodoxe, et tant d’autres.

Bien entendu, c’est là l’objet d’une discussion à part entière. Nous nous ferons un plaisir d’y revenir si besoin est.

Surtout, ceci : il n’y a pas différentes méthodes d’application de la zététique ! Il n’y a que des sujets différents. L’heuristique elle est la même, et la rigueur doit être maximale. Le tout est de reconnaître qu’on reste dans un champ et dire pourquoi on en sort, de peur d’être incompétent, et non de peur de mouiller la chemise ou de déplaire au public qui nous écoute. Mais, et c’est ce que font certain.es qui méritent bien nos critiques, si quelqu’un.e se présente nationalement comme zététicien.ne professionnel.le, ou comme champion.ne de la pensée critique, et sans le dire cantonne sa critique à des sujets particuliers en occultant sciemment des pans entiers de réflexion, il y a usurpation ! Nous préférons mille fois des membres d’associations qui disent « nous nous cantonnons au paranormal » en regrettant de ne pas se pencher plus avant sur d’autres sujets plus prégnants par manque de temps, d’énergie, etc. – et Broch en fait partie ! Bien qu’il n’ait par contre jamais nié son engagement de transformation sociale d’extrême-gauche – que des personnages qui font leur capital médiatique sur cette pensée critique, mais ne l’appliquent plus sur des énoncés plus graves, possiblement par incompétence (dans ce cas ils usurpent vraiment leur statut d’incarnation de l’esprit critique), plus probablement de peur de heurter de plein fouet les structures de domination dont ils profitent, ou afin de ne pas mordre la main qui les nourrit (ou les flatte) : dans ce cas, ils.elles sont consciemment ou non rouages du système, nervis.es du pouvoir.

Un exemple : nous savons au CorteX que la critique de l’économie orthodoxe est primordiale. Seulement, nous ne sommes pas expert.es. Aussi reconnaissons-nous que nous péchons par incompétence, et qu’il faudrait dans l’absolu y remédier vue la souffrance générale créée par le modèle économique actuel, qui dépasse largement la souffrance générée par l’ésotérisme ou les médecines dites alternatives.

« Tel que beaucoup ont pu comprendre (et ont compris) votre article, vous semblez rejeter toute participation sceptique aux médias que nous critiquons, en raison d’une supposée validation de ces médias que provoquerait la présence des sceptiques sur leurs ondes. (La présence de Mendax sur Meta TV vaut-elle validation de ce média par la Tronche en Biais ?) Si la question peut être posée, on ne peut y répondre aussi rapidement et encore moins avec une posture aussi marquée. »

Encore une fois, il serait profitable à tous de nous citer précisément. Ici, vous nous servez une généralisation abusive (« toute participation ») et un effet cigogne (« en raison d’une supposée ») alors que justement, nous ne rejetons aucune participation dans les médias a priori et nous soupesons chacun de nos choix, selon des critères que nous avons longuement discutés ensemble (et qu’on appelle entre nous notre « algorithme média »). Nous disons en substance : « Car si nous acceptons de parler dans un média qui bourre le mou de son lecteur ou de son spectateur depuis des années, nous lui donnons une caution évidente, dont il saura se targuer quand des critiques fuseront. » La participation d’un.e sceptique à un média constitue une caution, minime, mais réelle, à ce média. D’ailleurs, aucun média ne finance des piges ou des propos qui vont à l’encontre de leur ligne. Autrement dit, en tant que penseur.se critique, si nous acceptons de parler dans ce média-ci, c’est qu’il nous apparaît comme fréquentable, qu’il a suffisamment de bons côtés. Au moins pour des penseurs.ses critiques, la question qui gouverne ces choix doit être la suivante : « La caution que je vais apporter à ce média moisi va-t-elle être contrebalancée par l’effet de mon intervention ? ». Or comme nous l’avons exposé précédemment, la question de l’efficacité de l’intervention n’est pas du tout évidente… les aspects problématiques de bon nombre de médias, eux, par contre, sont évidents. Donc si vous êtes à tendance conséquentialiste, ce qui est assez probable, le choix est souvent assez vite fait.

Pour vous montrer à quel point il n’y a pas grand chose de postural dans notre position : même le média « enseignemental », central dans notre travail, est discuté chez nous. En prison par exemple, le leitmotiv est le suivant : dans quelle mesure faire des cours d’esprit critique en prison légitime une structure de purgation de peine qui est mortifère ? Durant six ans, nous avons pensé que cela valait la peine. En 2017, avec le nouveau plan de lutte anti-terrorisme, il nous est quasiment demandé de fliquer les détenu.es radicalisé.es. Le ratio n’est plus bon. Nous allons nous retirer, en expliquant publiquement pourquoi (voir note supra).

Alors, vous autres camarades et collègues : y a-t-il un comportement de Youtube qui vous ferait un jour quitter la plate-forme ?

Y a-t-il un point qui ferait que vous déclineriez un plateau télé ?

Sans critère de démarcation, une unilatéralisation médiatique est un scénario incontradictible. Comme dans une théorie auto-immune. Comme dans la tombe de Popper. Comme si « évangéliser le grand public » quelle que soit la forme était « bien » en soi. Auquel cas, cela ressemblerait aux postures humanitaristes classiques, fortement déontologistes.

En attendant, pour répondre prosaïquement, oui Mendax sur MétaTV est une caution (non pas dans le sens où Mendax doive cautionner tous ce qui est dit sur MétaTV en général, mais au sens où MétaTV peut se prévaloir de l’avoir invité), Jean-Michel Abrassart dans un magazine « féminin » aussi, Richard Monvoisin sur RFI aussi, Albin Guillaud sur Scepticisme scientifique également, mais bien moins à déplorer que, par exemple, un.e rationaliste qui irait écrire dans Valeurs actuelles ou Le Point : si vraiment la critique filtrait chez les lecteurs du Point, alors il y a fort à parier que les lecteurs… arrêteraient de lire le Point ! Donc si Le Point y trouve son compte, la démonstration est faite. Idem pour un.e sceptique qui irait sur BFMTV. D’ailleurs, regardons ensemble l’argument suivant : c’est probablement plus grave d’aller dans un média décérébrant que dans un média d’opinion assumée comme la presse d’extrême-droite National hebdo. Bizarrement, aucun.e des sceptiques au nom desquels vous parlez n’y va, à notre connaissance. Nous non plus d’ailleurs, à là différence près que nous avons questionné ce choix, de la même manière que celui d’aller dans les autres médias. Et maintenant vous connaissez notre algorithme 3. Mais le vôtre ne nous est pas connu.

Si « tout est bon », pourquoi n’allez-vous pas dans les médias nationalistes ? Et pourquoi, si « zététique apolitique » était vraie, certain.es d’entre vous en veulent à Bricmont de ne pas regarder dans quel média il s’exprime ? N’y-a-t-il pas là contradiction ?

« Les médias ne sont pas univoques, et des auteurs d’un même journal peuvent donner différents sons de cloche. On peut certes craindre un effet de halo, mais la remise en cause de la fiabilité des médias n’en est pas moins rendue visible par les productions critiques alors publiées. Savoir quel effet prédomine n’est pas clair. »

Nous sommes a priori d’accord avec le début (même si nous n’avons pas bien compris la fin de la deuxième phrase).

« Soulignons de plus que l’intrusion de l’esprit critique dans ces médias grand public (qui nous posent problème par ailleurs) permet de toucher une cible importante, souvent inaccessible autrement : le “grand public”, première victime des dérives de ces médias. »

C’est toujours la même antienne.

Notre problème réside dans « toucher une cible importante ». Une personne ayant à cœur la diffusion de l’esprit critique dans une perspective de transformation sociale doit-elle souhaiter qu’un maximum de monde soit « touché » par une intervention critique éructée par un.e sceptique qui doit crier plus fort que les autres ? « touché » par un « savant » qui se voit contraint de se mettre une plume dans un orifice en gloussant entre Miss France et un chroniqueur célèbre ? Ou « touché » par un discours tronqué, coupé quand trop technique, transformant l’outil très abrasif qu’est le rasoir d’Occam en un gadget incompréhensible du type « l’explication simple est toujours la bonne » ? Ou « touché » par une critique d’une thérapie alternative, mais en épargnant l’héritage freudien qui permettra telle une hydre de refaire renaître autant de nouvelles thérapies du même genre ?

Il y a une part d’angélisme dans cette posture qu’au fond, on envierait presque. À ce que nous voyons, les interventions média grand public des zététicien.nes dont vous portez la parole ne sont pas choisies sur un ratio morceaux-d’outils-critiques-transposables-à-telle-heure-devant-tel-public-mangeant-des-cacahuètes-après-le-boulot versus déformation-du-propos-occasionnée-par-le-montage, le cadre et la scénarisation entourant l’intervention, etc.

Baaah, nous ne faisons que radoter. Ces points ont déjà été abordés entre autres dans « Le débat immobile, ou L’argumentation dans le débat médiatique sur les « parasciences » » de Marianne Doury aux éditions Kimé. C’était il y a maintenant 20 ans. Sans doute est-ce trop peu lu.

« N’oublions pas qu’il y a peu de temps encore les divers réseaux de l’esprit critique demeuraient relativement confidentiels. L’engouement actuel (par milliers) sur les réseaux du scepticisme est le résultat d’une forme de présence médiatique que nous jugeons bénéfique. Et cet engouement en lui-même nous semble tout à fait souhaitable. »

Voilà factuellement l’angélisme, humanitariste. D’abord, votre effet cigogne : comment savoir si l’engouement est dû à un effet de seuil dans la population, aux interventions médiatiques, aux enseignements, etc. ? Car, pardon de le rappeler, il y a un faux dilemme à éventer : soit on va dans les médias, soit on prive le grand public de l’esprit critique. C’est le dilemme devant lequel nous avons été mis par la journaliste du Point, d’ailleurs. Il y a pourtant d’autres moyens de diffuser nos outils, dans des cadres qui permettent un meilleur rapport bénéfice risque, par exemple créer des enseignements au long cours.

D’ailleurs, n’êtes-vous pas étonnés de cet engouement ? N’êtes-vous pas étonnés de la prolifération de youtubers, à la qualité parfois vraiment discutable ? Quels sont les critères que vous transmettriez pour discriminer un.e bon.e youtubeu.r.euse zététicien.ne d’un.e mauvais.e ? S’il n’y en a pas, alors on rejoint les chasseurs du Bouchonnois.

Et cet engouement vous paraît souhaitable ? Quel type d’engouement ? Si c’est une pensée critique qui amène les citoyen.nes à trouver des sophismes chez leurs dirigeants, ou leur donne des degrés de libertés en plus, pas de problème. Si c’est une version critique édulcorée, sans dent, sans main, sans rien d’autre que le statut social que l’on peut prendre en discutant très tard de la mémoire de l’eau, mais en quittant la discussion par exemple quand il s’agit de discuter des plafonds de verre des femmes, et des rouages qui font que la majorité des gens se tournant vers la zététique semblent être des hommes, blancs, hétéro, CSP moyenne aisée… alors oui, cela revient à brader la démarche.

On espère que vous ne revendiquez pas l’évangélisation d’une armée de zététicien.nes de surface, cantonné.es à des sujets précis et souvent inoffensifs, avec quelques héraults médiatiques épatant la galerie. Nous, nous voulons former des penseurs.ses critiques sans fard, sans œillères, sans limite sinon des limites assumées, en déclarant par ex. « oui, en tant que penseur critique, je devrais être pointu sur la science officielle qu’est devenue l’économie libérale / la psychanalyse / la pseudo-histoire, mais je n’ai pas eu le temps de m’y pencher. Cependant, c’est un défaut de mon organisation ou de mes goûts, et non une frontière légitime dans l’utilisation de mon cerveau critique qui se doit d’être constante ». Ce genre de réponse serait vraiment géniale. Nous en connaissons quelqu’un.es qui la font et l’assument. C’est une sorte de pacte cérébelleux.

« Tel que d’autres lecteurs sont parvenus à le comprendre, votre texte est une récrimination à l’égard de figures médiatisées de façon récurrentes, et qui présenteraient une vision abâtardie, simplifiée, étriquée, de l’esprit critique. Cet esprit critique édulcoré, qui ne peut critiquer les médias car étant DANS les médias, pose très probablement problème. Mais votre texte ne semble offrir qu’une réaction possible : la déception, teintée d’une certaine hargne (ressentie sinon exprimée). Le texte ne semblant pas proposer d’alternative, nous nous demandons encore une fois : quel est son but ? »

Si ce texte nous a permis de pointer cet embourgeoisement « topique », le premier but est atteint. Nous avons un certain nombre de courriers qui nous en remercient – mais le nombre n’est pas un argument.

S’il nous a permis également d’exprimer que le scepticisme scientifique est une posture qu’on ne peut revêtir facilement, le deuxième but est également atteint. Que le scepticisme et le matérialisme méthodologique soit une posture permanente et non un hobby « pépère » ; et que ceux qui s’octroient du pouvoir aient cette cohérence intellectuelle et la rigueur maximale. CorteX ou pas CorteX, peu importe, il s’agit de hisser le niveau général. De fournir un standard de rigueur et de cohérence intellectuelle. Nous faisons avec notre milieu sceptique la même chose que dans le monde des thérapies manuelles, par exemple : mettre un standard élevé, sous peine de voir la discipline galvaudée. Un certain nombre d’entre vous remplissent d’ailleurs en grande partie ces exigences. Et nous ne proposons pas d’alternatives ? Bien sûr que si : les cours, en amphi, en classe. Les conférences. Les formations pédagogiques de profs. L’auto-hébergement de ressources. La mise en ligne de séquences pédagogiques. La participation aux podcasts qui tiennent sévèrement la route comme Scepticisme scientifique ainsi que nos contributions financières pour soutenir nombre de projets sceptiques de tout type. La publication dans des revues scientifiques libres et dans des maisons d’édition qui ne soient pas des majors. Le financement participatif de films et de documentaires, de webradio, etc.

Il y en a un paquet.

Dans notre démarche, nous sommes loin d’être des modèles : Bertrand Russell est bien plus solide que nous, de même qu’en vrac à différents niveaux des Baillargeon, Lecointre, Bricmont, Chomsky, Zinn, Sand, Dawkins, Nasreen, Bourdieu, Accardo, Gardner, et plus anciens comme Fanon, Rostand, Diderot… et tellement d’autres ! Le bouquin de Charbonnat « Histoire des matérialismes » chez Matériologiques regorge de personnages de ce genre, bien plus proches de ce que nous appelons de nos vœux que nous-mêmes.

« Les “sceptiques du scepticisme”, que beaucoup d’entre nous devons subir dans nos réseaux, vont très certainement instrumentaliser ce texte sans nuance pour nous jeter du “chien de garde du système” avec une délectation accrue par la possibilité de citer le CORTECS à l’appui de telles accusations. Il serait regrettable de ne pas tenir compte des écosystèmes dans lesquels d’autres que vous travaillent, et qui représentent leurs propres défis. »

Les nuances, c’est comme le Dieu de Laplace : cela n’est pas nécessaire ici. L’argument des nuances est un grand classique, par exemple, des curés envers les athées, des Intelligent designers envers les évolutionnistes ! C’est une sorte de sous-ensemble de l’argument du pluralisme démocratique discuté plus haut.

Toute cette inquiétude est réflexive : sommes-nous des chiens de garde du système ? Sommes-nous des « danseuses », des « bouffons » à l’université ou dans l’éducation nationale ? Pour le savoir, il faut essayer de se doter de critères rationnels, et solliciter des regards extérieurs. Nous avons pensé réunir un panel de personnes peu complaisantes qui pourraient nous dire « stop, là, les couleuvres que vous avalez sont trop grosses pour laisser votre scepticisme indemne ». De votre côté, sans critère de ce genre, vous prenez le risque d’être confit.es dans une position relativiste, sans critère de réfutabilité à vos stratégies médiatiques. Et c’est là qu’on devient un.e chien.ne de garde. Alors partageons nos réflexions et nos critères, hissons-nous mutuellement vers le haut.

Quant au risque d’instrumentalisation de notre texte par les sceptiques du scepticisme dans les « écosystèmes » sceptiques francophones, il ne nous inquiète pas vraiment. Les sceptiques du scepticisme sont souvent soit des relativistes cognitifs, soit des croyant.es (avec acte de foi), donc leurs attaques sont fragiles et supportent mal la panoplie atropopaïque des rasoirs d’Occam, critère de Popper, etc. Et il est des « écosystèmes » bien plus difficiles. Car méditons quand même ceci : vous qui semblez défendre une zététique apolitique, comment expliquer qu’en se déplaçant dans des « écosystèmes » un peu plus lointains, chez Basava Premanand ou chez Narendra Dabolkar, ou quelques kilomètres plus loin, chez Avijit Roy, Washiqur Raman ou Ananta Bijoy Das, ou quelques kilomètres plus près comme Raïf Badawi, comment expliquer que le contenu « apolitique » que vous produisez ici vous vaudrait au mieux les fers, au pire l’éventration ailleurs ? Revendiquer une zététique non politisée, comment cela serait-il possible quand déjouer des illusions ou appliquer le pacte cérebelleux vous fait tuer à la machette à quelques milliers de kilomètres ? Si vous y croyez vraiment, alors par pitié ne faites plus de vidéos ou de podcasts ! Car il est des contrées où le simple fait de les utiliser fait prendre le risque d’une rafale de plomb.

Avec toute notre sympathie pour la plupart de vos initiatives, avec doute rationnel pour certaines, et avec l’espoir que toute la communauté sceptique reconnaisse et se saisisse des aspects politiques de la diffusion de la pensée critique.

L’équipe du CorteX


Pour compléter cette réponse, voici le lien vers l’interview de Richard Monvoisin réalisée en octobre 2015 par Jérémy Royaux et Jean-Michel Abrassart pour le balado Scepticisme Scientifique, interview dans laquelle sont abordés plusieurs sujets en rapport direct avec la discussion entamée ci-dessus :

(notamment à partir de 25′)