affiche festival low-tech

Pensée critique & Low-tech : le Cortecs au festival Apala

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Du 22 au 25 Juin avait lieu à Nantes le festival « Low-tech : au-delà du concept » organisé par l’association APALA (« Aux petits acteurs l’avenir ») et qui se veut un lieu d’échange autour des enjeux environnementaux et sociaux actuels. Le Cortecs y était présent en la personne de Nicolas Martin qui y a donné une conférence et un atelier. Il nous raconte.

« Contre le concept de nature »

Faut-il revenir à la traction animale pour éviter d’avoir à utiliser un tracteur ? Voilà un dilemme low-tech 1 qui aurait pu servir d’introduction à la conférence. Si la question est complexe, l’argument consistant à dire que la traction animale serait plus « naturel » semble en tout cas peu satisfaisant ! Et c’est là un écueil possible des mouvements low-tech (et écologistes en général) : promouvoir un retour à un passé fantasmé, à un état antérieur qui aurait été perverti. Et c’était là le propos de ma conférence : Pourquoi la nature n’est pas un bon critère et comment est-ce que l’on peut s’en passer2. Vous pouvez retrouver une rediffusion de la conférence ici :

Nicolas Martin – Contre le concept de nature

Notons que les critiques de « l’appel à nature » se résument parfois à l’opposition entre nature et chimique que l’on retrouve souvent dans le marketing, l’alimentation ou la santé. En réalité l’idée de nature est bien plus pernicieuse que cela puisqu’elle soutient au moins en partie des systèmes de dominations (spécisme, sexisme, racisme, validisme…) et joue un rôle important dans la surexploitation des ressources et dans notre système économique actuelle.

Pour répondre au dilemme ci-dessus, plutôt que d’invoquer le critère de nature — ou un autre critère arbitraire, comme le progrès — il semble plus judicieux de considérer les conséquences de chaque option et choisir celle qui, par exemple, minimise les souffrances de tous les êtres capables d’en ressentir (cheval y compris donc). Il est important aussi d’explorer toutes les alternatives possibles : le problème « traction animale vs. tracteur » formant certainement un faux dilemme.
Ce remplacement d’une vision naturaliste par une vision conséquentialiste (et sentientiste 3) est abordé dans la deuxième partie de la conférence.

J’ai, malheureusement, oublié pendant la conférence de citer le très bon site contrenature.org qui référence du très bon contenu sur ce sujet là.

Enfin je remercie les personnes (entre autre Thomas Lepletier) qui suite à ma conférence m’ont remonté les bretelles sur mes références à Philippe Descola. Si son travail sur l’idée de nature a été central et reste pédagogiquement intéressant, il serait possiblement dépassé et peu enclin à porter un discours anti-spéciste 4. J’en prend note pour l’avenir !

Atelier esprit critique pour le militant : décortiquer une question complexe

Couverture du manuel
Couverture du manuel

En plus de la conférence j’ai également animé un atelier proposant de décortiquer une question complexe avec des outils critiques. L’atelier s’appuyait en grande partie sur les outils proposait dans le petit manuel d’esprit critique pour le militantisme écologiste présenté ici.

Le déroulé de l’atelier s’est fait en trois temps : dans un premier temps, j’ai proposé une introduction rapide présentant le petit manuel ainsi que l’intérêt d’avoir des outils face à des questions complexes ; ensuite les participants, par groupe de 3 ou 4 ont travaillé sur une problématique de leur choix en suivant la méthode proposée (détaillée ci-dessous) ; enfin dans un dernier temps nous avons fait un débat en utilisant la grille de lecture préalablement établie.

La méthode proposée

Partant du principe que nos points de vues sont limités (on ne voit qu’une partie du problème et qu’une partie des solutions), l’idée est d’éclater le problème pour en avoir une vue plus globale. Cela se fait en 5 étapes dont le but principal est de construire un tableau. Chaque groupe travaille sur un problème et en parralèle je fais le même exercice à partir d’un exemple traité dans le petit manuel celui de l’expérimentation animale.

  1. Pensée multifactorielle : Lister tous les facteurs et enjeux liés à cette problématique.
    Dans l’exemple que je traite je liste les suivants : avancées médicales, bien-être animal, rapports de domination, coûts financiers, emplois du secteurs, …
    Chaque groupe en fait de même puis le présente aux autres. En échangeant on peut identifier de nouveaux facteurs. Je rajoute d’ailleurs avancées scientifiques et enjeux religieux / philosophiques à ma liste.
  2. L’alternative est féconde : Identifier les autres solutions, modes de fonctionnement, qui pourraient se substituer à l’alternative principale.
    Dans mon cas je note : Expérimentation sur les humains, simulation bio-informatique, abandon de la recherche médicale nécessitant des tests, puis sur proposition d’une participante Expérimentation in-vitro (non sentient).
    Chaque groupe en fait de même et échange sur les différentes alternatives. À ce stade ils ont un tableau avec en ligne les facteurs et en colonne les solutions.
  3. Remplissage du tableau : Noter si la solution x est plutôt positive ou négative au regard du facteur y.
    Pour ma part par exemple l’arrêt net de l’expérimentation a un impact négatif sur les avancées médicales mais positifs sur les rapports de domination et sur les souffrances.
    Puisque cette étape demande beaucoup de temps et de documentation. Je propose de la faire partiellement et de rajouter des points d’interrogations là où il y a le plus d’incertitude.
  4. Comment trancher ? Sans rentrer dans le détail, j’explique qu’une fois le tableau rempli il faut une réflexion éthique pour savoir comment trancher et se demander ce qui compte le plus.
  5. Comment mettre en place ? Que peut on actionner, individuellement et collectivement, pour promouvoir la solution envisagée.

Je conclus en leur indiquant qu’à partir de cet outil il est possible de mener quatre types de réflexion5 : scientifique (en creusant l’étape 3) ; éthique (en creusant l’étape 4) ; politique (en creusant l’étape 5) et une réflexion « méta » (en creusant l’étape 1 & 2 et en critiquant plus généralement les limites de cet outil).

On termine en faisant un petit débat mouvant sur la question de l’expérimentation animale en se basant sur le tableau que j’ai construit pendant l’atelier et que vous pouvez voir ci-dessous (en qualité discutable) :

Le reste du festival

Ce week-end aura été également l’occasion d’intervenir sur deux autres médias : le podcast du futurologue dans un épisode à venir ainsi que pour un documentaire de Julien Malara à venir.

Le festival aura été l’occasion de discussions riches avec de nombreuses personnes alimentant les réflexions et les échanges entre pensée critique et militantisme que je crois, plus que jamais, très productifs (bien souvent d’ailleurs du militantisme vers la pensée critique !)

Encore un grand merci aux organisateur·ices et à tous·tes les bénévoles pour leur travail formidable et pour la programmation très diversifiée qui laisse un espace considérable à l’auto-critique ! À très vite, j’espère.

Un renard qui trime vaut-il mieux qu’un putois qui flâne ? – Le danger de l’argumentation de la NUPES sur les « nuisibles »

Renard roux. Crédit : Domenico Salvagnin - Wikipedia

le renard (Vulpes vulpes) peut toute l’année être :
– piégé en tout lieu ;
– déterré avec ou sans chien, dans les conditions fixées par l’arrêté du 18 mars 1982 susvisé.


Voici un extrait (en l’occurrence l’article 2) de l’arrêté du 3 juillet 2019 concernant les espèces susceptibles d’occasionner des dégâts (ESOD) plus couramment appelées « nuisibles ». On y apprend également quand et comment les belettes, fouines, putois1, corbeaux freux, corneilles ou pies bavardes peuvent être tuées (ou selon la terminologie précise « piégées » ou « détruites au tir »2).
Cet arrêté pose des questions sur notre rapport au reste du vivant : qu’est-ce que le verbe « pouvoir » signifie quand on dit qu’une espèce peut être tuée ? D’où vient la légitimité de ce pouvoir ? Ce n’est cependant pas directement à ces questions que nous répondrons ici3.
Alors que la liste des ESOD sera mise à jour en juillet 2023, 30 député·es de la NUPES interpellent le ministre de la Transition écologique Christophe Béchu à ce sujet. L’argumentaire qu’ils avancent nous semble assez fragile voire contre-productif au vue des enjeux écologistes. Décorticage…

L’argumentation des députés

Résumons d’abord l’appel au ministre qui a été initié par les députées Manon Meunier et Anne Stambach-Terrenoir et porté par une trentaine d’autres député·es. Vous pouvez retrouver ci-contre en vidéo la prise de parole de Manon Meunier à ce sujet.

En synthèse, certaines espèces considérées comme ESOD ne devraient pas l’être car elles ont certaines utilités : par exemple, le geai des chênes régénère nos forêts, la belette régule les populations de rongeurs qui ravagent les cultures céréalières tout comme le renard qui en plus réduit la circulation d’agents pathogènes. Ces espèces permettent, je cite, « une lutte biologique pour notre agriculture ».

Cherry-picking et biais de cadrage

On peut critiquer cet argument-là en deux temps :

1. On constate que dans leur présentation ne sont évoquées que des fonctions considérées comme utiles de ces animaux. C’est une forme de cherry-picking (ou cueillette de cerises) : on ne considère que les éléments qui vont dans notre sens (les belles cerises) et on oublie ceux qui risquent de réfuter notre position (les fruits pourris). Les raisons pour lesquelles ces espèces ont été classées comme ESOD ne sont pas évoquées. Le risque serait que cela leur retombe dessus : « Ah oui mais vous avez pas dit que le renard ceci ou la martre cela ! » Cela rend l’argumentaire assez fragile.
On peut retrouver par exemple ce travail dans l’avis de la SFEPM (Société française pour l’étude et la protection des mammifères) sur le classement des petits carnivores indigènes « susceptibles d’occasionner des dégâts » .





À bien y regarder, ce cherry-picking est plutôt un moyen de rattraper une erreur d’argumentation qui semble plus fondamentale.

2. Le problème réside plutôt dans le fait d’avoir accepté cette grille de lecture un peu moisie. Se plier à la règle du décompte des bons points de chaque animal c’est accepter l’idée qu’il est pertinent de juger du statut d’un animal à l’aune de son utilité pour les humains. C’est ce que l’on appelle un biais de cadrage : les règles implicites du débat, les termes utilisés ou encore le prisme par lequel est abordé le problème sont malhonnêtes ou contiennent en eux-mêmes le germe d’une idéologie. Dans le cas présent cette grille d’évaluation est spéciste en cela qu’elle ne reconnaît pas d’intérêts propres aux animaux mais seulement un intérêt instrumental pour les humains.

Prenons un autre exemple : si on proposait d’accorder des droits différents aux humains en fonction de leur niveau au sudoku, il est clair que la bonne réponse ne serait pas de défendre la performance de tel ou tel individu, mais plutôt de remettre en question le cadre même de l’évaluation.

Le biais de cadrage est beaucoup plus facile à détecter dans cet exemple que dans le cas des animaux probablement parce que la pensée spéciste et naturaliste imprègne assez solidement notre culture et par conséquent notre vision du monde.

Quelle alternative ?

Le biais de cadrage est une erreur de raisonnement particulièrement difficile à détecter car il est très pernicieux. Même un discours en apparence très rationnel, sourcé, chiffré, répondant à tous les standards scientifiques se construit sur un certain cadre de pensée, isole certaines variables, identifie des enjeux…

L’effort à fournir pour pouvoir le repérer et en proposer une alternative est donc assez important. Ici, on peut s’appuyer sur le discours antispéciste qui prend de l’ampleur et se formalise depuis plusieurs décennies. Nous vous invitons d’ailleurs à consulter sur notre site cette liste de ressources en éthique animale établie par Timothée Gallen.
Alors plutôt que de prendre comme critère d’évaluation l’utilité d’une espèce pour l’humain, pourquoi ne pas considérer plutôt sa sentience, c’est-à-dire sa capacité à ressentir des expériences subjectives et essayer de minimiser les expériences négatives de l’ensemble des êtres sentients ? Sur la question de la sentience, nous vous renvoyons sur le site sentience.pm créé par le Projet Méduse qui est une mine d’or sur le sujet !

Si le projet semble ambitieux et difficilement opérable dans l’immédiat, une prise en compte plus fine et plus locale des interactions écologiques de chaque espèce semble être un pas dans cette direction. C’est d’ailleurs la direction que préconise la SFEPM dans son avis déjà cité plus haut :

« Il serait pertinent de réfléchir l’obsolescence même de la réglementation sur les ESOD, la notion d’espèce susceptible d’occasionner des dégâts étant une notion anthropocentrique qui n’a pas de sens du point de vue écologique.
Plus globalement le débat autour des carnivores et d’une biodiversité nuisible et à supprimer questionne la place que la société civile laisse aux espèces qui sont une partie intégrante d’un écosystème fonctionnel et « normal » – bien que largement dominé par l’espèce humaine. Car au-delà des arguments scientifiques se pose la question éthique d’une mainmise de l’humain sur son environnement et de la « gestion » appliquée à une espèce au lieu d’individus avec les effets en chaîne que cela génère.

Lacoste N. & Travers W. (coords.) (2022). Avis de la SFEPM sur le classement des petits carnivores indigènes
« susceptibles d’occasionner des dégâts ». Société française pour l’étude et la protection des mammifères (SFEPM).

Sans tomber dans la naïveté d’une non-intervention stricte sur le vivant qui n’est ni possible, ni réellement souhaitable, les enjeux écologiques actuels demandent plus de moyens et une prise en compte plus fine des écosystèmes locaux. Le statut ESOD ne semble pas être un outil politique capable de répondre de manière satisfaisante à l’urgence de ces enjeux.

Le contrôle des ESOD est actuellement réalisé sans obligation de résultats, et sans évaluation de leur efficacité. À travers l’Europe, l’abattage à grande échelle est la règle majoritaire pour contrôler les prédateurs ayant un possible impact sur les activités économiques ou représentant des risques sanitaires potentiels, sans évaluation des coûts et des bénéfices écologiques et économiques, ni prise en considération des aspects éthiques.

Lacoste N. & Travers W. (coords.) (2022). Avis de la SFEPM sur le classement des petits carnivores indigènes
« susceptibles d’occasionner des dégâts ». Société française pour l’étude et la protection des mammifères (SFEPM).

C’est en tout cas la position que l’on pourrait attendre de partis politiques prônant l’écologie et la prise en compte de l’intérêt de l’ensemble du vivant. Cette démarche est un pas vers un élargissement de la sphère de nos considérations morales : d’un anthropocentrisme traditionnel mais difficilement justifiable vers un sentiocentrisme qui nous semble bien plus convaincant sur le plan moral.

Le renard et la belette, si certain·es les entendent chanter, il tient à nous de leur prêter notre voix pour les entendre lutter !

Merci à Sohan, David et Gabrielle G. pour la relecture

Avion repeint en vert par des militants de Greenpeace pour dénoncer le greenwashing. Mars 2021.

« Si ma grand-mère avait des ailes, ce serait un avion vert » : Flou sémantique et greenwashing

Avion repeint en vert par des militants de Greenpeace pour dénoncer le greenwashing. Mars 2021.

Si l’on me demandait si la transition vers une aviation verte est possible, il me semble que le plus sage serait de répondre : « Cela dépend de ce que l’on appelle transition, de ce que l’on appelle vert et de ce que l’on appelle aviation1… »
Suivant le cadre que l’on se fixe alors la réponse peut varier de « clairement oui » à « absolument pas » avec tout un éventail de nuances entre les deux. Dans cet article nous allons donc proposer de considérer différentes définitions à travers lesquelles nous posons la question de la transition vers une aviation verte.
En plus de faire le point sur l’impact écologique de l’aviation et ses perspectives d’avenir, cet article vise à appeler à la prudence face à l’ambiguïté cachée des mot – ambiguïté dont certains peuvent largement tirer profit. Dévoyer le sens d’un mot c’est aussi ce que l’on appelle l’« effet paillasson », vous pouvez retrouver un article du Cortecs à ce sujet.

Est-il possible de faire…

… un appareil volant qui n’émet pas de carbone pendant son vol ?

Oui et cela existe déjà plus ou moins. On peut penser tout d’abord aux « avions solaires », des appareils recouverts de panneaux photovoltaïques fournissant de l’énergie solaire. Ceux-ci sont testés depuis les années 1970 mais le modèle le plus performant en est probablement le Solar Impulse (I & II) qui aux dernières nouvelles est capable de transporter qu’une seule personne à une vitesse d’environ 80 km/h. On est loin des 4 milliards de passagers annuels.

On peut aussi évoquer les planeurs qui, une fois lancés, profitent des courants pour voler et n’utilisant aucun moteur n’émettent effectivement aucun gaz à effet de serre.

Les avions volant avec des huiles de friture ne rentrent pas vraiment dans cette catégorie : d’une part parce que celles-ci émettent du carbone (certes, en plus faible quantité) d’autre part parce qu’elles sont nécessairement mélangées avec du kérosène classique.

Jean-Baptiste Djebbari, alors ministre délégué chargé des Transports, se félicite d’un vol-test utilisant des huiles de cuisson faisant miroiter la promesse d’une aviation verte. Voir cet article de Révolution Permanente qui dénonce ce greenwashing.

… un avion avec des passagers qui n’émet pas de carbone pendant son vol ?

Alors là c’est déjà plus compliqué : les vols précédents ne peuvent transporter qu’une seule personne (ou à peine plus) et il y a un gouffre à franchir avant de pouvoir utiliser ces solutions pour des vols commerciaux. On peut identifier au moins trois obstacles majeurs pour y parvenir : trouver les solutions technologiques pour pouvoir transporter une masse très importante (ce qui est a priori impossible pour l’avion solaire 2 ou le planeur par exemple), rendre le prix du vol économiquement viable et obtenir les certifications nécessaires.
Certes on en est loin mais en théorie rien ne l’empêche. Toutefois il semble pertinent de se demander à quel date et à quel coût ces innovations pourraient être accessible ?
Les deux géants de l’aviation Boeing et Airbus ont annoncé la date de 2035 pour leurs premiers vols commerciaux bas-carbone. Le premier grâce à des agrocarburants, le second avec de l’hydrogène3. Notons ici deux choses : premièrement, cette annonce est probablement davantage influencée par son impact marketing et politique que par une réelle prédiction technologique. Deuxièmement, la réalisation de cet objectif ne peut se faire qu’au prix d’énormes moyens financiers et de choix politiques privilégiant le secteur aérien sur d’autres secteurs4.
Au vu de l’urgence climatique en cours, envisager d’utiliser l’aviation actuelle pendant encore une quinzaine d’années semble relativement déraisonnable.

… un avion avec des passagers qui n’émet pas de carbone pendant tout son cycle de vie ?

Reprenons l’exemple du planeur : certes en vol il n’émet aucun gaz à effet de serre mais encore faut-il le lancer. Il y a deux moyens pour cela : le treuillage ou le remorquage par un autre avion. Dans les deux cas ce sont des opérations qui demandent beaucoup d’énergie.

De la même manière, imaginons qu’il soit possible de faire des avions transportant des passagers qui volent en émettant peu (ou pas) de carbone. Est-il possible que l’ensemble des opérations en amont et en aval soient également peu émettrices ?

Cela pose en premier lieu la question de la création des vecteurs d’énergies, à savoir agrocarburant ou hydrogène. Pour le premier se pose, entre autres, la question de la déforestation et de l’utilisation des sols qui détruiraient des potentiels puits de carbone. Pour le second, la question de l’hydrogène décarboné reste aussi un défi à résoudre5.

D’autre part, le transport de ces carburants, la construction et le démantèlement des avions, la construction et la gestion des aéroports ainsi que de toutes les infrastructures physiques et logistiques sont d’autres défis pour parvenir à des vols émettant peu de carbone sur l’ensemble du cycle de vie.

… une aviation entièrement bas-carbone ?

Lorsque Airbus annonce le début de ces vols commerciaux bas-carbone pour 2035, il faut rappeler que cela ne concerne que ses vols les plus courts. D’après Carbone 4, seuls les vols inférieurs à 1500 km seraient concernés, ce qui représente 6 % des émissions de l’aviation. Toujours d’après cette source, pour les vols plus longs il faudrait attendre 2040 ou 2045, et la part de l’hydrogène en 2050 pourrait n’atteindre que 10 % des carburants utilisés…

… une aviation entièrement bas-carbone inscrite dans une société bas-carbone ?

Quand bien même, il serait possible d’avoir une aviation avec une empreinte carbone relativement faible, pour toute sa flotte et en considérant les éléments en amont et en aval (ce qui rappelons-le serait trop tardif, trop cher et en fait hautement improbable), pourrait-elle s’inscrire dans une société elle-même bas-carbone ?

Autrement dit, si l’on ne considère plus l’aviation comme un système isolé mais comme le rouage d’un système plus global, avec ce que ce secteur demande et ce qu’il implique, peut-on espérer atteindre des émissions carbone basses ?

C’est une question sur laquelle a travaillé Vincent Mignerot et qui montre qu’aujourd’hui il n’y a aucune preuve qu’il soit possible de se passer des énergies fossiles6. Au contraire, selon lui, dans notre système économique et politique, les liens entre le secteur aérien et le reste du système ne feraient que déplacer le problème. Les économies d’énergies faites au sein du sous-système « aviation » seraient en réalité déplacées à l’extérieur, voire pire elles pourraient contribuer à augmenter les dépenses énergétiques totales7.

Ainsi même une aviation bas-carbone, de part les interactions qu’elle entretient avec le reste de notre système économique, ne permettrait en aucun cas d’obtenir un système globalement bas-carbone.

… une flotte entière d’avions qui ne nuit pas aux conditions de vie ?

Voilà enfin la question qui est probablement la plus pertinente. Étant donné que la réponse aux questions précédentes est très probablement non et qu’elles sont des conditions nécessaires à cette question-là, on pourrait presque faire l’économie de développer ici.
Mais si l’on ne se contente pas de considérer l’empreinte carbone et que l’on envisage la possibilité d’une aviation ayant un impact « acceptable » sur le vivant en général et sur les humains en particulier, on se heurte à de nouveaux obstacles. En premier lieu le tourisme de masse qu’induit l’aviation est néfaste pour les écosystèmes ainsi que pour les populations et les cultures locales8.
D’autre part, les inégalités liées à l’aviation sont une grande injustice sociale9. Pour une justice sociale, il faudrait – en plus des défis précédents – réfléchir à une aviation accessible équitablement pour tous.

Différents cadres dans lesquels on peut parler d'avion vert.
Différents cadres dans lesquels on peut parler d’avion vert.

À qui profite le crime ?

Le plus souvent, quand on utilise ou que l’on entend le terme d’« avion vert », on ne distingue pas les différentes définitions que cela peut recouvrir. Ainsi suivant le contexte, l’un pensera à un prototype réduisant l’empreinte carbone alors que l’autre pensera à une flotte complète avec une empreinte écologique nulle. D’où l’importance d’éclaircir nos propos quand on discute de termes potentiellement ambigus comme ici.
Cette confusion peut être analysée d’un point de vue de notre système cognitif et de notre traitement du langage (possiblement que nous nous satisfaisons en partie de cette ambiguïté pour pouvoir conserver nos habitudes vis-à-vis de l’avion). Mais il semble plus pertinent de l’analyser d’un point de vue plus global. Que ce soit dans le traitement médiatique, dans les annonces politiques ou dans les discours d’industriels, il semble que jouer sur ces ambiguïtés linguistiques soit un ressort plutôt efficace de ce que l’on peut appeler du greenwashing.

Il y a tout intérêt de ce point de vue-là à annoncer un avion vert pour 2035 sans trop s’étaler sur ce dont on parle et également sur les moyens pour y arriver.

Pour approfondir

Cet article s’inscrit dans un travail plus global sur l’esprit critique et l’écologie. Concernant l’aviation en particulier, vous pouvez retrouver un panorama des enjeux actuels dans la vidéo ci-dessous.

« Faut-il vraiment vraiment vraiment arrêter l’avion ? » sur Enfin, peut-être

L’idée de cet article est née d’une discussion avec Vincent Mignerot où l’on s’est rendu compte que l’on ne disait pas tout à fait la même chose quand on parlait de transition vers un « avion vert ». Merci à lui pour son regard sur cet article.
Pour accéder à des références beaucoup plus pointues sur l’avion et le climat je vous invite à consulter les rapports Aviation et Cli

Atelier Esprit critique au collège : repérer les arguments fallacieux

Céline Montet est professeure documentaliste au collège Achille Mauzan, à Gap (Hautes-Alpes). Investie depuis plusieurs années dans l’enseignement de l’esprit critique auprès de ses élèves, elle partage avec nous une séance destinée aux élèves de 4ème de son établissement : comment repérer et identifier quelques arguments fallacieux et autres sophismes. En partant de ce qui existait à destination d’adultes et étudiants (voir ici), elle a conçu cette séance en l’adaptant au niveau des élèves. Bravo pour ce travail orignal et qui, nous l’espérons, sera partagé et repris par d’autres collègues et pour d’autres niveaux !

Objectifs de la séance

Cette séquence s’inscrit dans un projet plus global de développement de l’esprit critique, dans lequel les élèves de 4ème vont aborder les notions de hoax, théories du complot, apprendre à utiliser  des outils destinés à vérifier la source d’une image, travailler autour de cas concrets de manipulation par les chiffres et les graphiques, réfléchir autour de l’impact de l’utilisation de termes « chimique » et « naturel » ainsi que de leur validité scientifique, et assister à une intervention de Denis Caroti.

Compétences mises en jeu

Compétences du socle

Domaine 1.1 : Langue française à l’oral et à l’écrit

  • S’exprimer à l’oral
  • Comprendre des énoncés oraux
  • Lire et comprendre l’écrit
  • Écrire
  • Exploiter les ressources de la langue

Domaine 2 : Les méthodes et outils pour apprendre

  • Coopérer et réaliser des projets

Domaine 3 : la formation de la personne et du citoyen

  • Maîtriser l’expression de sa sensibilité et de ses opinions, respecter celles des autres
  • Exercer son esprit critique, faire preuve de réflexion et de discernement

Domaine 5 : les représentations du monde et l’activité humaine

  • Analyser et comprendre les organisations humaines et les représentations du monde
  • Raisonner, imaginer, élaborer, produire

Compétences liées à l'éducation aux médias et à l'information (matrice Traam de l'académie de Toulouse)

Être auteur : consulter, s’approprier, publier

  • Savoir travailler en groupe en vue de produire un document collaboratif et collectif
  • Distinguer l’information du divertissement et de la publicité
  • Savoir relier le traitement de l’information à son contexte de publication

Argumenter : analyser, développer un point de vue

  • Être capable de repérer l’intention d’une publication
  • Être capable d’identifier des formes de raisonnement invalides

Compétences liées à l'éducation morale et civique

Être auteur : consulter, s’approprier, publier

  • Exprimer son opinion et respecter l’opinion des autres
  • Être capable de coopérer

Culture du jugement :

  • Développer les aptitudes au discernement et à la réflexion critique
  • Confronter ses jugements à ceux d’autrui dans une discussion ou un débat argumenté et réglé
  • S’informer de manière rigoureuse

Culture de l’engagement :

  • Savoir s’intégrer dans une démarche collaborative et enrichir son travail ou sa réflexion grâce à cette démarche

Présentation de la séquence

L’objectif principal de cette séquence est pour les élèves d’être capable d’identifier 10 arguments fallacieux donnés pour pouvoir ensuite les repérer dans les discours ou les publicités, mais aussi pour  éviter d’en formuler soi-même. Nous allons tenter d’atteindre ces objectifs en mettant en place un dispositif pédagogique d’apprentissage collaboratif, appelé « Atelier Jigsaw ». Il s’agit de découper le contenu à s’approprier en plusieurs parties. Dans le cas précis, le contenu est divisé en 5 : deux arguments fallacieux par fiche, soit 10 arguments à connaître en fin de séquence.

Introduction de la séquence

Dans un premier temps, il s’agira de définir l’expression « Esprit critique », puis d’expliquer aux élèves ce qu’est un argument et quel est son objectif (raisonnement qui a pour but d’appuyer une idée ou au contraire de la réfuter). Pour cela, l’affirmation suivante est notée au tableau : boire du lait de vache est dangereux pour la santé. Je demande aux élèves de se positionner par rapport à cette idée et pourquoi ils adoptent cette position. « Comment vous y prenez-vous pour justifier ou réfuter cette idée ? ». Cela permet de faire ressortir la notion d’argument et donc de la définir. Cependant, il arrive que l’on se retrouve confronté à des arguments invalides. Cette utilisation peut être involontaire ou volontaire : dans ce dernier cas, l’objectif est alors de tromper son auditoire. L’objet de cette séance sera donc de découvrir 10 arguments invalides dits fallacieux : dans ces 10 cas, la forme de raisonnement utilisée ne suffit pas à justifier l’opinion défendue.

Atelier Jigsaw : une méthode pédagogique en 3 étapes (Aronson, 1971)

Méthode d’apprentissage coopératif inventée par Elliot Aronson, psychologue social dont l’objectif premier était de réduire les tensions et préjugés entre différents groupes ethniques.

Première étape : découverte silencieuse du contenu de la fiche

Les élèves sont rassemblés par îlots/groupes Jigsaw (voir ci-dessous), chaque élève autour d’une même table possédant une partie du cours (une couleur différente par fiche).

Deuxième étape : discussion entre experts

Les élèves sont réunis par groupe d’expertise : ils sont amenés à discuter, échanger, prendre des notes, inventer de nouveaux exemples, dans l’objectif de maîtriser le contenu de leur fiche. Il est précisé aux élèves qu’à l’issue de cette étape, ils devront être experts de leur fiche et être capable d’expliquer son contenu à ceux qui n’ont pas eu cette fiche entre les mains.

Troisième étape : partage des connaissances

On reforme les groupes Jigsaw de départ, l’objectif étant maintenant pour chacun de ces groupes de maîtriser collectivement le contenu de chacune des fiches : à charge pour chaque expert de former le reste du groupe.

Réalisation d’une tâche collective

Chaque groupe Jigsaw va ensuite réaliser une tâche collective.

Groupe 1 : défendre un projet de loi en avançant le plus d’arguments fallacieux possibles. Exemples : il faut interdire les enfants dans les supermarchés / Seules les personnes âgées de moins de 50 ans ont le droit d’acquérir un caniche . La restitution du travail se fait sur la fiche ci-dessous (carte mentale au format A3)

Groupe 2 : imaginer des slogans pour un produit en utilisant le plus d’arguments fallacieux possibles. Exemples : slogans pour la lessive « Céclin’ » / la boisson énergétique « Géla’pêche » (variante légume : « Géla’patate »).La restitution du travail se fait sur la fiche ci-dessous (carte mentale au format A3)

Groupe 3 : justifier une idée/opinion à l’aide d’arguments fallacieux. Exemples : les personnes dont le prénom commence par la lettre C sont plus intelligentes que les autres / Manger des glaces contribue au réchauffement climatique / Écouter de la musique classique provoque des pertes de mémoire. La restitution du travail se fait sur la fiche ci-dessous (carte mentale au format A3)

Groupe 4 : Identifier le type d’argument fallacieux utilisé dans chacun des exemples distribués (un seul type d’argument par document). La restitution du travail se fait sur des affiches, en rassemblant les exemples selon les types d’arguments relevés.

Groupe 5 : Repérer et identifier les arguments fallacieux utilisés pour chacun des exemples distribués (plusieurs types d’arguments par document). Les élèves doivent surligner ou souligner les arguments repérés et les nommer en marge.

Évaluation

Les connaissances des élèves ont été évaluées à l’aide d’un questionnaire à compléter individuellement à l’issue de ce travail, en vue de vérifier si les connaissances avaient été acquises et donc si la méthode utilisée s’était révélée efficace.

Remarques – bilan

De manière générale :

J’aurais plutôt dû constituer des groupes pairs, car à 5, un élève se trouve géographiquement un peu en retrait (et ainsi sélectionner 8 arguments au lieu de 10).

Avant la constitution des groupes d’experts :

Demander à un élève de reformuler la consigne avant de constituer les groupes experts, pour être sûr qu’elle soit comprise et éviter de perdre du temps à devoir la reformuler au sein de chaque groupe.

Leur demander de sortir un brouillon pour qu’ils aient de quoi prendre des notes.

Atelier jigsaw pour travailler les arguments fallacieux et autres sophismes

Repérer et identifier les arguments fallacieux (AF) et autres sophismes utilisés lors d’un débat ou dans n’importe quel discours, texte ou discussion n’est pas chose facile. Pourtant, être capable de maîtriser les bases de la rhétorique et de la logique argumentative est nécessaire si l’on veut se défendre intellectuellement et exercer sa pensée critique au quotidien. Sans doute connaissez-vous déjà le petit recueil de moisissures argumentatives, document qui présente les principaux arguments fallacieux. Cependant, si cette recension et la présentation des AF existent et se développent (en français) sous plusieurs formes, la question de leur enseignement mérite que l’on s’y penche : comment faire pour que les élèves ou tout autre public s’approprient, comprennent et sachent identifier ces AF quand ils y sont confrontés ?
Nous cherchions depuis longtemps des outils pédagogiques pour sortir d’une présentation des AF les uns à la suite des autres, très longue et fastidieuse. Et notre collègue Denis Caroti a eu la chance de croiser la route d’Eva Vives et Céline Poletti du Laboratoire de Psychologie Cognitive d’Aix-Marseille qui lui ont fait découvrir le jigsaw, un dispositif d’apprentissage collaboratif particulièrement adapté pour ce type d’exercice. Il s’est empressé de tester cette manière de faire. Retour d’expérience.


Jigsaw ?

Jigsaw est le nom donné à une activité pédagogique en groupe, élaborée dans les années 1970 par le psychologue états-unien Elliot Aronson. Si l’objectif initial d’Aronson était de réduire les tensions, stéréotypes et préjugés entre les différentes ethnies, notamment en favorisant le travail coopératif (et gommer ainsi l’aspect compétitif de l’enseignement classique), les ateliers Jigsaw ont également permis de montrer leur efficacité pour faire progresser les élèves dans différents domaines 1.

Principe de l’atelier jigsaw

L’atelier jigsaw s’adresse à n’importe quel type de public, quel que soit l’âge, de l’école primaire à la formation pour adulte. Le principe est assez simple : tout d’abord, on détermine le contenu que l’on souhaite transmettre. Cela peut être un ensemble de méthodes mathématiques permettant de résoudre une équation, une leçon de géographie, des textes à analyser, des effets ou règles zététique, etc. Ce contenu déterminé, on le scinde en plusieurs parties, de difficulté et longueurs égales si possible, et on crée autant de documents correspondants, identifiés par un numéro, une lettre ou un titre. L’atelier jigsaw se déroule en trois étapes et sur une durée à définir en amont en fonction du contenu à enseigner (de 1h à 4h en général) :
1/ on forme des groupes (puzzle) de 4 ou 5 personnes qui, dans un premier temps individuel, vont s’approprier le contenu de leur fiche ;
2/ une deuxième phase permet à chacun de se réunir dans un autre groupe dit « expert » où ils seront amenés à discuter et maîtriser le contenu de leur fiche ;
3/ enfin, dans un dernier temps, on reforme les groupes puzzle de départ avec pour objectif de maîtriser collectivement la totalité des quatre fiches ; charge est donnée à chaque membre de former ses camarades au contenu dont il est devenu expert. Un travail collectif est alors demandé, une production attendue en fin de séance.
Pendant toutes ces étapes, l’enseignant-e n’intervient pas, sauf pour donner les consignes, vérifier la durée de chaque étape, et alerter sur de possibles confusions trop importantes repérées en se baladant au milieu des groupes.
J’ai tout de suite pensé que cette technique pédagogique (et je remercie mes collègues Eva Vives et Céline Poletti du Laboratoire de Psychologie Cognitive d’Aix-Marseille de m’avoir fait connaître cette pratique) pouvait être utilisée pour faire découvrir, comprendre et retenir les AF que je présentais souvent en formation d’une manière qui ne me convenait pas totalement. Voici donc le détail de la séquence conduite lors d’une formation doctorale sur la thématique « Zététique et autodéfense intellectuelle ».

Le contexte

Le public est un groupe de 16 doctorants qui a déjà suivi une première journée de formation « zététique et autodéfense intellectuelle ». L’après-midi est consacré à la découverte des AF. Pour introduire l’atelier, j’ai décidé de faire une rapide présentation (10 minutes) sur ce que l’on entend par argument, argumenter, syllogisme, paralogisme et sophisme. J’insiste notamment sur le fait qu’un argument peut être valide ou pas, indépendamment de la conclusion à laquelle il amène. Je fais toujours un commentaire sur la question éthique de la connaissance de ces AF. En effet, je précise que cet atelier est censé donner des outils pour ne pas « se faire avoir » mais qu’il doit aussi questionner l’utilisation que l’on peut faire de ces AF.

Préparation de l’atelier

Avant de commencer

J’ai utilisé le contenu des 25 moisissures argumentatives comme base de travail. De manière arbitraire (ou du moins, en fonction de l’importance que j’accordais à chaque arguments d’être (re)connu), j’ai sélectionné 12 AF que j’ai tout d’abord augmenté d’exemples et autres descriptions plus conséquents, glanés sur différents sites ou vidéos2. Je les ai ensuite dispatchés dans 4 fiches (chaque fiche contenant donc 3 AF), nommées ainsi pour l’occasion :

  • Fiche Socrate : généralisation abusive, non sequitur, homme de paille
  • Fiche Hypatie : faux dilemme, pétition de principe, arguments d’autorité
  • Fiche Schopenhauer : attaque personnelle, pente savonneuse, appel à l’ignorance
  • Fiche Descartes : analogie douteuse, cum hoc ergo propter hoc, plurium interrogationum

J’ai également préparé le travail collectif à faire faire par chaque groupe : ayant l’habitude d’organiser un concours de mauvaise fois à chaque fin de formation, j’ai tout simplement dupliqué les sujets à défendre en les proposant comme thématiques de travail pour réinvestir les AF fraîchement découverts. J’ai également rédigé un QCM pour évaluer, en fin de séance, les connaissances acquises par les étudiants en fin d’atelier (voir ci-dessous).
Enfin, j’ai établi les durées de chaque étape en fonction du temps que je souhaitais consacrer à l’atelier (2h en tout) :
– 15 min de présentation (argumentation, logique formelle de base),
–   5 min pour la première phase,
– 30 min pour le travail des experts,
– 45 min pour le groupe jigsaw final
– 25 min pour le travail collaboratif.

Description de l’atelier

1ère étape : formation des groupes « jigsaw »

Exemple de 6 tables « puzzle » constituées chacune de 4 personnes. Dans la séquence décrite ci-contre, j’ai formé 4 tables de 4 personnes. Tiré du site de l’Université Laval http://www.fmed.ulaval.ca/fileadmin/documents/activites/journee-enseignement/methode-groupe-dexperts-jae-2017.pdf

J’ai réparti les étudiants autour de plusieurs tables, formant ainsi plusieurs groupes « jigsaw » ou « groupes puzzle ». Dans mon cas, j’avais 4 fiches à faire étudier, j’ai donc placé 4 étudiants par groupe. Dans un groupe donné, chaque membre a reçu une des 4 fiches. J’ai laissé 5 minutes pour que chaque personne prenne connaissance de son document, le lise en entier, et soit en mesure de discuter immédiatement de son contenu dès l’étape suivante.

2ème étape : formation des groupes « experts »

J’ai ensuite demandé aux étudiants de chaque table et possédant la fiche Socrate de se lever, puis de se regrouper, idem pour les étudiants possédant la fiche Hypathie et ainsi de suite. Se sont alors formés 4 nouveaux groupes dits « groupes experts », constitués de 4 étudiants ayant en leur possession la même fiche. Les groupes experts ont ainsi été identifiés par le nom de leur fiche. J’ai ensuite précisé la consigne : « Vous devez devenir spécialiste, expert du document que vous possédez. Pour cela vous aurez 30 minutes pour discuter, vous questionner et comprendre la totalité de ce document.

Dans cette image, on voit que l’on peut former des tables d’experts dont le nombre est différent de celui des tables puzzle. Dans l’atelier décrit ci-contre, j’ai formé autant de tables d’experts que de tables puzzle (4). Tiré de site de l’Université de Laval : http://www.fmed.ulaval.ca/fileadmin/documents/activites/journee-enseignement/methode-groupe-dexperts-jae-2017.pdf

L’objectif pour chacun d’entre vous est de revenir dans votre groupe puzzle initial en étant capable de transmettre ce que vous aurez appris de ce document : vous devrez maîtrisez les 3 AF qu’il contient. Vous pouvez utiliser le support de votre choix pour prendre des notes, et préparer ainsi la restitution à vos camarades. » J’ai également souligné l’importance pour la suite de connaître le nom de chaque argument de la fiche. On peut conseiller aux étudiants d’imaginer de nouveaux exemples pour chaque argument de la fiche. Cela permettra de tester leur compréhension de ceux-ci. Côté prise de notes, certains étudiants peuvent utiliser un ordinateur, voire même un diaporama s’ils le souhaitent.
Remarque : selon le niveau du public, on leur distribue des feuilles vierges permettant d’avoir un support pour écrire et noter tout ce qui permettra la restitution dans la dernière étape.

3ème étape : re-formation des groupes jigsaw

Tous les participants ont été invités à se lever pour reformer leur groupe puzzle initial. J’ai alors indiqué la nouvelle consigne : « Pendant les 45 prochaines minutes, chacun votre tour, vous devrez expliquer et faire comprendre à vos camarades le contenu de votre fiche, c’est-à-dire enseigner ce que vous avez compris ! Vous pourrez pour cela utiliser votre fiche mais également vos notes prises dans le groupe expert. A la fin du temps imparti, vous aurez une tâche collective à accomplir concernant la maîtrise des AF. »

Tâche collaborative et QCM

A la fin du temps imparti, j’ai expliqué en quoi consistait le travail collectif attendu : « Chaque groupe doit choisir un sujet parmi les suivants. L’objectif est de produire un texte par groupe, et défendant le sujet en question, en utilisant les 12 AF sur lesquels vous avez travaillé (il faut utiliser au moins une fois chaque AF, rien n’empêche d’avoir recours plusieurs fois au même…). »
Quelques exemples de sujets (dont plusieurs suggérés par notre collègue Nicolas Montès) :

  • Les femmes préfèrent les barbus
  • Les vélos sont dangereux en ville
  • Les OGMs, c’est bon pour la santé
  • Mickaël Jackson a été enlevé par des Extra-Terrestres.
  • Les cigarettes électroniques rendent plus intelligent
  • On peut détecter les futurs délinquants dès la maternelle
  • Les retraités sont responsables du réchauffement climatique
  • Les blondes sont plus chanceuses que les autres
  • Boire du lait rend agressif
  • Le divorce rend les enfants plus heureux
  • Les hétérosexuels conduisent mieux que les gays
  • Pratiquer un sport rend violent
  • Les hommes sont doués pour les tâches ménagères
  • Les chauves sont voleurs, c’est dans leur nature

Il est important de suggérer aux étudiants que la défense du thème choisi suppose aussi l’attaque d’un thème qui s’y oppose : par exemple, « les femmes préfèrent les barbus / les femmes préfèrent les blonds » ; « Michael Jackson a été enlevé par des E.T. / Michael Jackson a été enlevé par la C.I.A. », etc.
Remarque : pour facilement évaluer cette production, il est important de demander aux étudiants d’indiquer dans la marge, en face de la ligne correspondante, le nom de chaque AF utilisé dans le texte.
Après avoir relevé les textes, j’ai distribué un QCM, à remplir en 5 minutes. Voici les notes obtenues par chaque individu ainsi que la moyenne globale (note sur 12) :
Groupe 1 : 7 ; 5 ; 8 ; 7 ;
Groupe 2 : 8 ; 6 ; 3 ; 8 ;
Groupe 3 : 10 ; 7 ; 8 ; 11 ;
Groupe 4 : 9 ; 12 ; 10 ; 6 ;
Moyenne = 7,8/12
Seuls deux doctorants n’ont pas obtenu la moyenne, ce que j’ai jugé de manière totalement arbitraire comme tout à fait positif… Actuellement d’autres tests sont conduits afin de comparer l’atelier jigsaw à un travail en groupe classique (toujours sur l’apprentissage et le repérage des AF). Je publierai les résultats dès que possible.

Bibliographie et références

  • Un document explicatif de la méthode jigsaw de l’Université Laval au Canada
  • Le site officiel de la méthode jigsaw classroom
  • Schopenhauer, A. (1998). L’art d’avoir toujours raison : la dialectique éristique. Traduction par D. Miermont, Paris : Éd. Mille et une nuits.
  • Laramée, H. (2009). L’art du dialogue et de l’argumentation: s’initier à la pensée critique pour le cours Philosophie et rationalité. Montréal : Chenelière éducation.
  • Montminy, M. (2009). Raisonnement et pensée critique: introduction à la logique informelle. Montréal [Que. : Presses de l’Université de Montréal.
  • Almossawi, A., & Giraldo, A. (2015). Halte aux arguments fallacieux! Paris : Larousse.
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Petit recueil de 25 moisissures argumentatives pour concours de mauvaise foi

Petit recueil de non plus 18, ni 20 mais 241 moisissures argumentatives à utiliser sans modération lors des concours de mauvaise foi.

Nous avons découpé ces moisissures argumentatives en trois grandes catégories : les erreurs logiques, les attaques, et les travestissements.

[TOC]

Télécharger en pdf la mise en page magnifique du graphiste Francois-b.

Télécharger le document élaboré avec le collectif INDICE en pdf (25 pages avec pages blanches pour noter ou 16 pages, plus dense avec seulement les descriptions) ou en html pour copier plus facilement le texte.

A. Erreurs logiques

1. La généralisation abusive

Méthode : prendre un échantillon trop petit et en tirer une conclusion générale.

Exemples :

  • Mon voisin est un imbécile moustachu, donc tous les moustachus sont des imbéciles.
  • Les Chinois sont vachement sympas. J’en connais deux, ils sont trop cools.
  • Donald Trump est anti-mexicain, comme tous les habitants des États-Unis.

Exemples aggravés (menant au racisme ordinaire) :

  • Le Chinois est vachement sympa. Le Juif est roublard. L’Arabe est voleur. Le Picard est pédophile.

2. Le raisonnement panglossien

Méthode : raisonner à rebours, vers une cause possible parmi d’autres, vers un scénario préconçu ou vers la position que l’on souhaite prouver.

Exemples :

  • C’est fou, le melon est déjà prédécoupé pour être mangé en famille2.
  • Le monde est trop bien foutu, c’est une preuve de l’existence d’une volonté divine.

Exemple aggravé :

  • Les constantes cosmologiques sont si finement réglées, qu’en changeant un chiffre après la virgule, le monde serait resté chaotique – et nous ne serions pas là : c’est la preuve d’une volonté cosmique3.

3. Le Non sequitur (« qui ne suit pas les prémisses »)

Méthode : tirer une conclusion ne suivant pas logiquement les prémisses. Deux types d’argumentaires :

Si A est vraie, alors B est vraie. Or, B est vraie. Donc A est vraie.

Si A est vraie, alors B est vraie. Or, A est fausse. Donc B est fausse.

Attention : la conclusion peut être finalement juste, mais le raisonnement est faux.

Exemples :

  • Tous les consommateurs d’héroïne ont commencé par le haschisch. Tu fumes du haschisch, donc tu vas finir héroïnomane.
  • Française des Jeux : 100% des gagnants auront tenté leur chance (décomposé, cela donne : tous ceux qui ont gagné ont joué. Donc si tu joues, tu gagnes).
  • On m’a dit « Si tu ne manges pas ta soupe, tu finiras au bagne », or je mange ma soupe, donc je n’irai pas au bagne.

4. L’analogie douteuse

Méthode : discréditer une situation en utilisant une situation de référence lui ressemblant de manière lointaine.

Exemples :

  • Le marché, c’est une jungle : manger ou être mangé. Être tigre ou être chèvre.
  • Le capitalisme est naturel et vouloir se battre contre lui, c’est comme vouloir empêcher la pluie de tomber.
  • Vous refusez de débattre avec les créationnistes, vous êtes anti-démocratique.
  • L’Obama Care c’est le Communisme !

Guillaume Meurice a déniché une analogie exemplairement douteuse lors d’une réunion de banquiers à Opera (Paris) en janvier 2018.
L’extrait :

Télécharger l’extrait
La chronique entière d’où il a été extrait : Le moment Meurice, France Inter, 17 janvier 2018.

Télécharger la chronique : un banquier, un câlin

Variante : le syndrome Galilée

  • Vous dites que ma thèse est fausse, mais Galilée aussi a été condamné et pourtant il avait raison4.

5. L’appel à l’ignorance (ou argumentum ad ignorantiam)

Méthode : prétendre que quelque chose est vrai seulement parce qu’il n’a pas été démontré que c’était faux, ou que c’est faux parce qu’il n’a pas été démontré que c’était vrai.

Exemples :

  • Il est impossible de prouver que je n’ai pas été enlevé par des extraterrestres. Donc j’ai été enlevé par des extraterrestres (argument de Raël).
  • Il n’est pas démontré que les ondes wi-fi ne sont pas nocives. Donc elles le sont.

6. Le post hoc ergo propter hoc (ou effet atchoum)

Méthode : après cela, donc à cause de cela. Confondre conséquence et postériorité.

  • B est arrivé après A
  • donc B a été causée par A.

Exemple :

  • J’ai bu une tisane, puis mon rhume a disparu ; donc c’est grâce à la tisane.
  • J’ai éternué, et hop, il a plu !

B. Attaques

7. L’attaque personnelle (ou argumentum ad hominem)

Méthode : attaquer la personne (sur sa moralité, son caractère, sa nationalité, sa religion…) et non ses arguments.

Exemples :

  • Impossible de donner du crédit à Heidegger, vu ses affinités nazies.
  • Comment peut-on adhérer aux positions de Rousseau sur l’éducation, alors qu’il a abandonné ses propres enfants ?

Variante 1 : l’empoisonnement du puits

Méthode : sous-entendre qu’il y a un lien entre les traits de caractère d’une personne et les idées ou les arguments qu’elle met en avant.

Exemple :

  • critiquer les positions mystiques, ça ne m’étonne pas de vous, vous avez toujours été sans cœur

Variante 2 : le Tu quoque (ou toi aussi5)

Méthode : jeter l’opprobre sur la personne en raison de choses qu’elle a faites ou dites par le passé, en révélant une incohérence de ses actes ou propositions antérieures avec les arguments qu’elle défend.

Exemples :

  • Comment Voltaire peut-il prétendre parler de l’égalité des Hommes alors qu’il avait investi dans le commerce des esclaves ?
  • Comment lire les romans de Günter Grass, alors qu’à 17 ans il a été enrolé dans les Waffen-SS ?
  • Vous vous dites concerné par la justice animale mais vous n’avez pas participé aux manifestation contre les chasses aux loups !

8. Le déshonneur par association (et son cas particulier : le reductio ad hitlerum)

Méthode : comparer l’interlocuteur ou ses positions à une situation ou à un personnage servant de repoussoir.

Exemple :

  • Voyons, si tu adhères à la théorie de Darwin, alors tu cautionnes la « sélection » des espèces, donc le darwinisme social et l’eugénisme, ce qui mène droit aux nazis.
  • Tu critiques la psychanalyse ? Comme Jean-Marie Le Pen !
  • Tu donnes la parole à quelqu’un qui défend la liberté d’expression, même pour des négationnistes ? Alors il est négationniste. Et toi, tu es cryptonégationniste !6

9. La pente savonneuse

Méthode : faire croire que si on adopte la position de l’interlocuteur, les pires conséquences, les pires menaces sont à craindre.

Exemples :

  • Si l’humain descend du singe où va-t-on ? C’en est fini de la morale !
  • Si on commence à vouloir dépénaliser le cannabis, bientôt on légalisera le mariage homosexuel. A quand la dépénalisation du viol, voire la légalisation du viol ?7
  • Si on autorise le mariage pour tous, alors pourquoi pas le mariage avec des animaux, et même l’inceste et la pédophilie ?

10. L’homme de paille (dite technique de l’épouvantail, ou strawman)

Méthode : travestir la position de l’interlocuteur en une autre, plus facile à réfuter ou à ridiculiser.

Exemples :

  • les théoriciens de l’évolution disent que la vie sur Terre est apparue par hasard. N’importe quoi ! Comment un être humain ou un éléphant pourraient apparaître de rien, comme ça ?
  • Les adversaires de l’astrologie prétendent que les astres n’ont pas d’influence sur nous. Allez donc demander aux marins si la Lune n’a pas d’influence sur les marées !
  • Vous critiquez l’acupuncture ? Mais qu’est-ce que vous avez contre la merveilleuse culture asiatique ?8
  • Vous êtes communiste ? Pour ma part, j’exècre les goulags et les purges staliniennes !

11. L’argument du silence (ou argumentum a silentio)

Méthode : accuser l’interlocuteur d’ignorance d’un sujet parce qu’il ne dit rien dessus.

Exemples :

  • Je vois que vous ne connaissez pas bien la philosophie politique puisque vous passez sous silence les travaux de John Rawls, c’est inadmissible !
  • Avez-vous lu Ričo Mianajbaro ? Non ? Alors je n’ai que faire de votre avis.

12. Le renversement de la charge de la preuve (ou onus probandi)

Méthode : demander à l’interlocuteur de prouver que ce qu’on avance est faux.

Exemple :

  • Mais prouvez-moi donc que la politique migratoire actuelle est inefficace..
  • À vous de me démontrer que le monstre du Loch Ness n’existe pas.

13. L’enfumage

Utiliser des termes compliqués ou des faits méconnus pour que l’interlocuteur ne les comprenne pas, en espérant qu’il n’osera pas questionner pour ne pas passer pour un inculte.
Exemples :

  • Cette situation n’est pas sans rappeler la désastreuse confédération de Sénégambie.
  • Je ne reviendrai évidement pas sur les catégories nouménales de Kant, que tout élève de terminale connaît.

14. Le mille-feuille argumentatif

Empiler un foisonnement d’arguments faibles dans un maillage si serré qu’ils se renforcent réciproquement sans qu’on puisse les confronter entre eux.
Exemple :

  • Et le drapeau qui flotte ? Et les ombres non parallèles ? Et les croix de cadrage ? Et les ceintures de Van Allen ? Et Stanley Kubrick ? Tout ça prouve bien qu’on est jamais allé sur la Lune !

Variante : Le tsunami péremptoire
Submerger l’interlocuteur de conclusions ou de questions pour ne pas lui laisser le temps de répondre ou donner l’impression d’être plus convainquant, alors qu’aucun argument n’a été exposé.
Exemples :

  • Le tabac provoque des cancers, favorise des entreprises étasuniennes et les mégots polluent la planète !
  • Vos actions ont été néfastes pour les enseignants, pour les ouvriers, pour les paysans. Que comptez-vous faire pour réduire le chômage ?

15. L’attaque sur la forme

Relever une moisissure argumentative ou une faute de grammaire plutôt que d’argumenter avec de nouveaux arguments. La critique n’est pas suffisante, même si elle est nécessaire.
Exemples :

  • C’est un pathétique appel à la pitié alors je ne vais pas aider ces gens.
  • Comparer l’anarchisme à une religion, c’est une analogie douteuse donc je refuse d’écouter tes critiques de l’anarchisme.

C. Travestissements

16. Le plurium, ou effet gigogne

Méthode : poser une question (plurium interrogationum) ou une affirmation (plurium affirmatum) qui présupposent une prémisse qui n’a ni été prouvée ni acceptée par la personne qui doit répondre ou faire face.

Exemples :

  • Avez-vous arrêté de battre votre femme ?
  • La planète est-elle réellement malade ?
  • Les djihadistes sont-ils si fous que ça ?

17. Le faux dilemme

Méthode : réduire abusivement le problème à deux choix pour conduire à une conclusion forcée9.

Exemples :

  • Ceux qui ne sont pas avec nous sont contre nous (l’argument dit de George W. Bush).
  • Le sol sous-marin de Bimini a été fait soit par des humains, soit par des gens de l’Atlantide. Mais des humains n’auraient pas pu faire ça, donc c’est forcément des gens de l’Atlantide.
  • La crise : mythe ou réalité ?
  • Vous avez deux solutions, le suicide collectif, c’est à dire le repli iden-
    titaire ou la voie européenne. (Vincent Peillon, 18 janvier 2017 sur BFM)

18. La pétition de principe

Méthode : faire une démonstration contenant déjà l’acceptation de sa conclusion.

Exemples :

  • Les recherches bactériologiques de l’Armée sont nécessaires, sinon comment pourrait-elle nous soigner en cas d’attaque militaire bactériologique ?
  • Jésus est né d’une vierge. Comment cela serait-il possible sans l’intervention divine ?

19. La technique du chiffon rouge (ou red herring, ou hareng fumé)

Méthode : déplacer le débat vers une position intenable par l’interlocuteur.

Exemples :

  • Remettre en cause le lobbying industriel sur les nanotechnologies ? Autant revenir à la lampe à huile et à la marine à voile.
  • Et tous ces gens qui font de la réflexologie, ce sont des imbéciles, peut-être ?

20. L’argument d’autorité (ou argumentum ad verecundiam)

Méthode : invoquer une personnalité faisant ou semblant faire autorité dans le domaine concerné.

Exemples :

  • Isaac Newton était un génie, et il croyait en Dieu, donc Dieu existe.
  • Si Samuel Umtiti voit un marabout, c’est bien que ça marche.

21. L’appel à la popularité (ou argumentum ad populum)

Méthode : Invoquer le grand nombre de personnes qui adhèrent à une idée.

Exemples :

  • Des millions de personnes regardent TF1, ça ne peut donc pas être si nul.
  • Des milliers de gens se servent de l’homéopathie, ça prouve bien que ça marche.

Des variantes peuvent être discrètes : « tout le monde sait bien que... », « on sait tous ici que... »

22. L’appel à la pitié (ou argumentum ad misericordiam)

Méthode : plaider des circonstances atténuantes ou particulières qui suscitent de la sympathie et donc cherchent à endormir les critères d’évaluation de l’interlocuteur.

Exemples :

  • Roman Polanski, il faut le défendre, il a beaucoup souffert. On ne peut pas accuser aussi gravement quelqu’un qui a autant de talent (suite au procès pour viol sur mineure)
  • Bien sûr, le tordeur de métal Uri Geller a triché, mais sous la pression que lui mettaient les scientifiques, on comprend qu’il en soit venu là.
  • Sarkozy a été pris en grippe par tous les médias alors qu’il aurait dû bénéficier de la présomption d’innocence !

23. L’appel à l’exotisme (ou argumentum ad exoticum)

Méthode : miser sur l’exotisme et le caractère lointain ou « primitif » d’un peuple pour valider un de leurs aspects, coutumes, médecines, etc.

Exemples :

  • Les bougies d’oreille Hopi sont utilisées traditionnellement par les Indiens Hopis10, donc c’est bien.
  • Que les moines tibétains sachent léviter, c’est assez prévisible. Ils sont balèzes, là-bas.

24. L’appel à une cause

Projeter des attentes ou volontés sur une entité fictive qui soutient l’argumentation sans que l’opinion de celle-ci ne puisse être consultée, comme la Patrie, Dieu, la Planète, les enfants, la survie de l’espèce,…
 
Exemples :
  • Je me bats contre le mariage homosexuel pour protéger nos enfants avant tout.
  • Si j’ai tué ces terroristes, ce n’était pas par haine, mais pour défendre les valeurs de ma patrie.

Ce travail a été initié par Richard Monvoisin, vice-champion mondial de mauvaise foi  2008, et Stanislas Antczak, champion intersidéral 2007. Il a été testé plusieurs fois lors des concours de mauvaise foi d’Ultimate Z, l’université d’été de l’Observatoire Zététique. Le modèle a été ensuite remanié, et utilisé par différents collectifs dans des débats féministes et lors d’un atelier d’économie populaire à Antigone, Grenoble. Il a été distribué au public dans la disputatio N°1. Il a été ensuite agrémenté et retravaillé avec le collectif INDICE. C’est ce qui est génial avec l’outillage critique : non seulement c’est compossible (offrir un savoir ne prive pas celui qui offre), mais c’est forcément assainissant, surtout dans un contexte de campagne électorale. Merci à Franck Villard, Nicolas Vivant, François Blaire, Raël, les frères Bogdanoff, Bernardin de Saint-Pierre, Jules César et tant d’autres pour leur contribution.

Pour aller plus loin : certains sophismes sont davantage détaillés dans l’article Logique – Le monde de sophisme.

Une petite pente savonneuse pour la route

Sur France Info, le 9 janvier 2018, Julien Sanchez, porte parole du Front national, s’exprime au sujet de l’interdiction suggérée par le gouvernement de rouler à plus de 80 km/h au lieu de 90 km/h sur les routes secondaires à double-sens. Il fait une merveilleuse pente-glissante. Merci à Cyril Champion pour l’envoi de cette perle ! Pour en savoir plus sur ce sophisme, cliquez là.

Julien-Sanchez « Pourquoi pas aussi demain mettre à 10 km/h toutes les routes et puis à ce moment-là on ira tous à pied au travail, donc voilà, on fera 40 km à pied si on habite à 40 km de son lieu de travail. »

L’audio :

Le télécharger, pour l’utiliser pendant des cours d’autodéfense intellectuelle.

Corrigé – La fabrique du consentement selon Mathieu Vidard

Voici le corrigé de « Entraînez-vous – La fabrique du consentement selon Mathieu Vidard« . Le texte de Mathieu Vidard est indiqué en italique.

Selon nous, les trois points centraux de la critique de ce texte sont :

  1. la technique de l’épouvantail,
  2. la technique du faux dilemme couplée à la rhétorique de repoussoir,
  3. et la fabrication scénaristique (que les journalistes appellent parfois technique du carpaccio, ou storytelling).

La technique de l’épouvantail

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Aperçu du champ rhétorique de Mathieu Vidard

Appelé également homme de paille ou strawman, nous y avons consacré une page, et c’est l’une des moisissures argumentatives les plus prisées (cf. Les 20 moisissures argumentatives). La méthode consiste à travestir d’abord la position de l’interlocuteur·rice de façon volontairement erronée et facile à réfuter puis détruire cet « épouvantail » en prétendant ensuite avoir réfuté la position. Quelques exemples :

(…) qui ont pris la plume pour dire tout le mal qu’ils pensaient des thérapies

« mal » est une notion morale caduque, et les auteurs de la tribune ne parlent jamais du mal qu’ils pensent de ces théories. Il est très difficile de s’entendre de manière consensuelle sur ce qu’est le « mal » et le « bien »1, sauf peut-être sous le couvert d’une morale déontologiste et de commandements d’ordre religieux, là encore souvent discutés. Il aurait été plus explicite, plutôt que d’évoquer le « mal », de dire que les auteurs·rices ont pris la plume pour évoquer les risques et les effets délétères des thérapies discutées, par exemple.

nos docteurs  (…) se drapent dans l’arrogance de leur respectabilité scientifique pour dézinguer (…)

Il n’y est pas question de « dézinguer » quoi que ce soit. Dézinguer est un mot à effet impact, qui donne une connotation négative à la tribune. Pour rappel, dézinguer, c’est faire du dézingage, c’est-à-dire enlever le revêtement de zinc sur une pièce ou retirer le zinc contenu dans un autre métal. Ça a pris le sens argotique de tuer (au même titre que « dessouder » par exemple, autre métaphore métallurgique).

Et d’en appeler au Conseil de l’ordre des médecins pour sévir contre les fous furieux de la granule et renvoyer au fin fond du Larzac ces dangereux baba cool qui empoisonnent les patients

« fous furieux de la granule » est une invention de Mathieu Vidard, tout comme « dangereux baba cool qui empoisonnent les patients » (voir plus bas la référence). Notons à nouveau l’usage de mots fortement connotés alors qu’ils ne sont pas employés par les rédacteurs et rédactrices de la tribune : « sévir », « fous furieux », « renvoyer au fin fond ».

La technique du faux dilemme, couplée à la rhétorique de repoussoir.

CorteX_faux-dilemme

Autre grand classique du sophisme, le faux dilemme. La méthode est efficace : elle consiste à n’offrir que deux alternatives déséquilibrées en omettant toute autre alternative pourtant possible. Il peut s’agir de réduire le choix à deux alternatives qui ne sont pas réellement contradictoires. Au final, le choix est confisqué et la décision étriquée. Cette stratégie est redoutable car elle oriente sournoisement le débat en le simplifiant en un unique antagonisme. Mais celui-ci n’est qu’apparent : le fait que deux propositions soient compétitives ne signifie pas forcément qu’elles soient contradictoires. Le faux dilemme crée l’illusion d’une « compétitivité contradictoire », qui permet en critiquant l’opposant, de se donner un crédit factice, ce que le monde anglo-saxon appelle le two wrongs don’t make a right, ou sophisme dit « de la double faute ». Dans l’affirmation « soit vous êtes avec nous, soit vous êtes contre nous », nous pouvons trouver des arguments acceptables pour ne pas être « avec eux » sans pour autant « être contre eux » : il n’y a pas contradiction.

Ici Mathieu Vidard applique à la truelle deux faux dilemmes, permettant par repoussoir de glisser un two wrong don’t make a right.

Le premier :

Lorsqu’on pense aux dizaines de milliers de personnes qui sont devenues gravement malades ou qui ont passé l’arme à gauche en raison des effets secondaires de médicaments allopathiques type Médiator ou Distilbène, ou lorsque l’on sait que les somnifères ou les anti-dépresseurs sont prescrits de façon excessive, qu’ils représentent des bombes à retardement tout en faisant la fortune de laboratoires pharmaceutiques véreux ; on se dit que notre club des 124 pourrait légèrement baisser d’un ton. 

Le journaliste, qui n’a pas bien fait son travail, ramène les signataires de cet appel au rang des pro-industries pharmaceutiques. Nous ne sommes pas très loin du célèbre dilemme de George W. Bush : « ou vous êtes avec nous, ou vous êtes avec les terroristes« 2. Cela nous touche d’autant plus que nous, enseignant·es au CORTECS, sommes à la fois critiques des effets négatifs occasionnés par les interactions entre les industries des produits de santé 3 et les systèmes publiques de santé (et investis pour les supprimer) et circonspect·es sur une grande majorité de thérapies dites « alternatives ».

Un second pour la route :

En conclusion de leur tribune, les 124 exigent que l’ensemble des soignants respectent une déontologie et qu’ils proposent à leurs patients une écoute bienveillante. Il fallait oser ! Car c’est précisément à cause d’une médecine conventionnelle déshumanisée que les malades fatigués d’être considérés comme de simples organes sur pattes, se tournent vers des praticiens capables de passer du temps avec eux et de les écouter.

Mathieu Vidard, qui décidément n’a pas creusé très loin, imagine un monde manichéen, dans lequel celui qui critique les médecines non basées sur des preuves est forcément un médecin « déshumanisé » qui considère ses malades comme de « simples organes sur pattes », filant ici le vieux cliché dualiste « médecine conventionnée organiciste froide versus médecine alternative holistique chaleureuse ». D’autre part, il y a un problème ici avec l’usage de l’expression « une médecine conventionnelle ». Deux sens sont souvent confondus à partir de ce mot :  « conventionnel » et « conventionné ». Conventionné signifie que les professionnel·les de santé signent avec l’Assurance maladie une sorte de contrat où il·elles s’engagent
à pratiquer selon des règles négociées avec l’Assurance maladie, à des conditions tarifaires fixées par avance, en échange de quoi l’Assurance maladie prend en charge une partie du coût de la consultation. Conventionnel a simplement le côté péjoratif de « répondant à une convention », ce qui nous renvoie à l’éternel représentation héritée du relativisme cognitif : les résultats scientifiques seraient le fruit de simples conventions (et la science un clergé comme un autre)4.

Heureusement, il existe des médecins conventionnés, répondant au bien public, ne faisant pas de dépassement d’honoraires, limitant voir supprimant leurs interactions avec les industries des produits de santé et chaleureux.

Admirons le magnifique repoussoir ici, que les puristes identifieront comme une variante du Tu quoque, confinant au sophisme de la solution parfaite (fondé sur l’idée que si une mesure prise, ici la médecine conventionnelle, ne constitue pas la solution parfaite à un problème quelconque, elle ne vaut pas un clou) :

est-ce que tous les allopathes peuvent se vanter de pouvoir soigner chaque maladie de façon rationnelle ? Non bien sûr.

En écoutant cet édito, il est difficile de ne pas penser à l’extrait de La crise, de Coline Serreau (1992).

Télécharger pour utiliser dans vos propres cours.

La fabrication scénaristique

(que les journalistes appellent parfois technique du carpaccio, ou storytelling).

© 2018 Tatiana Karaman
Faites des tranches de n’importe quoi, et vous aurez un carpaccio. © 2018 Tatiana Karaman

Se mélangent dans ce genre de narration des procédés rhétoriques comme ceux ci-dessus, avec des options lexicales et métaphoriques qui ancrent l’histoire, le carpaccio.

Le scénario dans l’esprit de Mathieu Vidard a déjà été présenté : il s’agit de défendre les gentils homéopathes « humains » contre les méchants médecins conventionnels « déshumanisés » qui les attaquent par opportunisme et par moralisme rigoriste. Outre les procédés techniques présentés, on trouvera des traces de ce carpaccio émaillant tout le texte. Quelques exemples, associés à leur analyse sommaire :

 professionnels de santé, qui ont pris la plume pour dire tout le mal qu’ils pensaient des thérapies non conventionnelles

Deux des auteurs principaux de la tribune
Deux des auteur·es de la tribune ?

Moralisation artificielle de la controverse, la tribune des 124 se basant d’ailleurs plus sur des données factuelles que sur des opinions (bien que son format ne prête pas à l’étayage bibliographique)

en dénonçant en particulier les médecins homéopathes

Moralisation artificielle de la controverse  : à moins que quelque-chose nous ait échappé, les auteur·es ne semblent « dénoncer » personne – et à qui, d’ailleurs ? Les destinataires principales de la tribune sont d’ailleurs plutôt les instances ordinales et étatiques. Mais elles non plus ne sont pas « dénoncées » : ce sont les conséquences de la tolérance de l’exercice de certaines pratiques qui sont mentionnées et remises en questions.)

Surfant sur le thème des fake news

Soupçon d’opportunisme : les auteur·es surferaient, tels Brice de Nice et Igor d’Hossegor, sur la mode des fake news)

nos docteurs déguisés en oies blanches se drapent dans l’arrogance de leur respectabilité scientifique

CorteX_deux_oies-blanches
Deux des médecins déguisés.

moralisation artificielle de la controverse, procès d’intention, attaque ad personam, prêtant à l’arrogance et à la morgue ce qu’on doit à une démarche scientifique simple ; instillation d’une sournoiserie – M. Vidard manie l‘oie blanche, qui dans le folklore est une personne niaise ou candide ayant reçu une éducation pudibonde. Volontairement ou non, les gens ayant écrit la tribune sont ainsi ramené·es artificiellement à la défense de valeurs morales rigoristes et datées)

pour dézinguer

(procès d’intention, épouvantail et effet impact)

pour sévir contre

procès d’intention, épouvantail et effet impact

les fous furieux de la granule

Epouvantail

et renvoyer au fin fond du Larzac ces dangereux baba cool qui empoisonnent les patients à coup de Nux Vomica et d’Arnica Montana 30 ch.

Épouvantail ; mots à effet impact comme empoisonnement tout droit sorti du cerveau enfiévré de l’auteur ; technique du chiffon rouge, ou hareng fumé ; et scénarisation contre-culture politique : les médecins conventionnels verraient les homéopathes et les acupuncteurs au mieux comme les paysans du Larzac en lutte de 1971 à 1978 contre l’extension de la base militaire du causse, au pire comme des babacool, référence vraiment péjorative aux courants contre-culturels non-violents des années 1960, prônant entre autres l’abandon du puritanisme sexuel – on voit bien que Mathieu Vidard file la vieille métaphore des médecines dites alternatives perçues comme des alternatives socio-politiques ; mais il n’est pas très regardant, car les modèles commerciaux par exemple, de l’entreprise mondiale d’homéopathie, Boiron, est exactement la même que les industries qu’il rejette, tandis que le modèle de santé du monde ostéopathique relève plus de la libre concurrence que du modèle de la sécurité sociale générale et inconditionnelle).

Si cette tribune n’était pas franchement insultante

Prétérition, et plurium de droit moral : une insulte est la négation d’une valeur du point de vue de celui qui la profère, or si tant est qu’il y ait insulte – ce qui n’est pas le cas – il faudrait comprendre quelle valeur fondamentale, et selon qui, est atteinte par la tribune

pour les praticiens comme pour les 40% de Français qui ont recours aux médecines alternatives

Très joli appel au peuple

on s’amuserait des arguments de ces pères la morale

Transformation artificielle des auteur·es de la tribune en moralisateur·rices, alors qu’il n’est fait qu’un rappel à la déontologie des professions de santé – référence ambiguë, soit au livre d’Alfred des Essarts, Le père la morale, 1863, soit au sénateur René Bérenger, considéré, par sa morale rigide et sa défense des bonnes mœurs comme un père-la-pudeur. Cela valut au sénateur une chanson anonyme, reprise dans les années 1950 par le fameux groupe de l’époque les quatre barbus.

Et pourquoi montent-ils au créneau ?

Expression métaphorique guerrière évoquant une époque féodale – fantasmée, d’ailleurs, si l’on en croit les expertes du sujet, Joëlle Burnouf et Isabelle Catteddu, dans Archéologie du Moyen-âge (INRAP, Ouest-France, 2015). On écoutera sur ce sujet l’excellente émission de Vincent Charpentier Carbone 14, sur France Culture, datée du 15 octobre 2016). 

 on se dit que notre club des 124 pourrait légèrement baisser d’un ton

Club : terme péjoratif évoquant une coterie ; baisser d’un ton est un plurium, sous-entendant que le ton était élevé, donc affectif.

Et ils ont raison puisqu’aucune étude sérieuse n’a prouvé à ce jour une quelconque efficacité de cette thérapie.

Méconnaissance scientifique entre efficacité propre/spécifique et efficacité globale, la base de l’étudiant·e en santé

Le contenu scientifique des médecines alternatives est vide.

Ce qui est inexact ; il est souvent faux, mais pas vide.

Rien d’autre que l’effet placebo. Et alors ?

Théoriquement nous devrions nous attendre à ce qu’un des journalistes scientifiques les plus écoutés de France soit pointu sur le sujet. Si l’objet placebo lui a toujours sa place dans la terminologie, le terme d’effet placebo est quant à lui désuet en santé, car il entraîne des représentations erronées : il ne s’agit pas d’un effet à proprement parler, mais d’un mille-feuilles d’effets (au pluriel) contextuels dont beaucoup s’expliquent très bien : régression à la moyenne, Yule-Simpson, migration des stades, etc.

Alors n’est-il pas possible d’admettre qu’il existe parfois une part de magie permettant de soigner ?

Incurie épistémologique : nous ne sommes pas si loin de l’intrusion spiritualiste en science

Comme le rappelle le pharmacologue Jean-Jacques Aulas

Que manifestement le journaliste n’a pas lu, car justement, notre ami Aulas est un des plus raides pourfendeurs des thérapies en question

l’illusion constitue un outil redoutablement efficace, qui peut avoir sa place dans l’art difficile de la thérapeutique.

effet paillasson : Vidard confond magie et illusion – qui n’a rien de magique

En conclusion de leur tribune, les 124 exigent que l’ensemble des soignants respectent une déontologie

Incurie en philosophie morale : il ne s’agit pas de respecter une déontologie, mais la déontologie professionnelle édictée par les conseils de l’Ordre. S’il est pertinent de remettre en question la façon dont les codes de déontologie ont été élaborés ou mis à jour (souvent de manière non collégiale et concertée), et si leurs contenus pourraient reposer beaucoup plus sur des bases empiriques, ils ont le mérite de déterminer un socle commun de pratiques autorisées parce que potentiellement bénéfiques au plus grand nombre.)

En accusant les médecins homéopathes de charlatanisme

épouvantail

et en dénigrant la fonction humaniste apportées par ces thérapeutes

Moralisation et repoussoir : sous-entend que les thérapeutes conventionnés n’ont pas cette fonction humaniste

les signataires de ce texte (…) et font courir le risque à des patients de se retrouver vraiment entre les mains de pseudo médecins.

pente savonneuse

On se demande bien quel est l’intérêt d’une tribune aussi péremptoire

moralisation artificielle

à l’heure où la médecine allopathique

Utilisation d’un terme obsolète, inventé par Samuel Hahnemann, fondateur de l’homéopathie, et désignant « tout ce qui n’est pas homéopathique »

pourrait largement balayer devant sa porte plutôt que d’avoir le mauvais goût de dénigrer le travail de ses confrères.

Majestueux repoussoir en sophisme de la double faute, couplé à moralisation artificielle – mauvais goût – et procès d’intention.

Remarque : ceci est le seul passage qui nous parait [presque] correct, même s’il s’agit d’un propos banal qu’on pourrait entendre au comptoir du coin.

Car c’est précisément à cause d’une médecine [conventionnelle] déshumanisée que les malades [fatigués d’être considérés comme de simples organes sur pattes] se tournent vers des praticiens capables de passer du temps avec eux et de les écouter.

Il faut néanmoins relever ceci : énoncé comme cela, M. Vidard désyncrétise et déplace le problème : la médecine conventionnelle (conventionnée, devrions-nous plutôt écrire, voir plus haut) n’est pas « déshumanisée » partout – et nous rendons hommage aux centres de santé, avec des médecins généralistes dévoué·es à des populations vulnérables ; et si elle l’est, particulièrement en milieu hospitalier, c’est bien plus par manque de moyens humains et politiques que par l' »allopathisme » des méthodes utilisées. Prudence, car en raisonnant comme cela, on loge le problème dans les thérapies employées, et non dans les rouages socioéconomiques qui les régissent.

RM & ND

Pour aller plus loin sur la question de l’homéopathie, le cours de Richard Monvoisin est là.

Sur la question de l’ostéopathie, on regardera avec plaisir (en mettant le son à fond) Albin Guillaud ici.

Sur les questions de thérapies manuelles, on dégustera Nicolas Pinsault là.

Sur les questions plus globales de santé publique, nous avons écrit un ouvrage qui plonge l’analyse dans les ramifications de notre système de santé. Achetez-le dans une petite librairie, et non chez les mastodontes type GAFAM ou FNAC qui en plus d’enrichir les mêmes personnes, réduisent drastiquement l’accès aux littératures les plus fragiles, dissonantes, ou contestataires.

Entraînez-vous – La fabrique du consentement selon Mathieu Vidard

Mathieu Vidard, journaliste de France Inter, alterne depuis des années des émissions de bonne qualité et de très mauvaises séquences, qui lui sont probablement dictées par son manque assez manifeste de formation en épistémologie (voir ici, , et ). Il est donc un fournisseur régulier de matériel pédagogique pour nos colonnes. Cette fois-ci, en date du 20 mars 2018 pour l’édito carré, il a produit un texte réagissant à la publication d’une tribune relayée dimanche 18 mars par Le Figaro et d’un blog intitulé fakemedecine. Pour nous qui faisons cours dans l’unité d’enseignement Santé et autodéfense intellectuelle d’un Master destiné aux étudiants des filières médicales et paramédicales, et qui dirigeons des travaux sur la fabrique du consentement par les médias, ce genre d’édito est un riche combo en terme d’esprit critique. En cliquant en bas de l’article, vous trouverez l’analyse détaillée de cet édito. En attendant, entraînez-vous, en faisant l’analyse par vous-même en écoutant l’audio, visionnant la vidéo, ou en lisant la retranscription.

Charlatans d’homéopathes !

Télécharger l’audio

Ce matin dans l’édito Carré, vous réagissez à ce texte contre les médecines alternatives publié hier dans le Figaro.

Et signée par 124 médecins et professionnels de santé, qui ont pris la plume pour dire tout le mal qu’ils pensaient des thérapies non conventionnelles en dénonçant en particulier les médecins homéopathes.

Surfant sur le thème des fake news, nos docteurs déguisés en oies blanches, se drapent dans l’arrogance de leur respectabilité scientifique pour dézinguer –je cite- ces fausses thérapies à l’efficacité illusoire.

Et d’en appeler au Conseil de l’ordre des médecins pour sévir contre les fous furieux de la granule et renvoyer au fin fond du Larzac ces dangereux baba cool qui empoisonnent les patients à coup de Nux Vomica et d’Arnica Montana 30 ch. 

Si cette tribune n’était pas franchement insultante pour les praticiens comme pour les 40% de Français qui ont recours aux médecines alternatives, on s’amuserait des arguments de ces pères la morale.

Et pourquoi montent-ils au créneau ?

Pour alerter contre la dangerosité et le manque d’éthique des médecines parallèles avec des praticiens qui menacent selon eux de devenir les représentants de commerce d’industries peu scrupuleuses. 

Lorsqu’on pense aux dizaines de milliers de personnes qui sont devenues gravement malades ou qui ont passé l’arme à gauche en raison des effets secondaires de médicaments allopathiques type Médiator ou Distilbène, ou lorsque l’on sait que les somnifères ou les anti-dépresseurs sont prescrits de façon excessive, qu’ils représentent des bombes à retardement tout en faisant la fortune de laboratoires pharmaceutiques véreux ; on se dit que notre club des 124 pourrait légèrement baisser d’un ton. 

Dans cette tribune, les médecins écrivent que l’homéopathie n’est pas scientifique. 

Et ils ont raison puisqu’aucune étude sérieuse n’a prouvé à ce jour une quelconque efficacité de cette thérapie. Le contenu scientifique des médecines alternatives est vide. Rien d’autre que l’effet placebo. Et alors ?

Est-ce que tous les allopathes peuvent se vanter de pouvoir soigner chaque maladie de façon rationnelle ? Non bien sûr. 

Alors n’est-il pas possible d’admettre qu’il existe parfois une part de magie permettant de soigner ? 

Comme le rappelle le pharmacologue Jean-Jacques Aulas, l’illusion constitue un outil redoutablement efficace, qui peut avoir sa place dans l’art difficile de la thérapeutique. 

En conclusion de leur tribune, les 124 exigent que l’ensemble des soignants respectent une déontologie et qu’ils proposent à leurs patients une écoute bienveillante. Il fallait oser ! Car c’est précisément à cause d’une médecine conventionnelle déshumanisée que les malades fatigués d’être considérés comme de simples organes sur pattes, se tournent vers des praticiens capables de passer du temps avec eux et de les écouter. 

En accusant les médecins homéopathes de charlatanisme et en dénigrant la fonction humaniste apportées par ces thérapeutes, les signataires de ce texte se trompent de cible et font courir le risque à des patients de se retrouver vraiment entre les mains de pseudo médecins. 

On se demande bien quel est l’intérêt d’une tribune aussi péremptoire à l’heure où la médecine allopathique pourrait largement balayer devant sa porte plutôt que d’avoir le mauvais goût de dénigrer le travail de ses confrères.

(C)AJPhoto Homéophatie
(C)AJPhoto
Homéophatie (sic!)

Pour voir l’analyse détaillée, cliquez ici.

 
 

Prodiges et vertiges de l'analogie

Le titre de cet article est un hommage à Jacques Bouveresse, qui a produit un livre revigorant portant ce titre en 1999, aux éditions Raisons d’agir : il y met en évidence chez nombre de penseurs et penseuses le « littérarisme », cette tendance à abuser de l’analogie et du « droit à la métaphore ». Henri Broch a coutume de répéter la facette zététique suivant : l’analogie n’est pas une preuve. Dans cette page, nous recenserons les analogies les plus stupéfiantes. Lorsque ces analogies empruntent à un domaine des concepts et les introduisent sans justification dans un autre, sans que ni les spécialistes du domaine d’origine ni cell·eux du domaine de réception n’y comprennent goutte, alors nous sommes dans ce qu’Alan Sokal et Jean Bricmont qualifièrent il y a une vingtaine d’années d’imposture intellectuelle, que Sokal rend explicite dans cette rediffusion de l’émission Répliques du 11 octobre 1997 sur France Culture. D’autres impostures ont depuis permis de crever quelques baudruches, comme celle de Benedetta Tripodi, que nous avions relayée. Or, comme le dit notre ami Pierre Deleporte, une imposture intellectuelle se fait à deux : cell·ui qui produit la nébulosité, et cell·ui qui la reçoit sans broncher. Alors entraînons-nous.

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Bruno Bonnell, député République en Marche de la 6ème circonscription du Rhône

CorteX_Bruno_Bonnell

La quadrature du cercle étant établie comme impossible, on ne peut en effet être «en même temps» rond et carré. Il existe pourtant une solution géométrique simple : si on projette un cylindre sur deux plans orthogonaux, on obtient tout à la fois un rond et un carré. En ajoutant une dimension d’analyse, en passant du plan à l’espace un problème mathématiquement et apparemment insoluble trouve sa solution, Eurêka !

Cet exemple est une bonne métaphore de la réussite de La République En Marche dont l’axiome audacieux a consisté à rajouter une dimension idéologique supplémentaire à la réflexion politique en panne. Changer de référentiel était nécessaire dans un monde qui s’est complexifié, et a ouvert  les esprits à des solutions politiques nouvelles. CQFD En Marche !

(dans »Le secret du « en même temps » et les alliances paradoxales« , Tribune du 28 février 2018).

CorteX_Bonnell_Quadrature

La charge de la validité de l’analogie revenant à celui qui l’utilise, nous ne devrions pas avoir à faire le travail d’analyse. Néanmoins, voici les points centraux : 

  • Monsieur Bonnell n’a pas saisi le problème de la quadrature du cercle, problème classique antique, qui n’a rien à voir du tout avec ce qu’il raconte sur le cylindre. Il consiste à construire un carré de même aire qu’un disque donné à l’aide d’une règle et d’un compas, or il nécessite de parvenir à faire la racine carrée du nombre π, ce qui est impossible en raison de la transcendance de π . L’insolubilité du problème a été démontrée par Ferdinand von Lindemann en 1882.
  • L’artifice des projections orthogonales du cylindre ne répond pas du tout à cela – ne répond d’ailleurs à rien.
  • L’analogie de M. Bonnell repose sur :

– une dimension topologique en plus crée de nouveaux objets mathématiques

– une dimension idéologique (?) en plus crée La République en marche

  • Enfin, ajouter une dimension ne revient pas à changer de référentiel. Après avoir fâché les mathématicien·nes et les politistes, il fâche maintenant les physicien·nes.